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La Galilée (Loti)/11

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Calmann-Lévy (p. 154-161).
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XI 
Damas, vendredi 27 avril. Comme d’un rêve des Mille et une Nuits, je me souviendrai d’être entré un matin de printemps dans la maison du pacha Abdullah. Un vieux quartier à mine farouche, celui des riches et des seigneurs. De sombres murs pleins de mystères et de menaces. Une porte de forteresse ; puis des petits couloirs de casemate, coudés, détournés comme pour être moins pénétrables. Et, tout à coup, des jardins enchantés, entre de fines colonnades de marbre blanc ; un éden d’arbres fleuris au milieu d’un décor du vieil Orient merveilleux. Un janissaire du pacha me précède dans la silencieuse demeure ; il jette d’instants en instants devant moi un haut cri d’alarme, pour faire, comme l’étiquette l’exige, rentrer et cacher les femmes du harem. Et la répétition de cet avertissement lugubre au milieu du jardin vide me donne l’impression d’entrer comme un sacrilège dans quelque royaume de fées ne devant pas être vues ; involontairement je cherche des yeux les houris mystérieuses… Le pacha me reçoit dans une salle digne d’Aladin, composée, suivant la mode damasquine, de deux parties bien distinctes et de niveau différent : la première, celle de l’entrée, ne contenant qu’un jet d’eau dans une grande et superbe vasque de marbre ; la seconde, celle du fond, plus haute de deux ou trois marches, meublée de divans et de coussins auxquels cette élévation donne des airs de trône. Les parquets sont de mosaïques de marbre ; sur les murs, les mosaïques plus fines et mêlées de nacre alternent avec des panneaux de ces faïences dont la fabrication s’est perdue depuis le passage destructeur de Tamerlan ; chaque panneau, encadré d’arabesques d’un dessin rare, représente une gerbe, un buisson de chimériques fleurs s’échappant de quelque vase étrange, au long col frêle. Les très hauts plafonds, coloriés et dorés, à rosaces, à coupoles, sont d’une complication géométrique inimaginable, d’une extravagante fantaisie de kaléidoscope ; délicieusement fanés, du reste, et maintenus dans une pénombre lointaine au-dessus des choses par un habile éclairage qui vient d’en bas. Des niches murales contiennent des narguilés qui scintillent de pierreries, des aiguières d’argent qui sont couvertes de grosses turquoises, comme de gouttes de lait bleu. Et, sur les coussins, sur les divans, ce sont d’introuvables velours anciens, des broderies comme il n’en existe plus… Tout le luxe vieilli, mais intact encore, de cette ville de richesse et d’art — qui en est, hélas ! à son grand soir, à son inévitable déclin. Et cela donne sur la colonnade et sur les citronniers fleuris du vieux jardin si fermé… Mais pour moi, le rêve, la féerie doivent tourner court et s’arrêter là. On ne me montre qu’un décor vide, où les personnages, terrorisés par l’étranger que je suis, ne paraîtront pas. Et je sens que ma présence, bien que très courtoisement subie, ne saurait être prolongée. Dans le même quartier se dissimulent beaucoup d’autres demeures de ce genre, conçues d’après des plans presque invariables ; mais moins magnifiques cependant et moins complètes que celle-là, et puis, déshonorées déjà un peu par des importations atroces, pendules en simili bronze, lampes à pétrole ou suspensions de salle à manger. Et que sera-ce l’an prochain, quand le chemin de fer terminé vomira journellement sur Damas toute la camelote occidentale ! Une rue droite, de deux kilomètres de long, sépare les quartiers musulman et chrétien du quartier juif. Ce sont les Romains qui l’ont tracée, comme à Palmyre ; on y aperçoit encore desdébris de leurs pompeuses colonnes. Et elle a résisté, à travers les siècles, à l’usage oriental des contournements et des labyrinthes. Les riches d’Israël qui habitent de l’autre côté de la grande voie possèdent eux aussi des maisons remarquables ; mêmes entrées méfiantes que chez les mahométans, mêmes jardins murés, mêmes fontaines jaillissantes dans des bosquets de citronniers et de roses. L’accueil cependant diffère ; là, ce sont les femmes qui vous reçoivent, empressées, curieuses, et vêtues pour la plupart à l’européenne, suivant des modes excessives où un peu de barbarie se mêle encore. Les salles d’apparat se composent aussi de deux parties d’inégal niveau, dont la première contient l’inévitable jet d’eau dans sa vasque de marbre ; mais la décoration n’est plus arabe ; elle est Louis XV, Pompadour. Chez l’un des princes de l’or, du haut en bas des murs, les coquilles, les rocailles, les guirlandes, sont sculptées en plein marbre, avec une réelle magnificence, dans des blancheurs de neige. Et c’est inattendu de rencontrer, si loin, l’exagération de nos styles surannés ; tout cela du reste, à côté de la pureté géométrique, immatérialisée, de l’art oriental, semble lourd et sensuel. Les jets d’eau, les orangers et les roses, on les retrouve ici dans les habitations les plus modestes ; Damas est par excellence la ville de l’eau vive et des fleurs. Après les quartiers des riches et des marchands, commencent d’inextricables banlieues tout de suite sauvages, étendues jusqu’à l’ombreuse ceinture des jardins et des bois : maisonnettes construites toujours en ces mêmes boues carminées qui sont ici les matériaux les plus usuels et qui, de loin, donnent à Damas sa féerique couleur ; en général, ni toits visibles, ni fenêtres ; rien que des vieux murs informes et roses que couronnent des séries de gargouilles ; partout les mêmes petites ruelles farouches, couleur saumon, contournées, déroutantes, sans issue, où ne se promènent guère que de maigres chiens en quête de pâture. Damas, par exception, n’a presque plus de murailles. Il lui manque ces hauts murs crénelés qui, d’ordinaire, enferment si jalousement les villes musulmanes. Du côté du Levant et du Sud, des parties de ses anciens remparts se voient encore ; mais elle communique en toute liberté, par des centaines de rues ou de chemins, avec les verdures de son oasis. Elle a des jardins particuliers — des jardins publics aussi, pleins de buissons de roses, avec des ruisseaux toujours rapides et clairs, avec des petits kiosques pour le café et des divans rouges groupés à l’ombre ; et les femmes viennent là s’asseoir, écouter bruire l’eau précieuse, fumer le narguilé favorable aux songes, ou bien causer et rire : presque toutes jolies d’ailleurs, celles qui se laissent regarder, chrétiennes ou juives, le voile tombé jusqu’à l’épaule, les cheveux piqués de fleurs de jasmin, et un lourd collier d’ambre sur la gorge. Damas est bien en effet la ville gaie qu’elle nous avait paru dès l’abord. On a beau la savoir fanatique à ses heures, on y sent à peine l’oppression charmante et sombre de l’Islam ; si elle est encore reine orientale, c’est surtout par le coloris et la diversité de ses costumes, éclatants sur le rose de ses murs et sur le vert de ses bois. Elle est ouverte, sans cesse animée de va-et-vient, de caravanes, de transactions et de bruit. Et ses rideaux d’arbres lui cachent la désolation des grands déserts. Un pacha infiniment distingué — qui parle français et qui veut bien me savoir gré d’avoir affirmé dans quelques livres mon attachement à sa patrie — se constitue notre guide pour les mosquées, sa présence et nos costumes nous facilitant l’accès dans toutes. Damas qui, sur ses cent trente mille âmes, a bien quatre-vingt-dix mille musulmans, renferme environ deux cent cinquante mosquées où se murmurent de continuelles prières. Mais la grande et la célèbre, celle des Ommiades, qui avait treize siècles, qui était une des merveilles de l’Orient, a pris feu l’an passé et n’est plus qu’un amas de ruines. Il est d’usage de quitter ses babouches dès la première porte de ces sanctuaires, et de ne s’avancer que pieds nus sur les dalles de marbre des tranquilles cours, où, du matin au soir, tant de turbans se tiennent inclinés dans le recueillement et le rêve. Le luxe de ces mosquées consiste surtout dans leurs céramiques, qui sont sans prix aujourd’hui :vieux carreaux de Damas que, depuis bientôt quatre cents ans, on ne sait plus faire et qui sont devenus des choses presque sacrées — tellement que les étrangers n’ont même plus le droit d’en emporter les débris achetés à prix d’or dans les bazars. Auprès de ces faïences-là, on trouve laides et vulgaires celles qui s’emploient dans le Moghreb, toutes celles qui décorent les murs des palais de l’Algérie ou du Maroc et qui sont en général de fabrication italienne du XVII e ou du XVIIIe siècle. Dès l’entrée, on les voit apparaître, ces faïences d’autrefois ; sous les vénérables arcades des cours, au milieu des blancheurs mates de la chaux, elles forment çà et là de grands panneaux d’un coloris inimitable ; le plus souvent elles représentent, au milieu d’une sorte de portique festonné comme ceux des tapis de prière, d’étranges fleurs groupées d’une manière rigide, presque hiératique. Et, dans l’intérieur silencieux des mosquées, dans la pénombre des vitraux épais, on les retrouve encore, éternellement fraîches, parmi les mosaïques plus éteintes ou les broderies décolorées. Toujours pleines de fidèles en prières, ces mosquées de Damas ; constamment des hommes y viennent s’agenouiller sur les vieux tapis précieux, avec une humilité simple et profonde. Quelques-unes sont peu accessibles et peu connues, et ceux qui y prient ne lèvent même pas la tête vers nous, ne croyant point encore aux visiteurs étrangers. Elles donnent, celles-là, de pures impressions d’Islam, des apaisements résignés qui se mêlent inexplicablement à des tristesses sans bornes…