Les Écrivains/La Gloire des lettres
LA GLOIRE DES LETTRES
M. René Barjeau vient d’avoir, dans le Gaulois, une miraculeuse idée. Cette idée, que Barnum regrettera toute sa vie de n’avoir pas eue le premier, consiste à exhiber, dans des vitrines spéciales de l’Exposition de 1900, nos meilleurs gendelettres, non pas en cire ou sur toile, ce qui ne serait nullement miraculeux, mais vivants, oui, mesdames et messieurs, vivants ! Philosophes et historiens, poètes et romanciers, critiques et dramaturges, journalistes de tout poil et de tout format, chacun, amateur ou professionnel, y aurait sa place et y exercerait publiquement ses fonctions, pourvu, toutefois, qu’il pût justifier d’une gloire quelconque ou d’une belle camaraderie. On pourra voir et toucher ! Les gendelettres à un mètre, comme la lune ! Tel est le programme.
Vous pensez si les gendelettres — ah ! qu’il les connaît bien, M. René Barjeau ! — ont sauté sur cette idée. Sans même se demander à quelle sorte d’exhibition on les destinait, si l’on exigeait d’eux qu’ils se montrent nus, en robe de chambre, smoking ou costume historique, immédiatement, tous, sauf trois, ont, avec un frénétique enthousiasme, applaudi.
— Oui !… oui !… Une vitrine !… Et des étiquetages soignés, et des numéros, des gros numéros, sur la poitrine, sur le front, partout !
Et la vitrine est, le lendemain, devenue un pavillon ; et, le surlendemain, le pavillon jugé trop exigu et pas assez fastueux, s’est vite transformé en galerie, en vaste galerie, en galerie des Machines, dont il est question de confier la décoration à M. Frantz-Jourdain, l’habile et vaillant architecte de la Légion d’honneur.
Très intrigué, non moins que désireux de recueillir de plus nettes et plus amples informations, je me suis rendu chez M. René Barjeau. Selon son habitude que nous révéla l’Éclair, le novateur travaillait, au fond d’un vieux couvent, sous des clématites. L’œil bridé, le front têtu, il faisait manœuvrer des gendelettres de plomb, sur des épures. Je compris que j’avais affaire à un admirable stratège, et mon respect s’accrut, aussitôt, de ma constatation. Dès qu’il m’aperçut :
— Ah ! ah ! fit-il, en se levant… Et comment trouvez-vous ce Sardou, qui se permet de molester mon idée ?… C’est un peu fort, vraiment !… Passe encore pour Sarcey, qui est fort déprimé, comme vous savez… et pour Scholl, qui mourra dans la peau d’un fantaisiste impénitent !… Mais Sardou ! Voyons, là !… Ça n’est pas sérieux ! Oh ! si je lui avais offert pareille aubaine au temps où il vivait de pain noir chez un charbonnier… hein ! il n’eût point parlé comme il l’a fait ?…
— Pardon, cher maître, me permis-je d’interrompre… peut-être, en ce temps-là, n’eussiez-vous pas songé à lui offrir quoi que ce soit !…
— C’est ce qui vous trompe ! répliqua avec une forte conviction M. René Barjeau… En ce temps-là, non seulement j’eusse exhibé Sardou dans ma galerie de gendelettres, mais j’eusse exhibé avec lui le pain noir qu’il mangeait, et le charbonnier qui le logeait !… Mais, c’est évident !… Vous ne comprenez donc rien à mon projet ?
J’avouai que quelques éclaircissements sur ce projet que j’admirais en bloc, mais dont certains détails de mise en œuvre m’échappaient, me seraient infiniment agréables. Alors, M. Barjeau, avec une condescendance charmante, me fit asseoir près de lui, sous les clématites coutumières et plafonnantes :
— Eh bien ! voici, me dit-il… J’ai été accusé par des observateurs probablement superficiels, et, qui sait ?… peut-être venimeux, de vouloir exposer, sous la forme vivante et parlante de gendelettres, devinez quoi ? Des idées ! Des idées, oui, monsieur… C’est d’une absurdité vraiment trop comique ! Si telle avait été mon intention, il n’est point de quolibets que je ne méritasse !… Des idées !… D’abord, ce n’est point chez les gendelettres, croyez-le bien, que j’eusse été chercher ce produit… Ensuite, il va de soi qu’on n’expose pas des idées, comme des haricots de semence, dans un sac, ou des échantillons d’anthracite, sur une coupe de verre. Non, ce que j’ai voulu — car je me flatte d’être un esprit essentiellement pratique et moderne — ce que j’ai voulu, c’est bâtir une sorte de temple de la gloire des lettres !… Mais pardon !… Je vois à votre physionomie que vous ne vous rendez pas un compte exact de ce que doit être, de nos jours, un véritable écrivain !… Vous n’êtes pas dans le mouvement contemporain, voilà !… Pour vous, un véritable écrivain doit écrire… il doit n’attendre satisfaction et succès que de ses œuvres, n’avoir d’autres préoccupations que de « se plaire », ainsi que le recommandait, préhistoriquement, ce préhistorique d’Aurévilly… Grave erreur, monsieur ! Opinion ridicule et qui retarde par trop d’anachronique candeur, sur le siècle !… Nous avons marché, que diable !… La littérature, autrefois spécialisée, est devenue aujourd’hui un omni-métier, si j’ose dire, un métier très complexe, très en dehors, où la force du talent et la qualité de la production ne sont rien, rien, rien ; où la mise en scène, polymorphique et continue de la vie de l’auteur, est tout, tout, tout !… Tenez !…
M. René Barjean, vivement, prit, sur la table, un petit gendelettre de plomb, qu’il fit tourner entre ses doigts, avec une surprenante habileté :
— Tenez !… voici X… Sa réputation est universelle… Je puis même affirmer qu’il est absolument illustre… Or, vous m’accorderez que son illustration qui est immense, n’est pas du tout en rapport avec son œuvre qui est immense aussi, mais immensément piteuse… Eh bien ! je suis sûr ; je lis dans vos yeux que vous trouvez cela injuste, ou que vous expliquez l’énormité de cette contradiction par un mot fataliste, et qui n’a pas plus de sens que la chose qu’il exprime : la chance !
— Certes ! déclarai-je.
— En quoi vous avez le plus grand tort, et vous montrez — excusez ma hardiesse — un psychologue inférieur. Là où vous proclamez : Injustice ! moi je réponds : Récompense ! Là où vous vous écriez : Chance ! moi, je réplique : Volonté !… Voyons, monsieur, avez-vous réfléchi, une minute, au persistant et terrible effort de X… vers la renommée et le succès ?… Savez-vous ce que sa gloire représente d’ingéniosité roublarde, de canailleries effrontées ou hypocrites, de cynisme réclamier, de génie de l’intrigue ?… Avez-vous calculé ce qu’il dut dépenser de bassesses, de trahisons, de férocités carnassières ?… Ç’a été un travail de toutes les minutes, une héroïque tension, une activité prodigieuse de tous ses mauvais instincts… Aujourd’hui, il est payé !… Pouvez-vous dire qu’il ait volé une réputation acquise au prix de tant de peines, de tant de luttes quotidiennes et épuisantes ?… Son mérite me paraît, à moi, d’autant plus grand, sa récompense d’autant plus juste qu’il avait à imposer à l’attention universelle une œuvre d’une médiocrité reconnue et d’une rare imbécillité.
M. René Barjean planta le petit gendelettre de plomb, debout, sur un poing rouge qui, dans l’épure, figurait une sorte de pylône apothéotique et fulgurant. Puis, doctoral et bonhomme à la fois, il poursuivit :
— Il ne s’agit plus de créer une belle œuvre, il faut savoir s’organiser une belle réclame. Et cette réclame, savante, raffinée, ne portera pas directement sur les livres, ce qui serait grossier et ne contenterait personne ; elle englobera les choses étrangères au travail littéraire et se diffusera, de préférence, sur les sports à la mode, et qu’un homme bien né est susceptible de pratiquer. Les uns sont devenus célèbres, parce qu’ils se targuèrent de leurs belles relations et ne cessèrent d’énumérer leurs succès dans des salons recherchés, où, d’ailleurs, ils n’étaient pas reçus. Les autres tirèrent leur gloire, en faisant étalage de leur insociabilité… D’ailleurs, il n’y a pas de règle absolue… Tous les moyens sont bons, à condition qu’ils soient extra-littéraires et qu’on y mette de la persistance et de la passion. La bicyclette, le cheval, la peinture, le bateau, sont d’excellentes choses et très utilement employables ; la maladie aussi, quand elle est présentée d’une façon attendrissante ou mélodramatique… Ah ! monsieur, si j’avais le loisir, en ce moment, de démonter la gloire de presque tous nos grands hommes — les plus incontestés et les plus retentissants — nous y découvririons, à l’origine, moins encore !
Il se leva, après avoir disposé sur l’épure toute une armée de petits gendelettres de plomb, et, en me reconduisant, à travers les salles du très vieux couvent, il me dit :
— Comprenez-vous, maintenant ? Ce que j’ai voulu, c’est centraliser, c’est totaliser la vanité infinie, et le cabotinisme multiforme de nos chers gendelettres ; c’est donner à leur fureur de réclame un champ plus vaste et un public plus grouillant, et les bien pénétrer de cette vérité que j’ai, d’ailleurs, l’intention de graver, en lettres d’or, au fronton de notre galerie des Machines : « Le ridicule n’existe pas : ceux qui osèrent le braver en face conquirent le monde. »