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La Gastronomie de Bechoux 1819/POEME. Chant III. Le second service

La bibliothèque libre.
La Gastronomie, Poëme
L. G. Michaud (p. 55-70).
LA GASTRONOMIE,


POËME.


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CHANT TROISIÈME.


____


LE SECOND SERVICE.


J’ai souvent regretté les asiles pieux
Où vivaient noblement ces bons religieux,
Qui depuis, affranchis de leurs règles austères,
Se sont vus dépouillés par des lois trop sévères :
Il faut bien convenir qu’elles avaient ce droit.
Je vous aimais sur-tout, enfants de saint Benoît,

De Cluny, de Saint-Maur heureux propriétaires :
J’admirais vos palais, vos temples et vos terres ;
Vos superbes moissons, vos immenses forêts,
Que ne dévastaient point des travaux indiscrets ;
Vos soins réparateurs, la sagesse, le zèle
Qui rendaient à vos vœux la fortune fidèle.
Je sais qu’on a prouvé que vous aviez grand tort.
Que ne prouve-t-on point quand on est le plus fort !
N’importe, recevez l’hommage de ma muse.
Un intérêt bien cher doit être mon excuse.
J’avais un bon parent dans votre ordre élevé.
Un oncle que le ciel m’a trop vite enlevé.
Respectable prieur, commandant à ses frères.
Il n’abusa jamais de ses droits temporaires.
Il aimait les mondains, se plaisait avec eux :
Le monde n’était point un enfer à ses yeux.
J’ai souvent visité son brillant réfectoire ;
Là, Cornus trioiTiphant présidait arec gloire ;

Là, tous les biens exquis qu’entante l’univers,
Les hôtes des forêts, des fleuves et des mers,
Recueillis par des mains généreuses, actives.
S’unissaient à l’envi pour charmer les convives.
Là, j’ai pu, jeune encore, et brillant de santé ^
Jouir avec délice et sensualité
Retraite du repos, des vertus solitaires,
Cloîtres majestueux, fortunés monastères.
Je vous ai ru tomber, le cœur gros de soupirs,
Mais je tous ai gardé d’éternels souvenirs !
S’il est tin rôle noble et bien digne d’envie,
Un agréable emploi dans le cours de la vie,
C’est celui d’un mortel qui fait en sa maison
Les honneurs de sa table en digne Amphytrion ;
On dévore les mets que sa grâce assaisonne :
Des regards caressants fixés sur sa personne
Semblent lui demander de nouvelles faveurs ;
Sa généreuse main captive tous les cœurs.

Mes amis, si jamais Plutus, que j’importune,
M’accorde le bienfait d’une grande fortune,
Je la veux consacrer à nourrir l’amitié :
Je prétends qu’avec moi, tous les jours de moitié,
Vous ne me quittiez point ; que ma table chérie
Devienne l’heureux gage et le nœud qui nous lie.
Du nectar de Vougeot vous serez abreuvés,
Et des vins de mon cru constamment préservés.
Tous les jours mes valets et mes coursiers agiles
Feront contribuer les campagnes, les villes ;
Visiteront Genève et le lac du Bourget,
Iront jusqu’aux deux mers rechercher le rouget.
Les primeurs du printemps avec art rassemblées.
Dans ma serre à grands frais braveront les gelées ;
Je pourrai tous les ans, dans le sein des hivers,
En dépit des frimas, vous offrir des pois verts.
Le Cuisinier Français, qui n’est pas un bon livre,
Nous ofire quelquefois des maximes à suivre.

J’emprunterai de lui ce refrain bien connu :
Servez chaud. Sur ce point l’auteur m’a prévenu :
Le ragoût le plus fin que l’art puisse produire,
S’il est froid et glacé ne saurait me séduire
Faites que vos amis, pleinement satisfaits,
En sortant de chez vou ;  ; ne se plaignent jamais.
De leurs goûts différents apercevez la trace :
L’un préfère la cuisse, un autre la carcasse.
Offrez en général les ailes du poulet,
Le ventre de la carpe et le dos du brochet.
Observez dans vos dons une exacte justice.
Ne favorisez point par orgueil ou caprice,
Tel homme plus puissant ou plus considéré.
Qui voudrait jouir seul d’un morceau préféré.
Ah ! si l’égalité doit régner dans le monde,
C’est autour d’une table abondante et féconde ;
Les enfants de Cornus, sujets aux mêmes lois,
N’ont rien qui les distingue et sont égaux en droits.

Sur les premiers objets d’une chère brillante
Vous avez apaisé votre faim dévorante.
La scène va changer. Des valets empressés
Enlèvent les débris que vous avez laissés.
D’un instant de repos faites un digne usa^e ;
Le moment est venu de parler davantage.
Partant, faites briller vos convives charmés
Par de petits discours adroitement semés,
Qui fassent ressortir les phrases les plus sottes ;
La cuisine fournit d’heureuses anecdotes.
Ajoutez quelques traits à ceux que j’ai tracés
Sur les progrès de l’art dans les siècles passés.
Citez des faits plaisans, recherchez dans Thistoirft
Des Grecs et des Romains d’éternelle mémoire.
Dites que Dentatus, qui triompha deux fois,
Dans un vase grossier faisait cuire des pois, *7
Lorsque les envoyés d’une faible puissance
Vinrent de son crédit implorer l’assistance.

Citez, pour vous tlonner un air plus ërutlit,
La loi qui des Romains condamnait l’appétit,
Cette loi famia, bizarre, impolitique, ^*
Qui ne fit qu’enhardir la débauche publique.
Racontez que dans Rome un barbot fut payé
Plus de deux cents écus : argent bien employé,
Qui fit dire à Caton, dans son triste délire,
Qu’il ne répondait plus du salut de l’Empii-e.’9
Ajoutez que dans Naples un généreux tyrau
Paya cent écus d’or la sauce d’un faisan. ^^
Puisez dans Martial, dans Pétrone et Plutarque,
Ils présentent des faits bien dignes de remarque. ^’
Sur-tout si vous voulez charmer vos auditeurs.
Racontez les exploits de quelques gros mangeurs. ^ ^
Confondez sur ce point la raison étonnée.
Âlbinus engloutit dans une matinée.
De quoi rassasier vingt mortels affamés.
Phagon fut en ce genre un des plus renommés,

Son estomac passa la mesure ordinaire :
Tel qu’un gouffre effrayant que nous cache la terre,
Il faisait disparaître, en ses rares festins,
Un porc, un sanglier, un mouton et cent pains.
C’est ainsi que mettant à profit la science,
Vos amis attendront avec impatience
Le service nouveau qui leur est destiné.
Il arrive : déjà le signal est donné.
Des rôtis imposants ont la première place :
Sans doute ils sont le fruit de votre heureuse cliasse.
Vous pouvez expliquer par quel art assassin
Vous avez débusqué ce timide lapin ;
Comment cette perdrix, dans sa fuite imprudente.
Est tombée à vos pieds éperdue et sanglante ;
Comment a succombé ce liè-vTe malheureux,
Malgré les vains détours de son train sinueux
De nombreux entremets, rangés en symétrie,
Entourent le gibier, la poularde rOtie.

Proscrivez cependant ces fastueux plateaux,
Brillans colifichets enrichis de métaux,
De j^laces, de pompons, dont l’aspect m’effarouche,
Qui captivent les yeux aux dépens de la bouche,
Oui trompent l’a])pétit : moins tl’éclat, pIusdeuifT’:  :
On ne se nourrit point de bijoux, de hochets ;
A ce vain appareil, qui d’abord vous enchante,
Je ne reconnais point une table abondante.
Vous touchez au moment des plaisirs les plus —^’ifs
A cet acte nouveau les p ; ourmands attentifs.
Avec l’œil de l’envie ont dévoré d’avance
La caille, l’ortolan, îa carpe, la laitance y
Et le cochon de lait, dont la cuirasse d’or
Semble le protéger et le défendre encor.
Proscrivez sans pitié ces poulets domestiques
Nourris en votre cour et constamment éîiques,
Toujours mal engraissés par des soins ignorants :
Ne connaissez que ceux de la Bresse ou du Mans^

J’ai toujours redouté la volaille perfide
Qui brave les efforts d’une dent iiitrépide.
Souvent, par un ami dans ses champs entraîné,
J’ai reconnu le soir le coq infortuné
Qui m’avait le matin, à l’aurore naissante,
Réveillé bi-usquement de sa vois glapissante j
Je l’avais admiré dans le sein de la cour ;
Avec des yeux jaloux j’avais vu son amour.
Hélas ! le malheureux abjurant la tendresse,
Exerçait à souper sa fureur vengeresse.
Défendez que personne, au milieu d’un banquet
Ne vous vienne donner un avis indiscret.
Écartez ce fâcheux qui vers vous s’achemine :
llien ne doit déranger l’honnête homme qui dine. 33
Eh ! qu’importe le monde et ses tracas divers :
Dans les bras de Comus oubliez l’univers.
Il est, pour l’oublier, une heureuse manière :
Déjà des vins choisis ont rougi votre verre.

Votre vin bourouignon, clans sa cave couché,
A coinpt(î six ])nntemps, artistement bouché.
Le pourpre de son teint accuse sa vieillesse ;
Elle vous rajeunit et provoque l’ivresse
Arrêtez, je prétends contenir votre essor :
Des jus plus séducteurs vous attendent encor.
Le tempsfuit, l’heure approcheetle dessert s’avance :
Je ne prêcherai pas trop long-temps l’abstinence.
Craignez en débutant de funestes abus ;
bientôt mieux disposés, je vous livre à Racchus.
Admirez la nature habile, ingénieuse
A varier ses dons d’une main généreuse,
Qui, du nord au midi prodiguant ses trésors,
Nourrit des végétaux, organise des corps,
Que l’homme fait servir au soutien de sa vie.
De ces êtres nombreux connaissez la patrie.
Sachez tout ce qui peut nous servir d’aliment :
Soyez naturaliste en ce point seulement.

Fuyez la botanique et sa nomenclature.
N’allez pas dans vos champs épluchant la verduie,
Sur une herbe inutile exercer votre esprit,
Vous transir dans un pré pour faire l’érudit,
Feuilleter Adanson, Tournefort ou Linnée,
Et sur un aconit pâlir une journée.
Respectez le savoir des Plines, des Buffons ;
Mais qu’importe pour vous l’histoire des cirons,
Celle des éléphans, des tigres, des panthères ?
Vous vous intéressez aux mœurs, aux caractères
De ces bons animaux qui naissent sous nos yeux,
Et dont nous jouissons dans nos climats heureux.
Vous estimez beaucoup l’écorce salutaire
Que l’île de Ceylan fournit seule à la terre ;
Vous aimez la muscade, et savez en quels lieux
On cultive, on recueille un fruit si précieux.
Vous savez qu’au pays d’Amboine et de Ternatcs,
Le girofle triomphe au rang des aromates ;

Vous savez discerner quel est le champignon
Qui cache sous sa voûte un germe de poison.
Du sol périgourdin la truffe vous est chère ;
A l’immonde animal elle doit la lumière ;
Elle aime à végéter, paisible et sans orgueil,
Au pied d’un chêne blanc, d’un charme ou d’un tilleul.
Lecteur, je vous entends… Fidèle à ma méthode.
Je vous dois à cette heure un heureux épisode.
Pardonnez, mon pinceau va changer de couleurs ;
Peut-être à mon récit donnerez-vous des pleurs.
Faisons à la pitié de légers sacrifices :
Les pleurs qu’elle fait naître ont toujours des délices.
Coudé,… que ce grand nom ne vous alarme pas,
J’écris ponr tous les temps et pour tous les climats ;
Condé, le grand Condé, que la France révère,
Recevait de son roi la visite bien chère,
Dans ce lieu fortuné, ce brillant Chantilli,
Long temps de race en race à grands frais embclti.

Jamais plus de plaisirs et de magnificence
N’avait d’un souverain signalé la présence-Tout
le soin des festins fut remis à Vatel,
Du vainqueur de Rocroi fameux maître-d’hôtel.
11 mit à ses travaux une ardeur infinie ;
Mais avec des talens il manqua de génie.
Accablé d’embarras, Vatel est averti
Que deux tables en vain réclament leur rôti ;
Il prend pour en trouver une peine inutile.
« Ah ! M dit-il, s’adressant à son ami Gourville,
De larmes, de sanglots, de douleur suffoqué :
« Je suis perdu d’honneur ; deux rôtis ont manqué ;
« Un seul jour détruira toute ma renommée :
« Mes lauriers sont flétris, et la cour alarmée
« Ne peut plus désormais se reposer sur moi :
fc J’ai trahi mon devoir, avili mon emploi… »
Le prince, prévenu de sa douleur extrême,
Accourt le consoler, le rassurer lui-même.

« Je suis content, Vatel, mon ami, calme-toi :
<f Rien n’était plus brillant que le souper du rci.
« Va, tu n’as pas perdu ta gloire et mon estime :
« Deux rôtis oubliés ne sont pas un grand crime.
« — Prince, votre bonté me trouble et me confond :
« Puisse mon repentir efïacer mon affront ! »
Mais im autre chagrin l’accable et le dévore 5
Le matin, à midi, point de marée encore.
Ses nombreux pourvoyeurs, dans leur marche entravés,
A l’heure du dîner n’étaient point arrivés.
Sa force l’abandonne, et son esprit s’effraie
D’un festin sans turbot, sans barbue et sans raie.
attend, s’inquiète, et maudissant son sort,
Appelle en furieux la marée ou la mort.
La mort seule répond : l’infortuné s’y livre.
Déjà percé trois fois il a cessé de vivre.
Ses jours étaient sauvés, ô regrets ! o douleur î
’il eut pu supporter un instant son malheur.

h. peine est-ii parti pour l’infernale rive,
Qu’on sait de toutes parts que la marée arrive.
On le nomme, on le cherche, on le trouve ; grands dieux !
La Parque pour toujours avait fermé ses yeux.
Ainsi finit Vatel, victime déplorable, 34
Dont parleront long-temps les fastes de la table.
O vous ! qui par état présidez aux repas,
Donnez —lui des regrets, mais ne l’imitez pas !




FIN DU TROISIEME CHANT.