La Grèce depuis l’Avènement du Roi Othon

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La Grèce depuis l’Avènement du Roi Othon
Revue des Deux Mondes2e période, tome 40 (p. 334-374).
LA GRÈCE
DEPUIS
L’AVÉNEMENT DU ROI OTHON

Rapports adressés à la commission chargée par les trois puissances protectrices d’examiner l’administration financière de la Grèce (1857-59). — Parliamentary Papers (1860-61). — Tricoupi, Histoire de l’Insurrection grecque. — Pellion, La Grèce et les Capo d’Istria, etc.

Quand on a gravi la plus haute des deux cimes de l’Hymette, quand, parvenu à ce sommet désolé que bat toujours une brise âpre et forte, on laisse tomber ses regards d’abord éblouis par l’éclatante pureté de l’atmosphère sur la scène majestueuse qui environne la montagne, on se sent tout à coup tristement ému et comme accablé par de douloureux souvenirs. Peu à peu la vue et la pensée se dégagent de cette vague et pénible contemplation; les points les plus saillans se dessinent, et, à mesure qu’ils émergent de l’horizon lumineux, la mémoire évoque les faits illustres dont ils ont été les témoins. Nous en avons tous lu la glorieuse histoire ou le lamentable récit. Les grandeurs de la Grèce libre, les malheurs et les abaissemens de la Grèce asservie ont tour à tour excité notre enthousiasme ou notre pitié, mais nos cœurs n’ont jamais cessé de battre d’orgueil et d’espoir pour les destinées de cette régénération à laquelle les sympathies de l’Occident ont si largement concouru.

Du côté de l’Orient se dressent, sous un manteau de neige, les fiers sommets de l’Eubée, la constante et fidèle alliée du peuple athénien; vers le nord et vers l’ouest, soit qu’on regarde à ses pieds, soit que l’on contemple les aspects si divers de cette région montueuse et hardiment tourmentée, soit qu’on laisse errer sa vue jusqu’aux plus lointaine horizons, on découvre successivement les plages de Marathon, la chaîne des Thermopyles, l’île de Salamine, où la Grèce fut trois fois sauvée; le gracieux Pentélique aux marbres immortels; les hauteurs de la Mégaride, encore teintes du sang des Turcs de Kourchid-Pacha et de Dram-Ali; Corinthe, si renommée entre les plus célèbres villes de la Grèce, le dernier boulevard des libertés helléniques contre l’ambition romaine, et dont il ne reste plus maintenant que quelques masures à demi détruites; la verdoyante Égine et la blanche colonnade du temple de Jupiter; Athènes enfin avec ses jardins royaux, son moderne palais et les fameuses ruines qui la couronnent. Au sud s’étendent jusqu’à la mer les croupes arrondies du Laurium, dont les riches mines d’argent alimentaient au temps de Xénophon le trésor public, et d’où l’on ne songe plus maintenant à extraire le précieux métal; elles s’abaissent graduellement et se terminent au cap Sunium, où la jeunesse de l’Attique venait recevoir les enseignemens de Platon. Les flancs noirs de l’Hymette sont sillonnés, du côté de l’Attique, par deux ou trois déchirures qui, réunies au bas de la montagne, forment une crevasse plus large et plus profonde : ce sont les affluens du charmant Hissus, qui baignait autrefois les murs d’Athènes et portait aux campagnes environnantes l’humide et fécondant tribut des forêts. Aujourd’hui l’Hissus n’est plus qu’un grand ravin, affreusement desséché. On dirait qu’il n’a plus de larmes à répandre sur les infortunes de la Grèce, et pourtant aux grandes épreuves, aux luttes héroïques dont le souvenir éveille partout un classique enthousiasme, ont succédé pour ce noble pays des difficultés d’un ordre nouveau, non moins dignes peut-être d’attirer l’attention sympathique du monde civilisé. L’état de l’Orient en général, de l’empire turc en particulier, suffirait d’ailleurs à expliquer notre sollicitude pour la Grèce. Il est impossible de ne pas voir que les bases de la domination ottomane en Europe sont aujourd’hui chancelantes, et l’on ne saurait nier que les rivalités européennes n’en soient le plus ferme appui. Que les puissances chrétiennes consentissent à se parler à cœur ouvert et à s’entendre de bonne amitié, qu’un congrès chargé de résoudre les questions d’Orient se rassemblât à Paris, à Londres ou à Saint-Pétersbourg, et la signature de quelques plénipotentiaires suffirait pour modifier profondément les proportions de l’édifice social et politique dont les victoires de Mahomet II ont jeté, il y a quatre siècles, les puissantes assises sur les rives septentrionales du Bosphore.

Les destinées européennes de l’empire turc intéressent et engagent dans une large mesure l’honneur et la responsabilité des gouvernemens de l’Europe. Ils ont appris, par une longue et douloureuse expérience, que, pour garantir la sécurité des sujets chrétiens de la monarchie ottomane, pour étouffer le feu des insurrections qui battent en brèche ses frontières, il ne suffit pas de faire parler avec fermeté et sagesse les ambassadeurs et les consuls, de dicter des hatti-humayoun réparateurs, de mettre au jour, par les travaux des commissions ou les rapports des fonctionnaires, les désordres de l’administration turque et les remèdes efficaces que les intentions libérales du sultan y voudraient apporter. Ils savent qu’il ne s’agit de rien moins que de corriger des abus séculaires et de réformer pour ainsi dire l’islamisme dans ce qui fait son essence, qu’il faut réconcilier des races et des traditions ennemies, faire en sorte que les maîtres de Constantinople soient à la fois tolérans et respectés, les chrétiens armés et obéissans, obtenir en un mot (et c’est là le point difficile) des concessions sincèrement consenties, qui ne servent point elles-mêmes à préparer un dénoûment fatal. Dans cette organisation nouvelle des nationalités qui constituent aujourd’hui l’Orient européen, les Hellènes joueront nécessairement un des premiers rôles. Les traditions de leur histoire et de leur politique, les intérêts de leur commerce les y convient; la longue expérience qu’ils ont acquise des affaires de l’empire turc et qu’ils ont si chèrement achetée, l’influence qu’ils exercèrent longtemps dans les conseils du divan, l’importance de leur culte, que professent en Turquie des millions d’hommes, les y appellent naturellement : ils y sont poussés par cette aspiration patriotique qu’ils nomment la grande idée, que flattent et que patronnent leurs plus intelligens et leurs plus habiles hommes d’état, et qui a entraîné quelquefois leur gouvernement hors des limites de la prudence en faisant franchir à leurs soldats les frontières ottomanes.

La Grèce est-elle bien préparée à ce rôle éminent qui satisferait ses ambitions les plus ardentes et les plus chères? Ne serait-il pas trop lourd pour ses forces administratives et son expérience politique? Est-elle capable de le remplir sans tutelle comme sans danger pour l’honneur du nom chrétien et le repos de l’Europe? Ces questions sont graves en présence des intérêts si importans et si divers engagés au sein de l’empire ottoman. Au moment où les efforts unitaires des principautés danubiennes, les aspirations autonomiques de la Serbie, l’insurrection de l’Herzégovine et du Montenegro, les tendances catholiques d’une partie de la communion bulgare et les frémissemens inquiets de la Syrie sollicitent toute l’attention des puissances chrétiennes, au moment en un mit où d’évidens et nombreux symptômes semblent devoir hâter l’événement si redouté des cabinets européens, il est utile de connaître l’usage que la Grèce a fait dans ces derniers temps de son indépendance, les perfectionnemens et les progrès que son gouvernement a réalisés, les efforts qu’elle a sincèrement tentés pour conquérir son complet affranchissement et ses droits de majorité, pour épurer son administration, améliorer ses finances, son industrie, son commerce, et se rendre propre aux destinées que lui garde peut-être un prochain avenir.


I.

Au mois d’août 1832, la commission administrative des sept, qui gouvernait la Grèce depuis la déchéance du comte Augustin Capo-d’Istria, adressait aux Hellènes une proclamation pour leur annoncer la prochaine arrivée de leur jeune souverain et l’avènement de l’ère fortunée qui allait naître. « Grecs ! y disait-elle, le sort de notre patrie est aujourd’hui glorieux ; mais, pour nous montrer dignes d’elle, il faut que la paix et la concorde règnent parmi nous, il faut oublier nos souffrances. Que les divisions cessent, que chacun s’occupe de ses affaires, que le citoyen honore l’autorité, en un mot que grands et petits unissent leurs vœux dans une seule pensée, celle d’une entière obéissance à notre souverain. » Rien ne pouvait être plus opportun que ces exhortations paternelles : elles peignent au vif la situation de la Grèce il y a trente ans. Ce petit pays avait usé en moins de douze ans cinq congrès[1], deux constitutions[2] et nous ne savons combien de pouvoirs exécutifs, sans réussir à dompter l’esprit de rivalité et de faction qui le dévorait et à fonder un édifice social sur les ruines de l’anarchie. La Grèce avait laissé tomber sous le poignard des Mavromichalis le président Capo-d’Istria. Elle venait de frapper l’administration de son frère, le comte Augustin, d’illégalité, parce que son arrogance militaire lui déplaisait, et que sa présence au pouvoir gênait des ambitions coupables. En désespoir de cause, elle attendait d’un prince allemand ce qu’elle était incapable de se donner à elle-même, l’apaisement des discordes civiles, l’établissement d’un pouvoir régulier et réparateur qui la ferait respecter au dehors, parce qu’il s’appuierait sur la sanction européenne, et lui donnerait le repos intérieur, précisément parce que, n’étant pas Grec, il pourrait être accepté par les rivalités intestines.

Au moment où la commission des sept réclamait l’obéissance pour le jeune roi qui allait porter cette lourde couronne, la Grèce, après tant d’efforts malheureux et de funestes épreuves, subissait une des crises les plus difficiles et les plus laborieuses qu’elle ait eues à traverser. La commission administrative siégeait à Nauplie, ses pouvoirs étaient réguliers, ils avaient l’approbation des ministres résidens; mais elle n’aurait pu les exercer ou plutôt en maintenir les humbles apparences sans la protection d’un détachement français. Par le fait, il lui eût été parfaitement impossible de gouverner la Grèce. Au nord du Péloponèse, le général Tzavellas tenait l’Achaïe avec un corps de troupes; il avait mis une forte garnison dans Patras, protesté contre la commission, et juré qu’il maintiendrait son commandement jusqu’à l’arrivée du roi; au centre, le vieux Colocotronis, un des plus braves et des plus habiles, mais assurément le plus avide et le plus rusé de tous les chefs pallikares, avait fondé en Messénie, de sa propre autorité et sous le nom modeste de système local, un gouvernement de son choix. Il avait attaché à sa fortune celle de son parent et ami, Nikitas le Turcophage[3] et tous deux appliquaient le système local en frappant sur les villages qu’ils étaient censés défendre contre la tyrannie des sept d’énormes contributions qu’ils encaissaient à leur profit. Une partie des Maïnotes était en armes, et Kitzaco Mavromichalis, sous prétexte de tenir en échec l’ambition de Colocotronis, faisait de temps à autre des excursions armées dans les riches plaines de l’Arcadie et de la Messénie pour maintenir en haleine la fidélité de ses partisans. Afin de se garantir également de la protection ruineuse de Colocotronis et des avides sympathies de Kitzaco, plusieurs grands villages de Messénie s’étaient entourés de fossés, avaient crénelé leurs murailles et formé une confédération qui s’administrait elle-même. Sur les hauteurs que domine Nauplie, un des plus chauds partisans du président Capo-d’Istria, le général Kalergis, s’était établi avec un corps de troupes; il suivait la fortune de Colocotronis, et, soutenu, dit-on, par les conseils de l’amiral Ricord[4], il protestait par son attitude armée contre la légitimité des pouvoirs de la commission. Grivas, ennemi personnel de l’auteur du système local, était le seul des chefs rouméliotes qui fût resté fidèle au gouvernement; mais la présence à Nauplie de ses bandes affamées était un perpétuel sujet d’alarmes pour-le pouvoir exécutif, qui se voyait contraint de les faire tenir en respect par la garnison française.

Cependant le cinquième congrès national venait de se réunir; il manifesta des dispositions sages et conciliantes envers tout le monde, excepté envers les sénateurs. Accusé de connivence avec les bandes armées du Péloponèse et le parti de Capo-d’Istria, le sénat fut dissous par une loi et s’enfuit à Argos. Quelques jours après, la commission, jalouse de l’ascendant que le congrès commençait à prendre, faisait envahir la salle des délibérations par une compagnie d’irréguliers, mettait en fuite les députés et restait seule maîtresse du terrain. De son côté, le sénat déchu se réunissait à Spezzia, lançait une proclamation fulminante pour annuler tous les actes de la commission, et poussait la démence jusqu’à élire l’amiral Ricord président de la Grèce. On eût dit que tous ces vieux pallikares, habitués à une vie d’agitations et de périls, n’envisageaient pas sans effroi l’établissement d’un pouvoir régulier, et qu’ils conspiraient entre eux pour perpétuer l’anarchie. Il est un fait qu’il ne faut jamais perdre de vue quand on veut apprécier les circonstances qui ont amené un prince étranger sur le trône de Grèce et les mérites de son gouvernement, c’est que l’impuissance des Grecs à s’administrer eux-mêmes a été la cause déterminante de la fondation d’une monarchie hellénique.

Deux graves accusations ont été portées contre le comte Capo-d’Istria. On a dit que, par l’application de ses principes administratifs, il avait corrompu la nation, et qu’il aspirait secrètement à la royauté. La première de ces accusations nous a toujours trouvé parfaitement incrédule. Il est impossible de supposer qu’à l’issue des longues et pénibles luttes de l’indépendance, alors que la nécessité de défendre leur vie, leur bien, leur honneur, avait mis les armes aux mains de tous les Grecs, alors que les pratiques aventureuses de cette longue guerre de partisans leur avaient naturellement inspiré l’aversion des paisibles occupations de l’agriculture, l’ennui des habitudes régulières du foyer domestique, le goût du luxe audacieusement, mais facilement acquis; il est impossible, disons-nous, de supposer qu’au moment où, devenus impatiens de toute discipline et jaloux de toute supériorité, ils allaient laisser l’anarchie dégénérer en guerre civile, le président n’ait eu qu’à développer en eux, pour remplir sa tâche, le germe heureux des vertus civiles et politiques. Il ne s’agissait pas alors pour la Grèce d’améliorations et de perfectionnemens, il s’agissait presque d’une transformation sociale. Capo-d’Istria entreprit l’œuvre que lui confiait sa destinée avec un grand courage, et il la poursuivit avec une admirable persévérance. La Grèce était tout entière sous les armes, mais elle n’avait pas d’armée; elle était sans finances, sans administration, sans législation, sans agriculture, en un mot sans organisation d’aucune sorte. Tout y était intrigue, rivalité, confusion et misère. Capo-d’Istria procéda d’abord au rétablissement de l’ordre avec une très intelligente fermeté. Il commença par donner des garanties sérieuses aux habitans des campagnes contre l’avidité des gens de guerre en instituant un corps complet de gendarmerie qui fut placé sous les ordres de l’autorité civile[5]. Les populations fugitives furent réunies et rappelées à leurs berceaux, on releva plusieurs villages de leurs ruines, et les libertés communales furent remises en vigueur[6]. Capo-d’Istria établit des primes pour l’agriculture et fonda une ferme-école à Tirynthe, sur le modèle de l’établissement français de Rouville. Il créa le trésor public et sut lui trouver immédiatement des ressources par la perception plus exacte de l’impôt foncier, par l’établissement d’un système complet de douanes et d’une banque nationale à laquelle il versa immédiatement une partie de sa fortune. Ses soins infatigables donnèrent successivement à la Grèce les bienfaits d’une administration réparatrice, d’une justice régulière, d’une législation empruntée en partie à nos codes français, et d’une instruction primaire organisée d’après les principes de l’enseignement mutuel. Il se croyait appelé à dompter la licence, et l’objet constant de ses préoccupations fut de donner aux besoins légitimes du peuple grec une suffisante satisfaction, tout en protégeant son œuvre naissante contre les dangers dont la menaçait l’ambition inassouvie des pallikares. Ce fut pour atteindre ce double but qu’il ajourna indéfiniment l’assemblée d’Argos après qu’elle lui eut conféré les pouvoirs nécessaires, et qu’il garda seulement près de lui un sénat dont les membres dévoués étaient en même temps son conseil et son appui. Les stériles tumultes d’une assemblée délibérante lui paraissaient aussi suspects que les écarts de la presse. Sa conviction était qu’il faut aux époques de transition un pouvoir prudent, mais concentré et fort. Il se peut que son ombrageuse sollicitude ait quelquefois manqué de mesure et d’habileté, et qu’il ait paru trop attentif à servir les intérêts du gouvernement russe, auquel il devait sa fortune. Toujours est-il qu’il s’était gagné les sympathies des populations agricoles, auxquelles appartient l’avenir de la régénération hellénique, et qu’il n’avait pas encore eu la main assez ferme, puisque l’acte de vengeance odieuse sous lequel il succomba avait été précédé des troubles du Magne, de l’insurrection d’Hydra et de l’héroïque folie de Miaoulis. Pour rester dans le vrai à l’égard du président Capo-d’Istria, il ne faut pas le rendre responsable des imperfections sociales contre lesquelles il avait son œuvre à défendre et la Grèce elle-même à protéger. Ces imperfections, que les malheurs de la servitude et les épreuves de la lutte ont naturellement développées, chacun de nous les connaît. Elles sont vieilles comme l’impérissable génie du peuple grec, dont tant de siècles et d’aventures politiques n’ont pu altérer la vivace originalité. Les historiens, les orateurs, les poètes de la Grèce antique nous les ont signalées; nous les retrouvons sévèrement appréciées et fidèlement peintes dans quelques pages ironiques et vraies de l’auteur d’un livre bien connu sur la Grèce contemporaine. « Le peuple grec, dit M. About, aime passionnément la liberté, l’égalité et la patrie; mais il est indiscipliné, jaloux, égoïste, peu scrupuleux, ennemi du travail des mains. » Capo-d’Istria n’a pas corrompu l’inaltérable génie des Grecs. Sa destinée a voulu qu’il engageât la lutte contre les imperfections de ce génie à une époque où l’indiscipline était dans toutes les têtes et la licence dans tous les esprits. Il ne fut pas assez fort pour vaincre, et ses ennemis l’ont injustement accusé d’avoir lui-même déchaîné la tempête qui, après sa mort, a ruiné son gouvernement et son système.

A-t-il porté ses vues jusqu’à la royauté, comme ils lui en ont fait également un reproche? La vérité, sur ce point, nous a paru plus douteuse. Il est certain que les soucis du pouvoir allaient bien à son âme ambitieuse, et qu’il n’envisageait pas sans regret le moment où il allait abdiquer son autorité absolue. On sait que le prince Léopold de Cobourg, actuellement roi des Belges, avait d’abord accepté le trône de Grèce, et qu’il avait presque aussitôt décliné l’honneur de s’y asseoir à cause des conditions auxquelles on voulait assujettir sa jeune souveraineté. Capo-d’Istria avait entretenu avec lui une correspondance qu’on a publiée depuis et dans laquelle on a voulu voir un chef-d’œuvre de diplomatie. Il y peignait l’état des choses sous les couleurs les plus sombres, engageait le prince à se hâter afin de mettre fin à la pesante responsabilité qui l’accablait, et paraissait regarder comme parfaitement convenue la conversion immédiate de Léopold au culte grec. Les impressions que causèrent au prince de Cobourg les lettres du président ne furent pas sans doute étrangères à la décision qu’il prit. Il se peut que ces impressions aient été le résultat d’appréciations habilement calculées, et que le comte Capo-d’Istria ait voulu prolonger indéfiniment son mandat en exagérant à dessein, aux yeux de ses compétiteurs, les inconvéniens et les difficultés qui en faisaient le péril.

Quoi qu’il en soit, au moment où le protocole du 7 mai 1832 confiait au jeune fils du roi Louis de Bavière le poids de cette couronne qu’un des princes les plus judicieux de l’Europe avait dédaignée ou jugée trop lourde, son naissant pouvoir se trouvait en présence des embarras les plus graves et des plus imminens dangers. Le roi Othon avait déjà reçu à Munich l’expression des vœux du peuple grec et l’hommage de sa fidélité. Quand il débarqua sur la plage de Nauplie, il y fut salué par les explosions de cette joie expansive et follement bruyante dont les peuples du midi sont si volontiers prodigues. Déjà pourtant il ne se faisait illusion ni sur les misères profondes que cachaient pour un jour ces habits et ces cris de fête, ni sur l’austérité des devoirs que lui imposait sa royale mission. « Hellènes, disait-il à ses sujets dans une proclamation que fit immédiatement publier la régence[7], vous vous êtes montrés, par votre courage, les dignes descendans de vos ancêtres; mais jusqu’ici vous n’avez pu recueillir le prix de vos glorieux efforts. Vos champs sont incultes, votre industrie à peine naissante, votre commerce entièrement paralysé. En vain les arts et les sciences attendaient le moment où, sous l’égide de la paix, ils croyaient retrouver leur ancienne patrie; le despotisme n’a été remplacé que par l’anarchie qui pèse sur vous comme un horrible fléau. Ce que l’amour de la patrie vous avait conquis par un noble élan, la discorde et le plus honteux égoïsme vous l’ont ravi. Mettre un terme à vos maux, à une guerre civile qui consume vainement vos facultés les plus brillantes, concentrer désormais vos efforts vers un seul but, celui de la prospérité, du bonheur et de la gloire de votre patrie, devenue désormais la mienne, telle est la tâche pénible, mais glorieuse, que je me suis imposée. Je lui sacrifie une existence douce et heureuse au sein du pays chéri de mes ancêtres, pénétré que je suis des sentimens qui animaient mon auguste père lorsque, le premier parmi les souverains, il vous tendait une main secourable aux jours de votre lutte héroïque... Puisse la divine Providence bénir nos efforts réunis et faire refleurir avec un nouvel éclat ce beau pays, dont le sol recouvre les cendres des plus grands hommes et des plus grands citoyens, dont les souvenirs rappellent les plus belles époques de l’histoire, et dont les habitans ont récemment prouvé aux contemporains que l’héroïsme et les sentimens élevés de leurs immortels aïeux ne sont point éteints dans leurs cœurs! »

Ce mélange de paternelle sévérité, de noble et touchante franchise, ne peut être considéré sans doute comme un témoignage de grande habileté politique. Il eût été sage de parler avec beaucoup d’indulgence et de mesure à une nation d’autant plus irritable que ses plaies étaient plus saignantes, et qu’elle croyait assurément faire grand honneur à la maison de Bavière en se donnant à elle. C’eût été faire preuve de prudence et de tact que de ménager tant de susceptibilités rivales, tant de consciences troublées, tant d’intentions encore craintives et hésitantes. La proclamation royale n’en est pas moins, ce nous semble, un signe irrécusable de la parfaite sincérité du nouveau gouvernement que la protection des puissances donnait à la Grèce. Le jeune Othon-Frédéric ne dissimulait pas à son peuple que ses malheurs et ses souffrances, ses fautes et ses vices lui étaient bien connus; il n’hésitait pas à les déplorer ou à les flétrir; il le conviait hardiment à se mettre à l’œuvre et à partager avec lui les épreuves de la régénération.

Le protocole du 7 mai 1832 est la vraie charte d’alliance, le vrai pacte d’union de la Grèce indépendante et de l’Europe civilisée. Les Grecs, les puissances protectrices, le gouvernement du roi Othon, y peuvent lire leurs mutuelles obligations, auxquelles il n’a encore été dérogé par aucun engagement diplomatique. Les premiers articles proclament l’indépendance hellénique et la souveraineté royale du prince Frédéric-Othon de Bavière. Les articles 8, 11 et supplémentaire stipulent que, si le roi vient à mourir sans descendance directe, le trône passera à ses frères et à leurs enfans sans pouvoir être réuni à une autre couronne, et qu’à défaut de mâles, les femmes de la famille royale de Bavière seront aptes à occuper le trône. Les articles 9 et 10 portent que la majorité du prince est fixée à l’âge de vingt ans, et que, pendant sa minorité, la régence sera confiée à des conseillers choisis par le roi de Bavière. Il est convenu par les articles 12, 13 et 14 que les trois puissances faciliteront à la Grèce et garantiront, chacune pour un tiers, un emprunt de 60 millions, que les recettes effectives du royaume devront être consacrées avant tout au paiement des intérêts et à l’amortissement, sous la surveillance des représentans des trois cours, et que la compensation de 12 millions, qui est due à la Porte, sera prélevée sur le produit de l’emprunt[8]. Les articles 14 et 15 décident qu’un corps de trois mille cinq cents hommes, armé, soldé et équipé par la Grèce, sera levé en Bavière pour remplacer les troupes françaises, et que des officiers bavarois seront autorisés par le roi de Bavière à organiser une force militaire en Grèce. La question de la succession au trône et celle de l’emprunt garanti par les trois puissances sont encore à l’heure qu’il est les plus grosses questions de la Grèce.

Ainsi une nation profondément divisée en coteries avides et rivales, la violence des habitudes et l’irritation des esprits poussées à ce point que l’anarchie était devenue un état normal, presque une nécessité, et qu’il n’eût pas été possible de trouver dans le pays même les élémens d’un gouvernement régulier, — une couronne acceptée d’abord avec reconnaissance, rejetée ensuite parce que la réflexion et l’examen l’avaient fait trouver trop pesante, — les finances dans un tel désarroi que l’acte diplomatique auquel était due la nouvelle royauté stipulait un emprunt en même temps que l’établissement du trône, les troupes nationales si effrayantes par leur indiscipline que le pays tout entier sous les armes était cependant incapable de produire une armée, et que l’arrêt des puissances protectrices le condamnait à payer lui-même un corps de soldats étrangers, en un mot l’impuissance, la colère et l’humiliation, tel était, malgré les nobles sacrifices des guerres de l’indépendance et l’incontestable habileté de Capo-d’Istria, le désastreux bilan des administrations qui avaient précédé le gouvernement royal en Grèce.

A tant de périls intérieurs contre lesquels le nouveau pouvoir allait entrer courageusement en lutte, il faut ajouter les graves embarras que devaient naturellement lui créer les exigences de ses bienfaiteurs et les devoirs de la gratitude. Ce ne fut pas dans des vues absolument désintéressées et par pure chevalerie que les puissances européennes accordèrent à la cause hellénique le concours de leurs sympathies. En lui prêtant l’appui de ses orateurs, de sa presse, de sa diplomatie ou de ses soldats, chacune d’elles obéissait bien plus aux traditions de sa politique nationale qu’aux entraînemens de l’époque, et à l’heure qu’il est, malgré la sincérité des intentions, malgré la loyauté des explications mutuellement données, on n’est pas bien sûr que les gouvernemens aient le pouvoir de consacrer uniquement en Grèce leurs communs efforts à l’œuvre si noblement utile de sa régénération. La France, l’Angleterre et la Russie ont concouru toutes trois à l’indépendance de la Grèce, elles y ont travaillé isolément ou de concert, mais non par des procédés semblables ni dans des vues identiques. La France a voulu que la Grèce fut libre, et elle l’a secourue de ses soldats et de son argent parce qu’elle protège de temps immémorial en Orient la civilisation chrétienne contre les empiétemens du mahométisme, parce que l’ambition de la Russie lui faisait peur et qu’elle ne voulait pas que la Grèce devint une province russe, ou tout au moins une principauté turque sous la protection de la Russie, parce qu’elle sait consentir sans hésiter à tous les sacrifices que lui demandent ses généreuses aspirations.

L’Angleterre redoutait comme la France l’agrandissement de la Russie, mais elle craignait en même temps le développement de l’influence française en Orient, et la concurrence que la marine grecque pouvait faire un jour à celle des Iles-Ioniennes. Elle eût tout risqué pour empêcher que la Grèce ne devînt russe, mais elle n’eût point voulu affaiblir la Turquie, dont l’intégrité, toute compromise qu’elle soit, est une garantie pour ses ombrageuses méfiances. De là ce mauvais vouloir auquel l’Autriche s’était associée et qui représenta au congrès de Vérone l’insurrection grecque comme l’œuvre démocratique des carbonari; de là ses complaisances coupables pour Ali-Pacha, la cession qu’elle fit à prix d’argent au grand-seigneur du territoire de Parga et les horribles représailles qu’elle laissa le féroce despote de Janina y accomplir; de là cette neutralité punique qui fut scandaleusement bienveillante pour la Porte, qui ravitailla ses forteresses et ses flottes, qui lui fournit des pilotes, qui recueillit ses vaisseaux dans les ports ioniens, qu’elle ferma constamment aux héroïques matelots de la Grèce; de là en un mot cette déplorable politique dont l’honnête Pouqueville fut l’historien indigné et sir Th. Maitland le représentant inflexible. Le gouvernement de George IV désirait sincèrement sans doute alléger les souffrances de la Grèce, et nous aimons à croire qu’il encouragea de sa tacite approbation ces Anglais illustres qui consacrèrent à la défense de la cause hellénique leur fortune et leur génie; mais il eût fait en sorte que les Grecs, secourus et soulagés, restassent soumis à la Turquie, s’il n’eut craint que le tsar ne les couvrît de ce protectorat menaçant qu’il accordait aux principautés danubiennes.

Le complet affranchissement de la Grèce ne pouvait entrer non plus dans les vues secrètes du cabinet de Saint-Pétersbourg. Il n’y acquiesça pour ainsi dire qu’en désespoir de cause et lorsqu’il lui fut bien démontré que ni la France ni l’Angleterre ne voudraient consentir à ce protectorat religieux qu’il avait rêvé après avoir été contraint de renoncer à la possession. C’était bien la conquête que se proposait l’ambition de la Russie, lorsque la grande Catherine exaltait les espérances des Grecs opprimés et invoquait la fraternité d’une foi commune, lorsqu’elle lançait sur les côtes du Péloponèse ces deux expéditions du faux Pierre III et du comte Alexis Orlof, qui aboutirent à l’incendie de la flotte ottomane dans le golfe de Tchesmé, à la dévastation de la Messénie et au massacre des bandes albanaises; lorsque l’empereur Alexandre accueillait favorablement les Grecs exilés, lorsqu’il leur donnait des grades militaires et des emplois administratifs, lorsqu’il encourageait secrètement les patriotiques imprudences de l’hétairie, afin d’enfermer Constantinople entre la mer et trois révoltes, celle de la Morée, celle de l’Épire et celle des principautés danubiennes; lorsqu’enfin on affectait de donner de jeunes Hellènes pour compagnons d’étude au grand-duc Constantin, et que, pour célébrer sa naissance, on faisait frapper des médailles où de transparentes allégories présageaient ses grandes destinées[9]. Plus tard, le traité d’Andrinople, qu’un général victorieux signa en frémissant au seuil même du sérail, stipula seulement la vassalité de la Grèce sous la protection du tsar. Puis il fallut encore faire un pas en arrière devant l’intervention des puissances occidentales, et on reconnut avec elles l’indépendance hellénique dans l’espoir qu’on pourrait un jour tout attendre du concours intéressé et reconnaissant de ses coreligionnaires affranchis.

Autour de ces trois influences, dont la rivalité plus ou moins chevaleresque a délivré la Grèce du joug ottoman, sont venus se grouper trois partis nationaux, le parti français, l’anglais et le russe. Les hommes qui se sont ainsi enrôlés sous la bannière des puissances ne partagent pas assurément leurs méfiances mutuelles et n’ont pas entendu s’associer pleinement à leurs vues particulières. En général, ils ont voulu s’assurer des protecteurs qui appuyassent leurs prétentions ambitieuses, et ils ont eu le soin de mesurer leur dévouement à la faveur dont ils jouissaient auprès des légations étrangères. Il s’est trouvé cependant parmi eux de vrais patriotes, dont les convictions, sincèrement sympathiques au gouvernement qui les patronnait, ont servi en même temps leur patrie avec intelligence et avec zèle. Coletti, Mavrocordatos, Canaris, Michel Soutzo, Metaxa, Zographos, d’autres encore, ont fait preuve des talens politiques qui distinguent les véritables hommes d’état, ou au moins des vertus qui font les bons citoyens, et ce serait les traiter avec une injuste rigueur que de les confondre parmi les intrigans qui ont déserté leur drapeau dès qu’il ne les a plus conduits sûrement aux emplois et aux honneurs. Les partis anglais et français n’ont jamais eu ni l’importance ni la popularité du parti russe, qui s’est fait l’apôtre de la grande idée y et qui a pris pour auxiliaire la communauté des intérêts et des croyances. La Grèce, éclairée et intelligente, commence à moins aimer la Russie depuis qu’elle a vu clair dans sa politique; mais il est une tradition populaire à laquelle les simples habitans des campagnes sont restés fidèles : c’est que le nord est habité par une nation à la blonde chevelure qui porte le nom de Ros, et que cette nation, orthodoxe comme la race hellénique, détruira un jour l’empire ottoman.

Le gouvernement du roi Othon n’avait donc pas seulement à combattre les graves désordres et les effrayans symptômes dont la société grecque était atteinte; il fallait encore qu’il s’ingéniât, tout en ménageant sa propre dignité, à plaire aux trois puissances, dont chacune avait à suivre, en protégeant la Grèce affranchie, sa politique particulière, et qu’il satisfît à tour de rôle, dans une certaine mesure, les exigences des personnages influens qui s’étaient placés, par conviction ou par convoitise, sous leur puissant patronage, c’est-à-dire qu’au début même de sa laborieuse mission il se trouvait en présence de dangers sans nombre et de difficultés presque inextricables.


II.

Ce serait s’écarter du plan que nous nous sommes tracé que de suivre pas à pas, dans l’accomplissement de leur périlleuse entreprise, la régence et la royauté. Nous ne voulons raconter ici ni les divisions fâcheuses, les tâtonnemens, les maladroites préférences de ces fonctionnaires allemands qui marchaient pour ainsi dire à l’aveugle sur un terrain administratif si nouveau pour eux, ni les espérances trompées, les indignations naïves, les réclamations séditieuses des pallikares évincés par les Bavarois[10], ni la fermentation tristement féconde qu’entretenaient sans relâche dans le pays les constantes intrigues des napistes, les prétentions rivales des partis, les agitations religieuses et les insurrections locales qui en étaient la suite[11], ni enfin cette aventure politique à laquelle s’associèrent les légations en méfiance de la Bavière, qui donna à la Grèce une représentation nationale que ne comportaient pas encore ses mœurs, et une constitution incompatible avec ses traditions administratives. Nous n’exposerons pas non plus les tentatives vraiment nationales de Zographos et de Coletti, les infatigables et stériles efforts que firent les conseillers de la couronne pour remédier à la pénurie du trésor, pour supprimer le brigandage, pour maintenir la balance égale entre les partis et donner satisfaction à tous les systèmes, — l’action exercée secrètement par le gouvernement hellénique à Candie et aux Iles-Ioniennes, la bienveillance partiale de l’Angleterre envers la Turquie, la violence des récriminations mutuelles qui aboutirent à cette grosse affaire du Juif Pacifico, dans laquelle l’énergique habileté de M. Thouvenel et l’intervention française ont sauvé la Grèce, — la diversion militaire et diplomatique opérée par la Russie en 1856, diversion qui provoqua les rêves ambitieux de la cour et l’inflexible répression des puissances alliées ; enfin tous ces excès et toutes ces calomnies de la presse, tous ces espoirs déçus, tous ces désirs inassouvis, toutes ces rivalités mécontentes d’où est issue l’insurrection de Nauplie, récemment domptée. Nous avons hâte d’arriver au point capital de cette étude et de mettre en regard des obstacles et des efforts les résultats obtenus. La situation administrative et financière de la Grèce a été récemment soumise par les puissances protectrices à une enquête très impartiale et très lumineuse Le protocole du 7 mai 1832, dont nous avons indiqué les principales dispositions, stipulait, sous la garantie des puissances protectrices, un emprunt de 60 millions de francs en faveur du gouvernement hellénique, et lui imposait en même temps l’obligation de consacrer avant tout ses recettes effectives au paiement des intérêts, ainsi que du fonds d’amortissement. Cette obligation n’avait été qu’imparfaitement remplie pendant un temps très court et sous la pression de la nécessité. La Grèce s’en était complètement affranchie envers la France depuis 1838, et depuis 1843 envers les autres puissances. Elle fit bien figurer pendant quelque temps parmi les prévisions de son budget, sous le titre de restitutions à faire aux puissances, une somme qui montait environ au tiers des annuités dont elles étaient créancières[12] ; mais on savait que cette somme n’y était inscrite que pour mémoire et comme en témoignage d’une bonne volonté impuissante à mieux faire. Cependant il était d’usage qu’à l’ouverture de toutes les sessions législatives le ministère vînt à la tribune rassurer les élus de la nation et flatter l’opinion du pays en présentant une séduisante apologie de son système, accompagnée naturellement du compte-rendu des résultats excellens qu’il avait produits. Bientôt ce compte-rendu devenait un manifeste imprimé dans les journaux dévoués à la cour, distribué soigneusement aux légations et aux consulats, adressé en toute hâte aux organes les plus accrédités de la presse étrangère, destiné en un mot sinon à égarer les appréciations de l’Europe, au moins à caresser ses sympathies. — Il était naturel de se demander si l’administration hellénique était d’une bonne foi bien scrupuleuse lorsqu’elle prenait à tâche, en face de cette prospérité croissante, d’éluder les engagemens que lui avait créés l’emprunt. Le droit d’investigation et d’enquête résultait strictement, pour chacune des puissances, de ces engagemens et de cette apparente anomalie. Les événemens de 1856 offrirent à la France et à l’Angleterre l’occasion de l’exercer. On sait qu’elles avaient envoyé des troupes pour maintenir le gouvernement grec dans le respect des devoirs de la neutralité. L’occupation était devenue pour lui une humiliante contrainte et une gêne excessive, et d’un autre côté elle n’avait plus d’utilité réelle depuis la conclusion de la paix : on eût donc voulu de part et d’autre y mettre fin. On cherchait une transaction qui ménageât la dignité des partis et qui sauvegardât les intérêts des puissances occidentales en leur offrant désormais des garanties sérieuses. Si nous sommes bien informé, le ministère hellénique fit des ouvertures. La France et l’Angleterre s’opposaient à la vente des biens nationaux de la Grèce, que le gouvernement du roi Othon voulait aliéner en partie afin de les rendre plus productifs, mais qu’elles considéraient, non sans raison, comme le gage le plus solide du remboursement de l’emprunt. Il promit, pour les désintéresser, de consacrer effectivement à l’acquittement de ses obligations financières une somme annuelle qui serait progressivement portée de 300,000 dr. à 1 million et payée sans interruption jusqu’à l’entière extinction du capital de la dette. Seulement il exprima le discret espoir que les trois puissances voudraient bien compléter leur œuvre bienfaitrice en consacrant cette somme annuelle à des travaux d’utilité publique dont le besoin se fait depuis longtemps sentir en Grèce, et qu’elle accepterait avec reconnaissance de leur générosité. — Ces offres, déclinées en partie, devinrent le point de départ de la transaction qui était dans les nécessités du moment. Les cabinets de Londres et de Paris crurent la trouver dans l’établissement d’une commission qui serait chargée de s’enquérir, par un examen attentif des ressources de la Grèce, de fixer la mesure dans laquelle il lui serait possible de remplir ses obligations financières, et quand cette première tâche, essentiellement temporaire, serait terminée, de surveiller longtemps encore l’emploi auquel seraient appliquées ces ressources dans l’intérêt bien entendu de la Grèce elle-même. Il fut convenu que cette double mission serait remise non pas à des agens spéciaux, mais aux légations, qui, connaissant de longue date les hommes du pays, y apporteraient sans doute plus de tact et moins de rigueur. On demanda la coopération du cabinet de Saint-Pétersbourg, dont la bienveillance pour le gouvernement du roi Othon ne pouvait être suspectée, et il fut arrêté que les trois puissances feraient abnégation, sur ce terrain commun, des tendances particulières de leur politique en Orient pour consacrer leurs efforts sincèrement unis à la régénération de la Grèce.

La commission temporaire ouvrit ses séances à Athènes le 18 février 1857 a l’hôtel de la légation britannique et y siégea pour la dernière fois le 24 mai 1859, après avoir eu soixante réunions. Elle se composait des représentans de la France, de l’Angleterre et de la Russie. Les deux premiers avaient chacun pour auxiliaire un agent des finances de son gouvernement. Le ministre d’Angleterre présidait, et le premier secrétaire de la légation de France rédigeait les procès-verbaux. Il fut résolu, dans la première séance, que l’on procéderait successivement à l’étude des ressources de la Grèce et du mode de perception de ses revenus, à l’inspection des dépenses de l’état, enfin à l’examen des réformes qu’il lui serait avantageux d’accomplir.

Le gouvernement hellénique n’était pas sans inquiétude sur le résultat de cette enquête, qui allait s’ouvrir dans un moment d’irritabilité mutuelle, et que devait diriger un homme dont les précédons ne témoignaient pas précisément la bienveillance. On connaissait déjà de vieille date le caractère parfaitement honorable de sir Th. Wyse, on savait que le défenseur des droits de Pacifico voulait être avant tout consciencieux et juste ; mais on craignait que la rigueur de ses principes constitutionnels et la fougue de son caractère, comme aussi ses préventions contre la cour, où il n’était pas aimé, ne l’entraînassent vers des conclusions inflexibles. On comptait bien sur la modération courtoise et conciliante du ministre de France et sur les favorables dispositions de son collègue de Russie ; mais on éprouvait une sorte de frayeur instinctive en songeant à la gravité des révélations qu’il faudrait faire et des remontrances qu’il faudrait accepter. « Le vrai sage, a dit un moraliste ancien, couvre de la main gauche les plaies de son cœur, et lutte avec la droite contre les difficultés de la vie. » Ce fut assurément une grande épreuve pour le gouvernement du roi Othon que cette investigation minutieuse à laquelle il était soumis par ses bienfaiteurs offensés, et nous devons lui rendre cette justice, que, s’il a su la subir avec dignité et courage, il n’a rien épargné .ion plus pour cacher la profondeur des plaies saignantes de son administration. L’inébranlable volonté de M. Wyse, la persévérance éclairée de MM. de Montherot et Ozerof[13], avant tout le zèle infatigable et la fine pénétration du marquis de Plœuc[14], qui assistait notre légation, triomphèrent en partie de ces répugnances si facilement explicables. — Sans sortir de ses attributions financières, la commission a dû, pour les exercer pleinement, faire porter son examen sur la plupart des branches de l’administration hellénique, le ministère des finances, en Grèce comme ailleurs, ayant pied dans tous les autres départemens. Elle n’a pas obtenu sans doute tous les documens qu’elle a demandés, et qui eussent éclairé ses conclusions en facilitant son contrôle ; on peut même supposer, sans trop calomnier le ministère grec, que bon nombre des plus compromettans ont dû être dissimulés avec soin. Il n’est est pas moins vrai que les travaux de la commission financière, tels qu’ils ont été communiqués aux ministres de sa majesté hellénique et aux chambres anglaises dans les parliamentary papers, sont très curieux et très concluans, qu’ils font pénétrer dans les plus secrets arcanes de l’administration du pays, et qu’ils mettent en relief ses imperfections et ses misères.

L’examen que se proposait la commission eût été beaucoup plus difficile et surtout plus délicat, si les mutuelles obligations du souverain et des sujets n’étaient pas très nettement définies en Grèce par une charte constitutionnelle et les lois organiques qui en sont les corollaires. Rien de plus sagement libéral que la charte octroyée par le roi Othon en 1844. La Grèce l’a copiée sur les grands modèles. Elle consacre l’égalité des citoyens et celle des impôts, l’inviolabilité du roi et la responsabilité des ministres, la liberté de la presse et de la tribune, l’inamovibilité des juges. Elle interdit le cumul des fonctions salariées et l’expropriation, si ce n’est pour cause d’utilité publique; elle veut que la puissance législative soit exercée collectivement par le roi, les députés et le sénat, que les traités et conventions signés par le roi ne soient pas exécutables sans le consentement des deux chambres, que leur intervention soit nécessaire pour la suspension des lois, que les impôts soient consentis par les députés et les sénateurs avant d’être sanctionnés par le roi, que le corps législatif vote chaque année le budget de l’année suivante, et approuve par une loi les comptes du précédent exercice. Elle supprime le conseil d’état, attribue l’initiative des lois à la royauté et aux chambres, et confie le contentieux administratif aux tribunaux ordinaires, ce qui est une précieuse garantie pour les administrés. Elle impose au gouvernement l’obligation de résoudre sans retard les graves questions qui préoccupaient alors les esprits les plus soucieux du bien public, de pourvoir par de bonnes lois à l’entretien du clergé, à la liquidation et à l’amortissement des emprunts nationaux, à l’amélioration du système des impôts, à l’éducation des fonctionnaires administratifs, à l’achèvement des codes[15], à l’encouragement de l’agriculture, de l’industrie et du commerce, enfin de régler par des dispositions pratiques la destination et le partage des terres nationales.

Quels progrès le gouvernement du roi Othon a-t-il réalisés depuis dix-huit ans? Avait-il consciencieusement accepté, a-t-il consciencieusement rempli la mission que lui ont imposée les circonstances ? Ses efforts ont-ils été sincères ? Quels fruits la Grèce en a-t-elle retirés ? Le programme que la constitution a tracé au souverain soumis était-il en rapport avec les mœurs publiques, les habitudes sociales, les coutumes administratives du peuple triomphant ? Ce programme n’était-il pas lui-même un anachronisme dans l’histoire de la Grèce moderne ? Telles sont les questions que les représentans des puissances se proposèrent d’examiner et de résoudre.

La commission constata d’abord, au premier chef, l’impuissance et l’incurie de l’administration financière. Depuis l’arrivée du roi Othon jusqu’à la veille de la révolution de 1844, l’ensemble des droits acquis au trésor (recettes intérieures) s’était élevé à la somme de 159,103,424 drachmes 23 leptas, et les recouvremens à celle de 138,412,648 drachmes 94 leptas[16], ce qui constituait un arriéré de 20,690,775 drachmes 29 leptas. D’un autre côté, pendant la même période, les dépenses intérieures étaient montées à 152,627,336 dr. 33 leptas, en sorte que l’ensemble du déficit eût été réellement de 14, 214, 687 drachmes 39 leptas, si le gouvernement ne l’eût comblé à l’aide des ressources extérieures que lui procuraient les emprunts. La Grèce ne payait pas ses créanciers, et nulle amélioration sérieuse n’était venue compenser les sacrifices qu’ils faisaient pour elle. A la suite des mémorables événemens de 1844, cette situation aurait dû recevoir des améliorations sensibles, puisqu’elle avait été, disait-on, une des causes principales de la révolution qui allait régénérer le pays. La responsabilité ministérielle, le vote préalable des impôts, la présentation des budgets, l’examen et l’approbation des comptes, en un mot le contrôle législatif des chambres devait nécessairement perfectionner la gestion des ressources de l’état. Cependant il fut prouvé que ce salutaire contrôle, le plus sacré des privilèges de nos assemblées constitutionnelles, n’avait pour ainsi dire jamais été subi, et que l’indifférence générale n’en avait point réclamé l’usage. Sur une douzaine de budgets, deux ou trois seulement avaient été mis sous les yeux du corps législatif avant l’ouverture de l’exercice, et plusieurs n’avaient été promulgués que dans les derniers jours de l’année qui leur donnait son nom. La plupart des comptes d’exercice n’avaient jamais été produits devant les chambres ni demandés par elles, et il est permis de supposer qu’ils n’eussent jamais été présentés par l’administration, si la commission financière ne les eût sollicités avec instance. Aucun ministre ordonnateur n’avait exposé publiquement son administration financière, et par conséquent aucune loi des comptes n’avait pu être rendue. La loi de 1852, qui devait préciser davantage les obligations de la responsabilité ministérielle en appliquant à la Grèce les principales dispositions de la comptabilité française, n’avait nullement modifié ce triste système. Quinze ministres des finances s’étaient succédé depuis 1844, et s’y étaient montrés plus ou moins fidèles. En 1856, l’arriéré sur les recettes intérieures s’élevait à plus de 43 millions de drachmes, et l’ensemble du déficit eût été de près de 8 millions, si la Grèce n’eût fait usage de toutes les ressources que lui ont fournies ses emprunts.

Le recouvrement et l’emploi des deniers publics, qui ne subissaient pas la surveillance législative, n’étaient pas non plus soumis au contrôle judiciaire. La Grèce possède un grand nombre de bonnes lois et d’institutions excellentes; mais tous ces rouages, en apparence si compliqués, qui simplifient cependant, par une sorte d’harmonie générale, le gouvernement des grands pays, sont encore beaucoup trop puissans et trop nombreux pour une administration qui commence à peine ses études. Établie par une ordonnance du 27 décembre 1833, organisée et dirigée pendant longtemps par un financier français d’un vrai mérite, M. de Rigny, la cour des comptes de Grèce est investie d’une triple mission. Elle examine chaque année la gestion des agens du ministère des finances, et prononce, après cet examen, des arrêts de conformité entre leurs comptes et les comptes généraux des ministres; elle vérifie périodiquement les caisses des comptables; enfin elle sauvegarde par une surveillance active l’intégrité du domaine national, qui constitue la plus grande richesse de l’état. La cour des comptes est présidée, depuis la retraite de M. de Rigny, par un homme dont le zèle est ardent et la probité incontestable[17]. On va voir toutefois comment elle a rempli les trois attributions dont elle est revêtue. Pour qu’elle ne s’en écartât point, il eût fallu nécessairement que le concours régulier et sincère du ministère des finances, qui est son allié naturel, lui fût assuré, et qu’elle pût disposer d’un personnel suffisamment nombreux et capable. Si aucun des ministres ne fournit un état détaillé de ses dépenses, si les comptes individuels des agens sont seuls produits et que le ministère des finances néglige ou évite systématiquement de présenter les comptes généraux avec lesquels ils doivent être comparés; si les documens que fournit ce ministère, et qui doivent éclaircir le contrôle de la cour, sont toujours incomplets et souvent inexacts; s’il affecte de faire peu de cas de son importance et de ses décisions ; si les membres de la cour sont en trop petit nombre pour qu’il leur soit possible de surveiller sur les lieux mêmes les caisses des comptables, ou s’ils n’ont pas encore assez d’expérience pour prêter un concours suffisamment actif et éclairé à leur président; si les comptables que la cour trouve en défaut ne sont pas punis, parce que le ministre des finances les protège, ou si l’on n’a nulle prise sur eux parce qu’ils n’ont pas fourni le cautionnement que la loi exige; si d’un autre côté le gouvernement grec n’a pas encore fait dresser l’inventaire des biens qui composent le domaine national, — le contrôle de cette magistrature suprême, instituée pour maintenir l’ordre dans les finances de l’état, deviendra presque insignifiant, son influence sera nulle, son action sans efficacité et sans crédit, et aucun des documens financiers que produira l’administration hellénique ne pourra être considéré comme étant revêtu d’une authenticité suffisante.

Tels sont pourtant les affligeans symptômes qui ont frappé les yeux de la commission. Elle a pu se convaincre que la théorie était toujours excellente, mais que presque partout la pratique était mauvaise. Elle a vu que les nombreux agens comptables à qui est confiée, dans les villes et les campagnes, la gestion de la fortune publique, par qui les impôts sont constatés, répartis et perçus, qui administrent les revenus des communes ou gardent les principales sources d’où l’état tire ses revenus, les éphores, les caissiers, les percepteurs, les magasiniers des dîmes, les agens des douanes, des salines, des mines, des forêts, ne sont point assujettis en général à la surveillance prescrite par les règlemens, qu’on ne vérifie point leurs comptes et qu’on n’inspecte pas régulièrement leurs caisses, qu’ils ne fournissent presque jamais le cautionnement légal, qu’enfin ils sont presque partout livrés à eux-mêmes, abandonnés à leurs propres instincts, aux bonnes ou aux mauvaises inspirations de leur nature. Un tel état de choses, au sortir des discordes civiles, quand la paix des consciences n’est pas encore faite, quand le désordre des passions et la licence des esprits ont régné longtemps sans contrôle, un tel état de choses, disons-nous, ne constitue pas un médiocre péril pour un gouvernement pauvre, dont les besoins surpassent infiniment les ressources, qui aligne péniblement ses budgets, et qui est créancier de 43 millions envers une foule de débiteurs inconnus !

Les ordonnances de 1833, 1836 et 1845, en complétant les dispositions que le président Capo-d’Istria avait déjà prises, ont organisé l’administration départementale de la Grèce, et l’ont dotée d’un système libéral qui consacre de précieuses garanties en faveur des sujets du roi Othon. Au sommet de cette administration, elles ont placé le nomarque (préfet), qui, assisté, surveillé au besoin par un conseil électif, exerce particulièrement son contrôle sur la gestion financière des éparques (sous-préfets) et des démarques (maires). Le nomarque établit chaque année, avec le concours de son conseil, le budget du département. Tout ce qui intéresse la police, la sécurité publique, l’état civil, est de son ressort, il doit se mettre en rapport direct avec tous les fonctionnaires qui administrent sous ses ordres, et la loi lui prescrit deux tournées d’inspection par an. L’éparque est assujetti, dans l’étendue de sa juridiction, aux mêmes devoirs que le nomarque; mais sa surveillance, étant plus limitée, doit être aussi plus active. Elle s’étend aux moindres détails de l’administration communale, à la comptabilité des percepteurs et des maires, à l’inspection de leurs caisses, à la vérification de tous leurs registres, et elle est elle-même aidée par un conseil électif dont le concours est en même temps un contrôle. Le maire (démarque) et son conseil occupent le dernier échelon de la hiérarchie. Au temps même de la domination ottomane, les Grecs jouissaient de certaines franchises municipales dont l’exercice était confié à un magistrat du pays, le démogéronte, qui administrait sous la surveillance d’un haut fonctionnaire national, le codja-bachi. Le démogéronte était élu par la commune; il fixait annuellement la totalité des charges foncières, et soumettait ensuite ses estimations au grand conseil de la province[18]; quand ses propositions avaient été admises, il répartissait l’impôt, sous sa responsabilité, entre les familles de son village. Aujourd’hui l’intervention active et constante d’un conseil communal élu protège les contribuables contre les dangers de la partialité et de l’arbitraire. Ce conseil choisit son percepteur, examine et approuve tous ses comptes, et distribue lui-même entre les habitans l’impôt que l’éparque et le conseil d’éparchie ont réparti entre les diverses communes, après que le nomarque, également assisté de son conseil, en a fait le partage entre les éparchies du département. A tous les degrés de la hiérarchie administrative et sociale, que la constitution a définitivement organisée, — l’état, la nomarchie, l’éparchie, la dîme, — la théorie légale veut que la bonne et honnête gestion de la fortune publique soit assurée par l’examen, le consentement, l’approbation, en un mot par le concours intéressé des assemblées électives. Toutefois la pratique administrative n’entend point se soumettre à ces tutélaires garanties. Les conseils de nomarchie n’ont jamais été convoqués; ceux d’éparchie fonctionnent très irrégulièrement, plusieurs années se passent sans qu’on les convoque, et cependant les graves abus qu’ils ont pour mission de prévenir peuvent se renouveler annuellement; les préfets et les sous-préfets, débarrassés ainsi de toute surveillance régulière, s’abstiennent souvent des tournées d’inspection qui leur sont prescrites, se dispensent d’instruire leur supérieur ou lui présentent des rapports plus ou moins exacts; les maires sont aussi de petits despotes gouvernant à leur guise ; les percepteurs ne tiennent pas leurs registres, et le désordre en est venu à ce point que le ministère de l’intérieur, qui concentre tous les détails de l’administration financière des communes, ne connaît ni la valeur des biens qu’elles possèdent, ni le montant des revenus qui leur sont assurés.

On conçoit sans peine les abus de toute sorte qui doivent naître de ce désordre dans un pays où une partie de l’impôt foncier est encore perçue en nature, et où par conséquent les portes sont toutes grandes ouvertes à des fraudes sans nombre. Le gouvernement hellénique, malgré de louables efforts, n’a pas encore réussi à s’en affranchir, et les contribuables, qui doivent payer annuellement environ 6 millions de drachmes[19], étaient débiteurs envers l’état, en 1856, d’un arriéré qui ne montait pas à moins de 17 millions. D’après la loi de 1855, qui régit actuellement la matière, ils acquittent aujourd’hui en argent presque toutes leurs charges: un seul produit, l’un des plus importans il est vrai, les céréales, est taxé en nature; mais l’impôt foncier, qui se perçoit d’ailleurs en partie par l’intermédiaire odieux des fermiers[20], repose tout entier sur des bases essentiellement incertaines. En France et dans tous les pays de l’Europe qui possèdent un cadastre, cet impôt est évalué d’après la nature des terres et les produits que la culture en peut tirer. Les ressources qu’il procure à l’état sont fixées par la loi. Elles ne varient que de loin en loin et uniformément, sous l’empire de nécessités transitoires, ou quand la pratique vient à démontrer qu’une modification est indispensable pour maintenir la proportion légalement établie entre les revenus et les charges. En Grèce, tout au contraire, ce n’est pas la qualité du sol, c’est le caprice du propriétaire qui détermine le montant de la contribution à laquelle il est assujetti. Elle est fixée annuellement d’après l’étendue et l’espèce des cultures. Le champ qui ne produit rien ne doit rien à l’état. Dans tous les pays civilisés, l’impôt foncier est une cause d’émulation en même temps qu’il est une charge pour les classes agricoles; en Grèce, il décourage l’agriculture.

Une circonstance bien autrement grave que l’irrégularité des perceptions foncières est de nature à compromettre sérieusement en Grèce la fortune et la moralité publiques. Après l’expulsion des Turcs, l’état affranchi s’était trouvé légitime propriétaire des vastes terrains qu’ils possédaient. C’était alors l’unique source de ses richesses; les divers gouvernemens qui se sont succédé au pouvoir y ont souvent puisé pour reconnaître par des récompenses les services militaires de certains corps irréguliers, pour réunir les populations éparses ou fugitives, donner des bras à l’agriculture et occuper ainsi, au profit de tous, la menaçante anxiété des primats et des pallikares. On a doté les phalangistes, les crétois, les néophytes, les brulotiers, les marins ; on a fait à diverses époques de larges concessions à titre définitif ou provisoire. Depuis 1822, une foule de lois et d’ordonnances ont été rendues pour régulariser ces aliénations du domaine national, en facilitant aux concessionnaires l’acquittement des avances que l’état leur avait consenties. La plupart d’entre eux n’ont pas daigné faire usage des moyens qu’une législation paternellement indulgente mettait à leur portée. Les registres où Capo-d’Istria avait inscrit les premières concessions ne se retrouvèrent plus. La politique a fermé temporairement les yeux sur quelques usurpations, le temps en a consacré plus d’une. Il en résulte que le domaine national n’est pas limité et que par conséquent la propriété particulière, la propriété de bonne foi elle-même est irrégulière et indéterminée. En Grèce, nous pouvons le dire sans exagération, il n’est pas un citoyen qui puisse cultiver ses terres en parfaite sécurité et qui ne soit plus ou moins exposa aux réclamations du fisc : incertitude particulièrement périlleuse pour la moralité d’un peuple qui devrait demander l’achèvement de sa régénération aux labeurs de l’agriculture et qui jouit constitutionnellement de la liberté de ses votes[21].

Le gouvernement grec n’a pas apporté une sollicitude moins vive et, il faut le dire à regret, moins stérile à prescrire les règlemens qui doivent assurer la bonne et fidèle administration des douanes, des mines et des forêts. La nouvelle législation douanière, inaugurée en 1843, révisée en 1857 et dictée par des intentions libérales, protège suffisamment l’industrie à peine naissante par les taxes modérées auxquelles sont assujetties les marchandises importées, par le maintien de l’échelle mobile pour l’importation des céréales, par la suppression de tous les droits dont les exportations étaient frappées. Elle protège en même temps les finances nationales contre les funestes effets de la contrebande, si facilement pratiquée sur les côtes étendues et accidentées de la Grèce, par le minutieux système de surveillance mutuelle auquel sont soumis les agens des douanes. L’industrie et la culture paraissent avoir prospéré d’une façon très sensible sous l’empire de cette législation bienveillante, puisque les exportations, qui s’élevaient seulement au chiffre de 9,677,460 dr. en 1844, ont atteint en 1857 celui de 21,351,642[22]. Les lois de 1836 et 1844 organisent le régime forestier, et l’ordonnance du 27 décembre 1833 réglemente l’administration des salines, dont l’état possède le monopole, par de nombreuses dispositions également tutélaires pour les intérêts du trésor. Malheureusement les employés qui dirigent ces machines administratives ne peuvent offrir les garanties d’une gestion fidèle. Leurs traitemens ne suffisent point à assurer leurs plus impérieux besoins. On ne leur demande pas en général le cautionnement qu’ils doivent fournir, ils ne sont pas surveillés, et ils le savent. Comment, dans un pareil état de choses, les rigoureuses prescriptions des règlemens ne seraient-elles pas plus ou moins éludées par les faveurs et les complaisances mutuelles ? Il est à peu près certain que les douanes ne versent pas tous leurs produits dans les caisses publiques. Les forêts sont également presque improductives; la propriété en est encore en partie litigieuse; l’incendie les dévaste périodiquement ; elles sont irrégulièrement aménagées, et les agens font preuve d’une telle tolérance dans la distribution du bois de chauffage à laquelle ont droit les communes riveraines, que ces distributions, soi-disant exigées par les besoins du peuple des campagnes, fournissent à l’étranger plus de 2 millions de kilogrammes de bois, tandis que toutes les ressources forestières ne donnent à l’état qu’une somme annuelle d’environ 290,000 dr.[23]. Le monopole des salines est aussi bien loin de lui rapporter tout ce qu’il serait en droit d’en attendre. On remarque avec surprise que les débitans d’Athènes vendent aux consommateurs de 14 à 25 leptas ce que le gouvernement leur délivre, dans ses magasins généraux, au prix de 8 leptas, et que la tribune officielle ait cherché à établir la nécessité d’emprunter du sel aux pays étrangers quand toutes les salines du royaume ne sont pas encore en état d’exploitation.

Les faits que nous venons d’exposer expliquent d’eux-mêmes comment le gouvernement grec, accablé dès la première année de son installation par des exigences désastreuses, servi par des agens administratifs dont rien ne lui pouvait garantir la scrupuleuse honnêteté, a dû se trouver dans l’obligation de recourir à la bienveillance intéressée des banques étrangères, et comment il lui eût été jusqu’ici fort difficile de satisfaire complètement à ses créances. Le 1er janvier 1822, l’assemblée nationale d’Épidaure proclamait ce principe tristement fécond, que le pouvoir exécutif avait le droit d’hypothéquer le domaine public, et elle se hâtait d’en inaugurer l’application par un emprunt de 5 millions de piastres. Une fois engagés sur cette pente funeste, les pouvoirs qui ont successivement gouverné la Grèce ne s’arrêteront plus. Les banquiers de Londres leur feront des prêts de 800,000 livres sterling en 1823, et de 2 millions en 1825, à des conditions tellement onéreuses, que 920,000 livres seulement viendront soulager la pénurie du trésor. En 1832, la Grèce demandera 60 millions de francs, par l’intermédiaire de la Bavière, aux puissances qui l’ont affranchie. Plus tard elle acceptera, à titre d’avances, 2 millions de florins de la Bavière elle-même. Ses gouvernemens n’ont fait que de rares et stériles tentatives pour se libérer des lourdes obligations qui grèvent ses finances. Capo-d’Istria a prétendu que les précédens congrès s’étaient arrogé, en imposant à l’état des charges aussi pesantes et aussi peu productives, un droit qui ne pouvait leur appartenir. Les titres qui constituent les emprunts de Londres ont été relégués dans les cartons du ministère des finances où ils dorment encore sous le nom de dettes différées. A partir de 1845, la Bavière, qui devait être remboursée en dix ans, ne reçoit plus rien de la Grèce, et elle est aujourd’hui sa créancière pour une somme qui dépasse sensiblement, à cause de l’interruption des intérêts, la totalité de ses avances. Enfin, et c’est là le point capital sur lequel s’est fixée l’attention des commissaires, les informations puisées à Paris au ministère des finances et fournies par l’administration hellénique elle-même permettent de constater qu’au 1er mars 1870 les sacrifices annuels des puissances auront complètement désintéressé, en capital et intérêts, la maison Rothschild, par laquelle a été souscrit l’emprunt des 60 millions, mais qu’à cette époque la Grèce devra à la France près de 40 millions de francs, à l’Angleterre un peu plus de 40 millions, et environ 42 millions à la Russie, ce qui fait en tout plus de 121 millions de francs, somme vraiment énorme pour ses finances! Nous avons vu que, sans le secours de ses emprunts, elle n’aurait pu combler les déficit de ses budgets intérieurs. Les ressources qu’elle en a tirées l’ont aidée puissamment à établir son crédit sur son propre territoire, à se constituer un fonds de réserve qui lui permet d’attendre le recouvrement des impôts, à fonder cette banque nationale qui est devenue, grâce surtout aux talens financiers de son directeur[24], la providence du commerce et de l’industrie, La commission était trop bien informée et trop prévoyante pour exiger des sacrifices qui eussent anéanti tous ces avantages. Elle a voulu éclairer le gouvernement hellénique sur sa propre situation, lui faire voir que les puissances en étaient parfaitement instruites, lui donner des leçons utiles et des avis pratiques. Toutefois elle a émis l’opinion qu’il pouvait dès aujourd’hui, sans désorganiser l’harmonie de son service public, donner aux trois puissances un gage positif de son respect pour les obligations qu’il a contractées envers elles, et consacrer annuellement une somme d’un million de drachmes à l’accomplissement d’un devoir qu’il n’aurait jamais dû se dispenser de remplir.


III.

A qui devrait appartenir, en bonne justice, la responsabilité de ces défaillances sociales, de ces infirmités administratives? Serait-ce à ce souverain qui poursuit, depuis trente ans déjà, avec une circonspection patiente et une lenteur souvent judicieuse, l’accomplissement de l’œuvre pleine de périls que lui a confiée le choix des puissances? Nous ne le croyons pas. La faute n’en est pas non plus à tel ou tel personnage, à tel ou tel parti : ce sont avant tout les circonstances qui l’ont commise. Nous avons montré, au début de cette étude, combien l’influence des discordes civiles a été funeste au peuple grec et désastreuse pour son gouvernement. Devenue un foyer de mécontentemens et de rivalités, la Grèce n’a pu donner pâture à toutes les ambitions impatientes qui s’agitaient dans ses étroites limites, et qui délaissaient les profitables labeurs de l’agriculture ou de l’industrie pour les séduisantes visées de la politique. Le pays est pauvre, il est mal vêtu, mal nourri, mal logé, et cependant il a toutes les fantaisies orgueilleuses des nations opulentes. Le peuple grec passe son temps à discuter les affaires du gouvernement au lieu de penser à faire les siennes, et il ne s’aperçoit pas que ses champs sont incultes, qu’il habite des masures, que son industrie est encore à naître, enfin que son esprit public se laisse guider par de dangereux instincts et risque fort de s’égarer. Ces tristes erreurs entretiennent dans toutes les classes une fermentation continuelle; il est impossible qu’elles n’arrivent pas tôt Ou tard à déplacer les conditions sociales, à fausser même les directions et les intelligences. En Grèce, l’université fait tort aux champs : elle réunit dans la capitale tous les jeunes gens dont les familles peuvent subvenir à de modestes frais d’éducation, et elle n’enseigne pas seulement à ses élèves les sciences exactes et les arts libéraux. La jeunesse d’Athènes croit fermement que les destinées de la Grèce sont unies par des liens intimes et douloureux au sort de l’Italie, comme à celui de toutes les nationalités opprimées et misérables; elle se passionne pour les victoires que remportent ses frères d’infortune. Nous l’avons vue nous-même faire éclater ses enthousiasmes sous les fenêtres de la légation française, et fort peu soucieuse assurément des embarras qu’elle causait ainsi au gouvernement du roi Othon. Elle se croit déjà maîtresse de Constantinople et se déclare prête à suivre la bannière du premier aventurier qui voudra l’y conduire. Elle consacre une bonne partie de son temps à apprécier publiquement les mérites de tel ou tel fonctionnaire, les chances ou les avantages de telle ou telle combinaison; elle organise, à l’ombre mystérieuse des intimités de collège, d’innocentes conspirations; naturellement elle est bien convaincue que le gouvernement est animé d’intentions détestables, et que son égoïsme a démoralisé la nation en exploitant ses généreux instincts au profit des vues ambitieuses de la royauté. A ses yeux, le roi est un tyran et un oppresseur, et peu s’en est fallu récemment que ses passions irréfléchies n’aient cru voir un moderne Aristogiton dans le jeune fou qui a failli tuer la reine.

Le 18 septembre 1861, à neuf heures du soir, cette princesse revenait à cheval de la ferme qu’elle a fondée dans les environs d’Athènes, au pied du mont Parnès. Au moment où elle arrivait près du palais, entourée de son escorte ordinaire, un homme armé d’un revolver fit feu sur elle presque à bout portant, et la manqua. L’émotion l’empêcha de renouveler sa criminelle tentative. Saisi par une patrouille que le bruit de la détonation avait attirée sur les lieux, il remit tranquillement son arme au sous-officier qui la commandait, et se laissa conduire en prison sans résistance. Ce régicide avait dix-sept ans; son identité fut reconnue le soir même. On constata qu’il s’appelait Aristide Dosios, et qu’il appartenait à une des familles les plus respectables d’Athènes. Neveu d’Alexandre Mavrocordatos et allié par sa mère à tous les Phanariotes qui habitent la capitale de la Grèce, le jeune Dosios n’avait reçu dans sa maison que de nobles exemples. Son père est un des hommes les plus érudits et les plus recommandables d’Athènes; sa mère, qu’il a perdue, était douée d’une instruction remarquable et d’un vrai mérite littéraire[25]. L’un et l’autre avaient voulu diriger eux-mêmes les études de leur fils ; mais la déplorable exagération des maximes qui ont cours parmi la jeunesse athénienne avait exalté son imagination et perverti son jugement au point de lui faire envisager comme une belle action le crime qu’il voulait commettre. Lorsqu’il avait été fouillé au moment de son arrestation, on avait trouvé dans ses vêtemens un papier écrit de sa main et intitulé : « Mon apologie. » Il y exposait sans emphase, dans un style net et froid, que son amour et son dévouement pour la Grèce avaient armé son bras contre la tyrannie, qu’il croyait remplir en la frappant un devoir sacré, que d’ailleurs il n’aurait point dirigé ses coups contre une femme, si, dans sa conviction, celles qui osent encourir la responsabilité royale n’abdiquaient point par là même les faiblesses et les privilèges de leur sexe. Interrogé par le conseil des ministres, il commenta avec beaucoup de calme et de simplicité les raisonnemens de son apologie ; puis il affirma sous serment qu’il n’avait ni remords ni complices. Évidemment il se croyait de bonne foi martyr de son patriotique héroïsme.

La considération dont jouissait sa famille, la commisération profonde que l’on ressentait pour son vieux père, son âge, sa douceur, avant tout sans doute sa haine fanatique contre les prétendus tyrans de son pays, inspiraient en sa faveur à la plus grande partie de la population d’Athènes un sentiment qui se rapprochait plutôt de l’intérêt que de la pitié. Ses camarades avaient juré qu’ils ne reculeraient pas au besoin devant le meurtre pour sauver ses jours, s’ils étaient menacés. Il avait attendri ses geôliers. Une nuit l’un d’eux le fit sortir de sa cellule et l’introduisit dans sa chambre, où il le laissa en conférence avec ses coaccusés. Un souper était tout prêt, et la santé du jeune assassin de la reine y fut portée avec frénésie. Les prisonniers firent des petites bagues en écaille où étaient gravées ses initiales et que les jeunes gens d’Athènes se disputaient avec passion. On envoya en France sa photographie afin qu’elle fût reproduite et qu’on pût en distribuer à Paris de nombreux exemplaires. Sa comparution devant le jury fut pour toute la Grèce un grand événement. On racontait que sans les instances réitérées de son père il n’eût pas pris de défenseur, et qu’il avait composé lui-même un long discours où il justifiait, par des considérations politiques, l’attentat qu’il avait commis. L’attitude de cet enfant de dix-sept ans en face de ses juges fut réellement dramatique. Son avocat, interrogeant le passé de sa famille, dont presque tous les membres se sont fait plus ou moins remarquer par l’exaltation de leur caractère, voulut prouver qu’il était atteint de monomanie. Lorsqu’il eut fini son plaidoyer, Dosios se leva, et, s’adressant au jury d’un ton calme et naturel, bien qu’un peu précipité : « Messieurs, dit-il, une promesse solennelle m’a forcé de me taire devant un système de défense que je désavoue absolument; si on n’avait exigé de moi cette promesse, je vous aurais prouvé comment trente ans de tyrannie m’ont imposé le devoir que j’ai voulu accomplir! » Il fallut que son père, qui se tenait à ses côtés depuis le commencement de ces douloureux débats, l’accablât de ses supplications et couvrît son visage de ses larmes pour obtenir qu’il ne poussât pas plus loin cette folle provocation. Déclaré coupable d’attentat à la vie de sa souveraine avec cette circonstance atténuante, qu’il n’était pas en possession de toutes ses facultés mentales au moment où il avait commis le crime, Aristide Dosios fut condamné à subir la peine de la décapitation sur la place de Thésée. Il écouta sans émotion apparente, sans manifester aucun signe de désespoir ou de colère, le verdict de ses juges. Le 10 janvier 1862, un décret du roi, rendu pour satisfaire aux désirs démens de la reine et salué par les unanimes applaudissemens de la nation, commuait le châtiment capital dont le jury d’Athènes avait frappé Dosios en la peine des travaux forcés à perpétuité.

La sympathie que l’opinion publique accordait à ce jeune insensé n’était pas un des plus fâcheux symptômes de la situation difficile dans laquelle se trouvait engagé le gouvernement du roi Othon. Depuis dix-huit mois, on n’entendait parler en Grèce que de conspirations et de complots. Les organes de l’opposition et la presse semi-officielle avaient engagé mutuellement une lutte de récriminations violentes, d’allusions agressives, et la soutenaient avec une infatigable ardeur. Les journaux dévoués à la cour prétendaient que les partis étaient prêts à tout oser et à tout faire ; ils signalaient hautement leurs séditieux désirs et leurs coupables manœuvres. L’opposition, de son côté, protestait hardiment contre la perfidie de ces accusations, imaginées à dessein pour la décrier dans l’opinion publique, et affirmait tous les jours que la justice les aurait bientôt mises à néant, si elle osait être impartiale. Les esprits étaient particulièrement excités depuis la session de 1860, que le roi avait brusquement interrompue par la dissolution d’une assemblée qui s’était montrée indocile jusqu’à la licence. Les nouvelles élections avaient porté à son comble l’agitation du pays. On avait dit bien haut à la nation qu’elle devait se sentir cruellement humiliée par les hardiesses d’un ministère[26] qui ne montrait nul respect pour l’inviolabilité des urnes électorales, qui faisait voter les morts, supprimait les bulletins suspects et les remplaçait par des votes imaginaires, qui choisissait d’un seul coup dix-huit sénateurs parmi ses partisans, qui, en un mot, usait de tous les moyens, quelque illégaux qu’ils fussent, pour assurer le succès de ses candidats et de sa politique en violentant les libertés constitutionnelles.

Le gouvernement grec avait ouvert la campagne législative de 1861 par une fausse manœuvre. Voulant donner un gage à l’opposition et satisfaire en même temps un des vœux du pays, il avait fait publier un projet de loi qui accordait une pension de 12,000 dr. à l’amiral Canaris. On sait que les hauts faits de Canaris sont une des illustrations de la Grèce moderne. Aucun nom n’y est plus populaire que celui de l’audacieux marin dont les brûlots ont tant de fois porté l’incendie et l’épouvante au milieu des flottes ottomanes. Il s’était vu préférer autrefois l’amiral Criesis, à qui l’on avait conféré une dignité militaire supérieure à celle dont il était revêtu, et la haute faveur dont son collègue se voyait l’objet lui avait paru une injustice criante commise à son égard, une injure faite à sa gloire, qui est aussi celle de son pays. Il avait protesté par l’envoi de sa démission et l’abandon de tous les honneurs que lui avait valus la reconnaissance publique. Le roi n’avait point voulu accepter la démission du brave marin; mais l’amiral est de la trempe des hommes qui n’oublient pas, et encore aujourd’hui les Athéniens s’indignent quand ils voient paraître dans les cérémonies publiques, au milieu des brillans costumes de cour, leur vieux héros en simple frac noir, sans uniforme officiel, sans décorations militaires. Les qualités de Canaris, sa loyale sincérité qui ne transige pas, ses habitudes de candide franchise, ne lui permettent pas d’ailleurs de jouer un rôle éminent sur la scène politique de la Grèce. Il est incapable de conspirer en secret; mais l’opposition s’est fait un drapeau de son nom si respecté et si populaire, et il ne s’est pas aperçu qu’il a été plus d’une fois l’instrument involontaire de ses intrigues. Quant à la réparation tardive que lui offrait le gouvernement grec en 1861, il la déclina par un refus formel publié dans le journal le Siècle. Sa renommée n’en fut que plus grande, et l’opposition, qui s’appuyait sur lui, n’en devint que plus forte.

La nouvelle chambre avait adopté en moins de six mois, avec un empressement docile, quatre-vingt-seize projets émanés de l’initiative ministérielle. Elle avait sanctionné par son vote l’augmentation notable de l’indemnité dont jouissent les représentans de la nation, les budgets de 1861 et 1862, qui se montent à 25 millions de drachmes et qui comprennent parmi les dépenses prévues la somme de 900,000 francs destinée annuellement aux puissances, la formation d’une réserve militaire, sorte de landwehr organisée d’après le système prussien[27]. Elle venait de rejeter unanimement, à la suite des honorables démarches de la légation française, la loi sur les mariages mixtes, à laquelle les députés avaient fait d’abord un accueil favorable[28], lorsque le 28 mai 1861, vers le soir, la nouvelle se répandit dans Athènes qu’on venait de découvrir un vaste complot organisé par l’opposition et une partie de l’armée. Le but de ce complot était de renverser le gouvernement et d’exiler le roi. Déjà quatre officiers avaient été saisis; on parlait de ramifications nombreuses s’étendant jusqu’en Italie et jusqu’au cœur de l’Autriche. Des personnages illustres, de grands noms étaient compromis. On citait MM. Botzaris, oncle du ministre de la guerre, Colocotronis, parent du grand écuyer, Vassos, frère de l’officier d’ordonnance, un certain nombre de sénateurs, MM. Canaris, Christidis, Boulgaris et Spiro-Milio. La procédure, lentement conduite au milieu des vives anxiétés qui agitaient le gouvernement, révéla des faits infiniment moins graves qu’on ne l’avait d’abord supposé. Il y avait eu des paroles imprudentes, des plaintes séditieuses échappées à des officiers sans emploi et à des ambitieux mécontens. Sur vingt-huit accusés, vingt et un ne comparurent point en justice; les sept autres, traduits par décision de l’aréopage devant la cour d’assises d’Athènes, purent compter sur l’indulgence de leurs juges[29].

La conspiration du 28 mai 1861 fut suivie d’un autre complot que déjoua, d’après les assertions ministérielles, la vigilance administrative, mais dont l’opposition n’a jamais voulu admettre l’existence. Le 30 octobre, le roi revenait d’Allemagne, où il avait été prendre les eaux. Son intention était de rentrer de nuit dans sa capitale. Il prenait quelques heures de repos à Corinthe, lorsqu’une dépêche télégraphique vint précipiter son départ. Elle lui faisait connaître que les sous-officiers de l’escorte qui devait l’accompagner du Pirée à Athènes avaient formé le projet de s’emparer de sa personne et de le tuer, s’il faisait résistance. Le roi quitta immédiatement Corinthe, débarqua au Pirée longtemps avant l’heure à laquelle on l’attendait, prit à peine le temps d’écouter le Te Deum et les félicitations d’usage, et arriva sans encombre à Athènes. Les sous-officiers qu’on accusait d’avoir voulu attenter à la vie de leur souverain furent traduits devant un conseil de guerre et déclarés innocens le 9 janvier 1862.

Un autre procès criminel qui n’inquiétait pas moins vivement l’opinion publique venait d’être jugé par le conseil de guerre que présidait M. Démétrius Soutzo. Il s’agissait de la tentative d’évasion du jeune Dosios. Les prévenus étaient accusés d’avoir voulu ouvrir les portes de son cachot et d’avoir conspiré, de concert avec les autres prisonniers, dans l’intention de s’emparer du palais et de renverser le gouvernement royal. Il y avait parmi eux des militaires, des gens soudoyés par le père du jeune régicide, des hommes de toutes les classes. M. Boulgaris, compromis déjà dans l’affaire du 28 mai, était du nombre. La défense avait d’abord allégué l’article de la constitution qui défère au jury tous les crimes politiques, quels qu’en soient les auteurs ; mais le conseil de guerre s’était déclaré compétent à l’unanimité. L’un des avocats, M. Déligeorges, parla avec beaucoup d’éloquence et d’habileté. Il combattit l’un après l’autre, par une argumentation serrée et brillante, les témoignages plus ou moins respectables sur lesquels s’était fondée l’accusation, n’hésita point à passionner les débats en accusant le ministère, et fut bruyamment applaudi. Le conseil délibéra pendant cinq heures ; un seul des prévenus, le sergent Zyakaki, fut reconnu coupable et condamné à cinq ans de réclusion, le minimum de la peine. Les autres furent mis en liberté. On admira beaucoup à Athènes l’impartialité du tribunal qui les avait jugés, et qui faisait ressortir aux yeux de la nation, par son équitable sentence, la perfidie des manœuvres ministérielles. Les faits ont cependant prouvé que, si le gouvernement hellénique s’était mépris parfois sur les vrais coupables, il n’avait point toujours poursuivi des conspirations imaginaires. Ce n’a pas été seulement pour frapper l’opposition et faire triompher le système, — c’est ainsi que ses ennemis appellent sa politique, — qu’il a déféré aux cours d’assises et aux conseils de guerre les trois complots de 1861. L’événement lui-même a donné tort sur ce point à ses adversaires. La révolte de Nauplie, la tentative insurrectionnelle de Syra, ont démenti hautement leurs assertions. Nous savons maintenant que l’armée grecque n’est plus fidèle, que les manœuvres des partis hostiles y ont ruiné la discipline qu’elles y entretiennent des passions funestes pour le repos du pays, qu’enfin l’opposition ne reculera devant aucune extrémité quand elle jugera le moment venu d’imposer à la nation ses hommes et ses théories.

Au commencement de 1862, le roi n’avait pas hésité à lui faire des avances et à lui offrir lui-même un gage de réconciliation. Il avait mandé M. Canaris, et, après l’avoir questionné longuement sur la situation morale et politique du pays, il l’avait invité à former un ministère. Le vieil amiral était resté deux heures dans le cabinet de sa majesté, et, quand on l’avait vu sortir du palais, la foule qui était alors rassemblée dans la cour pour entendre la musique, l’avait acclamé comme le sauveur de la patrie. Le soir, M. Canaris annonçait à ses amis, avec un visage radieux, que sa majesté avait bien voulu prêter à ses remontrances une attention soutenue et sympathique, que les vœux du peuple avaient été bien compris, que le gouvernement y donnerait satisfaction, et que « le monstre était enfin garrotté. » Il s’agissait cependant de former la combinaison ministérielle que lui avait confiée le roi. M. Canaris s’adressa successivement aux chefs les plus connus et les plus estimés de l’opposition, MM. Christidis, Boulgaris, Zaïmis. Ces messieurs ne purent ou ne voulurent pas s’entendre, et l’amiral en fut réduit à mettre sous les yeux du roi des noms si obscurs ou si peu estimables qu’il était positivement impossible de les accepter. Il eût mieux valu pour lui qu’il déclinât le dangereux honneur qu’on lui avait fait, que de risquer une aussi compromettante démarche. Cette fois encore il avait été dupe de sa candide confiance dans l’union et le désintéressement de son parti. Le roi garda vingt-quatre heures la liste que M. Canaris lui avait présentée, et lui écrivit une lettre bienveillante pour le remercier des soins inutiles qu’il avait pris. Par le fait, l’opposition avait refusé le gage qu’on lui offrait, et le ministère Miaoulis restait au pouvoir.

Quelques jours après, la garnison de Nauplie levait l’étendard de la révolte. On a prétendu que la mésaventure de l’amiral Canaris avait exaspéré le parti militaire de l’opposition, et qu’il s’était décidé brusquement à obtenir par la force des armes les concessions qui jusqu’alors lui avaient été refusées. Les insurgés ont affirmé hautement dans leurs proclamations qu’ils n’avaient d’autre désir que de contraindre le gouvernement à la fidèle observation des principes constitutionnels, si souvent et si audacieusement violés au préjudice de la dignité publique et du caractère national ; ils ont protesté de leur respect pour les personnes du roi et de la reine, de leur déférence pour les conseils salutaires des légations. La vérité est qu’il y avait un complot parfaitement organisé entre les militaires que le mécontentement légitime du pouvoir avait relégués à Nauplie et la garnison d’Athènes, que ce complot s’étendait à Syra, à Tripolitza, à Naxos, à Santorin, qu’il devait éclater dans la nuit du 15 au 16 février, et qu’on aurait saisi d’un seul coup la cour et tous les hauts fonctionnaires au grand bal qui avait lieu cette nuit-là au palais. Des indiscrétions furent commises et sauvèrent le gouvernement eu forçant l’insurrection à se déclarer plus tôt. La réflexion vint ensuite et lui conseilla la prudence. Les chefs principaux de l’opposition se tinrent soigneusement en dehors du mouvement. Nul doute qu’ils eussent tout fait pour l’apaiser, s’il leur eût donné des portefeuilles et des honneurs, mais que l’insurrection ne s’en fût point tenue à la stricte exécution de son programme officiel, au renvoi du ministère, à la dissolution de la chambre, à l’établissement de la garde civique, à la révision des lois électorales, au complet affranchissement du vote et de la presse dans le cas où le succès eût couronné sa tentative audacieuse. Une grande partie de l’armée grecque était renfermée dans Nauplie ; il fut question de demander secours à la Bavière. L’habile temporisation du général Hahn, qu’on envoya pour réduire les troupes rebelles, la modération et la courtoisie de ses procédés, l’appui moral que donna au pouvoir le parti de l’ordre, l’attitude des légations étrangères, leur abstention ouvertement sympathique au gouvernement royal, protégèrent heureusement le trône. Une amnistie fut accordée d’abord aux soldats et étendue plus tard aux officiers sur leur demande. Dix-neuf seulement en furent exclus; mais, si nos informations ne nous trompent pas, on ménagea sous main un compromis en vertu duquel on les laisserait sortir librement. Suivis de cent trente exilés volontaires, ils furent reçus à bord de deux bâtimens étrangers, l’un anglais, l’autre français, et transportés à Smyrne. Le même jour, les chambres furent convoquées en session extraordinaire, afin de discuter un projet de loi relatif à l’organisation de la garde nationale. Il est probable que cette concession avait été secrètement promise.

C’est ainsi que se termina l’insurrection militaire de Nauplie[30]. Elle n’a pas été vaincue sans que la dignité et l’indépendance du gouvernement hellénique aient souffert une grave atteinte. Le pouvoir royal n’en sera certainement ni plus respecté ni plus fort; l’opposition en deviendra sans doute plus hardie et plus exigeante.

IV.

Au fond, ce que les partis en Grèce ne peuvent pardonner au gouvernement royal, ce ne sont pas précisément ses procédés irrespectueux envers les libertés constitutionnelles, sa facile indulgence pour une administration négligente ou corrompue : c’est avant tout de ne pas satisfaire leurs chefs par des emplois largement rétribués et des dignités lucratives; c’est aussi, et par là. ils captivent l’imagination publique, de ne point avoir une foi aveugle dans les destinées de la nation et de ne point se laisser entraîner à leur suite sur la voie glorieuse de la grande idée. L’Europe connaît par une laborieuse et pénible expérience l’activité féconde des idées vraiment nationales. Elle les a vues assez souvent à l’œuvre depuis le commencement de ce siècle. Nous avons été témoins des merveilles d’initiative et d’énergie, des prodiges de patience et d’abnégation, des folies sublimes qu’elles accomplissent une fois qu’elles possèdent l’âme et l’esprit de tout un peuple et alors même que les sympathies qu’on leur accorde sont impuissantes ou inactives. La Grèce a des convictions ardentes et patriotiques, et nous les devons respecter non pas seulement parce qu’elles excitent notre intérêt, mais encore et surtout parce qu’elles semblent véritablement inspirées par la Providence, et qu’elles préparent naturellement la solution du grand problème politique dont s’inquiètent tous les cabinets européens. Ces convictions ennoblissent les infortunes du peuple hellène et lui font pardonner ses erreurs. Modérées par les sages conseils des puissances qui le protègent, soumises à une direction prudente et habilement éclairée, elles le feront sortir des périlleux chemins où il s’égare, et le guideront elles-mêmes vers l’illustre achèvement de ses destinées.

Dans l’état actuel des choses de l’Orient, la politique occidentale commettrait, nous en sommes convaincu, une erreur funeste, si elle abandonnait la monarchie grecque à ses propres forces, si elle venait à désespérer de sa fortune. Nous croyons que le perfectionnement et le développement de cette monarchie sont une des solutions les plus logiques du grand problème, et en supposant que les souverains de l’Europe ne se sentissent plus disposés à l’indulgence pour tant de vaniteuses imperfections, qu’ils fussent tentés un instant de refuser désormais au peuple hellénique la faveur de leur tutelle, nous disons qu’ils devraient encore la leur conserver et sauver la Grèce en dépit d’elle-même, dans l’intérêt de l’ordre public et de l’équilibre des puissances. S’ils permettent jamais que les passions anarchiques et les divisions intestines viennent à détruire l’œuvre internationale de 1832, les données de la question d’Orient n’en seront que plus ardues et plus complexes. Si au contraire ils achèvent et couronnent cette œuvre laborieusement enfantée, s’ils affermissent par leur protection efficace le trône qu’ils ont établi, si leurs conseils réforment les abus qui minent sa base, développent les perfectionnemens déjà réalisés, corrigent les institutions politiques que ne comportent point les mœurs du peuple grec, et impriment à son génie une direction sagement nationale, ils auront grandement facilité la tâche que leur réserve peut-être un avenir prochain.

Ce n’est pas sans motif qu’en face des désordres politiques et des irrégularités administratives nous signalons les perfectionnemens obtenus. L’impartiale enquête dont nous avons présenté une courte analyse démontre que les bonnes intentions du gouvernement grec, les efforts de l’activité nationale et les généreux avis des puissances ne sont pas restés complètement stériles. Depuis 1845, les droits constatés par les budgets en faveur de l’état se sont accrus de 45 pour 100, et les revenus publics ont augmenté de 68 pour 100, ce qui établit, par des preuves incontestables, que la Grèce est sensiblement plus riche, et qu’elle paie beaucoup mieux ses impôts. En 1838, elle possédait 3,269 navires ou barques de toute grandeur, jaugeant ensemble 88,500 tonneaux; elle a maintenant plus de 4,000 bâtimens de commerce ou de pêche, qui mesurent 300,000 tonnes et portent 27,000 matelots. Ses relations maritimes et commerciales se sont considérablement étendues; les intérêts de son négoce, utilement servis par le concours zélé et le solide crédit de sa banque, ont prospéré. Son industrie et son agriculture, toutes négligées qu’elles soient, ont réalisé de grands progrès, puisque les exportations, qui s’élevaient en 1844 à 10 millions de drachmes, ont atteint en 1857 le chiffre de 22 millions. Enfin la Grèce n’est pas restée étrangère au mouvement intellectuel du XIXe siècle. La plupart de ses habitans ont pour l’instruction un goût très vif et une aptitude remarquable. Depuis trente ans, toutes les classes du nouveau royaume ont beaucoup étudié et beaucoup appris, et il serait aujourd’hui dans une situation florissante, si elles avaient su appliquer leurs théories par la sage pratique des vertus qui font la grandeur et la fortune de l’état en même temps que l’honneur et la richesse du citoyen.

Il est impossible qu’une nation à qui l’amour de la liberté inspira, il y a quarante ans à peine, de si nobles sacrifices, n’ait pas le germe de la plupart de ces vertus, et que l’heureuse influence des gouvernemens protecteurs ne puisse le développer rapidement. Il suffirait, croyons-nous, qu’on l’entretînt de ses propres intérêts dans un langage ferme, qu’elle pût comprendre, qui dominât la rumeur de ses passions, et qu’elle apprît à respecter. Ce n’est pas seulement à ceux qui la gouvernent, et qui sont parfois impuissans à la diriger ou à la contenir, c’est aussi à elle-même qu’il faut parler. Ce sont ses yeux qu’il faut frapper par l’éclat de nos sympathies, son esprit qu’il faut séduire et convaincre par les grands et salutaires effets de notre intervention. La Grèce étouffe dans le cercle politique de ses frontières, permettons-lui de croire qu’un jour viendra où elle les pourra franchir. Lorsque nos exhortations amicales auront adouci en elle l’ardeur des désirs inassouvis et des convoitises illégitimes, lorsque nos encouragemens officiels, en lui permettant d’entrevoir des horizons plus vastes, lui auront inspiré ces sentimens qui ennoblissent toutes les nationalités malheureuses, la dignité calme et la foi patiente, elle en sera plus docile à nos remontrances et plus confiante en nos préceptes. Nous ne la corrigerons point sans doute de ces imperfections et de ces défauts qui, à toutes les époques de son histoire, ont terni le lustre de son caractère national, et qui sont comme les taches ineffaçables de son génie, mais nous lui enseignerons à les tenir en bride par le développement fécond de ses facultés et de ses ressources; nous la rendrons plus soumise aux nécessités de sa situation politique et plus respectueuse envers son gouvernement, qui, avec l’aide efficace, de nos conseils, travaillera utilement enfin dans l’intérêt de sa prospérité et de sa grandeur. Nous la ferons, pour son bien et pour le nôtre, plus réfléchie, plus grave, plus forte, en un mot plus virile.

Il faut d’abord, en Grèce, encourager, rassurer et honorer l’agriculture. Qu’on fixe donc par un cadastre les limites des possessions privées et publiques, et par conséquent les droits des propriétaires; que l’enseignement des écoles et de la presse, les bons exemples des nations étrangères, l’institution des concours, des primes, des médailles, mettent les travaux des champs en honneur chez ce peuple avide de toutes les nouveautés intelligentes; que la dîme soit définitivement abolie, que les charges foncières deviennent invariables, et qu’ainsi toute la terre paie l’impôt, non pas en raison de ce qu’elle produit annuellement, mais bien, comme dans tout le reste de l’Europe, d’après sa valeur réelle et ce qu’elle est susceptible de produire; que l’on construise des routes praticables pour l’exploitation de 1,200,000 hectares de forêts et de 3 millions d’hectares arables que possède le royaume[31], on verra bientôt toutes ces intelligences oisives et déclassées, tous ces esprits inquiets, s’appliquer avec ardeur à la culture de l’olivier, du mûrier, de la vigne, au perfectionnement des races ovines, pour lesquelles le sol montueux du pays est si favorable, à la fabrication de la soie. Les villages à demi déserts recevront une population vigilante et active; on boisera les flancs dénudés des montagnes, les terrains incultes se couvriront de moissons fertiles; la Grèce exportera des céréales, des huiles, des soieries, des vins excellens; elle aura plus d’argent et partant plus de besoins; le luxe y fera naître et y développera l’industrie[32]. Elle ne demandera plus aux contrées voisines les richesses naturelles qu’elle renferme dans son propre sein. Secourue, s’il en est besoin, par les capitaux étrangers, elle fouillera ses admirables carrières de Paros et du Pentélique, elle mettra à profit ses salines, ses pêcheries, ses houillères; elle explorera peut-être les mines oubliées du Laurium. La nation tout entière sera laborieuse et satisfaite.

Mais pour qu’elle puisse profiter largement de ces progrès, pour que son gouvernement lui-même soit susceptible d’y puiser les moyens d’influence et d’action qui lui font défaut, il est nécessaire de le mettre en mesure d’empêcher que la négligence, la partialité et la maladresse administratives ne viennent à en paralyser le développement progressif. La réforme de l’administration est une des premières nécessités de la Grèce moderne, et nous doutons que le pouvoir soit en état de l’accomplir, s’il n’est pas puissamment secondé. Il ne s’agirait de rien moins que de déraciner des abus bien plus vieux que la monarchie et de déployer une vigueur qui soulèverait les classes les plus influentes de la société. En Grèce, il n’est pas un homme de quelque influence et de quelque éducation qui ne se croie apte à remplir tous les emplois publics, et il n’est pas de personnage de quelque crédit qui n’ait de nombreux cliens à pourvoir. Il est impossible, dans ces conditions, que le personnel des fonctionnaires ne soit pas essentiellement variable; aussi en est-il bien peu dont l’éducation soit complète et bien peu aussi qui ne doivent être tentés de mettre plus ou moins à profit, dans l’intérêt de leur ambition ou de leur fortune, leur importance momentanée. Epurer l’administration, ne confier les charges de l’état, à tous les degrés de la hiérarchie, qu’aux plus instruits et aux plus capables; maintenir, sous tous les ministères, les employés qui ont bien servi; punir sans hésitation ceux qui déméritent, leur demander à tous le cautionnement et la surveillance mutuelle que la loi exige, telle est peut-être la plus grosse tâche du gouvernement hellénique : nous serions surpris que ses hommes d’état fussent capables de la remplir, s’ils n’étaient soutenus, aux yeux de tous, par le patronage énergique et désintéressé des puissances.

La bonne gestion de la fortune publique ne serait pas un des moins féconds résultats que produirait la réforme administrative. Le recouvrement et l’emploi des impôts seraient soumis au contrôle législatif et judiciaire que réclament les lois constitutionnelles, et qui ne voit que l’état mieux servi et plus riche, serait aussi plus respecté et mieux obéi? Les finances du royaume étant administrées au grand jour et se trouvant dans une situation plus heureuse et plus normale, le pays serait rassuré, les puissances créancières ne pourraient demander des sacrifices qui ne fussent point en rapport avec les ressources de la Grèce. Elle irait d’elle-même au-devant des engagemens qui la pourraient délivrer du lourd fardeau de sa dette nationale, et s’empresserait de les remplir au grand profit de sa dignité et de son indépendance.

Il est d’ailleurs un point délicat sur lequel la plus vulgaire prudence devrait appeler, ce nous semble, l’attention sérieuse des amis de la Grèce. Ne conviendrait-il pas d’ajourner momentanément et dans une certaine mesure la pleine et entière exécution des lois constitutionnelles qui la régissent? La charte que lui a donnée l’émeute de 1844 était-elle d’accord avec les mœurs, les traditions et les caractères, était-elle vraiment réclamée par les besoins du pays? Le terrain politique était-il bien préparé pour la recevoir? Au sortir du despotisme oriental et de douze ans d’anarchie, la nation pouvait-elle devenir capable en un jour de cette vie sage et réglée, de ces habitudes laborieuses et vigilantes, de cette initiative incessante et éclairée sans lesquelles les constitutions modernes ne sauraient être que des fictions impuissantes? Son éducation publique a-t-elle été complétée par les épreuves qu’elle vient de subir? Nos convictions sont faites à cet égard. Loin de nous sans doute la pensée qu’il faille restreindre ses libertés nationales. Nous croyons seulement que pour achever de les mûrir en paix, pour mettre la dernière main à son perfectionnement social, à sa transformation politique, il serait utile de fortifier pendant quelques années encore le gouvernement de la royauté; est-il besoin d’ajouter que les conseils des puissances ne lui feront pas défaut, et qu’il devrait provoquer lui-même, dans une intention largement conciliante, leur contrôle bienveillant et périodique?

Enfin la grande question de l’hérédité royale entretient dans le pays une vague inquiétude qu’il serait important de calmer. Il se peut que la nation se fût donnée tout entière à une famille; elle hésite encore à accorder toute sa tendresse et toute sa confiance à un prince qui n’est ni de même religion ni de même race que ses sujets et dont ils ne connaissent point le successeur. Le protocole du 7 mai 1832 stipule (art. 8) que, le roi venant à mourir sans descendance directe, la couronne passera à ses frères et à leurs enfans; mais la constitution veut que la Grèce soit gouvernée désormais par des souverains orthodoxes. Là est toute la difficulté. Il faudra ou enfreindre la charte constitutionnelle en appelant à la succession un prince bavarois et catholique, ou éluder le protocole en confiant le trône à un allié de la famille impériale de Russie, à moins, ce qui serait certainement plus sage, que la conversion de l’un des frères du roi au culte grec ne vînt concilier sur ce point le protocole et la constitution. Le problème est grave. Il y a longtemps que la Grèce aurait dû le résoudre avec l’assentiment de l’Europe politique.

Ainsi le développement de l’agriculture, la délimitation par le cadastre de la propriété particulière et du domaine public, la réforme radicale de l’administration, la restauration des finances par la surveillance législative et l’acquittement consciencieux des obligations de l’emprunt, l’affermissement du pouvoir monarchique et la continuation du contrôle judicieux des puissances jusqu’à la majorité du pays, le règlement définitif de l’hérédité royale : tels sont les points importans et les questions vitales qu’il convient de signaler à la sollicitude attentive des protecteurs de la Grèce moderne. Elle était, il y a trente ans, sur le point de périr, si l’on peut dire que les nationalités périssent, quand les sympathies de l’Europe chrétienne l’ont secourue et sauvée. Elles ont secondé ses héroïques efforts en lui tendant une main ferme et généreuse; elles l’ont relevée de ses tristes humiliations et de sa longue déchéance, et on peut dire que l’expédition de 1827 a été l’un des plus glorieux épisodes de la mission française en Orient. Le royaume de Grèce a été créé pour soustraire un noble pays au joug à demi barbare de ses dominateurs, pour opposer aux empiétemens de la propagande russe le patriotisme d’un peuple rajeuni et reconstitué. Les puissances occidentales n’ont pas encore terminé leur œuvre : elles n’abandonneront pas la monarchie qu’elles ont fondée en face des périls intérieurs qui la menacent et des vastes perspectives qui lui sont ouvertes.


RENE DE COURCY.

  1. Ces congrès s’étaient réunis successivement à Argos et à Epidaure en 1821, à Astros en 1823, à Épidaure et à Trézène en 1826, à Argos en 1829.
  2. La constitution républicaine d’Epidaure, promulguée le 13 janvier 1822, et celle qui fut votée par les députés réunis à Trézène le 17 mars 1827.
  3. Les exploits sanglans de Nikitas pendant la guerre de l’indépendant, dont il fut l’un des héros, lui avaient valu successivement les surnoms de « pourfendeur de Turcs (Turkalekas) » et de « Turcophage. »
  4. L’amiral Ricord commandait l’escadre russe.
  5. Il fit plus tard de sérieuses tentatives d’organisation militaire en soumettant les troupes régulières de la Grèce à la législation qui régit l’armée française et en chargeant le général Gérard de discipliner les irréguliers.
  6. Sous la domination turque, les communes grecques jouissaient de franchises municipales assez étendues. Elles élisaient leur maire, qui répartissait lui-même l’impôt sous la surveillance du conseil de la province.
  7. À cette époque, le roi Othon était mineur.
  8. Le chiffre de cette compensation avait été fixé par le traité du 20 juillet 1862, qui stipula que les frontières de la Grèce s’étendraient du golfe d’Arta au golfe de Volo.
  9. Les unes représentaient les trois vertus cardinales tenant en jeune enfant dans leurs bras, et l’étoile du Nord guidant un vaisseau vers Sainte-Sophie surmontée d’une croix grecque. A l’exergue on lisait ces mots : « Avec elles μετ’αυτῶν (met’autôn) ; » sur les autres, on voyait une ville turque renversée d’un coup de foudre qui partait d’une croix à demi cachée dans les nuages.
  10. On fut obligé d’envoyer une expédition de troupes bavaroises pour maintenir la paix parmi les klephtes et les Maïnotes.
  11. Complot des philorthodoxes, dirigé par Augustin Capo-d’Istria, et qui avait pour but de placer la Grèce sous l’influence directe de la Russie ; — insurrections d’Hydra, du Magne, de l’Eubée ; — révoltes des troupes en Acarnanie et à Athènes ; — conspiration du général Makryanni ; — agitation religieuse propagée dans le Magne par les prédications fanatiques du moine Papoulaki.
  12. Une somme de 1,278,491 drachmes a été comprise sous ce titre dans les prévisions des budgets depuis 1848 jusqu’en 1852. (Le drachme vaut environ 90 centimes.)
  13. M. Ozerof remplit maintenant les fonctions de ministre de Russie à Berne ; M. Wyse est mort dernièrement à Athènes. M. de Montherot, lui aussi, n’est plus. Il a succombé à Carlsruhe, où il représentait la France, aux atteintes d’une maladie cruelle qui l’a emporté à la fleur de son âge. Nous avons eu l’honneur de servir sous les ordres de cet homme excellent et distingué, et nous saisissons avec empressement l’occasion de rendre un sincère hommage aux nobles et éminentes qualités qui faisaient de lui un de nos meilleurs diplomates, en même temps qu’elles m’ont rendu son amitié si précieuse et sa mémoire si chère.
  14. On sait que M. le marquis de Plœuc, inspecteur-général des finances, a été chargé depuis par le gouvernement français de remplir auprès de la Porte-Ottomane une mission financière importante.
  15. La législation civile de la Grèce était réglée par le manuel d’Harménopule, jurisconsulte du bas-empire, qui vivait au XIVe siècle, et qui dans ses ouvrages a résumé les Basiliques. Elle reposait donc tout entière sur les principes du droit romain. On l’a déjà remplacée en partie par plusieurs de nos lois françaises, et on s’occupe activement d’en achever la transformation.
  16. Le budget annuel des recettes intérieures montait en moyenne à un peu plus de 13 millions de drachmes.
  17. M. Silivergo.
  18. Le grand conseil se composait du gouverneur, du cadi (juge), de l’ayan (primat turc) et du codja-bachi (primat grec).
  19. Les prévisions de l’impôt foncier figurent au budget de 1 855 pour 5,500,000 drachmes et ont été évaluées pour 1859 à 6,870,000.
  20. L’impôt sur les céréales, les huiles, les cocons, les figues sèches, les raisins de Corinthe et en général les produits des forêts est affermé. Pour les céréales, le fermier prélève la dime en nature et acquitte le montant de son fermage également en nature. Il constate lui-même, et sans l’assistance d’aucun fonctionnaire public, tous les impôts dont il a la ferme. Toutefois le contribuable qui se croit lésé peut invoquer l’arbitrage du démarque ou de l’agent du fisc. De là une foule de fraudes envers l’état, de vexations envers les paysans qui ne peuvent invoquer un puissant patronage, de contestations irrégulières et de lenteurs. Le moindre inconvénient du système est le retard dont souffre inévitablement l’état dans la perception de l’impôt sur les céréales. Le fermier s’acquittant en nature des charges spéciales qui résultent pour lui de cet impôt, l’état en recueille seulement le bénéfice après la vente des produits en nature qui lui ont été livrés, c’est-à-dire vers la fin de la seconde année de l’exercice.
  21. Nous ne voulons pas dire que le gouvernement abuse de cette influence souveraine pour violenter les consciences. Il suffit qu’il en puisse disposer pour que, dans un temps de crise politique, l’indépendance du vote devienne tout à fait illusoire.
  22. Elles s’étaient élevées à 25,065,643 drachmes en 1856, mais n’avaient pas dépassé 11 millions en 1855. Dans la même période de temps, les importations n’ont pas aussi sensiblement progressé. Elles ont atteint le chiffre de 18,543,115 drachmes en 1844, et celui de 22,779,939 en 1859.
  23. Pour une étendue approximative de 1,200,000 hectares.
  24. M. Stauros.
  25. Mme Dosios s’est livrée avec passion à l’étude de la poésie dramatique : elle a écrit en vers grecs des traductions estimées.
  26. Le ministère se composait de M. Miaoulis, chef du cabinet, de MM. Condouriotis et Potlis, représentant l’élément sage et modéré, et de trois autres membres beaucoup plus actifs et passionnés, MM. Crestenitis, Simos et Botzaris, ministre de la guerre. M. Crestenitis remplaçait depuis 1859 M. Zaïmis, qui avait donné sa démission parce qu’il n’était pas d’accord avec ses collègues sur plusieurs questions importantes, et qui était allé grossir les rangs de l’opposition, à laquelle il avait apporté l’appui de sa popularité et de ses talens.
  27. Cette institution est destinée à satisfaire en partie, et sans mettre positivement en danger le repos de la Grèce, l’opinion qui réclame l’établissement de la garde nationale, afin de hâter la réalisation de la grande idée et de garantir la nation des attentats de la tyrannie. L’opposition n’a su nul gré au gouvernement de cette concession.
  28. Voici les principales dispositions de cette loi, bien faite pour flatter les sentimens philorthodoxes de la nation : tout individu qui n’appartient pas au rit grec et qui épousera une orthodoxe sera tenu, avant son mariage, de s’engager par serment à élever ses enfans dans la religion nationale; s’il ne remplit pas cette promesse solennelle, il sera poursuivi comme parjure. Tout mariage mixte sera célébré, à peine de nullité, par un prêtre orthodoxe. Parmi les mariages mixtes antérieurs à la loi, ceux-là seulement sont valides qui ont été célébrés par un ministre du culte grec.
  29. C’étaient MM. Colocotronis, Cléomène, Coronaios, Boulgaris, Zico, Scaltzogiannis, Lalaouni.
  30. Les insurgés syriotes, après s’être emparés du vapeur Karteria, avaient fait voile pour Chalcis, qu’ils espéraient soulever contre le gouvernement. Ils furent attaqués en mer et faits prisonniers par le brick de guerre Amelia. Il suffit de cette facile victoire pour rétablir l’ordre à Syra.
  31. On conçoit que ces évaluations ne peuvent être qu’approximatives, puisque la Grèce ne possède point de cadastre.
  32. On peut dire que l’industrie hellénique n’est pas encore née. Trois ou quatre fabriques de soie végétant à peine à Calamata et à Athènes, deux tanneries fonctionnant tant bien que mal à Syra, une filature de coton et un laboratoire de réglisse établis à Patras, une poterie à Athènes, une fabrique de peignes à Hermopolis, voilà, si nous sommes bien informé, le bilan de l’industrie manufacturière du royaume.