La Genèse spirituelle

La bibliothèque libre.
La Genèse spirituelle
Traduction par Stéphane Danysz.
Jules SłowackiAssociation France-Pologne (p. 9-27).

Mais nous, esprits du Verbe, nous exigeâmes des formes, et tu nous rendis aussitôt visibles, ô Seigneur, ayant permis que, de nous-mêmes, de notre volonté et de notre amour, nous suscitions les premières formes, pour comparaître devant Toi, révélés.

Tu séparas alors les âmes qui élurent la Lumière de celles qui choisirent leur révélation dans les ténèbres ; les unes sur les étoiles et les soleils, les autres sur les terres et les lunes, commencèrent le travail des formes dont Tu reçois toujours le produit suprême de l’amour, pour qui tout est créé, d’où procède tout ce qui naît.

Sur ces rocs d’or et d’argent incrustés de mica, qui, tels d’immenses boucliers apparus jadis en songe à Homère, étincellent derrière moi et renvoient en rayons flamboyants le soleil qui m’inonde les épaules ; sur ces rocs d’où se fait entendre, dans la rumeur de l’océan, la voix continuelle du chaos dans son travail des formes, où les âmes, par la même voie que moi jadis, s’élèvent sur l’échelle de vie de Jacob ; au-dessus de ces flots sur qui mon s’élança tant de fois vers des horizons inconnus à la recherche de mondes nouveaux : permets-moi, mon Dieu, que, comme un enfant, je balbutie l’œuvre ancienne de ma vie, et que je la lise dans les formes qui sont les écrits de mon passé.

Or, mon Âme, en tant que Trinité première, faite des trois personnes : Esprit, Amour et Volonté, voguait – appelant à soi les âmes fraternelles d’une nature pareille – quand, ayant, par l’Amour, éveillé sa volonté, elle commua un point de l’espace invisible en la fulguration des forces Magnétiques Attractives.

Ces dernières se transformèrent en foudre et électricité.

Puis elles s’attiédirent dans l’Âme.

Mais alors que paresseuse, s’attardant dans son travail, mon âme négligea de faire jaillir d’elle-même son essence solaire et s’écarta de la voie Créatrice, Tu la punis, Seigneur, et lui infligeas la lutte de ses forces intérieures en les rendant l’une à l’autre étrangères ; Tu forças sa lumière à n’être plus clarté mais feu destructeur ; puis, la rendant tributaire des mondes solaires et lunaires, tu transformas mon âme en un tourbillon de feu et la suspendis sur les abîmes.

Or voici que dans les cieux, un cycle nouveau d’âmes lumineuses, pareil à une gerbe incandescente, mais d’une essence plus pure et rachetée, ange d’or aux cheveux épars, entraînant et fort, saisit comme une poignée d’astres, les fit tourbillonner en un arc de feu et les entraîna à sa suite.

Alors, confondus l’un dans l’autre, trois anges, l’ange solaire, l’ange lunaire et l’ange planétaire, s’entendirent sur la loi première de l’interdépendance de l’aide et du poids ; et depuis je nommais la saison éclairée le jour, et celle qui manque de lumière la nuit.

Des siècles passèrent, Seigneur, mais mon âme, le long des jours passés, ne s’était pas une fois reposée. Toujours à l’œuvre, elle extériorisait sans cesse ses conceptions nouvelles sur la forme ; d’accord avec le Verbe planétaire, elle constitua le droit, puis elle se soumit à sa propre loi, afin de s’établir sur cette base ainsi posée et préméditer pour l’âme de nouvelles voies plus élevées encore.

Ainsi, ô Seigneur, dans les rochers déjà, comme une statue de parfaite beauté, l’Âme se trouve enclose, encore assoupie, mais déjà préparée à la forme humaine, et entourée par l’arc étincelant des pensées divines comme d’une guirlande à six tours. De cet infini, elle rapporta la science mathématique des formes et des nombres, qui aujourd’hui gît au plus profond de son trésor spirituel et semble faire partie intégrante de l’Âme sans qu’elle en ait aucune connaissance ni mérite ; mais Tu sais, ô Seigneur, que de ces éléments vivants se constitua la forme du diamant ; que de ces éléments mouvants, légèrement réunis et cherchant l’équilibre, les eaux se mirent à ruisseler, et tout était sur cette terre vie et transformation – mais il n’y avait pas alors ce qu’aujourd’hui nous appelons la mort, c’est-à-dire le passage de l’Âme d’une forme dans une autre.

Devant Toi, ô mon Dieu, j’assigne ces durs cristaux, qui furent jadis les corps premiers de notre âme, et que tout mouvement a aujourd’hui délaissés, vivants encore pourtant, couronnés de nuages et d’éclairs : car ils sont les Égyptiens de la nature première, qui pour des milliers d’ans se bâtissaient des corps, méprisaient le mouvement et ne se passionnaient que pour la durée et le repos. Que de foudres, Seigneur, frappant les rochers de basalte du monde primaire, que de foyers souterrains et de convulsions utilisas-Tu, afin de pulvériser ces cristaux et les changer en poussière terrestre – aujourd’hui, les éclats de ce que furent les premiers colosses élevés par l’Attraction spirituelle. Ordonnas-tu à l’Âme de se détruire elle-même ? Ou bien, terrifiée, a-t-elle précipité sur elle ces coupoles qu’elle-même avait élevées, pour obtenir enfin, des rocs émiettés, – du feu, la première étincelle, qui pareille peut-être à une lune immense, s’élança parmi le fracas des pierres croulantes, puis changée en une colonne flamboyante, se dressa sur la terre comme l’Ange Destructeur, pour s’étendre aujourd’hui au fond de la Terre, sous la croûte de cendre de nos travaux de sept jours.

C’est alors, ô Seigneur, que les premières âmes qui, dans le martyre du feu, s’en vinrent vers Toi, te firent la première offrande. Elles s’offrirent à la mort. Ce qu’était la mort pour elles, Tu ne le considérais, Seigneur, que comme l’assoupissement de l’Âme dans une forme et son éveil dans une autre plus parfaite, sans connaissance aucune du passé ni le moindre souvenir des visions d’antan. Ainsi, le premier sacrifice de cet infime mollusque qui Te pria, mon Dieu, de lui permettre, dans un morceau de pierre, la jouissance d’une vie plus pleine, puis de le détruire par la mort, fut déjà comme le symbole du sacrifice de N.-S. J.-Christ ; il ne resta pas stérile, car tu récompensas, Seigneur, de ce que nous appelons aujourd’hui l’organisme cette mort, pour la première fois révélée à la nature. Première offrande, c’est cette mort qui donna naissance à la première résurrection. De par ta grâce, ô Seigneur, cette force merveilleuse de recréer des formes à elles-mêmes pareilles fut assignée à l’âme, et grâce à cette puissance, unifiées, les âmes en nombre diffèrent, se choquant l’une contre l’autre et embrasant leurs forces, restèrent créatrices de formes à elles-mêmes pareilles.

Les Âmes commencèrent donc à Mourir puis à Ressusciter et non plus à se mélanger, se liquéfier, se combiner et se désintégrer en gaz. Mais quoique je sache, ô Seigneur, que, déposée dans la première étincelle, mon Âme vivait déjà entièrement dans la pierre ; à mes yeux, pourtant si misérables, ce n’est que depuis cette mort et ce premier sacrifice à la mort que l’Âme commence visiblement à vivre et me devient fraternelle.

Ainsi, un seul sacrifice de l’Âme à la mort, accompli avec toute sa puissance d’amour et de volonté, rendit une descendance innombrable de formes, merveilles de la création que je ne T’énumérerai pas, Seigneur, aujourd’hui en mon langage humain, car Tu les connais toutes – car aucune des formes suivantes ne naquit de celle qui la précédait sans que Tu l’aies su. C’est Toi qui pris d’abord entre Tes mains l’âme qui T’implorait ; Tu confessas ses désirs puérils, puis Tu lui fis don, selon sa volonté, d’une forme nouvelle. Combien sages et puériles elles sont à la fois, ces formes. Torturée cependant par une longue souffrance, dans un logis malcommode, trop hâtivement réalisé : chacune de ces âmes éprouvées par la connaissance Te supplia en larmes, ô mon Dieu, de lui accorder une amélioration de ses murs misérables. De ses commodités passées et de ses trésors, fussent-ils de perles ou de diamant, elle Te fit toujours, Seigneur, quelque sacrifice, afin d’obtenir toujours davantage pour l’Âme, suivant ses besoins.

Vieil Océan, dis-moi, comment se passèrent au fond des ondes les premiers mystères de l’organisme, les premiers développements de ces fleurs de nerfs d’où vint à s’épanouir l’âme ? – Mais, par deux fois, tu effaças du visage de la Terre ces premières formes étranges et maladroites de l’âme, et certes, tu n’exhumeras plus aujourd’hui ces monstres qui, de ton sein, observaient les yeux de Dieu. – D’immenses éponges et reptiles végétaux sortaient des flots d’argent ; les zoophytes, de leurs nids multiples, s’appuyaient sur le sol et tendaient leur gueule vers le fond de la terre. Après avoir emprunté aux assises paternelles la défense de leur propre corps, couvertes de boucliers de pierre, la limace et l’huître s’accolèrent aux rochers, émerveillées de vivre. Pour la première fois, la prudence apparut dans les cornes de la limace ; le besoin d’une protection et la terreur causée par le mouvement de la vie fixèrent l’huître au rocher. Au sein des eaux naquirent alors des monstres prudents, paresseux et froids, qui, s’opposant avec désespoir à l’agitation des flots, attendaient la mort à l’endroit même où ils étaient nés, dans l’ignorance d’une nature plus lointaine. Mais dis-moi, ô Seigneur, quelles furent les prières que T’adressèrent ces créatures, quels désirs étranges et monstrueux furent les leurs ? Car je ne sais lequel parmi ces épouvantails informes, fut celui qui, sentant sourdre dans son système nerveux le mouvement et la tendresse, exigea un cœur triple ; Tu le lui donnas, Seigneur, puis ayant placé l’un au centre, tu mis les deux autres à ses côtés, comme des sentinelles – mais dès lors, l’âme qui s’incarna dans cette forme, dans ses trois cœurs, reçut de Toi, Seigneur, la joie de naître, mais dans trois cœurs aussi accepta l’appréhension et la douleur infligées par la mort. Dis-moi, quel fut ce martyr, qui, de deux de ses cœurs, Te fis le sacrifice, puis, n’en ayant gardé qu’un seul dans son sein, orienta toute sa force créatrice et sa passion vers la curiosité, pour créer ses yeux qui, dans les mollusques fossiles, frappent aujourd’hui par leur perfection et devaient, aux premiers jours de la genèse, briller au fond des eaux comme des escarboucles magiques, pour la première fois au fond des eaux révélés, pierres vivantes, mobiles et tournant sur elles-mêmes, pour observer le monde. Ils restèrent, depuis, toujours ouverts afin de devenir les lampes de la raison ; c’est maintenant seulement que fermés librement par ceux qui doutent, ils furent pour la première fois par les sceptiques, appelés traîtres à la raison, trompeurs à l’expérience. Ô mon Dieu, mais dans les Poulpes et les Seiches, je vois déjà la révélation du cerveau et de l’ouïe ; dans la nature sous-marine je vois entièrement réalisée comme une première esquisse de l’homme, tous nos membres déjà prêts et mobiles et destinés à s’unir un jour dans tout ce qui n’était alors qu’un corps en morceaux pénétré de terreur et d’effroi. Éprouvée enfin par sa lutte avec les vagues de l’Océan, l’Âme Te fit, Seigneur, l’offrande de ses trois cœurs ; de ses orbites rongées par ses pleurs de martyr elle arracha ses yeux, puis déplaça sa bouche qui naguère soupirait vers les cieux, pour la transporter et l’adapter sous ses pieds, afin que là, sous leur plante et multipliée au nombre de quelques centaines, elle pût tirer de la terre tous ses sucs et s’y tenir toute droite ; champignon zoophyte, âme paresseuse déviée de la voie du progrès, elle fit même le sacrifice de son système nerveux (et même celui-là) en échange du repos, d’une forme nouvelle, plus durable et moins douloureuse : mais Tu détruisis alors cette nature, mon Dieu, et de cet animal, qui ressemblait à un arbre, Tu fis un arbre.

Voici, ô mon Dieu, que dans l’âme ma chute se renouvelle encore. C’est sa paresse dans la voie du progrès, son désir d’un séjour plus long dans la matière, son souci de la durée et des formes commodes, qui furent et sont jusqu’à présent le seul péché de mes frères et des âmes, tes filles. C’est sous l’enchantement de cette seule loi que travaillent les soleils, les étoiles et les lunes. Malgré ses taches et se imperfections, lui serait-il même arrivé d’avoir détourné son visage des buts suprêmes, et si loin fût-elle de la perfection, toute âme allant de l’avant est inscrite pourtant dans les livres de la Vie.

Qu’elle est prévenante Ta bonté, mon Dieu, de m’avoir conservé sous les couches lointaines respectées par les déluges, sous la couche des forêts transformées en charbon par le feu, cet essai premier de l’Âme dans sa conquête de la terre, ce premier ajustage d’un anneau nerveux, sa triple dotation d’un cœur, qui chez l’homme seulement s’ensanglanta, mais qui pour la première fois souffrit pour les autres dans Ton fils le Christ. Bénis soient Ceux qui, sans l’aide de Ton âme, ô mon Dieu, suscitèrent cette nature étrange des créatures primaires, l’éclairèrent des lampes de la raison – et considérèrent-ils ces cadavres sans savoir qu’ils évoquaient leur propre existence. Cette lampe, laissée par eux dans ces souterrains ténébreux, m’éclaira lorsque je m’y engageai. J’y trouvai déposés, des ossements, et tout y était presque dans l’ordre de la vie hors Ton Âme, ô Seigneur, dont seul Tu peux conter l’histoire, car aujourd’hui encore tu ressens les douleurs éprouvées au fond des temps passés. Toi seul peux savoir combien souffrirent ceux dont il ne reste que ces ossements.

Ainsi, ô mon Dieu, l’Âme te fit l’offrande de son organisme, et de ce qui lui restait de force immortelle elle conquit la terre et conserva une étincelle de vie dans les formes végétales. Sa grandeur se montra dans les bruyères, sa colère et sa résistance à la nature dans les durs chardons épineux, qui de forêts immenses recouvrirent la terre. Parmi Tes étoiles, cette terre bruissante courait sombre, échevelée ; les brouillards et les brumes comme des haillons de crêpe funéraire s’accrochaient sur les cimes de ces premiers criminels de la nature. J’ose à peine regarder dans ces bois. Là, dressée avec arrogance contre l’ouragan, la branche battait l’air avec un bruit de tonnerre, et quand sous la poussée du germe la semence de bruyères éclatait, ou eût dit que se répercutait la voix de cent foudres à la fois. Une vapeur telle montait du fond des terres, avec tant de puissance, que les rocs arrachés des montagnes de basalte, projetés dans les airs, s’écrasaient en tombant, transformés en sable et en poussière. Dans les nuages, les brumes et les ténèbres, je vois cet œuvre immense de l’âme, ce royaume du maître des forêts où l’âme travailla plus pour son corps que pour sa propre spiritualité d’ange. Tout ce qui devait, après sa mort, devenir sa provende, ces feuilles pourries, ces troncs d’arbres carbonisés, fut le produit suprême de son œuvre, car, l’âme elle-même s’élevant déjà au-dessus de sa forme, attendait de la pitié divine l’incendie et le déluge.

Alors, sur ces formes mortes de la première création, sur les corps pétrifiés des monstres marins, une colonne de feu s’éleva, deuxième dévastateur, Encelade luttant avec la Vie... De son faîte couronné de nuages ruissela le déluge tandis que sa base incandescente desséchait le lit des mers, et, pendant des siècles embrasée, cette terre brûla, éclairant le Seigneur sur les hauteurs, dans les pourpres de l’incendie, elle qui un jour, dans bien des siècles, rayonnante et éprouvée par l’Esprit d’Amour, s’illuminera dans la clarté des douze pierres précieuses, dans le flamboiement où la vit saint Jean, se consumant incandescente dans l’infini des mondes.

Ô, mon âme, dans l’informité de ta première incarnation, il y eut déjà la pensée et le sentiment. Par la pensée tu préméditais des formes nouvelles, et par le sentiment, enflammée par les feux de l’amour, tu les demandais au Créateur, à ton Père. C’est toi qui ramenas ces deux forces en deux centres uniques de ton corps, dans le cerveau et dans le cœur. Ce que grâce à eux tu pus conquérir dans les premiers jours de la création, le Seigneur ne te l’enleva plus, mais, par la contrainte et la douleur, il força ta nature à créer des formes meilleures et provoqua en toi une puissance créatrice plus grande encore. Alors, effrayée et irritée de la résistance que t’opposait ton corps, tu commenças à dérouler au fond des mers des rubans argentés, et c’est ainsi que tu entras dans le troisième règne effroyable, celui des serpents. Il semble que ces troncs d’arbres calcinés ressuscitèrent d’eux-mêmes au fond des mers, changèrent leur moelle en système nerveux puis étendirent sur la terre leur pensée et leur cœur, non sans avoir auparavant envoyé en éclaireur leur pensée, munie de ses lampes oculaires, avant que de risquer leur cœur, avec une prudence qui témoignait de l’effroi de leur âme... Or, sur la mer tranquille, ô Seigneur, d’un reptile gigantesque je vois émerger la tête, la première tête qui se sente maîtresse de la nature entière, reine de toute perfection. Je vois comme, avec gravité, elle dévore des yeux le ciel entier, comme son regard rencontre le cercle solaire, et comme terrifiée, elle se cache au fond des ténèbres...

Après bien des années seulement, du règne séculaire des serpents, cette même tête osa sortir encore, en vue d’une lutte nouvelle avec le soleil – elle ouvrit la gueule... siffla – et dans ce sifflement elle reconnut le don qui lui était fait de la voix, qui avait dû, elle aussi, être conquise au prix d’un travail de l’âme. Timide, alors, elle revint au sein des ondes, pour chercher s’il ne se trouverait pas dans ses trésors élaborés dans le passé, quoi que ce fût de digne, dont elle Te pût faite l’offrande, ô Seigneur – pour la voix, ce chant du sentiment et de la raison, qui aujourd’hui, après des siècles écoulés, Te chante encore des hymnes, et se trouve être le lien et le mot d’ordre des âmes qui vont vers Toi.

Depuis lors, Seigneur, j’entends le monde empli des gémissements de la nature qui naît, j’entends les Lamantins dans les crevasses rocheuses dressées sur l’Océan, qui dans l’air embaumé implorent Ta pitié. C’est que progressivement conquise par le sentiment, leur âme souffre, Seigneur. Voici que près du cœur, en tant que sceau de l’amour maternel, apparaît le sein nourricier, voici que le sang des reptiles rougit, puis se transforme en lait (il est prédestiné à être plus immaculé encore et transformé en un liquide cristallin, limpide comme le diamant, le sang qui doit jaillir des blessures de Jésus crucifié). Voici enfin que naît cet ordre, cause d’effroi et de lamentations éternelles pour des yeux qui ne savent pas voir, car l’âme, après avoir par ses épreuves obtenu une forme plus parfaite, sentit sa dépendance de celle qu’elle venait de délaisser, la méprisa, et le plus souvent, comme le Kaïmite, elle s’étendit près d’elle, afin d’en ronger la cervelle et essuyer sa bouche sanglante avec les cheveux de sa sœur cadette. Ce fut le premier Caïnisme dans la nature, nuisible à l’âme plus élevée, parce qu’il l’unissait à une âme d’espèce inférieure ; or, à tes yeux, Seigneur, il n’y eut aucune brèche pour cela dans la chaîne des êtres, car par une mort plus hâtive des corps, l’élan spirituel de la vie acquérait un rythme plus rapide et la mort resta la loi des formes, reine des masques, des vêtements et des draperies de l’âme, et se trouve être, jusqu’à présent, fantôme sans pouvoir réel sur la création.

Tu le sais, ô mon Dieu, que je n’entrepris pas de décrire toutes les créations de la Nature ; car ce sera la tâche des siècles à venir que de retrouver les voies parcourues par l’Âme créatrice, les offrandes qu’elle Te faisait, ce qu’elle acquérait, ce qu’elle perdait, et ce qu’à nouveau elle récupérait. Cet enchaînement est actuellement mystère ; et l’Âme humaine serait terrifiée si tout d’un coup Tu lui dévoilais, Seigneur, toute son histoire. Il Te faudrait la tenir dans la main, comme un enfant, après avoir brusquement entr’ouvert sous ses pieds cet abîme de science et l’avoir éblouie des éclairs de Ta vérité.

C’est à peine si dans mes quelques pressentiments de la vérité, j’ai pu, errant, dans mes méditations sur Ton essence, prendre quelque jouissance à passer en revue les créatures qui se trouvaient autour de moi ; souvent un brin d’herbe, un oiseau qui chantait, perché sur une haie... Mais avec quelle joie, je voyais, ô Seigneur, qu’en moi toute chose se résolvait en cette conception unique de l’âme créatrice dans son évolution, tu le sais, ô Toi, qui sur ma bouche arrêtas mon âme et me permis de vivre quelques jours encore, occupé sans cesse de cet entretien continuel avec les mystères de la nature.

Je n’exposerai plus, Seigneur, aux regards de l’homme, ces autres royaumes et catacombes souterrains, où gisent enfouis à quelques coups de pioche à peine, les cadavres de la forme seconde, mais séparés du monde vivant d’aujourd’hui par toute la durée de siècles innombrables. L’Âme qui vivait en eux, en Toi se refléta, Seigneur, dans l’étrangeté de formes immenses et bizarres – telle un poète de génie grisé par le nectar des Dieux. Il y a dans toute forme comme le souvenir de celle qui la précéda, la révélation de celle qui va suivre, et dans leur ensemble la révélation de l’humanité, comme un rêve des formes sur les hommes. Pendant bien longtemps l’homme fut le but final de l’âme créant sur terre.

Tout est cependant dans le désordre et l’effort... Il semble que l’âme crée dans le désespoir, sans aucune conviction encore dans sa force créatrice ni sa propre puissance. C’est dans ses bonds d’un règne à l’autre qu’apparaît cette monstruosité... si bien que Tu anéantis, ô mon Dieu, presque toutes ces formes intermédiaires, comme pour vouloir, par un mystère plus grand, donner à la nature plus de gravité et mettant un voile sur le passé, diriger plus encore notre âme vers l’avenir.

Je vois en rêve, ô Seigneur, éclairées par la lune, ces nuits mélancoliques de la nature première et l’incohérence du règne des reptiles. Dans une crevasse, ô Seigneur, je vois ce premier saurien, où l’âme pense déjà dans ses méditations, à la tête d’oiseau, aux ailes d’Icare.

Or, il faut à l’âme qui s’avance sur cette terre, la parcourir d’abord à vol d’oiseau, pour posséder une connaissance synthétique de la nature, savoir comment coulent les fleuves, quelle est l’étendue des forêts, où mènent les chaînes de montagnes ? – Mais c’est par inspiration que, premier barde de l’Épopée de la genèse, le premier chef d’Israël sut qu’aux oiseaux fut donnée la primauté sur tous les autres animaux... que ce fut sur des ailes que s’élevèrent d’abord les âmes de la terre – pour examiner leur situation future, et faire ensuite de leur vol l’offrande, en vue d’une situation plus stable et mieux assise, apte à une domination plus complète sur terre.

Je souris maintenant, ô Seigneur, quand je vois, déterré, un de ces squelettes qui n’ont plus de nom dans notre langage d’aujourd’hui (ils sont, en effet, pour jamais effacés du cycle des formes). Je souris – quand je vois le premier saurien, au bec d’oiseau, une aile à la patte, partir comme Christophe Colomb, à la découverte du monde, afin de préparer un foyer à ces monstres pesants qui s’avançaient à sa suite, tondant l’herbe de prairies entières, dévastant d’immenses forêts pour en dévorer les feuilles et les branches.

Mais qui sait si, perdue par l’âme aujourd’hui, la faculté de produire la lumière ne faisait pas du quartier maître de ces monstres une lampe effrayante, brûlant au-dessus de la terre, dragon de feu, dont il reste encore maintenant dans l’esprit humain comme un souvenir voilé et rempli de terreur ?... Derrière ce dragon rampaient sur le sol, construits par l’âme et doués d’une ossature, ces vaisseaux effrayants – passionnés pour la vie, les yeux flamboyants dans l’attente d’un aliment, et prêts à dévorer la terre ; immense troupeau que par trois fois, Seigneur, Tu balayas sous les flots, et que jusqu’à présent, à notre crainte et notre mémoire, comme en trois cercueils, Tu nous as conservé, sous un triple drap de cendres.

Quelle âme, ô Seigneur, était-ce au cinquième soir, ce Noé qui ne laissa dans son Arche, pénétrer ni sauriens, ni éléphants immenses, mais rassembla les créatures qui sont maintenant en harmonie dans leur unité... ces formes qui préparèrent la figure humaine ? Ce mystère m’est fermé, ô mon Dieu ; j’y vois pourtant Ton vouloir personnel, et sur le monde, Ta main posée, dont Tu ne libéras la nature oppressée, en lui laissant ses propres lois, que le jour de Ton alliance définitive avec l’homme, auquel Tu accordas, d’après ces lois, l’activité créatrice et la liberté de l’Âme.

C’est alors, avec le sixième jour, que s’éveilla dans l’âme sa pensée sur l’homme, et le moindre brin d’herbe la porte logiquement inscrite dans sa forme. L’Âme, cet ouvrier divin, commença à créer et progresser lentement, mais, au cours de son travail de tant de siècles avec la matière, elle se passionna souvent pour la forme, s’irrita et contracta des désirs morbides, s’élevant contre ses propres lois qui avaient gouverné le passé. Plus d’une fois elle s’arrêta paresseusement et s’assoupit dans la voie créatrice ; quelquefois enfin, elle rétrograda, Seigneur, et vendit son droit d’aînesse, pour se nourrir, pour un plat de lentilles. Plus courageuse, une autre, quoique née plus tard, revêtait une toison de brebis, y gagnait la bénédiction du Seigneur, puis devançait par la sienne la descendance de sa sœur... C’est ainsi que doit s’entendre cette injustice de Moïse que, d’inspiration, il sentait être la justice du monde spirituel... Car ainsi qu’en un miroir, l’histoire humaine réfléchit celle de l’âme.

De ces cinq jours passés, il faudrait ressusciter les morts et s’entretenir avec les âmes de ces formes disparues, pour décrire avec certitude l’enchaînement de ces figures que les sages apprirent sur leur corps ; car Tu sais, mon Dieu, que certaines d’entre ces formes provisoires qui passèrent d’un règne à l’autre ne furent, parce que monstrueuses, admises dans l’Arche de la vie... Pour ne retrouver que ces foyers, disparus de la chaîne génésique, vains seront les efforts de ceux qui ne cherchent que dans les formes extérieures et seul celui qui, de toute son âme, s’essayera à découvrir la nature, y tiendra avec certitude l’initiation à ces mystères au fond de son âme propre.

Permets-moi, maintenant, ô mon Dieu, pour la seconde fois, d’évoquer mon œuvre d’avant l’apparition de l’homme... celle du sixième joui que mon âme paracheva, sage d une expérience de cinq jours, et telle qu’ayant tout recréé à nouveau, il ne se perde plus rien des dons et propriétés acquis par son travail...

Chaque arbre est la solution suprême d’un problème mathématique mystère du nombre, qui, se répartissant en nombre pairs dans les plantes imparfaites, en nombres impairs dans celles qui progressent, se résout dans l’arbre tout entier par l’unité. Ce sentiment intime de l’unité dans la multiplicité, est le premier problème de l’âme végétale, sa jouissance intime et sa satisfaction Cette couleur première dont aujourd’hui nous voyons les arbres revêtus, est logique, car elle résulte de la lumière jaune dont se nourrissent les plantes, dans sa combinaison avec l’azur de l’air et des ondes... Mais voici que ces deux nuances condensées puis combinées en la chlorophylle des plantes, tissèrent à l’âme des arbres, ces cheveux et ces mantes d’émeraude, figurés dans le livre de Moise par la feuille de figuier, dont l’homme fit son premier vêtement.

C’est ainsi, ô Seigneur, qu’aucune des couleurs et des formes des feuilles ne m’est indifférente, car elles me dévoilent l’âme de la nature, et m’évoquent mon propre travail jadis accompli dans la plante... Je sais ce que dans une feuille signifie chaque dentelure – car de chacune de ces formes mon âme se justifia par son propre travail...

Si donc, je mets en lumière la voie suivie par l’âme, mauvaise mais pleine de vitalité, qui lutte désespérée contre le vent des mers, vainc la résistance des éléments, s’élève vers le ciel puis retombe vaincue pour se recueillir et jaillir à nouveau dans les airs de toute sa force accumulée, ayant surpassé l’effort des éléments – si, autour d’une ligne qui va droit au but, par deux fois je dessine des courbes en zigzags aux angles aigus : j’obtiendrai la feuille épineuse du chardon, sa pâleur et comme le dessin du chemin suivi par cet esprit mauvais mais puissant qui, sous des angles interférés, travaillait dans cette plante à la conquête de sa forme.

Si j’ai, en revanche, à décrire cette âme non plus mauvaise mais forte uniquement et s’opposant avec une force plus grande à la nature, j’obtiendrai les angles arrondis sur ses deux bords, de la feuille de chêne, où l’âme oppose un arc au déchaînement des éléments et gravement s’élève dans sa puissance, comme les vagues de l’océan.

Mais si l’âme qui ne lutte qu’avec peu d’effort contre une faible résistance du monde, me décrit ce sentier qu’elle trace autour de sa ligne médiane, j’apercevrai alors, finement dentelée, la feuille de rosier, et je serai tout porté à croire que c’est là l’âme chez qui, ni le venin du serpent, ni la force du chêne, mais l’essence si légère de la beauté, et peut-être déjà son sentiment, pour la première fois vint au monde.

Et telle est aujourd’hui la voie de l’Âme humaine que fut il y a des siècles, le sentier qu’elle se fraya, alors que, feuille d’arbre, elle allait vers ses buts derniers.

Quelle merveille, ô mon Dieu, que ces formes créées par les âmes végétales dans leurs premiers efforts, formes qui devaient, par la suite aller se répétant dans l’organisation du monde, et dont certaines aujourd’hui font la gloire de l’invention humaine. Voici la Pâquerette, elle paraît n’être qu’une fleur, mais elle est en vérité une Nation entière, fixée dans un calice, gouvernée par un mâle unique – nation, dont occupent le centre les fleurs citoyennes, car elles travaillent et enfantent, tandis que, comme une armée d’ilotes, les blancs pétales montent la garde sur ses bords. Quand je considère, Seigneur, cette merveille première de l’âme créatrice, je vois déjà que de cette même âme l’œuvre suivante sera d’introduire l’essaim des abeilles, leur royaume, avec la servitude de la ruche et son gouvernement royal ; qu’il en sera de même dans les volées d’oiseaux et qu’enfin une forme pareille se révélera parmi les hommes sans qu’ils sachent que l’idée première d’une union et d’un gouvernement s’élabora dans le travail des plantes, puis passant par l’enchaînement des formes, devait pleinement se développer dans la nature humaine.

Et toi, république d’Athènes, pardonne, mais c’est ton origine que je vois dans cette fleur de trèfle, qui se compose de citoyens égaux, séparés et non dans un calice unique, mais sur une seule tige ; au milieu d’eux Thémistocle pourtant, quoiqu’il ne diffère en rien des autres, siège sur le sommet de la pyramide, occupant la place la plus élevée.

C’est la pensée, qui, seule, avait créé jusqu’alors dans l’âme végétale ; alors qu’elle s’avançait le long de la tige, elle comptait jusqu’à trois feuilles, mais dans la fleur elle s’expliquait par la quinte ; c’est sa pensée qui groupa les fleurs autour d’une mère unique, qui créa la famille et le pressentiment de la nationalité. – Il semble que c’était une pensée exclusivement mathématique qui se développait dans les plantes – tandis que le sentiment étonné, cette base essentielle, qui partout est un cœur qui sourd, tirait des qualités acquises par le travail de la pensée, un premier enseignement pour l’œuvre à accomplir encore. Les fleurs et le fruit, pourtant, sont l’effet du travail de ce dualisme des forces de l’âme ; la suavité du produit dernier de ces plantes ou l’âcre venin des baies d’un buisson épineux, relevaient déjà du jugement moral... La pomme, déjà, pouvait être indiquée à l’homme comme symbole exprimant les mérites et les fautes de son âme propre, et l’on pouvait, l’ayant mangée, s’unir soit à l’âme du péché soit à celle du mérite. Quand elle produisit la fleur et le fruit, l’âme possédait déjà la connaissance du bien et du mal, le sentiment du beau et de l’informe, et s’élevait en vertu, ou péchait contre le but dernier de l’âme. Ô, livre premier de la création. Tout est en toi, abîme sans fin de connaissance et de vérité ; sous les voiles qui s’entr’ouvrent lentement, tu montres et révèles tout aux enfants qui s’élèvent à la filiation Divine.

Où s’achève ton œuvre, âme végétale ? Mais c’est dans ta méditation sur un organisme plus parfait, dans la création de l’espèce des plantes, qui, transformée en système nerveux, aurait pu immédiatement apparaître révélée, parmi les êtres organisés. Ce n’est pas, ô mon Dieu, entrevu dans quelque livre, cet insecte, pareil en tout point à une feuille, qui m’éclaira sur le mystère de l’âme ; il pouvait n’être en effet qu’un jeu de la nature, un simple accident de tout ce qui se créait ; mais s’est ce petit pois que je vis, Seigneur, sous une haie, dans un village, sortir d’une graine pourrie, et comme une chenille verte s’avancer prudemment le long de son tuteur. Tout ce dont, âme de la nature, elle put déjà, au Seigneur, de son organisme végétal, faire l’offrande, il semble qu’elle le fit pour une existence plus parfaite. Les nombres impairs exprimèrent en elle, déjà, la perfection dernière de sa pensée ; elle n’y peut apporter désormais ni correction ni amélioration aucune – mais vois, ô Seigneur, comme dans l’oubli de sa propre durée, cette plante chétive, pâle et fragile, lance dans l’espace ses membres désespérés ; et comme sa fleur – voudrait s’élancer de la tige pour prendre le vol – ailée déjà, comme Psyché, elle te réclame le vol du papillon. Tu exauceras cette âme, ô mon Dieu, et lui accorderas ce dont elle te supplie, de créer cette forme, qu’elle léguera, fragile mais éternelle, aux âmes qui la suivront, à ses sœurs spirituelles.

Que de sagesse, ô Seigneur, je vois dans les premières suppliques de l’âme végétale par Toi exaucées, quelle perfection dans la mise en œuvre de son art sur la terre.

Sur les rivages de l’Océan, là-bas, où dans la rosée, la morsure du sel ronge même les assises des monuments humains, les âmes imaginèrent les velours dont elles se drapent, et pareilles à des Nymphes, elles parent leurs cheveux hérissés des perles argentées qui s’échappent des tresses des Océanides ; et c’est ainsi que, diamants bus par le soleil, ces larmes venimeuses de la mer, se dessèchent avant que de tomber sur le cœur des plantes... Ailleurs, dryades des citronniers, elles se firent des miroirs contre les rayons brûlants du soleil ; couvertes de flèches d’or, elles en renvoient la lumière, de la laque brillante et polie de leurs feuilles... Montrez-moi une région où règnent les éléments déchaînés, où l’ouragan lutte avec les vagues, où les plantes, accrochées aux rochers, accomplissent avec peine le travail de la vie, et sans interroger de dryade – de mon âme je vous répondrai par cette prière qu’adressèrent à Dieu toutes ces âmes, pour obtenir leurs formes actuelles... comme elles, mon âme pendant des siècles pria et travailla ; elle est maintenant mélancolique, quand, au milieu de cette nature sauvage, dans ces plantes si frêles, elle découvre les traces de ce dur labeur.

Permets-moi qu’ici-même, ô mon Dieu, je dévoile un des moindres mystères de mon âme, au risque d’un jugement moqueur mais prématuré. – Or voici, l’odorat m’est témoin – de mon séjour d’il y a des siècles, dans les plantes, où l’âme de ce corps (que je possède maintenant) élaborait en même temps que les vaisseaux sanguins, le sentiment du beau, de l’informe ou du venimeux. Lorsque j’aspire le parfum de la rose, comme enivré, j’oublie pour un moment les désirs et les tristesses de ma nature humaine, et c’est comme une réminiscence de l’époque où le but de mon âme était la création de la beauté ; sentir un parfum fut sa seule jouissance et son seul soulagement dans le travail... Voici, Seigneur, que pour un instant je m’en retourne au temps de mon enfance – et comme un vent de fraîcheur et de jeunesse vient me frapper des abîmes de la genèse... Mais c’est en vain, Seigneur, que la Science s’efforça de m’expliquer ce phénomène – par l’action de l’odeur sur le sens de l’odorat ; je cherchai, quant à moi, l’effet des sens sur mon âme, qui se réjouit ou s’attriste dans la sensation olfactive.

C’est dans cette voie, ô Immortel, que travaillait l’Ange très misérable, ton Fils très humble, dans le royaume des plantes, quand il gagna enfin, sous sa forme dernière, un monde plus élevé – et qu’il y rencontra des sources nouvelles de travaux planétaires, qui tous tendaient à la forme finale, celle de l’homme.

Là-bas, ô Seigneur, le mollusque, premier habitant des mers, prudent et assuré d’une longue existence sous son bouclier de pierre, te fit enfin le sacrifice de sa maison de perle et la transforma (de par l’esprit de cupidité) en la coque d’écaille de la tortue, – puis T’ayant encore cédé quelque chose de sa sécurité, transformé en Chenille, après s’être donné des ailes sous son bouclier d’écaille (cette image de la divinité en Égypte), il s’élança dans les régions de l’âme où règnent les papillons... Tout le long de cette voie douloureuse du travail et de la transmutation des formes, il ne te sacrifia rien, ô Seigneur, de sa fécondité, mais conserva comme une ressemblance traditionnelle de ses formes successives – et de la mer, se transporta dans le pays des vols azurés...

Mais voici que le royaume des reptiles, dont le ptérodactyle mérita, dans les premiers jours de la création, la splendeur du vol, te fait l’offrande de ses ailes de saurien – s’humilie devant toi, rougit de tout son sang – et s’introduit en rampant dans l’espèce des annélides, dans la nature plus parfaite des insectes...

Car c’est dans les Insectes, Seigneur, que l’âme commence à acquérir les premières vertus morales : l’application au travail dans la fourmi, l’ordre social dans les abeilles. Elle rassemble ensuite ces mêmes vertus et les unit par couples, si bien que le courage et la noblesse dans le cheval, la fidélité et l’humilité dans le chien, sont pour jamais inséparables et, comme des vertus sœurs, habitent même les âmes humaines... Tu sais, ô Seigneur, que tout ce tableau de l’école Philosophique des matérialistes, toutes ces propriétés, ces instincts et ces vertus acquis par le travail de la genèse furent donnés à l’homme, tout prêts déjà, mais sous forme d’une matière grossière, afin qu’il la travaillât avec science, qu’il la fît brûler du feu divin, et l’amenât à une nouvelle activité créatrice... Je n’évoquerai plus ces travaux et ces vertus de l’âme, car toute âme saura les lire dans les créatures qui lui sont proches ; je ne conterai plus que quelques événements qui paraissent d’une importance capitale dans son évolution.

Or, mon âme parfois, lorsqu’elle exigeait une forme ou une organisation nouvelles – se réservait une différenciation minime dans l’individualité, et souvent accusée seulement dans sa nuance. Certaines fleurs et animaux ne conservèrent, de par une concession constitutionnelle, dirai-je, arrachée à Dieu, qu’une différence de couleur et de toison. Dieu ne rejeta pas ces désirs de l’âme, mais punit de faiblesse ce sacrifice incomplet d’âmes non unifiées en une forme définie. Les fleurs de cet ordre ne donnent, pour la plupart, pas de fruits ; les oiseaux et autres animaux s’allèrent domestiquer sous la protection d’âmes plus hautes. Le chat, ayant fait au Seigneur le sacrifice de ce petit détail, se trouve être, tigre, maître du désert... Quant à nous, ô Seigneur, lorsque nous te ferons l’offrande de tout ce qui nous rendit dissemblables du Christ, à quelle dignité, à quelle puissance ne serons-nous pas élevés dans la sainte hiérarchie de Ton Verbe...

Mais Toi-même, ô Seigneur, Tu étendis Ta main de grâce et Ta protection particulière sur ces âmes qui semblaient vouées à l’esclavage. Confondu avec lui, l’Arabe exerce en l’âme de son cheval la noblesse et le courage – il est comme son père rédempteur ; et le pâtre étendu sur le pré avec son chien l’élève jusqu’à soi et fait se libérer en lui l’âme d’humilité et de fidélité.... C’est ce mystère que cache l’histoire de Joseph l’Égyptien, qui plus faible que ses frères et condamné à la domesticité, devient plus puissant dans sa servitude et le bienfaiteur de sa propre famille.

Je vois aussi, ô Seigneur, qu’à ces vertus si rares aujourd’hui parmi les hommes, correspondent des formes préparatoires aussi rares dans les règnes antiques de la création, et ce m’est le témoignage que nous sommes les mêmes en esprit qu’au jour où nous créions ces formes.... C’est dans les fourmis et les abeilles, dans un nombre incalculable d’animaux domestiques que l’âme travaillait pour l’homme, en vue de cette vertu : l’application au travail ; tandis qu’en revanche, l’âme héroïque, toute de puissance et de noblesse, revêtait rarement la forme du lion ou celle de l’aigle, amant passionné de la tempête et de la foudre.

Mais maintenant, ô mon Dieu, je sens que toute pénétrée par l’âme la nature entière réclame de toi, de sa bouche la plus parfaite, sa forme finale, celle de l’homme. Elle sait, en effet, que par l’élévation d’une seule âme, la création l’est tout entière jusqu’à ses limites les plus lointaines. Voici qu’en leur dernière prière, pour te fléchir, ô Seigneur, les arbres se sont couverts des fleurs et des fruits les plus beaux, afin de te montrer leur mérite et leur travail spirituel sous sa forme la plus parfaite. Voici que sur les prairies de l’Eden, les créatures les plus fières se sont rassemblées dans l’oubli de leurs fureurs, de leurs désirs, de leurs actes sanguinaires, pour élever leur âme par la prière, et planer d’un soupir de leur âme au-dessus de leur propre nature. Voici que se sont réunis les aigles avec leur cortège en guirlandes, de cygnes et de cigognes ; ils se tiennent immobiles dans les cieux, entourés, comme Ta Cour Angélique, des circonvolutions d’oiseaux scintillants, – comme pour imiter l’assistance de Ton trône, formée d’Anges ensoleillés. Et ce fut le seul moment d’Eden et de paix sur la Terre. Tu convoquas alors, Seigneur, cette âme, digne déjà de la forme humaine, Tu l’entendis, la jugeas et lui permis de prendre une forme nouvelle sur la terre, puis dans son corps, comme en un livre, tu inscrivis tous les mystères de l’œuvre ancienne, accomplie avant l’apparition de l’homme. Ce livre est aujourd’hui encore déposé au fond de toute âme humaine, et même si le genre humain et la création disparaissaient, Seigneur, même seul, le dernier homme retrouverait dans son âme tout l’œuvre du passé. Outre ces formes, la terre, en son héritage, ne subirait aucune perte. Hosanna, ô Seigneur, Tu es le Créateur, – et mon âme, cependant, a le mérite de sa propre création...

Comment ferais-je maintenant pour revenir de ces hauteurs à l’ancienne position de la science ?... où la vie, avant son enfance, me fut un mystère, où l’avenir ne présentait aucun but... Alors qu’ici, partant du passé, je me suis trouvé sur le roc de la création...

Je vois ce que j’ai acquis par mon travail et ce qui me reste à accomplir... Voici que mon âme, dans son travail avec l’humanité, a effectué déjà une grande partie de cette œuvre ; voici qu’au-dessus des instincts et vertus animales, elle sut conquérir bien des produits de l’esprit humain et beaucoup de puissance humaine, angélique déjà. Dans d’autres livres, je T’exposerai ces œuvres, ô Seigneur, mais permets-moi maintenant de me retourner une fois encore vers cet abîme des six jours de la nature en repos et engourdie, et de la saluer une dernière fois avant de m’engager dans l’avenir.

Ô mon âme, alors qu’encore dans le silex tu fis le sacrifice de ta forme et de ta durée, dans la pensée de sacrifier ton éternité.... quand, dis-je, tu t’offris à la mort, le Seigneur accepta ton offrande, mais il te trompa, comme un père trompe son fils bien-aimé. Par ce sacrifice, non seulement tu obtins dans le progrès des siècles, la forme humaine, mais comme Ève, tu pus t’écrier : j’ai gagné l’homme au Seigneur. Or, le Seigneur te gratifia de ce dont tu n’osas jamais même rêver... Il te fit don de l’éternité des formes qui se renouvellent les unes des autres – par ce pouvoir de recréer des formes à elles-mêmes pareilles.... Par l’effet de cette grâce, sans perdre son immortalité ni la moindre parcelle de sa puissance spirituelle, l’homme reproduit une forme qui lui ressemble et devient l’habitation d’une âme semblable. Car il ne crée pas d’âme, mais pour l’âme qui lui ressemble et déjà prête à venir au monde, il engendre une forme analogue à la sienne et fait don à l’âme fraternelle, de son entrée dans la visibilité. C’est dans cette ressemblance que se trouve le secret de toutes les vertus qui se conservèrent dans les races, non pas parce qu’elles sont avec le sang, transvasées d’un corps à l’autre, mais de par cette loi que seules des âmes semblables peuvent habiter des corps semblables. L’immortalité de ces formes acquises par la mort, démontre que c’est par le sacrifice que l’âme obtient sa domination sur la mort et que, comme évitant les lois de la matière impuissante, elle les vainc et les détruit. La puissance qui, sur le sol antique de l’empire romain, se dégage de ses ruines, me stupéfia naguère, mon Dieu – et mes yeux cherchèrent au moins une colonne qui me traçât sur la rétine ces mêmes formes qui se dessinèrent autrefois sur celle de César.... mais les œuvres accomplies par la main de l’homme changent d’aspect... Les monuments élevés pour des siècles croulèrent... Les gouttes de rosée rongèrent les yeux des statues de marbre... Incertain de voir quoi que ce fût des formes vues il y a des siècles... j’aperçus un moineau qui prit son vol sur la route de sable et se posa sur une pierre parmi les tombes en ruine.... Mon âme eut alors la certitude que ce même dessin des plumes, ce même gorgeron noir, avaient été vus par les légions de Varus... Les mers, en vérité, se sont retirées depuis cette époque et Rome s’est ensevelie sous vingt pieds de cendres.

Âme, travailleur millénaire, tu sais aussi qu’en toi se trouve cet élément de lumière qui rend le corps éternel, saint adversaire du feu, qui te transformera encore au jour suprême.... Cet élément rédempteur qui d’un or merveilleux illuminera les visages de la forme ne se montra que comme une apparition au fond des éléments. – Il revêtit de clartés diffuses certaines petites plantes marines – il fit de certains papillons des étoiles spirituelles – puis il s’éteignit – éclipsé par des âmes misérables à la recherche de quelque propriété plus utile... On ne le voit plus déjà parmi les oiseaux – et les cigognes qui en précédaient les volées en guirlandes, ne se changent plus en lampes et flambeaux, lorsqu’elles effectuent la nuit leurs voyages tristes et lamentables ; elles ne tendent plus dans l’espace ces rubans et ces arcs flamboyants pour les voiliers perdus dans la brume.... Plus noble que la voix, car plus apte à manifester les splendeurs divines, cet élément – lumière d’or, ô Seigneur – nous apparaît dans l’avenir – comme l’instrument le plus parfait du chant sacré – notre nourricière.... dans cette capitale qui nous vient du ciel et des nuages.

De ces travaux séculaires, ô mon Âme, de pareilles victoires sur le chaos et la tempête – est faite ta première couronne, ton premier mérite près de Dieu. Le Seigneur n’a pas laissé tes œuvres dans l’oubli – il les même respectées, conservant les formes que tu as créées, sans permettre qu’elles fussent perfectionnées d’aucune façon. Il mit le sceau de sa durée sur le livre écrit par Toi ; et si tu en es digne et que tu désires une initiation véritable à la nature, il ouvrira devant toi le livre de cette époque de la Genèse où tu inscrivis toi-même ton histoire en caractères de toutes sortes – afin que tu les lises, les approfondisses et les compares avec cet autre livre qui se trouve placé au fond de ton âme....

Tu te réjouis alors, ô mon âme, chaque fois que tu découvres l’un des vrais mystères de ta voie douloureuse ; et c’est ta conscience qui te donne le témoignage que tu as bien lu, incluse dans les formes, la vraie pensée de Dieu. La science du passé ne te servira de rien pourtant si elle ne te révèle tout l’avenir....

Ainsi c’est dans ces livres que se trouve dévoilé le mystère de la mort : la loi de la recréation successive y est visiblement inscrite, c’est le sacrifice. Ne t’écarte donc pas de Ton origine, Ange Rendu Visible, aie foi dans la vérité de ta conscience contre la routine scientifique.

C’est dans Ta sainteté que se trouve la rédemption de ton âme et sa puissance future.... la sagesse et la forme de tout acte à l’avenir.... sa victoire, sa liberté et son affranchissement du joug de la fausseté et de la violence.

Ô Seigneur, Toi qui ordonnas à la rumeur de la mer – au bruissement de ces prairies aériennes couvertes de fleurs fragiles, qu’ils m’apprissent les mots de ce livre... qu’ils éveillassent en moi la connaissance assoupie au fond de mon âme – fais que ces paroles écrites dans un soupir s’envolent comme le vent et le bruit de la mer ; et lorsqu’elles effleureront dans ma patrie ces forces spirituelles puissantes mais endormies, qu’elles les tirent de leur inconscience pour les amener à la clarté de leur connaissance d’eux-mêmes... Que de cet Alpha... du Christ et de Ton Verbe, le monde entier s’inspire et se déduise – que la sagesse lumineuse, déterminée dans les âmes par l’amour divin, soit l’éclaircissement de toute science.... C’est ce dont je te prie.... ô Dieu, mon Seigneur – accorde-moi une foi visionnaire en même temps que le sentiment de l’immortalité, suscité dans les âmes par la foi visionnaire. – Je te demande le soleil de la sagesse Divine, où je vois déjà l’Ange à l’épée du sacrifice prochain.

Et c’est sur ces mots, que tout est créé par l’âme et pour l’âme, et que rien n’existe en vue d’une fin matérielle... que s’élèvera dans l’avenir la science sacrée de ma Nation.... De l’unité de la connaissance viendra celle du sentiment.... et la vision des sacrifices qui, à travers l’âme de notre Sainte patrie, mènent aux buts derniers.

Ô Dieu, mon Père... que du Témoignage de N.-S. Jésus-Christ personne ne vit encore sur la terre, Toi dont le visage fut sombre envers la forme matérielle, au travers de la foule des figures sanglantes et torturées de la Genèse – mais bienveillant et juste envers les Âmes et mon Âme, et d’autant plus lumineux et proche : fais que cette seule voie de clarté et de révélation : voie d’amour et de renoncement, brille de plus en plus au milieu des Soleils de la connaissance.... et qu’elle conduise ton peuple élu, qui s’avance maintenant sur un chemin de douleurs – jusqu’au royaume de Dieu.