La Garde mobile

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LA


GARDE MOBILE.




SOUVENIRS DES PREMIERS TEMPS DE LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER.




Je demande de l’indulgence, je désirerais même de la sympathie, pour ces souvenirs d’un temps agité, recueillis au milieu, des soucis de la vie militaire, et que je n’ai point le temps de vêtir des formes littéraires telles que je les aime et les conçois. Je le dis bien franchement et non point par artifice aucun de langage : j’écris tout-à-fait en soldat des choses que j’ai pensées et senties en soldat. J’aurais pu ne pas livrer ces impressions au public ; c’est ce que je ferais, si elles étaient uniquement celles de mon cœur. Ce qui est notre ame, tout-à-fait notre ame, me semble chose qu’il est bon de garder pour soi, pour ceux qu’on aime et pour Dieu. J’ai dit un jour ce que je pensais des confidences d’un grand poète ; mais il s’agit ici des battemens d’un autre cœur que le mien. L’ame qu’on sentira respirer, je l’espère, sous ce que j’écris n’est pas la mienne, ou du moins n’en est qu’une partie. C’est de la vie d’une famille qu’il s’agira, d’une famille dont je serai toujours fier, malgré ce qu’il y a quelquefois d’un peu étrange dans ses mœurs.

La littérature de bas étage a jusqu’à présent produit seule sur la scène et dans le roman ce type qu’on appelle le gamin de Paris. C’est un type qui réclamerait cependant un talent comme celui de Pétrone. Le gamin de Paris a certainement l’organisation la plus compliquée et la plus redoutable qu’ait produite la civilisation. Il a le courage, l’adresse et parfois la férocité d’un Mohican. Il est blasé comme Byron et sceptique comme Voltaire. Son humeur moqueuse, qui a été longtemps un fléau, est maintenant devenue quelque chose de salutaire. Après s’être moqué des rois et des prêtres, il commence à se moquer des tribuns. Que de fois je l’ai entendu parodier les orateurs des clubs. Il a fait des gorges chaudes de cette expression ridicule de citoyen que voulaient rendre à notre langue les patriotes du temps de M. Caussidière et de M. Louis Blanc. Il a des lardons pour la plupart des mots, vides de sens dont se compose le phébus révolutionnaire ; mais il est un sentiment qui, chez lui, s’est conservé exempt de toute moquerie, pur, frais, adoré, comme le souvenir du premier amour dans la cervelle du libertin c’est le sentiment patriotique Tous les quolibets du dirigés contre le chauvinisme ne l’empêcheront pas d’être Français, Français et militaire. Quand on lui parle de Cosaques ou de Prussiens, son regard devient plus étincelant que l’œil d’un Corse à qui on parle du meurtrier de son père. Lancez-le dans cette neige où ont disparu nos bataillons sacrés, il partira en véritable alouette gauloise, gai, chantant, insouciant du plomb et du froid qui l’arrêteront dans son vol. Et l’Anglais, comme il le maudit ! M. de Chateaubriand me racontait un jour une excursion qu’il venait de faire, sur le champ de bataille de Poitiers, et s’animant, se levant même, tout goutteux qu’il était alors : « Je leur en veux, disait-il en parlant des gens de la Grande-Bretagne, je leur en veux toujours de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt. » Je n’ai trouvé que sous la blouse parisienne de cœur semblable à celui du poète-chevalier. Si l’enfant de Paris ne sait pas le nom de ces anciennes journées, il, sait celui de Waterloo, et ce nom lui suffit. Un jour, cet homme qui a ri des plaisanteries de Voltaire sur la pucelle mourra peut-être avec joie en vengeant cette sainte guerrière. L’instinct national est resté chez le Parisien dans toute sa puissance ; aussi est-il propre à faire le meilleur soldat du monde connu.

Ce fut des gamins de Paris que se composa la presque totalité de la garde mobile. Cependant à cette race héroïque, se joignirent d’autres espèces d’hommes propres aussi au service militaire, mais dans des conditions d’âge et de caractère toutes différentes. Le tiers de la garde mobile qui n’appartenait pas à l’élément parisien offrait toutes les sortes de gens d’aventures. Quelques-uns, dans nos rangs, avaient servi en Afrique parmi ces soldats, meilleurs à la marche et au feu qu’à la garnison, qu’on appelle les zéphyrs. Plusieurs volontaires avaient fait des congés dans des régimens de ligne. Celui-ci avait été matelot, cet autre ne disait pas et n’avait pas l’air de savoir lui-même la profession qu’il avait exercée. Un jeune homme qui fut tué, et dont je reparlerai plus tard, appartenait à une famille des plus distinguées. Il s’était engagé, croyant le temps de la première république revenu, pensant qu’à cette époque comme en 93 l’armée devait être le refuge de tous les gens de cœur. Des motifs à peu près semblables conduisirent à une caserne du faubourg Saint-Antoine un écrivain qui avait toujours eu le goût d’être soldat, et qui se trouvait assez jeune pour le devenir.

Je me rappellerai toute ma vie l’aspect que présentait la caserne de Reuilly lorsque j’y arrivai pour la première fois. C’était, je crois, le premier jour de mars. La caserne de Reuilly est située à une des extrémités du faubourg Saint-Antoine. Je traversai, pour y parvenir, ce quartier de l’insurrection et de la misère, où la république, quelques mois plus tard, devait faire pleuvoir les boulets, mais qui alors était pavoisé et triomphant d’un triste et terrible triomphe. Je n’avais pas franchi encore le seuil de la caserne que j’entendais déjà un bruit de voix confuses, murmurant sur les tons les plus discordans tous les chants patriotiques du jour. La garde mobile dans les casernes, c’étaient alors les souffles révolutionnaires renfermés dans des grottes. La caverne d’Eole ne devait pas être plus bruyante que la caserne de Reuilly. Là se croisaient, se querellaient, fumaient et chantaient tous les héros les plus déguenillés, les plus insoucians et les plus hardis de février, ces enfans de quinze ans qui, le premiers, avaient commenté, en cassant les réverbères, le manifeste des députés de la gauche. À ces figures rieuses se mêlaient çà et là quelques figures sinistres. En ces jours de désordre, on admettait dans la garde mobile tous ceux qui se présentaient et qui semblaient inquiétans pour la tranquillité de la rue. Quelques-uns de ces hommes, qui composèrent la majorité de certains corps irréguliers, des Lyonnais et des Montagnards, promenaient là leurs mines rébarbatives. Toute cette foule était encore armée à la manière dont les révolutions arment le peuple, c’est-à-dire avec des fusils et des fleurets, des sabres et des broches. Aucun chef n’avait d’autorité sur cette multitude, excepté un homme gros et court, mais à la figure martiale, vêtu en commandant de la garde nationale. C’est à lui que je me présentai.

Assis derrière une table cet officier improvisé se livrait à une opération organisatrice d’une nature particulièrement expéditive. Il faisait comparaître tour à tour devant lui une réunion d’hommes qu’il appelait du nom de peloton, et demandait à cette troupe de lui désigner séance tenante celui de ses membres qu’elle voulait reconnaître pour chef. L’élection avait lieu par acclamation en quelques minutes. Une bande venait d’entrer, et n’avait pas encore choisi son chef, lorsque je m’approchai du commandant. Aux questions qu’il me fit, je répondis que je voulais m’engager, et que je désirais un commandement. — Adressez-vous au peloton qui vient d’entrer, et demandez-lui s’il veut de vous. — Je me tournai vers le peloton, je dis deux ou trois mots que je ne juge pas à propos de consigner ici, et je fus nommé. Je sortis de cette chambre chef du quinzième peloton. Je me trouvai donc dans un des couloirs de la caserne de Reuilly avec une trentaine d’hommes que je ne connaissais pas, et qui ne me connaissaient pas non plus, tous vainqueurs de février dans leur costume de bataille. Un sous-officier d’un régiment d’infanterie, qui était en désertion et qui remplissait à la fois les fonctions d’adjudant-major et d’officier de casernement, nous conduisit dans une chambre toute dévastée, où se trouvaient quelques lits sans fourniture. C’était là que, jusqu’à nouvel ordre, nous devions séjourner moi et mes hommes, car je disais mes hommes déjà.

Je l’ai bien des fois remarqué, le peuple, quand il est soustrait à l’influence des faquins pleins de fiel qui s’arrogent le droit de le conseiller, recouvre tout à coup les bonnes et anciennes traditions de sa nature. Il comprend le respect, désire la justice, et recherche l’autorité. J’ai été étonné souvent de trouver, chez des hommes qui semblaient ne respirer que la guerre des barricades, une expression, un geste, un mot, qui auraient convenu à des combattans de la Vendée. La première nuit que j’ai passée avec les nouveaux compagnons de ma vie fut marquée par un trait dont je garde un profond souvenir : je venais de me jeter tout habillé sur un de ces lits dégarnis dont notre chambre était meublée ; je fermais les yeux et commençais à m’assoupir, quand je sentis deux hommes qui s’étaient approchés de moi sur la pointe des pieds, étendre sur mes épaules une couverture. Les couvertures étaient au nombre de trois ou quatre pour toute la chambrée, et il fallait voir avec quelle violence, il fallait entendre dans quelle langue on se les disputait. Je songeai avec une émotion que je retrouve encore à d’autres temps, à d’autres mœurs, à d’autres soldats ; puis, je fis un retour qui m’attendrit sur l’étrangeté de mon destin, qui, en ce moment où tout ce que j’aimais était livré à l’insolence, me faisait rencontrer un respect digne des âges passés parmi les enfans les plus désordonnés de ce temps révolutionnaire. Enfin, je le dirai, un sentiment pieux s’éleva au fond de mon cœur. Il est certaines pensées qui n’apparaissent jamais dans l’ame qu’à la manière dont certaines étoiles font leur apparition dans le ciel, par chœurs immortels, par groupes radieux. Je ne pus aussi m’empêcher de songer pendant cette nuit, tout en n’établissant, bien entendu, aucune comparaison entre moi-même et celui auquel je pensais, à cet écrivain dont les tristesses et les voyages ont occupé tant d’esprits au commencement de ce siècle. L’auteur de René, me disais-je, couché dans son manteau au fond d’une forêt de l’Amérique, n’était pas plus perdu que moi et dans un monde plus étrange. Un coup de feu partit tout à coup, au milieu de la nuit, dans notre chambre ; aucun de ceux qui étaient étendus sur les lits ne fit un mouvement, et ne s’informa de ce qui se passait. L’ivresse de l’insurgé triomphant, compliquée d’une insouciance de boucanier, tel était le caractère de ces bandes encore armées et s’obstinant à garder leurs armes. La vie était peu de chose parmi nous, moins que l’or parmi les riches et les puissans du monde. C’est là, du reste, ce qui m’a rendu, dès les premiers jours, ces mœurs supportables et chères même quelquefois. Le détachement de la vie est la première condition de la vie spirituelle et de la vie élégante. C’est par la que les bandits touchent aux raffinés et aux saints.

On parvint cependant à nous ôter notre armement de malandrins, qui chaque jour entraînait des accidens mortels, en nous promettant un armement régulier. Je vois encore un de mes collègues, un chef de peloton, qui depuis est devenu ce qu’on nomme un brosseur dans les régimens, avec une grande diablesse de rapière qu’il avait prise chez un armurier, et dont il ne voulait pas se défaire. Pour aller à la corvée du pain, ce bizarre fonctionnaire s’armait de son épée. Notre cuisinier avait un sabre, enlevé à un garde municipal, qu’il portait avec son tablier. N’était-il pas cuisinier du roi, comme Vatel, puisque nous étions tous souverains ? Un jour, ce sabre à la main, il sortit avec quatre hommes, marchant par le flanc, l’arme au bras, et coiffés en mitrons comme lui. Cette sortie avait pour but l’exécution d’un chat, qui fut en effet passé par les armes pour s’être rendu coupable de vol, ni plus ni moins que certains vainqueurs des Tuileries. Assurément ceux qui fusillèrent cette pauvre bête auraient procédé avec beaucoup moins de solennité, s’il se fût agi tout simplement d’un de leurs camarades. La fantaisie régnait chez nous. Salvator Rosa et Callot auraient pu nous prendre des types, l’un de condottieri et l’autre de diablotins.

Nous avions cependant de beaux momens ; de ce nombre fut celui où l’on nous distribua des armes. Une nuit, l’ordre nous est donné à tous de nous mettre sur pied et de nous assembler dans la cour de la caserne. Nous descendons : que se passait-il ? Le bruit courait déjà qu’on se battait à Paris. Nous n’avons pas de fusils, mais nous en trouverons, criait-on de toutes parts, et puis les pavés sont là. Chacun se réjouissait, et personne ne s’enquérait des ennemis qu’on devrait combattre. Certains artistes ont pris pour devise l’art pour l’art ; les coups pour les coups étaient la vraie devise de la garde mobile On sort ; mais, au lieu de se diriger vers les boulevards, voilà qu’on prend la route de la barrière du Trône et de Vincennes. Bientôt la vérité est connue, nous allions chercher des armes.

Je ne suis certes pas suspect d’être enclin aux enthousiasmes populaires ; j’ai les scènes révolutionnaires en aversion, et cette aversion chez moi est même poussée si loin, qu’elle me gâte dans l’histoire de notre première république jusqu’à l’héroïsme de nos volontaires. Même dans le bruit des canons de Jemmapes et de Fleurus, j’entends des plaintes de femmes égorgées, j’ai peur que quelques-uns de ces pieds nus qui marchent sur les corps des Prussiens n’aient marché dans le sang de septembre. Voilà qui m’éloigne des héros en guenilles. Je l’avoue toutefois, nos guenilles me furent chères, et le côté militaire d’une révolution me toucha, le jour où l’on arma le bataillon dont je faisais partie. Nous étions arrivés à Vincennes avec les premières clartés du jour ; je vis le soleil se lever derrière ces tourelles qui appellent le cœur à la fierté et à la rêverie. Nos hommes, répandus dans les cours, examinaient en riant ces formidables amas de boulets et de bombes qui sont disposés avec symétrie. C’étaient des plaisanteries qui me charmaient et des désirs que je partageais à propos de ces trésors guerriers. On souhaitait que la France un jour les répandît sur toutes les plaines de l’Europe. Je le souhaite encore, et ne cesserai jamais de l’espérer. Tout à coup le tambour nous appelle, à nos rangs, les portes de l’arsenal s’ouvrent, et le premier peloton est introduit. Non, je n’oublierai jamais avec quelle expression triomphante repartirent ces hommes qui étaient, entrés sans armes quand ils sortirent avec des fusils. J’ai vu plusieurs de nos volontaires embrasser cet humble et puissant instrument de la gloire roturière avec autant de ferveur qu’en purent jamais mettre les Du Guesclin et les Bayard à embrasser leurs épées. On entonna la Marseillaise, et je sentis passer dans nos rangs comme le souffle de la patrie.

À notre retour, une pluie orageuse de printemps tomba sur nous et perça les pauvres sarreaux dont la plupart de nos hommes étaient vêtus ; mais l’enthousiasme durait encore. « Pourquoi, ne pleut-il pas des balles ? » dit un enfant de quinze ans, qui marchait d’un pas leste, et cadencé en portant sur chaque épaule un fusil. En ces instans, je remerciais Dieu des compagnons qu’il m’avait donnés, et je me disais qu’il ne fallait désespérer ni de l’espèce humaine ni de la nation française, puisqu’il y avait encore des ames guerrières. Tant qu’un peuple aime la guerre, il est au-dessus de la matière il comprend le dogme divin du sacrifice ; il échappe aux ténèbres de la fausse sagesse par le plus lumineuse de toutes les routes, celle où la gloire immortelle et la gloire de ce monde répandent en même temps leurs clartés.


II

Combien de gens parlent du peuple, et ne l’ont jamais connu ! Chose étrange, mais que j’ai cent fois remarquée, le bourgeois n’a en aucune façon le secret du cœur populaire. Le peuple est pour lui l’objet d’un dédain grotesque ou d’une servile terreur. Eh bien ! par malheur, c’est la bourgeoisie qui, depuis un siècle bientôt, guide ces masses d’hommes pour qui elle n’a ni estime ni sympathie, dont elle ne comprend ni les entrailles ni la cervelle. Aussi, dans les grandes villes comme Paris, le peuple a-t-il pris une vie et des habitudes tout-à-fait contraires à ses instincts ; l’Encyclopédie a usurpé auprès de lui l’autorité de la légende. J’aurais peine à rendre l’indignation dont m’a souvent saisi le spectacle de l’empoisonnement opéré chaque jour sur de saines natures par des natures stupides ou perverties. On a remplacé chez le peuple, par la profane et vaniteuse indigence de l’esprit philosophique, cette humble et sacrée pauvreté de l’ame croyante dont l’Evangile a fait un trésor, et un trésor qui achète le ciel. Cependant la simplicité populaire n’a pas encore disparu, malgré la chasse que lui livre le patriotisme pédant de la basse presse et du club ; on la trouve encore, même à Paris, et jusqu’en cette classe de bohêmes d’où, pour ma part, je la croyais à jamais exclue.

Il y a toute une poésie parisienne dont j’ai eu l’idée quelquefois de recueillir des fragmens. Parmi les chansons que j’entendais répéter tous les soirs à l’époque de ma vie vers laquelle je me reporte à présent, quelques vers me frappaient tout à coup qui me semblaient avoir d’étranges qualités ou de grace, ou d’énergie, ou de profondeur. Le temps a emporté déjà les paroles qui me touchaient, mais il n’a pas emporté encore les émotions que ces paroles éveillaient en moi. C’est un peuple singulièrement chanteur que le peuple parisien. Il n’a pas jusqu’à ce jour, malgré l’Orphéon, reçu le don divin de l’harmonie : il chante mal. Les échos de l’Allemagne et de l’Italie frémiraient à ses accens presque autant qu’au bruit de ses canons et de ses tambours ; mais il comprend ce qu’il chante, et y prend un vif intérêt, qui se traduit dans chacun de ses gestes, dans chacune de ses expressions. Puis rien n’est plus varié que ces chants. Après ces hymnes de la rue, chargées de colère et d’orgueil, qui, le lendemain des émeutes victorieuses, s’élèvent des pavés remués et sanglans, viennent des chansons de paysan ou de soldat, honnêtes, généreuses, naïves, évoquant la martiale figure, le calme visage du grenadier et du moissonneur. Enfin, il est un genre de chants qui s’est malheureusement multiplié dans ces derniers temps : c’est ce que j’appellerai la ballade socialiste, lugubre, terrible complainte, où la faim remplit le personnage du fantôme dans les ballades allemandes. Elle enlève la fiancée au festin nuptial ; elle ravit, comme le roi des aulnes, l’enfant à sa mère ; partout elle éteint le sourire, frappe l’amour, glace la vie. Il est à remarquer, du reste, que ces odes sinistres à la misère, qui se terminent presque toujours par des imprécations contre le riche, datent toutes de l’époque où l’on s’est imaginé que, pour trouver des trésors, il fallait, non plus remuer le sol, mais bouleverser la société. Plus les ruines s’amoncellent, plus les trésors s’enfouissent, et plus aussi cette triste poésie prend de l’essor. Jamais la faim n’a joué un plus grand rôle dans les chants populaires que depuis cette dernière révolution, qui s’est accomplie, par une pâle matinée d’hiver, à la lueur de palais embrasés.

Quoi qu’il en soit de ses chants, le peuple chante, et c’est là ce que je voulais constater, toutes les fois qu’il se met en fête. J’ai assisté à vingt réunions dont les chansons, après le punch et le vin, faisaient tous les frais. Les chanteurs se succédaient sans laisser entre eux d’intervalle. On se quittait sans que la prose eût, à bien dire, été de la partie. Sont-ce là des mœurs primitives ? Je le crois. J’ai pris souvent grand plaisir à cette poésie. Aussi, je trouve beaucoup de charme à me rappeler une matinée chantante et buvante qui eut lieu au Cheval blanc. Le Cheval blanc était un grand cabaret dont les fenêtres donnaient sur la place de la Bastille. Le canon de juin a détruit cette pauvre taverne ; j’ai vu ses murs transformés en dentelle par les boulets comme des morceaux d’architecture gothique. C’était au mois de mars 1848 une joyeuse guinguette, dont ce jour-là la plus vaste pièce était occupée par toute une compagnie de gardes mobiles. Autour d’une grande table, sur laquelle fumaient le punch et le vin chaud, était un cercle qui, après tout, égalait en fantasque et surpassait en audacieuse poésie ces cercles d’artistes si chers à l’auteur du Chat Murr. Chacun était tenu de dire sa chanson. On ne faisait grace à personne. — Je n’en sais qu’une qui est bien triste. — Chante toujours. — Je n’en sais qu’une qui est trop gaie. — Allons, chante vite. Et les chants se suivaient sans interruption, évoquant toutes les puissances de la vie, la douleur, le plaisir, même la vertu, même l’honneur. Il y en avait un parmi nous qu’on appelait le Normand ; ce pauvre diable, qui n’habitait que depuis deux mois Paris, était l’objet de tous les quolibets. Chaque soir, toute la chambrée lui faisait des misères, comme il me disait avec, un regard désolé et son accent traînant. Quand vint le tour du Normand : — Je ne sais, dit-il, qu’une chanson de mon pays. — Ta chanson, ta chanson, Normand ! — Et force fut bien au Normand de s’exécuter. C’est ce qu’il fit, et alors il entonna certainement un des chants les plus anciens et les plus naïfs qui se soient conservés parmi les bouviers de Normandie : Je ne saurais dire le bizarre effet que produisaient ces champêtres accens résonnant tout à coup au milieu de ce qu’il y a de plus Parisien à Paris. J’aperçus les bœufs errans encore mieux que dans les premiers vers de l’ode immortelle d’Horace, et à cette odeur de poudre dont tout l’auditoire était encore imprégné se mêla l’odeur des foins. Les camarades du Normand se montrèrent pour la première fois pleins de bonne grace vis-à-vis de lui. J’ai souvent remarqué dans le peuple des merveilles de tact. La chanson du paysan fut applaudie avec vivacité et sans moquerie, comme, elle l’eût été par des gens habitués à suivre les règles du goût et les instincts de la bonne compagnie. Je ne dirai certainement pas, comme un faiseur d’idylles ou comme un orateur démagogue, que le peuple l’emporte dans ses mœurs sur les gens qui ont reçu du ciel la naissance et de la société l’éducation, mais je rendrai cependant hommage à certaines réunions comme celle dont je me souviens en ce moment. J’y ai trouvé quelquefois des jouissances d’un ordre élevé et calme ; je n’y ai ressenti jamais ni ces violens dégoûts, ni cet ennui amer et infini qu’on rencontre à chaque instant dans le monde, tant qu’on a l’esprit droit et le cœur jeune.

Tout en buvant et chantant, nos hommes faisaient leur éducation militaire. On avait envoyé de différens régimens de l’armée quelques officiers et un certain nombre de sous-officiers et caporaux désignés dans nos bataillons sous le nom de cadre, qui étaient chargés de nous apprendre le métier de soldat. Le cadre fut d’abord assez mal accueilli, dans le bataillon du moins auquel j’appartenais. La première fois que le peloton de nos instructeurs partit à la porte de Reuilly, ce fut un tapage infernal dans la caserne. On courait aux armes ; on déclarait qu’il n’entrerait pas. Le peuple est un singulier mélange de confiance aveugle et de sauvage défiance ; il s’endort à vos pieds ou vous met en pièces. Les nôtres étaient en humeur défiante ce jour-là ; mais quelques bonnes et cordiales paroles calmèrent une irritation sans cause. Officiers et soldats de la ligne parvinrent à pénétrer dans la caserne ; au bout d’une heure, on leur faisait fête. Je l’ai dit en commençant ces souvenirs, l’esprit militaire est le fond du caractère parisien. Quand les mobiles se furent bien convaincus que leurs instructeurs ne venaient point les traîner dans des geôles, mais leur apprendre l’exercice, ils les reçurent comme les enfans reçoivent de soldats. Tout Paris a été étonné de la rapidité merveilleuse avec laquelle ces conscrits de la rue prirent des allures de troupier. Nos premières patrouilles marquaient le pas avec tant de mesure et d’ensemble, que les applaudissemens partaient sur notre passage. Quant au maniement, on l’apprenait avec une incroyable ardeur. J’ai vu des pelotons exécuter en huit jours les charges et les feux. Nous étions à Paris par le corps, mais par l’ame nous étions tous sur la frontière. La frontière ! quand je serai vieux, ce mot me rappellera les plus chères songeries de ma jeunesse. Qu’il nous semblait retentissant et radieux ! C’était le seuil du monde de la gloire, du jardin des batailles, du paradis de la trompette et du canon.

Ce n’était point seulement le maniement des armes que nos volontaires apprenaient des soldats. Leurs mœurs, chaque jour, se ressentaient de la tradition militaire. Ainsi le pugilat disparut et fit place à des combats plus nobles. L’humanité gagnait à ce changement. J’ai vu dans les premiers jours de la garde mobile un duel en règle aux armes naturelles ; je ne sais point plus sauvage spectacle. Sur un des paliers de la caserne, où aucune police n’était alors établie, un grand cercle s’était formé, et dans ce cercle deux hommes étaient en présence la poitrine nue, les jambes couvertes d’un mauvais pantalon, les pieds chaussés de bottes destinées à jouer un grand rôle dans la lutte. Les adversaires se mirent en garde dans cette attitude parisienne qui n’a ni la dignité, ni la grace des attitudes de gladiateurs ; puis la grêle des coups de pied et des coups de poing commença, et bientôt des lèvres fendues, des nez écrasés, le sang se mit à jaillir. On entra alors en plein dans la phase féroce du combat. La victoire fut un certain temps indécise ; on échangeait toutes les blessures que peuvent se faire des hommes sans armes ; les mâchoires mêmes étaient du jeu ; un des champions fut mordu à la joue. Enfin il y eut un corps qui roula sur le carreau. On pouvait croire le duel fini ; point du tout. On sait le rôle que jouaient les poignards de miséricorde chez les raffinés du temps de Louis XIII ; ce rôle-là est joué par la botte chez les boxeurs parisiens. Le vainqueur s’approcha de son adversaire étendu à terre, et, au milieu du cercle silencieux, lui déchira le visage d’un coup de talon ; on porta le vaincu à l’hôpital, et je ne sais pas trop s’il en est sorti, du moins par la porte des vivans. En ce temps-là, pareils faits n’étaient que des bagatelles, surtout dans une caserne de mobiles. C’était le temps où Marc Caussidière avec son grand sabre rappelait la police primitive qu’Hercule faisait avec sa massue.

Temps bizarre ! que de scènes me reviennent ! Parmi les plus étranges, je dois placer celles qui se passèrent dans nos casernes au sujet des élections. Le moment était venu auquel les volontaires devaient, d’après les termes du décret qui les constituait en corps armé, se donner des chefs. Un matin, on nous lut à l’appel de onze heures un ordre du jour du général Duvivier. Le général Duvivier, comme on s’en souvient sans doute, était notre commandant supérieur. C’était une de ces natures comme il s’en rencontre quelquefois dans l’armée, qui se sont exaltées et enflammées, au lieu de s’abaisser et de s’éteindre dans la vie militaire. L’exaltation du général Duvivier avait quelque chose de mystique elle était née dans le même pays que celle de saint Augustin et de saint Jérôme : elle venait de l’Orient. J’ai eu récemment entre les mains le recueil complet des ordres du jour du général Duvivier. Il n’est point, pour ainsi dire, une de ces œuvres, — car ce sont de véritables œuvres littéraires, — où ne se trouvent de grandes images empruntées à la vie du désert et les immortelles pensées de Dieu, de l’ame, d’un monde futur. L’ordre du jour qu’on nous lut pour nous préparer aux élections était particulièrement empreint d’un caractère religieux. On nous enjoignait, je me rappelle encore ces expressions, de nous recueillir et de prier Dieu. Depuis, j’ai souvent entendu tourner en ridicule le ton d’homélie qui régnait dans ce singulier morceau d’éloquence guerrière, et j’avoue, en effet, que le discours ne semblait pas approprié à l’auditoire auquel il s’adressait ; mais j’ai une indulgence infinie pour la poésie des cœurs de soldats. Cette poésie, habituellement gauche, malhabile, ou en-deçà ou au-delà de ce qu’il faut par l’expression, est tirée de sources profondes et vives ; elle est émouvante comme le péril, généreuse comme le courage, sacrée comme la mort. D’ailleurs, l’ordre du jour du général Duvivier ne parut pas ridicule à ceux-là même précisément pour lesquels il était fait. Les volontaires l’écoutèrent en silence et le visage sérieux. Si leurs élections n’ont pas donné à la France des Hoche et des Marceau, ce n’est ni la faute du général Duvivier ni la leur, c’est la faute du temps où s’est accomplie et des élémens qu’a remués la révolution de février.

On comprendra quelle réserve je fois m’imposer en parlant du choix des volontaires. Ce choix fut tout ce qu’il put être. Dans toutes les casernes où quelques jeunes gens appartenant à d’honnêtes familles avaient eu l’idée de s’enrôler, ces jeunes gens obtinrent des grades. Des manières distinguées, une décente origine, loin d’être des motifs d’exclusion, étaient au contraire des titres au commandement. Ma vie au milieu du peuple m’a convaincu qu’un patriciat régénéré pourrait sortir de toutes nos révolutions, si ceux qui valent quelque chose par leurs traditions domestiques savaient aborder avec autorité et courage la grande famille sociale. Je suppose qu’au mois de février le caprice eût pris dans Paris à toute la jeunesse dorée de s’engager dans la garde mobile : cette troupe levée par les Ledru-Rollin et les Caussidière eût présenté le modèle accompli d’une armée aristocratique. Officiers et soldats auraient formé deux classes tranchées comme aux jours d’avant 89. Du reste, tous ceux que les volontaires appelèrent à leur tête eurent du moins cet incontestable mérite, qu’au jour du danger ils furent à leur poste, sachant tuer et se faire tuer.

Je ne sais ce que furent les élections dans toutes les casernes, mais je puis affirmer que dans celle où j’étais elles eurent un caractère profond d’ordre et de dignité. Des opérations préparatoires avaient eu lieu avant l’opération définitive et avaient fixé les suffrages sur un nombre de candidats déterminé. Par un louable et singulier mouvement d’orgueil, les volontaires avaient décidé qu’une autorité étrangère ne serait pas initiée à leurs cabales ; ils voulurent donner à tous leurs chefs le touchant et imposant triomphe de l’unanimité. Aussi, le jour de nos élections ne cessera jamais de s’offrir à mon esprit avec quelque chose d’attendrissant et de solennel. Je frissonne toutes les fois que je songe au vent du drapeau qu’un volontaire agitait sur mon front pendant que les tambours battaient aux champs. La fraîcheur de ce souffle m’est restée comme la trace d’une huile sainte ; je me sentais ordonné soldat.

J’ai vu sur plus d’un visage passer les sentimens que j’éprouvais. Un joyeux sourire était sur toutes les bouches, et tous les yeux étaient remplis de larmes. Bien peu de temps s’est écoulé, et presque tous les heureux de cette journée sont déjà dispersés. Quelques-uns sont morts par les balles ; ce sont ceux pour qui le destin a le mieux tenu ses promesses. D’autres sont allés chercher fortune sous d’autres drapeaux que celui de la France ; d’autres n’ont pas quitté leur pays, mais ont vu la vanité de tous leurs espoirs. Heureusement nul parmi nous n’était doué de seconde vue, et les mêmes élans de joie faisaient venir sur toutes les lèvres cette même parole, qui est restée dans ma mémoire avec vingt inflexions de voix : « C’est un beau jour ! » Quelques-uns peut-être riront de cet enthousiasme : l’enthousiasme est toujours sacré pour moi. C’est ce que le langage poétique appelle inspiration et ce que le langage religieux appelle l’esprit. « Or tout péché et tout blasphème sera remis aux hommes, dit l’Evangile, mais le blasphème contre l’esprit ne sera pas remis. »


III

Les officiers, dès qu’ils furent nommés, prirent l’uniforme de leur corps et les insignes de leurs grades ; ils furent équipés promptement, mais leurs soldats restaient en haillons. La république de février n’avait point, pour ne pas vêtir ses troupes, la même excuse que l’ancienne république, celle des grandes guerres et des victoires. Un auteur mystique a parlé d’un sourire qui dore de la boue ; il y a quelque chose qui fait resplendir les guenilles, c’est la gloire ; nos hommes se plaignaient de ce que leurs guenilles ne resplendissaient pas. Un jour on nous fit faire une longue sortie par une pluie battante ; les volontaires revinrent dans un tel état, que le lendemain il leur fut impossible d’aller à l’exercice. Ces pauvres gens étaient obligés de rester au lit pour donner à leurs malheureuses blouses le temps de sécher. La plupart manquaient de chemise, et leur peau apparaissait par les trous de leurs pantalons. Quelques officiers furent navrés de ce dénûment ; c’était l’époque où tout s’obtenait, ou, pour mieux dire, se demandait par députation. Ces officiers résolurent d’aller trouver M. Ledru-Rollin.

On part après avoir pris le verre d’eau-de-vie, le vin blanc, I’absinthe et le vermouth du matin. On monte dans un fiacre et l’on se rend en fumant au ministère de l’intérieur. On pénètre jusque dans l’antichambre le cigare à la bouche. Celui qui portait la parole était un aristocrate qui n’oubliera jamais ces détails, dont il se divertissait prodigieusement. Notre aristocrate donc demande à l’huissier le citoyen ministre. On lui répond que ce citoyen n’y est pas, mais qu’un citoyen secrétaire est prêt à recevoir la députation. On se fait conduire au secrétaire et on lui déclare, en phrases pleines d’énergie républicaine, qu’on veut voir le ministre lui-même. Le secrétaire dit que le ministre est à l’hôtel-de-Ville, on ne l’y trouve pas ; on revient furieux au ministère de l’intérieur. On est envoyé au Luxembourg, où le ministre doit être pour sûr. Il n’y avait au Luxembourg que M. Louis Blanc, catéchisant les tailleurs. On retourne au ministère de l’intérieur pour la troisième fois, on traite l’huissier d’esclave, et l’on envahit le salon de réception. On s’y promène en laissant traîner les sabres sur le parquet ; les uns se couchent sur ce grand divan rond, l’admiration des sous-préfets, les autres se mettent cheval sur les chaises. « Nous bivouaquerons là, dit l’aristocrate, jusqu’au retour du citoyen ministre ; nous fumerons ici, nous y boirons, nous y mangerons, et nous ne sortirons que par les baïonnettes. » L’huissier effrayé se décide à dire que le ministre préside le conseil, qui se tient rue de Rivoli au ministère des finances. On va sur-le-champ au ministère des finances, et cette fois on apprend en effet que le citoyen Ledru-Rollin est à, mais invisible ; des affaires de la plus haute importance réclament son attention ; on serait George Sand même qu’on ne passerait pas. L’aristocrate écrit alors ce curieux billet dont il n’oubliera jamais la teneur : « Cinq officiers de la garde mobile ont besoin de parler sur-le-champ au citoyen ministre ; leur service leur permet pas d’attendre. » Et M. Ledru-Rollin arrive. L’aristocrate, le foudroyant avec bonheur du titre de citoyen, lui peint, dans la plus révolutionnaire des harangues, la détresse de la garde mobile. — Que le gouvernement provisoire y prenne garde : les volontaires sont las. Si la république veut se faire honorer par ses enfans, il faut qu’elle les habille. — Le ministre promit qu’au sortir du conseil il se rendrait lui-même à Clichy, où M. Louis Blanc avait établi la société fraternelle des tailleurs.

Ces tailleurs pouvaient être frères entre eux ; mais ils traitaient leur prochain de Turc à Maure. Quand on allait leur réclamer les habits qu’ils auraient dû faire et qu’ils ne faisaient pas, ils prenaient les plus farouches expressions de clubs et semblaient prêts à vous plonger leurs aiguilles dans le cœur. Je ne sais pas si M. Ledru-Rollin tint sa promesse et alla en effet les presser ; mais les officiers de la garde mobile et les gardes eux-mêmes se mirent à les harceler. Clichy fut le théâtre d’étranges scènes. Lorsque les mobiles étaient en nombre, les tailleurs, avec leurs grands cheveux et leurs longues barbes, les recevaient dans la morne attitude de prophètes outragés. Tout vainqueurs de février qu’ils étaient, nos hommes comprirent que des ouvriers qu’on a l’air d’insulter, lorsqu’on leur demande son pantalon ou sa chemise, sont de tristes ouvriers. Cette leçon leur fut salutaire. J’ai entendu plus d’un volontaire dire : « Si celui-là, au lieu de prêcher, cousait ma tunique, la république n’en irait pas plus mal, et je ne serais pas tout nu. » Non-seulement ces majestueux tailleurs ne voulaient rien faire, mais ils prétendaient encore empêcher de travailler tous ceux qui ne piégeaient pas dans leurs conseils. Ils menaçaient de quitter leur olympe pour donner des gourmades à tous ceux qui prendraient l’entreprise de nos habits. Enfin on se débarrassa de leur joug. « Moi qui ai brûlé un trône, dit un jour un mobile, je brûlerai bien leur établi. » On adjoignit à ces frères, unis les frères isolés qu’ils voulaient rosser et ne rossèrent pas, et la garde mobile fut habillée.

Toutefois elle était encore dans son costume des premiers jours le 16 avril. C’est ce que ne regrettera jamais aucun de ceux qui ont vu dans ses rangs cette journée. Ces enfans en guenilles, qui marchaient d’un pas si résolu à la défense de l’ordre et de la fortune publique offraient un spectacle admirable et inattendu. Il fallait entendre les cris dont la garde nationale nous saluait ! Des légions entières semblaient entraînées vers nos bataillons par une attraction magnétique. Des mains inconnues nous donnaient de rapides étreintes. C’est par cet enthousiasme que la garde mobile fut conquise à la cause qu’elle a si intrépidement défendue. Je puis affirmer que si, le 16 avril, ceux qui espéraient l’heure de la guerre civile eussent osé tenter une bataille, on aurait vu des barricades enlevées par des compagnies de soldats en blouse. Je craignais à chaque instant de confondre les hommes que je commandais avec les ouvriers qui nous pressaient de toutes parts et s’efforçaient de rompre nos rangs. Les uns et les autres portaient le même costume ; mais je reconnaissais les nôtres à ce je ne sais quoi d’honnête et de déterminé dans l’allure que prennent les gens du peuple dès qu’ils ont embrassé la carrière des armes. Il n’y a point, pour le peuplé, de meilleure philosophie que l’exercice. La caserne corrige le club et finit même heureusement par le dévorer. L’esprit militaire est le contre-poison de la démagogie.

Je veux, pour preuve de l’empire qu’exerçait cet esprit parmi nous, la manière dont furent fêtées nos premières cartouches. Quelque temps avant le 15 mai, à cette époque où tout habitant de Paris se demandait le matin s’il n’aurait pas le soir une balle dans sa cervelle et le feu dans sa maison, où l’inquiétude et le péril étaient dans l’air, où l’on interrogeait la rue comme on interroge la mer dans la saison des tempêtes, un officier d’état-major arriva en bourgeois à notre caserne. On venait de battre pour la soupe du soir. Nous avions été consignés toute la journée. On ne peut pas imaginer tous les bruits qui agitaient nos quartiers à la fin d’un jour de consigne. Les communistes brûlaient l’Hôtel-de-Ville, on s’égorgeait à la porte Saint-Martin, on pillait à la Madeleine ; c’était une confusion de nouvelles qui auraient glacé d’effroi l’esprit de tout honnête citadin, mais qui couraient dans nos rangs à travers les rires et les chansons. L’officier qui arrivait tout à coup au milieu des rumeurs en même temps les plus sinistres et les plus joyeuses portait l’ordre à notre commandant d’envoyer à la place un détachement en armes ; trente hommes avec des sacs devaient recevoir des cartouches. Les cartouches ! c’était notre ambition, notre rêve. Les Parisiens ont pour la poudre une bizarre passion ; ils l’aiment comme les avares aiment l’or. Si, pendant le combat ils la dépensent en prodigues, une fois le combat fini ils la cachent, ils l’enserrent. Nous n’avions pas d’homme qui n’eût au fond d’un vieux mouchoir de quoi ensanglanter le pavé et se noircir la bouche ; mais ces trésors individuels, ces épargnes des barricades de février, n’auraient pas suffi, au mois d’avril, pour une brûlée, je me sers du terme militaire, telle que Paris l’attendait et que nous la souhaitions. Quand on sut qu’on allait faire une distribution générale de cartouches, ce fut une joie qui eût rendu certain de la victoire un général chargé de nous mener au feu. On frappait des mains, on sautait, on entonnait les refrains les plus gais, et, quand, les sacs arrivèrent, ce fut une ronde du sabbat dans la cour. Officiers, sous-officiers, caporaux et soldats se tenaient par la main. Un de ceux qui donna le branle reçut un des premiers, au mois de juin deux balles en pleine poitrine. Aujourd’hui encore cependant je ne condamne pas cette gaieté. Je l’aurais mieux aimée aux frontières, c’est certain ; toutefois, même à Paris, je trouve qu’elle n’était pas déplacée. Il ne faut apporter de tristesse dans aucune guerre. Nous verrons comment la garde mobile suivit ce précepte que lui enseignait son instinct.

C’était déjà dans l’abondance des fusils et des cartouches, mais encore dans la pénurie des vêtemens, que la garde mobile faisait un service dont les bourgeois de Paris auraient dû garder un long et reconnaissant souvenir. Qu’on se rappelle ces jours où le socialisme triomphant voulut imposer la générosité, même la prodigalité, aux propriétaires. Quiconque ne se contentait pas de recevoir pour revenus de sa maison quelques salves de coups de fusil et un drapeau portant une inscription en son honneur était d’être brûlé ou pendu en effigie, et roué de coups en personne. C’était, à l’entrée de la nuit, dans tous les quartiers populeux, un effroyable tapage et des scènes incroyables. La rue du Faubourg Saint-Antoine, entre autres, devenait pour tous les propriétaires un véritable enfer, un affreux Tartare. D’étranges processions, qu’éclairaient des torches, la sillonnaient dans toutes ses profondeurs.

Une de ces processions occupait un soir toute la largeur de la rue ; celui qui la conduisait était bien le plus rébarbatif des locataires : c’était un homme de quarante ans, la poitrine et les bras nus, la tête coiffée d’un bonnet phrygien, le visage à demi caché par une barbe de moine espagnol, une figure enfin digne de porter, dans un tableau d’histoire, la tête de la princesse de Lamballe. Heureusement ce redoutable personnage portait un objet beaucoup moins sanglant : il avait sur les épaules un mannequin affublé d’un bonnet de coton et d’une robe de chambre. Ce mannequin représentait un propriétaire condamné à être brûlé par ses frères pour avoir réclamé au nom du vieux monde, comme dit la nouvelle école, les termes auxquels, dans son injustice et son ignorance, il prétendait avoir droit. On réservait à l’effigie de ce misérable un exemplaire auto-da-fé. Dix ou douze hommes, accoutrés comme le porte-mannequin, brandissaient des torches et chantaient le cantique de février, c’est-à-dire l’hymne des Girondins. Une patrouille de mobiles, composée de seize hommes en guenilles que conduisait un officier, arrêta cette troupe, jeta le mannequin dans la boue, et éteignit les torches sous ses souliers. L’homme à la longue barbe voulut se débattre, il reçut des coups de crosse dans les jambes ; on croisa la baïonnette sur ses camarades, qui s’enfuirent, et la propriété fut sauvée d’un outrage. Je pourrais citer vingt traits pareils à celui-là. Ces blouses en lambeaux, ces vestes percées qui défendaient l’ordre, produisaient sur le peuple un effet magique. La garde mobile faisait alors ce qu’elle seule pouvait faire à Paris. Elle était insouciante, énergique et dévouée : insouciante, parce qu’elle était composée d’enfans ; énergique, parce que, sortie des barricades, elle avait compris sur-le-champ ce que disent le tambour et le drapeau. Les calomniateurs de la garde mobile ont essayé de la représenter comme une troupe dangereusement révolutionnaire, même après les gages sanglans qu’elle donna aux partisans de l’ordre : elle était si loin d’avoir l’esprit de confusion et de révolte, que, dès son origine, elle fut en guerre déclarée avec ceux qui trouvaient vraiment leur compte dans le bouleversement de la cité.

Cette guerre éclatait toutes les fois que nos bataillons étaient de garde à l’Hôtel-de-Ville. Je n’ai point vu les saturnales des Tuileries, mais j’ai assisté à toutes les grotesques et scandaleuses mascarades dont le siége du gouvernement provisoire fut le théâtre jusqu’au 15 mai. Cette demeure était devenue une sorte de citadelle, où s’était établie une véritable féodalité. Une poignée d’hommes, dont quelques-uns avaient manié l’aune, d’autres griffonné des actes, dont certains avaient figuré, m’a-t-on dit, sur des théâtres de la banlieue, dont un petit nombre avait servi, mais ne se serait point soucié de montrer ses états de services, une troupe de ces gens comme les révolutions en rassemblent s’étaient installés dans la maison de ville et y menaient la plus étrange vie. La fantaisie éclatait dans leurs costumes : ceux qui avaient des goûts militaires s’étaient donné des épaulettes de capitaine, de commandant, voire de colonel ; ceux qui avaient des penchans poétiques avaient adopté toutes sortes d’accoutremens romanesques. Je me rappelle un personnage, dont j’ai oublié le nom, qui sortait à cheval avec un chapeau à larges bords, des bottes molles, un habit de velours et une longue épée. La plupart de ces amateurs du pittoresque avaient à leur ceinture des pistolets et des poignards ; maint canotier parisien s’était transformé en Lara. J’ai toujours eu l’affectation en haine : elle m’inspire un secret dégoût, même dans la plus brillante des sphères, quand elle se prête aux caprices du génie. Je n’ai point de mots pour peindre la misère de cette affectation du ruisseau. Ceux qui ont vu ces parodies savent jusqu’à quel niveau peut descendre le triste comique de cette vie.

Parmi les affectations des seigneurs suzerains de l’Hôtel-de-Ville était une superbe comme il ne s’en est certes jamais rencontré chez l’aristocratie d’aucun peuple et d’aucun temps. Dans les cafés où ils daignaient souvent apparaître avec leurs longues barbes et leurs écharpes flottantes, ils tutoyaient et frappaient même les garçons. Il y avait entre eux une sévère hiérarchie. La maison de ville, qui, du reste, était une maison de bombance, renfermait plusieurs tables auxquelles on s’asseyait suivant le rang que l’on occupait dans cette noblesse des barricades. Une de ces tables rappelait celle où le roi invitait autrefois les officiers de service aux Tuileries ; seulement on y buvait davantage et on y restait plus long-temps. Après les repas, on faisait des largesses au peuple. Des varlets, portant de grandes corbeilles où des restes de pain et de viande étaient entassés, distribuaient ces débris à la multitude affamée qui se pressait derrière les grilles du palais. La voix de la garde mobile fut la première qui troubla dans leurs fêtes les triomphateurs de l’Hôtel-de-Ville. D’abord l’insolence de ces personnages l’irrita, et leurs airs féroces la firent rire. Les Parisiens sont familiers avec les masques de théâtre. Ces tyrans de mélodrame perdaient leur temps à enfler leurs voix. L’arsenal suspendu à leur ceinture n’inspirait pas plus d’effroi aux nôtres que leurs barbes hérissées et leurs moustaches pendantes. Les mobiles, avec leurs baïonnettes se moquaient des poignards et des yatagans. Un grand escogriffe, équipé en malandrin, voulut traiter de Franc à Gaulois un homme de mon bataillon. Le mobile donna un soufflet au montagnard. Je l’avoue, je prenais plaisir à voir ces braves enfans courir en se jouant aux fantômes qui faisaient alors trembler tout Paris. Ils traitaient ces épouvantails comme les matelots anglais traitèrent les dragons, les griffons et tous les monstres de papier peint dont les Chinois imaginèrent de les effrayer un jour de bataille.

Si ces chevaliers de l’Hôtel-de-Ville ne furent point canardés dans leur château, ce ne fut point la faute de nos hommes. Un matin, je ne sais quelle altercation entre un des leurs et un des nôtres, au commencement d’une garde, fit courir aux armes tous nos soldats. Des tirailleurs s’étaient embusqués jusque sur les toits. Avec leur flair particulier de la poudre, les mobiles savaient déjà où étaient les munitions. Je crois que, s’il y avait eu combat, la victoire n’aurait pas été incertaine. Notre jeune et vigoureuse troupe aurait fait passer de mauvais instans à cet amas d’hommes fatigués par là d’ébauche. Quelques esprits prudens apaisèrent cette affaire, et la féodalité montagnarde conserva son fief jusqu’au 15 mai.

Le 15 mai est peut-être, de tous les jours à caractère insolite que la révolution de février nous adonnés, celui qui m’a le plus frappé. Tous nos hommes enfin étaient habillés de neuf, leurs fusils étaient en bon état, leurs gibernes, étaient bien remplies, nos tambours connaissaient les batteries, et presque tous les bataillons avaient des fanfares. Nous étions prêts pour les occasions. Le 15 mai arrive, et à midi le rappel bat dans Paris. Dès le matin, notre caserne avait été consignée. À deux heures, nous recevons l’ordre de marcher. Nous étions obligés, pour nous rendre à l’assemblée, sur laquelle on nous dirigeait, de traverser les boulevards. L’air des émeutes circulait dans cette grande voie. Les boutiques se fermaient, et les pavés, que frappait le soleil, avaient cet aspect sinistre qu’ils prennent au moment des batailles populaires. Derrière nous, toute une légion de la garde nationale marchait précédée de quarante tambours. Cette formidable batterie avait quelque chose d’entraînant ; elle nous enlevait du sol. Le tambour est un merveilleux instrument qui domine la musique de tous les orchestres, comme le cri de l’héroïsme domine tous les accens de l’éloquence ; ses sons à la fois écrasans et agiles renversent tout ce qu’il y a de craintif et fait lever tout ce qu’il y a de viril dans les coeurs. Nous arrivons à la Madeleine, nous traversons la place Louis XV, et nous enfilons le pont qui conduit à la Chambre des Députés. Là, notre colonne s’arrête, et j’ai sous les yeux une scène qui est restée dans mon esprit avec les vives et étranges couleurs d’un rêve. Le Palais-Bourbon se dessinait devant nous sous un ciel digne d’éclairer le forum d’une cité antique. Ses marches étaient garnies des nôtres, dont on voyait briller de loin les shakos rouges. La foule qui était pressée devant nos rangs nous cachait un immense tumulte dont nous n’avions pour ainsi dire que la sensation électrique. Des voix innombrables proféraient des paroles dont il ne nous parvenait que le bruit. Nous sentions qu’au milieu de ce chaos Un nouveau monde révolutionnaire essayait de se former et de surgir. La puissance qui l’évoquait était une puissance inconnue. Un de ces hommes qui n’ont ni le cœur ni le costume du peuple, un de ces démagogues en habit noir qui disparaissent de la rue au moment où s’y élèvent les barricades, se glissa tout à coup dans nos rangs et se mit à crier : « L’assemblée nationale est dissoute ! sa république est finie ! Vive la république démocratique et sociale ! » Quelques instans après, je vis passer une bande d’hommes à longues barbes qui répétaient le même cri en ajoutant : « À l’Hôtel-de-Ville ! » Puis nos tambours battirent la charge. Je compris alors ce qui venait de s’accomplir, et j’eus l’espoir de voir enfin le trésor des justes colères se vider.

L’heure de la justice n’était pas venue encore. Les misérables qui avaient tenté cette infame entreprise, qu’un poète a nommée une étourderie, manquèrent ce jour-là de cœur. La foule qui encombrait la place Bourbon et ébranlait les grilles de l’assemblée se dispersa devant nous. Un de nos bataillons entra au pas de charge dans la chambre et chassa du temple de la loi, non point les vendeurs, mais les larrons. Les autres bataillons se postèrent aux environs et dans les cours même de l’assemblée. Je suis persuadé que, si, le 15 mai, une action sanglante avait eu lieu, on eût mis en pièces le drapeau rouge et ceux qui le portaient. La garde nationale était alors animée d’une énergie qui était fort affaiblie aux journées de juin. Depuis un mois, des milliers d’hommes étaient exaltés par les fatigues et par les veilles. Toutes les fois que le rappel battait, le plus pacifique bourgeois bourrait ses poches de cartouches, et souhaitait, au péril de sa vie, d’aller conquérir son repos. Des fusils destinés aux lièvres et aux perdrix étaient décrochés chaque matin pour la chasse humaine. Paris n’était plus une ville habitable. Une presse exécrable y conjurait tout un essaim de fantômes qui donnaient le vertige aux plus calmes imaginations. Les sociétés des ténèbres s’étaient emparées de l’air et du grand jour. L’enfer des clubs ouvrait ses bouches de tous les côtés. On sentait qu’il fallait, à travers la mort, enlever Paris aux dominations sinistres, et le rendre à l’esprit qui doit le gouverner, c’est-à-dire à l’esprit régulier, paisible et doucement actif des nations civilisées.

La garde mobile se fût battue le 15 mai comme au 23 juin. Elle fit tout ce qu’il était en son pouvoir de faire dans cette journée. Pas un homme ne poussa dans ses rangs un seul des cris factieux qu’on s’efforçait de nous arracher. Quand on ordonna aux baïonnettes de se croiser, elles se croisèrent ; les fusils ne demandaient qu’à faire feu ; nos cartouches brûlaient nos gibernes. Le soir, le bataillon auquel j’appartenais alla bivouaquer dans la grande cour claustrale du musée d’artillerie. Ce grand préau, dont le milieu était garni par l’herbe tendre et fine d’un gazon de mai, et qu’entouraient des canons démontés, avait un aspect original et attrayant. Nos soldats s’y répandirent avec une joie d’enfans et se mirent à cheval sur les pièces ; puis tous s’assirent en cercle sur le gazon et passèrent toute cette nuit de mai à chanter. Une compagnie de la garde nationale bivouaquait avec nous ; dans ses rangs était M. Mérimée, que je vois encore fumant sa cigarette. C’est ainsi que les guerres civiles forcent le poète à devenir soldat et à camper au seuil de sa maison. On s’attendrit sans cesse sur des pères de famille qu’une balle peut atteindre ; ne devrait-on pas s’attendrir bien plus encore sur ceux qui exposent avec eux à la destruction tout un monde enchanté ?


IV

Un des derniers jours de mai 1848, à quatre heures, je quittai Paris par la barrière de l’Étoile, et commençai ma première étape. Mon bataillon allait à Rueil. Ce fut une vraie fête pour les mobiles quand on commanda le pas de route. Ce bienheureux pas, qui autorise dans les rangs, espacés en longues files sur les bords du chemin, non-seulement la causerie, mais la chanson, était fait pour une troupe comme la nôtre. Nos hommes étaient de si bonne humeur, chantaient avec tant d’entrain, avaient sous leurs petits shakos une mine si avenante, que les habitans de toutes les maisons dont la route de Paris à Rueil est bordée leur souriaient. Comme la jeune captive d’André Chénier. Ils voyaient dans tous les yeux leur bienvenue. Nous étions à la fin de l’un des plus beaux jours du mois de mai ; la campagne avait toutes ses graces printanières. Le printemps convenait à cette jeunesse. Paris, malgré les démonstrations vigoureuses de la garde nationale au 15 mai, était redevenu une odieuse ville, où l’on sentait la barricade prête à sortir du sol, la crainte ou l’insolence sur tous les visages, la guerre dans les cœurs, la mort dans l’air. Quand on sortait de ce repaire, on ne peut dire ce qu’on trouvait de charmes à cette nature dont Dieu a bien voulu mettre les lois au-dessus de nos folles et meurtrières fantaisies. Cependant cette sérénité même des champs avait quelque chose d’une poignante mélancolie pour une ame douloureusement occupée des malheurs du temps. Cette souriante et sage beauté des choses ramenait d’une manière pénible l’esprit sur les spectacles affligeans et insensés que donnent les hommes. Puis il était quatre heures, ai-je dit, et c’est une heure d’exaltation mystérieusement triste, comme l’a remarqué Obermann. Quel nom ai-je prononcé à propos de mobiles ! On ne sentait guère autour de soi l’influence de cette heure où le poète quitte sa plume, s’accoude à sa fenêtre, et sent en lui un débordement de vie, si les accords d’un piano lointain lui apportent quelque air mêlé aux secrets de son cœur.

À Rueil commença pour nous cette vie de garnison qui devait devenir plus tard notre vie unique. Je pus observer sous un aspect nouveau les hommes au destin desquels j’étais lié. Il est impossible de rendre tout ce qu’il y avait dans la garde mobile de verve et d’entrain. Qu’une prise d’armes eût lieu, n’importe à quelle heure du jour ou de la nuit, et pas un soldat n’était malade. Les portes de l’infirmerie étaient fermées. Qui n’avait pas de souliers venait pieds nus ; qui avait égaré son fusil se trouvait armé subitement. Jamais le danger n’aura pour aucune troupe l’attraction qu’il eut pour nous. Quand l’appât des coups de fusil n’existait point, quand il s’agissait tout simplement de l’exercice, c’étaient une apathie et une mauvaise humeur universelles. Tant que le maniement des armes avait eu le charme de la nouveauté, on l’avait pratiqué avec entraînement ; depuis qu’il était devenu quelque chose de régulier et d’habituel, on l’avait pris en dégoût. Je ne saurais mieux comparer la garde mobile qu’à ces ardens et capricieux génies d’artistes qui passent de l’élan passionné pour tout ce qui est difficile et insolite au paresseux dédain des menus et ordinaires travaux de la vie.

Heureusement nous allions souvent à Paris, et nous y allions toujours les gibernes pleines. Le trajet se faisait en chantant. Quand nous arrivions à la barrière, la musique jouait, et le drapeau flottait au vent. J’ai eu l’honneur de porter quelquefois ce drapeau, qui fut troué par des coups de feu ; je me disais, alors que je marchais dans le rang, mesurant mon pas à celui des soldats : « Ici les balles m’atteindront peut-être ; mais ce que j’ai toujours craint et abhorré, ce que je trouve honteux de mépriser, lâche de subir, la calomnie et l’injure ne m’atteindront pas. » Cette pensée m’inspirait un attendrissement plein de bonheur et de fierté dont je remerciais Dieu.

À Paris, nous campions sur les places publiques. On jetait de la paille sur les pavés, souvent même la paille manquait, et il fallait s’accommoder du lit de pierre. L’officier appuyait son front aux jambes d’un soldat qui prenait son havresac pour oreiller, et le sommeil n’en venait pas moins avec le cortége des songes. Je crois qu’il y a une espèce particulière de rêves pour ceux que la lune et les étoiles regardent dormir. Le sommeil sous les cieux étoilés m’a toujours paru tout imprégné de la clarté des constellations Quand le tambour, passant au-dessus des corps étendus, saluait des accens de la diane les premiers rayons de l’aube, on se levait avec autant de peine que s’il eût fallu quitter une couche moelleuse ensevelie dans une profonde alcôve. Qu’importe la couche que l’on quitte ? c’est toujours, quand il faut se mettre debout, la fantaisie qui s’évanouit et la vie réelle qui recommence, l’ame qui voit tomber ses ailes, Cendrillon qui descend du carrosse des fées, Peau d’Âne qui, pour reprendre son ignoble vêtement, dépouille sa robe couleur de soleil.

Ces nuits au bivouac, cette vie de campagne, étaient propices aux rapides liaisons. Deux chers souvenirs se rattachent pour moi à la garnison de Rueil. Deux officiers qui ne sont plus augmentaient, en le partageant, le plaisir que je trouvais à une vie noblement bohémienne. Antonin B… et Guillaume de N…, quoique leurs pas aient marché bien peu de temps à côté des miens, laisseront dans mon cœur mémoire de vrais amis et de précieux compagnons. D’origine et de caractères différens, ils se ressemblaient par le courage et par la jeunesse. Antonin B… était d’une naissance bourgeoise et d’un esprit libéral ; mais le jour du combat m’a montré qu’il avait la véritable élégance, celle que donnent l’aisance dans le péril, le dédain moqueur de la mort. Ce joyeux et loyal garçon agissait, en suivant ses instincts, comme les gentilshommes d’autrefois, en mettant à profit les traditions. Je l’ai vu un jour se battre en duel avec autant de gaieté et de bonne grace qu’en put déployer M. de Ségur en se mesurant avec le prince de Nassau. Quant à Guillaume de N…, c’était un enfant de bonne maison, qui, croyant la France revenue aux jours dont les révolutionnaires de février semblaient vouloir poursuivre, à leurs débuts, la néfaste résurrection, était venu confier sa jeunesse, son honneur et sa fortune au drapeau. Il avait dix-huit, ans ; mais les événemens dont était née sa courageuse résolution l’avaient mûri. Il se trouva qu’il était prêt pour la mort des champs de bataille.

Le jeudi 22 juin, à cinq heures, je dînais dans un cabaret de Rueil avec Guillaume et Antonin. Nous puisions à pleines mains en nos discours dans les trésors de l’avenir. Nous retrouvions en Italie et sur le Rhin les traces des volontaires, nos devanciers, et deux après nous étions tombés tous trois sur le pavé de Paris ! Un seul s’est relevé et a repris, avec sa vie, les rêves de ses compagnons.


V

Il est un reproche que mon cœur ne se fait pas, c’est, après s’être écrié comme René : « Levez-vous, orages désirés, » d’avoir gémi de mes souhaits et maudit ma destinée quand les orages sont venus.

Ces journées de juin furent pour tous des jours d’été ; pour moi, ce sont des jours d’été et de jeunesse. Certes, j’aurais mieux aimé cette grande mêlée, cette fête du canon, cette orgie de poudre, sur les bords du Rhin qu’au milieu de Paris ; mais enfin je suis heureux d’avoir assisté à ces combats. Je ne pense pas que la guerre soit le mal, et que le hasard et la violence, c’est-à-dire les puissances que Dieu supporte hors de sa force et de sa justice, en soient seules chargées. Je crois que Dieu se l’est réservée au contraire, et, n’en déplaise aux prêtres philosophes qui se réunissent à des ministres réformés dans des congrès, je le crois avec la Bible, avec le rituel, qui disent : Le Dieu des armées !

Les journées de juin furent une véritable guerre. Comme toutes les guerre, elle nous a délivrés en un seul coup de maux que le temps n’eût guéris qu’après de nuisibles lenteurs : Le temps est un triste médecin pour les générations malades. Ses tâtonnemens, ses délais, ses expériences, font une part plus sûre à la mort que le remède héroïque des batailles. En juin, nous avons pour la première fois depuis plus de soixante ans, coupé brusquement, dans un furieux accès, la fièvre révolutionnaire. Pour parler sans figure, nous avons prouvé à l’émeute qu’elle n’était pas sacrée, à la barricade qu’elle n’était pas invincible. La plus triomphante démonstration de cette vérité est que certainement à la troupe dont j’écris l’histoire.

Ce fut le vendredi, à midi, que commença cette immense fusillade où furent brûlés trois millions de cartouches. Jusqu’au samedi, dans la journée, les plus grands efforts de la défense furent faits par la garde mobile. Le système du général Cavaignac, si diversement apprécié, retirait l’armée de la rue, où nous restions avec les insurgés. Dans quelques quartiers, la garde nationale nous envoyait du renfort ; dans beaucoup, elle nous saluait et nous regardait mourir ; dans certains, elle nous était hostile. On m’a assuré que le brave commandant du 16e bataillon, Cipollina, fut tué par un homme qui portait l’uniforme de la garde nationale. Cipollina fut parmi nous un de ceux qui tombèrent les premiers. C’était un des hommes dans lesquels s’incarnait avec le plus d’originalité et d’éclat l’esprit de la garde mobile. Il avait une belle figure, une taille élancée et je ne quoi d’en même temps populaire et chevaleresque qui exerçait sur les masses un entraînement indicible. Vrai chef de bande, il se faisait obéir des soldats par l’autorité du regard et de la parole bien plus que par l’application de la règle militaire. Il possédait au plus haut degré ce que notre armée d’Afrique appelle la fantasia cette mise en scène, qui a quelque chose de touchant dans le danger, quand elle relève de nobles actions et d’intrépides caractères. Lorsqu’il marchait à la tête de son bataillon, il y avait derrière son cheval, devant la fanfare, deux gardes mobiles, les plus petits de toute la troupe, habillés en sortes de pages ; l’un d’eux portait une énorme carabine que le commandant saisissait aussitôt que battait la charge. Cipollina ne savait qu’inventer pour exposer cette vie qu’il a perdu comme il le souhaitait. Un jour, on l’avait envoyé avec son bataillon rétablir l’ordre à un chemin de fer dont les ouvriers, pour se conformer à l’évangile de M. Louis Blanc, prêchaient le fusil à la main, au lieu de gagner leur salaire en travaillant. La garde mobile bivouaquait sous la gare. Voilà le commandant Cipollina qui imagine de se lancer à cheval au milieu des rails. Un convoi arrivait à toute vitesse. Ses hommes, qui l’adoraient, lui criaient : « Commandant, commandant, prenez garde à vous ! » Je vois encore sa bonne contenance, sa grande aigrette. Son cheval fit à propos un bond qui empêcha l’homme et la bête d’être broyés. Je sus gré à Cipollina de cette folie dont les mobiles furent charmés.

Cipollina eut la poitrine traversée d’une balle près d’une barricade que ses soldats enlevèrent quelques instans après sa mort, et où périt le capitaine adjudant-major du 16e bataillon, brave jeune homme qui tomba en franchissant l’obstacle le premier. Dans le 20e bataillon, la moitié du corps d’officiers fut mise hors de combat, et par des blessures qui presque toutes furent mortelles. Nos hommes se montrèrent au-dessus de tout éloge. Le général Lamoricière les appelait ses zouaves. Je doute qu’aucune troupe ait atteint jamais leur entrain. C’étaient de merveilleux tirailleurs. Avec leur intelligence et leur agilité parisiennes, ils s’embusquaient partout où ils pouvaient faire un feu sûr et meurtrier. On en voyait sortir des cheminées et ramper le long des gouttières. Les émeutiers avaient trouvé leurs maîtres. Nos balles les atteignaient dans leurs barricades et à leurs croisées ; où les balles n’allaient point, les mobiles allaient eux-mêmes. Un enfant de seize ans se fit descendre par ses camarades, à l’aide d’une corde, dans une cave d’où partaient des coups de fusil.

Ce fut le vendredi soir à cinq heures que le bataillon dont je faisais partie entendit pour la première fois le canon. Nous étions à l’Hôtel-de-Ville ; le canon grondait sur le quai à quelques pas de nous. Au moment où éclata le feu des batteries, nos hommes avaient leurs fusils en faisceaux et mangeaient la soupe du soir ; tous, d’une même voix, entonnèrent la Marseillaise. À partir de cet instant, l’enthousiasme et la gaieté furent dans nos rangs. Cependant une fenêtre s’ouvrit dans la cour de l’Hôtel-de-Ville, au plus fort des chants dont tout le palais retentissait, et une voix nous rappela les blessés. Il se fit un silence subit. Ces salles, où Lamartine s’efforçait, il y avait quelques de faire briller aux yeux du peuple toutes les lueurs trompeuses dont se colore l’aube des révolutions, étaient transformées en ambulances. Les échos qui avaient recueilli la parole dorée du sophiste recueillaient les plaintes des mourans. La révolution avait ses réalités hideuses ou elle avait eu ses brillans mensonges ; où s’étaient fait adorer les faux dieux, coulait le sang expiatoire des victimes.

Parmi les blessés de l’Hôtel-de-Ville ; il y eut un des plus nobles et des plus vaillans soldats qu’ait jamais eus notre pays, le général Bedeau : Je n’avais point l’honneur d’être à ses côtés quand le frappa la balle dont il faillit mourir ; mais on m’a raconté qu’il persistait à se tenir en selle malgré une blessure qui ensanglantait les flancs de son cheval. On lui criait de toutes parts : « Mon général, descendez. » Et il resta, le visage toujours plus pâle et plus calme. On parvint enfin à l’enlever, et je le vis passer en litière sur la place où je l’avais vu arriver, il avait à peine quelques heures, les traits éclairés par ce hardi et amical sourire qu’adressent les braves gens à la mort.

La nuit du vendredi 23 au samedi 24 juin fut une courte et belle nuit d’été. Un caprice obstiné de mémoire me rappelait à chaque instant ces vers de Victor Hugo :

L’été, la nuit bleue et profonde
S’accouple au jour limpide et clair.

Seulement, au lieu d’entendre des chansons dans l’air, comme dit encore le poète, on entendait un nombre prodigieux de coups de fusil. À chaque instant, nos factionnaires recevaient des balles. Il fallait réveiller, pour relever les blessés, nos hommes, qui dormaient tous, sans s’en douter, du sommeil de M. de Turenne. Dès que l’aurore partit le lendemain, elle fut saluée par une explosion générale d’artillerie et de mousqueterie. L’Hôtel-de-Ville était dans une position critique ; l’insurrection l’enserrait dans un cercle de feu. Le canon grondait à la place Baudoyer, au Petit-Pont et à la hauteur du Palais-de-Justice. La fusillade régnait partout. Les troupes se mirent en bataille sur la place, musique et tambours au centre ; les tambours battirent la charge, et les fanfares éclatèrent. C’était un bruit, pour me servir d’un mot de troupe, à faire prendre les armes au diable.

Je crus vraiment qu’il les avait prises, et que Paris allait s’abîmer dans tout ce fracas. Aucun spectacle ne me frappera plus, j’en suis sûr, que ne me frappa tout à coup l’aspect de Notre-Dame, dont une bande de tirailleurs venait de s’emparer. La vieille église élevait ses tours chargées de tristesse religieuse et séculaire dans un ciel plein d’un effroyable vacarme, et des coups de feu partaient de ses longues fenêtres. Je me rappelle, entre autres, une gothique ouverture, placée à l’orient par où s’allongeait à chaque instant le canon d’un fusil. « En voilà un qui s’est bien établi ! » répétaient autour de moi mes hommes à chaque coup que ramenait un même espace de temps. L’ironie de cette arme infernale surpassait certainement celle de tous les démons que la sculpture du moyen-âge attachait aux flancs des églises dans ses caprices bizarres et profonds. Je pensais que les derniers jours de Notre-Dame étaient venus, et que les ruines de la sainte maison allaient inaugurer la barbarie révolutionnaire. J’avoue que cette pensée n’était pas dépourvue pour moi d’un certain charme âpre et emporté : je n’aurais pas été fâché de cette tache au front de nos sauvages ennemis ; et puis, quand le sang coule, quand la chair humaine est frappée, quand les ames émigrent, on voit avec plaisir les monumens suivre la commune destinée, entrer dans la poussière et dans l’oubli avec ceux qui les admiraient.

Sur le pont qui unit l’Hôtel-de-Ville à la Cité, arriva un général dont je vois encore l’attitude pensive : c’était le général Duvivier. Ce vieux soldat de nos armées africaines était destiné, comme tant d’autres de ses compagnons, à tomber sous un ciel français, tué par ceux-là qu’il nommait ses frères en son langage républicain. La république était la passion du général Duvivier. Il la voyait dans la Marseillaise, dans les canonnades de nos grandes batailles, dans tout cet éclatant appareil qui a séduit tant d’ames. Les scènes hideuses de juin lui déchiraient le cœur. Comme tant d’autres patriotes de son espèce, il sentait les grilles de ses chimères, car les chimères ont des griffes. Aussi sa tristesse était-elle infinie ; son courage seul l’égalait. Une balle lui fracassa le pied, et le fit mourir dans des transports de douleur. L’instinct de cette cruelle mort, si, étrangement en harmonie avec les souffrances de sa pensée, était sur son visage quand je le vis.

J’aperçus aussi le matin sur la place de l’Hôtel-de-Ville un homme en habit noir. Je m’approchai du nouveau venu, et je reconnus M. Victor Hugo, qui, au sortir de la séance de nuit des représentans cherchait à regagner son domicile, inquiet sur le sort de sa femme et de ses enfans. Quand le poète m’eut quitté, un vieux colonel d’infanterie m’aborda et me demanda à qui je venais de parler. Lorsqu’il eut appris que c’était à M. Victor Hugo : « Si j’avais su ! » s’écria-t-il. En ce moment, quelques coups de fusil, qui nous arrivaient par les jardins de l’Hôtel-de-Ville, amenèrent une décharge générale des nôtres ; mais la figure et l’exclamation de cet honnête officier sont restées dans mon esprit. Il y a une race calme et courageuse d’honnêtes gens qui, dans le danger, vivent simplement leur vie, jusqu’au moment où les frappe la mort.

Cependant notre position à l’Hôtel-de-Ville devenait si mauvaise, que le général Duvivier résolut à tout prix de la faire cesser, et il ordonna aux bataillons de la garde mobile dont il pouvait disposer d’aller attaquer les insurgés dans le labyrinthe des rues voisines, où à chaque instant de nouvelles barricades s’élevaient. Mon bataillon fut de ceux qui se mirent en marche. Nos hommes prirent un vif plaisir à tirailler ; ils prirent quelque plaisir aussi à jouer de la baïonnette, peut-être même poussèrent-ils un peu loin ce dernier goût. Ils n’avaient pas l’âge de la pitié ; puis ils étaient les instrumens du châtiment terrible que la justice divine voulait faire infliger au peuple par le peuple. Ce mot si douloureusement célèbre de Barnave : « Le sang qui coule est-il donc si pur ? » a été pendant quatre jours non plus le cri d’un plébéien poursuivant l’objet de sa rage dans les veines de la noblesse, mais le cri de bourgeois tuant des bourgeois, d’artisans égorgeant des artisans. « Il faudra qu’à son tour le peuple pâtisse, » avait dit autrefois M. de Maistre. Les journées de juin ont donné raison à cette lugubre prophétise. Le peuple a pâti. Pour la première fois, il a fait lui-même l’épreuve de ses supplices. Il a su ce qu’étaient ces désespoirs, ces agonies, ces terreurs de l’ame et de la chair dont il n’avait été jusqu’alors que l’impitoyable spectateur. « Si vous l’aviez vu, mon capitaine, il était pâle comme un linge, et ses cheveux se sont mis tout debout ; il nous disait : Ne me tuez pas. Le caporal lui a donné un coup de baïonnette. Il ne fera plus de barricades à présent. » Que de fois j’ai entendu semblables phrases ! Quelques-uns de nos prisonniers, le visage en sang, les mains noircies, conservaient avec orgueil leur attitude et ressemblaient aux démons de l’émeute.

Malgré les meurtres qui marquaient son passage, la garde mobile trouvait moyen de répandre la gaieté à travers les horreurs de cette guerre. Je me rappelle la rue Saint-Martin, vers trois heures, le samedi, à l’endroit où elle s’appelle, je crois, rue Planche-Mibray, et communique avec les quais. Certes, rien n’était plus lugubre que cette étendue de pavés bordée de maisons fermées, et où un soleil d’été n’éclairait que quelques cadavres gisant çà et là dans des flaques de sang. Mais à l’entrée de cette rue était une batterie qui tonnait contre une barricade établie à la hauteur du cloître Saint-Merry. Je ne saurais rendre tous les quolibets, tous les lazzis dont les mobiles qui soutenaient la canonnade accompagnaient chaque explosion du brutal, comme ils disaient. « Eh bien ! criait celui-ci, il doit être en colère le père Duchêne ; voilà qu’on casse sa pipe. — Gare la pomme cuite ! » disait un autre avec l’accent d’un habitué des Funambules et un geste familier aux gamins de Paris. Un homme traversa la rue, je ne sais si c’était un insurgé, mais un boulet l’atteignit singulièrement. Sa tête fut complètement emportée, comme je pus m’en assurer quelques instans après en franchissant son cadavre pour aller à une barricade. En voilà un qui veut remplacer saint Denis ! » dit aussitôt un de nos hommes. Certes, cette plaisanterie pouvait être réprouvée par le goût et la sensibilité. Ce qui doit la faire excuser, c’est qu’une balle atteignit au ventre celui qui se la permettait.

Avant de recevoir moi-même une balle qui faillit me mettre pour toujours hors de combat et m’envoya étudier la douleur à l’hôpital, les derniers accens que j’entendis furent ce refrain d’une chanson que tout mon bataillon répétait :

Mystico, dar, dar, tire lire,
Cli, clo, cla, la lirette, la liron.

Depuis, j’ai changé de bataillon, et la chanson s’est envolée de ma mémoire. Souvent je la cherche, je l’appelle avec cet amour passionné qu’inspirent les chansons perdues. Ces airs qu’on ne retrouve pas et qu’on poursuit avec une sorte de fièvre du cœur me rappellent la légende païenne d’Eurydice, légende qui m’arrachait des pleurs à l’époque où l’on est l’ami d’Ali-Baba et l’émule d’Achille, où l’on trouve tout à coup, au fond d’un vieux livre, cette fraîche Tempé dont parlent les poètes, où l’on dit de vous : il n’a pas encore vécu, et où l’on vit de la vie enchantée.

Toute la gaieté militaire dont je viens de donner une idée ne me cacha pas cependant de grandes tristesses et d’irréparables malheurs. Là où s’est résumée pour moi l’affliction de ces journées qui ont laissé sous tant de toits des traces sanglantes, c’est dans une rencontre à laquelle j’ai songé souvent. Au milieu d’une rue où nos tambours battaient la charge et que des balles traversaient dans tous les sens, j’aperçus le long d’une maison une femme en noir qui joignait les mains et qui avait les yeux en larmes. Je rencontrai son regard en passant, et je lui adressai ces paroles dénuées de sens : « Calmez-vous ; il n’a pas de danger. » Pauvre femme ! était-ce le danger qu’elle craignait ? Peut-être avait-elle perdu un enfant ! Les ombres de la mort sur de jeunes et hardis visages ne m’ont point touché comme cette apparition. Je ne voyais que les hommes et le sang. J’avais oublié les femmes et les pleurs.

J’appris à l’hôpital la mort glorieuse des deux officiers dont j’ai parlé, Antonin B… et Guillaume de N… L’un fut frappé au cœur, l’autre au front. Pour la première fois depuis que j’ai commencé ce récit, j’hésite sur le choix de mes paroles. J’aimerais et je n’ose m’étendre sur des souvenirs que le tombeau a rendus sacrés. Je me suis toujours demandé jusqu’à quel point il était permis à l’écrivain d’ensevelir ceux qu’il aimait dans ses œuvres. N’est-ce pas un endroit bien profane qu’un livre pour de chères et saintes sépultures ? Je ferai seulement ici, à mes deux camarades, le rapide et viril adieu que je leur aurais fait sous les balles, s’ils étaient tombés près de moi. Je serrerai en pensée leurs mains dont je ne sentirai plus les cordiales étreintes, et je leur souhaiterai avec ferveur, en ce monde invisible qui s’est ouvert si brusquement pour eux, ce bonheur, d’une espèce inconnue, placé par la foi et par nos désirs dans la mort.

C’est dans les journées de juin que se résume toute l’histoire de la garde mobile. Paris eut pour nous un de ces violens et rapides enthousiasmes qui font son danger et son charme. Toutes les orgues chantaient nos exploits, que retraçaient toutes les gravures. Les vieillards se découvraient quand nous passions, et les femmes devenaient, pour qui portait un shako rouge, ce qu’étaient les visitandines pour Vert-Vert. Puis Paris, tout d’un coup, nous retira ses faveurs ; Paris nous déclara maussades, mutins, tapageurs, mal sûrs, insupportables. « il est bien heureux, disait une aimable personne qui, deux mois auparavant, aurait voulu pouvoir mettre à l’Opéra toute la garde mobile dans sa loge, que vos petits monstres n’aient pas tourné. »

Paris enfin, nous bannit et envoya notre jeune gloire, comme une vieille mode, à la province. Notre vie cessa d’être mêlée à la vie publique. Mon récit, et c’est pour cela que je l’arrête, ne serait plus maintenant qu’une succession de souvenirs et d’émotions qui me sont tout personnels. Or, je n’ai jamais été enclin aux confidences. Je suis d’avis qu’un écrivain ne doit pas être absent de son œuvre, mais je ne veux pas qu’il soit son œuvre tout entière. Ce n’est pas pour moi d’ailleurs que j’ai écrit ces pages, c’est pour mes petits monstres, comme disait cette personne que mes petits monstres ont peut-être sauvée d’étranges dangers. Je crois qu’on connaît à présent ces braves enfans tels que je les ai vus à la caserne et au combat, à toutes les heures de la vie, même à l’heure suprême, à celle où l’on découvre but à coup quel trésor enfermait celui-ci, quelle indigence celui-là cachait. Ma destinée me séparera sans doute des compagnons inattendus qu’une révolution m’a donnés : ma mémoire n’oubliera point ces hardies et joyeuses figures, ces vifs esprits, ces cœurs dévoués. Je me rappellerai ceux qui, par un mouvement spontané de leur cœur, me nommèrent leur chef, n’importe en quel lieu et parmi quels hommes me conduira la profession que j’ai choisie pour concourir sans remords et sans dégoût aux œuvres de mon pays et de mon temps.


PAUL DE MOLÈNES.