Aller au contenu

La Galilée (Loti)/01

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 12-17).




I 
Mardi, 17 avril 1894. Au matin, près de la porte de Jaffa, nous montons à cheval par grand vent et pluie glacée. Nous quittons Jérusalem sous des nuages de tourmente. C’est le côté des concessions européennes, des hôtels, des toits en tuiles rouges. — et la ville sainte, derrière nous, s’éloigne avec des aspects de ville quelconque ; puis, disparaît dans les replis d’un pays désert, sans maisons et sans arbres, où des régions pierreuses alternent avec des champs d’orge. Entre Jérusalem et Damas, où nous comptons nous rendre en traversant l’antique Galilée, il n’existe pas encore de route ; on va d’un village à un autre, par de simples sentiers qui sont des casse-cou plus dangereux aux chevaux que les champs d’alentour. Et brusquement nous sommes dans des solitudes désolées que le vent balaye et où la pluie ruisselle ; le soir, nous aurons pour gîte, en un point quelconque du sombre pays, ces tentes déjà trempées d’eau, que des mules, derrière nous, charrient péniblement, en glissant dans la boue à chaque pas. Des orges et des pierres, à perte de vue il n’y a rien d’autre, et pas un abri. Les impressions des dernières heures de Jérusalem, les navrantes et les douces, se dispersent et s’éteignent dans l’espace vide, dans le froid, dans la mouillure, dans le coup de fouet continuel des rafales. Nous ne sommes plus que des errants quelconques, en lutte physique contre un temps d’hiver, et, par moments, contre nos chevaux qui tournent le dos à l’ondée cinglante, refusant d’avancer. — Sinistre départ qui nous donne l’envie de rebrousser chemin. Après quatre heures d’étape, halte au hameau perdu qui s’appelle Béïtine. Il vente tempête. Un Arabe hospitalier nous offre comme refuge la maison, le cube de pierre tout noirci de fumée qu’il habite avec ses petits. Transis, nous nous séchons là devant un grand feu de branches, qui nous enfume à nous faire pleurer. Dans le désert rocheux qui nous environne, les rafales sifflent, la pluie s’abat, furieuse. Et, l’un après l’autre, amenés par la curiosité, les laboureurs des champs voisins entrent, le burnous ruisselant, font cercle avec nous autour du feu ; bientôt une buée de vapeur monte de nos vêtements à tous et se mêle à l’âcre fumée. Il fait presque nuit, dans ce gîte sans fenêtre, qui ne prend jour que par la porte. Et ce sont les paysans actuels de la Judée, ces hommes à turban qui nous entourent : envahisseurs séculaires, comme les Bédouins leurs frères nomades ; envahisseurs mystérieux, venus, semblerait-il, pour exécuter contre ce pays la menace des prophéties bibliques, pour lentement dépeupler, lentement détruire, répandre d’étranges torpeurs sur ces campagnes et maintenir à jamais l’immobilité des ruines. Il donna aussi le nom de Béthel c’est-à-dire maison de Dieu, à la ville qui auparavant s’appelait Luza. 
(Genèse, XXVIII, 10.) On était relativement bien là, autour de ce feu, et, en se chauffant, on s’engourdissait, devant les flammes dansantes, dans une sorte de sommeil. Cependant, il faut repartir, puisque nous avons tant fait que de nous mettre en route. A la porte, nos pauvres chevaux mouillés nous attendent. Et, quand nous sommes en selle, nous regardons, avant de nous éloigner, les informes ruines qui gisent encore autour de nous, confondues avec les rochers et la terre. Béïtine (ou Béthel), c’était la Luza de la Genèse, dont Jacob changea le nom à la suite d’un songe pendant lequel cette insondable prophétie lui avait été faite, comme à Isaac son père : Toutes les nations de la terre seront bénies en Celui qui sortira de vous. Dans la suite des âges, Béthel eut ses moments de grandeur ; l’Arche de l’Alliance y fut quelque temps déposée dans un sanctuaire de Jéhovah, et plus tard Jéroboam y construisit un temple du Veau d’or. Aujourd’hui, ses débris se voient à peine et son nom est presque oublié ; dans une région abandonnée des hommes et des arbres, elle est le gîte d’une cinquantaine d’Arabes laboureurs aux allures sauvages. Nous cheminons trois heures encore, dans des sentiers où nos chevaux ont parfois de l’eau jusqu’aux genoux.Le pays demeure pareil : toujours des orges et toujours des pierres [pierrres], des pierres surtout, lavées à grande eau et dangereusement glissantes sous nos pas ; des étendues blanchâtres, des étendues grises, de mornes horizons vides où se promènent des nuages noirs. Au crépuscule, tout cela se fait plus désolé, aperçu à travers la pluie fouettante. Une sorte de neige fondue tombe sur nous sans merci, trempe nos vêtements et nous glace. Nous sommes transis jusqu’à l’âme, quand nous arrivons au hameau de Senghel où nous devons passer la nuit : groupe d’une douzaine de cubes de pierre que surmontent des petites coupoles ; groupe perdu, campé sur une hauteur et dominant de solitaires lointains. Nos tentes mouillées ne seraient vraiment pas habitables, par le grand vent qui souffle. Alors un patriarche arabe, sur notre demande, nous prête pour la nuit l’un de ces cubes voûtés dont l’ensemble compose sa maison ; il en possède quatre pareils, ouvrant par des ogives sur une sorte de cour intérieure qui est chaque soir remplie de moutons et de chèvres. Pour des nomades que nous sommes, c’est là un gîte inespéré, ce solide bloc de maçonnerie. Il est tout badigeonné de chaux blanche, avec des niches ogivales creusées çà et là dans l’épaisseur des murailles pour recevoir des narguilés, des buires ou des amphores. Quand nos tapis de campement sont étendus sur le sol et que la flamme d’un grand feu danse gaîment dans la cheminée profonde, nous éprouvons des impressions de chaude sécurité, au milieu de ce pays vide et noir ; protégés par les gros murs primitifs, nous entendons toute la nuit un bruit de rafales et de grêle au dehors, et des pleurs de petits enfants arabes dans les cubes de pierres voisins du nôtre.