La Garçonne/3/05

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Ernest Flammarion, Éditeur (p. 283-299).
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v

Le déjeuner finissait. Les coudes sur la nappe, Monique, en face de Mme Ambrat, écoutait ardemment Blanchet, qui, tout en pelant une orange, s’exclamait :

— Voyons, Ambrat ! La question n’est pas de savoir si oui ou non, au cas où nous ne serions pas payés intégralement par l’Allemagne, nous sommes en droit d’occuper le Rhin à perpétuité. En droit, c’est une chose. Et la plus incertaine, la plus précaire de toutes ! En fait, c’est une autre. Le droit, qu’il s’agisse des peuples aussi bien que des individus, n’a jamais été qu’une interprétation d’intérêts. Ayez la force, et vous aurez en définitive le droit. Le droit qui change d’aspect, quand la force change de camp ! Or, sommes-nous sûrs d’avoir toujours celle-ci ? La vie du monde, et la nôtre qui en dépend, devront-elles être toujours subordonnées à cette épuisante chimère ? Allez-vous nous condamner à la revanche éternelle des guerres ? Donc, ce n’est pas en droit, c’est en fait que, pour moi, la question se pose. Or quel est en fait l’intérêt de la France, inséparable de celui du monde ? La frontière du Rhin ou bien la Paix, gagée sur un emprunt de liquidation internationale ? La paix, c’est-à-dire le travail universel, l’Europe solidaire !

— Beau rêve !

— Il suffit de le vouloir. Pas de progrès, sans la croyance au progrès !

La porte du salon, à ce moment, s’ouvrit. C’était Riri, qui, trouvant ces discours et le déjeuner longs, avait, avec la permission Mme Ambrat, quitté la table en emportant son dessert, et qui jouait à la maîtresse de cérémonie :

— Messieurs, Mesdames, le café est servi !

Et sautant sur place, elle battit des mains, en éclatant de rire.

— Que je t’attrape ! dit Monique.

Mais, s’amusant à avoir peur, l’enfant courait autour du salon et, près d’être atteinte, cherchait une protection. Elle se jeta, avec des cris heureux, dans les jambes de Blanchet.

Mme Ambrat sourit :

— Finis, tu ennuies ton oncle Georges !

Il la retint, lui caressa les cheveux. Vieux garçon, et sans famille qu’il aimât, il trouvait une douceur au foyer de ses amis, à cette parenté choisie.

— Oh ! pardon, fit-il en prenant la tasse de café que Monique lui tendait… merci.

— C’est sucré… Vos trois morceaux !

— Oh ! s’écria Riri, il est trop gourmand !

Mme Ambrat la gronda, pour la forme, mais ils rirent, tous les quatre. Il faisait bon dans la pièce claire. Le feu pétillait sur les chenets. Le soleil hivernal, dehors, dorait les arbres nus, la tonnelle que quelques feuilles de vigne vierge, çà et là, tachaient de rouge.

— Moi, je vais au jardin, déclara Riri, quand elle eut absorbé — dans la tasse de « Marraine » ! — son canard.

— Va ! ma fille.

Monique, assise près de la grande armoire dont elle regardait amicalement la patine, se sentait bien, blottie dans son fauteuil, comme dans la tranquillité d’un refuge. Elle appréciait la délicatesse que ses amis, — et Blanchet le premier, avec une intuition dont elle lui était reconnaissants, — avaient mise, durant le déjeuner, à détourner sa pensée, de la pente amère.

Cela la changeait, ces aperçus sur un horizon si vaste qu’elle hésitait, au seuil, les yeux encore clignotants des ténèbres dont elle sortait. À force de vivre dans l’égoïsme de sa passion, elle eût fini, — elle s’en rendait compte, — par se désintéresser de tout ce qui n’était pas elle-même, — Elle… et Lui !… Et voilà qu’elle redécouvrait, avec un plaisir dont la vivacité l’étonnait, tout un champ d’idées illimité… Voilà qu’elle respirait, après l’asphyxie de la prison !…

Régis ? Elle n’y pensait plus ! il était mort pour elle, à l’heure même où il gravait dans sa mémoire la dernière image, cette ombre vindicative, à la fenêtre… Elle l’avait arraché tout entier, de sa chair comme de son esprit. Si bien que libre, quoiqu’endolorie encore, elle se tournait, avec cette intuitive énergie des êtres jeunes, vers le remède par excellence : la volonté de guérir.

Mme Ambrat, tandis que les deux hommes reprenaient leur causerie, couvait, d’un regard affectueux, la méditation de Monique. Elle était heureuse du changement qui, déjà, s’était opéré en elle… Pauvre petite qui avait été chercher si loin le malheur, quand le bonheur était là, peut-être, sous sa main ! N’étaient-ils pas faits, Blanchet et elle, pour s’entendre ? Au lieu de s’amouracher de Boisselot ! Elle ne connaissait pas d’être plus antipathique…

Elle avait rapproché sa chaise du fauteuil de Monique, et lui prenant les mains :

— Vous avez bonne mine, mon petit ! Je suis si contente que vous vous plaisiez ici.

— Il fait si beau ! dit Monique en regardant, par delà Blanchet et M. Ambrat, l’azur laiteux où rayonnait un soleil doux.

— C’est vrai, s’écria Blanchet. Que diriez-vous d’un tour dans le jardin ? Riri nous fait signe !

— Mettez au moins vos manteaux, conseilla Mme Ambrat.

Un air vif entra par la porte-fenêtre que Blanchet venait d’ouvrir.

— On est très bien comme cela ! fit-il.

Déjà, ils avaient descendu les deux marches, foulaient le gravier sec…

— Attendez, Monique ! recommanda Mme Ambrat, je vais chercher un châle.

Seule, elle s’avançait jusqu’au degré, suivait d’un œil amical Blanchet gesticulant, élégant et preste, à côté de M. Ambrat, un peu voûté… Soudain elle se retourna vivement, percevant, au fluide qui la parcourait, une présence. La porte-fenêtre qui donnait sur la pelouse d’entrée venait de s’ouvrir. Un homme se découpait, en noir, sur le fond lumineux. Elle fut si stupéfaite, que le cri, à sa bouche, expira. Le chapeau sur la tête, une main dans la poche de son pardessus, Régis était devant elle. Maigri, les yeux caves, il la contemplait d’un air hagard. Elle ne sut que balbutier :

— Comment… êtes-vous… là ?

— Je vous guette à la fenêtre, depuis que vous êtes sortie de table… Je viens vous chercher. Venez.

— Vous êtes fou !

Il avança, menaçant, en étendant sa main libre :

— Venez !

Elle comprit, à son regard de meurtre. Et, bouleversée, elle poussa un « Ah ! » si perçant que Régis, interdit, s’arrêta.

— Vous ne voulez pas ? murmura-t-il. C’est bien.

En même temps, il sortit de sa poche la main armée du browning et braqua le canon. Mais, accouru au cri de Monique, Blanchet venait de se jeter devant elle, la couvrant de son corps. Le coup partit…

Stupide, Régis vit Blanchet chanceler, et Monique, le cou balafré de sang, se pencher pour le retenir. M. et Mme Ambrat qui, chacun de leur côté, s’étaient précipités, firent irruption. L’ingénieur se rua sur Boisselot, qui, comme un enfant, se laisse désarmer. Mme Ambrat aidait Monique à étendre Blanchet sur le canapé… Riri pleurait, bruyamment, suspendue au tablier de la cuisinière, attirée par le bruit.

Le premier, M. Ambrat eut une conscience nette de la situation.

— Marie, ordonna-t-il à la servante, qui tournait comme un toton, allez vite chercher le docteur Lumet. Emmenez Riri avec vous. Il vient d’y avoir un accident.

Auprès de Blanchet, évanoui, Monique sanglotait, en proie à une crise nerveuse. Mme Ambrat revenait de la salle à manger, où elle avait été prendre du vinaigre et une serviette, pour bassiner le visage du blessé. Col et gilet défaits, on voyait à travers sa chemise entr’ouverte la mince blessure, près de l’aisselle. Monique, anxieuse, guettait le souffle, sous la poitrine.

— Mais vous aussi, vous êtes touchée ! s’exclama M. Ambrat. Vous avez le cou en sang… Montrez…

— Moi, ce n’est rien !

— Montrez !

La balle, après avoir traversé l’épaule de Blanchet, en séton, avait éraflé le sommet de celle de Monique. Déchirure superficielle, dont elle n’avait même pas, dans son émotion, ressenti la douleur…

— Quelle brute ! enragea M. Ambrat.

Et seulement alors, il pensa à se retourner, justicier, contre l’assassin… Plus personne ! Rien que la chaise où Régis, une minute avant, s’était affalé… Boisselot, reprenant brusquement conscience, s’était enfui.

Sous les petits coups dont Mme Ambrat lui frappait le visage, avec sa serviette mouillée, Blanchet, après un long soupir, reprenait connaissance.

— Aïe ! fit-il en relevant la tête.

— Ne bougez pas ! dit Monique.

À genoux contre le canapé, elle avait pris, et elle serrait doucement sa main. Il ouvrit les yeux, sourit en apercevant les trois têtes penchées autour de lui et aussitôt, il les rassura.

— Ce ne doit pas très grave !… Une balle dans l’épaule… Je connais ça. On m’en a déjà extirpé une, de l’autre côté, en 1915… Seulement c’était une balle boche !

— Ne parlez pas, vous vous énervez, dit Mme Ambrat.

— On n’aura pas la peine de vous extraire celle-ci, dit Monique, inclinée vers lui. Regardez, voilà ce qu’elle s’est amusée à me faire, en sortant.

Il fut si ému, à la vue du rouge sillon, qu’il pâlit, prêt à s’évanouir encore…

— Un bobo ! Ne vous effrayez pas…

Elle ne savait que lui dire… Elle eût voulu lui crier tout ce qui bouillonnait en elle, sa reconnaissance… Les mots se pressaient, impuissants, et lui restaient aux lèvres. Elle avait peur aussi de le fatiguer. Elle murmura :

— Sans vous !…

Il répondit, avec un regard dont la fièvre involontaire donnait aux paroles tout leur sens :

— Ne me remerciez pas. C’est si simple !

Si simple ! Ce geste, oui, il l’eut fait pour toute autre… Parce qu’il était courageux, et chevaleresque… Mais, — maintenant elle en était sûre, — il était heureux, surtout, de l’avoir fait pour elle. La satisfaction qu’elle lisait, à son visage, l’emplissait elle-même d’un trouble dont elle n’était pas maîtresse…

— Ah ! voilà Marie ! dit Mme Ambrat. Eh bien ?

— Le docteur était là. Il vient tout de suite.

— Bon, mettez de l’eau à bouillir.

Blanchet attendit qu’elle eût refermé la porte.

— Et maintenant, il faut se concerter… Le revolver ?

M. Ambrat le montra :

— Il est là, sur la table.

— Vous étiez en train de le décharger, nous causions, le coup est parti, par hasard. Voilà.

Monique et Mme Ambrat se regardèrent. Il avait dit cela si naturellement !… Elle eut les larmes aux yeux. Comment douter qu’en calculant de la sorte, il ne songeât, cette fois encore, uniquement qu’à elle ! Il ajouta par délicatesse, — car, après l’élan qui l’avait poussé au-devant du coup, il eut craint de paraître grever son dévouement de la moindre créance :

— Personne n’a intérêt au scandale.

M. Ambrat constata :

— Ce misérable s’en tire à bon compte.

— Ce malheureux ! corrigea Blanchet.

Monique, pour cacher son angoisse, était allée guetter, à la porte-fenêtre restée ouverte, sur la pelouse.

— Voilà le docteur, annonça-t-elle.

M. Lumet, brièvement mis au fait, accepta comme la plus vraisemblable du monde la version de l’imprudence. Inspection faite de la blessure, et vite rassuré par l’emplacement comme par l’aspect des deux orifices, il déclara :

— C’est l’affaire de huit jours. Du repos, des lavages. Et si la plaie ne suppure pas, il n’y paraîtra plus. En attendant, il va falloir me coucher ce gaillard-là ! Il s’est assez agité comme cela.

Malgré les protestations de Blanchet, qui, plutôt que d’encombrer ses amis, voulait à toute force qu’une auto d’ambulance le ramenât à Versailles, tout fut en un instant décidé. Monique tint à céder sa chambre ; elle serait à merveille sur un divan, dans celle de Mme Ambrat. Vivement, elles remettaient des draps au lit, débarrassaient la penderie et les meubles, des robes, des objets de toilette.

M. Ambrat et le docteur, soutenant le blessé, avaient à peine achevé de le transporter, de le déshabiller et de l’étendre, que Monique, son propre pansement fait, frappait à la porte. Elle avait d’elle-même rassemblé le nécessaire aux premiers soins : l’ouate, l’eau oxygénée, les rouleaux de gaze. Elle avait même revêtu une blouse, empruntée comme le reste à la petite pharmacie de la maison, toujours précautionneusement garnie.

Blanchet, dans sa fièvre, sourit en la voyant entrer. Avec l’infirmière improvisée réapparaissait, hallucinante, l’image des Années Terribles. Il était dans son lit d’hôpital !… Il souriait, blessé, du même sourire extasié, dont, — huit ans passés, — il avait salué sa résurrection, après l’enfer des tranchées, en voyant se pencher vers lui la forme blanche, les bons yeux où brillait la vie…

Georges Blanchet, autrefois ni plus léger, ni plus égoïste que la plupart, avait trouvé, dans son sentier de la guerre, le chemin de Damas. Parti dilettante, il était revenu apôtre. Excès de la souffrance, où il avait touché le fond !

Comme tous ceux qui n’en étaient pas sortis abrutis, il gardait, de son séjour dans l’abîme, une haine et un amour : haine du mensonge social, amour de la vérité et de la justice… Mais à vrai dire, — il fallait bien qu’il se l’avouât, — un tel concept était celui d’une infime minorité ! Peu d’hommes le partageaient. Et de femmes, encore moins.

À s’abstraire ainsi dans le solitaire domaine des idées, il s’était desséché, jugeait-il, à la longue. Il se sentait plus vieux, à quarante ans, que n’étaient ses amis Ambrat, à soixante… Il leur répétait : « Je suis un homme fini. — Parce que vous êtes un homme seul ! rétorquaient-ils invariablement… Mariez-vous !… »

Alors il allait prendre, sur un rayon de la bibliothèque, son premier livre et le leur montrait, par plaisanterie : « — Du mariage et la polygamie ! Je suis comme ces cuisiniers qui ne mangent pas de leur cuisine ! J’ai beau avoir écrit que le mariage était une fin, je pense que c’est un commencement ! J’ai dit qu’il n’avait rien de commun avec l’amour. Je ne le conçois pas sans… — Mais, répondait toujours Mme Ambrat en montrant son mari, s’il est vrai que le mariage et l’amour coïncident rarement, ils ne sont pas incompatibles… Exemple. Laissez-moi faire ! On vous aimera, et vous vous marierez !… »

Après sa rencontre au Louvre avec Monique, la sympathie nouée entre eux, et depuis resserrée par une tacite entente à chacune des brèves heures où ils s’étaient retrouvés, — loin de détendre sa sensibilité rétractile, — l’avait exaspérée. À voir aux griffes de Boisselot cette femme qu’il estimait d’élite, et qu’inconsciemment déjà il aimait, il avait été repris de la même neurasthénie qu’aux soirs de boue, dans la fosse de terre…

Et puis, brusquement, le cri qui lui déchirait encore les entrailles ! Et le coup de feu après lequel il se réveillait un autre homme, dans le doux lit où elle avait couché… Et l’apparition ! L’avenir resurgi, avec la forme blanche, les bons yeux où brillait la vie !…

Il ferma ses paupières, comme Monique achevait d’épingler le pansement. Et, brisé, il s’assoupit.

— Il a les mains brûlantes, constata le docteur. Il faut le laisser seul. Calme absolu ! Un peu d’eau citronnée, s’il a soif. La température à cinq heures. Voilà… Je repasserai avant le dîner.

— Soyez tranquille, dit Monique, je ne le quitte pas.

Silencieusement, tandis que les Ambrat sortaient sur la pointe du pied avec le docteur, elle s’installa à son chevet. Elle interrogeait, d’un regard avide, ces traits où la souffrance ajoutait une noblesse. Ils entraient en elle, ils s’imprimaient si fortement sur la cire ardente de son offrande, qu’ils effaçaient, en les recouvrant, tous les visages du passé.

Cet homme si beau, si intelligent, si bon, et qui pour elle avait offert spontanément sa vie, — aurait-elle assez de toute la sienne pour reconnaître son sacrifice ? Elle se sentait une pauvre chose, salie, diminuée. Et pourtant jamais elle n’avait eu un tel élan de tout l’être vers le besoin de croire et l’ivresse d’aimer.


— Non ! taisez-vous !… Défense d’adresser la parole à la garde.

— Puisque je vais bien !

— Vous allez mieux. Ce n’est pas la même chose ! Si vous n’êtes pas sage, au lieu de prendre un livre et de rester à côté de vous, je m’en vais.

Il La regarda, inquiet, mais elle lui caressa le front, puis, silencieusement, se rassit. Elle avait ouvert La Chartreuse de Parme et songeait.

C’était le sixième jour, depuis… l’accident. « Est-ce drôle ! avait-elle dit à Mme Ambrat, ce coup de revolver qui éclate comme un coup de foudre, et, au lieu d’avoir des conséquences tragiques, est en train d’arranger les choses !… Pour Régis, cela a été comme une décharge d’électricité, qui vide la pile !… Sa jalousie furieuse est partie, en même temps que la balle… Bon voyage !.… » Elle le suivait, d’une pensée complexe, sur le bateau qui à cette heure même l’emmenait au Maroc.

Un mot de Mlle Tcherbalief lui avait appris, le matin, la résolution et l’accomplissement : « M. Boisselot était passé rue de la Boëtie, et sans autres commentaires, avait annoncé qu’il s’absentait pour longtemps !… »

Monique, à la réflexion, s’étonnait de n’éprouver contre lui nul ressentiment. Plutôt une indulgente pitié. S’il l’avait mal aimée, du moins, — son odieuse violence ne l’avait que trop témoigné ! — il l’avait aimée comme personne, jusque-là, n’avait fait… Il l’avait arrachée à ses poisons. Le souvenir même de cette frénésie possessive, maintenant qu’elle en était délivrée, la rebellait moins qu’il ne la touchait.

Elle s’interrogea loyalement. À certains des reproches qui lui avaient d’abord paru injustes, sa conscience ne faisait-elle pas écho ? « Un malheureux ! » avait dit Georges, si généreusement… Oui, un malheureux, mais dont la peine avait par contre-coup, — elle eut été bien ingrate de l’oublier, — fait fleurir deux joies.

Car elle avait beau mettre une sourdine à son chant intérieur, elle avait beau, d’une crainte, se voiler l’éclat des regards qui, à cette seconde même, l’enveloppaient, suppliants, — tous deux n’étaient que joie. Joie enfantine ! joie pure !…

— Je vous vois, dit-elle en levant un doigt menaçant. C’est très mal de profiter de la distraction de la garde, pour continuer à lui tenir un pareil langage…

— Je ne dis rien.

— Mais j’entends !… Cher, cher Georges !

Sans suite, ils reprenaient le duo de chaque jour. Ils se redisaient les mêmes choses, l’hymne alterné qui inconsciemment jaillissait de leurs cœurs… Qu’avait-il besoin de lui jurer qu’il l’aimait ? Quelle plus insigne, plus émouvante preuve un homme eût-il pu donner ? C’était la certitude de leur amour qui emplissait Monique d’une suprême incertitude.

La délicatesse qu’il mettait à la vouloir conquérir, — comme s’il ne l’avait pas déjà conquise toute, et d’un coup !… — cette élégance da souhaiter ne la tenir que d’elle, la tourmentaient d’un scrupule inverse. Était-elle digne d’un sentiment pareil ? Ne lui apportait-elle pas une âme flétrie ?… Un corps public ? Méritait-elle cet immense bonheur ?… Le désir dont il était comme illuminé lui semblait plus émouvant encore par sa timidité que par sa force.

Elle baissa la tête en rougissant :

— J’ai peur que vous n’aimiez en moi une Monique qui n’est pas la vraie ! Ai-je toutes les qualités que vous me supposez ?… Il y a des minutes où je voudrais le croire. C’est quand vous me regardez comme vous le faites… Alors je me figure que je renais, avec mon âme d’enfant, que rien de mon passé n’existe, que tout recommence !

Il répéta avec force :

— Rien n’a existé. Tout commence !

— Si vous saviez !…

Remuée jusqu’au fond des souvenirs, la lie remontait en elle… Elle avait un besoin de s’accuser, de s’excuser… Pourtant elle venait de payer assez cher une franchise dont la jalousie de Régis lui criait encore l’imprudence et le danger. Mais, cette confession qu’elle avait faite à l’ami et dont l’amant avait tant souffert, ne la devait-elle pas, quoi qu’il en pût coûter, à celui qui, ayant sauvé sa vie, en était devenu l’arbitre ?… Soif mystique de s’humilier, en punition de son orgueil. La révoltée d’autrefois devant le mensonge et la brutalité de l’homme, la garçonne orgueilleuse se retrouvait femme, et faible, devant la grandeur du véritable amour.

— Si vous saviez ! répéta-t-elle…

— Mais je sais ! Oui, je sais que vous avez souffert, comme tous les cœurs altérés d’absolu ! Je sais que, sans que vous ayez jamais fait de mal aux autres, les autres vous en ont fait. Le reste, que m’importe ? C’est le passé, qui vous appartient ! Il n’y a pour moi dans la vie, et par conséquent dans sa forme la plus haute, l’amour, que des êtres égaux et libres. On n’a de droits sur la personne qu’on aime, que ceux qu’elle vous donne. Et c’est seulement de l’heure où l’on s’est donné l’un à l’autre que l’on devient comptable, l’un vis-à-vis de l’autre.

Elle l’écoutait, comme la pécheresse écoutait le Sauveur.

— Tout ce que je sais, Monique, c’est que vous étiez, que vous êtes une fière, une jolie âme, élancée vers tout ce qui exalte la pauvre bonne volonté humaine ! Un être épris de vérité et de justice. Un être que la souffrance, loin de ravaler, a grandi.

— Si c’était vrai !

— La souffrance, Monique, c’est le bain révélateur. Une âme basse en reste corrompue. Une âme haute en sort trempée. Ayez confiance ! Les mauvais jours sont finis ! La route tourne.

— Comme je regrette ! soupira-t-elle… Comme j’aurais voulu vous apporter un cœur qui n’aurait jamais battu que pour vous !…

— Vous pleurez !

— Oui, je pleure sur la petite Monique, sur sa fraîcheur que je n’ai plus ! Je pleure en pensant à la joie qu’elle aurait, si vos bras étaient les premiers qui l’enlacent !… Je pleure en pensant à la petite Monique de tante Sylvestre !

La touchante voix le pénétrait, avec son déchirant regret. Il sentit ses yeux se mouiller de larmes.

— Ne pleure pas !… Ne pleure pas, je t’en supplie. Tu ne sens donc pas que l’amour, le vrai, porte en lui une si rayonnante lumière qu’il efface toute ombre ? Ne pense plus aux cauchemars de la nuit ! Nous nous mettons seulement à vivre ! Nous nous éveillons, avec le jour qui se lève…

— Mon amour, murmura-t-elle.…

Son visage mouillé s’éclairait, comme un matin dans la rosée. Il souleva les bras, elle s’y laissa tomber, inclinant sur le lit son buste que la blouse protégeait, d’un bouclier blanc. Une sorte de pudeur, qu’elle n’avait jamais éprouvée, la maintenait pelotonnée contre lui… Ni l’un ni l’autre ne songeait, dans l’éternité de cette minute, à cueillir la rose du baiser, qui s’ouvrait à leurs lèvres.

À son tour, il caressa le front rayonnant, les fins cheveux cuivrés :

— Ne crains rien ! tu seras aimée.

— Vous êtes si bon ! dit-elle passionnément. Il me semble que je suis dans un nid où nulle tempête ne peut plus atteindre… Nous sommes à la cime de l’arbre et, autour de nous, il y a la solitude de la forêt…


Au bout des huit jours prévus par le docteur Lumet, Georges se leva guéri. La plaie n’avait pas un instant suppuré. Les deux cicatrices se refermaient, sous le bourgeonnement de la chair nouvelle.

Autour du canapé du salon où elles exigeaient qu’il s’étendit de temps à autre, les deux femmes s’installaient. Mme Ambrat cousait, Monique bavardait :

— Non, vous n’êtes pas encore en état de rentrer à Versailles ! Vos cours peuvent encore attendre une quinzaine ! Après les vacances de Noël Au jour de l’an !… D’abord, vous êtes mon blessé ! Vous devez m’obéir.

Le vous avait, dans son intonation, la tendresse du tutoiement qu’elle n’osait pas encore, même aux heures où, librement, leurs aveux communiaient. Respect d’une convenance dont la perspicace affection de Mme Ambrat s’amusait. Croyaient-ils que leur manège d’amoureux ne sautait pas aux yeux ?

— Je suis votre blessé, c’est vrai. Mais j’ai assez compliqué comme cela l’existence de nos amis…

Mme Ambrat posa son ouvrage sur les genoux :

— Oncle Georges ! Vous nous ennuyez !

— Et puis, si bien que je me trouve ici, mes travaux, vos affaires…

— Dites que vous nous avez assez vus ! Eh bien, voulez-vous que je vous dise, moi, ce que vous êtes, oncle Georges ? Un ingrat.

Elle souriait, malicieusement, en les unissant dans le même regard. Il répondit, d’une voix grave :

— Non, ma chère, ma bonne amie ! Je ne suis pas un ingrat. Je me souviendrai toujours que c’est là, sur ce canapé où votre autorité m’enchaîne, que Monique m’a pris les mains et me les a serrées, d’une étreinte si forte que rien ne la dénouera plus. C’est à cette maison, c’est à vous, à Ambrat, que je dois mon bonheur.

Mme Ambrat se leva d’une pièce. L’émotion tiraillait sa face sèche. Elle alla d’abord baiser « l’oncle Georges » sur les deux joues, puis elle revint à Monique, qui machinalement s’était levée aussi, et, troublée, la regardait faire.

— Maintenant, au tour de ma nièce !

À ce mot, qui faisait entre elles surgir leur plus cher souvenir d’amitié, Monique crut voir se dresser entre elles, avec sa bonne face souriante, la vieille femme qui avait été son éducatrice. Tante Sylvestre se confondit avec Mme Ambrat… Longuement, Monique embrassa l’amie qui avait succédé, dans son cœur, à la disparue. C’était comme si, à travers le mirage du passé, elle eût serré, contre elle, une vraie maman.

— Sais-tu à quoi je pense, mon petit ? dit Mme Ambrat, quand elle eut dominé son attendrissement… Tu viens de parler de Noël ? Il y aura quatre ans, le vingt-quatre de ce mois, ta pauvre tante était venue ici manger le boudin et l’oie… C’est la dernière fois que je l’ai vue. Réunion mercredi en quinze ! Nous réveillonnerons en pensant à elle. Elle aurait été si heureuse de ton bonheur !