La Grâce du sommeil

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Contes hors du tempsAmis de l’Institut supérieur des arts décoratifs (p. 9-19).
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La Grâce du sommeil

 «  ’tis a consummation
Devoutly to be wish’d
 »


À Maurice Siville.


C’était le soir de l’Épiphanie. On venait de tirer les rois. Une grande gaîté remplissait la chambre, où la tarte énorme aux confitures, surmontée de roses en papier, circulait maintenant autour de la table scintillante, sous l’éclat des bougies. Toute la famille était là, depuis les grands-parents en costumes surannés, jusqu’aux petits enfants juchés sur des livres et tapageant dans leur assiette. Tous occupaient le poste que le sort leur avait désigné : le confesseur à la droite du roi et le médecin à sa gauche, le fou près du conseiller, chacun selon son rang, et tous entouraient le père, un gros homme rouge à face hilare assis au centre de toute cette joie, une couronne de papier doré sur la tête, en ce titre de Roi-Mage qu’il obtenait du sort depuis des temps immémoriaux.

Il venait de vider son verre et une clameur formidable retentissait encore à ses oreilles : le roi boit ! le roi boit ! lorsqu’en rouvrant les yeux il eut une épouvantable stupeur. Il était dans le ciel, assis sur un arbre, au milieu d’une grande plaine pourpre. Ses yeux s’écarquillaient. Il voyait encore leurs visages, la lumière des bougies, il entendait encore leurs voix. Tout cela était encore en lui, et les choses n’étaient plus à jamais. Cela avait duré le temps d’un éclair. Et le sentiment de la réalité lui revint peu à peu. Il était mort, et, Dieu merci ! sauvé.

Un tel bonheur l’emplit à cette idée, qu’il en jeta dans le ciel un grand cri sonore, en battant des mains, incapable de réprimer cette manifestation bruyante de bonheur qui lui était familière dans les grandes chances de sa vie. Cela acheva de lui faire reconnaître qu’il vivait et qu’il était bien au ciel. Ce hasard inouï, car c’en était un vraiment ! le remplissait d’une félicité plus profonde qu’il n’en avait jamais éprouvé sur terre. La joie des élus se reconnaissait là. Et de fait il s’en souvenait bien, il s’était confessé la veille et le matin même, fête des rois, il avait communié. Il était en état de grâce ; il avait été jugé digne sans appel, ce qui expliquait la rapidité des choses. Il était monté, sans passer même par le purgatoire. Du tribunal, il n’avait rien su. Dieu, sans doute, épargnait à ses élus ce triste spectacle ; et il se souvint qu’il avait appris, jadis, que cela se passait dans la chambre même, au milieu des gens et des meubles, au moment où l’âme sortait de la bouche.

Cela bouleversait toutes ses idées. Il était mort sans en rien sentir, rien apercevoir. Il s’était toujours imaginé cela, aux jours sombres de sa vie, comme quelque chose d’épouvantable, une fente de tout l’être, un craquement.

Il est vrai qu’il était mort sans agonie, de mort subite, et l’idée de l’horrible danger qu’il avait couru en mourant ainsi, sans la moindre présence d’esprit, sans la moindre conscience de la chose, au sein d’un repas, le fit frémir.

Mal eût pu lui en prendre un autre jour, et Dieu, certes, avait été pour lui d’une bonté qui le remplissait de gratitude, en le prenant, ce jour de fête, au milieu des innocentes et saintes joies de la famille.

Comme ils avaient dû être saisis, lorsqu’au milieu de la fête il était resté la bouche béante et sans vie. Comme ils allaient être malheureux ! Et alors seulement la pensée de tout le chagrin qu’il leur laissait, de tout le vide qu’il faisait au milieu d’eux, s’empara de son âme et l’emplit d’amertume. Il s’étonna de n’y avoir pas songé plus tôt. La pensée de sa femme et de ses huit enfants qu’il laissait dans les larmes et sans soutien, et qu’il ne reverrait jamais plus, empesta tout son bonheur. Il fit de violents efforts pour pleurer, pour soulager son chagrin, sans pouvoir y parvenir.

Et une étrange musique d’instruments à cordes qu’on jouait dans la plaine, le mit en colère par son in-à-propos. La joie des autres, en de telles circonstances, lui était odieuse, même au Paradis. Une foule de choses maintenant revenaient à son esprit et lui étaient autant de lancinantes douleurs. Sa femme était enceinte d’un neuvième enfant qui naîtrait sans père ; puis il n’avait pas fait de testament ; ses affaires non plus n’étaient guère en ordre, la brasserie dont il était le chef se désorganisait ; sa veuve ? on allait la circonvenir, lui susciter un tas de tracas ou d’histoires. Il connaissait des gens louches capables de ne rien respecter. Ah ! quel dégoût ! Il s’envenimait les choses à plaisir, se les représentait comme réelles déjà, et il était agité d’une telle colère que tout l’arbre en tremblait.

Il remarqua alors dans la plaine, où la musique persistait toujours, un phénomène qui ne fut pas sans lui causer quelque émoi. Des espèces de jeunes filles nues avec de longues ailes y jouaient, plongeaient et disparaissaient et d’autres en remontaient sans cesse, à tous les horizons. Ce qu’il avait pris pour une plaine n’était donc que quelque chose d’immatériel, une substance fluide tout au plus, l’air même ou l’éclatante lumière qui l’éblouissait. Peut-être la surface de ce bonheur où il n’avait qu’à plonger pour en sentir les délectables ivresses prédites, ou Dieu lui-même au sein de qui ces âmes s’abîmaient. Il en eut le vertige et s’y serait fatalement précipité, si une subite terreur de dégringoler dans l’infini ne lui eût fait fermer les yeux.

Alors, rentré en lui-même, il reprit le fil de ses tristes pensées et resongea au grand malheur dans sa maison.

Comment donc était-il mort ? Il eût voulu connaître là-dessus l’avis du docteur, un brave ami de la famille qui avait dû être bien stupéfait, lui qui, à cause des émanations du houblon, lui assurait une longévité extraordinaire.

Était-ce de la rupture d’un vaisseau ? d’une congestion cérébrale ? d’une apoplexie foudroyante ? ou s’était-il simplement étouffé en vidant son verre, en avalant la fève des rois, sotte coutume contre laquelle il avait protesté déjà et qu’on eût dû supprimer, car elle était grosse de dangers. Et la gêne, l’ennui d’être ainsi mort au milieu de tout le monde, devant des femmes et des enfants, et d’avoir troublé la fête, le reprit comme de quelque chose d’inconvenant et de déplacé au suprême degré. Il allait creuser cette idée lorsque des voix lui firent rouvrir les yeux.

Une foule d’anges volaient maintenant autour de lui, le frôlant de leurs grandes ailes et de leurs chevelures d’or. Un d’eux, une suave jeune fille, qu’il lui sembla avoir déjà vue quelque part sur des images, s’approcha de plus près et sembla l’inviter : « Cher ange, disait-elle, ne nous envolerons-nous pas ensemble auprès de Dieu ? » Alors il remarqua sans trop d’étonnement qu’il avait lui-même une sorte de longue robe blanche et des ailes. Il faillit soudain les ouvrir et s’envoler, mais la sensation de cet immense déploiement de plumes fut si étrange, et la peur de nouveau de culbuter dans l’espace fut si grande, qu’il referma prestement ses ailes et ses yeux. Derechef il tomba dans ses tristes pensées. Il se vit lui-même pâle et raide étendu sur son lit, en chemise, une croix entre ses doigts de cire. Des cierges crépitaient. Il y avait une odeur fade et tiède dans la chambre. Les siens étaient là, tous priaient à genoux, et de temps en temps une béguine leur passait le buis pour l’asperger d’eau bénite. Quel lamentable spectacle ! Dans la ville, la funèbre nouvelle se répandait. Il voyait très bien le manque d’étonnement, l’indifférence des visages. Puis il parcourut la ville en esprit. Rien n’était changé. Les trams circulaient toujours, chacun vaquait à sa besogne. Il y avait des affiches aux théâtres, dans les cafés des gens étaient assis et causaient d’autres choses. Des navires entraient dans le port, des trains sifflaient et sortaient de la gare, pleins de voyageurs. Et pourtant il n’était plus. De nouveau il revenait à sa rue comme poussé là par un instinct fatal. Tous les stores de sa maison étaient baissés, toutes les fenêtres étaient closes, sauf une, la sienne, large ouverte…

Puis il ne sentit plus qu’une énervante odeur de fleurs, à en défaillir, et qui semblait venir de là.

Mais cette odeur, il la reconnut bientôt, c’était celle des fleurs de son arbre, d’étranges longues fleurs blanches, comme il crut en avoir déjà vu, et qui, au moindre souffle, exhalaient un arome qui l’enivrait et dont il avait peur. Alors abandonnant ses songeries il s’occupa prudemment à cueillir une à une toutes celles qu’il pouvait atteindre, sans bouger de sa place, et à les jeter dans cette plaine, où elles se fondaient comme une neige dans de l’eau.

Cependant la grosse cloche de l’église paroissiale semblait sonner à ses oreilles et brusquement, tandis qu’il cueillait toujours des fleurs, il vit le corbillard devant sa porte : les voitures amenaient la famille, tout un attroupement s’était formé. Deux croque-morts sortaient de la maison à reculons, amenant le cercueil. Il y avait un grand silence. Des gens se penchaient à toutes les fenêtres, tout le monde se découvrait. Il en éprouvait une gêne véritable. Puis le corbillard se mit en marche en oscillant, couvert de couronnes, et la solennelle file des carrosses s’ébranla.

À l’église, le curé l’attendait avec ses chantres en surplis et ses acolytes portant la croix et les deux drapeaux noirs. Et c’était l’offertoire, le défilé de tous ses parents, amis, clients et fournisseurs à côté du grand catafalque. Ils passaient un à un à sa droite, en main un cierge crépitant où se trouvait une pièce de monnaie, puis repassaient à sa gauche, sans le cierge ; on encensait le cercueil, on l’aspergeait à la porte, on jetait dessus des pelletées de terre. Au cimetière aussi, on en jetait sur lui dans la fosse ; c’était comme des coups de tambour ; et il s’interrompit brusquement de jeter des fleurs, tant cette action lui sembla acquérir dans cette circonstance une signification douloureuse.

Pour chasser ces idées, il rouvrit les yeux et s’intéressa au ciel. Il comprit maintenant qu’il n’y avait autour de l’arbre où il était assis qu’une atmosphère impondérable et infinie dans laquelle se mouvaient librement les anges. Puis il regarda en haut et s’envola comme un ballon dans les branches. La tension de toute son âme vers la fulgurante merveille qu’il venait d’entrevoir là-bas avait été si forte, qu’il s’y serait inévitablement allé cogner au risque de pires malheurs, si un subit instinct de conservation ne l’eût fait solidement se cramponner juste aux dernières branches de la cime de l’arbre.

De ce point d’observation, il pouvait contempler, à loisir, les miraculeuses merveilles du ciel. À travers une infinie vibration de lumière laiteuse, car elle avait jusqu’au goût du lait, une innombrable foule d’anges nouveaux dont les visages y semblaient comme en fusion et dont les corps ondulaient comme des flammes en un soir d’orage, se distinguait à d’incalculables distances, une sorte de zone incandescente et sonore qui semblait converger en éclat vers un point unique, Dieu sans doute, qu’il n’osa plus regarder de peur d’y être de nouveau attiré. Et cela n’avait pas l’air d’être. Tout se mêlait, rien n’était plus limité ni distinct ; tout semblait retombé en enfance ; rien n’avait une couleur propre et tout était multicolore ; le son ne se définissait plus de la lumière, ni la lumière des ombres ; malgré le prodigieux remuement des choses, tout semblait immobile, unique et simple ; simple, mais non facile à dire, d’autant plus qu’il ne pouvait trouver aucune image équivalente à ces inconsistantes perceptions, si ce n’est un grand bonheur en été au bord de l’eau, sous des arbres, ou le long courant froid de l’extase dans la moelle épinière ; et qu’il ne s’attendait à rien de ce genre, s’étant toujours figuré le ciel comme un salut solennel dans un cirque énorme, avec des gradins et des stalles de diamant, où des saints étaient assis autour de la Trinité, pendant que les anges encensaient et que les orgues entonnaient des cantiques. Ce ciel-ci, à force d’être tout à la fois, n’avait plus de caractère personnel. Ce n’était pas laid, à vrai dire, mais cela choquait. L’impression était fâcheuse. On n’y voyait que du feu. Quel ciel était-ce donc là ? Et que lui avait-on enseigné dans le catéchisme ? Où était, par exemple, la Sainte Vierge, où étaient les saints ? Où étaient son père et sa mère, son oncle, son aïeul, toute cette famille qu’il devait y revoir et serrer sur son cœur ? Ce n’était donc pas ce qu’il avait cru ? Mais comment alors avait-il pu se sauver ?… Certes, pour beau que fût ce spectacle étrange, il se l’était imaginé plus beau encore. Celui-ci, avec ses allures fantastiques, était peut-être, comme on dit, plus sublime, mais il manquait d’ordre, d’ensemble, en un mot, de goût. C’était l’œuvre d’une imagination exaltée, rebelle aux règles. La lumière surtout, cette lumière aveuglante le choquait par sa violence. Il eût fallu positivement des lunettes bleues pour bien voir là-dedans. Enfin c’était un ciel par trop subtil, trop éthéré, trop métaphysique. De telles choses ne se concevaient pas par les sens comme une belle fête, il y fallait une application d’esprit. C’était du plaisir géométrique, un paradis de savants, de poètes. Ce qui lui déplaisait par-dessus tout, outre le parfum persistant de son arbre, c’était la musique de l’espace. Impossible de s’imaginer quelque chose de plus bruyant, de plus discordant, de moins mélodieux. Il était évident pour lui que chaque musicien jouait son air propre, sans s’inquiéter de ceux des autres, ni suivre aucune mesure, et une telle chose était monstrueuse, en dépit de tout bon sens, et le révoltait à tel point qu’il se boucha les oreilles pour ne plus l’entendre.

Subitement, il eut une terreur immense à l’idée des sacrilèges pensers qu’il venait d’avoir là, en plein Ciel, au risque d’être cent mille fois précipité dans l’enfer pour cause d’indignité. Il attendit quelque temps, persuadé qu’il allait être pulvérisé, mais comme rien ne se passait, il se rassura, et désormais il se crut bien définitivement établi en possession de ses droits, inamovible.

Et il prit un peu plus d’aisance et de liberté ; même un certain sourire léger et entendu remplaça sur ses lèvres la stupeur froide des heures précédentes et il n’aurait pas été loin de descendre de son arbre, si, malgré tout, l’anomalie de ce Ciel ne lui eût toujours inspiré une vague défiance.

En somme, on avait l’éternité. Mieux valait être prudent, inspecter, et réfléchir à toutes ces choses avant de prendre son parti, avant d’obéir à ces belles sirènes ailées dont la nudité dangereuse eût pu le compromettre. Il se contenta donc d’ouvrir largement son esprit à toutes les conjectures ; cette allure de libre-pensée, qu’il avait parfois dangereusement affectée pendant sa vie, ne lui déplaisait pas. Au fond, il aimait l’audace, pourvu qu’elle connût des bornes et fût simplement imaginative ; l’audace de l’action, comme celle par exemple de descendre inopportunément de cet arbre, étant le fait des sots. Donc, avec un petit air voltairien, il se mit à songer et, immédiatement, un doute se fit en son esprit.

Si ce n’était pas le Ciel ? Il y avait bien des raisons, toutes plausibles. Rien de cela ne lui avait été enseigné. La conception même de ce Ciel manquait de caractère religieux, absolument. Puis c’était un Ciel impossible, écrasant, en contradiction flagrante avec toutes ses idées de bonheur. Son désir allait bien au delà. C’était une déception, et sauf les délicieux anges, dont les libres allures l’offusquaient même un peu, quel rapport avec la profonde austérité des dogmes qui lui avait été si bien prêchée, et quoiqu’il ne fût pas puritain, loin de là ! avec les simples règles même d’une pudeur bien entendue ?

Ensuite comment était-il là ? Sa place, il se l’avouait en toute humilité, était au purgatoire. Dans le vrai Ciel ce n’eût pas été si facile, et la comparaison du chameau et du trou de l’aiguille lui revint en mémoire.

Mais s’il n’était pas au ciel où était-il donc ? Au Paradis terrestre ? Dans la lune ? Au centre de la terre ? Dans un domaine de fées ? Dans l’Olympe, au Walhalla, aux jardins de Mahomet, dans l’une des souargas, dans le paradis de quelque religion inconnue et qui était malencontreusement la seule vraie, sans qu’il s’en fût jamais douté ?

Et des doutes l’envahirent sur la réalité même de ce Paradis. Est-ce qu’en somme il ne s’abusait pas ? Tout cela existait-il vraiment ? Quelqu’un, qu’il avait cru fou, n’avait-il point prétendu que les choses extérieures n’avaient pas d’existence propre, que ce n’étaient que des créations du cerveau de l’homme, que le ciel ne consisterait que dans une sorte de perpétuation hallucinée et comme tangible de ces imaginations d’enfance ? Était-il dans un ciel de cette espèce ?

Mais que ces phénomènes fussent les simples résultats de son cerveau, il se refusait à le croire. Il en avait eu tantôt un véritable démenti dans la résistance de l’arbre à cette fatale attraction d’en haut. Tout ceci n’était que trop réel. Peut-être n’était-il pas mort. Serait-il devenu fou ? Était-ce une monomanie, ce ciel ? Une folie raisonnante puisqu’il la raisonnait ? Abîme de sinistres pensées ! Il avait entendu conter des cas bizarres. Des hommes se croyaient Dieu et agissaient en conséquence. La terre leur paraissait, justement, un lieu de délices perpétuelles.

Mais pouvait-on être si consciemment fou ? Avec une pensée calme à ce point-là, et sceptique ? L’hallucination était plus probable. Des faits analogues s’y produisent. Des corps font obstacle, on agit, on se meut, on raisonne. Des somnambules marchent dans les gouttières, comme des chats, avec sûreté ; il avait vu des magnétisés tomber à genoux devant on ne sait quels Paradis invisibles, faire des signes de croix, et donner des symptômes flagrants de béatitude.

Une simple congestion au cerveau avait pu produire cet effet, les vapeurs de tout le vin qu’il avait bu à la fête, la suffocation de la fève ; et l’idée plus simple qu’il s’était endormi à table et qu’il rêvait, malgré l’insolite de cette constatation, finit par triompher de toutes les autres, par s’emparer en maîtresse de son esprit. Ce fut comme une aurore. Tout s’éclairait maintenant et apparaissait sous son vrai jour ; il ne put réprimer un sourire en songeant à toutes les tristesses, à toutes les colères, à toutes les terreurs qu’il avait subies. Il dormait certes au milieu des siens, ce soir de fête ; on continuait la musique et le chant ; l’éclat des lumières impressionnait ses yeux. Sans doute était-il près du réveil puisque ses idées devenaient si extraordinairement lucides. Et il reconnut, sauf ce détail de peu d’importance, toute la vraisemblance de cette opinion : l’incohérence des images dans le rêve, leur caractère fantasque, la sensation de l’abîme, du vertige, la répugnance qu’on a à mouvoir ses membres, la légèreté des corps qui tendent vers l’espace. Et il s’amusa à reconstruire comme un jeu de patience les cinq, six images primitives d’où avaient dû naître toutes ces fantasmagories. Un ballet qu’il avait vu récemment au théâtre, les étoiles qu’il avait regardées dans un télescope sur la grand’place, un soir d’automne, une phrase sur le ciel que son confesseur lui avait dite la veille, une exposition de peinture moderne, le scintillement des bougies, les flammes du punch, l’arome que répandait la tarte, de la musique de Wagner jouée par une de ses nièces pendant le souper même, et telles autres ressouvenances. C’était vraiment une merveille que de se reconnaître ainsi rêver ! Il fit plusieurs efforts pour se réveiller, sans y réussir.

C’était toujours son rêve du ciel et les anges obstinés, tenaces, qui passaient près de lui en le regardant avec des yeux doux et tristes. Il demanda qu’on le secouât par l’épaule, qu’on lui soufflât dans le nez, qu’on lui jetât de l’eau froide au visage, mais les anges ne semblaient pas comprendre. Il finit par se pincer jusqu’au sang. Plusieurs tentatives de ce genre avortèrent, toutes aussi misérablement les unes que les autres.

Un de ces délicieux anges, dont il s’obstinait à rêver quand même, s’approcha de lui, tâchant désespérément de lui donner le vertige de ses yeux, de le faire choir dans ses ailes ; il se cramponna à l’arbre, et comme l’ange redoublait ses assauts importuns, il cassa une branche et l’écarta, en frappant dessus comme sur un oiseau.

Il eut une trêve et essaya de se rendormir, persuadé maintenant que de tels cauchemars étaient malsains, fatals à la digestion et qu’ils troublaient l’équilibre. Mieux valait dormir sans rêver. Peut-être même rêvait-il à haute voix, l’écoutait-on, était-il un objet d’hilarité grotesque, et quoiqu’il fût bon enfant et ne dédaignât pas la plaisanterie, cette idée dans l’état de surexcitation où se trouvait son âme, l’agaça outre mesure. Il ferma les yeux tâchant par tous les moyens de dormir sans rêver. La besogne n’était pas facile. Le rêve du ciel survivait à tout, quoique, il est vrai, plus obscurément. Maintenant il le poursuivait, le traquait dans tous les recoins de son cerveau. Il s’ingénia à penser dans le vide, à ne pas penser surtout qu’il ne pensait pas, finit par employer des moyens mécaniques tels que de petits cercles qu’il traçait dans l’ombre de son âme, comme des nombrils, et fixait de ses yeux intérieurs pour les hypnotiser ; des moulins qu’il faisait tourner et dont il suivait le vol multicolore, en louchant, avec application ; des opérations algébriques laborieuses dont il parachevait le résultat ; le mouvement perpétuel, le carré de l’hypoténuse, la recherche de la quadrature du cercle, opération plus laborieuse que les autres et qui faillit faire éclater son cerveau. Un moment il crut avoir réussi au delà de ses espérances, et l’idée du ciel était si loin de lui, qu’il crut qu’il était éveillé. Il regarda entre ses cils : tonnerre de Dieu ! le cauchemar était toujours là, c’était un remords, une malédiction à la fin ; le ciel ne le lâcherait donc jamais ! et subitement radouci, il eut une idée naïve, enfantine, presque saugrenue, éclose dans son cerveau sans qu’il sût pourquoi et qui sans tout ce casse-tête le fit aboutir simplement. Il referma les yeux, décidé à ne plus les rouvrir jamais ; il fit sa prière du soir, demandant à Dieu même par l’intercession de ses saints, dans les termes cent fois redits, de le préserver de tout mauvais songe, de lui donner un sommeil heureux, réparateur et paisible, sans tentations, sans trouble, le sommeil des justes enfin. Il n’avait pas achevé sa prière qu’elle était exaucée.

La vision avait cessé. Il dormait dans une ombre tiède et douce ; il se sentait dormir paisiblement, sans rêves ; c’était une sensation obscure et veloutée, infinie ; il ronflait à poings fermés, le sourire des enfants aux lèvres, comme un bienheureux, et cette demi-conscience même finit par s’obscurcir, par l’abandonner à la paix absolue et inviolable, au bonheur désormais sans tache de la divine grâce de ne plus penser.

 « Messieurs,

…… « Je n’énumérerai pas davantage les éminents services rendus par le défunt à la société, les nombreuses associations de philanthropie et d’art où il a si généreusement donné de sa personne, les notables progrès qu’il a apportés à cette branche de l’industrie, où il avait acquis, pendant sa trop courte carrière, une situation si haute et si enviée, mérites qui éclatent aux yeux de tous et que Sa Majesté naguère a daigné récompenser par la croix de son ordre ; qu’il me suffise de constater en terminant que celui qui a été si inopinément enlevé à l’affection des siens au milieu des saines et joyeuses festivités de la famille[1], était un homme de grand cœur. Profondément généreux et probe, il avait su conquérir des sympathies dans tous les rangs de la société. Il était dévoué à sa famille, à sa patrie, il est resté fidèle aux convictions de sa jeunesse, sans toutefois en exclure la large tolérance d’un vigoureux esprit ouvert à tous les progrès.

« Adieu, cher ami, tandis que nous te pleurons sur cette fosse trop tôt ouverte, TU DORS DE L’ÉTERNEL SOMMEIL que tu as si bien mérité par les vertus et la sagesse de ta vie.

« Adieu, bon citoyen, bon père de famille, excellent homme, cher ami, adieu ! »

  1. M. X. mourut, en effet, d’une rupture d’anévrisme, le dimanche 6 janvier, fête de l’Épiphanie, vers les 10 heures du soir.

    L’Auteur.