La Genèse de l’idée de temps/4

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CHAPITRE II

FORME PASSIVE DU TEMPS ; SA GENÈSE
PART DES NOTIONS DE DIFFÉRENCE
DE RESSEMBLANCE, DE PLURALITÉ, DE DEGRÉ ET D’ORDRE


Le premier moment de l’évolution mentale, avons-nous dit, c’est une multiplicité confuse de sensations et de sentiments, multiplicité que nous pouvons d’ailleurs, aujourd’hui encore, retrouver en nous-mêmes par la réflexion. En effet, il n’y a pas d’état de conscience vraiment simple et bien délimité ; la multiplicité est au fond de la conscience, surtout de la conscience spontanée. Une sensation est un mélange de mille éléments. Quand je dis : j’ai froid, j’exprime par un mot une multitude d’impressions qui me viennent de toute la surface du corps. De même que chaque sensation particulière est multiple, un état général de conscience, à un moment donné, est composé d’une très grande multiplicité de sensations. En ce moment j’ai mal aux dents, j’ai froid aux pieds, j’ai faim, voilà des sensations douloureuses ; en même temps le soleil me rit aux yeux, je respire l’air frais du matin et je pense à déjeuner tout à l’heure, voilà des sensations ou images agréables. Tout cela est entremêlé de la recherche d’idées philosophiques, d’un sentiment vague de tension d’esprit, etc. Plus on y songe, plus on est effrayé de la complexité de ce qu’on appelle un état de conscience et du nombre indéterminable de sensations simultanées qu’il suppose. Il faut tout un travail pour introduire dans cet amas l’ordre du temps, comme la Psyché patiente de la fable mettait en ordre tous les éléments minuscules qu’on lui avait imposé de ranger.

Le premier moment de ce travail d’analyse, c’est ce que les Anglais appellent la discrimination, la perception des différences. Supprimez cette perception des différences, et vous supprimerez le temps. Il y a une chose remarquable dans les rêves, c’est la métamorphose perpétuelle des images, qui, quand elle est continue et sans contrastes tranchés, abolit le sentiment de la durée. L’autre jour, je rêvais que je caressais un chien de Terre-Neuve ; peu à peu le chien devint un ours, et cela graduellement, sans provoquer de ma part aucun étonnement. De même les lieux changent quelquefois non par un coup de théâtre, mais par une série de transitions qui empêchent de remarquer ce changement : j’étais tout à l’heure dans une petite maison, me voici maintenant dans un palazzo italien regardant des tableaux du Corrège ; j’étais tout à l’heure moi-même, maintenant je suis un autre. Cela se passe comme sur un théâtre où l’on voit peu à peu des arbres et des maisons s’en aller, remplacés à mesure par d’autres décors, avec cette différence que, dans le rêve, l’attention étant endormie, chaque image qui disparaît disparaît tout entière : alors la comparaison entre l’état passé et l’état présent devient impossible ; tout nouvel arrivant occupe seul la scène et nous fait entièrement oublier les autres acteurs ou les autres décors. À cause de cette absence de contraste, de différences, les changements les plus considérables peuvent s’accomplir en échappant à la conscience et sans s’organiser dans le temps. C’est une preuve que nous n’avons point de cadre a priori pour y placer les objets, que ce sont nos perceptions mêmes qui se font leurs cadres quand elles sont distribuées régulièrement. Dans une masse absolument homogène rien ne pourrait donner naissance à l’idée de temps : la durée ne commence qu’avec une certaine variété d’effets.

D’autre part une hétérogénéité trop absolue, si elle était possible, exclurait aussi l’idée de temps, qui a parmi ses principaux caractères la continuité, c’est-à-dire l’unité dans la variété. Si notre vie passe à travers des milieux trop divers, si des images trop hétérogènes viennent frapper nos yeux, la mémoire se trouble, met avant ce qui est après, embrouille tout. C’est ce qui se produit aisément dans les voyages, où une foule de sensations sans rapport l’une avec l’autre se succèdent avec rapidité. Pascal observait que les voyages ressemblent aux rêves : si nous voyagions toujours sans jamais nous arrêter et surtout sans avoir organisé nous-mêmes le plan du voyage, nous aurions peine à distinguer la veille du rêve. Il faut une certaine continuité dans les sensations, une certaine logique naturelle ; il faut que l’une sorte de l’autre, qu’elles s’enchaînent toutes ensemble. Memoria non facit saltus. Pour constater le changement, il faut un point fixe.

Quand nous nous analysons nous-mêmes, nous retrouvons sous chaque image actuelle, sous chaque objet ou série d’objets qui s’offre à nous, sous chacune de nos pensées et chacun de nos sentiments présents, un sentiment, une pensée, une image analogue que nous reconnaissons pour nôtres. Une longue expérience a fait peu à peu entrer en nous une partie du monde extérieur, et il suffit de creuser en nous-mêmes par la réflexion pour l’y retrouver sous la surface mobile des sensations et des idées présentes. Aussi rien d’absolument nouveau pour nous ; et c’est là le secret de notre intelligence, car nous ne comprendrions pas ce qui n’aurait aucun analogue dans notre passé, ce qui n’éveillerait rien en nous. Platon avait raison de soutenir que connaître, c’était à moitié se souvenir, qu’il y a toujours en nous quelque chose qui correspond au savoir qu’on nous apporte du dehors.

Ce qui fait que l’animal ne peut connaître, c’est précisément qu’il ne se souvient pas à proprement parler. Dans son monde intérieur existe, nous l’avons vu, une confusion qui rend non moins confus pour lui le monde extérieur. En effet, connaître, c’est comparer un souvenir à une sensation. Pour que la connaissance soit nette, il faut que le souvenir soit distinct, précis, localisé à tel point de l’espace. Si tout s’écoulait en nous comme l’eau d’un fleuve, notre pensée s’en irait aussi et disparaîtrait avec les sensations fuyantes. La première condition de la pensée, c’est de se retenir soi-même par la mémoire ; connaître, c’est reconnaître, au moins partiellement. C’est pourquoi la vie des animaux se passe comme un rêve ; encore retrouvons-nous parfois nos rêves et les reconstruisons-nous en les opposant à la vie réelle ; mais, si nous rêvions perpétuellement, nous n’aurions qu’une vague idée de nos rêves : ainsi en est-il des animaux.

La perception des différences et des ressemblances, première condition de l’idée de temps, a pour résultat la notion de dualité, et avec la dualité se construit le nombre. L’idée du nombre n’est autre chose à l’origine que la perception des différences sous les ressemblances ; les diverses sensations, d’abord les sensations contraires, comme celles de plaisir et de douleur, puis celles des différents sens, par exemple du tact et de la vue, se distinguent plus ou moins nettement les unes des autres.

Ainsi la discrimination, élément primordial de l’intelligence, n’a pas besoin de l’idée de temps pour s’exercer : c’est au contraire le temps qui la présuppose. La notion même de séquence, à laquelle Spencer ramène le temps, est dérivée. Primitivement, tout coexiste, et les sensations tactiles ou visuelles tendent à prendre spontanément la forme vague de l’espace, sans distinction de plans, sans dimensions précises. Quand nous disons que tout coexiste, nous empruntons encore au langage du temps un terme trop clair, exprimant une relation consciente et réfléchie de simultanéité : à l’origine, on n’a pas plus la notion de coexistence que celle de succession, on a une image confuse et diffuse de choses multiples, répandues autour de nous, et le terme même d’étendue est trop net pour exprimer ce chaos. Seul le mouvement y introduira plus tard des divisions, des distinctions, par l’effort qu’il suppose ; c’est le mouvement volontaire qui créera pour notre esprit la troisième dimension de l’espace, et sans lui tout resterait sur le même plan. Bien plus, la notion même de plan et de surface ne naîtra que si la surface est parcourue par un mouvement de la main et des yeux. Nous verrons tout à l’heure qu’il en est de même pour le temps.

Outre les trois premiers éléments de l’idée de temps : différences, ressemblances et nombre, la conscience nous met bientôt en possession d’un quatrième, dont l’importance est capitale : l’intensité, le degré. Selon nous, il y a une connexion intime entre le degré et le moment. Entre les diverses sensations et les divers efforts moteurs de même espèce il existe en général des gradations et une sorte d’échelle qui permet de passer de l’un à l’autre. J’ai d’abord appétit, puis faim, puis une vive douleur d’estomac mêlée d’éblouissements et d’un sentiment général de faiblesse ; voilà l’exemple d’une sensation passant par une foule de degrés. Il en est ainsi de la plupart de nos sentiments dans la vie habituelle : ils se ramènent à un petit nombre, mais ils sont susceptibles de variations perpétuelles, de dégradations ou d’accroissements presque à l’infini. La vie est une évolution lente ; chaque moment du temps présuppose un degré dans l’activité et dans la sensibilité, un accroissement ou une diminution, une variation quelconque, en d’autres termes un rapport composé de quantité et de qualité. S’il n’y avait pas division, variation et degré dans l’activité ou la sensibilité, il n’y aurait pas de temps. Le balancier primitif qui sert à mesurer le temps et contribue même à le créer pour nous, c’est le battement plus ou moins intense, plus ou moins ému de notre cœur.

Bain remarque avec raison que nous ne pouvons soulever un poids à la hauteur d’un pied, puis de deux pieds, sans avoir une expérience particulière de durée ; dans le sentiment du continu, par exemple du mouvement continu, de l’effort continu, il y a « une aperception de degré. » Mais Bain ajoute que « cette aperception de degré est le fait appelé temps ou durée. » — Cette conclusion est inadmissible. Il y a autre chose dans la durée qu’une aperception de degrés d’intensité, quelque commode que soit cette aperception pour nous rendre sensible la succession, qui est la caractéristique du temps.

Les éléments qui précèdent nous fournissent simplement ce qu’on pourrait appeler le lit du temps, abstraction faite de son cours, ou, si l’on préfère, le cadre dans lequel le temps semble se mouvoir, l’ordre selon lequel il range les représentations dans notre esprit, en un mot la forme du temps. C’est un ordre de représentations à la fois différentes et ressemblantes, formant une pluralité de degrés. De plus, le souvenir même a ses degrés, suivant qu’il est plus ou moins lointain : tout changement qui vient se représenter dans la conscience laisse en elle, comme résidu, une série de représentations disposées selon une espèce de ligne, dans laquelle toutes les représentations lointaines tendent à s’effacer pour laisser place à d’autres représentations toujours plus nettes. Tout changement produit ainsi dans l’esprit une sorte de traînée lumineuse analogue à celle que laissent dans le ciel les étoiles filantes. Au contraire, un état fixe apparaît toujours avec la même netteté, dans le même milieu, comme les grands astres du ciel. Ajoutons donc encore aux éléments qui précèdent les résidus, de netteté et d’intensité différentes, laissés dans la mémoire par le changement.

La preuve que la représentation de l’avant et de l’après est un jeu d’images et de résidus, c’est que nous pouvons très bien les confondre. C’est ce qui arrive dans les expériences psychophysiques où le sujet note un son avant de l’avoir entendu, et surtout dans les expériences où, étant données deux étincelles successives rapprochées, il confond celle qui est apparue la première avec la seconde. Dans le phénomène de l’attente vive, on peut se représenter si fortement le son attendu qu’on l’entend avant qu’il ne se produise. Quant à l’ordre interverti entre les étincelles, il vient sans doute de ce que l’attention, s’appliquant tantôt à l’une, tantôt à l’autre, grossit celle à laquelle elle s’attache, lui donne une intensité qui la rapproche au regard de la conscience, alors même qu’elle est la plus éloignée dans le temps.

Nous avons déterminé tout ce qui, dans le temps, n’est pas le changement même saisi sur le fait, ou ce que nous avons appelé le lit du temps par opposition à son cours. Reste à faire courir et couler le temps dans la conscience ; il faut que, dans ce lit tout prêt fourni par l’imagination, quelque chose d’actif et de mouvant se produise pour la conscience. Jusqu’à présent nous avons fait de la pensée quelque chose de tout passif, où vient se refléter une variété d’objets ayant des degrés divers, avec des résidus disposés en un ordre d’accroissement ou de décroissance, le tout en quelque sorte fixé ; essayons maintenant de montrer la part de l’activité, de la réaction cérébrale et mentale.