La Grèce en 1886/02

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La Grèce en 1886
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 129-153).
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LA
GRÈCE EN 1886

II.[1]
SON ÉTAT MORAL.

De tous les élémens sociaux, celui qui se modifie le plus lentement, ce sont les mœurs. Elles résultent d’un concours de circonstances ordinairement très complexes et sur lequel les lois énoncées dans les codes n’exercent pour ainsi dire aucune action ; ces lois sont, en effet, le produit des mœurs, bien loin d’en être la cause. Une loi qui contrarie les mœurs n’a aucune chance de durer ni même d’être exécutée; ou, si elle l’est, on la considère comme violente et oppressive. Quand un peuple a été vaincu par les armes, la loi du vainqueur ne s’impose que par les armes et n’obtient l’obéissance que par la force ; la soumission, elle ne l’obtient pas, à moins que, par une action prolongée, profonde et habile, le vainqueur ne plie peu à peu à ses propres mœurs les générations des vaincus. Mais les obstacles qu’il rencontre sont si nombreux et si variés qu’il échoue presque toujours; après plusieurs siècles d’efforts, l’antagonisme subsiste et la rébellion se fait jour par quelque fissure du mécanisme social : une querelle toute locale se change aussitôt en émeute, l’émeute devient insurrection et l’insurrection prend le caractère d’une guerre d’indépendance. Le vainqueur est expulsé, avec ses forces militaires et ses administrations politiques et civiles. Il se produit comme une table rase, et le vaincu, rendu à la liberté, reconstruit selon ses propres mœurs une société nouvelle.

Je pourrais citer un grand nombre de faits historiques d’où ressortirait clairement la preuve que les conquérans sont les jouets d’une illusion, quand ils s’imaginent rester les maîtres du peuple qu’ils ont vaincu. Je n’en rappellerai que deux ou trois. En Chine, les Tartares et les Chinois ne se sont point assimilés. Dans l’Inde, les musulmans sont restés séparés des Indous brahmaniques, qui les tiennent pour des ennemis ; les Mongols ont formé une troisième couche au-dessus des autres ; puis sont venus les Anglais ; c’est autant de civilisations qui vivent côte à côte sur le même sol et qu’une cause profonde, une circonstance imprévue pourra mettre aux prises. Plus près de nous, dans l’ouest de l’Asie et dans l’est de l’Europe, les populations conquises au XVe siècle par les musulmans ne se sont point mêlées à eux ; elles ont perdu leur indépendance, leur force militaire et leurs institutions ; elles ont gardé leurs mœurs ; le Turc méprise le chrétien et le maltraite, le chrétien a horreur du Turc et attend que l’heure ait sonné. Plus près encore, ne voyons-nous pas la Pologne conserver avec ses mœurs une sorte d’existence idéale, malgré la violence ou l’adresse des trois forts qui en ont fait leur proie ? Il en est et il en sera ainsi de l’Alsace jusqu’au jour, peut-être prochain, où l’illusion allemande se dissipera ; on verra que la famille prussienne de Berlin n’a pas les mêmes mœurs que la famille française de Strasbourg, de Colmar ou de Metz, et l’on trouvera nature ! que chacun retourne aux siens.

Pour le moment, l’état des populations sur presque toute la terre est celui d’équilibre instable ; la pyramide est sur la pointe ; elle ne pourra se remettre sur sa base sans fracas et sans écrasemens. Les maux toutefois seront moindres si, par une action commune, les peuples civilisés rétablissent petit à petit et en profitant des circonstances l’indépendance des peuples que la conquête a dépouillés. Mais si l’un d’eux, quel qu’il soit, tentait de faire à lui seul le travail de tous, si, par exemple, la Russie mettait la main sur l’Inde et sur Constantinople et qu’elle réussît, on ne voit pas comment une grande partie de la terre pourrait échapper à la servitude.


I.

Presque tous les changemens éprouvés par l’état social et par les mœurs du peuple grec ont eu pour cause le passage de la servitude à l’indépendance. Cette révolution ne s’est pas faite subitement ; on peut dire qu’elle se continue aujourd’hui même. Comme nous ne voyons rien en France qui puisse être comparé à cette transformation, l’étude en est pour nous doublement profitable. La révolution française ne nous a pas soustraits à une domination étrangère; elle a donné la solution d’un tout autre problème, celui de l’unification d’élémens intérieurs discordans, solution qui a consisté surtout dans l’égalité devant la loi. Du temps des Turcs, les Hellènes étaient égaux entre eux, égaux dans la servitude. Les anciennes distinctions byzantines, puis celles que la conquête latine avait créées, ces seigneuries, ces titres de noblesse de tout degré avaient disparu sous le sabre ottoman. On peut même dire que les familles nobles ou riches avaient été plus maltraitées que les autres : les conquérans pouvaient les craindre, et pour cela même les humiliaient en les ruinant; quant au pauvre paysan, le Turc avait besoin de lui pour se faire nourrir. Ainsi l’on vit disparaître les grandes familles byzantines dans la pauvreté et la misère. Quelques-unes, même des familles impériales, ont encore des descendans, mais qui ne diffèrent en rien des autres Grecs. Si quelqu’un d’eux se distingue dans la nouvelle société hellénique, c’est uniquement par sa valeur personnelle; ce n’est point par le nom dont il a hérité. Voilà comment le niveau fut passé sur ce peuple hellène, chez qui les classes aristocratiques avaient brillé d’un si vif éclat dans deux civilisations successives.

Les mêmes causes firent disparaître des villes les classes supérieures de la nation. Les uns s’enfuirent à l’étranger, d’autres qui restèrent furent malmenés ou se firent mahométans, ou se mirent au service des Turcs ; plusieurs, qui avaient passé à l’ennemi, devinrent les plus redoutables oppresseurs de leurs compatriotes; l’histoire en cite quelques-uns. A la place de ces hommes de classe supérieure, le gouvernement turc mit ses propres administrateurs, ses chefs militaires et ses soldats. Ainsi les villes ne se composèrent plus que de deux sortes d’habitans : les maîtres, qui représentaient et exerçaient la puissance ottomane, et la foule des petits marchands et des esclaves chrétiens. Ces villes allaient diminuant, soit par la fuite volontaire à l’étranger, soit par la dureté du joug qui pesait sur elles et décourageait la reproduction. Quand un délit était commis contre un musulman par un chrétien, ne fût-ce qu’un mot de ressentiment contre l’oppression, la position du chrétien n’était plus tenable; il fuyait la ville et se jetait dans la montagne. Ainsi, à mesure que la population des villes et des bourgs diminuait, le nombre des klephtes augmentait. Ces klephtes étaient les moins soumis et les plus vaillans des Hellènes. Traqués comme des malfaiteurs ou des révoltés, ils échappaient aux poursuites « sur les crêtes et dans les ravins. » Ils y vivaient, eux, leurs femmes et leurs enfans, aux dépens des gens de la plaine, qu’ils supposaient toujours être des musulmans ou des serviteurs des pachas.

Cet état de choses explique comment des industries qui seraient aujourd’hui dans la plaine se créèrent dans la montagne, celle d’Ambélakia par exemple ; elles échappaient autant qu’il était possible au voisinage des agas et des cadis et à la redoutable force armée des pachas. On ne va pas aisément de Jannina à la vallée de Tempé ; les Ambélakiotes payaient exactement les impôts et distribuaient largement les bakchichs. Ambélaki était une vache d’abondance pour le pacha d’Épire et de Thessalie ; elle put subsister jusqu’au jour où le pacha voulut tout prendre. Les mêmes causes sociales expliquent pourquoi des îles telles que Psara, Spezza, Hydra, devinrent sous les Turcs de grands centres maritimes. Ces îles sont des rochers ; c’est cela même qui convenait à ces klephtes de mer. Le port du Pirée était ensablé et sans quais : celui de Corinthe avait totalement disparu ; il n’y avait rien à Fatras qu’une mauvaise échelle de bois ; Gythion était un désert ; Nauplie ne recevait que de petits bateaux. Mais dans les criques rocheuses des îles, on trouvait un refuge contre des oppresseurs qui n’ont jamais su manier la mer. Ainsi les klephtes avaient la liberté des aigles et les marins celle des goélands : c’est précisément ce qu’au temps de la guerre le vénérable Néophytes Vamvas disait aux montagnards du Taygète, et je tiens le fait de sa propre bouche.

La plupart des héros de la guerre furent des montagnards ou des marins ; dans ces combats isolés, la valeur personnelle était tout, c’est d’elle que dépendait le succès. L’habileté s’exerçait sur un petit théâtre, où quelque coup d’audace forçait le dénoûment. C’est pourquoi l’histoire de la guerre de l’indépendance se compose en réalité de biographies. De plan d’ensemble, il n’y en faut pas chercher : son unité d’action est fournie par le sentiment qui inspire tous les acteurs, l’amour de l’indépendance et le besoin d’avoir une patrie. C’est ce sentiment d’ordre supérieur qui donna à tant d’hommes et de femmes une énergie d’action poussée jusqu’au sacrifice prévu de la vie.

La guerre, heureusement terminée avec le concours des philhellènes et par l’intervention armée des grandes puissances, changea cet état de choses. Le rôle des gens de guerre ne dura que le temps de la guerre ; beaucoup y périrent : ceux qui survécurent n’avaient aucune des aptitudes qu’exigent l’organisation et le gouvernement d’un peuple libre ; ces aptitudes s’acquièrent dans les villes et non dans la vie aventureuse des montagnes. C’est pourquoi les hommes qui occupèrent une position quelconque dans les administrations qui se créaient furent des gens des villes ou des Hellènes venus de l’étranger à la faveur de la paix. C’est sous leur direction, bonne ou mauvaise, que la nouvelle société se forma. Elle se forma dans des conditions depuis longtemps oubliées, mais où elle eut pour modèles les sociétés européennes. Aujourd’hui, en pays turc, la propriété n’est pas encore bien consolidée ; en 1830, elle ne l’était pas du tout, si ce n’est pour les musulmans. Le sultan était maître de la terre comme représentant de Dieu et vicaire du prophète. Dans la Grèce libre, chacun se vit avec une sorte d’étonnement maître chez soi : ni un particulier, ni un administrateur, ni un chef militaire, ni l’état, ne pouvaient plus exercer un droit d’éviction contre personne. Ainsi, le cultivateur sentit qu’il pouvait améliorer son champ, l’agrandir, défricher, planter, mettre en rapport, avec la certitude que le fruit de son travail lui resterait et passerait à ses enfans. Il put envoyer sa femme et ses filles travailler à son champ, sans craindre de les voir insultées ou enlevées pour quelque harem. Bien plus, quand les troupes musulmanes quittèrent le pays et qu’un gouvernement chrétien fut établi, les propriétaires musulmans, pris de peur, se mirent à vendre à vil prix leurs propriétés, qui passèrent alors entre les mains des Grecs : c’était une crainte chimérique, car ceux qui restèrent s’en trouvèrent bien et furent plus heureux que sous le régime ottoman. La loi nouvelle, fondée sur les principes de la révolution française, ne faisait acception ni des doctrines ni des personnes. Elle changeait entièrement les conditions du travail ; elle en laissait tout le fruit à son auteur. Comme elle garantissait aussi les héritages, elle créait entre les pères et les enfans un lien permanent et des rapports de famille, que le régime ottoman avait sans cesse troublés.

Ce que nous disons ici du cultivateur, il faut le répéter pour le marchand et le propriétaire urbain, pour le négociant et le marin, et pour l’étranger établi dans le pays. Tout ce que chacun d’eux possédait se trouvait sous la protection de la loi et de la puissance publique. Il ne faut donc pas s’étonner si l’agriculture, le commerce, la marine, la banque, en général toute la production et les échanges, ont pris en Grèce un si rapide développement, et si la population s’est notablement accrue : tous ces effets sont dus à la sécurité dont on a joui depuis le départ des Turcs. L’égalité dans la servitude avait servi de préparation à l’égalité dans la liberté et le droit commun.

Toutefois, il est juste de dire que l’égalité de fait ne dura pas longtemps. À l’intérieur, les propriétés territoriales, très divisées au sortir de la guerre, parce que l’état avait distribué des terres restées sans possesseur, tendirent à se grouper dans un plus petit nombre de mains. Beaucoup de gens des campagnes n’avaient pas l’argent nécessaire pour mettre leurs terres en valeur ; ils ont emprunté à des banquiers, à des usuriers qui ont profité de leur détresse, qui ont prêté sur hypothèque à des taux exorbitans, qui n’ont pas été payés et qui ont légalement évincé l’emprunteur. Ainsi de petits propriétaires sont devenus fermiers, et des remueurs d’argent, qui n’avaient jamais cultivé un champ, sont devenus de riches propriétaires ruraux. Il y a quelques années, ce trafic était une menace pour la société, un véritable fléau ; on prêtait à 12 pour 100 au cultivateur et souvent à un taux plus élevé ; or, en quel paradis terrestre la terre produit-elle un si fort revenu, laissant encore assez pour nourrir celui qui l’ensemence ? La Banque nationale se mit donc de la partie, elle prêta à 8 pour 100 à l’agriculture et eut ainsi raison des usuriers. Mais une partie du mal était déjà fait ; je connais des latifundia qui n’ont pas d’autre origine.

Le même mouvement se reproduisit peu après sous une autre forme et à l’imitation de ce qui se passe en Europe. Toute personne allant en Grèce aujourd’hui connaîtra bientôt qu’il s’y crée une aristocratie financière dont le caractère et le genre de vie s’éloignent de plus en plus de ceux du peuple. La société néo-hellénique s’est sagement abstenue de décerner des titres de noblesse, même à ses héros ou à leurs enfans ; il n’y a quant à la naissance aucune différence entre un petit commissionnaire de l’Agora et les descendans de Miaoulis ou de Colocotroni. Mais il y a une grande inégalité sociale entre un petit propriétaire rural et le millionnaire qui bâtit un palais de marbre ou un grand hôtel dans la nouvelle Athènes. Beaucoup de ces riches Hellènes sont venus du dehors, où ils avaient fait fortune. Ils apportent dans le pays des mœurs nouvelles, inconnues aux Grecs de l’indépendance ; leur manière de vivre est imitée de la vie occidentale. Mais comme la plupart ne sont pas nés dans ce luxe qu’ils prodiguent, l’imitation n’est pas toujours heureuse, ni adroite. Nous avons quatre manières de nous apprécier nous-mêmes : on les nomme humilité, modestie, vanité, orgueil. Le Grec n’est ni humble, ni modeste, ni orgueilleux ; sa vanité native ne fait que changer de théâtre et d’expression. Quand il se sentait pauvre et peu familiarisé avec les belles manières des gens d’Occident, il vivait retiré, semblait modeste et ne demandait pas d’autre admiration que celle de ses égaux. À présent que la finance en a enrichi plusieurs, ils s’étalent et veulent être admirés de l’univers. Le mal n’est pas grand ; il n’y a là ni crime, ni péché mortel ; il n’y a qu’un peu de ridicule auquel on échappe quand on veut. Quant à ceux qui se font appeler prince ou comte, ce sont des titres que leurs familles ont eus à l’étranger et qui en Grèce sont mal portés, parce qu’ils s’imposent et procèdent de l’orgueil, sentiment étranger au peuple grec.

Si nous prenons le bon côté des choses, le progrès de la richesse et la satisfaction d’une certaine vanité ont eu des conséquences heureuses : elles ont en quelque sorte nettoyé le pays de l’ordure que la servitude y avait laissée. L’habitation est devenue plus confortable, non-seulement dans les villes où elle va jusqu’au luxe, mais aussi dans les campagnes. Le sentiment de l’ordre a pénétré partout dans la vie privée et avec lui le besoin de l’économie. Le Grec a compris que le luxe des Orientaux est tout extérieur et mal entendu ; que 30 francs mis au gland d’or d’un fez, 50 francs à des guêtres, 400 ou 500 à une veste chamarrée, sont des dépenses excellentes pour des Turcs, qui vivent et se parent du travail d’autrui, mais qu’elles sont peu compatibles avec la civilisation sérieuse et solide des Occidentaux. Quand les Grecs étaient pauvres, ils mettaient sur eux tout leur avoir et ne possédaient rien à la maison. À présent qu’ils sont riches ou dans l’aisance, ils ne brillent plus au soleil, mais ils sont mieux logés et mieux nourris, ils font des économies et cultivent leur esprit comme leurs terres. Quand j’ai vu la Grèce pour la première fois, dix-sept ou dix-huit ans seulement après la guerre, la chambre des députés ne comptait guère que cinq ou six redingotes, tout le reste des élus portait la fustanelle et le fez rouge. À présent, c’est tout le contraire : la chambre est vêtue comme nous ; elle ne compte plus que quatre ou cinq fustanelles. Il ne faut pas croire que ce soit là une petite révolution : c’est une révolution profonde. Pour qu’un homme en vienne à changer son costume dans son propre pays, il faut que des idées nouvelles aient livré bataille aux anciennes dans son esprit et qu’il ait vaincu un bien puissant préjugé.

Ainsi, à l’arrivée des mœurs de l’Occident, le pittoresque s’enfuit ; dans quelques années, l’élégant et brillant costume des Grecs aura disparu ; les bergers des montagnes porteront seuls la fustanelle et les cnémides brodées jusqu’au jour où ils seront eux-mêmes vêtus d’une culotte et d’une blouse comme nos pastoureaux. Déjà les riches vêtemens nationaux passent à l’état de pièces archéologiques et d’objets de musée. Tous les ans, à l’époque du carnaval, on les tire des coffres où ils sont serrés, on les revêt et l’on va faire visite chez ses amis. J’en ai vu souvent de ces costumes déjà anciens : ce sont des merveilles d’art et de richesse ; rien chez nous n’en peut donner l’idée ; on se croirait à la cour d’Irène ou de Thêodora. Tout cela disparaît à vue d’œil ; notre uniformité grise ou noire envahit le pays de la lumière ; mais elle amène à sa suite tout ce cortège d’idées, de sciences, d’arts, d’institutions et d’usages domestiques qui sont aujourd’hui la civilisation.


II.

Un changement plus profond, mais plus lent, s’opère dans les esprits et a son contre-coup dans les mœurs. Je veux parler du dépérissement progressif de la foi religieuse. Chez les Grecs, il n’y a pas de dissidens ; à l’exception d’un nombre restreint de catholiques, tout le monde est orthodoxe de la même manière. Le schisme qui sépara, il y a quelques années, l’église bulgare du patriarcat de Constantinople, n’était pas une hérésie et n’atteignait pas l’essence de la foi ; il résolvait une question de hiérarchie et se rattachait à un principe de nationalité. En effet, il est de règle en Orient que le jour où une nation se fonde, elle acquiert en même temps l’indépendance ecclésiastique. Ce qui révolta les Grecs à cette époque toute récente, c’est que les Bulgares, restant sujets du sultan, n’avaient pas le droit de renier le patriarche et donnaient un exemple pernicieux. On vit dans cette sorte d’usurpation une influence panslaviste et une attaque à peine déguisée contre l’unité hellénique. Le schisme s’accomplit néanmoins et fut confirmé par un décret du sultan ; la Bulgarie n’est pourtant pas encore une nation aujourd’hui même et, quoique séparée administrativement du patriarcat, elle a la même foi que les Grecs, les Russes et les autres orthodoxes.

On a répété que la foi religieuse a été le principe conservateur de la nationalité hellénique en face des Turcs. Je l’ai cru longtemps moi-même ; une analyse des faits réels et une longue observation m’ont appris que c’est là une opinion approximative et exagérée. Ce qui a séparé les Turcs et les Grecs, ce n’est pas seulement la foi et le culte, c’est aussi tous les autres élémens sociaux. En effet, si l’on se demande quelle est sur un sujet quelconque la manière de penser des musulmans et celle des hommes de notre race, on trouvera que l’une est toujours le contre-pied de l’autre. Comme la manière de penser entraîne à sa suite la manière d’agir, on voit que pour tout ce qui concerne la vie politique ou civile, la constitution de la famille, les relations de l’homme et de la femme, l’éducation des enfans, les finances, la guerre, la justice, tout enfin, les Turcs font juste le contraire de ce que font les peuples de race aryenne. La religion est comprise dans cet antagonisme ; elle ne le constitue pas à elle seule. Ce n’est pas elle qui a sauvé la nationalité hellénique ; elle s’est sauvée avec elle, comme les autres élémens sociaux, et cela parce que, de part et d’autre, tous ces élémens sont incompatibles. Cette analyse peut être faite de nos jours comme on l’eût faite avant la guerre, puisqu’une grande partie des Hellènes est encore sous le joug des sultans en Asie-Mineure et dans l’orient de l’Europe. Ils y vivent séparés de leurs maîtres non-seulement d’esprit, mais de corps, habitant des villages distincts, cultivant d’autres champs et ne se mêlant point à eux dans les affaires de commerce. Comment les fêtes religieuses des musulmans et des chrétiens pourraient-elles se mêler en quoi que ce fût quand ils sont en lutte sur tous les autres points de la vie sociale ?

Mais il est certain que, depuis le départ des Turcs, les Grecs voient dans la religion une force nationale conservatrice. Dans les temps byzantins, ils ont attribué une importance excessive aux questions de dogme ; les dissidences en théorie ont souvent tourné à la lutte armée et à l’émeute ; il y a eu entre Hellènes des guerres sanglantes et des batailles dont le motif était une divergence au sujet du Père et du Fils, de l’Incarnation et de la nature des Hypostases. Tout cela a disparu : les Croisés d’abord et ensuite les Ottomans ont, par des opérations douloureuses et sanglantes, refroidi les têtes et ramené les esprits à la raison. Il y a dans la religion des Grecs un fond de doctrines qu’on accepte ou qu’on rejette, mais qu’on ne discute jamais. Il y a dans l’organisation ecclésiastique un ensemble de fonctions formant une hiérarchie à laquelle rien n’est jamais changé. Il n’y a pas de concordat, parce qu’il n’y a jamais de lutte entre le pouvoir laïque et l’autorité ecclésiastique. Celle-ci ne s’étend que sur le clergé séculier, qui, étant marié, se compose de citoyens. Seulement, comme les canons exigent que les évêques ne soient pas mariés, ils sont pris parmi les prêtres veufs ou divorcés ou parmi les religieux qui se sont instruits dans les couvens. Il faut toutefois observer que cette dernière source pourra prochainement se tarir : l’existence des couvens en Grèce dépend de l’état ; le ministère peut en proposer la suppression, la chambre peut la voter, rien ne peut empêcher qu’elle s’accomplisse. Depuis quelques années, la question est posée devant les pouvoirs publics et sera probablement résolue par l’affirmative. Les couvens grecs, autrefois refuges des persécutés et centres d’insurrections patriotiques, ne servent plus à rien. Leur nombre a déjà été grandement réduit ; ceux qui subsistent encore jouissent de plaines fertiles, de montagnes boisées et de vastes bâtimens, dont l’état peut tirer un meilleur parti en les aliénant. C’est son droit que personne ne conteste ; leur suppression est une question de finances et d’opportunité.

Comme pépinières destinées au recrutement du haut clergé, les partisans de la suppression observent que les couvens sont inutiles depuis que le séminaire fondé à Athènes par les frères Rizaris fournit l’église d’hommes instruits, honorables, bons patriotes et civilisés. Il est certain que le clergé grec est en progrès comme le reste de la nation. Jusqu’au grade d’évêque, les prêtres ne sont pas payés par l’état. Chacun d’eux vit comme il peut, avec sa femme et ses enfans ; il cultive sa terre ; il exerce une profession, un commerce quelconque. Chez nous, qui donnons un traitement à notre clergé, on voit souvent les curés de campagne cultiver de leurs mains un jardin, un champ, et tirer de là un produit qui compense l’insuffisance de leurs appointemens ; avec ce surcroît de revenu, la modicité de leurs dépenses et la fréquentation des bonnes maisons du pays, ils se trouvent en mesure de soulager les infirmes, d’aider les pauvres ou de subvenir aux besoins de leur famille. Quand on aura supprimé le budget des cultes, tout cela cessera en même temps, et nos prêtres se trouveront à peu près dans la condition des prêtres orthodoxes. Seulement ils ne sont pas mariés ni préparés à la vie indépendante du citoyen laïque. Quand un jeune papas, sorti du séminaire où il a fait des études suffisantes, vient comme curé dans quelque village, il peut y épouser une fille de bonne maison, jouir d’un honnête revenu, occuper un rang distingué dans le pays et remplir sa fonction sacerdotale avec toute la dignité qu’elle comporte. La pauvreté n’est honorée en aucun pays ; mais le savoir et la bonne éducation peuvent compenser la pauvreté. Le clergé grec a fait des progrès rapides, grâce à l’instruction qu’on lui donne. Quand j’ai visité la Grèce pour la première fois, je l’ai vu bien ignorant, bien pauvre et fort avili. Beaucoup de papas vivaient dans la misère ; ils étaient à peine vêtus, on voyait leurs vieux membres amaigris sous les déchirures de leurs haillons. Tout s’est amélioré par le travail et l’instruction ; les nouveaux prêtres comptent parmi les gens distingués dans leurs paroisses ; leur savoir et leurs bonnes manières rayonnent autour d’eux.

On a donc jugé en haut lieu que la religion, telle qu’elle est en Orient, est une force nationale qu’on aurait tort de dédaigner. Elle est nationale à plusieurs titres ; en effet, comme le prêtre est père de famille, il a les mêmes droits, les mêmes devoirs, les mêmes intérêts que les autres citoyens. En second lieu, les églises du rite orthodoxe ont juste la même étendue territoriale que les états où elles existent. Le seul lien qu’elles aient entre elles est le patriarcat; mais le patriarche n’a aucun pouvoir ni sur le dogme, ni sur les clergés locaux. Il ne ressemble en rien au pape des catholiques, qui est tout-puissant et infaillible. Les politiques d’Athènes ont donc raisonné juste en considérant la fonction du prêtre comme une fonction publique, assimilable à tout autre service national. Le projet d’ôter à cette fonction le caractère de gratuité qu’elle a eu jusqu’à ce jour a gagné sa cause ; donner un traitement aux curés n’est plus qu’une question de budget et d’opportunité. Le moyen mis en avant et qui paraît devoir être adopté prochainement consiste dans la suppression des couvens ; comme la vente des terres dont jouissent ces communautés ferait entrer de fortes sommes d’argent dans les caisses de l’état, une partie servirait à doter le clergé séculier, à le consolider et à relever sa condition. Sera-t-il ensuite plus national et plus patriote qu’il ne l’est? Non sans doute, mais il fera meilleure figure et tiendra mieux son rang dans une société où tout est en progrès.

Je ne quitterai pas ce sujet sans faire remarquer que le mouvement que je signale est précisément l’inverse de celui qu’on remarque chez nous ; car les Grecs vont créer chez eux un budget des cultes, ou du moins grossir celui qu’ils ont déjà, tandis qu’en France on tend à le supprimer. Si c’en était ici le lieu, on pourrait montrer aisément que cette divergence n’a pas sa cause dans l’organisation politique, ni dans l’état moral des deux nations, mais uniquement dans la constitution des deux églises.

Toutefois, en Grèce, l’immixtion plus profonde de l’état dans les affaires de l’église rencontre une opposition sérieuse chez les personnes qui veulent l’indépendance absolue de l’un et de l’autre. Quelques-unes sont des hommes de foi, persuadés que la religion n’a rien à gagner dans la dépendance où elle serait mise. D’autres sont des incrédules, qui ne reconnaissent pas à la foi les vertus qu’on lui attribue et qui regardent la religion et le clergé comme inutiles, sinon comme nuisibles. Le nombre de ces derniers, presque nul en 1830, s’est accru peu à peu et augmente rapidement à l’heure où nous sommes. j’ai connu plusieurs Grecs, gens instruits, bons patriotes et occupant des postes élevés, qui faisaient profession d’incrédulité. Je sais bien qu’un consul, portant un nom bien connu, fut révoqué naguère pour avoir publié un livre irréligieux ; mais la mesure qui le rappelait fut généralement désapprouvée, parce que, tout incrédule qu’il était, il n’en remplissait pas moins bien ses fonctions. Je crois que depuis lors les idées de tolérance ont fait de nouveaux progrès et qu’on ne destituerait plus un consul pour crime d’irréligion.

Ce mouvement des esprits va du centre à la circonférence ; c’est Athènes qui en est le point de départ. Les causes qui le produisent se réduisent à une seule, le progrès de l’instruction. Celle-ci, sous quelque forme qu’elle se présente, dépose dans les esprits des semences d’incrédulité ; ce sont les méthodes de la science plus que ses résultats positifs qui font éclore ces germes. On croit que l’enseignement donné par des prêtres conserve mieux la loi que celui des laïques ; c’est une illusion, puisque nos plus grands incrédules sont sortis d’écoles religieuses et même de séminaires. La Grèce ne peut pas faire exception ; ses écoles, comme celles des autres pays d’Europe, engendrent l’incrédulité ou lui préparent le terrain. Cette marche des esprits est accélérée par l’usage de plus en plus répandu d’envoyer les jeunes gens compléter leurs études en France ou en Allemagne. Dans ces pays, toute notion que l’on croit acquise est soumise à l’examen ; mise au creuset, elle s’y refond et bien souvent s’évapore. Sans compter que les jeunes Hellènes se trouvent là dans un milieu assez nouveau pour eux : les pratiques religieuses y sont délaissées par presque toute la jeunesse. Ceux qui s’y livrent sont tenus pour des bigots ou pour des gens de l’ancien régime égarés dans le siècle présent. Les pouvoirs publics sont en lutte avec l’église et professent ouvertement l’irréligion. Revenus dans leur pays, les Grecs jugent que les bonnes gens qui à l’épitaphion portent de petits cierges en procession dans les rues d’Athènes et les honnêtes femmes qui font des signes de croix à tour de bras au milieu des champs sont des âmes crédules et des esprits arriérés. Leur appréciation donne à réfléchir ; plusieurs l’acceptent et la transmettent à d’autres. Ainsi les âmes se détachent peu à peu des doctrines acquises dans l’enfance ; la foi s’éteint ; l’église voit le nombre de ses fidèles diminuer, et peut-être un jour viendra-t-il où la question du budget des cultes, qui va être résolue en faveur du clergé, se posera comme chez nous à son détriment.

La Grèce n’en est pas encore là. S’il y a des incrédules parmi les gens instruits et désabusés, à l’autre extrémité les croyances superstitieuses en pleine vigueur sont innombrables. Un savant athénien, M. Politès, a publié dans ces derniers temps un livre des plus curieux sur ce sujet ; il est en grec et porte pour titre : Vie des Grecs modernes (Βίος τῶν νεωτέρων Ἑλλήνων). Cet ouvrage nous fait pénétrer dans les traditions intimes des populations helléniques. Nous voyons défiler devant nous comme une longue procession d’êtres fantastiques, de brucolaques, de Néréides, de Parques, de Principes élémentaires et d’autres qui habitent certains lieux, fréquentent les fontaines, glissent sur la mer ou volent invisibles dans l’atmosphère. Le peuple grec y croit, surtout les femmes, et n’a pour les conjurer que le scapulaire, ou une sainte image, ou enfin le signe de la croix ; comme ces génies malfaisans accourent à l’improviste, c’est aussi à l’improviste, sur un chemin, sur une place publique, dans un lieu désert qu’on voit une femme faire des signes de croix qu’elle compte par trois, sept ou neuf. Grâce à M. Politès et à mes propres notes, je pourrais citer un grand nombre de superstitions aujourd’hui en vigueur. Je n’en citerai qu’une, constatée encore il y a peu d’années en pleine Athènes, c’est le souper des Parques ou Moeres, qui se fait trois ou cinq jours après la naissance de l’enfant. j’emprunte ce petit tableau au livre intitulé : le Baptême, par M. Bezoles, qui a été témoin oculaire. « Trois jours après la naissance de l’enfant, on prépare une table pour les trois demoiselles, dans la chambre ornée avec le plus de soin et d’élégance ; sur la table, une nappe bien blanche, un pot ou un verre de confitures, des cuillers, la bague de la mère et quelques pièces de monnaie du père. Ces préparatifs se font le soir : le repas reste servi toute la nuit. On n’a pas oublié de placer à un des coins de la table un petit vase de miel, dans lequel on a mis trois amandes dépouillées ; le lendemain, la mère appelle trois petits garçons et leur distribue les amandes. L’enfant dort dans son berceau, près de la table des Mœres. La mère est persuadée qu’en faisant ainsi, à ses prochaines couches elle aura un enfant mâle. »

La plupart de ces superstitions se rattachent à des croyances antiques, issues de la mythologie. Non-seulement la foi chrétienne ne les a pas étouffées, mais elle s’est accommodée d’un grand nombre d’entre elles; elle a des saints très populaires, comme saint George, saint Dimitri, saint Nicolas, qui n’ont presque rien d’humain et dont les images ont des vertus merveilleuses. Ces personnages forment une sorte d’anneau entre les traditions païennes et les croyances enseignées par l’église. j’ai souvenir que dans mon enfance de pareilles légendes et des pratiques toutes semblables régnaient chez nos paysans. j’en pourrais citer plusieurs ; elles ont disparu dans une pénombre que la science a dissipée. Il en sera de même en Grèce, et je ne sais pas si à l’heure présente M. Bezoles, s’il vivait, pourrait encore assister dans Athènes au festin des Mœres. Ce que la religion n’a pas fait, la science sceptique de l’Occident le fait tous les jours ; elle laisse descendre dans le gouffre de l’oubli cette chaîne d’idées qui se termine vers le bas aux superstitions et aux légendes fantastiques et qui, par l’anneau des mythologies raisonnées, tient vers le haut aux religions. En Grèce, la religion a descendu d’un degré; les Stikhia et les Néréides sont bien bas ; on ne mure plus des femmes vivantes dans la maçonnerie d’un pont pour la consolider, et si l’on arrose une pierre angulaire du sang d’un dindon immolé, c’est moins pour conjurer les Stikhia que pour manger le dindon.


III.

Il faut donc voir comment les nouveaux Hellènes ont organisé l’enseignement parmi eux. La Grèce compte quatre ordres d’établissemens publics : l’université d’Athènes, les gymnases, les écoles helléniques et les écoles communales ou primaires. L’université est l’établissement central et unique où se donne l’enseignement supérieur. Supposez réunis en un même corps et dans un même bâtiment nos facultés des lettres, des sciences, de droit, de médecine et de théologie, et en outre le Collège de France, cet ensemble sera analogue à l’université athénienne ; il sera sans doute plus vaste, puisqu’il s’adresse à toute la France, c’est-à-dire à 37 millions d’hommes et à une foule d’étrangers venus de toutes les parties du monde, tandis que l’université grecque est à peu près exclusivement fréquentée par des Hellènes; toutefois, ces Hellènes ne sont pas uniquement ceux du royaume; il en vient aussi du dehors, surtout des pays musulmans, où ils ne trouvent pas à s’instruire. Ces étudians sont tous externes, vivant dans des maisons privées ou dans des hôtels, comme nos étudians de Paris. Ils forment une population assez remuante, fort occupée des affaires publiques et s’y mêlant quelquefois, comme jadis les élèves de notre École polytechnique.

Les cours entre lesquels ils se distribuent sont au nombre de 107, dont 52 sont faits par des professeurs titulaires et les autres par des agrégés. Ces divers enseignemens sont partagés en quatre groupes, répondant à peu près à nos facultés ; ce sont la théologie, la philosophie, le droit et la médecine, à laquelle il faut ajouter la pharmacie. La philosophie, mot grec pris dans le sens que lui ont donné les Allemands, comprend les lettres et les sciences, et est représentée à elle seule par 35 professeurs; la médecine en a plus encore, elle en a 44 ; la théologie en a 9 et le droit 19. Telle est la distribution de l’enseignement entre les professeurs.

La répartition des élèves entre les chaires est fort curieuse : elle répond peut-être aux besoins du pays, mais elle est bien plutôt l’effet d’une tendance naturelle de l’esprit grec. En effet, le nombre des élèves, dans cette dernière année 1886, a été de 2,634, dont presque la moitié (1,281) est pour les étudians en droit et 867 pour la médecine. Les lettres et Tes sciences réunies n’ont compté que 410 étudians, tandis que, si à ceux de la médecine on ajoute les 40 élèves en pharmacie, le total dépasse 900. En résumé, l’université d’Athènes produit surtout des avocats et des médecins, quelques hommes de lettres et quelques savans. La Grèce a-t-elle besoin d’un aussi grand nombre de médecins et d’avocats? Non, sans doute; les avocats fourmillent dans Athènes et dans les autres villes ; le plus grand nombre sont des avocats sans causes, dont les uns meurent de faim et les autres sont des jeunes gens riches qui veulent avoir un titre pour s’en parer. La carrière du droit est encombrée, comme chez nous du reste et comme dans une grande partie de l’Europe ; il est difficile de percer au milieu des hommes distingués que comptent le barreau et la magistrature du pays. On cherche alors fortune, comme chez nous encore, dans la politique ou dans le journalisme, mais on se trouve à ce moment dans les conditions de l’Alcibiade de Platon, on se mêle de ce que l’on ne connaît pas. La carrière médicale est aussi obstruée que celle du droit. Ce n’est pas qu’il y ait trop de médecins dans le royaume; il y a des régions qui en sont totalement dépourvues; mais quand on a fait des études supérieures dans la capitale et que souvent on les a complétées à Paris ou à Vienne, comment consentir à s’enterrer dans quelque village du Cyllène ou du Parnasse? On le ferait peut-être par dévoûment pour l’humanité, mais il faut vivre soi-même, et ces villages ne peuvent pas avec leurs seuls malades nourrir un médecin. Le jeune praticien arrivant des capitales de l’Europe sait qu’il trouvera dans les campagnes de son pays une double disette, celle des idées et celle du pain ; il reste donc à Athènes, et la ville s’encombre de médecins sans malades.

Cet état de choses durera tant que d’autres carrières savantes ne seront pas ouvertes. Elles commencent à s’ouvrir, mais la porte n’est encore qu’entre-bâillée. Quand elles pourront utiliser un plus grand nombre de sujets, on verra la répartition des élèves entre les chaires se modifier : ceux du droit et de la médecine diminueront; les élèves de la section de philosophie, surtout ceux des chaires de sciences, se multiplieront dans la même mesure.

Les gymnases donnent l’enseignement secondaire et répondent à nos lycées et à nos collèges. En 1886, leur nombre est de trente-six : deux ne fonctionnent pas encore ; un, celui de Gythion, en Laconie, a dû s’ouvrir le 13 septembre dernier. Athènes compte cinq gymnases ou lycées, dont deux, réunis sous le nom de Varvakion, ont été dotés par M. Varvakis et fonctionnent avec les revenus de la dotation. Les trois autres appartiennent à l’état et sont portés au budget. Dans les provinces, quatre lycées sont entretenus par des fonds privés, trois par des communes, le reste par les fonds publics. Cette dernière année, le nombre des élèves a été de 4,704, dont 1,127 pour les lycées d’Athènes. Syra, Patras et Calamata se sont partagé 991 élèves. Le reste est distribué entre tous les autres collèges, dont le plus petit, celui d’Agrinion, n’a réuni que 28 élèves. Cette dispersion de l’enseignement secondaire sur un grand nombre de points s’explique par deux raisons, la séparation des plaines par de grandes montagnes et la difficulté des communications ; il faut ajouter à ces causes matérielles le besoin où sont les parens de retenir leurs enfans près d’eux, soit pour leur assurer la vie de famille, soit pour éviter des dépenses trop grandes.

Nous devons présenter ces données statistiques à nos lecteurs, car ce sont les bases les plus solides sur lesquelles ils puissent fonder un jugement impartial et certain. Les écoles dites helléniques répondent à peu près à nos écoles primaires supérieures ; on leur a donné ce nom, parce qu’on y enseigne la langue et la littérature des anciens Hellènes. Le nombre de ces écoles est de 327 pour tout le royaume, réparties entre les seize nomes ou départemens ; mais, sur ce nombre, 12 ne sont encore que sur le papier et seront successivement organisées. Ces écoles supérieures ont été fréquentées l’année dernière par 15,875 élèves; c’est un beau chiffre pour une population de 2 millions 1/2 à peine d’habitans. Les chiffres de l’enseignement primaire sont encore plus satisfaisans : les écoles de garçons sont au nombre de 1,569, avec 60,124 élèves; les écoles de filles sont au nombre de 332 et comptent 21,899 enfans. Je ne crois pas nécessaire d’entrer ici dans la statistique détaillée des écoles primaires d’Athènes, qui sont au nombre de 14 pour les garçons et de 16 pour les filles. Si l’on fait le calcul en prenant pour base la vie moyenne, on trouve qu’un enfant sur quatre fréquente les écoles primaires ou les collèges. Mais il faut faire intervenir dans cette supputation qu’au-dessus d’un certain âge le nombre de ceux qui ont été à l’école est de plus en plus petit, et que, parmi les gens déjà vieux, quelques-uns seulement savent lire et écrire. Un appoint considérable est donné à l’enseignement public par les établissemens privés et par l’éducation dans la famille. Une foule de personnes riches ont chez elles des maîtres ou des maîtresses qui enseignent à leurs enfans, surtout aux filles, les langues étrangères, et notamment le français, et qui mènent l’enseignement jusqu’à un point assez élevé. Les familles grecques sont recherchées par les institutrices étrangères, suisses, françaises, allemandes, parce que les Grecs mettent l’instruction au-dessus de tout, savent qu’elle est la base de l’éducation, de la vie sociale, même de la fortune, et ont plus de considération pour une personne instruite et bien élevée que pour une personne riche, mais ignorante. Quant aux établissemens privés d’instruction primaire ou secondaire, ils sont nombreux ; mais, n’en ayant pas la statistique, je ne puis en donner ici le détail. J’appellerai seulement l’attention sur la Société des amis de l’instruction, dont les maisons ont presque le caractère d’établissemens publics. Ses collèges sont pour les filles; celui d’Athènes, connu sous le nom d’Arsakion, et dont la Revue a déjà entretenu ses lecteurs, a reçu Fan dernier 1,376 élèves et délivré 98 diplômes d’institutrice. La Société a créé des succursales à Eleusis, Ménidi, Gaurion, Stoura et Corfou ; elle a 40 professeurs et 59 maîtresses; les succursales ont réuni 424 élèves. On voit par ces renseignemens que l’éducation des filles peut se faire en Grèce aussi aisément que celle des garçons; encore une ou deux générations, et il n’y aura plus dans tout le royaume une seule personne illettrée.

Nous devons signaler ici un fait de haute portée. A peine un nouveau coin de terre est-il annexé au royaume que des écoles et des gymnases y sont aussitôt établis ; les chiffres que j’ai donnés comprennent la Thessalie et la petite portion de l’Epire réunies à la Grèce il y a cinq ans. Ainsi, là où les Turcs maintenaient les ténèbres, les Grecs portent la lumière; partout où s’avancera le drapeau blanc et bleu des Hellènes, la science le suivra, les hommes et les femmes s’élèveront de plusieurs degrés et se mettront au niveau de l’Occident civilisé. Il existe dans Athènes une Société fondée il y a à peu près vingt ans, et à la création de laquelle je m’honore d’avoir assisté, sinon participé, Société qui s’est donné pour but de préparer cet avenir. Elle crée et entretient des écoles grecques dans les pays encore soumis au joug ottoman. Mais je ne dois pas insister sur ce point ; je n’en parle en passant que pour montrer comment, par la main des Hellènes indépendans, la civilisation envoie ses rayons même au-delà du petit royaume qu’elle a créé et qu’elle éclaire.

La forme scolaire adoptée dès l’origine du royaume est la forme allemande; l’Allemagne, à cette époque, était plus avancée que nous en pédagogie. Elle nous avait aussi devancés dans certaines études, l’archéologie par exemple; celle-ci ayant, dans les pays grecs, plus d’importance et plus de matériaux que chez nous, on comprend que les antiquaires d’Athènes aient pris pour modèles ceux de l’Allemagne et soient restés fidèles à l’esprit germanique. La science allemande connaît à fond le matériel antique soumis à l’étude; mais elle en saisit rarement le génie et demeure à peu près étrangère aux questions de goût. Le goût chez les Grecs est en voie de se former, et je crois ne faire tort à personne en disant qu’il est plus en retard chez ceux qui ont pris pour modèles les Allemands que chez les autres. Quant aux autres études, c’est l’esprit français qui règne partout, et, si nous notons ce fait connu de tout le monde, ce n’est pas pour en faire honneur à notre pays; c’est pour constater qu’une grande analogie existe entre la manière de penser des Hellènes et la nôtre. La cause de cette ressemblance n’est pas dans la race, quoique l’élément aryen soit bien plus prépondérant en France qu’en Allemagne; elle est surtout dans notre éducation, qui, depuis la renaissance, s’est faite avec les écrivains grecs de l’antiquité et avec les auteurs romains imitateurs des Grecs. Elle continuera dans la même voie longtemps encore, malgré les efforts imprévoyans de quelques-uns pour proscrire les études antiques et rompre la chaîne des temps. De leur côté, les Grecs modernes, prenant pour base de leur éducation les œuvres de leurs ancêtres, deviendront de plus en plus semblables à des Français et finalement se fondront avec nous dans une même civilisation.

Cette analogie de notre génie national et de celui des Grecs se manifeste dans presque tout l’enseignement et dans tout le royaume. Ce n’est pas seulement le droit, la médecine, l’histoire, dont les chaires sont vraiment animées de l’esprit français, les écoles de tous les degrés le sont aussi; notre langue y est enseignée partout, seule de toutes les langues de l’Europe, concurremment avec le grec classique. Il en résulte cette double conséquence que l’Hellène s’accoutume à penser à la française et que la langue des palicares, dans son retour à l’ancien grec, n’emploie pas les formes de phrase synthétiques de Thucydide ou de Schiller, mais les formes analytiques, claires et tout à fait humaines et modernes de Voltaire. Ceux qui écrivent dans l’ancien style, même les journaux qui font leurs phrases à la manière de Xénophon ou de Démosthènes, sont tenus pour des pédans. Et l’on a raison : car la langue grecque moderne, déjà grandement améliorée, peut s’épurer entièrement, tout en adoptant les formes parfaites créées par l’esprit moderne et notamment par nos écrivains du XVIIIe siècle. On m’a posé cent fois cette question : le grec moderne diffère-t-il beaucoup du grec ancien ? J’ai constamment répondu non. Si un voyageur s’adresse à des gens qui n’ont point été à l’école et ne parlent que la langue des klephtes, il ne reconnaîtra pas du tout le grec ancien, dont les mots ont été tronqués, allongés, déformés de la façon la plus bizarre et mêlés d’une foule de mots étrangers, albanais, slaves, turcs, latins. Mais cela n’est pas plus le grec moderne que le patois berrichon n’est le français. Ouvrez au contraire un livre sérieux, tel que l’Histoire grecque de M. Paparigopoulos, dont la Revue a rendu compte en son temps, ou un bon journal, tel que l’Acropolis, la Palingénésie, l’Hestia, vous reconnaîtrez que, sauf quelques mots et quelques altérations de peu d’importance, leurs articles sont écrits en langue ancienne avec un matériel antique revêtu de formes françaises.

Le théâtre est dans une situation difficile ; car si l’auteur dramatique prend les anciens pour modèles, il fait une imitation de l’antique qui ne peut guère rivaliser avec les originaux et qui ne répond pas à l’esprit moderne. Dans ce cas, il vaudrait mieux représenter des pièces de Sophocle ou d’Euripide, comme on le fait quelquefois. S’il veut se mettre d’accord avec les usages modernes, il a derrière lui toute la production dramatique de nos derniers siècles et l’effrayante production contemporaine de nos dramaturges. On se contente alors de traduire et l’on joue ὁ Πύργος τοῦ Νέλ, la Tour de Nesle ; ou, ce qui est plus fréquent, on se contente d’engager une troupe de comédiens français qui jouent le drame et le vaudeville. C’est en somme une assez médiocre éducation littéraire que celle qu’on peut tirer des théâtres d’Athènes et du Pirée. Comment se fait-il qu’il n’y ait pas encore dans le pays un théâtre national ? La période héroïque de la Grèce moderne fournit à profusion des sujets pour la scène dramatique.

J’en dirai autant de la musique, pour laquelle les Grecs modernes sont dans une mauvaise voie, d’où il ne tient qu’à eux de sortir. Comme ils se sont laissé envahir par de médiocres architectes allemands, dont un voulait jadis bâtir le palais du roi sur l’Acropole, avec le Parthénon dans la cour, ils se sont jetés dans la musique italienne, grâce à des maîtres de violon ou de piano italiens qui sont venus chercher fortune dans le pays. Les Grecs se sont habitués aux banalités mélodiques de mauvais compositeurs parés du nom de maestri, et ils croient que c’est là toute la musique. Eux-mêmes ont commencé à composer, non pas seulement des romances à l’italienne, mais même l’opéra. Il en est un qui, dit-on, se joue avec succès en Italie dans ce moment même ; il s’intitule Flora admirabilis, mots latins, et a pour auteur le maestro grec Samaras. Je n’en puis rien dire ; je voudrais néanmoins savoir comment il serait reçu à Paris. Quoi qu’il en puisse être, les Grecs sont un peuple très musicien ; il possède une musique populaire souvent très belle et toujours originale ; il a conservé dans ses chants et ses danses les modes et les genres créés par ses ancêtres. Pourquoi les Grecs ne font-ils pas comme les Russes, qui possèdent, eux aussi, d’admirables richesses nationales et qui les exploitent, tandis que les musiciens hellènes méconnaissent les leurs ? Un peuple nouveau emprunte aux étrangers jusqu’au jour où il s’aperçoit qu’il est aussi riche qu’eux.

Quant à la poésie, une grande scission s’est produite dans Athènes. Les uns prétendent que la langue réformée n’est pas poétique et n’admettent dans les vers que le patois des palicares. Les autres disent qu’un peuple qui se respecte commence par adopter le langage des honnêtes gens. Nous nous garderons bien de prendre parti dans cette querelle ; elle doit se vider sur place ; notre appréciation serait stérile. Tout ce que nous pouvons souhaiter, c’est que la Grèce moderne produise des Simonides et des Pindares. Elle a ses chansons klephtiques, dont beaucoup sont d’une poésie saisissante, bien qu’elles soient en langue barbare. Athènes offre un exemple probablement unique dans le monde, au moins par sa singularité : entre ses nombreux journaux, elle en a un tout en vers ; non-seulement les articles, mais les entrefilets, les annonces, la date et le titre sont en vers klephtiques, c’est-à-dire en langue populaire ; il s’appelle le Romios (o Romios ephimeris, pou tin graphi o Souris) ; il n’est pas très poétique, mais il est amusant.


IV.

Nous croyons avoir donné une idée suffisante de ce qui dans le peuple grec intéresse un étranger. Immobile durant quatre siècles, il est entré à portes ouvertes dans la civilisation. Il y a marché, il y marche aussi vite que les nations de l’Europe les plus avancées. S’il les suit, c’est qu’il est entré longtemps après elles dans la carrière ; mais il profite du travail qu’elles ont fait pour en aplanir le sol. Le seul danger qu’il court, c’est de tomber dans quelque ornière laissée par elles et d’y rester.

Pour moi, la politique intérieure est une de ces redoutables voies creuses où les chariots s’embourbent sans que ni l’adresse ni la colère puissent les dégager. Les Grecs semblent fort avancés en politique ; au moins ils en sont fort occupés, comme leurs ancêtres. Si l’on en jugeait par le nombre de leurs journaux et par la diversité des appréciations, on croirait que l’opinion suit les courans les plus divers et manque totalement d’unité. Si l’on va plus au fond des choses, on s’aperçoit que la presse n’exerce qu’une très petite influence sur la marche des choses ; la plupart des journaux sont des entreprises privées qui ne se rattachent à aucun parti ; ce sont de petites créations commerciales où le plus souvent les fondateurs font de mauvaises ou de médiocres affaires. Un petit nombre ont plus d’importance, parce que ce sont les journaux des chefs de parti et les organes de leur politique. Il en est chez les Grecs à peu près comme chez nous et dans le reste de l’Europe. Il y a en tout quatre ou cinq journaux dont la lecture peut nous édifier sur la politique courante des personnages les plus en vue.

Quand on les lit d’une manière suivie et qu’on se donne la peine d’étudier les discussions de la chambre, on constate facilement que toutes les questions se ramènent à des questions de personne. Nous avons encore chez nous des familles aristocratiques, bien souvent mésalliées, mais que leur nom rattache à l’ancienne noblesse. La plupart tiennent pour la monarchie, même depuis la mort du dernier prince de la branche aînée. La nouvelle aristocratie, créée par les Napoléons, un certain nombre de militaires et, dans le peuple, quelques gens séduits ou abusés, forment un parti impérialiste. La masse de la nation est en ce moment républicaine, mais elle se partage en modérés, en progressistes ardens et en fous. Ce ne sont pas là des questions de personne, mais d’opinion et de système politique. Il faut ajouter à ces causes de divergence les problèmes qui se rattachent à l’organisation des églises et à leurs rapports avec l’état. Quoique le clergé latin n’ait pas plus de motifs d’être pour la royauté que pour la république, cependant il a toujours pris parti dans les affaires de l’état et il s’est porté dans un sens ou dans un autre. Rien de pareil n’existe en Grèce. Le roi Othon a laissé des regrets un peu mélancoliques dans quelques cœurs ; mais il n’y a pas de parti othoniste, parce que ce roi n’a pas eu d’enfans. Quant aux républicains, on peut dire que tous les Grecs le sont et pratiquent la démocratie sous le gouvernement monarchique qu’ils se sont donné. Leur clergé pense comme les laïques pour deux raisons : la première est que les prêtres sont mariés et citoyens au même titre que les autres; la seconde, c’est qu’ils ne relèvent pas d’un chef étranger : le patriarche n’a point d’ordres à donner aux papas grecs, particulièrement en matière politique; il n’a sur les autres évêques qu’un droit honorifique de préséance, comme présidant les conciles œcuméniques et distribuant le saint chrême, le myron, aux églises de son patriarcat. Ainsi constitué, le clergé grec est national; tout prêtre est libre de son vote aux élections, ce vote ne lui est ni imposé, ni suggéré par aucune autorité ecclésiastique.

Les luttes d’opinion n’existant pas, les élections ont toujours porté, non sur des principes, mais sur des personnes. Il en est résulté souvent des querelles à main armée, et presque toujours des manœuvres destinées à acheter des votes, soit par des présens, soit par des promesses. Un chef de parti soutenait un candidat et le candidat faisait pour être élu des dépenses quelquefois supérieures à ses ressources, dans l’espérance d’en être indemnisé avec usure par son chef parvenu au pouvoir. Ces intrigues étaient favorisées par le grand nombre et l’exiguïté des circonscriptions électorales. Il y avait 247 collèges, y compris la Thessalie et la portion de l’Épire annexée. c’était en moyenne un député pour 10,000 habitans, comprenant les enfans, les soldats et les femmes. Les députés ont senti que dans ces conditions l’esprit national menaçait de disparaître ; les séances de la chambre devenaient à la fois orageuses et stériles. La dernière a donc eu le bon esprit de réduire à 150 le nombre des députés, ce qui augmente des deux tiers la circonscription électorale; mais cet accroissement du collège est rendu bien plus grand encore par la nouvelle loi qui transporte le vote des arrondissemens au chef-lieu du département. Nous venons de faire l’essai d’une réforme analogue; elle n’a pas produit tous les bienfaits qu’on en attendait. Les élections grecques ont eu lieu au mois de janvier 1887; nous verrons bientôt si elles seront meilleures que leurs aînées.

Pour en venir à cet état de choses, la Grèce avait passé par plusieurs formes de gouvernement. La première avait été la république, ayant à sa tête le président Capo d’Istria. Après le meurtre de cet homme habile et distingué, l’Europe imposa aux Hellènes, en 1832, un roi presque absolu, gouvernant avec le concours de députés et de sénateurs. La proclamation d’une constitution et la suppression du sénat mirent le roi en tête à-tête avec la nation, lui laissant seulement la promulgation des lois et le pouvoir de dissoudre la chambre. Ce pouvoir était très nécessaire sous un régime où la puissance législative serait forcément tombée aux mains de Thémistocle et aurait frappé d’ostracisme Aristide le Juste. Le roi George, monté sur le trône en 1863, a dû plusieurs fois user de sa prérogative. On peut dire qu’il l’a fait avec sagesse, et qu’en maintenant l’équilibre entre les partis, il a empêché la nation de tomber dans la plus dangereuse des ornières. La réforme qui vient d’être faite, en donnant à la députation un caractère moins personnel et plus général, pourra rendre la tâche du roi moins pénible, car il est toujours pénible de dissoudre une assemblée. La chambre des députés représentera mieux la nation et ses véritables besoins ; c’est du moins ce que l’on espère.

Ces besoins ressortent de la présente étude. Il est évident que, si la Grèce est en bonne voie de progrès sur presque tous les points, elle est encore forcée de s’adresser à l’étranger pour la plupart des œuvres d’une nature scientifique. Les Grecs le sentent et font en ce sens les plus louables efforts : ils envoient des élèves à notre École centrale; sur 18 élèves composant la dernière promotion de notre école des ponts et chaussées, il y a 4 Hellènes, presque le quart. Quand ces jeunes gens rentreront dans leur pays, c’est à eux que l’on confiera l’exécution des routes et des chemins de fer, et certains grands travaux livrés aujourd’hui à des banquiers et à des spéculateurs. Une chambre animée du sentiment national étudiera ces besoins et en procurera la satisfaction.

Elle aura aussi à résoudre, avec le concours des nations européennes, les problèmes internationaux où la Grèce est intéressée. Si elle peut se soustraire aux déchiremens des partis et agir par des résolutions unanimes, ses votes pèseront dans la balance plus efficacement qu’ils n’y ont pesé dans ces dernières années. Ce n’est pas en devançant l’heure du règlement fatal ni en voulant l’accélérer par la menace, que la Grèce obtiendra la part qu’elle ambitionne. Ce sera par l’exemple qu’elle donnera d’un bon gouvernement, d’un esprit de sagesse qui sait où il va, et par un accord établi d’avance et habilement préparé avec les grandes nations européennes. Celles-ci ne trouveront pas mauvais que la Grèce se garnisse de fortifications et se donne une armée solide et une bonne marine de guerre ; non-seulement c’est le droit de tout peuple libre, c’est aussi le fait d’un peuple prudent et d’un gouvernement prévoyant. Un jour, peut-être prochain, ces forces militaires devront agir non pas seules, ce qui serait déraisonnable, mais comme appoint à celles d’une des grandes nations qui résoudront les questions orientales. Ces forces de terre et de mer de la Grèce, il est bon qu’on les connaisse et qu’on sache que ce n’est pas une quantité négligeable.

En avril 1886, la Grèce a mis sous les armes 81,220 hommes, 3,087 chevaux et 2,815 mulets. Cette armée comprenait l’infanterie avec sa réserve, la cavalerie, l’artillerie, le génie, la gendarmerie et les corps accessoires ou d’élite qu’on trouve dans nos armées. Elle venait d’être réorganisée sous la direction d’un habile général français. — La flotte de guerre se composait à la même époque de 26 navires, dont 7 de grandes dimensions, et, en outre, de 28 torpilleurs montés par 360 hommes. À ces forces matérielles, il faut ajouter l’habileté supérieure des marins grecs et la facilité avec laquelle ils font jouer un rôle militaire à un navire construit pour le commerce. Il faut compter aussi dans le calcul la valeur du soldat, sa sobriété, son coup d’œil dans la montagne, sa souplesse sans égale et son dévoûment à la patrie. Toutes ces qualités, les Hellènes de l’indépendance les ont montrées pendant sept ou huit années consécutives. Leurs fils les ont déployées de nouveau par les volontaires qu’ils nous ont envoyés en 1870. L’année dernière enfin, ils ont eu le temps de les manifester dans d’inutiles escarmouches contre les Turcs.

Quant aux relations extérieures de la Grèce, on peut les saisir dans leur ensemble et en suivre le développement depuis l’origine jusqu’aujourd’hui. Ses efforts ont d’abord eu pour but de la dégager des compétitions diplomatiques sur son propre sol. c’est à cela qu’ont abouti ses révolutions ; c’est seulement depuis la dernière, qui a eu pour conséquence la nomination du roi George, que la nation est devenue maîtresse chez elle. Mais, en même temps, elle s’isolait et perdait en grande partie la protection des puissances. Son second effort lui a permis de pénétrer dans les conseils de l’Europe, d’assister aux conférences diplomatiques, aux congrès et de commencer à revendiquer utilement les droits historiques des populations chrétiennes. Le résultat de cette intervention a été l’annexion de la Thessalie et d’une petite portion de l’Épire. À cette époque, le gouvernement hellénique jugeait déjà qu’il fallait appuyer ses revendications par une force militaire; il ne se trompait point, puisque l’accroissement du royaume fut la récompense de son inaction dans la guerre ; cette abstention fut tenue pour un acte de sagesse. En outre, la situation diplomatique de la Grèce s’améliorait au même moment ; car s’il est une partie de la Turquie d’Europe qui mérite de recouvrer son indépendance, c’est l’Épire; l’Épire avait tenu le premier rang dans la « lutte sacrée. » Quand on décida, il y a cinq ans, que la Grèce devait céder sur ce point et se rendre aux exigences de la Porte, la Grèce céda; mais ce qu’elle sacrifiait alors, c’était un droit incontestable de l’hellénisme, et, en cédant, elle réservait l’avenir.

La Société pour la propagation des lettres grecques venait de publier, en 1878, une grande carte ethnocratique des pays grecs, bulgares, albanais, serbes et roumains ; le titre signifiait que la coloration des territoires indiquait la nationalité dominante dans chaque contrée. Les Roumains et les Serbes sont nettement circonscrits. Les Bulgares dominent de Nisch à Varna, occupant même la partie nord-ouest de la Macédoine. Mais la contrée qui a pour centre Philippopolis, toute la Thrace et le sud-est de la Macédoine, compte les Grecs en majorité, aussi bien que le sud de l’Albanie. Ainsi les villes importantes de Jannina, de Salonique, de Philippopolis, d’Andrinople et Constantinople elle-même sont des cités grecques. La Crète, tous les rivages de l’Asie-Mineure et les îles adjacentes jusqu’à Chypre, sont occupés par des Hellènes, qui en sont la population dominante. L’Angleterre, en mettant la main sur l’île de Chypre, en a acheté des Turcs l’asservissement et les Grecs n’ont fait que changer de maître ; ce marché, qui avait été négocié en secret, indisposa une première fois les Hellènes de tous les pays. L’indignation éclata lorsque les événemens de Philippopolis arrachèrent à l’hellénisme un autre de ses membres et montrèrent les Slaves s’acheminant, comme autrefois, vers Constantinople.

Les faits de 1885 et 1886 sont trop récens pour qu’il soit utile de les rappeler ici. Disons seulement qu’ils surprirent la Grèce mal préparée à profiter des événemens ; elle avait perdu beaucoup de temps, et employé beaucoup d’argent et de force morale à des luttes de parti absolument stériles. Quand elle eut dépensé ses ressources en préparatifs de guerre, et qu’elle eut mis son armée et sa flotte sur le pied que je viens de signaler, il était trop tard. Une tâche ingrate incomba au gouvernement de M. Delyannis, celle de céder sans déshonneur aux injonctions des puissances et de licencier l’armée. Il céda sans avoir acquis un pouce de territoire et fit au gouvernement français la déclaration dont on se souvient, avec la promesse de rappeler les troupes sans retard. La Turquie, sûre de la probité du roi George et de ses ministres, se contenta de leur parole. Mais l’occasion était trop bonne de vexer, croyait-on, la France et d’humilier la Grèce. L’Angleterre se fit l’exécutrice de cette honnête conception diplomatique. La France ne fut point irritée, la Grèce ne sentit aucune humiliation, parce que, devant des forces énormes, une petite nation peut toujours céder sans honte. Mais c’était le philhellène avoué, M. Gladstone, qui avait été l’exécuteur; qu’eût donc fait M. Salisbury? Tout ce qu’on obtint, en réalité, ce fut l’éclaircissement de la situation politique et l’évidente démonstration que la Grèce n’a en Europe qu’un seul ami, la France. On m’assure que M. Tricoupis lui-même l’a reconnu.

Aujourd’hui, l’équilibre est rompu dans l’Europe orientale, par suite des événemens de Bulgarie; mais les anciens projets n’en subsistent pas moins. Il est clair comme la lumière du jour que, par son action en Bulgarie, pays slave, la Russie marche sur Constantinople; le pseudo-testament de Pierre le Grand continue de s’exécuter avec les variantes que les événemens ultérieurs y ont introduites. L’empire austro-hongrois veut marcher sur la Macédoine et la mer Egée. L’Allemagne veut Trieste. Quant à l’Italie, elle a bien su profiter depuis trente-cinq ans des victoires des autres et de ses propres défaites ; elle en profitera bien encore : c’est un rôle comme un autre.

Celui de l’Angleterre est tout tracé : les grands politiques de la presse lui donnent la Crète et l’Egypte ; la France passera à l’état de non-valeur. Je n’ai pas la prétention de traiter ici, et en quelques lignes, un problème où l’humanité tout entière se trouve impliquée. Je dirai seulement qu’en s’emparant de la Crète, l’Angleterre aurait pour ennemis toute la race hellénique et les amis naturels de cette race ; l’Angleterre n’a pas d’armée et nos boulets peuvent franchir le Pas-de-Calais. L’Autriche à Salonique renouvellera sur des Grecs et des Slaves ses violences de Vénétie et de Lombardie, que les gens de mon âge n’ont point oubliées après les avoir vues. J’en dirais autant de l’Allemagne si elle venait à Trieste, dont la population est austro-italienne. Ce n’est pas une savante combinaison, faite d’avance par des empereurs ou des ministres, qui résout un problème posé comme le problème oriental. Ces grands personnages faiblissent et meurent : eux morts, l’admiration et la crainte se dissipent. Il y a aussi par le monde des hommes et des peuples qui, en face des ambitions éhontées et du partage des troupeaux humains, lèvent la bannière de la justice, du droit éternel ; Créon a prévalu sur Antigone, mais les dieux l’en ont puni. Il y a donc ici un problème plus haut que celui de Philippopolis, de Salonique ou de Trieste ; il pourrait se faire qu’en se résolvant, il lit voler en éclats plus d’un trône en Europe.

Il y en a un autre dont je poserai en finissant les données les plus évidentes. Constantinople est surtout grecque ; mais c’est la ville centrale du mahométisme ; ce n’en est pas la ville sainte, c’est le chef-lieu de son empire, et le sultan qui y règne est le souverain de l’islam, le successeur du prophète et le vicaire de Dieu. Ce pape-empereur commande à 45 millions de sujets ; son autorité médiate s’étend sur toute l’Asie, jusqu’aux frontières de la Chine, et sur presque toute l’Afrique. Partout les Européens, dispersés en petits groupes, sont en contact avec des musulmans nombreux et fanatiques. Le jour où le tsar entrera dans Constantinople avec l’aigle et la croix, l’étendard vert et le croissant seront sans doute levés. N’est-il pas probable que le monde musulman tout entier se soulèvera et que toutes les nations chrétiennes seront forcées de se coaliser pour résister à l’effroyable tempête ? La question alors se posera autrement que dans le cabinet de Varzin : « Qui sera généralissime des Grecs contre les Perses ? » l’Europe aux abois ne répondra-t-elle pas : « Philippe ! » Mais alors ne sera-t-elle pas à fois républicaine et cosaque ?


EMILE BURNOUF.

  1. Voyez la Revue du 1er février.