La Grèce, l’hellénisme et la question d'Orient

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La Grèce, l’hellénisme et la question d'Orient
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 526-556).
LA GRÈCE, L’HELLÉNISME
ET
LA QUESTION D’ORIENT

Une des choses les plus singulières de l’imbroglio oriental, c’est l’attitude de la Grèce et des Grecs. Dans des pétitions adressées au sultan et aux ambassadeurs européens, les raïas grecs de la Thrace ou de la Macédoine demandent que l’on n’accorde point de privilèges aux provinces slaves, paraissant préférer les projets constitutionnels de la Porte aux propositions d’autonomie des puissances. Pendant ce temps, les Hellènes du royaume tiennent au Pnyx des meetings où, du haut de la tribune antique taillée dans le roc, les Démosthènes modernes provoquent les héritiers de Thémistocle à la délivrance de leurs frères encore asservis. Les chambres d’Athènes votent un emprunt de guerre, et les ministres du roi George envoient à la Porte un pacifique mémorandum où, sous condition, ils lui offrent leur amitié. D’un côté les Grecs semblent ainsi appuyer la politique turque et combattre la diplomatie moscovite; de l’autre ils se disposent à mettre en mouvement leurs derniers palikares et leur petite armée pour le cas où les troupes du sultan seraient occupées sur le Danube par les Russes. Quel est le mot de cette singulière énigme? Est-ce duplicité, est-ce indécision? L’explication est dans l’état intérieur du royaume de Grèce, et surtout dans la répartition géographique des Grecs, dans les intérêts séculaires de leur race, qui font d’eux les rivaux des Slaves du Balkan plus encore que les adversaires des Ottomans.


I.

Le royaume de Grèce, tel que l’a créé, il y a près d’un demi-siècle, la triple alliance de la France, de l’Angleterre et de la Russie, est une tête sans corps. Jamais peut-être la diplomatie, qui par métier ou par nécessité est toujours portée aux demi-mesures, n’a rien fait de plus incomplet, de plus manifestement provisoire. La Grèce était, vouée aux agitations stériles et aux révolutions impuissantes par sa constitution territoriale même. Les hommes les plus perspicaces l’ont senti dès le début. La taille étriquée et comme comprimée de la Grèce officielle lui rendit difficile le choix d’un souverain et fit repousser ses avances des prétendans les plus désirables. L’on sait les refus opposés par le prince Léopold, le futur roi des Belges, à toutes les offres des Hellènes et de la diplomatie ; pour accepter la couronne de Grèce, Léopold demandait que le cadre du nouveau royaume fût élargi, afin que la monarchie hellénique pût commencer à vivre dans des conditions plus normales[1]. Le prince de Saxe-Cobourg était mieux inspiré que le Bavarois Othon, qui osa tenter l’aventure et essaya d’implanter une monarchie sur un sol trop étroit pour lui laisser prendre racine. La petite Grèce de 1830, ne possédant plus une ville sur un territoire ruiné par une longue guerre, ayant à peine 700,000 habitans, et dans sa pauvreté accablée du poids de son grand nom, pouvait malaisément suffire aux charges d’un état moderne et aux besoins d’une monarchie. A côté de nos grands états militaires, un roi et une cour paraissaient une vaine et ridicule parodie dans ce petit pays de bergers où les seuls princes à leur place eussent semblé les rois du bon Homère.

La diplomatie avait fait au royaume et à la monarchie helléniques une tâche ingrate. La Grèce, à la fois resserrée dans d’étroites frontières et dévastée à l’intérieur, devait se consumer dans un double effort. Au lieu de s’appliquer uniquement à son développement pacifique, elle devait chercher à continuer, à compléter l’œuvre inachevée de l’indépendance nationale, et pendant longtemps encore moins songer à mettre son territoire en valeur qu’à l’étendre. La première chose, aux yeux de tous les patriotes comme aux yeux du prince Léopold, devait être de placer le nouvel état dans des conditions plus viables. Ainsi s’explique en partie, dans cette Grèce tronquée, la prédominance des préoccupations politiques, auxquelles l’inclinaient déjà le génie de la race et les traditions antiques. Comme il n’existait en Grèce aucune sorte d’aristocratie ou de classes dirigeantes, chaque Grec pouvait se croire appelé à mener les affaires du pays, et tous, étant animés d’une même ambition, s’en estimer également capables. De là dans cette petite démocratie, sur cette surface exiguë, à peine plus peuplée qu’un de nos grands départemens, cette sorte de manie ou de maladie politique qui a été le fléau du royaume. Tout le monde étant d’accord pour tout subordonner au but national, et les occasions d’y atteindre se présentant rarement, les luttes des partis et des personnes devaient naturellement porter sur des objets de plus en plus minces, sur des intérêts de plus en plus mesquins, à tel point qu’à force de ténuité les fils qui composent l’écheveau de la politique hellénique sont devenus insaisissables à l’étranger.

A l’étroitesse de la scène répondaient la subtilité héréditaire des acteurs et la passion des longs discours, le goût du bavardage spirituel et des fines discussions, si sensible chez le Grec de tous les âges. Ces défauts du caractère étaient aggravés par un inconvénient provenant plus directement de la conformation du royaume et des limites imposées à la Grèce, grâce à la défiante diplomatie de M. de Metternich et peut-être aussi aux secrètes visées de la Russie, peu soucieuse de fortifier l’hellénisme aux confins des Slaves. Ce n’est pas seulement au point de vue matériel, territorial, que la Grèce officielle est incomplète, mutilée, difforme, c’est aussi au point de vue moral. La Grèce de 1830 est par sa configuration même privée d’équilibre intérieur. Composée uniquement des provinces helléniques du midi, elle est toute méridionale par le caractère de ses habitans comme par la latitude, et manque du contre-poids que lui eussent donné les provinces du nord, l’Épire et la Thessalie. La Grèce actuelle est comme une France abandonnée aux Provençaux et aux Gascons, les plus vifs peut-être, les plus beaux parleurs, les plus intelligens même de tous les Français, mais assurément ni les plus sages ni les plus calmes. La Grèce de 1830 ressemble encore à une Italie réduite au Napolitain et à la Sicile, toute méridionale, toute maritime. Les lourds Béotiens et les sauvages Étoliens ne suffisent pas à donner au royaume l’assiette intérieure qui lui manque : il lui eût fallu les solides populations de la Thessalie et de l’Épire. Comme l’alliage d’un métal plus grossier donne à l’or ou à l’argent plus de résistance, le sang plus pesant de l’Albanais eût heureusement, dans les provinces du nord, corrigé la ductilité hellénique. Dans les limites actuelles de la Grèce, sur un sol restreint et appauvri, avec une telle prédominance de l’élément naturellement le plus turbulent, s’il est une chose dont il faille s’étonner, ce n’est pas des fautes des Grecs, de leurs révolutions, de leurs banqueroutes ; c’est de leur sagesse, de leur prospérité relative, de leurs progrès. Les Grecs du royaume ont beau être souvent inférieurs à leurs frères du dehors, ils ont fait le miracle de vivre dans des conditions où l’existence semblait impossible et de conserver la liberté dans des conditions où l’absolutisme semblait leur seule chance de salut.

Quand, après la longue guerre de l’indépendance, une partie des pays grecs insurgés fut constituée en état autonome, tout était à créer sur un sol dénudé par des siècles d’abandon et ravagé par les armées turques et égyptiennes. D’une population décimée et ignorante, habituée par les luttes même de l’indépendance à une vie libre, sans lois et sans frein, il fallait faire un peuple moderne, et au milieu des aventuriers et des klephtes établir un gouvernement régulier. Il fallait tout improviser, dans le monde moral comme dans le monde matériel. La nouvelle capitale, bâtie de toutes pièces dans une petite plaine aride, au pied des ruines solitaires de l’Acropole, l’Athènes moderne, aujourd’hui la ville la plus occidentale de tout l’Orient, est un juste emblème de cette Grèce contemporaine, reconstruite elle-même à l’imitation de l’Europe sur un sol étroit et désert. À ces affranchis, élevés dans l’ignorance de quinze siècles de despotisme religieux et de quatre ou cinq siècles de servitude politique, manquait le premier instrument de toute vie intellectuelle, de toute féconde civilisation, une langue à la fois populaire et littéraire. Ce que tous les peuples de l’Europe tiennent du passé, un idiome lentement élaboré, élevé au-dessus de tous les dialectes locaux, capable d’exprimer toutes les idées et de les porter à tous, les Grecs, au lendemain de leur émancipation, s’aperçurent qu’ils en étaient privés. La langue antique était morte, et le grec vulgaire fait de ses débris, le romaïque, à la structure analytique toute moderne, n’était pas encore formé, pas encore adulte, en sorte qu’entre la belle langue classique des ancêtres et le patois inculte du peuple, les Grecs n’ont pu encore se faire une langue nationale vraiment vivante, à la fois parlée et écrite et assez fixée pour être au-dessus de toute discussion. Leur littérature renaissante hésite et se partage entre deux directions opposées, les uns voulant remonter au langage de Démosthène et de Plutarque, les autres inclinant vers le langage du klephte et du berger. Cette indécision de l’idiome hellénique moderne est un autre symbole des difficiles destinées de la Grèce, disputée, elle aussi, entre les traditions ou les souvenirs de l’antiquité, et les idées ou les besoins du monde moderne.

L’embarras de cette situation, cette sorte d’incertitude dans les conditions d’une existence nouvelle, est sensible dans la politique intérieure de la Grèce. Que devait être ce nouvel état, une monarchie ou une république, un état fédératif ou un état unitaire? La question n’eût pas laissé d’être difficile et de jeter dans la nation de trop vivaces semences de discorde, si l’Europe monarchique, qui servait à la Grèce renaissante de tutrice et de marraine, n’eût naturellement uni sans trop la consulter sa filleule à la royauté. En pupille docile, la Grèce, au milieu de toutes ses aventures et de ses caprices, est demeurée assez sage pour ne point se brouiller sur ce point avec les puissances protectrices dont, à un moment donné, elle pouvait toujours avoir besoin. Si elle s’est séparée de sa première dynastie bavaroise, avec laquelle elle faisait fort mauvais ménage, ce n’a été qu’un simple divorce, et, dans sa révolution même, la Grèce a eu le tact de renverser un roi et non la royauté. Quelques esprits n’ont pas vu sans déplaisir la Grèce oublier ses anciennes traditions républicaines et fédératives; ils en eussent voulu faire une sorte de Suisse maritime. De pareils regrets proviennent d’un archaïsme plus préoccupé des souvenirs du passé que des besoins de la vie moderne. Dans un temps où une civilisation unitaire rassemble en grands corps de nation des peuples comme l’Allemagne et l’Italie, divisés depuis des siècles, la petite Grèce, unifiée par le despotisme et la servitude, ne pouvait, au premier jour de son affranchissement, se fractionner et se morceler elle-même pour s’affaiblir vis-à-vis de l’étranger et du musulman. Quoique les intérêts de clocher jouent un trop grand rôle dans la politique hellénique, l’esprit de clan ou de tribu, vivant encore dans quelques districts de l’Hellade, chez les Maïnotes de la Morée par exemple, était bien moins vivace chez les Grecs qu’il ne l’est demeuré chez leurs voisins et parens, les Skipetars d’Albanie. Le fédéralisme républicain n’eût été pour les Grecs qu’une cause de plus d’anarchie et d’impuissance; en dépit du morcellement physique de leur petit territoire, découpé par tant de golfes et cloisonné de tant de chaînons montagneux, l’unité politique de l’Hellade est aujourd’hui aussi conforme à la nature et à la civilisation qu’elle l’était peu dans l’antiquité.

Le maintien de la royauté à travers toutes leurs révolutions fait honneur au sens pratique des Hellènes. En cédant aux conseils d’une saine politique, ils n’ont pas répudié toutes les traditions de leur glorieux passé et tous les rêves de liberté que leur devait inspirer une longue lutte nationale, soutenue sans chefs reconnus et sans unité de commandement. La constitution de la Grèce est plus qu’aucune autre peut-être une sorte de compromis, de terme moyen. Un écrivain moderne, Dmitrios Paparrigopoulos, a, dans une comédie librement imitée d’Aristophane[2], représenté le peuple grec, le vieux Démos, entre trois femmes qui se disputent son alliance, Monarchie, Démocratie et Mme Constitution; cette dernière, accompagnée de son arrogante servante, la Chambre, qui la malmène et la maltraite. Devant les trois rivales, Démos, ignorant et volage, hésite; séduit par leurs propos, il voudrait les épouser toutes trois à la fois, et par cette raison il se décide pour Constitution, qui réunit les traits des deux autres. En Grèce, Constitution ressemble en fait beaucoup à Démocratie, pour laquelle le vieux Démos a depuis son enfance conservé un secret penchant. Ce petit royaume est, non moins que la Suisse, une démocratie sans aucune ombre d’aristocratie ancienne ou récente. Au-dessus de cette société égalitaire est un monarque, non un souverain absolu, un tyran au sens grec du mot, ce qui s’est vu souvent ailleurs, mais un roi constitutionnel aux pouvoirs limités, et placé en face d’une chambre unique, issue d’un suffrage presque universel. La Grèce est ainsi une république démocratique avec un président héréditaire. Cette constitution, qui dans sa forme actuelle date, croyons-nous, de 1864, n’a point toujours donné des fruits aussi mauvais qu’on eût pu le craindre. Peut-être ces institutions, en apparence si défectueuses, sont-elles encore les plus en harmonie avec les mœurs, si ce n’est avec les besoins du peuple. En tout cas, lorsqu’on ne peut construire sur les solides fondemens de la tradition, il est si difficile d’improviser un gouvernement quelque peu viable, que l’on ne doit point être trop sévère avec les peuples mis, comme les Grecs et comme nous-mêmes, à cette dure épreuve.

Les Grecs n’en sont pas plus que nous à leur première expérience constitutionnelle. Avant d’en arriver ou d’en revenir à une seule assemblée, ils ont essayé du régime plus normal des deux chambres. Dans tout pays où il n’existe ni aristocratie politique ni institutions fédérales, la chambre haute est la grande difficulté, la pièce introuvable, le ressort imparfait non moins qu’indispensable du mécanisme constitutionnel. Les Grecs ont eu un moment un sénat viager et inamovible. L’essai, paraît-il, n’a pas été heureux; la machine a été simplifiée, le sénat abandonné comme un rouage inutile, et la chambre des députés est restée affranchie d’un frein qui semble cependant d’autant plus nécessaire au jeu régulier des institutions que plus limitée est la prérogative royale. Bien qu’en tout pays les formes constitutionnelles aient peine à remédier au défaut des mœurs publiques, la mutilation du système parlementaire, ainsi privé d’un de ses organes essentiels, n’est probablement pas étrangère aux vices politiques de la Grèce. Je ne sais en Europe que deux états, tous deux orientaux, tous deux des plus récens et des plus petits, tous deux aussi foncièrement démocratiques, La Grèce et la Serbie, qui aient adopté le régime d’une chambre unique. La Roumanie, qui possédait au contraire des élémens aristocratiques, s’est donné un sénat avec une chambre des députés. La Serbie, plus isolée de l’Europe par sa situation continentale, ses traditions et ses mœurs toutes patriarcales, peut chercher la liberté dans des voies nouvelles appropriées à son état social si différent encore du nôtre[3]. La Grèce, plus rapprochée de l’Occident par les souvenirs classiques comme par les flots de la Méditerranée, et dépourvue dans la servitude de toute tradition politique, avait moins de raisons de s’isoler, de se distinguer par sa constitution. En tout cas, l’expérience d’une assemblée unique, et par là même omnipotente, ne semble point y avoir encore réussi, et, sans préjuger l’avenir, il est douteux que ce parlementarisme tronqué puisse survivre à un agrandissement territorial du royaume. Au milieu de ses embarras constitutionnels, la Grèce a aujourd’hui la bonne fortune de posséder, au lieu d’une famille demeurée étrangère sur le trône, une jeune dynastie qui, par ses nombreux rejetons, assure à la royauté des héritiers nationaux, et par ses alliances de famille avec plusieurs des principales maisons régnantes de l’Europe peut contribuer à conserver au nouvel état la bienveillance des grandes puissances.

Tous les maux politiques dont souffre la Grèce n’ont pas leur principe dans la constitution ; la plupart proviennent des mœurs plus encore que des lois. Les principaux vices signalés dans la société grecque se rencontrent tantôt à l’état aigu, tantôt à l’état chronique, chez d’autres peuples, dans d’autres démocraties parfois florissantes, aux États-Unis d’Amérique par exemple. Il en est ainsi d’abord du grand nombre et du peu d’honnêteté de la plupart des politicians, de la concussion et de la corruption administratives aussi pratiquées aux rives romantiques de l’Hudson que sur les bords desséchés du classique Ilissus. En Grèce, cette plaie s’est étendue jusqu’à la hiérarchie ecclésiastique, et l’on se rappelle le récent et scandaleux procès des trois évêques accusés de péculat et de simonie. Ce mal rongeur découle d’une autre plaie encore commune à la Grèce et à d’autres états des deux mondes, le fonctionnarisme. La Grèce possède une nombreuse et indigente bureaucratie, et, en dépit du nombre des emplois relativement à la petitesse du pays, les places à donner restent toujours hors de proportion avec la multitude des aspirans. De là une des causes de l’âpreté des luttes politiques et des continuelles crises ministérielles. Chaque citoyen veut avoir sa part du pouvoir ou du budget, chaque homme politique a ses créatures à faire vivre, et, chaque Grec se croyant apte à tous les emplois, les changemens de ministère sont si fréquens et les mutations du personnel administratif si répétées, qu’il semble que chacun doive passer à son tour aux affaires. De là ces luttes et ces coalitions de quatre ou cinq partis dont la ligne de démarcation est le plus souvent impossible à tracer. À ces causes de division et de luttes stériles s’en ajoutait, jusqu’à ces dernières années, une autre non moins fâcheuse, la rivalité des puissances protectrices, la Russie, l’Angleterre et la France ayant chacune leurs protégés ou leurs partisans, prétendant plus ou moins s’immiscer dans les affaires du royaume, et compliquant ainsi la politique extérieure par la politique étrangère. Au milieu de toutes ces difficultés, à travers tous ces périls, les Grecs, sages ou sensés jusqu’en leurs erreurs, n’emploient plus depuis longtemps dans leurs conflits de partis d’autres armes que les armes modernes, la presse et la parole; s’ils ont souvent recours à l’intrigue et à la corruption, jamais ils n’en appellent à la force. Ce petit état, fondé chez un peuple de pirates et de brigands, est depuis longtemps étranger aux pronunciamientos militaires et aux guerres civiles. Quelle nation cependant semblait plus que la Grèce vouée aux luttes intestines et au brigandage politique, par ses mœurs populaires et ses traditions comme par sa conformation géographique? Chez un tel peuple, après de tels antécédens si récens encore, n’est-ce point là une marque singulière d’esprit pratique, et ne vaut-il pas mieux, pour l’avenir de la Grèce, que les ministres y soient renversés par des coalitions parlementaires et des manœuvres de couloir que par le fusil des klephtes?


II.

L’esprit, ou mieux le caractère grec, n’a pas fort bonne renommée en Occident. Cette mauvaise réputation remonte très loin, jusqu’à l’antiquité, jusqu’à ces Grœculi, si fort raillés et dédaignés de Cicéron, lui-même cependant, tout comme son ami Atticus, un admirateur et un disciple de l’Hellade. Les défauts déjà reprochés aux Grecs par les Romains, le manque de franchise et de dignité, l’esprit d’intrigue, les jalousies locales, la flatterie, la servilité, n’ont pu être corrigés par la servitude musulmane et le despotisme byzantin. Si le Grec a gardé beaucoup des défauts prêtés à ses aïeux, il en a aussi hérité les qualités : la vivacité, l’intelligence, la malléabilité. C’est une chose singulière, que le Grec moderne, si croisé d’Albanais, de Slave et de Valaque, que le Rouméliote, d’un sang si mêlé qu’on lui a souvent disputé toute filiation hellénique, rappelle d’une manière si frappante les aïeux dont il revendique le nom. Les Slaves ont eu beau laisser à travers toute la Morée des traces visibles de leur passage, le berger valaque a beau promener ses troupeaux sur les plateaux dénudés de la péninsule, les Albanais ont eu beau occuper sous nos yeux l’Attique et l’Argolide et donner aux modernes Grecs leur costume national, la blanche fustanelle, les Hellènes, qu’on eût dits presque disparus de l’Hellade, l’ont reconquise et recolonisée, et après ce singulier travail encore inachevé, les Grecs nouveaux, les Grecs de langue ou de sang, se sont trouvés étonnamment semblables à leurs ancêtres[4]. Chose plus frappante encore, le Grec de l’Hellade ne garde presque rien de l’empreinte byzantine. Ses ancêtres ne sont pas seulement les Grœculi des Romains, ce sont aussi les Grecs de la grande époque classique. On a plus d’une fois remarqué, avant et après la guerre de l’indépendance, combien les habitans de la Grèce insurgée, Hellènes ou Albanais, rappelaient, dans leurs mœurs ou leur caractère, les premiers Grecs que nous montre l’histoire, eux aussi brigands ou pirates. Ceux qui se plaisent à écraser les Hellènes modernes des hauts faits et des hautes vertus de leurs aïeux oublient souvent les exemples que dans les plus beaux jours leur ont laissés les héros de l’antiquité, les Athéniens surtout, de Thémistocle à Alcibiade. La moralité privée, et plus encore la moralité politique, ne semblent jamais avoir été le fort de cette race ingénieuse et subtile, dont les philosophes ont cependant conçu les plus hauts types de vertu. A cet égard, les Grecs n’ont peut-être pas autant dégénéré de leurs grands ancêtres que se l’imagine le vulgaire. Il y a au moins un point sur lequel ces Grecs, par tant d’autres côtés si inférieurs aux anciens, les égalent ou les dépassent : c’est le patriotisme, ou mieux l’amour de leur race et de leur nation, vivant à travers toutes les défaillances et tous les compromis chez les Grecs de tout rang et de toute contrée.

S’il ressemble encore à ses pères, rien ne diffère plus du Turc que le Grec moderne. Entre les deux hommes, entre les deux peuples, tout est contraste; leurs qualités sont opposées, et l’opposition est d’autant plus saillante que chez l’un et l’autre ces qualités sont souvent outrées. Ce qui distingue le Grec, ce qui est le principe de l’humeur changeante qu’on lui reproche d’ordinaire, c’est le goût des nouveautés, l’amour du progrès, la curiosité, l’esprit d’initiative. Ce qui distingue le Turc au contraire, le principe de la dignité et de la patience que l’on vante souvent chez lui, c’est le goût du repos, le respect des usages, l’indifférence à ce qui se passe au dehors, et par suite l’apathie et la somnolence morale. Par sa vivacité, son agilité intellectuelle, son besoin de mouvement, sa curiosité impatiente, le premier est un Européen et un moderne, qui pousse jusqu’à l’excès l’esprit mobile de notre civilisation et de notre siècle : par son indolence intellectuelle, son fatalisme, son manque de ressort et d’initiative, le Turc est, en dépit de son séjour en Europe, un Asiatique, et il est douteux qu’il puisse jamais être autre chose. Cette différence se manifeste partout, dans la vie privée comme dans la vie publique, et jusque dans la démarche de l’Ottoman et de l’Hellène. Nulle part le contraste n’éclate autant que dans le goût de l’un et dans l’indifférence de l’autre pour l’instruction. Aucune nation ne montre un plus grand souci de l’enseignement populaire, un plus grand respect des choses de l’esprit, que ne le font les Grecs, en cela encore les vrais fils de leurs pères. Certes, sur ce sol appauvri et couvert de ruines, la culture intellectuelle ne peut encore donner de ces fruits rares ou exquis qui sont l’honneur d’une civilisation; si les fruits en sont modestes, ils sont au moins à la portée de tous. L’instruction primaire est plus répandue chez les Grecs que chez beaucoup de nations de l’Occident, qu’en Angleterre et en Belgique, par exemple. Par malheur, l’absence ou la rareté de la haute culture laisse à cette instruction populaire une certaine présomption, qui partout est l’écueil d’un enseignement tout démocratique et égalitaire. De cette diffusion et de ce peu de profondeur de l’instruction viennent en Grèce le grand nombre de journaux et la trop grande puissance de la presse périodique, qui contribue à exagérer et pour ainsi dire à hypertrophier chez les Hellènes les facultés et les passions politiques.

Les qualités et les défauts des peuples ne peuvent guère se peser que par la comparaison, par des rapprochemens. A quoi faut-il comparer la Grèce ? Est-ce aux vieux pays de l’Europe dont la civilisation s’est lentement et régulièrement développée; est-ce aux jeunes pays d’Amérique où la culture européenne a été transplantée en pleine sève et en pleine maturité? Non évidemment; c’est à la Turquie, c’est aux provinces voisines demeurées sous le joug ottoman, c’est à la Thessalie, à l’Albanie par exemple, ou mieux encore c’est à la Grèce elle-même, à la Grèce asservie du commencement du siècle qu’il faut comparer la Grèce indépendante. Le parallèle est facile, il n’y a qu’à se reporter aux récits des voyageurs à la veille ou au lendemain de la guerre de l’indépendance, et pour ne citer que les plus illustres à Chateaubriand, à Byron, et à l’ami de ce dernier, l’Anglais Hobhouse. Quels tableaux de désolation, quelle solitude dans ces régions encore toutes peuplées de noms et de souvenirs ! La vie comme la civilisation semblaient avoir à jamais abandonné la plus grande partie de l’Hellade. Cette terre qu’il parcourait Pausanias à la main, étonné de voir le touriste antique y rencontrer tant de cités, tant de monumens entassés, le voyageur moderne la trouvait nue et vide, sans villes, presque sans habitans, sans ruines même, car en dehors d’Athènes et de quelques localités de l’Attique, les ruines ont d’ordinaire péri, et l’on dispute parfois en vain sur l’emplacement des cités les plus illustres. Sur cette Grèce retombée dans la barbarie régnaient deux hommes qui en semblaient les souverains naturels, le brigand ou klephte, et le pirate, l’un et l’autre célébrés par les poètes de l’Europe et mieux encore par les chants nationaux qu’ont recueillis Fauriel et ses émules. Cette époque, si voisine de nous par la date, semble déjà un âge lointain, et le vieux palikare a parfois peine à se reconnaître et à ne pas se prendre pour un étranger dans la patrie qu’il a délivrée. Le pirate a disparu sans retour ; si le brigand a persisté longtemps, il est aujourd’hui refoulé aux frontières turques, qui lui ont toujours servi de base d’opération ou de refuge. Des villes toutes modernes, comme Athènes et Fatras, ont surgi de la solitude. La vie et le travail pacifique reparaissent peu à peu sur les côtes au moins de la presqu’île, sur la grande route maritime en particulier qui, malgré la barrière encore intacte de l’isthme, réunit par le golfe Saronique et le golfe de Corinthe l’Attique aux îles Ioniennes et doit un jour servir de voie centrale au royaume qu’elle coupe en deux[5].

J’ai été deux fois en Grèce, à quelques années de distance, la première fois en 1867, la seconde en 1873, et dans ce court intervalle j’y ai rencontré un remarquable changement. En 1867, c’était l’époque de l’insurrection de Crète, je voyageais de Corfou à Loutraki, au fond du golfe de Corinthe, en compagnie de patriotes hellènes sur un petit vapeur grec au nom fatidique, le Panhellenium, alors célèbre par ses récentes courses à Candie à travers les croisières turques. La Crète et la politique étrangère absorbaient tous les esprits; on n’avait d’intérêt et d’attention que pour les hauts faits d’armes des Sphakiotes. A l’intérieur du royaume les brigands régnaient partout en maîtres. La traversée de l’isthme de Corinthe ne se faisait pas sans inquiétude, en dépit des nombreuses patrouilles de gendarmerie établies sur la route pour protéger le passage des voitures qui conduisaient les voyageurs d’un golfe à l’autre. L’on ne pouvait guère alors voir de la Grèce que les côtes et la silhouette des belles montagnes qui du Parnasse et du Cythéron au Pentélique dominent ses golfes et ses îles. Le danger commençait dès que l’on descendait à terre ou mettait le pied en dehors des villes. On ne nous permit de faire une excursion dans le Péloponèse, de Nauplie à l’Acro-Corinthe par Argos et Mycènes, qu’en nous donnant, à mes trois compagnons et à moi, une escorte d’une vingtaine de soldats, et en limitant strictement notre itinéraire. Dans notre route à travers les campagnes désertes le long des ruisseaux bordés de lauriers-roses, quatre de nos hommes marchaient en avant pour explorer le chemin et autant en arrière pour nous assurer contre toute surprise; entre cette avant-garde et cette arrière-garde, nous allions à cheval, défendus sur nos flancs par une douzaine de soldats le fusil sur l’épaule, et pour plus de prudence cheminant à mi-côte pendant que nous suivions le fond de l’étroit vallon. Ces soldats grecs, pauvres et braves gens, se nourrissant de peu et ne demandant rien, étaient, nous affirmait-on, dignes de confiance; ils en avaient l’air, et leurs pareils le montrèrent bien trois ans plus tard, lorsque plusieurs d’entre eux se firent tuer avant de laisser leurs voyageurs tomber aux mains des brigands de Marathon. En 1867, toute l’Attique plus encore que le Péloponèse, était au pouvoir des klephtes. L’on n’osait franchir les portes de la capitale. Il n’était pas sûr de se promener dans les bois d’olivier du Céphise; c’était une imprudence d’aller à Eleusis ou à Mégare, une folie de vouloir monter au Pentélique ou à l’Hymette, dont à Athènes les croupes dénudées attirent de tous côtés les yeux. Pour visiter le beau temple dorique du promontoire de Sunium, nous fûmes obligés de prendre la mer, et à notre retour on nous trouva téméraires d’avoir couché sur le sable du rivage, au lieu d’être restés toute la nuit à ballotter dans notre barque. C’était, en un mot, la Grèce du Roi des montagnes.

J’avais voyagé l’année précédente en Sicile dans des circonstances presque analogues, et m’étais trouvé à Palerme, alors que les brigands tenaient la capitale de l’île dans une sorte de blocus avant d’oser s’en emparer de vive force[6] ; aussi étais-je moins étonné du nombre et de l’audace des klephtes que de l’inertie du gouvernement et de l’indifférence du public, l’un et l’autre uniquement occupés de la Crète et du dehors. Athènes était, à cette époque même, toute remplie de joyeuses espérances malheureusement trop vite déçues. Les fonds ou les hommes que l’on eût pu employer à maintenir la sécurité publique étaient perdus à soutenir les Candiotes et à prolonger l’insurrection dont on attendait la réunion de l’île au royaume. C’est là une juste image de toute l’histoire de la Grèce contemporaine qui, n’ayant d’yeux que pour le dehors, a plus d’une fois lâché la proie pour l’ombre. La faute en est moins au caractère grec qu’aux traités qui, en enfermant le nouvel état dans des limites trop rétrécies, l’ont condamné à de perpétuels et stériles efforts pour en sortir.

A mon passage en Grèce, dans l’été de 1873, je trouvai tout changé. Les désillusions de la Crète avaient ramené l’attention sur l’intérieur du royaume. Le massacre des diplomates anglais et italiens par les brigands de Marathon, en 1870, avait décidé le pays à en finir avec le brigandage. Les campagnes de l’Attique et du Péloponèse étaient libres, rien ne mettait plus obstacle aux courses des voyageurs que le poids de la chaleur. Le douanier en fustanelle qui m’accueillit au Pirée me tendit encore la main, comme ses confrères de Turquie ou d’Egypte, mais l’ancienne bourgade avait tout l’air d’une ville, et une voie ferrée d’une douzaine de kilomètres reliait le port à la capitale. Si c’était encore là le seul chemin de fer du royaume, une autre ligne beaucoup plus importante était concédée dans la direction de Livadia et de la frontière turque; une troisième enfin, devant relier Athènes au golfe de Corinthe, à Patras et au centre du Péloponèse, était décidée en principe. Tous ces projets ont malheureusement été abandonnés pour longtemps encore. Le manque de capitaux semble avoir empêché les travaux ou les avoir arrêtés. La Grèce, qui, pour développer ses ressources et sa population, aurait tant besoin de moyens de communication, se trouve, au point de vue des chemins de fer, dans une situation particulièrement déplorable. Aux obstacles que dans tous les pays maritimes et péninsulaires met à la création ou au rendement des voies ferrées la concurrence de la voie de mer, s’ajoutent, dans l’étroite presqu’île, les obstacles du sol, partout hérissé de montagnes ou coupé de marais. Ce n’est point tout : la Grèce, trop pauvre et trop petite pour avoir sur son propre sol un réseau rémunérateur, est trop isolée de l’Europe pour pouvoir compter sur les avantages qu’apportent partout la jonction des réseaux et le transit international. La Grèce, allongée comme à dessein vers l’Afrique, a beau sembler une jetée destinée à servir à l’Europe centrale de point d’embarquement pour l’Egypte, les Indes et l’extrême Asie, cette admirable position restera longtemps mutile pour elle-même et pour l’Europe. Le Pirée, qui mieux encore que Salonique pourrait rivaliser un jour avec le Brindisi de l’Italie, ne recevra pas de longtemps les voyageurs ou la malle des Indes, La Grèce aurait beau, comme elle en avait l’intention, prolonger ses chemins de fer jusqu’au golfe de Volo et à la frontière turque, elle ne verra point la Turquie prolonger les siens jusqu’à elle pour la relier au grand réseau européen. Sous la domination ottomane, la Thessalie n’a aucun espoir d’être pourvue d’une voie ferrée, et ainsi l’Hellade est condamnée à ne pouvoir se rattacher à l’Europe. Privée de sa base territoriale, elle est pour ainsi dire coupée du continent, elle perd les avantages de sa situation péninsulaire et demeure pour l’Europe une sorte d’annexé excentrique et comme une île abordable seulement par mer.

Le premier progrès à signaler en Grèce depuis son émancipation, c’est la multiplication de ses habitans. Tombée vers 710,000 âmes en 1832, au lendemain de la guerre de l’indépendance, la population du royaume doit être aujourd’hui de 1,500,000 à 1,600,000 âmes[7]. En dehors même des îles Ioniennes, tardivement annexées, le nombre des habitans de la Grèce propre aura doublé en moins d’un demi-siècle. La superficie du royaume étant de 50,000 kilomètres carrés, la densité de la population, malgré ses rapides progrès, est à peine de trente habitans par kilomètre. C’est le chiffre de notre île de Corse et la moyenne des pays les plus faiblement peuplés du nord et de l’est de l’Europe. Le beau pays méditerranéen, où. dans l’antiquité s’entassaient 5 ou 6 millions d’hommes, a encore aujourd’hui une population plus clair-semée que les provinces centrales de la froide Russie. Les montagnes et les marais à l’intérieur, le manque d’industrie et surtout la décadence de l’agriculture, qui laisse en friche plus de la moitié des terres cultivables et laisse en souffrance la partie cultivée, expliquent seuls cette dépopulation d’une contrée à laquelle la clémence du climat et la sobriété des habitans permettraient une population kilométrique égale à celle de l’Italie méridionale.

Dans un pays dont l’intérieur est encore presque désert, la production ne saurait être considérable. Aussi ne peut-on s’étonner de la faiblesse du commerce extérieur de la Grèce. Malgré les récens progrès, la totalité des importations et des exportations du royaume reste encore au-dessous de 200 millions de drachmes[8]. Les entrées dépassent de beaucoup les sorties; celles-ci atteignaient à peine dans les dernières années 75 millions de drachmes, et encore avaient-elles doublé dans une période assez courte. Le principal objet du commerce de la Grèce avec l’étranger est toujours le raisin de Corinthe; à lui seul, cet article forme une bonne moitié des exportations helléniques : 37 millions de drachmes sur 75 millions en 1874. La production du royaume est ainsi à la merci du plum-pudding et de la cuisine anglaise; ce seul fait est caractéristique. Les autres articles d’exportation sont des figues et des oranges, de la soie, un peu de vin, un peu de coton et surtout de l’huile, une des productions les plus susceptibles de développement dans un pays où l’olivier croît spontanément. En dehors des fruits de la terre, la Grèce, où les anciens ont laissé tant de carrières de marbre égales ou supérieures à celles de l’Italie, n’exporte qu’un seul produit minéral : du plomb provenant des riches amas de déblais amoncelés par l’exploitation des anciens autour des mines du Laurium et dont des Français et des Italiens ont appris aux Grecs à tirer parti[9]. Tous les produits manufacturés sont reçus de l’étranger, et, ce qui est plus singulier, la Grèce en fait venir annuellement pour 25 millions de francs de céréales. Telle est la décadence de l’agriculture qu’avec sa faible population le royaume ne peut se nourrir lui-même.

Le côté brillant de la Grèce, c’est sa marine marchande; c’est là que se concentre presque toute l’activité du pays, de là que provient presque toute sa richesse. La Grèce a une flotte de 5,000 à 6,000 bateaux à voile jaugeant de 300,000 à 400,000 tonnes. C’est une marine égale à celle de la Russie, dont le territoire européen est cent fois plus vaste que celui de la Grèce, et bien supérieure à celle de tout l’empire ottoman, dont la plupart des navires sont du reste montés par des Grecs. Les Hellènes ont le droit d’être fiers de leur marine, qui porte près de 30,000 matelots; ils ne doivent pourtant pas se faire illusion sur son importance et la sécurité de son avenir. Personne ne construit des bateaux, personne ne navigue à meilleur marché que les Grecs; dans leur succès même, ils ont cependant un grand désavantage sur leurs concurrens. La plupart des produits que transportent leurs marins sont des produits étrangers; ils sont seulement les intermédiaires, les facteurs des autres nations, et à ce titre ils sont moins que leurs rivaux défendus contre les coups du protectionisme et les surtaxes de pavillon. Un autre danger, c’est le progrès de la navigation à vapeur, dont la supériorité empêche leurs petits bateaux de beaucoup dépasser l’enceinte de la Méditerranée et de profiter de l’ouverture du détroit artificiel de Suez. La prospérité même de leur cabotage n’est pas sans inconvénient pour l’avenir des Hellènes. La marine est à la fois le fort et le faible de l’hellénisme : elle est l’honneur et la richesse des Grecs, elle répand ou maintient leur nationalité et leur langue dans tout le bassin oriental de la Méditerranée; mais en même temps elle les attire ou les retient sur les côtes, leur faisant déserter la terre pour la mer, qui semble leur vraie patrie. Le goût de la marine et du commerce, dans les temps modernes comme dans l’antiquité, contribue à disperser la race grecque sur les plages de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique. L’hellénisme y perd en profondeur et en solidité ce qu’il y gagne en étendue; des races plus agricoles prennent à l’intérieur des terres la place laissée vide par les Grecs, qui, à force de se répandre sur toutes les côtes, ne possèdent plus en propre qu’un étroit domaine territorial. Nous verrons tout à l’heure que là est pour l’avenir le grand obstacle à la réunion de tous les Hellènes en un corps de nation.

Un peuple ne vit pas uniquement de la mer, et, bien que l’étroitesse et l’aridité de leur territoire montagneux aient entraîné les Grecs vers la navigation et le commerce, c’est vers le sol national, vers cette terre souvent âpre et rude, mais néanmoins susceptible de cultures variées, que devrait se tourner de préférence l’attention du public et du gouvernement. Le premier intérêt de la Grèce est de récupérer, de reconquérir par l’agriculture le sol dépouillé d’arbres et de forêts, tantôt abandonné par l’eau fécondante des ruisseaux, tantôt envahi par les eaux malsaines des marécages. Pour rendre au territoire hellénique son ancienne fécondité, il faudrait reprendre à l’aide de l’industrie moderne les travaux d’amélioration ou d’assainissement poétiquement attribués par la fable à Hercule et aux héros. Avant tout, pour reporter la population vers la terre et l’agriculture, il faudrait leur donner des débouchés, tracer des chemins, ouvrir des voies ferrées, et ne plus se contenter de la grande route circulaire de la mer. Cette mise en valeur du sol ne saurait naturellement se passer de capitaux, et c’est ce qui fait le plus défaut au petit royaume. L’on s’en pourrait étonner, car, si la Grèce est pauvre, beaucoup de Grecs sont riches. Par malheur, ces opulens marchands ou banquiers grecs de Trieste, de Vienne, d’Odessa ou de Marseille sont pour la plupart sujets du sultan, et, s’ils contribuent généreusement à l’entretien des écoles d’Athènes, ils se soucient peu de venir faire des affaires sous la mauvaise administration hellénique. La Grèce peut encore moins compter sur les capitaux étrangers : les anciennes banqueroutes du gouvernement et la récente conduite des chambres vis-à-vis de la compagnie franco-italienne du Laurium sont un avertissement pour ceux qui voudraient confier leurs fonds au trésor hellénique, ou seraient tentés de les faire fructifier eux-mêmes sur ce sol peu hospitalier. La jalousie locale à l’égard des industriels étrangers, l’espèce de protectionisme moral manifesté à l’occasion des mines du Laurium, a été l’une des plus mauvaises inspirations de l’esprit hellénique, l’une des plus nuisibles au développement futur de la Grèce.

L’état reste seul en face de tous les travaux à accomplir, seul avec de modiques ressources encore atténuées par de récens armemens. Son budget demeure au-dessous de 40 millions de drachmes et ne peut être mis en équilibre. Les deux principales sources du revenu sont l’impôt foncier et les douanes, et le rendement de l’une et de l’autre est diminué par la fraude. On ne saurait beaucoup attendre d’un gouvernement pourvu d’aussi minces revenus et dépourvu de crédit. L’initiative privée des Grecs du dedans et plus encore des Grecs du dehors, qui a tant fait pour la culture intellectuelle du pays, serait seule en état de hâter le développement matériel du royaume. Le principal souci de l’opinion comme du gouvernement, c’est toujours la politique extérieure. Or c’est dans l’intérêt même de l’avenir, c’est pour préparer les destinées de l’hellénisme, que les Hellènes doivent reporter leurs regards et leurs efforts sur le territoire restreint aujourd’hui en leur possession. Voilà près d’un demi-siècle que les Grecs travaillent à atteindre le but national sans paraître beaucoup s’en rapprocher; c’est évidemment qu’ils ont fait fausse route. Le modèle qui tente justement l’ambition de tous les peuples tronqués et de tous les embryons d’état de l’Europe orientale, le Piémont, a préparé sa haute fortune par la paix plutôt que par les armes; il a gagné sa cause par une sorte de séduction pacifique autant que par les artifices de la diplomatie. Vaincu à Novare, le Piémont voulut devenir l’état modèle de la péninsule qu’il aspirait à diriger, et, par sa sagesse politique et ses progrès de tout genre, il se concilia les sympathies de l’Europe avec l’admiration des Italiens. Dans un petit état comme la Grèce, la force matérielle sera toujours inférieure à la force morale. C’est cette dernière qui, en valant à l’hellénisme l’appui de l’Europe, l’eût mis le mieux à même de profiter des chances favorables que lui devaient offrir les complications de l’Orient.


III.

La politique grecque vis-à-vis de la Turquie est beaucoup plus complexe qu’elle ne le semble au premier abord. Les Serbes, les Roumains, les Bulgares même, ont dans les affaires orientales une politique simple, nettement indiquée par leur position géographique et leur histoire. Il n’en est pas de même des Grecs : pour eux, il y a incertitude non-seulement sur les moyens, mais sur le but où doit tendre leur patriotisme national. Le terme de leurs aspirations peut varier selon que l’on envisage les intérêts particuliers du royaume de Grèce ou les intérêts généraux de l’hellénisme. De là viennent les hésitations ou les contradictions apparentes de la politique grecque. Son rêve est l’affranchissement et la réunion de tous les Hellènes : à ce point de vue, les aspirations des patriotes grecs ressemblent beaucoup à celles des libéraux italiens vers 1860; mais il y a une différence capitale. L’Italie avait dans la mer et les Alpes une enceinte naturelle et comme un moule géographique ; la Grèce n’en a point, ou, si elle semble en avoir un dans la petite presqu’île du Pinde ou dans la grande péninsule du Balkan, les Grecs sont loin de remplir ce cadre naturel et en même temps loin d’y être contenus. Là est la difficulté qui, en théorie même, sans tenir compte de la domination turque et des réalités politiques, rend toute solution nationale malaisée. Le peuple grec déborde en dehors de son cadre géographique et ne le remplit point.

Les 1,500,000 habitans du royaume de Grèce ne forment pas la moitié et peut-être point les deux cinquièmes des hommes qui revendiquent le nom de Grecs. Deux ou trois millions d’Hellènes sont demeurés sous la domination ottomane; mais, au lieu d’être agglomérés sur un espace circonscrit, ils sont dispersés sur de vastes surfaces, des deux côtés de la mer de Marmara et des deux côtés de la mer Egée. La Porte a presque autant de sujets grecs en Asie qu’en Europe, et dans les deux continens la population hellénique n’occupe, en dehors des îles, que les côtes de la mer avec quelques enclaves, ou quelques colonies sporadiques dispersées dans l’intérieur des terres. Cette répartition géographique de la nationalité grecque est le résultat de toute son histoire. Aujourd’hui comme à l’origine du monde hellénique, c’est la mer qui est le vrai centre national des Hellènes; l’élément liquide, qui ailleurs limite et sépare les nationalités, en est ici le lien, et c’est au contraire la terre qui sert de limite. Platon, dans un de ses dialogues, représente les hommes habitant au bord de la mer ainsi que des grenouilles au bord d’un marais; cette image convient encore très bien aux Grecs, vrais fils de l’onde marine, peuple en quelque sorte amphibie, entourant les terres d’une espèce de bordure ou de frange, et, comme il y a vingt-cinq siècles, laissant l’intérieur des continens aux barbares.

Les contrées touchant immédiatement au royaume de Grèce, la Thessalie et l’Épire, sont les seules habitées d’une mer à l’autre par une population en majorité hellénique ou hellénisée. La presqu’île comprise entre le golfe de Salonique et le détroit d’Otrante est toute grecque par la langue et les traditions, comme par les aspirations. C’est là pour les Hellènes, en dépit de nombreuses enclaves turques, zinzares ou albanaises, un domaine incontesté, que la diplomatie a eu le tort de ne pas leur attribuer tout entier dès le premier jour, et qui tôt ou tard leur reviendra. La Thessalie et l’Épire, voilà avec la Crète l’objectif naturel de la politique grecque; ce n’est point celui de la plupart des Hellènes. Leurs aspirations, encouragées par leurs souvenirs, dépassent largement l’étroite enceinte de la petite presqu’île dont le Pinde est l’arête centrale. Appuyés sur la double tradition de l’antiquité classique et de l’empire byzantin, les Grecs considèrent comme hellénique, et réclament comme l’héritage naturel de leurs ancêtres, toute la grande péninsule sise au sud du Balkan. A leurs yeux, la Macédoine et la Thrace, toutes deux encore aujourd’hui entourées sur leurs côtes d’une ceinture de population grecque, sont des terres foncièrement grecques; à leurs yeux, la frontière naturelle, comme la frontière historique du monde hellénique, c’est l’ancien Hœmus, le Balkan.

L’on voit immédiatement où tendent de telles vues; elles ne vont à rien moins qu’à la reconstitution d’un empire grec sur les ruines et presque sur les fondations de l’empire ottoman. Pour relever l’empire byzantin, il ne serait même peut-être pas nécessaire de renverser violemment la domination turque ; il pourrait suffire d’adjoindre et de substituer peu à peu dans le gouvernement l’élément grec et chrétien à l’élément turc et mahométan. C’est ce rêve national que les Grecs appellent la grande idée, et que l’Europe partageait naguère avant de mieux connaître la répartition des nationalités en Orient. Après s’être associé à ces songes, l’Occident aurait tort d’en railler la présomption; avec leurs souvenirs historiques et leur supériorité de culture sur les populations environnantes, les Grecs ne pouvaient point échapper aux séductions d’une telle chimère. Tout autre peuple à leur place eût fait comme eux, car, en fait de grandeur nationale, rien n’est difficile aux nations comme de savoir se défaire des visions du passé et restreindre leurs désirs aux limites du possible.

La « grande idée » des Grecs a beau sembler chimérique, elle a pratiquement une sérieuse influence sur toute la politique orientale et donne l’explication de beaucoup de points obscurs des récentes affaires d’Orient. Les rêves byzantins ont une double conséquence : la première, c’est de mettre les Grecs en opposition, en hostilité même avec les Slaves, qu’ils prétendent confiner au nord des Balkans ; la seconde, plus inattendue, c’est de faire parfois d’eux les auxiliaires et les défenseurs des Turcs. Vis-à-vis des Slaves en effet, Hellènes et Ottomans ont plus d’une fois agi de concert, et tout récemment les premiers ont vivement appuyé leurs maîtres dans la résistance de la Porte à concéder l’autonomie aux Slaves du Balkan et à élargir les limites de la Bulgarie. La chose se comprend sans peine : le Slave est l’adversaire commun, la politique russe excite au Phanar et au Sérail les mêmes défiances. A l’égard de l’ordre de choses actuel, les Grecs de Turquie sont peut-être moins révolutionnaires que conservateurs. A l’inverse des Serbes, des Bulgares, des Roumains même, qui tous voient dans la dissolution de l’empire ottoman une promesse d’agrandissement ou d’indépendance, les Grecs peuvent se demander s’ils n’auraient pas moins à gagner qu’à perdre à un démembrement. Se considérant comme les héritiers légitimes de la Porte, ils regardent les Slaves, qui en convoitent les dépouilles, de l’œil d’un héritier qui, tout en se félicitant de la mauvaise santé de son parent, désire lui voir gagner ses procès contre des étrangers, et craint de lui voir aliéner sa fortune au profit d’autrui. Ainsi s’explique l’ardeur d’une grande partie de la presse hellénique à combattre tout projet d’autonomie slave au sud du Balkan; ainsi s’explique comment, durant la dernière conférence de Constantinople, la Porte a pu trouver des Grecs pour pétitionner, protester et manifester contre les réformes réclamées par les puissances en faveur des Bulgares.

L’attitude de l’Europe dans les récentes négociations orientales, et toutes les résolutions sans cesse atténuées de la conférence, ont été de la part des Grecs l’objet des doléances les plus vives. Pourquoi, disaient-ils, l’Europe ne s’occupe-t-elle que des Bosniaques et des Bulgares, pourquoi ne demande-t-elle d’autonomie ou de garanties que pour les Slaves? Les Grecs sont-ils moins malheureux ou moins dignes d’intérêt parce qu’ils ont eu plus de patience ou de sagesse? A quel titre abandonner les Hellènes à l’arbitraire musulman quand on y veut soustraire les Bulgares? Ces plaintes, il faut l’avouer, avaient quelque chose de fondé. L’excuse de la conférence est qu’elle ne pouvait tout faire à la fois, qu’elle devait courir au plus pressé, et qu’en étendant davantage ses demandes elle était plus certaine de se heurter aux refus de la Porte, déjà si peu disposée à faire droit aux réclamations de l’Europe. Le vrai grief des Grecs, dans toute cette affaire, ce n’est point du reste que la diplomatie ait trop restreint ses demandes d’autonomie, c’est plutôt qu’elle les ait étendues à trop de provinces. Si la conférence n’avait parlé que de la Bosnie et même de la Bulgarie transhémienne, de la Bulgarie comprise entre le Danube et le Balkan, les Grecs se fussent aisément réconciliés avec les projets d’autonomie de la Bosnie et de la Bulgarie. Peut-être même verraient-ils volontiers la Porte perdre entièrement ses provinces septentrionales, afin d’avoir dans l’empire moins de Slaves à leur disputer l’influence. Le vrai grief des Grecs, c’est que la conférence ait vu des Bulgares au sud du Balkan, c’est qu’à la suite de la Russie la diplomatie européenne ait officiellement reconnu comme slaves des pays qui, d’après les feuilles d’Athènes et du Phanar, ont toujours été grecs et ne peuvent être autre chose. Les représentans des puissances ont oublié que le Balkan est la limite naturelle et comme la borne historique du monde slave et du monde hellénique. Selon les Grecs, l’Occident, en se laissant associer aux propositions de la Russie, a imprudemment sacrifié l’hellénisme, qui a droit à toutes ses sympathies, au slavisme, qui n’a de titre qu’à ses défiances.

Il y a là, on ne saurait le nier, un fait considérable et gros de conséquences pour l’avenir, un fait qui à lui seul est un succès pour la diplomatie russe. La conférence de Constantinople a sinon sanctionné, du moins admis au nom de l’Europe les revendications slaves sur la Roumélie, sur des portions considérables de la Macédoine et de la Thrace. Quel que soit le sort des propositions des six puissances éconduites par la Porte, c’est là un précédent dont il faut tenir compte et dont les Grecs, les premiers intéressés, ont fort bien saisi l’importance. La diplomatie a pour ainsi dire admis théoriquement l’effacement des Balkans; viennent des troupes qui en franchissent les passages, et l’Europe ne pourra plus sans contradiction en disputer aux Slaves la possession. Comment, disent les Grecs, les puissances ont-elles abandonné et livré d’avance aux Slaves la grande muraille dont la nature a ceint Constantinople et les détroits ? La diplomatie pourrait répondre que toutes ses demandes, tous ses projets sur le papier n’empêchent point les Turcs d’occuper les défilés de l’Hémus, et que, si un jour les Slaves réussissent à rayer les Balkans de la carte, ce sera avec l’épée et non avec la plume. Il y a mieux à dire pour la défense de cette pauvre conférence, si inutilement unanime vis-à-vis des Turcs. Sa conduite n’a pas été uniquement guidée par l’intérêt des Slaves et le besoin de faire des concessions aux Russes; elle Fa été par le désir d’établir un régime rationnel, viable et conforme à la nature des choses. En reconnaissant des Bulgares au sud du Balkan, les diplomates assemblés à Péra n’ont fait qu’accepter un fait, une vérité incontestée par tous les voyageurs et toutes les études ethnographiques. Il leur était d’autant plus difficile de s’y refuser que les massacres dont les Bulgares ont été victimes, dont il s’agissait d’empêcher le retour, ont eu lieu surtout dans ces régions cishémiennes revendiquées par les Grecs. Il n’y avait qu’un moyen pour la diplomatie de ne point demander la délimitation et l’agrandissement de la Bulgarie, c’était, dans ses propositions, de se fonder sur la géographie physique plutôt que sur les limites ethnologiques; c’était de séparer entièrement la Bulgarie d’entre le Balkan et le Danube, de la Macédoine et de la Thrace, revendiquées à la fois par les Slaves et les Grecs. L’Europe eût pu réclamer pour ces provinces mixtes, isolées de la Bulgarie proprement dite, un self-government particulier, et mettre ainsi les deux nationalités rivales à même de faire la preuve de leur force et de leurs droits à l’hégémonie locale. Une telle ligne de conduite eût moins préjugé l’avenir, elle eût donné plus également satisfaction aux Grecs et aux Slaves en réservant les prétentions de chacun. Cette manière de procéder n’avait qu’un défaut qui la rendait inopportune, c’était de retomber dans l’inconvénient déjà signalé, d’élargir le champ des demandes de l’Europe, et par là de diminuer les chances de les voir accepter de la Porte.


IV.

Rien dans la question d’Orient n’a l’importance de cette rivalité des Grecs et des Bulgares, à peine soupçonnée de l’Europe au temps de la guerre de Crimée. De cette lutte de l’hellénisme et du slavisme dépend l’avenir de la grande péninsule en même temps que les destinées des Slaves du sud et des Grecs. En se disputant la possession de la Thrace et de la Macédoine en présence de leur maître commun, Grecs et Slaves semblent, selon l’expression populaire, se disputer la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Ce n’est point là le moyen de s’en mettre en possession et de préparer dans la péninsule la fin de la domination musulmane. Cette compétition des deux nationalités rivales est en effet une bonne fortune pour les Turcs, c’est là pour le maintien de leur empire la meilleure chance de durée. La Porte, au lieu de se formaliser de la querelle de ses futurs héritiers, est intéressée à les maintenir divisés : pour cela, elle n’a du reste qu’à les laisser à eux-mêmes, tant les prétentions nationales des Grecs et des Slaves, appuyées des deux côtés sur l’antique possession du sol et sur des traditions séculaires, sont difficiles à concilier.

La répartition géographique des deux races est aujourd’hui assez bien connue; tous les voyageurs, toutes les cartes sont d’accord à ce sujet[10]. Les Grecs occupent en Macédoine et en Thrace le littoral et parfois les villes, les Bulgares l’intérieur des terres et les campagnes. Ce peuple tout continental et agricole ne touche la mer Egée qu’aux environs de Salonique, et n’atteint la Mer-Noire que sur un ou deux points vers le golfe de Bourgas au sud du Balkan. Partout ailleurs les Bulgares sont séparés de la mer par une barrière plus ou moins épaisse de population hellénique, çà et là mêlée d’élémens turcs. Cette singulière répartition augmente le contraste des deux populations ainsi juxtaposées. En dehors du littoral qui leur appartient presque partout, les Grecs habitent seuls, au sud de la Macédoine, la presqu’île palmée de la Chalcidique, qui, avec ses trois longs promontoires, dont l’un est dominé par le mont Athos, semble une sorte de Grèce ou de Péloponèse en raccourci. En Thrace, entre la Maritza, l’Hèbre des anciens et la Mer-Noire, d’Andrinople à Constantinople, tout autour de la mer de Marmara et des détroits, les Grecs forment encore aujourd’hui le gros de la population rurale et agricole, comme s’ils avaient été repoussés jadis dans cet angle extrême de la péninsule, longtemps tout le domaine de l’empire d’Orient. Ces Grecs de la Thrace, agglomérés en masses compactes dans la banlieue de Constantinople, ne sont malheureusement reliés au grand massif hellénique de la Thessalie et du royaume de Grèce que par un long et mince cordon littoral renflé à l’embouchure du Strouma vers la ville de Seres, le principal rempart de l’hellénisme en Macédoine. Entre ses deux grands centres historiques de Byzance et de l’Hellade, la race grecque s’est pour ainsi dire étirée et effilée sous la pression des barbares du nord comme sous un laminoir. La Grèce propre et Constantinople, l’antique berceau et l’ancienne capitale de l’hellénisme, sont presque coupés l’un de l’autre, et même en l’absence des Turcs on ne voit guère comment on pourrait les réunir en un seul état.

Les Hellènes, dédaigneux des Slaves qu’ils entourent, se sont longtemps flattés de les dominer, de les helléniser. C’est là, croyons-nous, un espoir chimérique, démenti par l’histoire de dix siècles. En dépit de la supériorité de leurs armes dans cette pacifique guerre de nationalité, en dépit de leur culture et de leur richesse, de leurs nombreuses écoles et de leurs syllogos, tous les efforts des Grecs n’aboutissent des deux côtés du Rhodope, en Macédoine comme en Thrace, qu’à maintenir les positions de l’hellénisme sans en conquérir de nouvelles. En de pareilles luttes, l’intelligence et l’instruction ne suffisent point toujours à assurer la victoire. Au milieu de tous leurs avantages, les Grecs semblent avoir vis-à-vis de leurs rivaux bulgares une double et grave infériorité : une moins grande fécondité, un moins grand amour de l’agriculture. De ces deux causes de faiblesse, la première pourrait encore être contestée, la seconde ne saurait l’être. Au travail régulier de la terre, le Grec préfère partout des occupations intermittentes ou moins sédentaires, comme la vie maritime et le négoce. Quelques-uns lui refusent même le goût de tout travail régulier et constant; un des hommes qui connaissent le mieux la Grèce moderne et la Grèce antique a été jusqu’à dire que le travail forcé de l’esclavage pouvait seul expliquer la richesse des républiques grecques de l’antiquité[11]. C’est là une opinion qu’il ne faut sans doute pas prendre à la lettre. Ce qui est certain, c’est que par ses goûts et son caractère le Grec se prête de lui-même à se laisser refouler sur les côtes ou enfermer dans les villes.

La lutte de l’hellénisme et du slavisme au pied du Balkan et autour du Rhodope est loin d’être nouvelle. Les écrivains d’Athènes ou du Phanar représentent souvent l’invasion de la Macédoine et de la Thrace par les Bulgares comme une récente immigration dirigée par des agens russes. La colonisation de ces provinces encore mal peuplées par une race féconde et laborieuse peut se poursuivre tous les jours, elle ne saurait pour cela dater d’hier. Les anciennes invasions slaves qui remontent à douze ou quatorze siècles ne se sont point écoulées comme de l’eau, sans laisser de traces sur la péninsule. La Macédoine n’a pas été comprise deux ou trois fois dans les anciens royaumes bulgares sans que le peuple de ce nom y ait pris pied. Dans l’intérieur de la province, les noms mêmes de lieux, des rivières ou des montagnes, témoignent de l’antiquité du séjour des Slaves. L’on sait qu’appuyés sur ces dénominations géographiques et plus encore sur des chants populaires plus ou moins authentiques[12], les Bulgares se regardent comme les plus anciens habitans de la Macédoine et de la Thrace, et à ce titre revendiquent pour eux-mêmes une bonne part de la civilisation hellénique d’Orphée à Alexandre le Grand et à Aristote. Si de telles prétentions sont peu soutenables, celles des Grecs sur la récente intrusion des Bulgares ne le semblent pas davantage.

Entre les deux moitiés de l’empire romain envahies presqu’en même temps par les barbares, il y a cette différence capitale que la Grèce n’a pu helléniser l’orient de l’Europe comme Rome a latinisé l’occident, ou encore que les invasions slaves ont plus entamé le territoire classique du monde grec que les invasions teutoniques n’ont entamé l’héritage classique de Rome. Les Slaves établis dans la presqu’île des Balkans n’ont, pour la plupart, pu être grécisés; au lieu de se confondre avec les Grecs de la péninsule, ils les ont peu à peu refoulés vers le sud ou cantonnés en quelques enclaves isolées[13]. Les rois bulgares ont étendu leur domination sur tout le centre de la presqu’île, sur la Macédoine en particulier; les empereurs grecs la leur ont longtemps disputée et l’ont plusieurs fois reconquise, en sorte que la lutte pacifique des deux nationalités pour la possession de cette province n’est réellement que la continuation d’une longue guerre à main armée. A prendre de haut l’histoire du bas-empire, on voit qu’elle se résume presque tout entière en deux séries de faits simultanés : la lutte contre l’islam, contre les Sarrasins, les Turcs seldjoukides ou ottomans en Asie, la lutte contre les barbares devenus chrétiens, contre les Slaves spécialement, contre les Bulgares en Europe. Entre le slavisme et l’hellénisme, la question de la Macédoine est dix fois séculaire. Depuis que les deux adversaires ont été courbés sous le même joug, la guerre entre eux, un moment suspendue par la commune servitude, a recommencé de nouveau. Les passions et les intérêts sont les mêmes, les armes seules ont changé. Chacun des deux antagonistes met en avant sur le pays contesté des droits historiques, et, comme il arrive en pareil cas, chacun, s’arrêtant à la période de l’histoire qui lui est le plus favorable, étend ses revendications presqu’aussi loin que se sont jadis étendues ses conquêtes.

Le conflit gréco-bulgare, terminé en apparence par l’invasion ottomane, qu’il a singulièrement facilitée, a repris à l’abri même de la domination turque. Dans cette nouvelle phase du duel, l’hellénisme a eu depuis le XVe siècle tous les avantages. Grâce au patriarche de Constantinople, chef suprême de tous les chrétiens orthodoxes de l’empire, grâce aux Grecs du Phanar, les habiles instrumens de la Porte, l’hellénisme a eu à son service la puissance religieuse et parfois aussi la puissance politique. Le triomphe qu’il n’a pu s’assurer avec de pareils moyens, alors que les Bulgares, frappés d’un double despotisme civil et ecclésiastique, avaient presque perdu conscience de leur nationalité, comment les Grecs peuvent-ils l’espérer alors que sous l’impulsion des Russes et des Serbes, les Bulgares, ayant repris conscience de leur nombre, se sont partout soulevés contre l’hégémonie grecque et lui ont déjà enlevé son arme principale, l’autorité religieuse ? La querelle nationale de l’hellénisme et du slavisme a été en effet portée dans l’enceinte de l’église, qui, en Orient, sert encore de forme ou de cadre à la nationalité. L’hellénisme a sur ce terrain rencontré une défaite qui, pour n’avoir pas été complète, ne laisse pas d’être le plus grand échec qu’ait subi la cause grecque depuis l’entrée de Mahomet II à Constantinople. Je veux parler de la création de l’exarchat bulgare en 1869.

Les Bulgares, jusqu’alors confondus avec les Grecs dans la grande église byzantine, héritière de l’empire d’Orient, se plaignaient depuis longtemps du haut clergé phanariote. Ils reprochaient à l’épiscopat, presque uniquement composé de Grecs, de dédaigner la langue et l’intelligence de ses ouailles, de leur refuser toute instruction et d’en tirer des droits exorbitans au profit de l’église du Phanar. La haine des Bulgares contre l’oppression s’était tournée plutôt contre les Grecs que contre les Turcs : ceux-ci, disaient-ils, ont assujetti nos corps, les autres nos âmes. Ces plaintes ou ces colères, souvent outrées, étaient encouragées par tous les ennemis politiques ou religieux des Grecs, par les agens russes d’un côté, par les missionnaires catholiques ou protestans de l’autre. Le Vatican, en cela secondé par la diplomatie française du second empire, voulut profiter des antipathies nationales des Bulgares pour les détacher du siège patriarcal de Constantinople et leur faire reconnaître l’autorité papale. Une active propagande romaine remua les villages et les couvens du Balkan. Un hégoumène slave fut sacré patriarche des Bulgares-unis, mis en possession d’une liturgie slavonne ; des milliers de Slaves entrèrent dans la communion du pape, et un moment, vers 1865, on put croire qu’un peuple entier allait, par rancune contre les Grecs, se ranger en masse au nombre des sujets spirituels du souverain pontife. Une telle conversion, qui eût tranché d’un coup le lien religieux qui rattache les Bulgares aux Russes, eût eu des résultats encore plus importans peut-être pour la politique que pour la religion; mais l’espoir de la cour romaine et de notre ambassade de Thérapia fut déçu. Le mouvement catholique avorta, beaucoup des prosélytes de Rome sont revenus à l’orthodoxie orientale, et les Bulgares qui ont persisté dans l’union sont demeurés en nombre insignifiant.

Sous l’influence de la Russie ou sous l’exemple de la Serbie et de la Roumanie, les Bulgares s’aperçurent qu’ils pourraient se soustraire à la domination du clergé phanariote sans sortir de l’orthodoxie grecque. Ils réclamèrent une église indépendante, autonome ou autocéphale, comme disent les théologiens orientaux. Après beaucoup de luttes et de négociations, sous l’action habilement dissimulée de la diplomatie russe, la Porte décréta par un firman la séparation ecclésiastique des Bulgares et des Grecs. C’était le temps de la grande insurrection de Crète, et le divan, mécontent des Grecs et voyant dans les Bulgares les plus tranquilles et les plus dévoués des raïas, ne regrettait point de donner satisfaction aux uns aux dépens des autres. Le patriarche œcuménique Grégoire VI, obéissant à la Porte et au désir d’éviter un schisme, accorda aux Bulgares l’institution d’un exarchat virtuellement indépendant du siège patriarcal, auquel il allait enlever une moitié de ses ouailles. Les Bulgares, naguère dépourvus de tout lien national, ont par ce fait été officiellement reconnus de la Porte et ont reçu d’elle un rudiment d’autonomie sous la forme jusqu’ici en usage dans l’empire ottoman, la forme religieuse; affranchis du joug ecclésiastique des Grecs, en possession d’un chef spirituel national et d’un clergé tout indigène, ils ont été légalement érigés en communauté, en nation particulière de l’empire, au même titre que les Grecs ou les Arméniens. Ainsi que je l’écrivais il y a quelques semaines ici même[14], la grande difficulté, le grand débat a porté sur les limites de la nouvelle église et de l’église mère, de l’exarchat bulgare et du patriarcat byzantin. Ce qui était en question dans cette affaire de juridiction ecclésiastique, c’était en effet moins les droits du siège patriarcal œcuménique et la liturgie slavonne, que les prétentions rivales des Slaves et des Hellènes sur la Macédoine, sur la Thrace, sur le vaste territoire où les deux races se touchent et se mêlent. Aux yeux des Slaves comme à ceux des Grecs, la frontière du nouvel exarchat devait dessiner le cadre futur d’un état bulgare et marquer d’avance la part de l’héritage ottoman léguée à chacune des deux nationalités. Sur ce terrain, les prétentions des deux parties devaient être inconciliables. Le firman impérial portait que la juridiction de l’exarque s’étendrait sur toutes les contrées habitées par les Bulgares et sur toutes les localités à population mixte où les Bulgares étaient en majorité. Par cette dernière clause, qui concernait le nord de la Thrace et de la Macédoine, la Porte, non contente de reconnaître la nationalité bulgare, l’admettait officiellement à faire valoir ses prétentions sur les pays situés au sud du Balkan : c’était ce que redoutaient par-dessus tout les Grecs.

Les deux parties, mises en demeure de présenter un projet de partage, se préoccupèrent moins de délimiter nettement les deux églises et les deux nationalités que de maintenir leurs prétentions sur les contrées concédées à leurs adversaires. Les Bulgares abandonnaient au patriarcat des diocèses entièrement slaves et en réclamaient d’autres plus au sud, s’efforçant de pousser une double pointe vers la mer, d’un côté jusqu’au golfe de Salonique, de l’autre jusqu’au golfe d’Orphano, afin de couper en deux les pays grecs et d’isoler les Hellènes de la Thrace de ceux de la Thessalie. Le patriarcat, de son côté, était surtout soucieux de maintenir les Grecs au pied des Balkans, et pour cela réclamait de nombreuses enclaves dans les pays qu’il était obligé de céder aux Bulgares. L’évêque étant en Turquie le chef civil ou le représentant légal des chrétiens auprès des autorités provinciales, on comprend l’importance de cette répartition des sièges épiscopaux. En de telles luttes nationales, il faut peu compter sur la justice et la modération des deux adversaires. Dans les éparchies (diocèses) dont ils étaient mis en possession, les Bulgares, la veille encore sous le joug des Phanariotes, ont parfois usé de leur pouvoir pour opprimer à leur tour leurs maîtres de la veille, fermant les églises et les écoles grecques, et voulant imposer l’usage du slavon à ceux auxquels ils reprochaient d’avoir voulu les contraindre à prier en grec. Pour enlever à l’hégémonie bulgare les communautés grecques des districts à population mixte, les Grecs du Phanar trouvèrent que le plus sûr moyen était d’élever entre eux et leurs anciens sujets une barrière spirituelle que la Porte ne pût renverser sans toucher à la liberté de conscience. Le synode de l’église d’Orient excommunia le nouvel exarque et ses évêques, les retrancha de la communion orthodoxe, et par le seul fait du schisme Grecs et Bulgares ne pouvant plus être confondus sous le même pasteur, les deux églises durent partout demeurer distinctes et indépendantes l’une de l’autre. La grande lutte, jadis poursuivie par les armes au temps des rois bulgares et des empereurs de la dynastie macédonienne, est ainsi aujourd’hui continuée à l’aide des foudres ecclésiastiques. Dans cet Orient, où l’on regarde trop souvent toutes les querelles comme religieuses, c’est l’antipathie nationale qui a rompu l’unité de la plus grande église de Turquie. La communauté de la foi a disparu devant les jalousies de race. Grâce à ce schisme, l’hellénisme et le slavisme restent en face l’un de l’autre, avec leurs prétentions réciproques ; la création de l’exarchat n’en demeure pas moins pour les Slaves un premier et considérable succès.

Cette grave question des limites des Bulgares et des Grecs, la conférence de Constantinople l’a dans ses propositions relevée sous la forme administrative. Cette fois les Turcs, revenus de leurs sympathies pour les Bulgares, ont vis-à-vis de l’Europe étayé leurs résistances sur les répugnances des Grecs. Par un juste retour, l’appui que les organes bulgares ont prêté au gouvernement ottoman contre les Grecs pendant l’insurrection de Crète, les feuilles grecques de Constantinople et de l’étranger l’ont plus ou moins prêté à la Porte contre les Slaves pendant la conférence. Les deux nationalités rivales, entraînées par leurs ambitieuses visées d’avenir, semblent ainsi s’être donné pour mission de se maintenir réciproquement dans la servitude. Diviser pour régner est une maxime dont la pratique est d’autant plus aisée au maître musulman, que les sujets chrétiens se chargent de l’appliquer pour lui. Les Grecs et les Slaves, qui se sont si souvent révoltés contre les Turcs, ont soin d’ordinaire de ne pas le faire en même temps; ils attendent pour se soulever que la Porte en ait fini avec leurs rivaux. C’est là une des principales causes de l’échec de toutes les insurrections chrétiennes et aussi des fréquens insuccès de la diplomatie européenne, placée, chaque fois qu’elle a voulu intervenir dans les affaires de la Turquie, en face des prétentions rivales des diverses nationalités.

Quand on voit l’importance que gardent chez tous les peuples les souvenirs nationaux, et qu’en même temps l’on se rend compte de la bizarre répartition géographique des Grecs, on comprend combien il est malaisé, pour le cabinet d’Athènes, d’avoir une politique toujours nette et une conduite toujours conséquente. Il peut y avoir deux manières fort différentes d’envisager les intérêts grecs et les destinées de l’hellénisme, selon le point d’où on les regarde, selon qu’on les contemple du haut de l’Acropole d’Athènes, ou du faîte de la coupole de Sainte-Sophie. L’horizon du Grec byzantin est singulièrement plus vaste, il embrasse à la fois l’Europe et l’Asie, mais aussi est-il singulièrement plus vague, plus nébuleux; l’horizon politique du Grec du royaume est plus borné, il peut sembler étroit, mais aussi est-il clair et limpide, l’œil y distingue nettement tout ce qu’il perçoit. La grande idée, la chimère byzantine d’un nouvel empire d’Orient, est naturellement plus chère aux Grecs du Bosphore; les Hellènes du royaume la leur devraient entièrement abandonner. L’objectif naturel de leur politique est près d’eux, dans les îles qui sont comme un prolongement de la petite péninsule hellénique, et surtout dans les provinces grecques du Pinde et de l’Olympe, qui en sont la base et le point d’appui. Pour les peuples comme pour les individus, le meilleur moyen de ne pas manquer sa fortune est de savoir la borner.

L’hellénisme plane sur un tel espace, le nombre des Hellènes est si réduit, leur territoire si mal délimité, qu’il semble impossible de rien trouver ailleurs d’analogue ou de comparable. Il y a cependant un pays, bien différent à tous égards de la Grèce, qui sous certains rapports peut en être rapproché et lui donner une leçon : c’est l’Allemagne. La ressemblance entre l’énorme et massive nation allemande et la petite et diffuse nation grecque, c’est la difficulté de rassembler entièrement l’une ou l’autre dans un même état. Pendant longtemps, on le sait, nos voisins d’outre-Rhin ont vainement rêvé d’unité; les plus pratiques étaient seuls à consentir à une Allemagne restreinte en dehors de l’Autriche, les autres regardaient cette séparation comme une sorte de démembrement de la patrie commune, et ne voulaient admettre qu’une grande Allemagne embrassant simultanément toutes les terres de l’ancienne confédération germanique. Or, entre la grande idée des Grecs et la grande Allemagne de certains publicistes du Mein et du Danube, il y a une véritable ressemblance, une manifeste parenté. De ces deux ambitieuses conceptions, la grande idée byzantine est encore la moins pratique, parce que les Hellènes sont, relativement à leur nombre, répandus sur une bien plus grande surface, et qu’ils n’auront jamais la force d’imposer leur domination aux peuples parmi lesquels ils sont dispersés. Les Grecs, plus encore que les Allemands, constituent non-seulement une nationalité, mais une race dont les divers membres, reliés par la communauté d’origine et de langue, sauraient difficilement être ramassés en un seul état politique. A cet égard, la position des Grecs n’est pas sans analogie avec celle des Arméniens, leurs rivaux; mais les Hellènes ont sur les Arméniens l’immense avantage de posséder dans l’Hellade un territoire isolé par les mers, et nettement circonscrit, une sorte de citadelle naturelle qui, dans leur dispersion même, leur assure un centre national et une existence politique indépendante. Aux yeux d’un philhellène, plus ami du possible que des vagues chimères, l’avenir le plus favorable que l’on ose espérer pour l’hellénisme, c’est une Grèce restreinte à la presqu’île du Pinde et aux îles, et en dehors, sur les deux rives de la mer de Marmara et de l’autre côté de l’archipel, un état plus vaste où, parmi des races et des religions diverses, les Grecs tiendraient, grâce à leur génie et à leurs traditions, une place prépondérante. Il n’y aurait là rien d’incompatible avec le maintien de l’empire ottoman. Pour être bornées, de telles perspectives ne laissent pas d’être glorieuses encore. Si le territoire que les Grecs peuvent aspirer à posséder en propre est limité, l’esprit grec gardera toujours un champ beaucoup plus vaste. Leur dispersion sur deux ou trois continens ne nuit à la grandeur et à la force politique des Hellènes qu’en servant à leur influence morale. Grâce à elle, la langue d’Athènes s’étendra bien au loin des limites du royaume, et l’hellénisme demeurera plus grand et plus puissant que la Grèce.

Comme il y a pour eux deux manières d’envisager leur avenir national et deux politiques possibles, il y a pour les Grecs deux moyens différens d’atteindre au but, deux routes opposées. L’une est la guerre, et l’autre une alliance avec les Turcs. Les Grecs peuvent se joindre aux ennemis actuels ou futurs de la Porte pour arracher, eux aussi, un lambeau du territoire ottoman, et avoir leur part des dépouilles du croissant. Ils peuvent au contraire faire cause commune avec les Turcs contre les Bulgares ou les Russes, et se faire payer leur appui d’une rectification de frontière et de quelques concessions en faveur des sujets grecs du sultan. L’une et l’autre voie peuvent les mener au même terme ; mais l’une les expose à plus de périls, l’autre peut les conduire à un leurre. La plupart des Grecs préféreraient naturellement la route la moins dangereuse; c’est au moins celle qu’ils auraient voulu tenter la première, sauf, en cas d’échec, à se rejeter du côté opposé. Le cabinet d’Athènes a déjà envoyé à la Porte un memorandum auquel les difficultés du gouvernement turc pourraient seules donner quelques chances de succès. Le jour où une rupture de la Turquie et de la Russie poserait sérieusement pour eux la redoutable alternative, les Grecs seraient en tout cas fort embarrassés. Sans flotte, sans argent, presque sans armée, ils n’ont point ce qui peut rendre leur inimitié redoutable ou faire acheter leur appui. Ils seraient même peut-être plus impuissans encore comme alliés que comme ennemis. Il leur serait difficile d’offrir à la Porte un secours effectif assez considérable pour en obtenir une concession quelque peu importante; si faibles qu’ils soient, ils pourraient toujours au contraire, sans même entrer directement en lutte avec la Turquie, fomenter des mouvemens insurrectionnels en Thessalie ou en Crète, et armer des bandes de klephtes. De toute façon, le jour où la Turquie serait engagée dans une grande guerre, les Grecs, au lieu de demeurer simples spectateurs, comme ils l’ont fait durant la dernière campagne serbo-turque, ne sauraient probablement résister au besoin de descendre dans l’arène. La neutralité ne leur a pas assez réussi pour être toujours de leur goût.

Le gouvernement d’Athènes semble avoir espéré que l’Europe lui tiendrait compte de son attitude pacifique, et qu’à la fin des hostilités auxquelles le royaume était resté étranger il serait récompensé de n’avoir pas aggravé les complications orientales. Cette manière de voir n’était malheureusement pas exempte d’une certaine naïveté cruellement raillée par les orateurs populaires du Pnyx. Les Grecs seraient disposés à accuser l’Europe d’ingratitude envers eux; ils lui reprochent volontiers sa partialité pour les Slaves, son oubli des intérêts grecs et son dédain de l’hellénisme, que tant de souvenirs lui devaient rendre cher. La diplomatie n’a été ni si aveugle ni si coupable; elle avait seulement trop de besogne avec les Serbes et les Bulgares, avec les Monténégrins et les Bosniaques, avec ceux qui ont combattu et ceux qui ont souffert, pour s’occuper des Grecs, qui ont eu la sagesse de se croiser les bras. « Notre affaire, disait dans son vif langage le général Ignatief, est d’éteindre le feu là où le feu a éclaté : aucun incendie n’a été jusqu’ici signalé dans les provinces grecques... » Il est à craindre que les Hellènes ne se le tiennent pour dit, et qu’à la première occasion ils ne s’arrangent pour avoir, eux aussi, leurs incendies ou leurs massacres. Ils ont pour cela la Thessalie, où le gouvernement turc a, comme en Bulgarie, tenté de coloniser des Circassiens; ils ont surtout l’île de Crète, où la Porte a fort mal tenu les engagemens pris à la suite de la grande insurrection. En attendant, la chambre d’Athènes a voté pour l’armée un emprunt de 10 millions de drachmes, les ministères se succèdent au pied de l’Acropole, et les partis bataillent sur la question militaire. La Grèce, elle aussi, veut se tenir prête pour les événemens, bien qu’en dépit des 100,000 hommes dont ils prétendent disposer, les compatriotes de Canaris et de Botzaris soient en un demi-siècle de paix devenus un des peuples les plus pacifiques de l’Europe. Au milieu de ses hésitations ou de ses regrets, la Grèce a la bonne fortune de pouvoir se mêler encore à temps aux événemens si les événemens se compliquent, et de n’en avoir rien souffert si les affaires s’arrangent, en sorte que, si sa grandeur politique n’a rien gagné aux récentes complications, sa prospérité naissante n’y aura rien perdu.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez l’étude de M. Saint-René Taillandier dans la Revue du 1er mars 1876.
  2. Dmitrios Paparrigopoulos, le Choix d’une femme, comédie traduite du grec par M. Emile Legrand. Jouaust 1872.
  3. Sur l’histoire de la Serbie, voyez l’ouvrage de M. Saint-René Taillandier, la Serbie au dix-neuvième siècle. — Sur les révolutions helléniques, voyez la Grèce depuis la chute du roi Othon, par M. F. Lenormant, Revue du 1er janvier, 15 mars et 15 juillet 1864.
  4. Dans la Grèce propre même, un grand nombre de noms, à commencer par celui de Morée (More, mer), paraissent d’origine slave, et les noms grecs modernes, souvent sans rapport avec les noms antiques, témoignent d’une nouvelle colonisation de la race ou de la langue hellénique.
  5. Sur les progrès de la Grèce, voyez l’étude de M. Emile Burnouf dans la Revue du 1er septembre 1875.
  6. L’on sait que Palerme en effet fut à cette époque occupé par les brigands et ne put être repris que par des troupes italiennes envoyées du continent.
  7. Le recensement de 1870 donnait le chiffre de 1,226,000 âmes pour la Grèce sans les îles Ioniennes, de 1,458,000 âmes avec ces îles. La population atteint sa plus grande densité dans les îles Ioniennes, puis dans les Cyclades, ensuite dans le Péloponèse la Grèce continentale vient en dernier lieu. Là comme partout, c’est au bord de la mer qu’habitent les Grecs.
  8. La drachme, naguère légèrement inférieure au franc, lui est égale aujourd’hui, la Grèce étant, on le sait, entrée dans l’union monétaire latine.
  9. Sur l’affaire des mines du Laurium, voyez la Revue du 1er février 1872. L’exportation du plomb s’élevait en 1874 à 3,300,000 francs.
  10. Voyez principalement l’ethnologie de la Turquie d’Europe par notre regretté compatriote Lejean, publiée dans les Mittheilungen de Petermann, Ergänzungsheft, 1861, et dans le même recueil, le XXIIe volume (1876), 7e livraison. C’est la carte ethnographique de Kiepert qui a, dit-on, servi de base aux études de la conférence. Les Bulgares acceptent d’ordinaire les résultats de ces travaux, les Grecs les récusent. Je dois dire qu’un professeur au lycée de Galata-Serai, M. A. Synvet, vient, à l’aide de renseignemens fournis par le patriarcat de Constantinople, de présenter les faits sous un jour plus favorable aux revendications grecques. Cette curieuse publication a pour titre : Carte ethnographique de la Turquie d’Europe et dénombrement de la population grecque dans l’empire ottoman, par A. Synvet, Paris, Lassailly, 1877.
  11. M. Albert Dumont, le Balkan et l’Adriatique. — Revue du 1er décembre 1872. Cet ouvrage abonde en renseignemens sur la situation de l’hellénisme en Turquie.
  12. Les chants du Rhodope, publiés dernièrement à Paris par M. A. Dozon.
  13. Les Bulgares sont d’ordinaire regardés comme un peuple d’origine finnoise, rapidement slavisé après son établissement au sud du Danube. Un écrivain russe, M. Ilovaîsky, a récemment voulu démontrer que les Bulgares, aussi bien que les Serbes, avaient toujours été Slaves.
  14. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1876, notre étude sur les Réformes de la Turquie, la politique russe et le panslavisme.