La Grèce depuis le Congrès de Berlin

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La Grèce depuis le Congrès de Berlin
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 156-178).
LA GRÈCE
DEPUIS
LE CONGRÈS DE BERLIN

La Grèce arme, s’écrient les diplomates avec un feint étonnement et une irritation mal dissimulée. Au moins la diplomatie européenne ne peut reprocher à la Grèce d’avoir été la première en Orient à mobiliser ses contingens ; et si, un certain jour, les troupes grecques entrent en Epire ou en Macédoine, il faudra cependant reconnaître que ce n’est pas la Grèce qui aura donné à la Bulgarie et à la Serbie l’exemple de la turbulence. Mais qui n’aurait un faible pour les Serbes et un tendre pour les Bulgares ? À l’égard des Hellènes, tout autre est le sentiment. On ne saurait passer pour un diplomate sérieux qu’en se montrant sévère aux Grecs. Depuis le congrès de Vienne, c’est de tradition dans la carrière. La révolution de Philippopoli semble aujourd’hui absolument justifiée par l’issue des batailles de Slivnitza et de Pirot, et après avoir applaudi aux premières victoires des Serbes, qui se faisaient, disait-on, les gendarmes de l’Orient et facilitaient l’œuvre de la conférence, on est tout disposé aujourd’hui à leur tenir compte de leurs défaites. Aux Serbes vainqueurs on eût très certainement laissé le district de Trune ; les Serbes vaincus, il est impossible que l’Autriche permette à la Bulgarie de s’annexer le district de Nisch. — De là, l’armistice imposé au prince Alexandre, et la prochaine conférence européenne. — Heureux Bulgares ! qui, réunis aux Rouméliotes, auront pour prince souverain sinon pour roi a ce bon reître allemand, » comme les bourgeois de Berlin appellent sympathiquement Alexandre de Battenberg. Heureux Serbes ! qui après avoir été battus à plate couture, n’auront à donner ni un pouce de leur territoire ni un écu de leur trésor, et, peut-être même, recevront une parcelle du district de Trune en compensation de leurs défaites !

Si, en effet, il y a rectification de frontière entre les deux états, cette rectification sera, — le cas est unique, — au profit des vaincus. Mais que les Grecs s’avisent d’entrer en campagne, on oubliera vite la révolution rouméliote, l’agression serbe, de façon à accuser la Grèce de troubler la paix de l’Europe, et si l’armée grecque est vaincue, il se trouvera des gens pour se réjouir des victoires des bachi-bozouks ! On ne peut faire, cependant, que la Grèce ne représente pas une nationalité, comme la Serbie et la Bulgarie en représentent chacune une autre, on ne peut faire qu'il n’y ait point en Turquie trois millions de Grecs[1] ; on ne peut faire enfin que les Grecs ne se considèrent pas, au même titre que les Bulgares, comme les héritiers désignés de « l’homme malade. » En s’annexant la Roumélie orientale, les Bulgares prennent, si l’on peut dire, un avancement d’hoirie. Non-seulement ils convoitent la peau de l’ours musulman, ils la découpent toute vive sur les flancs. c’est donc très légitimement que les Grecs, se sentant lésés, demandent leur part de l’héritage, puisque l’héritage est ouvert, leur part de la bête, puisque la chasse a commencé.

Autre chose est susciter les événemens, comme l’ont fait les Bulgares, autre chose est y obéir, comme les Grecs se disposent à le faire. Quoi qu'il puisse advenir de toutes ces aventures, la Grèce ne saurait en porter la responsabilité. La question d’Orient a été rouverte non par les Grecs, mais par les Bulgares. Loin que la Grèce ait créé la situation présente, c’est cette situation qui soudainement est venue s’imposer à elle. Il en sera de même chaque fois que le canon tonnera dans la péninsule balkanique ; il en a été ainsi, il y a peu d’années, pendant la guerre turco-russe. Peut-être, en 1878, n’a-t-on pas assez tenu compte à la Grèce de sa modération et de sa patience pour qu'on soit bien fondé, en 1886, à lui marquer la même conduite ? Peut-être aussi oublie-t-on trop que la Grèce, qui a un demi-siècle d’existence comme état libre et qui, depuis dix ans, s’est transformée par des progrès continus, n’est plus une nation en tutelle ?

I.

Pendant l’été de 1877, la Turquie envahie en Europe et en Asie avait à faire face aux Russes, aux Serbes, aux Roumains, aux Bulgares. Toutes ses troupes combattaient dans les Balkans et au Caucase. A peine s’il restait dans les provinces limitrophes de la Grèce quelques détachemens de zaptiés et quelques bandes de bachi-bozouks, — ces derniers occupés à massacrer à Salonique et ailleurs. Les événemens engageaient les Grecs à entrer en campagne, la Russie les y invitait. Jamais occasion si propice ne s’était offerte. Les Grecs avaient 18,000 hommes sous les armes, et, en moins d’un mois, le premier ban de la réserve, comptant pareil nombre de fusils, serait venu doubler cet effectif. Enfin les Hellènes d’Épire et de Thessalie n'attendaient pour se soulever en masse que le passage de la frontière par un bataillon portant le drapeau bleu à croix blanche. La Crète était presque sans garnison ; là aussi, il suffisait du débarquement de quelques troupes grecques sur un point du littoral pour qu'éclatât insurrection. l’entrée en ligne de plus de 60,000 combattans, tant soldats grecs qu'insurgés épirotes, thessaliens et crétois, eût constitué une importante diversion. Les Turcs n'auraient pas laissé d’en être fort gênés, qui n’avaient pas trop de toutes leurs troupes pour résister à l’invasion russe. Quelques engagemens heureux pour les soldats du roi George, — l’hypothèse n'était pas improbable, en raison de la dispersion des forces de la Turquie, — et l’armistice de 1878 eût trouvé les Grecs maîtres d'une grande partie de l’Epire et de la Thessalie, et peut-être de la Crète tout entière. Les Russes n’auraient pu oublier le concours de la Grèce; ils eussent stipulé pour elle, dans le traité de San Stefano, la possession des territoires que ses troupes occupaient au moment de l’armistice. Ces préliminaires ne pouvaient manquer d’être ratifiés par le congrès de Berlin, en vertu du principe du fait accompli. A tout le moins, le congrès eût-il assigné une part importante de ces territoires au royaume de Grèce, et, comme il l’a fait pour la Roumélie orientale, constitué la Crète, la Haute-Thessalie et la Haute-Epire en gouvernemens autonomes relevant de la Porte.

Cette prise d’armes sollicitée par la Russie, attendue par tous les Grecs des provinces turques, réclamée par la population entière du royaume, le gouvernement hellénique s’y refusa, cédant aux conseils itératifs de l’Angleterre et de la France. Ces puissances engageaient la Grèce à ne se point mêler au conflit, et pour prix de sa neutralité elles lui garantissaient une extension de territoire au jour où, les hostilités terminées, la diplomatie aurait à régler la question des Provinces-Danubiennes. l’Europe, assurait-on au cabinet d’Athènes, considère l’hellénisme comme le facteur de l’Occident contre les ambitions slaves ; elle entend donc obtenir en faveur de l’hellénisme autant que la Russie obtiendra en faveur du slavisme. Confiante en ces promesses et répugnant d’ailleurs à passer pour l’instrument de la Russie, la Grèce s’abstint de toute agression. La guerre resta localisée dans le nord de la Turquie.

Cependant les Russes arrivèrent aux portes de Constantinople. Un armistice fut conclu, bientôt suivi d’un traité de paix par lequel les plus grands avantages étaient faits aux populations slaves. La Russie n’avait point naturellement à invoquer les droits des Grecs, à qui elle était même en droit de garder rancune pour leur refus de concours. Moins que jamais, la Russie pouvait envisager avec faveur les progrès de l’hellénisme. À Athènes, d’autre part, la prévision d’un armistice prochain avait paru modifier le langage des représentans des puissances occidentales. La guerre allait prendre fin sans que les Grecs s’y fussent mêlés. Satisfaite de ce résultat, qui était un succès pour elle, la diplomatie ne demandait rien davantage. Elle ne semblait plus disposée à appuyer les revendications helléniques. Les questions à débattre dans un congrès n’étaient-elles pas déjà assez graves et assez compliquées ? Puisque « l’hellénisme s’était oublié, » — le mot fut prononcé, — était-ce aux puissances de se substituer aux Grecs pour faire valoir ses droits ?

Dans ces conjonctures, les très légitimes protestations de la Grèce seraient sans doute restées sans effet. Il fallait un acte d’énergie. Le gouvernement hellénique ne balança pas. Dès les premiers jours de février 1878, au moment même où l’on signait à San-Stefano les préliminaires de la paix, un petit corps grec franchit la frontière de Thessalie, se dirigeant sur la place de Domoco, occupée par une garnison ottomane. Mais à peine la nouvelle fut-elle télégraphiée au quai d’Orsay et au foreign office que la France et l’Angleterre intervinrent. Elles exigèrent le rappel immédiat de l’armée grecque. Par compensation, elles promirent que la Thessalie et l’Épire seraient considérées par le congrès qui allait se réunir comme en état d’insurrection. Les plénipotentiaires auraient donc à s’occuper des populations grecques de la Turquie, qui seraient traitées sur le pied des populations slaves. La Grèce ne lit pas difficulté de rappeler ses troupes. Elle avait voulu seulement rappeler la France et l’Angleterre à leurs engagemens ; elle y avait réussi.

Le 1er avril 1878, le marquis de Salisbury adressait aux représentans de la Grande-Bretagne à l’étranger une circulaire par laquelle il reconnaissait les droits de l’hellénisme et témoignait de la volonté de l’Angleterre de les défendre ; et le 17 juin, à Berlin, il proposa que la Grèce fût admise à prendre part aux délibérations du congrès comme mandataire d’une des deux grandes races soumises à la Turquie. Sa proposition ne fut point adoptée ; du moins, le rôle analogue à celui de la Russie, que lord Salisbury voulait qu'on assignât à la Grèce, fut sensiblement diminué. On le restreignit au droit, pour les plénipotentiaires grecs, d’assister à certaines séances, de présenter des observations et de faire entendre des vœux. En outre, au lieu d’avoir à défendre les intérêts de toutes les populations grecques de l’empire ottoman, MM. Delyannis et Rhangabé durent se borner à s’occuper seulement de celles des provinces limitrophes. Sur ce point, le congrès donna satisfaction à la Grèce. Dans la séance du 5 juillet, il fut décidé, sur la motion de M. Waddington, qu'une rectification de frontières s’imposait au profit du royaume hellénique. La vallée du Salamvrias, sur le versant de la mer Egée, et celle du Kakmas, sur le versant de la mer Ionienne, formeraient la nouvelle limite des deux états. Consignée dans le protocole xiii et ratifiée par l’article 24 du traité de Berlin, cette décision restituait à la Grèce un territoire d’au moins 22,000 kilomètres carrés et une population de plus de cinq cent mille âmes.

En signant le traité de Berlin, la Turquie avait formellement acquiescé à l’article 24, et, par le fait de sa signature, elle avait ôté toute valeur aux réserves que ses plénipotentiaires avaient pu émettre à l’égard de cet article. Il le semblait du moins ; mais ce n’est pas à tort que l’on renomme la diplomatie de la Sublime-Porte. Les Turcs commencèrent par se refuser absolument à entrer en pourparlers, sur la question des frontières, avec les plénipotentiaires grecs. Au lieu de donner des raisons pour expliquer l’inexécution des décisions du congrès, la Porte dressa dans une circulaire un véritable acte d’accusation contre la Grèce. Safvet-Pacha, qui avait signé le factum, s’attira cette réponse du ministre des affaires étrangères de France : « La circulaire du 8 août ne se borne pas à repousser le programme développé par M. Delyannis ; elle écarte avec aussi peu de ménagemens les vœux beaucoup plus modestes exprimés par l'Europe dans un sentiment de conciliation. » Sous la pression des puissances, la Turquie se décida, vers la fin de 1878, à désigner des commissaires chargés, de concert avec des commissaires grecs, de délimiter sur les lieux la nouvelle ligne frontière. Le 6 février, une première conférence eut lieu à Prévéza, à l’entrée du golfe d’Arta ; le 19 mars, les commissaires grecs rompirent les pourparlers. Ils avaient mis une extrême patience à discuter pendant si longtemps avec des négociateurs décidés à ne pas négocier. « Le territoire offert par la Turquie, écrivait M. Waddington à cette époque, diffère si peu de la frontière actuelle et implique de la part de la Porte des concessions si insignifiantes, qu’il est impossible non-seulement de le considérer comme répondant à la pensée du congrès, mais même de le prendre comme base d’une discussion utile. » Les puissances intervinrent une seconde fois auprès de la Porte. De nouvelles conférences s’ouvrirent à Constantinople le 22 août 1879 et s’achevèrent au milieu de février 1880. Miracle si l’entente se fût faite, alors que les plénipotentiaires turcs mettaient en avant des argumens de la valeur de celui-ci : « Il est fait mention, dans l’article 24 du traité de Berlin, d’une rectification de frontières, la Turquie est disposée à y consentir ; mais la Grèce réclame une cession de territoire : la prétention est inadmissible. » En vain, les commissaires grecs objectaient qu’une rectification de frontières entre deux états implique nécessairement une cession de territoire de la part de l’un de ces états, les Turcs affectaient de ne point comprendre. Entre temps, la Turquie imagina de susciter en Épire un mouvement antiannexionniste. Une adresse qui émettait, avec d’autres vœux non moins difficiles à réaliser, « la création par décret d’une langue et d’une littérature albanaise, » fut envoyée aux différens gouvernemens. La pièce portait le chiffre vraiment imposant de cinquante signatures ! Cette protestation d’un demi-cent d’individus ne pouvait éclairer l’Europe sur les sentimens des 350,000 habitans de l’Épire grecque[2]. On n’eût pas dû s’en inquiéter. Néanmoins la Grèce, puis la France, celle-ci par une longue note annexée à une circulaire diplomatique, prirent la peine de la réfuter, démontrant que les populations de la Basse-Albanie, qui sont ou grecques ou absolument hellénisées, demandaient leur réunion à la Grèce.

En bernant ainsi la Grèce, la Turquie se jouait de l’Europe. La France et l’Angleterre, qui, ayant été les premières à faire valoir au congrès les droits des Grecs, étaient particulièrement atteintes par l’attitude de la Turquie, ne pouvaient laisser les choses en l’état. D’autre part, les Grecs se préparaient à la guerre, grave menace pour la tranquillité de tout l’Orient, à peine pacifié. Lord Salisbury et le comte de Beaconsfield prirent l’initiative d’une nouvelle conférence internationale, « chargée de déterminer, à la majorité des voix, la ligne des frontières gréco-turques qu'il conviendrait d’adopter. » Cette proposition, vivement appuyée par M. de Freycinet, reçut l’approbation des cabinets européens. La conférence se réunit à Berlin, dans le courant de juin 1880. Les plénipotentiaires s’étaient adjoint une commission militaire de dix membres qui avait mission de préciser, en tenant compte des conditions oro-hydrographiques et des exigences stratégiques, la ligne frontière indiquée d’une façon générale dans l’article 24 du traité de Berlin. La commission proposa un nouveau tracé par lequel la frontière suivrait, de l’ouest à l’est : d'abord, le thalweg du Kalamas depuis son embouchure jusqu'à sa source; ensuite les crêtes formant la ligne de séparation entre les bassins de la Vonitza, de l’Haliacmon et du Mavroneri, au nord, et du Kalamas, de l’Arta, du Salamvrias au sud ; enfin les crêtes de l'Olympe jusqu'à son extrémité orientale sur la mer Egée. Cette délimitation fut adoptée à l’unanimité par la conférence, qui, les discussions étant closes, rédigea en ce sens son Acte final.

Devant « cette manifestation solennelle de la volonté de l’Europe, » selon les paroles du prince de Hohenlohe, président de la conférence; devant ce « verdict européen, » selon celles de M. de Freycinet; devant «cette décision, obligatoire pour la Turquie comme pour la Grèce, » selon celles de lord Salisbury, les Turcs ne furent pas autrement troublés. Ils affectèrent de considérer comme nulle l’œuvre de la conférence, qui, à les entendre, n’avait en rien avancé la solution de la question. Ils multiplièrent les notes et les circulaires, protestant à la fois et de leur ardent désir de déférer aux vœux des puissances et de leur ferme volonté de n’y point accéder. En vertu de l’axiome cher aux mauvais débiteurs, « qui a terme ne doit rien, » la Turquie cherchait surtout à temporiser. Elle y réussit. Or, gagner du temps, c’est souvent tout gagner. Les ministres changent quelquefois en France, et il arrive que, même en ce qui regarde la politique extérieure, les nouveaux ministres s’empressent de défaire ce qu'ont fait leurs prédécesseurs. A son entrée aux affaires étrangères en octobre 1880, M. Barthélémy Saint-Hilaire sembla, il est vrai, vouloir poursuivre l’œuvre de M. de Freycinet. Ses premières lettres à MM. Tissot et de Moüy témoignent de l’importance qu'il attachait primitivement à l’Acte final de la conférence de Berlin. Mais on s’aperçut bientôt que M. Barthélémy Saint-Hilaire ne reportait pas sur les Grecs la profonde et légitime affection qu'il a vouée à Aristote. « Le titre irréfragable de la Grèce » n'est plus que « la prétention de la Grèce ; » le « verdict européen » devient « un simple conseil de l’Europe » et la « décision obligatoire » une « délibération doctrinale. » Alors que les six ambassadeurs près la Sublime-Porte avaient déclaré, le 31 août, par une note collective, que « l’Europe ne pouvait accepter aucune discussion sur le tracé de la frontière, » M. Barthélémy Saint-Hilaire assurait, le 24 décembre, que « la délimitation fixée par la conférence de Berlin était faite afin de servir de base à la reprise des pourparlers. » Pour contraindre la Turquie à se soumettre aux décisions de la conférence, dont la France et l’Angleterre avaient pris l’initiative, il fallait l’entente complète de ces deux puissances. Le cabinet de Paris, abandonnant soudain toute politique d’intimidation à l’égard de la Turquie, le Foreign-office se trouva en partie désarmé. Il ne pouvait plus songer à une démonstration analogue à celle de Dulcigno, projet dont il avait été question au mois de juillet. l’Angleterre toutefois ne se prêta qu'à contre-cœur à la transaction intervenue plus tard. « Le gouvernement de la reine, écrivait, le 30 mars 1881, lord Granville à M. Goschen, ne peut pas dire que l’arrangement concerté entre les représentans des puissances soit tel qu'il l’eût accepté s’il eût agit seul. »

Les Grecs cependant, se voyant abandonnés, allaient désespérément engager la guerre. Cette guerre, qui devenait imminente, peut-être la Turquie la désirait-elle, certaine d’écraser les Grecs. Mais les puissances, qui redoutaient les dangers d’un conflit en Orient, voulaient un arrangement, si mauvais qu'il fût, si précaire qu'il pût être. Encore une fois elles arrêtèrent les Grecs par des conseils et des promesses. Une proposition d’arbitrage ayant échoué (la Turquie ne voulut l’accepter que sous la garantie qu'il déciderait en sa faveur !) l'Allemagne mit en avant l’idée de pourparlers à engager à Constantinople entre les représentans des six puissances et des délégués ottomans. Ces négociations, qui furent des plus laborieuses, car les Turcs prétendaient d’abord ne céder qu'une bande de territoire de 4 kilomètres de largeur, aboutirent à un compromis. La Turquie gardait l’Épire grecque presque tout entière et la fertile contrée qui s'étend entre le Salamvrias et l’Olympe. Cette convention, acceptée par la Grèce, dont une si longue attente, tant de vaines promesses et d’espoirs déçus avaient énervé la volonté, la Turquie mit encore bien des retards à la remplir. Ce fut seulement pendant les mois de juillet à novembre 1881 que les Grecs purent prendre possession de la moitié des pays dont la totalité leur avait été assignée au mois de juillet 1878. La Grèce avait attendu trois ans, dans une paix armée ruineuse, l’accomplissement des promesses de la France et de l'Angleterre, que dis-je? L’exécution des décisions de l’Europe! Et, au lieu de recevoir un territoire de 22,000 kilomètres carrés et une population de plus de 500,000 individus, la Grèce voyait sa frontière s’étendre de 13,000 kilomètres à peine, et son peuple s’augmenter de 300,000 Thessaliens. Janina, foyer de l’hellénisme, restait aux Turcs. La note collective des plénipotentiaires, remise le 9 avril 1881, à M. Coumoundouros pour l’engager à accepter les clauses de la convention de Constantinople, commençait ainsi : « Les conclusions consignées dans l’Acte final de la conférence de Berlin n’ayant pu, par la force des choses, recevoir l’exécution que les puissances avaient en vue... » Cette « force des choses, » c’était la force de la Turquie ; c’était sa résistance à la volonté des puissances ; c'était son refus de remplir les stipulations d’un traité qu'elle-même avait signé. — Pour les Grecs, ils étaient bien fondés à parler alors, ils sont bien fondés à reparler aujourd'hui, citant les termes mêmes d’une lettre de lord Granville, « des conditions non exécutées du traité de Berlin. »


II.

Ce n’était pas seulement au nom du principe des nationalités que les Grecs revendiquaient, en 1878, l’Épire et la Thessalie. La Grèce faisait valoir une raison plus décisive : l’intérêt des populations épirotes et thessaliennes. A entendre les Grecs, la réunion de ces deux provinces ne serait pas seulement le retour à la mère patrie de sept ou huit cent mille Hellènes, ce serait aussi leur retour au droit commun de tous les peuples de l’Europe : la liberté, l’état social, l’ordre dans l’administration, la sécurité dans la justice. En pénétrant en ces pays, la civilisation développerait l’industrie et le commerce, accroîtrait les produits de l’agriculture, augmenterait la fortune publique. Etaient-ce là des sophismes? Les Thessaliens, — l’Epire est demeurée à la Turquie, — ont-ils profité autant que le prétendaient les Grecs, à cette annexion au royaume qu'ils réclamaient depuis cinquante années? Les habitans de Larisse regrettent-ils d’avoir accueilli avec tant d’enthousiasme, en 1881, les premières troupes grecques? Il n’y a pas apparence. Les quatre années que viennent de passer les Thessaliens sous le gouvernement du roi George, auraient réalisé toutes leurs espérances, si toutes les espérances d’un individu, et surtout toutes les espérances d’une population, pouvaient jamais être réalisées. De nouvelles routes, de nouvelles écoles, une administration régulière, une justice équitable, une bonne gendarmerie, la suppression de la dîme, ce mode barbare et ruineux de perception, sont les premiers bienfaits de l'annexion. l’établissement du chemin de fer de Thessalie, dont trois tronçons d’une longueur totale de 120 kilomètres sont déjà ouverts au trafic, et qui, dans quelques années, reliera la Grèce à l’Europe centrale par Salonique, Sofia, Nisch et Vienne, est aussi une bonne fortune inappréciable pour le pays. En Thessalie, où les récoltes dépassent de beaucoup la consommation et où, d’autre part, les matières premières manquent, et l’industrie est encore presque nulle, il y a nécessairement un grand mouvement d’importation et d'exportation. Pour un pays dans ces conditions, un chemin de fer est un sérieux élément de prospérité. Non-seulement les transports sont devenus plus prompts et plus faciles, mais encore le prix en a été abaissé de 75 pour 100. (Les transports effectués à dos de mulet revenaient à 50 ou 60 lepta par tonne et par kilomètre; avec la voie ferrée on arrive à 15 lepta.) Les Thessaliens, paraît-il, se sont piqués au travail ; l’industrie commence à naître, et malgré une récolte particulièrement mauvaise, la production agricole, à laquelle s’ouvre aujourd'hui le débouché commode des anciennes provinces du royaume, a augmenté depuis trois ans dans de notables proportions.

Les Thessaliens de religion grecque ne sont pas seuls à se féliciter de l’annexion au point de vue administratif et économique; les populations musulmanes ne méconnaissent pas les avantages du nouvel ordre de choses qu'ils ont accepté sans difficulté. l’exode qui s’annonçait en 1881 s’est vite arrêté. Souvent même des Turcs d'Albanie et de Macédoine viennent sur le territoire grec, afin de travailler aux routes et aux chemins de fer en construction. « Il y a de l’argent à gagner ici, » disent-ils en passant la frontière. Le gouvernement hellénique rend en travaux publics ce qu'il perçoit en impôts. Les Turcs, si Turcs qu'ils soient, ne sont pas insensibles à cette façon d’agir. Ils apprécient aussi l’équité de la constitution grecque, qui proclame l’égalité civique et politique de tous les citoyens sans distinction de culte, et qui permet aux provinces d'élire des députés chrétiens ou musulmans. A la chambre, le 19 mars 1884, Chérif-Bey, député musulman de Larisse, a rendu publiquement justice aux procédés de l’administration grecque. — Quelle anomalie! les Turcs soumis à la Grèce nomment des députés pour défendre leurs intérêts et participer au gouvernement du pays, et les Turcs libres sont privés de tout droit de représentation !

Cette annexion si profitable aux provinces a-t-elle été aussi un élément de prospérité et de force réelle pour le royaume ? Les Grecs ne cherchaient-ils pas à abuser l’Europe quand, en 1878, ils prétendaient que la possession de l’Épire et de la Thessalie était nécessaire à l’existence même de la Grèce, qui, du fait des puissances signataires du traité de 1830, avait les obligations d’un état avec les revenus d’une province? Ne s’abusaient-ils pas eux-mêmes quand ils s’imaginaient que l’accroissement du territoire serait aussi l’accroissement des ressources? Si les Grecs pensaient et parlaient de la sorte, c’est qu'ils se rappelaient ce qui s’était passé en Grèce depuis 1864, date de la réunion des îles Ioniennes au royaume. Cet agrandissement territorial marque le début d’une ère nouvelle. Encore que les événemens de Crète soient venus, pendant deux ans, détourner les Grecs de la tâche laborieuse qu'ils avaient entreprise, la Grèce a fait plus de progrès de 1864 à 1877 qu'elle n’en avait fait de 1830 à 1864. Comme l’a très bien dit M. Antoine Vlasto : « Les Grecs avaient enfin compris que l’ère héroïque de leur indépendance était close, et qu'il fallait désormais demander au travail d’achever ce que la guerre avait commencé. » Sous l’action de cette idée, la Grèce progressa rapidement. l’instruction s’étendit partout, l’agriculture s’accrut, l’industrie fut créée, le commerce se développa, des routes sillonnèrent le pays, des villes nouvelles se construisirent, le banditisme disparut. En 1865, les recettes de l’état étaient, en chiffre rond, de 27,000,000 de drachmes; en 1877, elles montaient à 38,000,000. En 1860, l’étendue de la terre cultivée était évaluée à 700,000 hectares. En 1875, la statistique la portait à 1,100,000 hectares. Les vignes qui, en 1865, couvraient à peine 64,000 hectares, s’étendaient, en 1877, sur 103,000 hectares. Durant ces douze années, enfin, on établit un grand nombre de fabriques et de manufactures, et le commerce intérieur et extérieur augmente dans des proportions énormes. Les recettes de l’octroi montent de 843,000 drachmes à 3,340,000 drachmes; le mouvement d’importation et d’exportation s’élève de 141,000,000 à 195,000,000[3]. En 1878, les Grecs pouvaient dire que leur récent passé répondait de leur avenir. Ils peuvent dire aujourd'hui que le présent l’emporte sur ce passé. Depuis l’annexion de la Thessalie, l’accroissement du commerce, de l’industrie, de la fortune publique a été plus marqué encore. Autant la Grèce avait fait en trente ans, autant ensuite elle avait fait en dix ans, autant elle vient de faire en quatre ans. Voilà de quoi étonner les voyageurs de cabinet qui ne connaissent de la Grèce que la Grèce contemporaine.

Les progrès accomplis pendant la période précédente étaient dus principalement à l’initiative privée, au travail de la population. En 1882, l’état s’est mis sérieusement à l’œuvre, réformant l'assiette de l’impôt, relevant le crédit de la Grèce, ouvrant par des traités des débouchés importans aux productions du pays, favorisant les industries nouvelles, réorganisant l’armée et la marine avec l’aide des deux missions françaises du général Vosseur et de l’amiral Lejeune, entreprenant partout des travaux considérables. A Syra, on a élargi le port; à Andros, à Calamata, à Patras, on a creusé de nouveaux bassins; à Catacolon, on a élevé une digue de 700 mètres de longueur. Sous la direction d’une mission d’ingénieurs français, on a construit 600 kilomètres de routes carrossables; 540 kilomètres sont en voie d’achèvement, et l’on fait des études pour la construction de 3,000 autres kilomètres. La Grèce qui, en 1882, n’avait que 800 kilomètres de routes, en a aujourd'hui plus de 1,400, sans compter le réseau des îles ioniennes, et dans dix ans, au train dont on va, elle en aura près de 5,000. Les réformes fiscales, qui s’imposaient depuis longtemps, ont été étudiées et adoptées. On a supprimé la perception en nature qui coûtait fort cher à l’état et ruinait le contribuable ; des impôts sur le tabac, sur les alcools ont été établis; on a opéré la conversion de la drachme en francs. Partout est assuré le service postal et télégraphique. Il y a en Grèce 211 bureaux de poste et 118 bureaux télégraphiques ; un câble sous-marin relie les îles à la terre ferme. Le gouvernement enfin a restauré le crédit de la Grèce par la reconnaissance de la dette différée (emprunt de 1824-25), et par le service régulier des intérêts des différens emprunts.

L'exemple d’activité productive donné par l’état a été suivi. l’agriculture, l’industrie, le commerce se sont singulièrement développés, de grandes entreprises dues à l’initiative privée vont transformer le pays. Tandis que le général Turr perce l’isthme de Corinthe, les voies ferrées commencent à sillonner la Grèce. Depuis 1882, époque où le chemin du Pirée à Athènes existait seul, cinq lignes ont été ouvertes (de Katakolon à Pyrgos; du Pirée au Laurium ; du Pirée à Kiato, par Athènes, Mégares et Corinthe; de Volo à Larisse et à Kalabak ; de Larisse à Trikkala) représentant un parcours de 350 kilomètres ; et l’on travaille à d’autres lignes qui s’étendront sur une longueur totale de 600 kilomètres. La ligne de Corinthe à Nauplie (70 kilomètres) sera mise en exploitation le 15 janvier de cette année. De nombreux établissemens industriels : minoteries, tanneries, filatures, distilleries, se sont créés sur différens points du territoire. On comptait une centaine de moteurs à sapeur en 1877, il y en a aujourd'hui plus du triple. Les mines et les carrières emploient vingt mille ouvriers. Les chantiers du Pirée, de Syra, de Galaxidi, d’Hydra, construisent annuellement cent bateaux à voiles, quelques-uns de 600 tonnes. On n’ignore pas, en effet, que la marine marchande hellénique, qui va se développant chaque année (en 1874, elle était de 5,202 bâtimens, jaugeant 250,277 tonnes, et, en 1883, de 7,609 navires au long cours ou caboteurs, jaugeant 388,000 tonnes) tient sa place avec honneur parmi les marines du globe. Le Bulletin du ministère des travaux publics de France, publié en 1884, assigne à la Grèce le onzième rang comme puissance maritime. La Grèce vient immédiatement après la Hollande et précède l’Autriche et le Danemark, qu'elle dépasse de près de moitié pour le nombre et le tonnage total des navires. — Les industries du bâtiment ont été aussi très actives ces dernières années, car Athènes, dont la population est montée en cinq ans de 67,000 âmes à 85,000, couvre de maisons la plaine qui s’étend du côté de Patissia. d’autres villes s'accroissent dans des proportions analogues, Syra, Patras, Volo, Pyrgos, qui a plus de 30,000 âmes; d’autres sortent de terre, comme Laurium, où il y a maintenant 16,000 habitans.

Les campagnes ont marché du même pas que les villes. Comme l'industrie, l’agriculture est en progrès. De grandes propriétés ont été reconstituées, où l’on applique les méthodes usitées en France et en Amérique. Sur plusieurs points on a reboisé. l’étendue de la terre cultivée atteint aujourd'hui 2 millions d’hectares. La vigne, qui n'avait donné, en 1877, que pour 37,000,000 de francs de raisins, en a donné, en 1883, pour 60,000,000. Dans le même laps de temps, la production totale s’est élevée, de 3,500,000 oques à 4,100,000. Cette culture s’étendra encore, maintenant qu'une convention douanière a ouvert l’Egypte aux tabacs grecs, qui naguère n’y pouvaient pas pénétrer. — Du développement de l’industrie, du rendement plus grand de la terre, du bien-être croissant des individus, comme aussi de l’augmentation de la population, il est résulté que le mouvement des importations et exportations, qui, en 1877, était de 152,000,000 de francs, a atteint le chiffre de 246,000,000. Depuis vingt-cinq ans, il a presque quadruplé.

Athènes, pendant l’année 1883, a présenté un spectacle féerique. Les capitaux y affluaient. Affaires de banque, affaires de chemins de fer, affaires de mines, affaires d’immeubles, tout ce que l’on touchait devenait or. En quelques jours, les actions de la banque nationale montaient de 1,000 à 5,000 francs, celles de la banque hellénique de 300 à 425 francs, celles du chemin de fer du Pirée de 100 à 600 francs, celles des mines de Laurium de 70 à 225 francs. Des terrains du Lycabète, acquis la veille fr. 90 le mètre, se revendaient le lendemain 8 francs. Sur les maisons on faisait de pareils bénéfices. Il régnait une fièvre de spéculation analogue à celle qui prit Paris en 1881. Tout doublait de valeur; on dépensait aussi facilement que l’on gagnait. c’était à croire que le Pactole coulait dans le lit de l’Hissus.

Cette prospérité soudaine, cet accroissement véritablement miraculeux de la fortune publique dans un pays où l’or avait toujours été denrée rare entre tant d’autres, tenait à l’heureuse commotion qu'avait donnée l’annexion de la Thessalie, à la politique pacifique et aux réformes productives du ministère Trikoupis, enfin aux nouvelles ressources qui s’étaient développées sous cette double influence. La transformation qu'on voyait s’accomplir avait encore une autre cause. En ces dernières années, un grand fait économique, qui peut avoir les conséquences d’un grand fait politique, s'est accompli dans l’histoire de la Grèce moderne. c’est le retour des homogènes. Les homogènes (de même race) sont des Hellènes dont les familles ont quitté Constantinople après la conquête ottomane pour se réfugier, quelques-unes à Venise ou en Crète, la plupart dans les îles de la mer Egée, comme Chio et Psara, où les Turcs exerçaient une autorité plus nominale qu’effective. Quand éclata la révolution de 1821, les descendans de ces familles, ne se sentant plus en sûreté, émigrèrent de nouveau et vinrent se fixer à Odessa, à Alexandrie, à Trieste, à Livourne, à Marseille, à Londres, à Vienne. Partout ils fondèrent des comptoirs ou des maisons de banque; partout ils s’enrichirent, — certains d’entre eux comptent aujourd'hui leur fortune par dizaines de millions. — Les homogènes avaient soutenu de leur argent ou de leur personne l’insurrection grecque. Au nouveau royaume ils firent des dons magnifiques; des monumens, de grandes écoles, des hôpitaux furent édifiés à leurs frais. Néanmoins, ils restèrent à l’étranger. Leur argent profitait au pays, il n’y multipliait point. Il ne contribuait pas au développement économique. Or, depuis une dizaine d’années, les homogènes sont en grand nombre revenus en Grèce. Est-ce nostalgie de la patrie refaite ? Est-ce parce que ces Grecs cosmopolites, toujours si avisés, se portent instinctivement où il y a de l’argent à gagner? La chose reste mystérieuse. Il n’en est pas moins certain que le retour des homogènes était pour la Grèce un des plus grands biens qu'elle pût espérer et que, pour ceux qui s’intéressent à cette nation, ce rapatriement est du meilleur augure. Deux élémens de vie économique manquaient à la Grèce, les capitaux et cette initiative des grandes entreprises industrielles par quoi un pays reçoit l’impulsion qui le transforme. Ces capitaux et cet esprit d’initiative, les homogènes les ont apportés. c’est aux homogènes que l’on doit les chemins de fer, la grande culture, les reboisemens. c’est grâce aux homogènes et à leurs relations dans la haute finance de l’Europe que l'emprunt de 1870 (60 millions), l’emprunt de 1881 (130 millions, souscrits une fois et demi), et l’emprunt de 1884 (170 millions) ont été couverts. Le fait est significatif : sur les 28 millions de rentes que paie annuellement la Grèce, il n’y en a point le quart qui soit servi à des étrangers.

La dette n’en est pas moins fort lourde. Les emprunts émis depuis six ans et qui ont été nécessités par la paix armée de 1878 à 1881, par l’organisation de la Thessalie, où tout était à faire, par les travaux publics et la levée du cours forcé, ont considérablement augmente le passif de la Grèce. Si le développement agricole, industriel et commercial a enrichi le pays, l’état se trouve néanmoins dans une situation économique difficile. Il s’en faut que les recettes suffisent aux dépenses et que les budgets s’équilibrent. Le grand mouvement d’affaires s’est arrêté en Grèce comme il s’est arrêté en France et presque partout en Europe. Action et réaction, vaches grasses et vaches maigres, c’est la loi fatale. Aujourd'hui, où la crise économique ne sévit-elle pas? En Grèce, la crise s’est compliquée de ceci, que le pays est dans une période de transition. Il se transforme, et cette transformation, trop brusque peut-être, ne peut s’opérer sans embarras. Les dépenses que fait le gouvernement pour les routes et les autres travaux sont nécessaires, et comme elles servent à fonder la fortune publique, elles rendront un jour à l’état le double de ce qu'elles lui auront coûté. En attendant, l’état n’en doit pas moins faire face aux dépenses, qui ont doublé, avec des recettes qui, si accrues qu'elles soient, n’ont pas cependant augmenté dans les mêmes proportions. Les impôts existans ont donné une énorme plus-value, mais les impôts nouvellement établis n’ont pas rendu tout ce qu'on en attendait. Sur ce point, le ministère Trikoupis a éprouvé bien des mécomptes. Il n’y a pas lieu de s’en étonner, car relativement à la contribution foncière, M. Trikoupis avait entrepris une refonte totale de l’impôt. Il frappait d’un côté et il dégrevait de l’autre. Or, s’il pouvait calculer à une drachme près le déficit que produiraient les dégrèvemens, il ne pouvait évaluer que très approximativement les sommes que donneraient les taxes nouvelles. Pour les droits mis sur le tabac, les alcools, 'es allumettes, ces sortes d’impôts ne rendent jamais, les premières années, autant qu'ils le devraient normalement. Avant que les taxes soient votées, les marchands et même les particuliers font des provisions qui leur permettent d’y échapper pendant un certain temps. Au début, l’organisation même de la perception présente mille difficultés. Il en a été de la Thessalie comme de l’ancien royaume. On comptait sur de grandes recettes, on les a faites; mais les frais nécessités par la réorganisation administrative et fiscale du pays et par des travaux publics se sont élevés plus haut qu'on ne s’y attendait, d’autant que les Turcs avaient à demi ruiné la contrée, brûlant les forêts, cessant d’entretenir les routes, vendant à vil prix les domaines de l’état, laissant renaître le banditisme[4].

Par suite des difficultés économiques, le ministère Trikoupis est tombé sous un vote de la chambre. Sans doute, en effet, le président du conseil n’avait pas mis assez de retenue dans les dépenses publiques, présumant trop des ressources immédiates de la Grèce. A y réfléchir, cependant, on reconnaît que M. Trikoupis obéissait aux exigences de la situation. Était-il d’une bonne politique d'arrêter le pays dans le mouvement de progrès qui se manifestait si vivement ? Alors que l’initiative privée construisait des chemins de fer, l’état pouvait-il ne pas construire des routes ? La substitution de la perception en argent à la dîme n’était-elle pas une mesure qui s’imposait depuis longtemps ? Il en était de même de la levée du cours forcé, suppression qui a nécessité le dernier emprunt. Le cours forcé coûtait à la Grèce un agio de 10 à 15 pour 100 sur ses importations; c’est une perte nette de 15 à 16 millions par an, sans compter l’intérêt de 1 pour 100 payé par l’état aux banques nationales et l’agio qu'il devait subir dans le service de la dette à l’étranger. Or la somme à verser aux banques pour l'abolition du cours forcé n’était que de 72 millions. A les rembourser par un emprunt, l’état, il est vrai, se grevait d’une grosse dette nouvelle, mais il enrichissait le pays en le libérant de ce cours forcé qui coûtait 16 millions chaque année aux transactions internationales. On a surtout reproché à M. Trikoupis, qui, tout en voulant la paix voulait être prêt pour la guerre, les dépenses militaires et maritimes. Il semblait qu'on eût raison, mais les événemens sont venus donner raison à M. Trikoupis. Si, au mois de septembre, l’armée avait eu son effectif normal, dix jours après la révolution de Philippopoli, les Grecs seraient entrés presque sans coup férir à Janina, dont la garnison ne se montait pas à trois cent cinquante hommes. Combien les choses seraient aujourd'hui simplifiées !

Pour conclure, si l’état se trouvait cette année dans une situation financière critique, cette crise n’arrêtait pas les progrès du pays. Or, dans un pays qui s’enrichit, par la force des choses les finances doivent devenir bonnes. Dans l’étude du budget pour 1886, le nouveau ministère avait réduit les dépenses, fixé à 8,000 hommes l’effectif de l’armée, arrêté certains travaux ; il avait, d’autre part, évalué moins haut le chiffre des recettes. Grâce à l’administration sage et avisée de M. Delyannis, qui a rendu déjà tant de services à la Grèce, on pouvait espérer arriver, sinon cette année, du moins dans deux ou trois ans, à l’équilibre réel du budget, lorsque la révolution du 18 septembre a tout bouleversé. Quoi qu'il puisse advenir pour les Grecs des événemens d’Orient, quelque bénéfice ou quelque dommage que leur apporte la guerre, il est manifeste que la paix a été féconde en Grèce. Depuis vingt-cinq ans et surtout depuis cinq ans le pays s’est transformé. Les moins philhellènes parmi ceux que leur plaisir, leurs études ou leurs intérêts amènent là-bas sont frappés des progrès de ce peuple ne d’hier, quoique vieux de trente siècles, et ils regardent avec autant de sympathie que de curiosité cette nouvelle civilisation qui s’établit sur des ruines glorieuses.


III.

« D’ici à longtemps, avait dit M. Trikoupis dans un de ses premiers discours, la Grèce doit songer à exploiter son territoire plutôt qu'à l'agrandir, à préparer des cantonniers plutôt que des soldats, et à construire plus de chemins de fer que de cuirassés. » M. Trikoupis montrait par ces paroles qu'il comprenait les intérêts immédiats du royaume et les véritables intérêts de l’hellénisme. Toute la chambre, tout le pays se rallia à ces idées. Aussi, quoique la Turquie eût tout mis en œuvre pour paralyser l’effet du traité de Berlin, le gouvernement hellénique, depuis le règlement de la question des frontières, a entretenu les meilleures relations avec la Porte. Plus d’un homme politique grec, même, a pu rêver cette anomalie qui semble monstrueuse : l’alliance de la Grèce avec la Turquie. Si la Turquie, en effet, reste toujours l’ennemie de la Grèce, la Grèce ne voit plus une ennemie dans la Turquie. Les seuls vrais, les seuls redoutables ennemis des Grecs, ce sont les Slaves. Le danger est chez ceux qui menacent Constantinople et Salonique, et non chez ceux qui les détiennent. De la part de la Turquie, où est le péril pour les Grecs ? La Turquie ne peut faire rétrograder les événemens. Elle ne peut reprendre la Grèce aux Grecs, pas plus qu'elle ne peut reprendre la Bulgarie aux Bulgares et la Serbie aux Serbes. Son seul espoir, que chaque année affaiblit, c’est le maintien du statu quo en Orient. Pour la Grèce son rôle est tout tracé. Attendre avec patience les derniers jours de l’empire ottoman, en se recueillant dans la paix de façon à être forte pour la guerre. Plus la Grèce sera riche à l’heure du partage final de la Turquie, et plus, soit par les armes soit par la diplomatie, elle aura des dépouilles de l’empire. « Money is a good soldier: l’argent est un bon soldat, » a dit Shakspeare. Par le développement de son agriculture, de son industrie, de son commerce, la Grèce cherchait depuis quelques années à se constituer ce « bon soldat. » Mais la Grèce désirait une longue paix, car il lui fallait une longue paix pour achever sa transformation. Il lui fallait une longue paix pour montrer son relèvement à l’Europe et pour lui prouver qu'elle peut remplir la mission que l’histoire, l'ethnographie et les intérêts politiques de l’Occident lui assignent en Orient.

Les événemens viennent traverser les plus sages desseins. La révolution de Philippopoli a surpris les Grecs en flagrant délit d'opérations pacifiques. À cette menace d’un nouveau démembrement de la Turquie au profit des Slaves, les Grecs se sont émus et enflammés. De bonne foi, peut-on s’en étonner? Les puissances s’efforcent d’imposer le retour au statu quo ante bellum ; et la Grèce, plus directement intéressée, cependant, que n’importe quelle puissance dans la question d’Orient, n’aurait pas le droit, elle aussi, de demander le rétablissement du statu quo ! Or la Grèce ne réclame pas autre chose. A la vérité, si, comme il est probable, l’Europe renonce à son premier desideratum, si elle souffre qu'il se forme aux frontières de la Thrace et de la Macédoine un état de trois millions de Bulgares, ce qui sera un préjudice pour les Hellènes de la Roumélie orientale et une menace pour les Hellènes des contrées limitrophes[5], si enfin l’Europe en sanctionnant l’union bulgare, récompense les perturbateurs et donne une prime à l’insurrection, les Grecs auront d’autres demandes. A repousser les réclamations helléniques, les puissances prouveraient qu'il existe deux justices: la justice pour les Bulgares et la justice pour les Grecs. En effet, les Bulgares peuvent impunément violer le traité de Berlin, alors que ce traité a créé l’autonomie de la Bulgarie proprement dite et donné à la Roumélie orientale une administration indépendante ; et les Grecs ne seraient pas admis à revendiquer les clauses de ce traité qui n’ont pas été exécutées. Si les Bulgares ont été bien avisés de se réunir aux Rouméliotes, les Grecs ne sauraient être moins bien avisés de se réunir aux Epirotes. d’une part, ils agiraient au nom de l’hellénisme, comme les Bulgares ont agi au nom du slavisme ; d'autre part, ils se conformeraient aux décisions du traité de Berlin autant que les Bulgares s’en sont écartés.

Le gouvernement grec n’a officiellement demandé jusqu'à présent que le rétablissement du statu quo ante bellum, et, comme garanties contre le retour de pareils faits, l’occupation permanente par les Turcs des passes des Balkans, en exécution du traité de Berlin. La Grèce n’a pas dit quelles seraient ses prétentions au cas où l’Europe laisserait s’accomplir l’union bulgare. Encore aujourd'hui, d’ailleurs, les Grecs ne s’entendent pas absolument sur la question des territoires à réclamer et au besoin à envahir. Il y a les exaltés, — les irrédentistes, comme on dit en Italie, — il y a les modérés. Il y a ceux qui ont renversé le ministère Coumoundouros, pour avoir accepté la rectification de frontières proposée par la conférence de Constantinople ; il y a ceux qui lui font un honneur d’y avoir consenti. M. Bikélas, par exemple, a écrit que plus tard on élèvera une statue à Coumoundouros en mémoire de ce grand acte. Pour les uns donc, il faut avoir la Crète, toutes les îles du littoral asiatique, l’Epire entière, la presqu'île de Salonique et une partie de la Macédoine. Selon de moins impatiens, la Grèce doit borner ses ambitions présentes à la vallée de l’Haliakmon pour la Thessalie, à la vallée du Kalamas pour l’Épire et à l’île de Crète. A entendre de plus modestes encore, il faut seulement réclamer le tracé même indiqué dans l’acte final de la conférence de Berlin, c'est-à-dire l’Épire jusqu'au thalweg du Kalamas et la Thessalie jusqu'à la crête méridionale de l’Olympe.

Si la majorité du peuple grec n’a pas renoncé à la « grande idée, » si le rétablissement de l’ancien empire byzantin avec Constantinople pour capitale est encore l’ambition générale, un grand nombre d’Hellènes, sans pour cela être moins patriotes, s’arrêtent à une autre pensée. Depuis une dizaine d’années, l’hellénisme antique lutte chez les Grecs contre le byzantinisme. Ce ne serait pas sans regrets que plus d’un Grec verrait Constantinople remplacer Athènes comme capitale. Pour toute une nouvelle génération d’hommes politiques, il faut laisser Constantinople à qui la possède ou à qui la voudra prendre, et il faut refaire l’antique Hellade avec le royaume actuel, l’Épire grecque, la Thessalie entière, la presqu'île de Salonique, une partie de la Macédoine et la Crète. Un jour peut-être, la réunion à la Grèce des îles de la mer Egée et des villes d’Ionie, premier berceau de l’hellénisme, viendra achever cette résurrection de la grande patrie grecque. Si c’est là un rêve, au moins semble-t-il moins irréalisable que celui du rétablissement de l’empire byzantin; au moins est-il de tous les rêves le plus noble et le plus enchanteur.

Tout arrive. Il y a près de vingt ans, le 9 février 1867, M. le général Türr, qui, soldat, ingénieur, diplomate, écrivain, a tous les dons, même celui de prophétie, proposait dans le Journal des Débats cette solution de la question d’Orient : « Les trois groupes de la Turquie d’Europe sont les Slaves, les Grecs et les Albanais, Les Slaves, composés des Serbes, des Herzégoviniens et des Bulgares, formeront une confédération indépendante. Les Albanais, consultés par le suffrage universel, se réuniront aux Slaves ou aux Grecs. Les Grecs, étouffant dans le cercle où les a resserrés la diplomatie, auront l’Épire et la Thessalie jusqu'à Salonique. A partir de Salonique, en suivant une ligne diagonale coupant les Balkans et descendant à travers la Dobroutcha jusqu'au Danube, on a un territoire habité en majeure partie par les Osmanlis. Ce territoire restera à la Turquie et formera autour de Constantinople une large province ayant comme les autres un caractère d’homogénéité. Cette confédération greco-slavo-turque prendra le nom de confédération des Balkans. » Que pense aujourd'hui la Turquie de cette solution qu'il y a vingt ans elle devait tenir pour chimérique et singulièrement impertinente ? A la fin de 1886, après la conférence et après la guerre, celle-là certaine et celle-ci possible, — on sait que les conférences et les guerres sont également dangereuses pour la Porte, — la Turquie amputée de la Roumélie, peut-être de l'Épire, de la Basse-Macédoine et de la Crète, aura-t-elle beaucoup plus de territoire que ne lui en concédait la solution orientale proposée en 1867?

La prochaine conférence sera appelée à entendre les réclamations des Grecs. Les plénipotentiaires les rejetteront-ils? L’Europe voudra-t-elle se de juger en repoussant cette demande d’une ligne frontière qu'elle-même, au congrès de Berlin, a assignée à la Grèce? La Turquie se prêtera-t-elle à une nouvelle cession de territoire? s’il en est autrement, la guerre paraît inévitable; et les premiers coups de feu tirés, jusqu'où iront les revendications helléniques ? Dès ce moment tout détiendra du fait accompli. Or, le fait accompli, cette nouvelle loi de politique internationale qui s'impose désormais à tous les congrès, qui hier encore a fait échouer la conférence de Constantinople, peut-on dire ce qu'il sera dans un -mois, dans six semaines, au printemps prochain? Si les troupes grecques, aidées par la levée de boucliers de l’Epire, de la Thessalie et de la Macédoine, occupent Janina ou Salonique, si une révolution a éclaté en Crète et a réduit les Turcs à se réfugier dans la citadelle de la Canée, si une escadre grecque a abordé à Chio, si quelque autre île de la mer Egée s’est soulevée, — avec l’état de guerre toutes les éventualités sont possibles, — les puissances médiatrices pourront-elles y laisser rentrer les Turcs, encore que sur d'autres points ils aient été victorieux? L’axiome Beati possidentes s'impose d’autant plus contre les Ottomans, que si où sont les Turcs, c’est l’incurie et la misère, où rentrent les Turcs, c’est la ruine et le carnage. Ils ne savent pacifier qu'à coups de sabre. Les massacres de Bulgarie en 1876, les massacres de Thessalie en 1877, témoignent que les Ottomans n’ont point renoncé aux procédés de 1821.

Entre la Grèce et la Turquie, la lutte sans doute serait inégale. Mais, outre que le feu de la guerre peut s’étendre dans tout l’Orient, la Grèce n’est pas précisément une « quantité négligeable. » 80,000 hommes sont prêts à entrer en campagne, et dès aujourd'hui le gouvernement possède l’argent nécessaire à l’entretien de ces troupes pendant toute l’année 1886. Comme armée de deuxième ligne, la Grèce mobilisera le second ban de la réserve, soit 40,000 hommes, et il lui restera à appeler la territoriale entière, qui compte 100,000 hommes. l’argent, l’état je trouvera dans l’emprunt de 100 millions voté à la chambre le 15 décembre dernier. Quant aux troupes turques qui sont actuellement en Europe, on les peut évaluer à 200,000 hommes. La Turquie manque d’argent pour mobiliser ses réserves. Les soldats turcs ont la merveilleuse faculté de marcher et de combattre sans solde et sans vivres; mais encore faut-il leur donner de bonnes armes et des munitions. Au reste, comme la Turquie s’imagine avoir facilement raison des Grecs, elle n’appellera pas les rédifs au début des hostilités. La flotte grecque, qui compte seulement trois cuirassés, une douzaine de navires de divers rangs en bois et en fer, et une escadrille de canonnières nouvellement construites, est inférieure par le nombre à la flotte ottomane, encore que celle-ci soit fort affaiblie; mais les grandes qualités nautiques des matelots grecs et l’instruction de leurs officiers compenseraient, et au-delà, la supériorité numérique. De plus, il existe aujourd'hui un terrible engin de destruction qui semble avoir été créé tout exprès pour les neveux des inventeurs du feu grégeois, pour les fils des hardis brûlotiers de 1821. c’est le torpilleur. La Grèce a près de soixante torpilleurs qui porteront le ravage au milieu de la flotte ottomane. Les officiers de la marine hellénique n’appréhendent qu'une seule chose, c’est que les gros cuirassés turcs n’osent pas s’aventurer en pleine mer. Mais, à l’exemple des barques de Canaris, ces brûlots singulièrement perfectionnés, qui s’appellent les torpilleurs, iront les surprendre en rade. Sur terre, au contraire, les Grecs trouveront dans les Turcs les plus redoutables adversaires : indifférens à la mort, solides au feu et merveilleux remueurs de terres. Les Grecs le savent. Ils savent aussi qu'en Épire comme dans la Haute-Thessalie, en Phocide comme en Etolie, il est facile d’éviter les grandes batailles rangées, de multiplier les combats partiels, les coups de main, les embuscades. de traîner la guerre en longueur. Ils n’ignorent pas non plus qu'il n'est pas nécessaire de prendre les redoutes à la baïonnette quand on peut pénétrer dans le pays par d’autres passages. En 1870, les Allemands n’ont pas enlevé un seul ouvrage, et, à entendre de bons stratégistes, les trente mille soldats tombés sur les glacis de Plevna ont été sacrifiés pour la plus grande gloire de l’armée russe. Au demeurant, toute guerre a sa part d’imprévu, et il n’est point d'ennemi que l’on puisse mépriser. Sous Abdul-Azis, il a fallu à la Turquie 80,000 hommes, commandés par Omer-Pacha, et deux longues années, pour soumettre la Crète. Après la révolution de 1821, les Grecs ont soutenu contre les Turcs une guerre de six ans avec des alternatives de défaite et de succès. Souvent luttant un contre six, ils ont pris d’assaut la formidable citadelle de Nauplie, Athènes, Tripolitza ; ils ont défendu Missolonghi une année entière ; ils ont été victorieux dans vingt combats. Partout sur mer, ils ont eu l’avantage.


Et le bon Canaris, dont un ardent sillon
Suit la barque hardie,
Sur les vaisseaux qu'il prend, comme son pavillon,
Arbore l’incendie.


Or, les Turcs étaient en ce temps-là au faîte de la puissance. Ils croyaient à la pérennité de l’empire, leur trésor était inépuisable, leur armée était innombrable. Les Grecs n’avaient point de canons. L'argent leur manquait. Ils étaient sans organisation et sans discipline, fatalement divisés par les rivalités des chefs. Il en va autrement aujourd'hui. Les soldats turcs n’ont pas perdu leur valeur guerrière, mais où est leur espoir dans les combats ? Sans qu'ils s'en doutent peut-être, les Turcs subissent la fatalité des événemens. Ils sentent que leur règne s’achève. Leurs finances sont perdues, leur armée se désorganise, leur diplomatie désespère, leurs protecteurs se dérobent, le principe des nationalités se substitue à celui de l’intégrité de l’empire ottoman. Seules les compétitions latentes ou avouées maintiennent l’islam en Europe. Si la situation s'est modifiée en Turquie depuis 1821, elle n’a pas moins changé en Grèce. Les Grecs sont disciplinés, bien armés, bien équipés, munis de tous les services auxiliaires, exercés aux nouvelles manœuvres tactiques sous la direction d’officiers français. Ils sont confians dans l’avenir, pénétrés de la justesse de leurs droits, unis dans une même pensée patriotique.

Le mouvement qu'a provoqué en Grèce la révolution rouméliote a été spontané et unanime. En décrétant la mobilisation, le gouvernement a obéi à la chambre, qui elle-même s’inspirait de la volonté de tout le peuple grec. À s’y opposer, le ministère eût été renversé et le roi détrôné. L’élan vers la guerre est immense. C’est aux cris de : « Ζήτω ὁ πόλεμος. Vive la guerre ! » que les troupes partent pour la frontière, que les réservistes rejoignent leur corps, que s’embarquent les matelots ; c’est sans aucune plainte que la population accepte les impôts extraordinaires nouvellement votés. Lorsque la poudre aura commencé de parler, ce grand élan national gagnera tout le monde hellénique. Quel retentissement les premiers coups de canon des Grecs auront en Crète, en Épire, en Thessalie, en Macédoine, dans les îles ! Partout où il y a des Hellènes, des révoltes éclateront quand les raïas seront certains d’être secondés ; les souscriptions, les dons, les secours de toute sorte qui déjà arrivent de la part des riches Grecs d’Odessa, de Londres, de Marseille, de Constantinople, d’Égypte, décupleront quand on saura que l’argent est nécessaire, indispensable, qu’il faut des cartouches pour les combattans, de la charpie pour les blessés.

Les hostilités, peut-être, ne commenceront pas avant le printemps. Mais l’idée de la guerre se maintient aussi impérieuse, aussi ardente qu’aux premiers jours. Les Grecs en prenant les armes ont compromis pour longtemps leur relèvement économique ; ils veulent que ce sacrifice ne reste pas inutile. Ils sentent qu’on a exploité contre la Grèce sa soumission, hélas ! bien naturelle, aux volontés des puissances protectrices, et que, oubliant les grands holocaustes de la guerre de l’indépendance, les railleurs ont trop dit : Les Grecs crient beaucoup et n’agissent pas. Pour arrêter leurs prétendus élans, il a suffi, en 1854, d’une frégate française à l’ancre au Pirée ; en 1867, des représentations du corps diplomatique ; en 1878, d’un conseil de l’Angleterre ; en 1881, de la volonté de M. Barthélémy Saint-Hilaire. Si, par impossible, ils faisaient semblant d’entrer en campagne, les Turcs auraient raison d’eux avec un détachement de zaptiés et une section d’artillerie. Les Grecs veulent être au gain, ils ne veulent pas être à la peine. — En 1886, les Grecs veulent être à la peine, comme ils y ont été en 1821. Ils sont résolus aux suprêmes sacrifices. Ils savent qu’il ne leur est pas nécessaire d’être victorieux ; il suffit qu’ils soient héroïques. Une défaite comme les Thermopyles fera autant pour leur cause qu’une victoire comme Marathon. L’Europe est intervenue en faveur des Serbes après une campagne de huit jours. Après une année de luttes sanglantes et acharnées, l’Europe ne pourra point ne pas intervenir en faveur des Grecs. — Mais, puisque aussi bien en Orient toutes les guerres finissent par une médiation, il serait peut-être plus simple de commencer par là.

Henry Houssaye.
  1. Par Grecs nous entendons les populations de race hellénique. A compter les raïas qui pratiquent le culte grec, on arriverait à près de six millions.
  2. Ces sortes d’adresses font partie de l’arsenal diplomatique de la Porto. Le procédé est bien usé, mais les Turcs n’y renoncent pas pour cela. Il y a trois semaines encore, les journaux parlaient d’une protestation des Rouméliotes contre l’annexion à la Bulgarie ; et, huit jours après, les délégués ottomans recevaient à Philippopoli l’accueil que l’on sait.
  3. Je me borne aujourd'hui à rappeler d’une façon sommaire les progrès de la Grèce, de 1865 à 1877, car je les ai exposés en détail, ici même, il y a quelques années. Voir dans la Revue du 15 février 1879 la Grèce et les Provinces grecques de la Turquie.
  4. Aujourd'hui les Turcs agissent de même en Macédoine. c’est fort malheureux pour les populations, mais c’est peut-être de bon augure pour les Grecs.
  5. Rien n’explique et ne justifie mieux l’émotion qui a saisi les Grecs à la nouvelle de la révolution de Philippopoli que cette page d’un petit livre distribué gratuitement dans tous les pays où il y a des Bulgares. « l’avenir de la Bulgarie est dans la Macédoine, dans le relèvement des Bulgares macédoniens; c’est à cela que nous devons travailler, car notre grandeur, notre unité future, notre intégrité nationale, notre existence comme état, ne sont que là. Sans la Macédoine, un état bulgare dans la péninsule des Balkans, serait sans importance, sans valeur. Salonique doit être la porte principale de cet état. Si la Macédoine ne devient pas bulgare, la Bulgarie ne scia pas constituée. » — Or sur les 690,000 chrétiens habitant la Macédoine, il y a 90,000 Bulgares et 600,000 Hellènes. On voit que les ambitions bulgares passent les ambitions helléniques, et l’on conçoit que les Grecs aient des raisons pour s’inquiéter.