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La Galilée (Loti)/03

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Calmann-Lévy (p. 30-46).
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III


Jeudi, 19 avril. Le ciel, que nous regardons anxieusement en rouvrant les yeux, est ce matin vide, limpide, et le soleil oriental va pouvoir se lever dans sa splendeur. Il est environ six heures et demie du matin, quand nous sommes à la porte du monastère, prêts à partir. La rue voûtée est encore très noyée d’ombre ; mais, sous l’un des arceaux, là-bas, apparaît un coin de jardin plein d’orangers fleuris, plein de roses, tout lumineux de soleil ; s’il fait sombre ici, on devine que plus loin, hors de l’oppression de ces vieilles ogives de pierre, tout rayonne. En face de nous, dans l’obscurité, les lépreux de Naplouse, avertis hier de notre passage, s’alignent pour assister à notre départ : sous de vieux capuch ons, sous de vieux turbans misérables, des figures bouffies et rongées, sans nez et sans yeux. Ils tendent vers nous des mains qui n’ont plus d’ongles ou même plus de doigts et ils murmurent à voix basse des souhaits de bon voyage. « Jetez, jetez vos aumônes ! Ne touchez pas leurs mains, surtout ! » nous crient les Pères, du seuil de leurs cloîtres, où ils sont descendus pour nous dire adieu. Nous montons en hâte sur nos bêtes harnachées de pendeloques bédouines, impatients que nous sommes de nous ensoleiller dans la campagne, au grand air libre. Enfin il fait beau ! Alors tout change, toute la magie de l’Orient est retrouvée, et c’est un immense enchantement. Au sortir de la ville, dans les vergers délicieux où les oiseaux chantent, cela sent l’oranger, le jasmin, les roses — et autre chose encore de suave, qui ne se définit pas, mais qui est comme l’odeur même du Levant, et qui grise. Voici maintenant les cimetières, s’étageant au flanc de la montagne ; suivant l’usage, une foule de femmes musulmanes y sont groupées ; les bornes funéraires, toutes pareilles, debout comme des personnages blancs, ressemblent aux promeneuses, qui sont blanches aussi, drapées dans leurs voiles ; et c’est, parmi des touffes de grandes feuilles lancéolées, de glaïeuls ou d’iris, à la lueur du radieux matin, une étrange et charmante confusion, où l’on ne démêle plus bien lesquelles sont les femmes et lesquelles sont les tombes.A la poursuite des Samaritains, nous nous rendons sur le Garizim, et les montées sont raides, tantôt dans de la terre amollie par les averses, tantôt dans des zones de pierres à peine séchées. L’air a sa limpidité profonde d’après les pluies. De temps à autre, nos braves petits chevaux syriens s’arrêtent pour souffler, pour secouer leurs pendeloques de laine et de perles, puis repartent courageusement, d’un coup de reins décidé, et nous nous élevons très vite. Alors la triste Naplouse, au-dessous de nous, toujours abaissée, redevient peu à peu la ville de Mille et une Nuits, la ville merveilleuse aux dômes et aux minarets blancs ; dans cette vallée de Jacob, où elle est assise parmi les sources jaillissantes et les jardins verts, elle est de tous côtés surplombée par de hautes montagnes en roches pâles, que garnissent surtout des aloès bleuâtres et qui prennent dans l’éloignement des teintes fines et rares. Les sentiers sont tous piétinés par le passage des Samaritains et, autour de nous, les chacals, inquiets de ce qui se prépare d’inusité là-haut, rôdent en plein jour, marchant aplatis et sournois sous le soleil, traînant bas leur grosse queue de renard jaune. Les blancheurs de Naplouse continuent de descendre à nos yeux dans un recul profond, entre les montagnes de pierres, d’oliviers et d’aloès, dont l’ensemble est d’un bleu cendré comme celui des champs de lin en fleurs. A quatre cents mètres environ au-dessus de la ville, et à huit cents ou neuf cents mètres au dessus du niveau des mers, sur une cime où souffle un air vif et léger, nous trouvons enfin le campement des Samaritains : un amas de petites tentes, dans le genre des nôtres. Hommes et femmes sont dehors, se chauffant au soleil, sur le sol encore détrempé et boueux. Ils ont étendu, pour les faire sécher, leurs tapis, leurs couvertures, leurs coussins et c’est un éclatant bariolage de couleurs. Des enfants se précipitent au-devant de nous et c’est à qui tiendra nos chevaux. L’accueil est aimable et les visages souriants. Le costume des hommes ne se distingue de celui des juifs de Palestine que par un turban rouge. Les femmes, presque toutes jolies, portent des robes en ces indiennes du Levant peinturlurées de fleurs étranges et se coiffent de petits voiles en mousseline d’où retombe par derrière, en deux tresses, la masse de leurs cheveux lourds. Le grand prêtre Jacob, notre ami d’hier, nous offre sous sa tente le café traditionnel avec le narguilé. Au-dessus de sa couchette, nous reconnaissons l’étui de bronze incrusté d’argent qui renferme le précieux Pentateuque. C’est dans l’après-midi, nous dit-il, qu’aura lieu le sacrifice de la Pâque — et une petite fosse est là préparée, où les agneaux blancs seront égorgés. On nous presse de rester ; mais un égorgement d’inoffensives bêtes ne peut que nous être pénible à voir, même s’il s’accomplit suivant les plus vieux rites mosaïques ; d’ailleurs, ces Samaritains nous ont un peu déçus, par leurs allures trop modernisées, et nous allons descendre au plus tôt du Garizim, continuer notre route pour arriver demain soir à Nazareth. Sur un plateau voisin, qui est le plus élevé de la montagne sacrée, de gigantesques et confuses ruines nous arrêtent. C’est là le vrai sommet du Garizim, qui fut pendant des millénaires, comme le sommet du Moriah, un lieu d’adorations et de massacres. Parmi les broussailles, dorment des débris de tous les âges. Des enceintes de grandes pierres antiques sont restées debout, encore imposantes et presque indestructibles. De nombreuses fondations se superposent et s’enchevêtrent : vestiges du temple samaritain de Jéhovah, construit par Sannabalète au commencement du V e siècle, avant Jésus-Christ, et détruit par Hyrcan ; vestiges du temple de Jupiter qui lui succéda deux cents ans plus tard ; puis de la première église chrétienne qui, sous Zénon, remplaça le sanctuaire idolâtre, mais que bientôt les Samaritains saccagèrent ; et enfin, de la basilique fortifiée que l’empereur Justinien fit élever à la même place et qui dura jusqu’à l’invasion sarrasine. Tout cela aujourd’hui sommeille ensemble, tombé, énigmatique, confondu dans un même silencieux chaos qui ne se démêlera jamais plus. En dehors de ces amas de ruines, gisent de longues dalles ; sans doute les marches du colossal escalier de ce temple païen dont les moines nous ont montré hier l’image, sur des médailles de l’ancienne Neapolis. Et il y a même de grandes « pierres debout » qui rappellent étrangement la Gaule celtique. Elles font penser à ces mystérieux passages de la Bible où Moïse semble avoir conçu nos menhirs et nos dolmens, lorsqu’il dit aux Hébreux : « Dans le pays que le Seigneur votre Dieu vous donnera, vous élèverez de grandes pierres… Vous dresserez là aussi au Seigneur votre Dieu un autel de pierres, de pierres brutes, et non polies 1… » (Deutéronome, XXX, 2, 5, 6.)1 C’est sur le mont Hébal que Moïse prescrit spécialement de dresser ces pierres, et le mont Hébal est en face du Garizim, de l’autre côté de Naplouse ; de là une difficulté à admettre la tradition samaritaine qui voit dans ces menhirs du Garizim les premiers monuments élevés par les Hébreux après le passage du Jourdain. Un peu au-dessous de nous et à un millier de mètres de distance, sur une autre cime de la même montagne, s’agite le petit campement de ces Samaritains qui n’ont plus de temple ; débris d’un peuple qui s’entête à durer, à travers les exterminations et les siècles, ils sont là comme ces plantes obstinées que la main de l’homme n’arrive jamais à chasser du sol par elles choisi… Ils sont du reste le seul groupe animé qui apparaisse dans nos alentours immenses. Du haut de ce grand sommet mort, nous découvrons des étendues sans fin, presque abandonnées de la vie. Toute la vallée du Jourdain se dessine au Levant ; du côté du Couchant et du Sud, se déroulent les montagnes d’Ephraïm, la plaine de Saron ; et, à l’extrême lointain, un vague désert bleu, qui est la Méditerranée, semble monter jusqu’à mi-ciel… Pendant la descente rapide, dangereuse pour nos chevaux, nous croisons encore des groupes de Samaritains et de Samaritaines ; tous les retardataires, que la pluie avait retenus dans leurs logis et qui se hâtent aujourd’hui de monter au Garizim pour la Pâque. Ils traînent avec eux mille choses comme s’ils comptaient longuement stationner là-haut : des provisions, des amphores, des coussins, des tapis. Et il y a de jolies jeunes femmes qui gravissent lestement les sentiers, portant au cou un enfant et, sur la tête, en équilibre, un berceau. Dans la région moins élevée où commencent les vergers et les jardins, de bons vieux Turcs à barbe blanche ont improvisé sur le passage, en l’honneur de cette Pâque, d’enfantines petites boutiques garnies de fleurs, et vendent des bonbons, préparent du café ou des narguilés, dans des recoins exquis, près des sources jaillissantes, à l’ombre des oliviers, parmi les buissons de roses roses. Tout à l’heure, le Passé nous inquiétait de son ombre, sur ces cimes muettes où les grandes ruines nous environnaient. Ici maintenant, autour de nous, ce n’est plus que de l’Orient contemporain, de l’Orient naïf, de l’Orient très peuple aussi, qui sourit et qui s’égaie dans une fantaisie de fraîches couleurs, par un matin merveilleux de printemps, au milieu de verdures nouvelles. Au flanc de la montagne, un peu en dehors et au-dessus de la blanche ville de Naplouse, nous passons sans nous arrêter. Nous laissons sur notre gauche la route de Jaffa — la seule vraie route à peu près carrossable qui relie ce pays avec le reste du monde, et nous prenons, dans la solitaire campagne, les sentiers de chèvres qui mènent à Samarie. Deux heures et demie durant, ces sentiers s’allongent à travers des vallées pastorales, paisibles, charmantes, où des ruisseaux courent dans une herbe fine semée d’anémones, parmi des oliviers centenaires. Dans l’arrangement même du paysage, dirait-on, réside on ne sait quel archaïsme difficile à définir. Pas de villages, pas de passants, rien que des bergers arabes avec leurs troupeaux. Quelques champs de blé, tout fleuris de coquelicots et de bleuets ; de loin en loin, quelque informe petite ruine, remontant peut-être à la nuit des premiers temps chananéens. Près d’une source, où nous laissons boire nos chevaux, un groupe d’hommes est occupé à abattre un vieil olivier gris, avec des haches d’une forme d’autrefois. Leurs attitudes et leurs grands gestes d’effort sont d’une antique noblesse ; leurs bras de bronze sortent nus de ces burnous naplousiens, dont le léger chamarrage rouge est pour rappeler la nuance vive de toutes les fleurs voisines. On croirait une scène des vieux âges, par un matin de printemps plus limpide que ceux de nos jours… Les Arabes empruntent partout à la nature ambiante le coloris de leurs costumes. Au désert d’où nous venons, on s’habille en teintes neutres, en grisâtre, en brun cendré de pierre et de sable. Dès l’entrée en Palestine, dès le moment où les fleurs commencent, les robes des hommes se colorent avec une diversité infinie. Et, ici, sur les « burnous de Naplouse », ces dessins rouges qui s’ajoutent aux habituelles grandes raies noires et blanches des manteaux syriens, il faut les attribuer sans doute à la présence, dans les champs alentour, de tant de coquelicots et d’anémones. Je ne me rappelle rien de si mélancolique nulle part que l’apparition silencieuse de Samarie, vers midi, au grand soleil morne.Malgré notre habitude déjà acquise de ne rencontrer que des ruines, avec ce nom de Samarie, nous attendions quelque chose ressemblant encore à une ville. Et c’est, là-bas, sur une colline couverte de vieux oliviers et d’épais cactus, un hameau perdu ; au pied d’un pauvre petit minaret blanc, c’est une dizaine de cubes grisâtres, de sauvages maisonnettes arabes, qui semblent tout envahies, toutes mangées par la verdure. Partout alentour, de plus hautes montagnes, couvertes de halliers et de pierres, dominent, surplombent, enferment tristement cette colline où fut Samarie ; il n’y a même pas de route pour mener là ; aucun être vivant n’apparaît aux abords — et le petit minaret blanc qui regarde la campagne ne voit autour de lui qu’un désert de roches et de broussailles. C’est comme un rêve de la fin des temps, cela fait songer à ces époques conjecturées où, après l’épuisement des races, la nature verte lentement s’étendra pour recréer ses forêts primitives. Devant le hameau solitaire d’aujourd’hui, il est étrange de se rappeler la longue histoire de cette ville, fondée il y a trois mille ans pour être la capitale du royaume d’Israël ; ruinée deux cents ans après par Salmanazar, qui emmena en captivité ses habitants et les remplaça par des idolâtres des pays de Couth ou de Babel, pères des Samaritains du Garizim ; ruinée encore quatre siècles plus tard (l’an 331 avant Jésus-Christ) par Alexandre le Grand, qui substitua a ses habitants massacrés une colonie macédonienne ; rebâtie, sous le nom de Sébastieh, par Hérode, qui la fit coloniser à nouveau par six mille vétérans des armées de Rome ; vivante encore aux premiers siècles chrétiens et envoyant des évêques aux anciens conciles ; florissante sous le nom de Sabast à l’époque des croisades, gouvernée alors par un vicomte français et possédant une cour de bourgeoisie ; — et puis, éteinte sans que l’histoire sache comment, après le retour des Sarrasins, anéantie et oubliée, sous l’invasion progressive des herbes, des cactus et des buissons d’épines. De gais ruisseaux, des sources claires coupent le sentier envahi de grands chardons et de nopals qui monte à Samarie. Et l’impression de tristesse s’accentue lorsqu’on approche ; il semble que le rayonnement du soleil, le luxe des fleurs et des herbes, la profusion des anémones rouges ajoutent encore à l’irrémédiable désolation de ce lieu. Le village cependant est plus étendu qu’il ne le paraissait à distance ; parmi les cactus, parmi les éboulements et les débris, restent une cinquantaine de maisonnettes cubiques, construites avec des fragments de temples ou de palais, et dont les toits en pierre sont recouverts d’herbes comme de petites prairies. Auprès des ruines encore belles, qui entourent le vieux minaret blanc et qui sont un confus mélange d’églises et de mosquées, une sorte de petite place sert de forum aux gens de Samarie. Plusieurs hommes, drapés du « burnous de Naplouse » et coiffés de la très large couronne en laine noire, se tiennent là immobiles, assis sur des pierres, dans le sombre farniente habituel, rêvant au soleil ou à l’ombre, tandis qu’autour d’eux la destruction des antiques choses continue silencieusement de s’accomplir. Ils nous disent le bonjour arabe, et leurs beaux yeux lourds, enténébrés d’obscurité séculaire, suivent nos mouvements avec une distraite curiosité. Avant de descendre de cheval, nous voulons parcourir toute cette colline que jadis recouvrait la ville. Vers l’Ouest, nous éloignant de la partie à peu près habitée, nous suivons, au milieu de champs de blé et de vergers d’oliviers, un chemin de chaque côté duquel apparaissent des colonnes antiques — d’abord couchées dans l’herbe, puis bientôt debout, toujours plus nombreuses, finissant par former une double ligne étrangement solennelle au milieu de la paisible campagne fleurie. Leur base plonge aujourd’hui dans la profondeur du sol, qui s’est exhaussé de plusieurs pieds depuis tantôt deux mille ans qu’elles sont là ; monolithes trop lourds que les indolents envahisseurs n’ont pas pris la peine d’enlever, elles demeurent seules, après l’anéantissement de tout le reste. Elles disent encore la grandeur de Samarie ; elles commandent le respect et le silence ; — et on dirait qu’elles se souviennent d’avoir vu passer le Christ, en ces temps si vieux où elles bordaient une voie droite et magnifique, au milieu d’une ville que nous ne nous représentons pas. Elles sont d’un gris presque noir, tachées de lichen, brisées à différentes hauteurs et découronnées toutes de leurs chapiteaux sculptés. Nous les suivons jusqu’à un amas de ruines et de tronçons renversés, qui dut être jadis quelque « Entrée triomphale » de la Sébastieh Hérodienne. Ailleurs et plus haut, notre guide nous conduit à une sorte d’esplanade où se voient encore de grandes colonnes à moitié enfouies dans la terre, et qui semble être le lieu où Achab et Jézabel avaient élevé leur temple à Baal. Puis, nous nous dirigeons de nouveau vers le minaret blanc, pour faire la balte et le repas du milieu du jour, à l’ombre, dans la cour de la mosquée. Et, quand nous sommes assis dans cette cour où croît un grand palmier solitaire, le cheikh du village vient nous souhaiter la bienvenue, tous les hommes de Samarie s’approchent peu à peu, nous entourent pour causer, pour nous vendre des médailles, des vases, des cornalines gravées, des débris trouvés dans des tombeaux. C’était jadis l’église de Saint-Jean-Baptiste, cette mosquée, — une église magnifiquement construite par les Croisés francs, vers la fin du XII e siècle, sur remplacement de la plus ancienne basilique byzantine qui avait d’abord recouvert la sépulture de l’Annonciateur du Christ, violée par Julien l’Apostat. Les musulmans entretiennent avec des soins pieux le souterrain où le corps de saint Jean Baptiste reposait à côté de celui du prophète Elisée, et nous y descendons, suivis du cheikh de Samarie. Quant à l’église, aujourd’hui consacrée au culte d’Allah, il n’en reste plus qu’une triste abside qui est intérieurement [intérieuremente] peinte à la chaux blanche et ornée des vieux drapeaux verts de Mahomet ; malgré le soleil qui y tombe à flots, malgré les oiseaux qui chantent sur le toit, on y sent, comme au-dessus de toute cette Judée, lourdement planer la mort. Quatre heures de marche pour atteindre Djéninn — (au dire de notre guide, mauvaise et intolérante ville) — près de laquelle nous voulons camper ce soir. C’est d’abord, pendant une heure environ, une promenade à l’ombre, à travers des bois d’oliviers et de figuiers. Puis, un farouche village se présente, flanqué de bastions, au sommet d’une colline rocheuse toute creusée de cavernes et de sépulcres : Sâuour, qui fut peut-être l’antique Béthulie. Et, après ce Sâuour, nous finissons la journée dans un pays sans arbres, dans un monotone désert de foins et de fleurs. Les vallées, les coteaux se succèdent, couverts d’un même tapis d’herbages ; sur le soir, dans les petits sentiers presque effacés où nous cheminons, de hauts chardons violets montent jusqu’au poitrail de nos chevaux ; il nous semble presque nous être trompés de direction, nous être enfoncés dans un pays par trop solitaire et sauvage, quand tout à coup Djéninn se démasque devant nous, sans que rien l’ait annoncé, — comme il arrive dans cet Orient où les villes n’ont pas de route qui les relie au reste du monde, et vivent isolées sans déranger la tranquillité de leurs alentours. Et Djéninn — l’antique En-Ganim, ville de la tribu d’Issachar échue en partage aux Lévites (Josué, XXI, 29) — Djéninn, à cette heure du soir, est charmante, ainsi dorée par le soleil couchant, au milieu de tout ce pays d’herbes, où les vallons, les montagnes semblent uniformément recouverts avec des peluches et des velours. Assise à l’entrée de la plaine d’Esdrelon, qui s’étend derrière elle comme une mer verte, elle est un groupe de coupoles blanches et de minarets blancs, d’où s’élancent quelques tiges de sveltes palmiers ; absolument orientale, avec ses toits de pierre et ses maisons en terrasse, elle a, par exception, une apparence neuve et on n’aperçoit point de ruines encombrant ses abords. — Très jolie, cette Djéninn, et ne semblant pas la ville inhospitalière qu’elle a la réputation d’être ; un peu mystérieuse seulement, à cause de son calme, à cause de son isolement parmi ces tapis d’herbes et de fleurs qui paraissent n’avoir même pas été foulés. Sans y entrer, nous la contournons par un sentier de chardons et de folles avoines ; il n’en sort aucun bruit ; cependant, à la minute précise où le soleil s’abîme derrière la plaine d’Esdrelon, dans la mer des herbages, la haute clameur des muézins s’épand tout à coup dans l’air, traîne longuement et s’éteint. A l’ouest, un peu à l’écart de la ville et regardant la vaste plaine, notre camp dressé nous attendait depuis plusieurs heures, nos muletiers ayant eu le temps de prendre l’avance pendant notre ascension du matin au Garizim. C’est au milieu de champs de blés touffus, mêlés de coquelicots et de bleuets. Une fraîcheur pénétrante, qui est presque du vrai froid, monte, avec le soir, de la terre encore mouillée, tandis que, du fond de tous les lointains d’herbes et de fleurs, des rainettes, des grenouilles, des hiboux [hibous], des chacals, entonnent l’hymne de la nuit. Une grande pleine lune d’argent surgit, s’élève dans le ciel. Et, aux heures consacrées, des muézins à voix délicieuse modulent, avec une infinie tristesse, le nom d’Allah…