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La Gloire du Verbe/L'Ame Seule

La bibliothèque libre.
La Gloire du verbe : 1885-1890
Librairie de l’Art indépendant.

L'AME SEULE


A Ferdinand Hérold.



La bienfaisante nuit couvre la ville immense
D'où montaient vers le ciel des sanglots et des chants
Et la grande cité semble un lac de silence
Frôlé par la rumeur pacifique des champs.

Mer des vivants, mer furieuse qui te rues
Emportant dans tes plis les deuils et les baisers,
Tu roules tout le jour le pavé des rues,
Mais le soir calme endort tes râles apaisés.

Et les rêveurs amis des nécropoles saintes,
Délivrés de la joie y affranchis du remords,
Errent par les soirs clairs et fleuris d'hyacinthes
Comme des immortels dans la maison des morts.

Hommes, laissez passer dans la nuit solitaire
Ceux qui foulent toujours des chemins non frayés
Les exilés divins ont repeuplé la terre
Et je me sens plus seul quand vous vous réveillez.

Quels démons ont pétri de leurs mains ironiques
Vos faces de mensonge et de stupidité,
Je ne sais, mais le mal suinte de vos tuniques
Et votre rire immonde attente à la beauté.

Le matin revenu, soyez tels que vous êtes.
Moi cuirassé d'orgueil et de mépris serein
Entre mon cœur farouche et vos clameurs de bêtes
Je laisserai tomber une herse d'airain.

Je m'en irai là-bas vers la forêt clémente :
Les arbres fraternels m'appellent doucement ;
L'herbe bruit , l'eau des fontaines se lamente
Et rit comme une nymphe avec son jeune amant.

La forêt a gardé pour mon oreille seule
Les chants anciens et les fleurs nobles d'autrefois

Parfument à jamais sa mémoire d’aïeule
Et tous les rhythmes morts revivent dans sa voix.

Les chênes musculeux portent de verts portiques
Où pareils à des rois mes rêves passeront
Et près des dieux nouveaux, fils des taillis antiques
Je plierai les genoux et courberai le front.

Mais retrouveras-tu la jeunesse première,
Ô parleur orgueilleux, ivre d’un vin mauvais ?
Et si dans la splendeur de la pure lumière
Ton rêve était moins beau que tu ne le rêvais ?

Ainsi qu’un porteur las délivre ses épaules
Tu voudrais rejeter les souvenirs humains
Et suivre le ruisseau qui court entre les saules
Et marcher tout le jour au hasard des chemins.

Va ! tu n’entendrais plus les voix surnaturelles
Qui t’invitent la nuit, vers les magiques bois ;
Dans les halliers sanglants de mûres et d’airelles
Tu serais poursuivi par les mauvaises voix.


Reste jusqu'à la mort baigné de crépuscule
Avec l'âpre regret des astres radieux :
Tu n'es pas assez grand pour le manteau d'Hercule
Et pour te revêtir de la pourpre des dieux.