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La Genèse de la conjugaison française, Eugène Hins

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LA GENÈSE DE LA CONJUGAISON FRANÇAISE

Les romanistes considèrent la conjugaison française comme dérivée de la conjugaison latine, à laquelle elle aurait emprunté une partie de ses temps, tandis que les autres ne seraient que le résultat d’un développement déjà implicitement connu dans la langue mère. Cette opinion est toute naturelle de la part de ceux qui font du français et des autres langues romanes une continuation du latin, lequel, comme le Phénix, n’est mort que pour renaître de ses cendres, et, plus heureux que le Phénix, en plusieurs rejetons.

Pour nous, qui voyons dans les langues romanes des sœurs et non des filles du latin, nous ne pouvons songer à recourir à cette dernière langue pour y chercher les origines du verbe français, mais nous remonterons plus haut et nous nous efforcerons de démontrer que notre conjugaison n’est que le résultat d’une évolution que l’on peut suivre dans les divers rameaux de la famille aryenne.

Pour la conjugaison, on peut diviser les langues aryennes en deux groupes : d’un côté, le grec et les langues slaves, qui ont groupé les formes verbales d’après les aspects, — et d’éminents sanscriptologues ayant établi l’analogie entre la conjugaison grecque et la conjugaison sanscrite, nous pouvons joindre cette dernière aux deux précédentes ; — d’un autre côté, les langues germaniques et les langues romanes (latin compris), où domine l’idée de temps.

Disons d’abord ce qu’il faut entendre par aspects.

Nous nous figurons le verbe primitif comme un mot racine auquel on ajoutait des suffixes personnels : mi, ti, si, pour les trois personnes du singulier sanscrit ; μαι, ται, σαι, du moyen grec ; m, s, t, du futur latin, etc. Mais cela ne pouvait suffire et le verbe était appelé à exprimer d’autres circonstances de l’action. D’abord, on envisagea celle-ci sous trois aspects différents : ou bien elle était fugitive, instantanée, l’aspect aoriste de Grecs ; ou bien prolongée : c’est l’aspect indéterminé ou imparfait ; ou bien elle était accomplie et considérée dans ses résultats : aspect parfait.

Le sanscrit et le grec ont les trois aspects ; dans les langues slaves, l’aoriste et le parfait se confondent en un seul aspect, qui prend le nom du dernier.

Comment ces trois genres d’action ont-ils été rendus ? L’aspect aoriste a dû naturellement revêtir la forme la plus courte, tandis que l’imparfait se rendait par un allongement et le parfait par un redoublement qui marque, en quelque sorte, l’accomplissement. C’est ce que nous constatons en sanscrit et en grec[1]. Dans ces deux langues, le redoublement est aussi partiellement employé pour marquer le prolongement de l’action, c’est-à-dire l’aspect imparfait.

De plus, en sanscrit et en grec, on a distingué l’action exercée par le sujet, l’action réfléchie, l’action supportée par le sujet, ce qui a donné, au sein de chaque aspect, trois voix : active, moyenne et passive.

Ici les langues slaves se joignent aux germaniques et aux romanes pour faire bande à part.

Considérons maintenant comment l’idée de temps s’est introduite au milieu des aspects.

L’aspect aoriste doit être le plus ancien, car l’idée d’action prolongée n’a pu se former que par voie d’abstraction. Il a donné à la langue grecque ses deux plus anciens temps : le futur et l’aoriste seconds. Ces deux temps (l’aoriste représentant le passé) ont dû seuls exister d’abord, car l’action instantanée ne comporte pas le présent, et l’on peut dire qu’à l’origine des langues, ce temps était inconnu.

En y réfléchissant bien, on comprendra que l’homme encore peu civilisé n’ait pas eu à parler de ce qu’il faisait, puisque cela se voyait bien, mais de ce qu’il avait fait et de ce qu’il ferait. Son horizon très borné, son manque de prévoyance et d’habitudes fixes, faisaient aussi qu’il n’avait pas à parler de ses occupations d’une manière générale, comme dans cette phrase : « Je chasse le bison tous les étés, et, l’hiver, je fais la chasse à l’ours. » La généralisation viendra plus tard.

D’ailleurs, à examiner la question au point de vue philosophique, on peut dire que le présent n’existe pas, car il n’est pas d’action présente dont chaque moment ne puisse être décomposé en passé et en futur. Cette instabilité du présent a bien été rendue par ce vers :

Le moment où je parle est déjà loin de moi.

Si, du domaine de la spéculation, nous passons dans celui des faits, nous constatons que l’hébreu n’a pas connu ce temps.

Donc, au début, deux temps : un passé et un futur. En grec, nous les trouvons dans le futur et l’aoriste seconds : τυπῶ, ἔτυπον. En sanscrit, nous n’avons que l’aoriste, les futurs étant composés, et par conséquent d’origine plus récente ; mais il est probable que ceux des présents qui se forment en ajoutant directement les terminaisons à la racine (deuxième conjugaison) ne sont que d’anciens futurs ; car, comme nous essayerons de le démontrer, c’est ce dernier temps qui a fourni plus tard le type du présent. Constatons d’ailleurs que, bien que le futur ait ses formes spéciales, le sanscrit emploie volontiers en leur lieu celles du présent.

Les langues slaves actuelles ne nous offrent, au contraire, qu’un futur, le passé étant composé, mais le slavon avait un passé de l’aoriste.

Aspect imparfait. Cet aspect, comme nous l’avons dit plus haut, s’est formé par voie d’abstraction : une série d’actions a été considérée dans son ensemble, comme action prolongée, ou comme habitude. Aussi peut-on dire que cet aspect fait abstraction de la question de temps, et qu’une seule forme a dû lui suffire au début. Voyons comment cette forme a été obtenue.

On prendra la forme du futur et on l’allongera. Ainsi, en sanscrit, on introduira une particule entre le radical et la terminaison : tud-â-mi, kr-nô-mi ; en grec : πυµ-ά-ω, φιλ-έ-ω. Ou bien on prendra un thème allongé τυπτ au lieu de τυπ ; ou enfin on adoptera simplement la forme du futur, λύω, et le futur (second) disparaîtra[2].

Le même fait se produit dans les langues slaves. Pour le russe, par exemple, le futur de l’aspect aoriste a donné les formes de l’aspect imparfait comme suit : oumrou, je mourrai ; oumiraiou, je meurs ; brochou, je jetterai ; broçaïou, je jette. Là où l’aspect imparfait s’est approprié la forme du futur aoriste, ce dernier s’est reconstitué au moyen d’une préposition : létou, je vole ; polétou, je volerai ; pichou, j’écris ; napichou, j’écrirai.

Mais peu à peu l’idée de l’action indéterminée ou prolongée faisait naître un nouveau temps à côté du passé et du futur, c’était le présent. Dès lors, la première forme de l’aspect imparfait ayant été affectée à ce temps, il fallut de nouvelles formes pour compléter les temps de cet aspect qui s’étendait par différenciation.

Pour le passé, on fit subir au passé de l’aspect aoriste (à l’aoriste proprement dit) la même modification qu’au futur. Ainsi, en sanscrit, le temps imparfait (qui a pris en latin d’abord, chez nous ensuite, le nom de l’aspect lui-même dont il n’est qu’un temps passé) emprunta la forme de l’aoriste second, qui disparut presque complètement ; là où celui-ci est resté, il se distingue par un thème plus court : aoriste, asṛpam ; imparfait asapam, de sṛp, ramper. En grec, il y a parallélisme entre les formations du futur et du présent, de l’aoriste et de l’imparfait.

Aspect parfait. Le parfait est l’action envisagée dans son résultat ; il ne constitue donc pas à proprement parler un temps. Ce n’est que plus tard qu’on y a attaché une idée de passé, mais il a gardé quelque chose de sa signification primitive, en indiquant aussi l’état présent. En grec, comme en sanscrit, sa forme est le redoublement.

Mais les diverses formes que nous venons d’exposer n’épuisaient pas toutes les combinaisons possibles : il fallut en créer de nouvelles. Le passé et le futur de l’aspect aoriste dépossédés devaient être remplacés ; puis, si l’on voulait attribuer les trois temps à chaque aspect (un idéal qui n’a été réalisé qu’en partie), il ne fallait pas moins de neuf formes. C’est ici qu’on abandonne le mode de formation jusqu’alors suivi pour recourir aux verbes auxiliaires.

Deux racines représentent à peu près partout l’idée d’existence : en sanscrit, as et bhû ; en grec, ἐϛ et φυ ; en slave, es et by ; en latin, es et fu, etc. Ces verbes, par la simplicité même de leur signification, qui n’impliquait aucun acte, mais seulement un état fort peu déterminé, étaient naturellement prédestinés à servir d’auxiliaires ; mis à la droite de la racine, ils n’y ajouteraient que l’idée du temps qu’on voulait préciser.

C’est ainsi que furent créés le futur et l’aoriste premiers (λύσω, ἔλυσα) où le σ, caractéristique de ces deux temps, trahit la présence de l’auxiliaire. Ces deux nouvelles formes ont en partie effacé les anciennes, surtout pour le futur, qui sert aux deux premiers aspects. Le parfait, lui, n’a reçu de futur qu’au moyen passif : λελύσοµαι. Il en est de même en sanscrit, où l’on doit attribuer à la présence de l’auxiliaire le s de l’aoriste et le sy du futur et du conditionnel. (Les terminaisons de ce dernier correspondent du reste, à la longue près, à celles de l’optatif de as.) Il y a encore un autre futur, composé de la racine, du suffixe (nomin. de tṛ, le tor latin, indiquant l’agent) et du présent de as.

Le parfait a reçu aussi un temps composé, consistant en une forme verbale suivie du parfait de as, de bhû, ou encore de kṛ, faire.

Quant aux langues slaves, elles ont formé deux passés, composés d’un adjectif verbal et du passé de l’auxiliaire. Ce dernier a disparu dans les langues slaves modernes, où il ne reste plus que l’adjectif verbal. Les deux passés différent entre eux par le thème, celui de l’aspect imparfait étant plus allongé, ou bien, comme pour le futur, s’il n’y a qu’un thème, l’aspect parfait et aoriste (qui n’en font qu’un dans le rameau slave) est accompagné d’une préfixe.

L’aspect imparfait s’est accrû d’un futur composé formé de l’infinitif et du futur de l’auxiliaire.

Pour qu’on puisse se faire une idée d’ensemble de toutes les considérations que nous venons de présenter, nous dresserons un tableau où l’on verra comment en grec l’idée de temps s’est combinée avec celle d’aspect, à l’indicatif :

Aspect imparfait. Aspect aoriste. Aspect parfait
Présent. Présent. Manque. Parfait.
Passé. Imparfait. Aoriste. Plus-que-parfait.
Futur. Futur 1er. Futur 2e ou futur 1er. Manque à l’actif.

Le sanscrit et le grec ont encore, outre la voix active, les voix moyenne et passive, la dernière dérivée de la seconde.

En sanscrit, le moyen se caractérise par l’ê de la terminaison, lequel semble provenir de la gunification (renforcement de la voyelle par la pré-position de a) de l’i de l’actif ; de même, en grec, les terminaisons µαι, ται, σαι[3] peuvent être rapprochées de µι, τι, σι, de l’actif des verbes à redoublement.

Quant au passif sanscrit, il se forme du moyen par l’intercalation d’un y entre le radical et la terminaison. Encore n’existe-t-il que dans l’aspect imparfait (ce que l’on appelle les trois modes du présent et de l’imparfait). De même, en grec, le passif emprunte ses temps au moyen, sauf ceux du futur et des aoristes premier et second, les deux premiers se distinguant du moyen par l’insertion du suffixe θη entre le radical et la terminaison (à rapprocher du suffixe d’un des futurs sanscrits).

Les formes composées du participe et de l’auxiliaire à la manière latine ne se rencontrent en grec qu’au subjonctif et à l’optatif du parfait moyen-passif. Cela n’existe pas en sanscrit, mais nous y trouvons un participe parfait passif neutre employé sans auxiliaire dans le sens d’un verbe à un mode personnel : raǵnâ uktam (a rege dictum), le roi dit. Ce même participe est employé au masculin et au féminin, au lieu d’un passé actif ou passif à un mode personnel : Tasya duhitâ sarpêna dançitâ mrtâ ca, sa fille (fut) mordue par un serpent et (fut) morte (mourut). C’est, on le voit, un véritable temps composé, avec l’auxiliaire sous-entendu (comme dans les langues slaves modernes). On peut donc y voir une transition aux passifs actuels.

Les langues slaves forment leur verbe réfléchi en ajoutant à l’actif le suffixe sa, abréviation du pronom réfléchi sebia, et leur passif au moyen d’un participe et de l’auxiliaire : elles n’ont donc pas de voix à proprement parler.

Il nous reste à parler des modes. Constatons, pour être bref, que le grec seul a l’indicatif, l’impératif, le subjonctif et l’optatif à tous les temps, sauf au futur, où manquent l’impératif et le subjonctif. En sanscrit, l’indicatif seul est à tous les temps, l’optatif, au présent et à l’aoriste, et l’impératif au présent seulement. Quant au subjonctif, il est au présent et à l’imparfait dans le langage védique, mais il a disparu dans le sanscrit classique.

Les langues slaves ont l’indicatif et l’impératif. Le subjonctif-optatif est représenté par la particule by jointe à la forme verbale du passé. Ce by n’est autre chose que la troisième personne du singulier de l’ancien aoriste de l’auxiliaire.

De ces trois rameaux similaires, le grec est le seul où les modes aient acquis de l’importance. Sur ce point, il forme transition au groupe romano-germanique.

Lorsque nous examinons attentivement la conjugaison latine, nous reconnaissons qu’elle a dû avoir été créée d’abord au point de vue des aspects. En effet, les terminaisons des futurs legam et audiam sont les mêmes, sauf la première personne, que celles de l’indicatif présent de tous les verbes (seulement avec la caractéristique e, comme le présent de la deuxième conjugaison). Il ne sera pas téméraire, pensons-nous, d’en conclure qu’ici, comme dans les langues slaves, le présent a emprunté la forme du futur de l’aspect aoriste. Et si nous rapprochons le futur en bo des deux premières conjugaisons de l’imparfait général en bam, nous pouvons croire que nous avons affaire ici au présent et au futur d’un ancien aspect imparfait, celui-ci se distinguant par ses terminaisons allongées. Lorsque l’idée des aspects s’est fondue dans celle des temps, la forme en bam est devenue un passé conservant en partie la signification de l’ancien aspect imparfait. Quant au futur en bo, ne s’étant pas généralisé, car il ne s’est étendu qu’à deux conjugaisons, il est devenu le futur commun de celles-ci.

Le latin avait aussi un aspect parfait, très riche en formes, comme nous le voyons par la communauté du thème dans les verbes dithématiques : feci, feceram, fecero, etc. Nous attribuons ces formes à l’aspect parfait, parce que, dans certains verbes, elles prennent le redoublement, comme dedi, steti, peperi, etc. Nous n’avons aucune raison de croire que les deux formes aient existé dans les mêmes verbes, c’est-à-dire qu’il y ait eu un aoriste à côté du parfait ; nous pouvons en conclure que, pour le passé, le latin n’offre pas de trace d’aspect aoriste. Nous trouvons, d’ailleurs, la signification bien précise du présent de l’aspect parfait dans les formes novi et memini, l’une avec le redoublement et l’autre en étant dépourvue.

Si nous examinons les diverses formes des temps passés, nous trouvons qu’elles offrent deux genres de terminaisons : 1° vi ou ui : amavi, monui ; amaveram, monueram, etc. ; 2° i : legi, legeram, legero, etc. Ces deux genres de terminaisons nous montrent que nous avons évidemment affaire à des temps composés, et dans la seconde série, nous n’avons pas de peine à reconnaître le verbe esse accolé au radical du verbe legere.

Dans le v (u) du premier genre de terminaisons, devons-nous voir une lettre euphonique ? Nous le pensons d’autant moins que nous voyons l’u employé dans certains verbes de la troisième conjugaison, où il ne saurait être question d’euphonie, comme dans colui, consului. Ce vi ou ui représente donc fui, comme on le reconnaît pour potui. L’emploi de ce double auxiliaire à l’actif doit d’autant moins nous étonner qu’au passif nous voyons les temps composés se conjuguer indifféremment avec esse ou avec fuo ; ce n’est que rarement qu’une certaine nuance sépare l’emploi de ces deux auxiliaires.

Dans cette hypothèse, les formes amarunt, audierant, amassem, etc., ne doivent pas être considérées comme des formes contractes, mais comme des composés avec esse à côté des formes qui ont pris fuo.

Pour les voix, il est évident que la forme passive moyenne doit être, comme en grec, attribuée au moyen : les verbes déponents sont là pour le démontrer. Du reste, en décomposant les finales du passif, on trouve dans l’r caractéristique le pronom réfléchi[4], tout comme dans les langues slaves, dont le latin se rapproche ici, mais dont il diffère en ce que celles-ci n’ont qu’un passif composé tout à fait séparé du moyen.

Après que les verbes déponents furent devenus l’exception, c’est-à-dire dans la langue telle que nous la connaissons, nous trouvons toujours la tournure passive là où nous employerions la tournure réfléchie. Au besoin, le verbe passif prendra le sens déponent ; nous voyons dans Tite-Live, par exemple, mutari finibus, pour sortir du pays. La tournure réfléchie avec se est l’exception, et l’on emploie même au lieu d’elle l’actif pur et simple, comme dans cet exemple de Virgile :

Et jam nox humida cœlo
Præcipitat.

Les formes moyennes-passives réfléchies (c’est-à-dire avec l’r caractéristique) ne se sont pas appliquées à tous les temps de l’actif : du moins il n’en est pas resté de traces. Ici le latin se sépare du sanscrit et du grec pour se rapprocher des langues slaves et germaniques, et nous nous trouvons en présence d’un auxiliaire nettement séparé de la forme verbale, comme cela n’a lieu en grec que pour deux temps, et en sanscrit au parfait et au futur périphrastiques, tant actifs que moyens. Il est à remarquer que les temps ainsi composés sont les mêmes que ceux de l’actif, qui, simples en apparence aujourd’hui, gardent encore la trace de leur composition primitive (amavi, etc.). C’est au fond la continuation du même procédé, mais la forme est restée analytique au lieu de se synthétiser.

Pour les modes, nous nous contenterons de constater que le latin est moins riche que le grec, l’optatif-conditionnel se confondant avec le subjonctif.


Venons-en aux langues romanes :

Elles n’ont que cinq formes communes avec le latin ; ce sont : le présent et l’imparfait de l’indicatif ; le présent et l’imparfait du subjonctif, et le passé défini. (L’impératif n’a pas de formes spéciales.)

L’imparfait mérite un examen attentif.

Voici, d’après Diez, les formes des premières personnes de ce temps dans les principales langues romanes, aux trois conjugaisons (les verbes français en oir ne figurent pas au tableau, car ils ne forment pas, à proprement parler, une conjugaison à part) :


1re conjugaison. 2e conjugaison. 3e conjugaison.
Italien cantava. vendeva. partiva.
Espagnol cantaba. vendia. partia.
Portugais cantava. vendia. partia.
Provençal cantava. vendia. partia.
Vieux français (bourguignon) chanteve. vendoie. partoie.


Après avoir jeté un coup d’œil sur ce tableau, on s’étonnera sans doute des observations suivantes de M. Brachet : « Abam devint en français, suivant les dialectes (et en allant du midi au nord), ève, oie, eie, oue. C’est ainsi qu’amabam devint en dialecte bourguignon amève, en dialecte de l’Île-de-France, ou français, amoie, en dialecte normand, amoue. Le dialecte de l’Île-de-France ayant peu à peu supplanté les autres, son imparfait oie prévalut et devint le type de notre imparfait actuel. »

Puis, sacrifiant sur l’autel de la théorie de l’éloignement, chère à Littré, M. Brachet ajoute en note :

« On remarquera comment la forme amève, qui garde la consonne latine, se rapproche d’amabam. On peut d’ailleurs faire à ce sujet la remarque générale : que les formes romanes, claires et sonores au midi comme le latin lui-même, vont en se contractant, et par suite en s’assourdissant graduellement, à mesure qu’elles montent vers le nord : ainsi cantabam est en Espagne cantaba, en Italie et en Provence cantava, en Bourgogne chantève, en Île-de-France chantoie, en Normandie chantoue. On peut ici comparer le latin à un thermomètre très sensible qui s’abaisse de plus en plus quand on monte vers le nord ; mais ces changements ont lieu par dégradations continues et successives, non par de brusques changements : Natura non facit saltum. »

Nous avouons qu’entre le cantabam latin, le cantaba espagnol, le cantava italien, espagnol et portugais, nous ne voyons aucune gradation continue et successive. Il est vrai que, pour M. Brachet, la théorie de l’éloignement n’est applicable que du sud au nord ; mais ici encore, elle n’est pas confirmée par les faits : si l’on trouve une dégradation dans les trois formes chantève, chantoie, chantoue, nous répondrons que le patois de Liège fait ève à toutes les conjugaisons : j’aimève, ji finihève, ji d’vève, ji rindève’', sauf que la deuxième conjugaison en i long (comme bahî, baisser, brôdî, gâcher) fait îve : ji bahîve. Que devient ici le thermomètre dont on vante si fort la sensibilité ?

M. Brachet semble vouloir, à l’aide de ces remarques, esquiver la difficulté. Pourquoi ne nous parle-t-il que de la première conjugaison ? N’a-t-il pas remarqué que l’italien seul a l’imparfait partout analogue au latin et que cette prédominance définitive du patois de l’Île-de-France qu’il constate ne nous explique pas les différences des conjugaisons en bourguignon, en provençal, en espagnol et en portugais. Comment, tandis que abam faisait ava et ève, ebam aurait-il donné ia et oie ? C’est là qu’est véritablement la question.

Pour notre part, nous inclinons à croire que cette forme plus courte en ia et oie n’est pas l’analogue de l’imparfait en bam. Celui-ci ne peut être rapproché que des formes de l’italien et du patois de Liège, et pour les autres langues, de la première conjugaison seulement. Pour expliquer ia et oie, il faut recourir à un autre temps de l’aspect imparfait.

Si l’on se rappelle ce que nous avons dit de la formation du présent au moyen de la forme du futur, on comprendra que le premier temps aura dû avoir au début une signification analogue à celle de l’imparfait en bam, avec lequel il faisait un même aspect. Peut-être ne serait-il pas téméraire de conjecturer que la forme actuelle du présent constituait à elle seule, au début, cet aspect où la forme en bam a été introduite ensuite pour former le passé de l’aspect imparfait. Nous croyons donc que le présent latin (c’est-à-dire une forme analogue de la source commune) pourrait fort bien avoir formé, non seulement notre présent, mais aussi notre imparfait, ce dernier par l’intercalation d’un a, comme pour le présent d’une catégorie de verbes sanscrits. Que l’on remarque, en effet, que si amãmus, amãtis, ont donné aimons, aimez, legãmus et legãtis ont abouti à lisions, lisiez. Que si, pour les autres personnes, l’on nous objecte les règles de l’accent latin, nous répondrons que ce serait tourner dans un cercle vicieux que de déduire cette règle des formes, pour la faire servir à expliquer l’origine de ces mêmes formes.

Dans le dialecte liégeois, nous trouvons les deux formes de l’imparfait réunies, la seconde servant de passé défini et donnant son pluriel à la première, ce qui nous confirme dans l’idée que le présent latin (nous entendons toujours la forme de la source commune), étant de l’aspect imparfait, pouvait donner naissance à un temps passé.

L’exemple de l’allemand nous montre que, si étrange que cela paraisse, les idées d’imparfait et d’aoriste peuvent être rendues par un même temps. Nous trouvons, dans l’imparfait allemand, des formes imparfaites comme lebte à côté de formes aoristes comme las ; peut-être autrefois formaient-elles des temps distincts ; mais aujourd’hui, chacune de ces formes a la signification des deux temps. Dans le latin classique, c’est le parfait et l’aoriste qui sont réunis ; dans les langues romanes, les formes sont séparées, mais, comme nous venons de le dire, on retrouve dans le patois de Liège la confusion allemande entre l’imparfait et l’aoriste. Voici les paradigmes de l’imparfait et du passé défini dans les quatre conjugaisons :

imparfait.
J’aimève. Ji finihève. Ji d’vève. Ji rindève.
T’aimèves. Ti finihèves. Ti d’vèves. Ti rindèves.
Il aimève. I finihève. I d’vève. I rindève.
Nos aîmîs. Nos finihîs. Nos d’vîs. Nos rindîs.
Vos aîmîz. Vos finihîz Vos d’vîz. Vos rindîz.
Il’ aîmît. Is finihît. Is d’vît. Is rindît.
passé défini.
J’aîma. Ji finiha. Ji d’va. Ji rinda.
T’aîmas. Ti finihas. Ti d’vas. Ti rindas.
Il aîma. I finiha. I d’va. I rinda.
Nos aîmîs. Nos finihîs. Nos d’vîs. Nos rindîs.
Vos aîmîs. Vos finihîz. Vos d’vîz. Vos rindîz.
Il’ aîmît. Is finihît. Is d’vît Is rindît[5].


Comme on le voit, les deux temps n’ont de forme spéciale qu’au singulier ; au pluriel, ils se confondent.

Pour nous résumer, disons que, selon nous, l’imparfait en ais dérive d’une forme analogue au présent latin, laquelle a fait disparaître la forme en ève : le liégois nous montre la transition, où la forme en ève ne subsiste qu’au singulier, empruntant son pluriel à la forme en ai, qui, malgré son sens d’aoriste, nous paraît de même origine que notre imparfait en ais.

En ce qui concerne la formation de l’imparfait du subjonctif, elle est tout bonnement incompréhensible dans la thèse de l’École. Comment des peuples d’origines si diverses, à ce qu’elle dit, se seraient-ils entendus pour ne garder, des temps passés du subjonctif latin, que le plus-que-parfait, qui ainsi serait devenu : amasse, en vieux français ; ames en provençal ; amassi, en italien ; amase, en espagnol ?

Dans notre hypothèse, les romans, tous d’origine commune, auront simplement formé le temps passé de leur subjonctif en ajoutant au radical verbal des terminaisons empruntées à l’auxiliaire être. Pas autrement, du reste, n’ont procédé les latins pour leur imparfait, car l’r de amarem peut être assimilé à un s, comme c’est le cas pour beaucoup de formes du verbe esse, et ainsi se trouve révélée la présence de l’auxiliaire. La différence avec le latin, c’est que, dans les verbes dithématiques, on peut constater que c’est le thème du parfait qui a été choisi par les langues romanes. Ainsi, en vieux français, à la troisième personne des parfaits peut, deut, seut, correspondent les imparfaits du subjonctif : peüsse, deüsse, seüsse. C’est là le motif qui les fait dériver du plus-que-parfait du subjonctif latin ; nous dirons, nous, qu’ils se sont formés de la même manière que les temps passés latins, ce qui s’explique fort bien sans recourir à un intermédiaire. Un fait à remarquer, c’est qu’en vieux français, l’imparfait a été longtemps le seul temps passé du mode subjonctif.

Le futur, comme nous l’avons fait observer, était voué à la disparition, du moment que le présent et l’imparfait avaient usurpé ses formes. Le nouveau futur s’est formé, non pas en temps composé bien distinct, mais par une union synthétique de l’infinitif avec l’auxiliaire avoir, si bien que, par exemple, le français dit aimerons, au lieu de aimer-avons et l’espagnol, cantaré, pour cantar-hé.

Le conditionnel s’est formé de la même manière au moyen de l’imparfait de l’auxiliaire, et c’est bien en effet un futur de l’imparfait, comme on le reconnaîtra facilement en juxtaposant ces deux phrases :

Il m’assure qu’il partira demain.
Il m’a assuré qu’il partirait demain.

Remarquons que les langues romanes, par l’unité de formation du futur et du conditionnel, se rapprochent du sanscrit (dans le nombre, nous comprendrons le latin avec dixero et dixerim). Dans les langues germaniques, la formation des deux temps est identique, mais elle s’écarte des langues romanes en ce qu’elle est analytique et que l’auxiliaire est emprunté à l’idée de devenir ou d’intention (werde, will).

Les autres temps seront franchement analytiques et l’on peut dire ici que le verbe roman, pour toutes les branches, entre, en ce qui concerne l’actif, dans une voie nouvelle avec le slave et le germain. Avec ce dernier, il se sépare de tous les autres groupes de langues, par l’emploi de l’auxiliaire avoir.

Ce verbe est propre aux langues romanes et germaniques ; partout ailleurs, comme en latin, il n’a, avec ses équivalents, que le sens d’acquérir, tenir, et exceptionnellement seulement le sens de notre verbe avoir, au lieu duquel on emploie généralement le verbe être avec un cas d’attribution. En sanscrit, on supprime même complètement le verbe, et l’on dira, par exemple : « De lui le fils nommé… » pour : « Il avait un fils nommé… »

Une particularité des nouveaux temps composés, avec le verbe être comme avec le verbe avoir, commune aux romans, aux germains et aux slaves, c’est que le verbe auxiliaire se place en tête et devient mobile, de telle sorte que certains mots peuvent s’insérer entre l’auxiliaire et le participe, ce qui doit empêcher le retour à la synthèse.

Le moyen passif se sépare complètement en deux voix, comme par un dédoublement de la conjugaison ancienne : au moyen, le pronom réfléchi, variant suivant les personnes ; au passif, les temps composés avec être. Cependant la nouvelle forme du moyen a conservé quelque chose de l’époque où les deux voix n’en faisaient qu’une, car elle s’emploie souvent dans un sens passif. Exemple : Cela se comprend. — Ce mets se mange froid.

Ici encore, constatons le parallélisme avec les langues germaines et slaves, en notant seulement cette différence que l’allemand et le néerlandais se servent, au passif, de l’auxiliaire devenir (werden, worden), et que le pronom réfléchi slave ne varie pas suivant les personnes.

Pour les modes, les deux branches romane et germaine ont, de plus que le latin, le conditionnel. Le nombre des modes est donc égal à celui du grec, le conditionnel rem- plaçant l’optatif.

Que conclure de tout cet exposé ? Que si, en certains points, la conjugaison romane peut passer pour continuer le développement de la latine, on peut dire qu’en général ce développement se trouvait en germe dans la famille aryenne tout entière, et tandis que le latin, par le seul fait d’être langue littéraire, voyait ses formes grammaticales comme fossilisées, les langues sœurs continuaient leur développement.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’en bien des points où les langues romanes se différencient de la prétendue langue mère et des autres groupes, elles montrent une parenté étroite avec les langues germaniques, comme dans l’emploi de l’auxiliaire avoir, par exemple. Il faut en conclure que le latin, qui n’a pu influer sur les langues germaniques, n’est ici pour rien, et que des germes communs, remontant plus haut qu’à l’époque de la séparation des deux rameaux germain et roman, se sont développés plus tard parallèlement chez l’un et l’autre. Non seulement le latin n’est pas ici un initiateur, mais c’est un retardataire arrêté dans son développement normal par le motif que nous avons cité plus haut et par l’influence corruptrice de la langue grecque. À son tour, le latin a puissamment contribué à corrompre notre langue littéraire ; mais si son action a été puissante, ce n’est pas aux débuts de notre littérature qu’il faut la reporter, mais bien à l’époque de son plein épanouissement.

Eugène HINS.

  1. Ce que nous disons de l’aoriste de ces deux langues a trait à l’aoriste second.
  2. Nous devons constater ici que la plupart des grammairiens considèrent τυπῶ comme une contraction de τυπεσω, et, par conséquent, comme un futur composé ; mais nous trouvons nombre d’exemples où il n’y a pas moyen de nier l’identité de la forme du futur avec celle du présent : Χέω, ἔδοµαι, πίoµαι, et dans Homère : ἐλόω, δαµάᾳ, Βἐοµαι, ανύω, ἐρύω.

    Les grammairiens veulent voir ici des présents employés dans le sens du futur. Nous croyons que l’ancienneté même de ces formes repousse cette supposition, et la comparaison avec le futur slave nous confirme dans l’opinion que c’est le présent qui a emprunté sa forme au futur.

  3. D’après Schleicher, µαι serait mis pour µαµι et constituerait un redoublement de la terminaison, mais il ne donne pas les motifs de son assertion.
  4. L’assimilation de l’r et de l’s est habituelle en sanscrit. Les mots en or et ur latins équivalents à une terminaison en os et us.
  5. Grammaire élémentaire liégeoise de L. M. Liège, P. Renard, 1863.