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La Galilée (Loti)/17

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Calmann-Lévy (p. 215-221).
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XVII 
Jeudi, 3 mai. Toute la nuit, des averses torrentielles, poussées par un vent déchaîné. Au commencement d’un jour gris et froid, sous une pluie encore incessante, nous levons le camp — deux heures après nos voisins, les chameliers de Bagdad. Pour entrer à Beyrouth, nous avons repris nos costumes d’Europe, ternes comme l’Occident qui s’approche et aussi maussades que le temps du jour. Par des lacets interminables, il nous faut gravir le Liban jusqu’aux nuages et aux neiges, dans des brouillards épais, dans des obscurités glacées. Sous le déluge qui ne s’arrête pas, nous croisons des caravanes, des voitures, de longues files de chariots à mules ; tout le pays est hideusement bouleversé par les travaux du chemin de fer de Damas ; partout des entrées de tunnels bayant dans des rochers ; des machines qui fument, des amas de rails de fer, des éboulements de cailloux et de terre mouillée. Une espèce de neige fondue, dont nos vêtements sont bientôt trempés, ruisselle sur nous si froide que nos mains s’engourdissent et nous font mal à en pleurer. Près des cimes maintenant, nous passons dans des nuées si compactes que nous n’y voyons plus ; mais, quand elles se déchirent, des abîmes noirs se révèlent sous nos pieds. Enfin, nous sommes en haut, et, pendant une éclaircie, dans un déploiement subit de l’horizon, toute la contrée au delà nous apparaît : la côte de Syrie, et la Méditerranée semblable à un vague ciel vert qui remonterait vers l’autre, vers le vrai — si tourmenté en ce moment et si obscur. Et, à présent, sur l’autre versant du Liban enténébré, nous allons descendre. La pluie cesse, les déchirures des nuages deviennent plus larges, plus nettes. L’air s’adoucit, nos mains ne nous font plus mal et, de temps à autre, un rayon de soleil vient nous sécher. Nous sortons par degrés d’une détresse physique, d’une espèce de cauchemar de nuit et de froid. Un monde infini, toujours plus ensoleillé, se déroule devant nous ; les grosses nuées sont chassées toutes vers les cimes d’où nous venons, puis retombent par derrière et disparaissent. Nous voyons encore les régions d’en bas dans des perspectives un peu anormales, les collines comme aplaties sur le sol, et la mer, redevenue bleue, comme soulevée trop haut dans l’air. Elles sont d’une intense couleur verte, ces collines inférieures, que recouvrent des bois de pins lavés par les grandes pluies. Beyrouth aussi s’indique bientôt, très jolie encore à de telles distances : myriades de maisons blanches ou roses sur une pointe qui s’avance au milieu du bleu de la mer. Et l’éclat des nuances orientales, peu à peu revenu, est un pur enchantement après les sombres grisailles dont nous sommes à peine sortis. Nous rejoignons la caravane des gens de Bagdad, nos voisins de la nuit dernière. L’un des chameliers, qui chemine un instant près de moi, n’avait jamais quitté ses déserts et s’extasie devant cette ville lointaine, devant cette verdure, surtout devant cette chose bleue qui ne finit plus : la Méditerranée. — Combien de temps encore, demande-t-il, avant d’arriver là-bas ? — Trois heures pour nous qui sommes à cheval ; quatre ou cinq heures pour vous, à l’allure lente de vos chameaux. Ses yeux émerveillés disent son impatience d’atteindre ces régions des eaux et des arbres qui lui semblent le paradis sur terre. Midi. Nous sommes descendus de plus de mille mètres depuis les sommets, et il est temps de faire la grand’halte du jour. Maintenant l’air est tiède, d’une limpidité exquise ; un gai soleil achève de sécher nos vêtements et les harnais de nos chevaux. A la porte d’un petit khân encore isolé, sous des arceaux blancs, nous faisons monter une table et servir notre dernier repas de route, devant le paysage magnifique. Des collines, des bois, des villages s’étalent sous nos yeux, et la côte de Syrie, frangée d’écume blanche, s’en va se perdre dans des lointains clairs. Sur la Méditerranée, en face de Beyrouth, sont posées des choses qui, de si haut, semblent des compagnies de petits poissons grisâtres : des escadres européennes, des paquebots rapides — visiteurs de fer qui arrivent, tous les jours plus nombreux, pour bouleverser le vieil Orient à son déclin. Quand vient l’heure du narguilé, nous la prolongeons ici très longuement, n’ayant aucune hâtede remonter à cheval pour aller faire tête là bas dans la banalité de Beyrouth. D’ailleurs, malgré l’extrême bien-être physique, malgré la suavité de l’air, l’admirable couleur des horizons et le rayonnement bienfaisant du vieux Baal qui nous réchauffe, voici que notre dernière petite halte de montagne s’enveloppe peu à peu de l’immense et éternelle mélancolie des choses qui vont finir… Fin de la vaine, de l’inutile étape que ce voyage aura été dans notre vie. Fin de notre course aux fantômes, à travers un pays lui aussi finissant — et finissant de la grande fin sans recommencement possible. Au départ, on nous l’avait dit : « Jérusalem, la Galilée… le Christ n’y est plus… » Et en effet, dans toute cette Terre Sainte, nous n’avons guère trouvé que la profanation, ou bien le vide et la mort. Bientôt, du reste, on l’aura tellement changé et détruit, ce berceau du monde, que nos fils ignoreront quels étaient sa tristesse délicieuse et son antique mystère ; et le peuple arabe, qui depuis tant de siècles nous le gardait — sous un joug hostile, il est vrai, mais immobilisant et à peine destructeur — le peuple arabe, le peuple du rêve s’en va lui-même, et si vite ! devant l’invasion dissolvante et mortelle des hommes d’Occident… Nous suivons des yeux là-bas la caravane de Bagdad, qui lentement descend vers la ville encore éloignée ; elle est déjà très bas sous nos pieds et la voici qui arrive au milieu des bois de pins si magnifiquement verts. Les couleurs s’avivent de plus en plus partout et les derniers lointains se précisent ; nous voyons, de différents côtés, des choses infinies. Tous ces villages du Liban, épars sur les collines au-dessus et au-dessous de nous, sont devenus roses ; la mer calmée a repris sa nuance des beaux temps, pareille à celle du lapis. Nos narguilés vont s’éteindre et l’odeur orientale de la fumée s’est répandue dans l’air avec de violents parfums de plantes… Donc, il s’achève ce soir, notre pèlerinage sans espérance et sans foi. Et maintenant, après avoir tenté, puérilement si l’on veut, de reculer au fond de ces passés que les hommes oublient, il va falloir rentrer un peu dans le courant de ce siècle. Ce sera, il nous semble, avec une lassitude plus profonde, avec un plus définitif découragement, que les petits mirages nouveaux, les amusantes petites choses du jour et l’art des villes en fonte de fer auront peine à secouer encore. En nous s’est affirmé d’une façon plus dominante le sentiment que tout chancelle comme jamais, que, les dieux brisés, le Christ parti, rien n’éclairera notre abîme… Et nous entrevoyons bien les lugubres avenirs, les âges noirs qui vont commencer après la mort des grands rêves célestes, les démocraties tyranniques et effroyables, où les désolés ne sauront même plus ce que c’était que la Prière…