La Gastronomie de Bechoux 1819/POEME. Chant I. Histoire de la cuisine des anciens

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La Gastronomie, Poëme
L. G. Michaud (p. PL-34).


LA GASTRONOMIE,


POËME.




CHANT PREMIER.




HISTOIRE


DE LA CUISINE DES ANCIENS.


Je ne suis point jaloux du poëte lyrique
Qui semble se nourrir de fleurs de rhétorique,
Qui, plein de son sujet, sans en être moins creux,
Parle souvent à jeun le langage des dieux.

Qu’un rival de Virgile, amoureux des campagnes,
Fasse à l’Homme des Champs aplanir des montagnes,
Et l’instruise dans l’art de jouer aux échecs :
Pour moi de tels sujets sont arides et secs.
Je me suis emparé d’une heureuse matière :
Je chante l’Homme à Table, et dirai la manière
D’embellir un repas ; je dirai le secret
D’augmenter les plaisirs d’un aimable banquet,
D’y fixer l’amitié, de s’y plaire sans cesse
Et d’y déraisonner dans une douce ivresse.
Vous qui, jusqu’à ce jour, étrangers à mes lois,
Avez suivi vos goûts sans méthode et sans choix ;
Qui, dans votre appétit réglé par l’habitude,
Ne soupçonnez pas l’art dont j’ai fait mon étude,
Ma voix va vous dicter d’importantes leçons :
Venez à mon école, ô mes chers nourrissons !
Dois-je invoquer un dieu quand je puis me suffire,
Quand je sens mon sujet qui m’échauffe et m’inspire ?

Mais la divinité qui préside aux festins,
Ici ne s’attend pas à d’injustes dédains.
Approche, dieu joufflu de la mythologie ;
Comus, viens me montrer ta mine réjouie,
Souris à mon projet, et protège mes vers ;
Qu’ils soient dignes de toi comme de L’univers : 2
Je vais, dans mon ardeur poétique et divine,
Mettre au rang des beaux-arts celui de la cuisine.
Je ne parlerai point de ces malheureux temps
Où l’homme dédaignait la culture des champs,
Et n’ayant d'autre abri que la voûte azurée,
Trouvait toujours partout sa table préparée.
On n’attend pas de moi d’inutiles propos
Sur ces siècles obscurs, trop voisins du chaos ;
Je n’y remonte point, ce n’est pas ma méthode ;
C’est assez d’en venir au siècle d’Hésiode,
Digne contemporain du poëte fameux
Qui chanta les Troyens, les grenouilles, les dieux.

La cuisine, pour lors négligée, avilie.
De prestiges flatteurs n’était pas embellie ;
L’homme se nourrissait sans arts et sans apprêts,
Et le seul appétit assaisonnait les mets.
Homère nous transmet des détails domestiques,
Mêlés avec génie à des faits héroïques.
Ces robustes héros, ces guerriers valeureux,
Dont nous savons par cœur les gestes merveilleux,
Qui gouvernaient la Grèce au gré de leurs caprices,
N’auraient point estimé nos coulis d’écrevisses.
Qui ne sait aujourd’hui qu’ils descendaient souvent
Au soin de préparer un grossier aliment ?
La table de Patrocle et du fils de Pélée,
De plats multipliés n’était pas accablée :
Dans un jour d’appareil, une biche, un mouton,
Suffisaient au dîner des vainqueurs d’Ilion.
Ulysse fut, dit-on, régalé chez Eumée
De deux cochons rôtis qui sentaient la fumée.

Pour donner un repas plus honnête et plus beau,
Le fils de Télamon fit bouillir un taureau
Le laitage, le miel et les fruits de la terre
Furent long-temps des Grecs l’aliment ordinaire.
En Asie, on connut des repas moins grossiers ;
Et les Orientaux, plus savans cuisiniers,
Mélangèrent leurs mets d’une façon nouvelle,
Des premiers fricandeaux donnèrent le modèle,
Employèrent le lard, exprimèrent des jus,
Inventèrent des mets jusqu’alors inconnus.
Les Perses cependant firent passer en Grèce
Leur luxe, leur cuisine et leur douce mollesse.
Mais à Lacédémone un homme vint à bout
D’arrêter les élans et les progrès du goût.
Un vieux législateur, du sang des Héraclides,
Osa donner un frein aux estomacs avides.
Régla les appétits, les soumit à la loi,
Et l’on ne put sans crime être à table chez soi.

Il fallut, en public, apporter son potage,
Sa farine, son vin, ses figues, son fromage,
Son brouet... Ce brouet alors très-renommé,
Des citoyens de Sparte était fort estimé.
Ils se faisaient honneur de cette sauce étrange,
De vinaigre et de sel détestable mélange.3
On dit, à ce sujet, qu’un monarque gourmand,
De ce breuvage noir, qu’on lui dit excellent,
Voulut goûter un jour. Il lui fut bien facile
D’obtenir en ce genre un cuisinier habile.
Sa table en fut servie. Ô surprise ! ô regrets !
À peine le breuvage eut touché son palais,
Qu’il rejeta bientôt la liqueur étrangère.
« On m’a trahi ! dit-il transporté de colère.
— « Seigneur, lui répondit le cuisinier tremblant,
« Il manque à ce ragoût un assaisonnement.
— « Eh ! d’où vient avez-vous négligé de l’y mettre ?
— « Il y manque, seigneur, si vous voulez permettre,

« Les préparations que vous n’emploirez pas,
« L’exercice et sur-tout les bains de î’Eurotas. » 4
Athènes, si long-temps de la gloire amoureuse,
Fit fleurir tous les arts dans son enceinte heureuse.
On n’y négligea point le talent séducteur
De compliquer un mets pour le rendre meilleur.
Des hommes précieux, doués d’un vrai génie,
Surent à la cuisine appliquer la chimie ;
Et, hardis novateurs, trouvèrent les moyens
D’aiguiser l’appétit de leurs concitoyens.
Sur les productions de la terre et de l’onde,
On les vit exercer leur science profonde,
Offrir dans un ragoût mille objets peu connus,
Etonnés de se voir mêlés et confondus.
Plusieurs, à ce sujet, ont écrit des volumes ;
L’un y traite des chairs, un autre des légumes ;
L’autre des farineux, des herbes et des fruits.
Dirai-je les auteurs de ces rares écrits ?

Dirai-je Mitœcus, Actidès, Philoxène, 5
Hégémon de Thasos, et Timbron de Mycène ?
Archestrate sur-tout, poëte cuisinier, 6
Qui fut dans son pays ceint d’un double laurier ? ......
Je chante, comme lui, la cuisine, la table. 7
Hélas ! il s’est acquis une gloire durable ......
Et moi, puis-je compter sur nos derniers neveux,
Refuse accoutumé des auteurs malheureux ?
De maints objets divers on connut l’amalgame ;
On unit le cumin, l’origan, le césame,
Le thym, le serpolet, mille autres végétaux ;
On farcit les poulets, les dindes, les agneaux.
Léon accommoda de diverses manières
Et le poisson des mers et celui des rivières.
Le congre, le glaucus, le pagre, les harengs,
Farcis, dénaturés, devinrent succulents
Je ne m’étendrai point sur les sauces nombreuses.
Les coulis variés et les farces heureuses

Qu’inventa îe génie éclairé par le goût.
Théarion brilla dans les pâtes sur-toul ; 8
Sous ses doigts délicats les farines pétries
Sortirent en beignets, en gauffres, en oublies.
Des Cappadociens il apprit le secret
De faire des gâteaux aussi blancs que le lait,
D’y mêler avec art le miel du mont Hymète,
Ce miel chéri des Grecs, que la terre regrette,
Que l’abeille aujourd’hui cherche en vain dans ces lieux
Abandonnés de Flore et méprisés des dieux.
La grâce, l’industrie et la délicatesse
Présidèrent alors aux festins de la Grèce.
On y nommait un roi : ses fortunés sujets 9
Osaient bien rarement enfreindre ses décrets.
Son règne était fort doux ; il réglait le service,
Gourmandait quelquefois la licence et le vice,
Faisait boire : il était sévère sur ce point.
Celui qui buvait mal, ou qui ne buvait point,

Renvoyé par son chef, allait loin de la table
Expier les refus d’un estomac coupable ......
Qui peut parler des Grecs sans parler des Romains,
Peuple-roi qui long-temps a réglé les destins
De cent peuples divers qu’il rendit tributaires ?
Il abjura bientôt ses coutumes grossières,
Ne choisit plus ses chefs parmi les laboureurs,
Sur les lois de Numa ne régla plus ses mœurs.
Des hommes enrichis de dépouilles immenses,
Durent à leur fortune égaler leurs dépenses.
Le règne des Tarquins, agité, malheureux,
N’en vit pas moins fleurir un art ingénieux.
Entre tous les consuls et les héros de Rome,
J’aperçois Lucullus Au non de ce grand homme,
Saisi a’un saint respect, je fléchis les genoux ;
J’admire sa torture, et honore ses goûts.
Je ne vois point en lui le vainqueur de Tigrane,
Mais l'illustre gourmand du salon de Diane. 10

En vain il a vaincn Mithridate, Amilcar,
Vu les rois de l’Asie enchaînés à son char.
Qu’importe en Lucullus le général d’armée 1
Il doit à ses soupers toute sa renommée. 11
Cicéron et Pompée, admis à sa faveur,
Ont pu de ses repas attester la splendeur.
Il était seul un jour : un cuisinier propose.
Au moment du souper, d’en ôter quelque chose
Tant de mets, répond-il, ne sont pas superflus ;
Lucullus aujourd’hui soupe chez Lucullus,
Rassasié d’honneurs, usé par la victoire,
Il mit à ses festins son étude et sa gloire.
La terre lui fournit, de l’aurore au couchant,
De ses productions le tribut succulent.
A l’art de sa cuisine elles furent soumises ...... 12
Et l’Europe lui doit les premières cerises.
C’est alors que l’on vit des écuyers tranchans,
Et des maîtres d’hôtel au service des grands.

Alors les cuisiniers, riches par leurs salaires,
Ne furent point comptés au rang des mercenaires ;
Considérés, chéris dans leur utile état,
Ils marchèrent de pair avec le magistrat.
Des ragoûts les plus fins Marc-Antoine idolâtre,
Au sortir d’un dîner donné pour Cléopàtre y
Ivre de bonne chère et grand dans ses amours,
Fit présent d’une ville avec ses alentours
A l’artiste fameux qui traita cette reine ;
Présent digne en effet de la grandeur romaine,
A plusieurs plats nouveaux, d’un goût très-recherché
Le nom d’Apicius fut long-temps attaché ;
Il fit secte, et l’on sait qu’il s’émut des querelles
Sur les Apiciens et leurs sauces nouvelles. 13
On connaît l’appétit des empereurs romains,
Leur luxe singulier, leurs énormes festins.
Dans un repas célèbre, on dit qu’un de ces princes
Mangea le revenu de deux grandes provinces,

Vitellius, malgré son pouvoir chancelant,
De son règne bien court profita dignement.
Rien ne peut égaler la merveilleuse chère
Qu’en un jour d’appareil il offrit à son frère.
On y vit, s’il faut croire à ces profusions,
Plus de sept mille oiseaux et deux mille poissons :
Tout y fut prodigué. L’excessive dépense
Du fils d’AEnobarbus passe toute croyance.
Je sais qu’il fut cruel, assassin, suborneur ;
Mais de son estomac je distingue son cœur.
Il se mettait à table au lever de l’aurore ;
L’aurore, en revenant, l’y retrouvait encore.
Claude, faible héritier du pouvoir des Nérons,
Préférait à la gloire un plat de champignons. 14
Tibère, retiré dans les îles Caprées,
N’y changea pas ses mœurs, des Romains abhorrées.
Caligula fit faire un repas sans égal
Pour son Incitatus, très-illustre cheyal. 15

Je ne puis oublier l’appétit méthodique
De Géta, qui mangeait par ordre alphabétique,
Domitien un jour se présente nu sénat :
« Pères conscrits, dit-il, une affaire d’état
« M’appelle auprès de vous. Je ne viens point vous dire
« Qu’il s’agit de veiller au salut de l’Empire ;
« Exciter votre zèle, et prendre vos avis
« Sur les destins de Rome et des peuples conquis ;
« Agiter avec vous ou la paix ou la guerre :
« Vains projets sur lesquels vous n’avez qu’à vous taire ;
« Il s’agit d’un turbot ; daignez délibérer
« Sur la sauce qu’on doit lui faire préparer… »
Le sénat mit aux voix cette affaire importante.
Et le turbot fut mis à la sauce piquante. 16
Je pourrais m’emparer, pour enrichir mes chants,
De mille traits connus non moins intéressants ;
Je pourrais compulser d’innombrables chroniques : 17
Laissons, pour aujourd’hui, les cuisines antiques...

J’ai dû parler des Grecs et citer les Romains ;
Mais ce n’est point assez pour mes contemporains.
Il faut, il en est temps, que notre siècle dîne ;
Les poètes ont trop dédaigné la cuisine.
Sans doute ils auraient cru, jusque-là s’abaissant.
Déshonorer leur muse, avilir leur talent,
Les routes d’ici-bas sont à peine connues
A leur noble Apollon qui se perd dans les nues :
Orgueilleux écuyers, sur Pégase montés,
Ils habitent l’Olympe et les grandes cités.
Pour moi, paisible ami des demeures agrestes,
Je dois borner ma muse à des sujets modestes.
Delille, dans ses vers nobles, harmonieux,
A fait de la campagne un tableau précieux ;
Il peint l’homme entouré de ruisseaux, de prairies,
Promenant dans les bois ses douces rêveries ;
Le loto, le trictrac l’attendent au retour.
J’admire ces plaisirs d’un champêtre séjour ;

Mais je ne vois jamais l’homme des champs à table.
Réparons, s’il se peut, cet oubli condamnable. *[1]
Puissent tous mes lecteurs, approuvant mon projet,
Pardonner à mes vers en faveur du sujet !



FIN DU PREMIER CHANT.

  1. La première édition de ce poëme a paru quelque temps après l’Homme des Champs de M. Delille.