La Géologie et la Minéralogie dans leurs rapports avec la théologie naturelle/Chapitre 12

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Chapitre XII.


Histoire générale des débris organisés fossiles.


L’objet spécial de ce traité, d’après la volonté de celui qui l’a fondé, est de prouver la puissance, la sagesse et la bonté du créateur, par l’infinie variété de ses œuvres et leur admirable arrangement dans les trois règnes de la nature. Aussi insisterons-nous sur les preuves de cette sorte que nous offrent les restes organisés fossiles, beaucoup plus que nous ne l’eussions fait si le point de départ de nos raisonnemens n’eût pas été fixé à l’avance d’une façon aussi positive. Et nous ne croyons pas pouvoir mieux remplir notre tâche qu’en nous efforçant de faire voir que les espèces animales et végétales qui ont disparu, après avoir, à des époques si éloignées, occupé notre globe, nous ont laissé dans leurs débris pétrifiés les mêmes preuves d’une sagesse et d’une prévoyance infinie, qui, comme Ray, Derham et Paley l’ont fait voir ailleurs, ressortent avec tant d’éclat de la structure des êtres actuellement existans.

L’état parfait de conservation dans lequel nous trouvons les débris animaux et végétaux de chacune des diverses formations géologiques, et le mécanisme admirable dont beaucoup de fragmens fossiles nous offrent les traces, sont des preuves en nombre infini que les créatures auxquelles ils appartiennent ont été créées dans un but d’harmonie avec la succession de conditions diverses qui s’est faite à la surface de notre globe, et avec son aptitude croissante à recevoir des formes organiques de plus en plus compliquées, et qui s’avançaient vers la perfection en passant par des conditions d’existence de plus en plus élevées[1].

Un des faits les plus remarquable dans l’histoire du progrès des découvertes humaines, c’est qu’il ait été réservé presque exclusivement aux recherches de la génération présente d’arriver à quelques notions certaines sur l’existence des races nombreuses d’animaux éteints qui ont occupé la surface de notre planète dans les âges antérieurs à la création de l’homme. Les progrès rapides des sciences physiques depuis un demi-siècle nous mettent à même d’aborder l’histoire des fossiles comme on n’eût pu le faire il y a quelques années ; car c’est seulement dans celles qui viennent de s’écouler que l’anatomie des quadrupèdes éteints a fait l’objet de recherches étendues, et que leur organisation s’est dévoilée sous les longs et puissans efforts du plus grand génie qu’ait possédé l’anatomie comparée. De semblables recherches ont été exécutées depuis le commencement de ce siècle, et sur des points différens du globe, par une foule d’hommes laborieux et éclairés, et il en est résulté que l’ostéologie d’un grand nombre de genres et d’espèces éteintes s’appuie presque maintenant sur les mêmes bases, et est arrivée à peu près au même degré de certitude que la connaissance des détails anatomiques des créatures diverses dont le corps maintenant vivant est soumis à notre investigation.

Nous pourrions difficilement concevoir une démonstration plus puissante de l’unité de plan et de l’harmonie d’organisation qui dominent l’ensemble de la nature animée que celle que nous fournit ce fait, établi par Cuvier, que les caractères offerts par une extrémité seulement, ou même par une dent ou un os isolé, permettent de conclure la forme et les proportions des autres os, et jusqu’aux conditions d’existence de l’animal tout entier. Cette loi ne s’étend pas moins sur les divers groupes qui font actuellement partie de la nature animée que sur les races perdues dont l’existence a précédé la leur ; et il s’ensuit que l’on peut arriver à reconnaître avec un haut degré de probabilité, non seulement l’ensemble de la charpente osseuse d’un animal éteint, mais aussi les divers caractères des muscles qui mettaient chaque os en mouvement, la forme extérieure et la configuration du corps, le régime, les habitudes, l’habitation et la manière de vivre de ces diverses créatures qui avaient cessé d’exister avant que l’espèce humaine eût été créée.

En même temps que nos connaissances prenaient ainsi un accroissement rapide relativement à l’anatomie comparée des anciens habitans du globe, l’attention s’est portée sur la conchyliologie fossile, sujet d’une vaste importance pour l’étude des documens à l’aide desquels devait se reconstruire l’histoire des révolutions qui ont bouleversé notre planète.

Plus récemment encore, les botanistes ont abordé l’étude des végétaux fossiles ; et bien que par suite du peu de temps qui s’est écoulé depuis que ce sujet est soumis à leurs recherches la science des plantes fossiles soit demeurée de beaucoup en arrière de l’anatomie et de la conchyliologie, nous possédons pourtant déjà une masse importante de témoignages qui nous montrent dans la vie végétale une succession de changemens parallèles, par leur étendue, et par l’époque où ils ont eu lieu, à ceux qui se sont accomplis dans les classes les plus élevées comme dans les degrés inférieurs de la série animale.

L’étude des restes organiques forme donc le caractère particulier et fondamental de la géologie moderne, et c’est à elle surtout que nous sommes redevables des progrès que cette science a faits depuis le commencement du siècle. Il y a certaines familles de restes organiques qui se représentent, dans les couches de toutes les époques, avec les mêmes formes génériques qu’elles nous offrent encore dans l’ensemble des organisations actuellement existantes[2]. D’autres familles, au contraire, tant parmi les animaux que parmi les végétaux, sont exclusivement renfermées dans certaines formations, et il y a des points où des groupes tout entiers cessent complètement d’exister pour être remplacés par d’autres offrant des caractères tout différens. Les changemens de genres et d’espèces sont plus fréquens encore ; et c’est pourquoi l’on a observé avec raison qu’il serait tout aussi absurde de vouloir arriver à connaître la structure et les révolutions du globe, sans avoir étudié avec une attention soutenue les divers témoignages qui nous sont offerts par les restes organiques, que d’entreprendre l’histoire de quelque peuple ancien sans consulter ses médailles et leurs inscriptions, les monumens qu’il a laissés, les ruines de ses cités et de ses temples. L’étude de la zoologie et de la botanique n’est donc pas moins indispensable aux progrès de la géologie que ne le sont les connaissances minéralogiques. Et en effet les caractères minéraux des matériaux inorganiques dont se composent les couches terrestres offrent une succession tellement constante de lits de grès, d’argile et de calcaire, qui se reproduisent irrégulièrement non seulement dans des formations différentes, mais aussi dans les formations les plus identiques, que la similitude de composition minérale n’indiquerait que d’une manière incertaine une origine contemporaine, tandis que l’identité d’âge est démontrée de la manière la plus irréfragable par la similitude des restes organisés. Et sans cet ordre important de témoignages, le fait de cette succession de périodes si longues que la géologie nous démontre avoir été remplies par la formation des couches qui composent l’écorce du globe n’eût été appuyé que de preuves comparativement en petit nombre et dépourvues d’autorité.

Ceux des secrets de la nature qui nous ont été révélés par l’investigation des débris organisés fossiles constituent peut-être les résultats les plus brillans dont la science géologique ait enrichi l’esprit humain. Quiconque n’a pas observé avec attention les phénomènes naturels doit trouver incroyable que l’examen microscopique d’une masse calcaire brute et inanimée puisse souvent nous conduire à cette conclusion pleine d’intérêt qu’une portion considérable de sa substance fit autrefois partie d’êtres vivans ; et l’on est frappé de surprise quand on songe que les murs de nos maisons ne sont souvent pas formés d’autre chose que de coquilles brisées, qui jadis, au fond des mers et des lacs primitifs, servaient d’habitation à d’autres animaux.

Il est digne d’étonnement que le genre humain soit demeuré pendant tant de siècles dans l’ignorance de ce fait maintenant si complètement démontré, qu’une portion considérable de la surface actuelle du globe a été formée par les débris des animaux qui peuplaient les anciennes mers. Il existe de vastes plaines et d’énormes montagnes qui ne sont pour ainsi dire que les charniers immenses des précédentes générations, où les débris pétrifiés des animaux et des végétaux éteints se sont amoncelés pour former de merveilleux monumens qui nous attestent le travail de la vie et de la mort durant des périodes d’une énorme étendue. « À la vue d’un spectacle si imposant, si terrible même, que celui de ces débris de la vie formant presque tout le sol sur lequel portent nos pas, il est bien difficile de retenir son imagination sur les causes qui ont pu amener de si grands effets[3]. »

Plus sont grandes les profondeurs auxquelles nous descendons dans les couches du globe, plus aussi nous nous trouvons portés à une antiquité reculée dans l’histoire archéologique des temps passés de la création. Les étages successifs s’annoncent par des formes différentes de la vie animale et végétale, et ces formes s’éloignent d’autant plus des espèces actuelles que nous descendons plus bas dans l’intérieur de ces vastes dépôts où gisent entassés les débris des créations antérieures.

Si nous venons à reconnaître un assemblage constant et régulier de restes organiques, lequel, commençant avec une certaine série de couches, finit lorsqu’une autre commence où se montre un assemblage tout différent du précédent, nous possédons dès lors les bases les plus certaines sur lesquelles nous puissions établir ces divisions que l’on désigne sous le nom de formations géologiques. Or, en étudiant avec soin les dépôts minéraux de la surface du globe, on voit que les divisions de cette sorte s’y succèdent en grand nombre. L’étude de ces restes fait reconnaître au zoologiste une quantité considérable d’espèces et de genres éteints, lesquels tiennent aux végétaux et aux animaux actuels par des rapports importans, et fournissent fréquemment des anneaux qui jusqu’alors semblaient manquer dans la grande chaîne qui unit les êtres animés suivant la série graduelle de leurs affinités.

Cette découverte, parmi les débris des créations passées, d’anneaux qui semblaient manquer dans le système actuel de la nature organique, fournit à la théologie naturelle un argument important, en démontrant l’unité de la grande cause commune primitive et l’universalité de son action, puisque chaque individu de cette série si uniforme et si étroitement enchaînée nous apparaît dès lors comme une partie qui a sa place nécessaire dans un grand plan originel.

Si ces anneaux, qui rattachent les êtres divers en une chaîne continue, fussent demeurés inconnus, il n’y aurait là qu’un argument négatif et sans force contre l’origine commune d’organisations ainsi isolées les unes des autres. Car savons-nous si de semblables intervalles n’auraient pas pu entrer dans les plans du créateur ? Et d’ailleurs ne pourrait-il pas se faire que ces hiatus apparens n’eussent pas d’autres fondemens que l’imperfection de nos connaissances ? Mais ces mêmes anneaux, en reliant ainsi les modifications passées et présentes de la vie, signalent une unité de plan qui démontre l’unité de l’intelligence à laquelle elles doivent leur origine.

Il est vrai de dire que les végétaux et les animaux des classes inférieures sont ceux qui ont le plus abondé à l’époque où a commencé la vie organique. Mais leur présence n’y a pas été exclusive. Il est des roches de transition où nous ne rencontrons pas seulement des restes en abondance d’animaux rayonnés, articulés ou mollusques, tels que des polypiers, des trilobites et des nautiles ; mais où nous voyons aussi les vertébrés représentés par la classe des poissons. On a trouvé des reptiles dans quelques unes des plus anciennes couches des formations secondaires[4] ; et il est probable que nous devons regarder les empreintes de pieds du nouveau grès rouge comme les premiers indices de l’existence des oiseaux et des marsupiaux[5]. On trouve les os de quelques oiseaux dans la formation Wealdienne de la forêt de Tilgate, et d’autres appartenant à des marsupiaux dans l’oolite de Stonesfield[6]. C’est dans la région moyenne des terrains secondaires que se montrent les plus anciens vestiges de cétacés[7]. Dans les formations tertiaires on trouve en même temps des oiseaux, des cétacés, et des mammifères terrestres, dont plusieurs appartiennent à des genres et tous à des ordres actuellement existans[8].

On voit donc que les formes animales plus perfectionnées deviennent graduellement de plus en plus abondantes à mesure que nous avançons des séries de dépôts les plus anciennes vers les plus récentes, tandis que les ordres les plus simples, bien que souvent leurs genres et leurs espèces se modifient, bien que souvent même leurs familles s’anéantissent complètement et soient remplacées par de nouvelles familles, n’en persistent pas moins dans la série entière de toutes les formations fossilifères.

La source la plus abondante en restes organiques se trouve dans les amas qu’ont formés les enveloppes solides des animaux qui occupèrent le fond des mers durant cette longue série de générations consécutives. Une portion considérable de la substance tout entière d’un grand nombre de couches est formée de myriades de coquilles usées par les mouvemens des eaux auxquels elles sont demeurées long-temps exposées. Dans d’autres couches au contraire, la présence d’une multitude innombrable de polypiers intacts, de coquilles fragiles avec leurs crêtes et leurs épines les plus délicates, prouve que les animaux qui les ont formés ont vécu et péri sur les lieux mêmes où on les trouve, ou à une faible distance.

Des couches ainsi remplies par les dépouilles d’innombrables générations d’êtres organisés prouvent avec bien de l’évidence combien il a fallu de longues périodes pour que les animaux dont elles proviennent aient vécu, se soient reproduits, et soient morts au fond des océans qui occupaient jadis la place où s’élèvent maintenant des continens et des îles. Et non seulement les changemens multipliés que l’on observe dans les espèces animales et végétales des parties successives des diverses formations, appuient de témoignages nouveaux le fait même de cette durée énorme, mais ils démontrent aussi quels importans changemens ont dû, pendant ce temps, s’opérer dans les conditions physiques et climatériques du monde ancien.

Outre ces restes de testacés et d’animaux plus grands encore, et qui sont visibles à tous les yeux, un examen minutieux fait découvrir parfois des amas prodigieux de coquilles microscopiques, qui n’excitent pas moins la surprise par leur abondance extrême que par leur excessive petitesse. On peut estimer en quelle prodigieuse quantité elles sont parfois entassées, par ce fait que Solduni a recueilli dans moins d’une once et demie d’une pierre provenant des montagnes de Casciana, en Toscane, dix mille quatre cent cinquante-quatre de ces coquilles cloisonnées microscopiques. Le reste de la pierre se composait de fragmens de coquilles, d’épines d’oursins très petites, et d’une substance calcaire spathique. Quatre ou cinq cents de ces coquilles ne pèseraient qu’un grain, et, parmi ces espèces, il en est une dont mille individus, d’après les calculs de Soldani, atteindraient à peine ce poids[9]. Il dit plus loin que l’on peut se faire une idée de leur petitesse excessive d’après ce fait qu’il en peut passer des quantités énormes à travers les trous d’un papier percé avec l’aiguille la plus fine. Notre intelligence aussi bien que nos yeux nous font promptement défaut dans nos efforts pour atteindre les infiniment petits auxquels nous sommes conduits, lorsque nous nous rapprochons ainsi des extrêmes les plus exigus de la création.

De pareils amas de coquilles microscopiques ont également été observés dans divers dépôts des formations d’eau douce. Nous en pouvons citer un exemple frappant dans l’abondance avec laquelle sont répandus les restes d’un crustacé microscopique du genre cypris. Cet animal est renfermé entre deux valves aplaties comme celles des coquilles bivalves, et on le trouve à l’époque actuelle dans l’eau des lacs et des marais. Or certains lits d’argile de la formation Wealdienne, inférieure à la craie, sont si abondamment remplis des valves microscopiques du cypris faba, que la surface des lames nombreuses dans lesquelles l’argile se laisse facilement diviser en est souvent tout à fait couverte comme de petites graines. Les mêmes valves se rencontrent aussi dans le sable et dans le grès de Hastings, dans le marbre de Sussex, et dans le calcaire de Purbeck, qui se sont déposés à la même époque géologique dans un ancien lac ou golfe où les couches de cette formation se sont amoncelées jusqu’à une épaisseur de près de mille pieds[10].

Une nouvelle preuve de cette longue durée des périodes géologiques se rencontre dans une autre série de formations lacustres plus récentes que la craie ; nous voulons parler de ces grands dépôts d’eau douce de la France centrale, lesquelles appartiennent à la période tertiaire. La province d’Auvergne offre une surface de quatre-vingts milles sur vingt où les couches de gravier, de sable, d’argile et de calcaire se sont entassées à une profondeur de sept cents pieds au moins. M. Lyell dit[11] que le caractère foliacé de plusieurs lits de marne de cette formation est du à la présence de myriades sans nombre de semblables dépouilles de cypris qui donnent à cette marne la propriété de se diviser en feuillets aussi minces que du papier. Puis, rapprochant ce fait de l’habitude où sont ces animaux de se dépouiller chaque année de leur peau et de leur coquille, il observe avec justesse qu’on ne peut guère désirer une preuve plus convaincante du calme des eaux, et de l’opération lente et graduelle qui a comblé ces lacs de la boue la plus fine.

Une autre preuve du temps énorme qu’a dû exiger le dépôt de ces formations d’eau douce du terrain tertiaire de l’Auvergne, c’est la présence, près de Clermont, de lits calcaires de plusieurs pieds d’épaisseur, formés presque en entier par des fourreaux qui rappellent les étuis où s’enferme la larve de notre Frigane commune. Suivant M. Lyell on voit souvent une centaine au moins des coquilles microscopiques d’un petit univalve turbiné du genre Paludine, fixées à l’extérieur de ces fourreaux ou étuis tubulaires qui ont également appartenu à quelques larves du genre Frigane[12]. On conçoit difficilement que quelque autre procédé qu’une accumulation graduelle, ouvrage d’une longue série d’années, eût pu entasser en quantités si immenses ces dépouilles d’animaux aquatiques dans des couches qui, comme celle-ci, recouvrent de grandes étendues de pays en même temps qu’elles sont superposées les unes aux autres et séparées par des lits de marne et d’argile.

Lorsque nous rencontrons des dépôts formés à l’embouchure des anciens fleuves, le mélange et l’alternance de débris de coquilles fluviatiles et lacustres avec des restes d’animaux marins nous y font reconnaître des conditions analogues à celles qui s’observent dans les deltas du Nil[13] et d’autres grandes rivières, où des animaux marins et fluviatiles vivent réunis dans des eaux saumâtres. C’est ainsi que dans les formations de Purbeck, s’offre une couche de coquilles d’huîtres qui nous dénote la présence de l’eau salée ou saumâtre, interposée entre deux couches calcaires remplies de coquilles d’eau douce. De même, dans les sables et les argiles de la formation Wealdienne de la forêt de Tilgate, nous trouvons des coquilles fluviatiles et lacustres mêlées à des restes de grands reptiles terrestres, tels que des mégalosaures, des iguanodons et des hylœosaures, en même temps que nous y rencontrons les os du reptile marin le plésiosaure ; d’où il nous est permis de conclure que les premiers de ces reptiles furent entraînés de la terre ferme dans une embouchure où la mer de son côté apportait le plésiosaure et où venaient s’entasser en même temps les dépouilles animales et minérales enlevées à quelque continent peu éloigné[14].

Un autre arrangement de restes organiques est celui dont l’ardoise oolitique de Stonesfield, près Oxford, fournit un exemple bien connu. Dans cette localité, un seul lit de schiste calcaire et sablonneux de moins de six pieds d’épaisseur offre mélangés des plantes et des animaux terrestres avec des coquilles certainement marines. Les os de didelphes, de mégalosaures et de ptérodactiles sont tellement mêlés à des ammonites, à des nautiles, à des bélemnites et à beaucoup d’autres espèces de coquilles marines, qu’on ne peut aucunement douter que cette formation ne se soit déposée au fond d’une mer très peu distante de quelque rivage ancien. Quant aux animaux terrestres, on peut facilement se rendre compte de leur présence sur ce point, en supposant que leurs cadavres, après avoir quitté ta terre, ont flotté jusqu’aux environs du lieu sous-marin où nous les trouvons maintenant ensevelis. On peut expliquer de la même façon le mélange d’os de grands mammifères terrestres avec des coquillages marins qui se rencontrent dans les formations tertiaires miocènes de la Touraine et dans le crag de Norfolk,


Animaux détruits subitement.


Les divers cas que nous avons examinés jusqu’ici nous ont fait voir comment, par des accumulations lentes et graduelles, se sont conservés les restes d’animaux marins, lacustres et terrestres, qui durant de longues périodes avaient péri de mort naturelle. Il nous reste à établir qu’il est d’autres causes qui, en dehors du cours ordinaire des choses et à de longs intervalles, paraissent avoir concouru à produire la formation rapide de certaines couches, en même temps qu’elles entraînèrent la destruction soudaine, non seulement des animaux testacés, mais aussi de ceux de classes plus élevées qui habitaient les mers de cette époque. De nos jours encore de semblables cas de destruction subite s’observent sur des localités restreintes : nous voyons les poissons périr, soit lorsque les eaux de la mer ont été chargées de vase outre mesure dans des tempêtes extraordinaires, soit par un accroissement de chaleur subit, ou par le mélange de gaz nuisibles lorsque les eaux se trouvent en contact immédiat avec des volcans sous-marins. Une irruption soudaine des eaux salées à l’intérieur des lacs ou dans les embouchures de grands fleuves occupés jusque là par de l’eau douce, ou, au contraire, la brusque invasion d’une portion de la mer par un immense volume d’eau douce provenant de quelque lac dont les digues se seraient rompues, ou d’une inondation extraordinaire, sont fréquemment des causes de destruction tout à la fois pour les animaux qui habitent les eaux envahissantes elles eaux envahies[15].

Le plus grand nombre des poissons fossiles ne paraît pas avoir été victime d’aucune violence mécanique. Tout annonce au contraire qu’ils ont été tués par quelques propriétés nuisibles des eaux dans lesquelles ils se mouvaient, soit une variation brusque de température[16], soit le mélange de l’acide carbonique ou du gaz hydrogène sulfuré, ou de quelque matière terreuse ou bitumineuse sous la forme d’une boue.

Les circonstances dans lesquelles on a trouvé les poissons fossiles de Monte Bolca paraissent indiquer qu’ils ont péri soudainement à leur arrivée sur certains points des mers qui existaient alors, rendus délétères par l’action volcanique dont nous retrouvons encore aujourd’hui tant de preuves dans les roches basaltiques adjacentes. Les squelettes de ces poissons sont couchés parallèlement aux lames des couches du schiste calcaire. Ils sont toujours entiers, et si pressés les uns contre les autres que souvent on en trouve plusieurs dans un seul bloc, et que les milliers d’échantillons qui sont dispersés dans les divers cabinets de l’Europe tout entière ont été presque tous extraits d’une seule carrière. Tous ces poissons doivent avoir péri subitement sur ce point fatal, et y avoir été couverts en peu de temps par le sédiment calcaire alors en train de se déposer. Et cet autre fait que quelques individus ont conservé jusqu’à des traces de la couleur de leurs tégumens nous donne la certitude qu’ils ont été complètement ensevelis avant même que la décomposition eût attaqué leurs parties molles[17].

Les poissons de Torre-d’Orlando, dans la baie de Naples, près de Castellamare, paraissent aussi avoir été enveloppés dans une destruction soudaine. M. Agassiz pense que les individus innombrables que l’on y trouve dans le calcaire jurassique appartiennent tous à une espèce unique du genre pycnodus rhombus. Tout un banc de ces poissons paraît avoir été détruit instantanément, et sur un seul point, où les eaux avaient été soit imprégnées de quelque émanation nuisible, soit élevées à une température inaccoutumée[18].

Nous pouvons également supposer que ce furent des dépôts provenant d’eaux bourbeuses, et tenant peut-être en dissolution des gaz délétères, qui formèrent en s’accumulant cette succession de lits épais de marne et d’argile que l’on observe dans la formation du lias, et entraînèrent en même temps, sur tous les points qu’ils envahirent, la destruction non seulement des testacés et des animaux d’ordres inférieurs qui occupaient le fond des mers, mais aussi des ordres les plus élevés parmi les animaux marins : quant au fait que des quantités énormes de poissons et de sauriens périrent soudainement et furent immédiatement recouverts, il nous est encore démontré par l’état de conservation parfaite dans le quel on a rencontré maintes fois, ère explorant le lias, les restes de plusieurs centaines de ces animaux. On en voit parfois dans lesquels à peine un os ou une écaille ont été dérangés de la position précise qu’ils occupaient durant la vie. Une conservation aussi complète ne pourrait aucunement se concevoir dans l’hypothèse où leurs cadavres fussent restés découverts et exposés, au fond de la mer, ne fût-ce que quelques heures, soit à la putréfaction, soit aux attaques des poissons ou d’autres animaux plus petits[19].

Un autre dépôt célèbre de poissons fossiles est celui du schiste cuivreux des environs du Hartz. Beaucoup de ceux que l’on a trouvés dans ce même schiste, à Mansfeld, à Eiseleben et autres lieux, offrent des attitudes contorsionnées que l’on regarde comme dues aux convulsions de l’agonie. La véritable cause de ce phénomène est la contraction inégale des fibres musculaires, laquelle raidit les poissons et les autres animaux durant l’intervalle de temps très court entre la mort et la flaccidité qui précède la décomposition. Ces poissons fossiles ayant conservé cette raideur qui suit immédiatement la mort, il est donc évident qu’ils ont dû être ensevelis avant que la putréfaction ait commencé, et, selon toute apparence, dans la même boue bitumineuse dont l’action les a fait périr. Le cuivre et le bitume que l’on rencontre disséminés dans les mêmes schistes du Hartz où tant de poissons se montrent à cet état parfait de conservation sont d’ailleurs deux principes de mort dont l’action réunie ou isolée a également pu causer cette destruction soudaine[20].

On voit, parce qui vient d’être dît sur l’histoire générale des débris organiques fossiles, que ce ne, sont pas seulement les restes des animaux et des plantes aquatiques qui se rencontrent dans des couches formées par l’action des eaux ; mais que c’est là aussi, presque exclusivement, que l’on découvre des restes provenant d’espèces essentiellement terrestres. Cette circonstance nous est expliquée par la considération que tout débris organique, laissé à découvert à la surface de la terre, y serait détruit complètement avant peu d’années soit par l’attaque des animaux, soit par l’action décomposante de l’atmosphère. Si donc on en excepte le petit nombre d’ossemens qui ont pu se trouver cachés dans certaines cavernes, ceux qui auraient été recouverts par quelque éboulement de terre (land slips), ensevelis sous les produits de quelques éruption volcanique ou sous le sable charié par les vents[21], on voit que c’est seulement dans des couches déposées par les eaux qu’ont pu se conserver les restes d’animaux terrestres.

Nous voyons fréquemment des cadavres entraînés par les rivières à l’époque de leurs débordemens et chariés dans les lacs, les golfes et les mers ; et, bien qu’au premier abord on pût être porté à s’étonner de trouver des restes appartenant essentiellement à la terre enfouis dans des couches formées au fond des eaux, cet étonnement cesse dès que l’on vient à se rappeler que les matériaux des roches stratifiées proviennent en grande partie de détritus enlevés à des terres déjà précédemment formées. De même que c’est l’action des pluies, des torrens et des inondations qui a entraîné ces détritus, il est probable aussi que les cadavres d’animaux terrestres et amphibies ont dû être de même entraînés à de grandes distances par les mêmes courans qui ont balayé de la terre de si prodigieuses quantités de matériaux, et c’est ainsi que des couches de formation sous-aquatique ont été un commun réceptacle où sont venus s’ensevelir les débris des animaux et des végétaux essentiellement terrestres, comme de ceux qui ont été organisés pour vivre au sein des eaux.

L’étude de ces débris sera pour nous le sujet de recherches le plus intéressant et le plus fertile en instruction ; car c’est là que nous devons trouver le fil qui nous guidera le plus sûrement à travers tous les dédales de l’histoire du globe ; c’est là que sont les archives des révolutions et des catastrophes qui ont bouleversé notre planète long-temps avant la création de l’espèce humaine. Ce sont de précieuses pages du grand livre de la nature, et la science y trouve à grossir ses annales de tous les documens qui nous sont restés de nombreuses et successives générations animales et végétales, dont la création et la destruction nous fussent également restées à jamais ignorées, si elles n’eussent été remises en lumière par les découvertes récentes de la Géologie.




  1. Lorsque nous parlons des formes diverses de la vie chez les animaux comme élevées à des degrés différens de perfection, il n’entre pas dans notre esprit d’attacher à aucune créature l’idée d’imperfection dans le sens absolu de ce mot. Nous voulons dire seulement que celles qui présentent une structure plus simple remplissent des fonctions moins élevées dans la série graduellement ascendante des êtres animés. C’est d’après le but pour lequel ont été faites les diverses formes d’organisation que nous devons estimer leur perfection plus ou moins grande ; et il n’en eu aucune que nous puissions regarder comme imparfaite si elle arrive à la fin pour laquelle elle a été créée. C’est ainsi que le polype et l’huître sont en harmonie parfaite avec les fonctions qu’ils doivent remplir au fond des mers, de même que les ailes de l’aigle sont des instrumens parfaits pour un vol rapide, ou les pieds du cerf pour raser en courant la surface du sol.

    Tout ce qui s’écarte de la structure commune est traité par nous de monstruosité, tant que nous n’avons pas étudié l’usage spécial pour lequel il a été créé ; mais du moment où nous arrivons à saisir la nature des services que tel organe est appelé à rendre, il nous apparaît comme partie d’un ensemble parfait. Le bec-croisé n’est qu’un être disgracié si nous le plaçons dans les mêmes conditions que les autres passereaux ; mais si nous venons à étudier son bec dans ses rapports avec la fonction de saisir les graines des pins sous les écailles solides qui les recouvrent, nous y reconnaîtrons un instrument admirablement adapté à l’emploi qu’il doit remplir.

    Une organisation est d’ordinaire regardée comme d’autant plus parfaite qu’elle offre des parties plus variées et d’une nature plus complexe, tandis que l’imperfection se conclut habituellement du degré de simplicité.

  2. Tels sont les genres nautile, oursin, térébratule, plusieurs genres de polypiers ; et, parmi les végétaux, les fougères, les lycopodiacées et les palmiers.
  3. Cuvier, Rapport sur les progrès des sciences naturelles, in-8o, 1810, p. 196.
  4. Nous citerons pour exemple le conglomérat magnésien de Durham-Down, près de Bristol, et la marne ardoisée bitumineuse (Kupferschiefer) de Mansfeld, dans le Hartz.
  5. Pl. 26a et 26′.
  6. Pl. 2, fig. A. et B.
  7. Il y a dans le muséum d’Oxfort un cubitus venu de la grande formation oolitique d’Enstone près de Wodstock, dans le comté d’Oxon. Cuvier, après l’avoir examiné, a déclaré qu’il avait appartenu à quelque cétacé. On y voit aussi une portion d’une côte très volumineuse, provenant probablement d’une baleine, trouvée dans la même localité.
  8. Pl. 1, fig 7-101.
  9. Saggio orittografico, 1780, p. 103, pl. 3, fig. 22, H. I.
  10. Dr. Fitton’s geol. Sketch of Hastings, 1833, p. 68.
  11. Principles of geology, 3e édit., 4e vol., p. 98.
  12. Lyell, Principles of geol., 3e édit., t. 4, p. 100.
  13. Voy. les voyages de Madden en Égypte, t. 2, p 171-175.
  14. Si l’on veut une histoire détaillée des débris organiques appartenant à la formation Wealdienne, on pourra consulter l’ouvrage savant et consciencieux de M. Mantell, sur la géologie du comté de Sussex.
  15. On trouve dans l’Edimburgh philosophical journal, n° 25, page 372, l’histoire des effets d’une irruption de la mer dans le lac d’eau douce de Lowesteffe, sur la côte du comté de Suffolk.
  16. M. Agassiz a observé qu’une diminution subite de 15 degrés dans la température de la rivière Glat, dont les eaux vont se jeter dans le lac de Zurich, y a causé la mort de plusieurs milliers de barbeaux.
  17. Un poisson célèbre, extrait de cette carrière, un Blochius longirostris, a été décrit comme ayant été pétrifié dans l’acte même d’en avaler un autre (Ithyolithologia Véronese, tab. xii) ; mais M. Agassiz s’est assuré que cette apparence était uniquement due à la juxtaposition accidentelle des deux poissons. La tête du plus petit, de celui que l’on suppose avoir été avalé, a un volume tel qu’elle n’eût pu tenir dans l’estomac fort peu considérable de l’autre ; et en outre, le premier, dans la position qu’il occupe, ne pénètre réellement pas entre les bords des mâchoires du second.
  18. Le peu de distance qu’il y a entre cette roche et la chaîne volcanique du Vésuve suffit à expliquer comment l’une et l’autre de ces causes de destruction a pu envahir les eaux dans un espace limité de la baie de Naples, durant la période qui précéda toutes ces puissantes éruptions volcaniques si violentes dont ce point du globe fut le théâtre tout le temps que dura le dépôt des couches tertiaires, et qui s’y continuent encore de nos jours.
  19. Si d’un côté la conservation parfaite de ces divers animaux démontre que certaines parties du lias se sont déposées rapidement, il existe aussi des faits qui prouvent que d’autres parties de cette même formation ont exigé, pour se déposer, un laps de temps fort long. — Voyez plus loin les notes du chapitre sur les coprolites et les seiches fossiles.
  20. Au milieu des bouleversemens qu’éprouva notre planète durant les progrès de la stratification, la puissance des agens volcaniques, à cette époque nombreux et violens, concourent probablement, avec les convulsions de l’atmosphère dont l’action se faisait sentir en même temps dans l’air et sur les eaux, pour produire, parmi les diverses tribus de poissons alors existans, la même mortalité que nous observons de nos jours à la suite de quelque changement violent dans les conditions électriques de l’atmosphère. M. Agassiz a observé qu’un changement brusque dans la pression de l’atmosphère à la surface des eaux agit sur l’air de la vessie natatoire des poissons, au point qu’elle peut se distendre jusqu’à causer la mort, ou même jusqu’à crever. Souvent on voit, flottant à la surface des lacs de la Suisse, et rejetés sur les bords, des quantités considérables de poissons qui ont péri de cette manière durant de violentes tempêtes.
  21. Le capitaine Lyon nous apprend que, dans les déserts de l’Afrique, les cadavres des chameaux sont souvent desséchés par une atmosphère sèche et brûlante, et deviennent le noyau d’un monticule de sable que les vents y amoncèlent, et sous lesquels ils restent ensevelis comme les troncs de palmiers et les édifices de l’ancienne Égypte.

    Dans un écrit récent sur la géologie des Bermudes (Proceedings of geological society, Londres, avril 1834), le lieutenant Nelson décrit ces îles comme formées par un sable et des roches calcaires composés de coquilles et de polypiers pulvérisés, et, selon lui, la plus grande partie de ces matériaux, maintenant stratifiés, y aurait été transportée du rivage par l’action des vents. La surface du pays, sur plusieurs points, est entièrement formée par du sable désagrégé, offrant toutes les formes irrégulières que prend la neige balayée par les vents, et couverts d’ondulations comme celles que produisent les rides de la surface de la mer sur les sables de ses rivages. On y voit des coquilles récentes aussi bien dans le calcaire solidifié que dans le sable encore libre, ainsi que des racines du palmier nain, qui croît encore maintenant dans l’île. La côte nord-ouest du comté de Cornouailles offre des exemples analogues de plusieurs milliers d’arpens de terrains qui ont été envahis par des déluges de sable, entraînés de la mer sur les villages de Bude et de Perran-Zabulo. Ce dernier a même été deux fois détruit à des époques distantes entre elles, et complètement enseveli sous le sable que le vent chariait vers l’intérieur du pays durant des tempêtes extraordinaires. — Voyez Transact. of geol. soc. of Cornwall, t. 2, p. 140, et t. 3, page 12.— De la Beche, Geological Manual, troisième édit. p. 84. — Et la traduction anglaise de la Théorie de la Terre, de Cuvier, par Jameson, cinquième édit., note G.