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La Grève de Pordic/Messe en mer au départ pour Terre-Neuve

La bibliothèque libre.
Librairie L. Prud’homme (p. 6-11).
Messe en mer au départ pour Terre-Neuve.


C’était un de ces jours qu’autrefois le Seigneur
Se réserva pour lui : un jour où du labeur
L’homme interrompt le cours, se rend au temple et prie.
Pèlerin du matin, j’allai de compagnie,
À nos marins Bretons dire un salut d’adieu,
Et les recommander à la garde de Dieu,
Sur ces flots si nouveaux, où loin de la Patrie,
À des dangers sans nombre ils exposent leur vie.

Le temps favorisait un voyage sur l’eau.
La brise se taisait, le soleil le plus beau,
Scintillait sur la vague, et quatre bras agiles
Saisissant l’aviron, bientôt de plusieurs milles,

Nous eurent séparé du port qui sembla fuir.
De beaux vaisseaux à l’ancre et tout prêts à partir
Nous attendaient avant de déployer leurs voiles.
Nous y montons joyeux : déjà de larges toiles
S’appuyaient aux haubanes, n’attendant que l’autel,
Pour l’immolation du Fils de l’Éternel.
Soudain cinquante mains à l’envi s’empressèrent.
Blanches nappes, bouquets, festons se déployèrent :
Et tout un temple enfin, sanctuaire flottant,
S’improvisa sur l’onde au Dieu du firmament.

Tout est prêt, voilà que le célébrant s’avance,
En cercle à deux genoux la pieuse assistance,
Entonne eleison, Seigneur, ayez pitié !

Énergique clameur ! chant aux vagues jeté !
Ô combien j’ai trouvé dans ta courte formule
De touchants sentiments ! et comme à l’incrédule,
Tu réponds noblement, en accents pleins de foi,
En deux mots tu traduis tout le naïf effroi
Du matelot chrétien se confiant à l’onde,
Et partant sur le flot, pour parcourir le monde.
Commentons-le ce cri : Prenez pitié, Seigneur !

Commandez que jamais la tempête en fureur

Ne nous jette aux écueils, dans la maison flottante,
Où voyageurs sur l’eau nous fixons notre tente.
Détournez ce malheur, Dieu bon du haut du ciel,
Et sur nos durs travaux versez un peu de miel.
Voyez : nous quittons tout, parents, amis, patrie ;
À la merci des flots nous livrons notre vie.
Ah ! si sur nous, grand Dieu ! ne veille votre main,
Ce jour même pour nous sera sans lendemain.
Les gouffres sont creusés et les écueils attendent,
Si vos Anges sur nous veillants ne nous défendent ;
Si vous ne dites pas : à la mer, calme-toi ;
Au vent, ne souffle plus ; bientôt glacés d’effroi
Par les flots soulevés de la mer écumante,
Nous flotterons au gré de l’affreuse tourmente.
Oui, ah ! prenez pitié, Seigneur ! trois fois pitié
Du pauvre matelot sur mer aux flots livré.
Mesurez pour sa voile un vent toujours prospère,
Et qu’il revienne au toit de son pauvre vieux père.

Dira-t-on que je prête aux matelots Bretons
Ce qu’ils ne pensent pas ; que nous leur supposons
Pour prier leur bon Dieu, une docte manière,
Aux hommes de leur rang nullement familière ?

En parole, il est vrai, d’accord, ils ne sont pas

Des hommes à la phrase arrondie au compas ;
Mais un cœur tout chrétien de leur rude nature
Tire des sentiments de la foi la plus pure ;
Et je ne doute pas qu’au moment solennel,
Où le maître du monde apparaît sur l’autel,
Dans leur naïve foi, ils n’en sachent produire
De semblables à ceux que je viens de décrire.

N’auraient-ils rien compris ? Le chant seul sur la mer
Fait qui sait réfléchir profondément penser.
Vibrant dans le cordage et rasant des abîmes,
Où peut dans un clin d’œil, jusqu’aux plus hautes cimes
Le mât même descendre, et l’hymne commencé
Finir pour les chanteurs dans leur éternité !
Ah ! que ce grand spectacle offre une ample matière,
Pour que du cœur s’élève une ardente prière.

Ce n’est pas tout encore et sur bien d’autres points
Il est plein d’intérêt d’observer ces marins.

Ceux-ci de l’ignorant tiennent en main le livre,
La couronne aux grains noirs ; ceux-là sur l’autre livre
Qui surmonte l’autel, sur le saint crucifix
Portent avec amour des regards attendris.
Puis pensent au départ, puis en terre étrangère

Se transportent d’avance ; ou bien de l’onde amère
Conjurent par des vœux les trop nombreux périls.
Et le clocher natal, la chaumière où sont-ils ?
Là tout près. Ces doux lieux qu’ils quittent l’œil humide
Les verront-ils encor ? Car l’élément liquide
De tant d’autres sans nombre a détruit tout l’espoir.
Seront-ils plus heureux ? Dieu le sait : mais le soir,
Sais-tu toi, nautonnier, si tu verras l’aurore ?
Le soleil aurait lui, pourrais-tu dire encore
Je vivrai jusqu’au soir… Ces pensers saisissants,
Voilà le cœur à nu des matelots partants ;
Et quand on les a vus, l’attendrissante scène
Qu’on peut traduire ainsi, on le comprend sans peine,
Des souvenirs du cœur ne s’efface jamais.

Et que d’autres détails ici j’ajouterais,
Si je disais le vent sifflant dans le cordage,
De la mer sous les pieds l’incessant clapotage :
Au-dessus la voilure, à grand bruit répondant.
Enfin ne taisons pas l’équilibre savant,
Du navire qu’on sent et monter et descendre,
Sans fin se balançant, et pour qui sait comprendre
Emblème de la vie, ou si peu de repos.
La barque est l’homme même, et nos ans sont les flots.
La barque hors du port ne sait vers quels rivages,

La feront aborder les vents et les orages.
De notre vie aussi savons-nous l’avenir ?
Quels en seront les flots ? comme elle doit finir ?

Oh ! oui, qu’à méditer ici le champ est vaste !
Et la vie et la mort s’y touchent : quel contraste !
Ces marins vivent, oui ; mais regardons près d’eux,
L’abîme est tout ouvert : le tronc d’un chêne creux
Les fait seul surnager, et si vient la tempête,
Chacun d’eux aussitôt va payer de sa tête.
Il semble en vérité que la vie et la mort
Montent sur le vaisseau pour voyager à bord.
Certes le matelot qui sur cette pensée,
Prend la mer, de grands flots déjà toute gonflée,
Peut bien, et même doit être grave et pieux,
Lui qui court sur la mer des dangers si sérieux.
Mais sans doute il écarte, entrant sur son navire,
Presque comme un remords, ce que je viens de dire,
Car si l’on y pensait, il faudrait s’étonner
Qu’on veuille être marin, qu’on aille s’embarquer.