La Grand’Mère de Gilberte

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Alfred Mame et fils, éditeur (p. 7-85).


LA
GRAND’MÈRE DE GILBERTE


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PREMIÈRE PARTIE


Il est cinq heures du soir, nous sommes en hiver, la pluie tombe fine et pénétrante ; et la rue n’est éclairée que faiblement par les rares réverbères placés à de longs intervalles. Deux petites filles, chaudement enveloppées et munies de parapluies, s’en vont en trottinant, suivies d’une grosse bonne essoufflée qui a peine à les suivre ; après un court chemin, les enfants s’arrêtent à une grande maison ancienne et de belle apparence, et la plus jeune, plus vive que sa sœur, grimpe lestement sur un gros caillou qui se trouve auprès de la porte. Elle peut ainsi parvenir à la sonnette, et carillonne de toute la force de son petit poignet, tandis que l’autre s’est emparée du marteau et frappe à coups redoublés. En réponse à ce tapage, plein de charme pour les enfants, un pas lourd résonne dans la cour, quelques aboiements se font entendre, et un vieux domestique ouvre la porte. Les petites filles se précipitent dans la maison, non sans avoir crié chacune de leur côté :

« Bonjour, mon bon Jean, bonjour. Phanor, ne te fâche pas, c’est nous. »

Dans le vestibule, elles se défont des manteaux que leur mère a accumulés sur leurs épaules, elles ôtent leurs caoutchoucs, et, traversant un salon richement meublé, mais silencieux, elles arrivent à une chambre à coucher dans laquelle se tient la personne qu’elles viennent voir.

Cette chambre a dû être luxueuse, mais les tentures fanées par le temps commencent, comme la maîtresse de la maison, à être d’un âge respectable. Un feu clair brille dans la cheminée, et fait danser les ombres sur les panneaux des boiseries et sur les grands tableaux qui ornent la chambre. Il n’y a point encore de lumière. Mme Darwey, l’habitante de cette maison, est assise près de la cheminée et vient, en entendant le tapage qui annonce la venue de ses petites-filles, de faire le signe de la croix et de serrer dans sa poche le long rosaire qu’elle égrenait dans sa solitude.

« Bonjour, bonne maman ! s’écrient ensemble les deux enfants en se jetant au cou de la vieille dame, pour laquelle elles semblent avoir une grande affection. Maman a du monde ce soir, elle nous a permis de venir dîner et passer la soirée avec vous.

— Bonjour, chères petites, dit Mme Darwey en embrassant ses petites-filles. Comment va votre mère ? Vous êtes bien aimables de venir me distraire ; mais vous allez peut-être vous ennuyer d’être sages pendant toute une soirée ?

— Oh ! non, bonne maman ! » répondirent les deux petites filles.

« Et puis, ajouta l’aînée d’un air caressant, vous nous conterez une histoire après le dîner, bonne maman ?

— Oui, si vous êtes sages. Veux-tu sonner, Anne-Marie, ajouta Mme Darwey en s’adressant à l’aînée, car Jean oublie d’apporter de la lumière ? »

Un instant après que la sonnette eut été agitée, Jean entra, une lampe à la main ; il la déposa sur la cheminée. Comme elle jette une vive lumière dans tout l’appartement, nous pouvons examiner Mme Darwey et ses petites-filles, pendant que Jean ferme les volets et baisse les rideaux de la fenêtre.

Mme Darwey paraît avoir une soixantaine d’années ; sa figure douce et fine est encadrée de papillotes blanches. Elle a une douillette de soie noire et sur la tête un bonnet de dentelle ; car elle s’habille avec une élégance de bon goût et a les habitudes de toilette d’une femme du monde. Il y a de grands rapports entre les traits de la plus jeune de ses petites-filles et les siens ; mais le visage de Mme Darwey a pris avec l’âge une expression sérieuse, qui n’exclut pas cependant une aimable et spirituelle gaieté : quant aux yeux de l’enfant, ils brillent d’une vive et mutine malice. Gilberte, c’est le nom de cette cadette, a de grands yeux bleus, bien fendus ; sa figure rose et blanche et ses longs cheveux blonds rejetés en arrière en font une délicieuse enfant. Mais Gilberte a un défaut, un grand défaut, elle est colère ! Et cette petite fille qui, lorsqu’elle est sage, poserait facilement pour un ange, perd toute sa grâce dès qu’on lui résiste. Elle trépigne à la moindre occasion, montre les poings, se révolte et quelquefois lève même sa petite main potelée sur sa bonne et sur sa sœur. Ce défaut, qui désole ses parents, elle ne s’en corrigera pas facilement ; car Gilberte est étourdie, et bien qu’elle ait promis souvent de ne plus recommencer de pareilles scènes, elle ne prend pas sur elle, et sans cesse il faut la punir pour de nouvelles colères.

Quant à Anne-Marie, c’est une enfant de dix ans, raisonnable et sérieuse comme on ne l’est guère à cet âge ; des yeux noirs, un peu langoureux, éclairent sa jolie figure d’un rose pâle, encadrée de boucles d’un noir bleuâtre. La petite fille est très-grande pour son âge, et dans sa démarche distinguée on voit poindre la grâce créole qu’elle a reçue de sa mère, née à l’île Bourbon. Anne-Marie est un peu indolente, et sa petite sœur, qui est la pétulance même, s’impatiente souvent de sa lenteur, qui lui paraît désespérante ; mais, sitôt qu’elle voit les larmes se faire jour dans les yeux d’Anne-Marie, Gilberte se jette dans ses bras et ne songe plus qu’à la consoler. Du reste, elle dit elle-même dans ses moments de franchise :

« Anne-Marie est trop bonne pour moi, je n’ai pas la liberté d’être méchante avec elle. »

Pourtant elle l’est bien quelquefois ; mais ses colères ne durent pas : il en est comme des orages. Après le déchaînement de la nature, le ciel redevient serein ; après les colères de Gilberte, son bon cœur reprend vite le dessus, et elle se montre si affectueuse qu’elle se fait pardonner. Sa sœur et ses petites amies ont pris l’habitude de l’appeler « ma douce amie », par contraste avec la vérité. Gilberte comprend cette épigramme ; aussi, lorsqu’elle est mal disposée, il n’en faut pas davantage pour amener une querelle qui est le sujet d’une nouvelle colère.

« Eh bien ! mes enfants, dit Mme Darwey, lorsque Jean, son service terminé, sortit de l’appartement, avons-nous été sages aujourd’hui ? »

Mme Darwey, qui voit tous les jours ses petites-filles, leur fait souvent rendre compte de leur conduite ; elle est pour elles une amie près de laquelle elles viennent chercher une consolation dans leurs petits chagrins ; mais de laquelle aussi, en revanche, elles acceptent volontiers les conseils et les morales maternelles appropriées à leur jeune âge.

« Anne-Marie, voyons, dis-moi la vérité, as-tu étudié aujourd’hui ? car tu ne travailles pas toujours autant qu’il le faudrait ; ta mère me l’a confié hier, elle en est peinée.

— Bonne maman, répondit Anne-Marie, qui s’était assise devant le feu aux pieds de sa grand’mère, dont elle tenait une des mains dans les siennes, je crois que maman est contente aujourd’hui. Elle m’a grondée hier, c’est vrai ; mais ce soir je savais parfaitement ma leçon, et elle m’a promis de vous le dire.

— Très-bien, dit Mme Darwey en déposant un baiser sur les boucles brunes d’Anne-Marie. Et toi, Gilberte, qu’as-tu à m’apprendre ? ajouta-t-elle en se tournant vers la petite qui se tenait debout contre son fauteuil, et qui avait pris un air tout embarrassé en voyant arriver l’examen.

— Bonne maman, répondit-elle, j’ai été méchante. Et l’enfant baissa la tête d’un air confus.

— Que s’est-il donc passé, ma pauvre Gilberte ? demanda avec bonté la bonne grand’mère ; qu’as-tu fait ? Voyons. Sans doute, quelque colère ; je le crains, c’est ton défaut habituel.

— Oui, bonne maman, reprit Gilberte en relevant la tête, mais ce n’est pas ma faute, acheva-t-elle en s’animant. Je ne veux pas qu’Anne-Marie me taquine comme elle l’a fait tantôt ; sans cela je ne me serais pas fâchée.

— Voyons, voyons, un peu de calme, je t’en prie, reprit Mme Darwey en entourant de son bras le cou de la petite fille, dont la tête se pencha sur son épaule, tandis que deux grosses larmes coulaient de ses yeux bleus. Conte-moi ton histoire, ma chère petite, je serai juge entre ta sœur et toi, et peut-être trouverons-nous un moyen de réparer ta faute.

— Grand’maman, dit l’enfant à voix basse, Anne-Marie est meilleure que moi ordinairement ; mais elle ne l’est pas quand elle m’appelle « ma douce amie ». Vous savez bien que je n’aime pas cela, parce qu’on a l’air ainsi de se moquer de moi, qui ne suis pas douce, et qui me fâche souvent. Tantôt, je n’ai pas su ma leçon, et, en sortant de la salle d’études, j’étais déjà bien fâchée, parce que maman m’avait dit de l’apprendre pendant la récréation. Je suis allée dans notre chambre pour chercher un livre que j’y avais oublié ; Anne-Marie y était occupée à surveiller sa poupée, qu’elle avait couchée dans le berceau.

« — Eh bien ! me dit-elle, as-tu su ta leçon ?

« — Laisse-moi tranquille, lui dis-je impatientée.

« — Allons, ma douce amie, ne te fâche pas, ce n’est pas ma faute si tu ne l’as pas sue. »

« Là-dessus, ma colère a éclaté, et, ne trouvant rien autre chose sous ma main, j’ai pris sa poupée et je l’ai jetée dans le jardin par la fenêtre, qui était ouverte. Elle s’est cassée. Maman, qui est arrivée au bruit, a emmené Anne-Marie et m’a enfermée dans la chambre jusqu’à ce que ma colère fût passée ; car je m’étais mise à crier, à pleurer et à frapper du pied, ce que j’ai continué de plus belle quand j’ai vu que maman me renfermait.

— Et qu’as-tu pensé de ta conduite lorsque tu as été plus calme ?

— Grand’maman, répondit Gilberte en baissant la tête de nouveau, j’ai eu grand-honte ; mais c’est plus fort que moi, je ne puis pas m’en empêcher.

— Écoutez, mes chères enfants, dit Mme Darwey sérieusement, vous avez eu tort toutes deux : Anne-Marie en disant à sa sœur une chose, qu’elle sait bien lui être désagréable, et Gilberte en se fâchant d’une parole qu’elle ne devrait regarder que comme une innocente plaisanterie. Vois-tu, ma pauvre Gilberte, deviens douce, et ce titre de « douce amie » ne te fâchera plus. Tu sens bien toi-même que tu ne le mérites pas ; mais tu devrais, par tes efforts, prou¬ ver que tu veux en arriver à ce qu’il ne soit plus une ironie.

« Quant à ta colère, ma pauvre enfant, tu dis que tu ne peux t’en empêcher ! C’est que tu ne comptes que sur tes efforts personnels, et quand vient le moment, le courage te manque. Si chaque matin tu demandais au bon Dieu dans ta prière de te donner la force de surmonter cette extrême vivacité ; si, lorsque l’occasion se présente, tu recourais à ton bon ange, crois-moi, ma chère petite, cela te deviendrait plus facile.

« Allons, ajouta la bonne grand’mère, promets-moi encore une fois que tu essaieras de te corriger.

— Mais, bonne maman, je promets toujours, et je retombe sans cesse ! répondit Gilberte découragée.

— C’est que tu n’emploies pas assez les moyens que je t’indique. Essaie seulement, et tu verras ! Sans doute, tu ne deviendras pas parfaite du premier coup ; mais peu à peu, si tu veux suivre mon conseil, je te promets que nous arriverons à te corriger. Veux-tu ?

— Oui, bonne maman, dit l’enfant avec effusion en embrassant Mme Darwey, j’essaierai. Mais la poupée d’Anne-Marie ! ajouta-t-elle, je l’ai cassée. Eh bien ! pour réparer ma colère, je lui donnerai la mienne, ma jolie rose qui a un si beau chignon ! La veux-tu, Anne-Marie ?

— Merci, dit l’aînée des deux sœurs, moi aussi j’ai eu tort en te taquinant ; ne parlons plus de ma poupée ; j’en ai d’autres. Je ne t’en veux plus et je ne t’appellerai plus… (elle hésita, puis ne voulant pas dire le mot qui irritait sa sœur, elle ajouta :) Je ne rappellerai plus comme tu ne veux pas. »

Les deux sœurs s’embrassèrent, et la paix fut faite. Comme Jean venait d’annoncer que le dîner était servi, Mme Darwey et les petites filles passèrent dans la salle à manger. Là, les enfants jasèrent joyeusement pendant le repas sous les yeux de leur grand’mère, qui savait se prêter à leurs conversations enfantines, et les diriger sur des sujets intéressants et quelquefois instructifs.

C’était un grand bonheur pour Anne-Marie et pour Gilberte lorsqu’on leur permettait de venir dîner chez Mme Darwey ; elles y passaient alors la soirée, et elles écoutaient de belles histoires dans lesquelles leur grand’mère avait toujours soin de cacher une leçon pour elles.

Ce soir-là, lorsqu’on fut revenu dans la chambre de Mme Darwey et que les deux enfants se furent installées près d’elle devant le feu, elles réclamèrent l’exécution de sa promesse, et la bonne grand’mère se mit en devoir de les contenter.

« Ce soir, leur dit-elle, mes chères enfants, je vais vous conter ma propre histoire, mon histoire de petite fille ; car j’ai été jeune comme vous, j’ai eu comme Gilberte de longues boucles blondes dont j’étais fière et des joues roses comme les vôtres. En ce temps-là, j’avais dix ans, l’âge d’Anne-Marie, et je me souviens que je me demandais alors comment on faisait pour vieillir. Les années sont venues, les cheveux blonds ont blanchi, et me voici devenue matrone, dans mon grand fauteuil, d’où je ne sors guère, mais ayant devant moi mes deux chères petites-filles qui me représentent si bien ce que j’étais alors. J’avais deux frères aînés, qui n’étaient presque jamais à la maison ; le premier, qui avait dix-huit ans, était à Saint-Cyr, d’où il revenait quelquefois en congé avec un beau costume que j’admirais et qui m’imposait du respect. Le second, de quinze ans, était encore au collège des jésuites à Vannes. Il ne nous revenait qu’aux vacances, et bien que ce fût un bon camarade et que je l’aimasse beaucoup, il me traitait trop en petite fille pour que je fusse très-liée avec lui. Mais j’avais une sœur, plus jeune que moi de deux ans, et pour laquelle je me sentais une affection profonde. Elle était jolie comme un ange. Tiens, Anne-Marie, dit Mme Darwey en s’interrompant, monte sur un tabouret ; tu vas décrocher de la cheminée ce petit portrait entouré de velours bleu : c’est le portrait de Ginevra, ma pauvre petite sœur ! »

Anne-Marie fit ce que lui disait sa grand’mère ; elle atteignit le petit cadre, et s’approchant de la lampe, elle considéra attentivement, ainsi que Gilberte, qui s’était levée, une ravissante miniature d’enfant de six à sept ans. La tête blonde et pâle se détachait sur un fond gris ; les yeux étaient noirs, longs et doux comme du velours ; mais ils paraissaient plutôt tristes et sérieux que gais comme ils doivent l’être à cet âge. Ce regard était étrange ; on ne pouvait en détacher les yeux, et, involontairement, on pensait que cette jolie petite créature n’avait pu être faite pour la terre. Un nœud bleu retenait sa chevelure blonde ; sa bouche était souriante, mais d’un sourire triste, et les teintes pâles de ses joues achevaient d’idéaliser cette figure.

« Oh ! bonne maman, qu’elle est jolie ! dirent à la fois les deux enfants.

— Oh ! oui, bien jolie, répondit Mme Darwey d’un air pensif ; et si bonne ! Je n’ai jamais pu ne pas croire que c’était un de ses anges que Dieu avait prêté à la terre : mais il n’a pas pu vivre ici-bas, et il est retourné bien vite dans sa patrie ! Replace le cadre, Anne-Marie, » dit Mme Darwey, lorsque ses petites-filles eurent satisfait leur curiosité et considéré longuement le portrait de Ginevra.

L’enfant remit le cadre, et toutes deux reprirent leurs places sur leurs chaises, la tête tournée vers leur grand’mère et le menton appuyé sur leur petite main. Mme Darwey, qui semblait se plonger dans le passé avec une mélancolique complaisance, reprit son histoire.

« Nous habitions alors la Saulaie, une propriété qui a ensuite appartenu à mon frère aîné, et dans laquelle nous passions toute l’année, sauf trois mois d’hiver à Paris. Nos études, à ma sœur et à moi, se faisaient sous la direction d’une maîtresse qui venait trois fois par semaine de la ville voisine, distante de deux à trois kilomètres seulement. Ma sœur apprenait à merveille, parce qu’elle s’appliquait à ses devoirs ; mais moi, qui travaillais par boutades, je ne faisais pas grand’chose ; et plus tard il a fallu me mettre en pension pour arriver à me donner une éducation sérieuse.

« Ma mère était presque toujours malade, de sorte qu’elle ne pouvait guère nous surveiller. Pour Ginevra, si heureusement douée sous tous les rapports, cela avait moins d’inconvénients. Mais moi, qui avais une nature impétueuse, j’aurais eu besoin d’un frein sévère ; et, abandonnée presque entièrement à moi-même, je me laissais aller aux emportements de mon caractère, et à dix ans j’étais devenue un véritable petit démon.

« Mon père nous aimait beaucoup. Il ne nous contrariait jamais ; d’ailleurs, il avait peu de temps à lui ; il s’occupait activement de ses propriétés et des intérêts du pays à la tête duquel sa grande fortune l’avait placé. Il était donc rarement avec nous. Ma mère, qui détestait Paris, préférait habiter presque toute l’année la Saulaie. Quand mon père était avec nous à la campagne, il essayait bien quelques représentations sur mon caractère ; mais il y était rarement, et quand il y était, c’était pour si peu de temps, qu’il n’avait pas le cœur de se montrer très-sévère.

« Je profitais donc de la liberté dont je jouissais, malheureusement pour moi, et, à la plus légère contradiction de la part de qui que ce fût, je me mettais dans des colères horribles. Les domestiques ne pouvaient me rien dire qui ne fût pas absolument de mon goût sans provoquer des scènes qui faisaient craindre parfois pour ma santé. Rarement ma mère me vit en cet état, parce qu’on m’avait dit que cela lui faisait mal, et quand je me sentais en colère je sortais de sa chambre pour pouvoir en toute liberté me laisser aller à mon emportement. Une ou deux fois cependant, elle me fit quelques douces observations ; je promis de prendre sur moi ; mais, comme toi, ma pauvre Gilberte, j’oubliais bien vite ma promesse, et l’instant d’après, s’il se présentait une occasion, je recommençais de plus belle à trépigner et à m’emporter.

« La Saulaie était une magnifique propriété ; le château, placé à mi-côte, dominait une vallée superbe. Derrière la maison, le coteau était couvert de bois, sur lesquels se détachaient les tourelles grises et les vieux murs sombres de notre chère demeure. Parfois il me semble encore y être. Quand venait le soir, en été, on roulait le grand fauteuil de ma mère auprès de la fenêtre, afin qu’elle pût jouir d’un peu de fraîcheur. Une pelouse immense s’étendait devant le château, et descendait par une pente douce jusqu’à un petit cours d’eau sinueux et bordé de saules qui avaient donné leur nom à la propriété. Au travers du feuillage pâle de ces arbres, le soleil tamisait sa lumière et faisait miroiter l’eau du ruisseau sur le bord duquel, ma sœur et moi, nous allions souvent nous asseoir pour regarder les petits cailloux qui le tapissaient et pour deviser joyeusement sur les mille riens qui nous rendaient heureuses en ce temps-là.

« On montait au château par un perron de quelques marches, et la balustrade en pierres qui le bordait était découpée à jour. Au travers de cette balustrade, les plantes grimpantes de toute espèce s’étaient glissées capricieusement. C’était une magnifique demeure. Les appartements y étaient grands et beaux ; mais, ma mère ne recevant personne à cause de sa santé, ils étaient toujours fermés, et je me souviens que Ginevra, qui était timide, se faisait peur de cette longue enfilade de pièces sombres dans lesquelles, moi qui ne craignais pas grand’chose, je cherchais quelquefois à l’entraîner lorsque nous jouions à cache-cache avec les petites filles du voisinage.

« J’avais un petit poney, sur lequel on me permettait de monter lorsque mon père était à la maison ; et quand il n’y était pas, j’obtenais parfois de me faire accompagner par un vieux domestique qui avait vu naître ma mère et nous, et qui se fût volontiers jeté au feu pour nous épargner le moindre chagrin à ma sœur et à moi. Je me souviens qu’un jour que j’obtins une promenade, je partis suivie de mon vieux François, que j’aimais beaucoup parce que, toute petite, il m’avait fait sauter sur ses genoux en me chantant de vieilles chansons et aussi parce qu’il savait se prêter à tous nos jeux. Je montai mon petit cheval, qui était d’humeur très-douce, et nous partîmes joyeusement, tandis que Ginevra, qui était dans la chambre de ma mère, nous envoyait de sa petite main des adieux et des souhaits de bonne promenade du haut du balcon.

« La promenade se passa bien, et une heure après nous revenions en galopant vers le château. Il fallait, pour rentrer dans le parc, faire sur la route un détour à cause du ruisseau qui nous barrait le passage ; mais, comme je ne doutais de rien, une idée me vint, et je m’avisai de faire sauter mon cheval comme je savais que les bons cavaliers faisaient. Sans rien dire, je le lançai en face du ruisseau ; mais le poney, qui n’avait jamais été dressé à de tels exercices, et qui peut-être eut peur, recula au lieu de sauter. François, en voyant ce que je voulais faire, me dit que ce n’était pas raisonnable et que j’allais me faire jeter par terre ; mais j’étais excitée par la course, je m’entêtai et je revins un peu en arrière pour prendre un nouvel élan. Alors le pauvre vieux domestique, sachant bien que je n’étais pas assez bonne écuyère pour faire obéir mon cheval, approcha le sien et voulut m’enlever la bride du poney pour me forcer à reprendre la route.

« — Laissez-moi, lui criai-je, furieuse, je veux qu’il passe ici. »

« Et comme François s’obstinait à retenir le cheval, je donnai au sien un coup de cravache qui lui fit faire un saut de côté. Le pauvre vieux fut désarçonné au moment où il s’y attendait le moins.

« À l’instant je me jetai à terre ; car la pensée du mal que pouvait avoir mon vieux François avait calmé ma colère ; je me penchai vers lui et lui pris la tête, que je soulevai de mes petites mains en jetant des cris perçants. Heureusement ce ne fut l’affaire que de quelques instants ; il n’avait aucun mal, mais seulement un peu d’étourdissement causé par sa chute. Il fut bientôt sur pied.

« — Pardon, mon bon François ! lui dis-je. As-tu du mal ?

« — Non, mademoiselle Marguerite, me répondit le brave homme ; mais, ajouta-t-il, je vous en prie, n’essayez pas de sauter le fossé, vous tomberiez. »

« Au lieu de me garder rancune de ma brusquerie, il s’inquiétait toujours pour moi.

« — Non, lui dis-je, je te le promets. Nous allons prendre la route ; peux-tu remonter sur ton cheval ?

« — Oui, oui ; j’ai bien encore une petite douleur dans ma vieille jambe droite, celle qui a des rhumatismes ; vous savez ? Mais, si je revenais à pied. Madame ou Mlle Ginevra pourraient le voir ; et il ne faut pas qu’on le sache, vous seriez grondée, »

« Ainsi, le cher brave homme pensait à m’épargner une punition que je méritais bien. J’étais confuse ; je pris sa grosse main rude et je lui dis :

« — Mon bon François, je tâcherai de me corriger, je te le promets.

« — Ah ! mademoiselle Marguerite, vous l’avez promis déjà bien souvent, me répondit-il d’un air un peu incrédule. C’est dommage, pourtant, vous seriez si bonne, avec le cœur sur la main, comme vous l’avez ! Enfin, avec la raison cela viendra peut-être. Si vous pouviez être douce comme ce petit ange, Mlle Ginevra ! »

« Tout le monde, à la maison, avait pour ma sœur un sentiment d’affection particulière ; on ne lui connaissait guère de défauts et on ne la traitait pas comme une enfant ordinaire.

« Nous rentrâmes à la maison, où François eut la générosité de ne rien dire de notre aventure. Je m’échappais de temps en temps pour aller avec inquiétude lui demander des nouvelles de sa jambe ; le pauvre vieux me répondait qu’il n’en souffrait pas, et, en effet, il marcha bientôt sans boiter comme il le faisait pendant les premiers jours : chose qu’on avait attribuée dans la maison au rhumatisme auquel il était sujet.

« Malheureusement, ni cela, ni beaucoup d’autres scènes arrivées grâce à mon caractère emporté, ne me corrigèrent. J’avais promis de faire des efforts pour cela ; mais, comme disait François, je l’avais déjà promis tant de fois que, celle-là encore, ma promesse et mon repentir furent vains. Il fallait une terrible leçon pour faire impression sur mon esprit, et je dus expier cruellement un caractère qui avait fait souffrir toutes les personnes qui m’entouraient. En attendant, je continuais à m’emporter de plus belle, et je me rappelle qu’un soir mon père, qui était au château, dut me punir sévèrement : ce qui, hélas ! n’amena encore qu’un changement de quelques jours.

« Ma mère étant un peu mieux portante, on en avait profité pour célébrer sa fête, et donner en son honneur un dîner qui réunissait toutes les notabilités du pays. Ginevra et moi nous avions couru toute la journée à travers la maison, suivant les domestiques qui ornaient et préparaient les salons, et nous amusant beaucoup de ces préparatifs de fête. Ma mère, qui, afin de réserver ses forces pour le soir, était restée dans sa chambre, nous envoyait donner ses ordres, et nous étions enchantées toutes deux de faire les personnes importantes et de dégringoler les escaliers pour aller porter à la cuisine une explication oubliée, ou à la salle à manger une observation à propos du dessert.

« Nous n’avions jamais vu la maison s’animer ainsi, et nous nous faisions d’avance une grande joie d’assister à cette fête.

« Le soir, on nous mit des toilettes nouvelles ; car, bien que nous fussions encore jeunes, nous avions tant insisté pour assister au dîner, qu’on nous avait accordé d’y rester jusqu’au dessert. Nous nous figurions que ce devait être très-amusant, et nous avions promis d’être bien sages. Hélas ! je manquai bien à ma promesse.

« Ma sœur et moi nous avions des robes de mousseline blanche brodées, avec des rubans blancs aussi dans les cheveux ; avant l’arrivée des invités, nous allâmes nous faire admirer à notre vieux François, et je me souviens qu’il nous dit avec enthousiasme :

« — Ah ! Mesdemoiselles, vous êtes belles comme des anges du bon Dieu ! »

« Nos minois roses et nos belles chevelures composaient pourtant toute notre parure ; mais François n’avait jamais vu, disait-il, rien de si beau que les deux petites filles de ses maîtres ; et quant à nous, nous fûmes très-fières de son compliment, et nous remontâmes tout heureuses, pour aller sur le balcon épier la venue des équipages qui devaient amener à la Saulaie toute la noblesse des environs. Peu à peu nous les vîmes arriver, et, quelques instants avant que le dîner fût sonné, on vint nous chercher de la part de maman pour nous présenter au salon.

« Ginevra tremblait d’y entrer, et sa jolie figure était toute pâle d’émotion, quand la porte s’ouvrit devant nous, et qu’au milieu du mouvement et des conversations d’un salon plein de monde, ma mère, assise près d’une vieille dame étincelante de luxe de toilette, nous fit signe, par un sourire encourageant, de nous approcher d’elle. Je ne connaissais guère la timidité et je marchais droit vers elle en traversant le salon, tandis que chacun se retournait pour nous regarder ; mais je traînais à la remorque ma pauvre petite Ginevra, qui baissait les yeux et regardait avec obstination le bout de ses bottines. Heureusement je la tenais par la main en la conduisant, car elle était si émue que jamais elle n’eût été capable de découvrir seule notre mère au milieu de cette foule.

« Ma mère nous présenta à la dame qui causait avec elle, puis à quelques autres, et peu à peu, grâce à la bienveillance qu’on ne pouvait s’empêcher de témoigner aux enfants de la maison, nous fûmes familiarisées avec le bruit et le mouvement qui se faisaient autour de nous. Quelques jeunes femmes s’emparèrent de Ginevra, et sa grâce ravissante lui eut bientôt fait une quantité d’amis parmi les invités. Quant à moi, j’avais découvert mon père dans un coin du salon, et, me faufilant jusqu’à lui, j’avais glissé ma main dans la sienne, et, debout près de lui, je l’écoutais causer politique avec les messieurs qui l’entouraient. Bien que je n’y comprisse rien, cela me donnait un air de personne sérieuse, et, quoique ordinairement je fusse très-enfant, j’aimais assez à me montrer capable d’écouter sans interrompre les gens raisonnables.

« Lorsqu’on annonça que le dîner était servi, un grand mouvement se fit dans le salon ; peu à peu les invités passèrent, et ma sœur et moi nous nous trouvâmes à la queue.

« — T’amuses-tu ? dis-je à Ginevra, qui souriait et avait oublié sa timidité.

« — Oui, beaucoup, me répondit-elle ; c’est très-joli !

« — Quand je serai grande, repris-je, je donnerai beaucoup de grands dîners où j’inviterai de belles dames comme celles-ci, ajoutai-je en montrant du doigt les dernières traînes qui balayaient le tapis du salon. »

« J’avais admiré les toilettes et la gracieuse élégance de quelques jeunes femmes qui entraient les dernières dans la salle à manger, et, ma vanité d’enfant s’éveillant, j’aurais voulu être grande pour traîner à mon tour derrière moi ces belles queues de soie et de dentelles qui m’éblouissaient. J’étais trop jeune pour faire aucune réflexion sérieuse. Pourtant, comme nous avions reçu de ma mère d’excellents principes religieux, et que Ginevra, naturellement pieuse, en profitait plus que moi, je me souviens qu’elle me répondit avec un bon sourire :

« — Moi aussi, Marguerite ; mais ces jours-là je voudrais que les pauvres pussent en avoir leur part, et je leur donnerais aussi un festin qui les réjouirait. »

« La salle à manger, brillamment éclairée et ornée de fleurs superbes, acheva de m’éblouir, et, au bout d’une demi-heure, j’étais comme enivrée par la lumière, la chaleur et la gaieté qui se répandait autour de moi. Bien que je fusse trop petite pour en prendre ma part, j’y trouvais du plaisir, et ce bruit et ces élégances réunies agissaient facilement sur ma nature enthousiaste.

« Quand vint le moment du dessert, comme le dîner avait été déjà long et qu’on craignait que nous ne fussions fatiguées, mon père nous fit signe de nous lever pour sortir de la salle à manger. Un valet de chambre vint enlever Ginevra, qui, à moitié endormie et fatiguée du bruit qui me réveillait, se laissa emporter sans rien dire. On voulut aussi me faire descendre de ma chaise ; mais je ne le voulus pas, et je résistai au domestique qui voulait exécuter l’ordre de mon père. Celui-ci, me regardant un peu sévèrement, dans l’espoir de prévenir un accès de colère qui se préparait, me dit à demi-voix, car j’étais peu éloignée de lui :

« — Marguerite, il est temps de sortir ; va retrouver ta sœur. »

« Mais je m’entêtai, et, me cramponnant à la table, je cherchai à résister à François, qui cette fois me descendit malgré moi de ma chaise et m’emporta dans la salle la plus voisine.

« Là, excitée déjà sans doute par la chaleur et le bruit qui avaient puissamment agi sur mes nerfs, je me jetai dans une colère terrible, et mes cris réveillèrent complètement ma pauvre sœur, qui, ne sachant ce qui m’arrivait, se prit à pleurer en essayant d’entourer mon cou de ses petits bras pour me consoler.

« — Laisse-moi, » lui dis-je en la repoussant violemment. Et je me précipitai vers la porte, que j’ébranlai, autant que mes forces le permettaient, par des coups de poings et des coups de pieds.

« J’étais furieuse. Ginevra me regardait, saisie ; ses mains étaient pendantes, et ses yeux pleins de larmes me considéraient avec stupéfaction. François et notre bonne, qui était accourue au bruit, s’efforçaient de me calmer, mais rien n’y faisait. Je continuai à me débattre jusqu’à ce que mon père, abrégeant le dessert, eût donné le signal pour sortir de table.

« Aussitôt rentré au salon, il vint dans l’appartement où j’étais, et, prenant un ton que je ne lui avais jamais vu avec moi, il me dit :

« — Marguerite, cesse à l’instant ces cris et va te coucher. »

« J’obéis sans me rendre compte de cet empire que je subissais. Jusque-là, on n’avait jamais employé avec moi la sévérité ; mais mon caractère était devenu si indomptable qu’elle aussi était devenue nécessaire. Ginevra était terrifiée par l’accent et par le regard de mon père ; celui-ci s’en aperçut, et, la prenant dans ses bras, il l’embrassa tendrement, ce qui lui rendit son expression souriante. À moi, il ne me dit rien ; mon émotion était encore trop récente : il voulut attendre qu’elle fût passée, espérant que ses observations produiraient plus d’effet.

« Le lendemain, quand je me réveillai, je me souvins de la scène de la veille. Je pensai d’abord au chagrin de mon père et de ma mère, car j’avais bon cœur et je les aimais beaucoup. Puis les réflexions vinrent, et la honte les suivit ; je pensai à ce qu’avaient dû dire de moi tant de personnes qui avaient été témoins de mon emportement, et je fus bien triste d’avoir été si peu raisonnable. Pour réparer ma faute, je m’en allai dans la chambre de ma mère aussitôt que je fus habillée ; mon père y était ; je leur demandai un pardon qu’on m’accorda encore une fois sur la promesse formelle que je fis de veiller sur moi dorénavant, et de travailler à dompter ces colères auxquelles jusque-là je ne résistais guère.

« — Ma pauvre Marguerite, me dit mon père avec tristesse, quand donc deviendras-tu raisonnable ? Je t’en prie, au nom de ta mère à laquelle de pareilles scènes font beaucoup de mal, ne recommence plus. Si cela continue, je me verrai forcé de te mettre en pension pour lui épargner la vue de tes colères et pour dompter enfin ce caractère dont la violence m’effraie ? »

« L’idée de la pension me saisit ; je ne voulais pas y aller, et je résolus de tout faire pour éviter un pareil malheur, ou du moins, ce qui alors me semblait un malheur. Pendant quelque temps je tins ma promesse, et je prenais tellement sur moi que, dans la maison, on s’étonnait de ce changement et de ma force de caractère.

« Mais, hélas ! mon père partit pour Paris et nous laissa à la Saulaie, où nous devions rester deux mois sans le revoir. Tant qu’il avait été près de moi, ses encouragements et ses conseils m’avaient aidée dans mes bonnes résolutions ; et bien souvent son seul regard, que je comprenais, avait suffi pour arrêter le mouvement impétueux qui allait m’emporter. Mais, une fois parti, j’oubliai bien vite ses recommandations, et au bout de quelques semaines j’avais repris mes habitudes.

« Ma mère se désolait, car on ne pouvait lui cacher toutes mes colères. Elle essayait bien de douces remontrances qui me touchaient un moment ; mais à peine étais-je sortie de sa chambre que l’habitude reprenait le dessus et que je rendais tout le monde victime de mon humeur colère. Une seule personne jusque-là avait été à l’abri de scènes de ma part : c’était Ginevra. Je vous l’ai dit, j’avais pour elle une sorte de culte qui l’élevait à mes yeux, plus encore qu’aux yeux des autres habitants du château, au-dessus du monde ordinaire. Quand je la contrariais, eussé-je été très-impatientée moi-même, si je voyais poindre une larme dans ses grands yeux, je cédais à l’instant ; et il y avait alors souvent entre nous un combat de générosité, car Ginevra était trop bonne pour accepter un sacrifice de ma part.

« — Non, me disait-elle alors ; je t’en prie, Marguerite, faisons ce que tu veux ; je l’aime mieux maintenant. »

« Et la charmante enfant disait vrai ; elle n’eût pas joui de ce qui pouvait me contrarier.

« Un jour, jour qui restera à jamais gravé dans mon souvenir, je m’emportai contre elle, et elle qui jamais ne résistait à personne eut, comme par une fatalité, l’idée de s’obstiner à me contrarier. C’était la Providence qui voulait employer envers moi un moyen sévère, mais infaillible, de me corriger. Il faisait un temps splendide ; nous étions en plein printemps, et nous respirions sur le balcon de la chambre de ma mère l’air parfumé par les orangers qu’on venait de sortir pour les placer dans la cour du château. C’était le matin, et le soleil montait lentement à l’horizon en jetant ses rayons obliques sur l’herbe de la pelouse à travers laquelle il faisait scintiller la rosée. Ma mère était encore couchée, et, après lui avoir dit bonjour, nous étions venues ensemble, ma sœur et moi, pour voir s’il faisait beau.

« Tout à coup Ginevra, qui depuis quelque temps montait à cheval sous la surveillance expresse de François, eut envie de faire une promenade. Elle tourna vers moi son joli et pâle visage.

« — Comme il fait beau ! me dit-elle en joignant ses petites mains et en me montrant des yeux le magnifique horizon qui s’étendait devant nous. Si tu voulais, Marguerite, nous demanderions à maman la permission de prendre François jusqu’au déjeuner et d’aller nous promener avec le poney ? »

« J’acceptai son idée avec empressement, et, rentrant dans la chambre, je la soumis à ma mère, qui accorda la permission, non sans avoir obtenu notre promesse formelle d’obéir en tout à François. Je sonnai pour prévenir celui-ci que nous allions sous sa conduite entreprendre une promenade, et nous courûmes joyeusement nous préparer. Mais, tout en mettant son chapeau, Ginevra me dit :

« — C’est moi qui monterai la première, c’est mon tour. Tu as commencé la dernière fois.

« — Cela ne fait rien, répondis-je ; je suis l’aînée, c’est toujours moi qui dois commencer.

« — Non, c’est moi, ce n’est pas juste, » reprit Ginevra, qui, contre son habitude, se révoltait.

« Mais je ne voulus pas céder, et tout le long du corridor nous nous disputâmes. Ginevra me répondait avec assez de calme, mais elle s’entêtait dans son idée, et son calme même m’exaspéra bien vite. La bonne qui nous avait habillées et qui nous suivait prit son parti, ce qui me mit en colère, si bien qu’en arrivant au bas de l’escalier je n’étais plus maîtresse de moi. Le cheval était devant le perron, et François le tenait. Ginevra se précipita pour monter la première ; mais moi, aveuglée par mon emportement, je la repoussai brusquement ; ma pauvre petite sœur alla tomber au bas des marches, et son front heurta la pierre dure de l’escalier, et si malheureusement que le sang jaillit.

« — Oh ! la méchante enfant, elle l’a tuée ! »

« Cette parole prononcée par la bonne me tomba sur le cœur avec un poids horrible, et qui ne devait être allégé que longtemps après. Je me précipitai sur ma sœur en jetant un cri d’épouvante ; mais on l’enleva de mes bras pour la déposer sur un lit où on fut longtemps à la faire revenir. J’étais là dans la chambre, auprès de son lit, la contemplant avec un serrement de cœur qui m’eût tuée s’il eût duré plus longtemps. Quand elle rouvrit les yeux, je me mis à genoux près d’elle et, prenant ses mains, je lui parlai sans savoir ce que je disais.

« — Ginevra, parle-moi, dis-moi que je ne t’ai pas tuée ! Dis-moi que tu me pardonnes ! Oh ! jamais ! jamais je ne me mettrai plus en colère, je te le promets ! »

« Ginevra me souriait, elle paraissait mieux ; mais elle semblait ne pas comprendre ce que je lui disais.

« — Mais non, Marguerite, mais non, tu vois bien que tu ne m’as pas tuée, puisque je te parie. J’avais eu tort de m’entêter, » ajoutait-elle, voulant ne pas me trouver si coupable.

« Le médecin, qui venait presque chaque jour voir ma mère, vint justement peu d’heures après la chute de Ginevra. Il prescrivit quelques compresses ; mais il parla longuement tout bas à la bonne qui soignait ma sœur, et qui était depuis longtemps dans la maison. Cela m’inquiéta, et les paroles qu’avait prononcées cette bonne au moment de l’accident me revinrent en mémoire d’une manière terrible. On épargna à ma mère le récit de la scène qui venait d’avoir lieu, et, comme elle était très-souffrante, on lui dit seulement, quand Ginevra entra dans sa chambre, dans la soirée, qu’elle avait en courant fait une chute dans laquelle elle s’était écorché le front. Ma sœur, du reste, se leva presque tout de suite quand son évanouissement fut passé, et la pauvre petite reprit ses habitudes. Mais à partir de ce moment-là le médecin la voyait souvent et lui prescrivait sans cesse des remèdes.

« J’étais à jamais corrigée de mes mouvements de colère ; car, chaque fois que je sentais le sang bouillonner en moi par suite d’une contrariété, mon imagination qui avait été si vivement frappée me représentait la scène du perron : ma pauvre petite sœur étendue si pâle et le front saignant ; et j’entendais cette parole de la bonne, parole que je ne pouvais oublier, et dont le souvenir seul me faisait frissonner !

« Ginevra, du reste, languissait de plus en plus. Elle était toujours douce et souriante ; mais sa figure pâlissait encore ; elle maigrissait, et une petite toux sèche revenait maintenant très-souvent. Ces symptômes n’avaient jamais été remarqués, et il avait fallu la visite forcée que le médecin lui avait faite pour appeler l’attention sur sa santé. Malgré moi, j’unissais dans ma pensée ce dépérissement de ma sœur et la chute dont j’avais été la cause, et mon caractère, autrefois d’une gaieté folle, avait pris une teinte de tristesse que tout le monde remarquait dans la maison. D’ailleurs, le changement de mon humeur, qui devenait presque aussi douce que celle de Ginevra, était si extraordinaire, que chacun s’en étonnait. Je ne quittais pas un instant ma sœur, et quand elle était fatiguée, nous nous asseyions ensemble dans quelque coin du parc, et j’allais lui cueillir des fleurs dont je lui apportais d’abondantes moissons et qu’elle s’amusait à tresser en guirlandes ou en couronnes.

« — Ginevra, lui dis-je un jour en lui montrant la légère cicatrice qui lui restait au front, souffres-tu encore de là ? »

« Jamais je ne parlais ni à elle ni à d’autres de cet accident, auquel pourtant je pensais presque sans cesse. Elle me regarda avec ses yeux grands ouverts, d’un regard étonné :

« — Jamais, Marguerite ; quelle idée ! Il y a longtemps que cela est passé, et je n’y pense plus. »

« Cette réponse me fit tant de plaisir que j’embrassai ma sœur en lui disant :

« — Tu m’as pardonné ?

« — Oh ! de tout mon cœur, » me répondit-elle.

« Mon père était revenu à la Saulaie ; il paraissait très-inquiet de Ginevra, et il l’entourait de soins minutieux. Un soir, vers cinq ou six heures, au mois d’octobre, j’entrai dans la chambre de ma mère et, voyant qu’elle n’y était pas, je passai sur le balcon, où je demeurai tranquille pendant quelques instants. J’avais laissé derrière moi la porte ouverte, et comme il faisait déjà sombre, mon père, qui entra après moi dans l’appartement, ne me vit pas. Il était avec le médecin, et, sans m’occuper d’eux, je demeurai attentive à ce qui se passait dans la cour, où François promenait notre poney, qui avait, quelques jours auparavant, attrapé un effort à la jambe.

« Tout à coup le nom de Ginevra, prononcé par mon père, me fit prêter l’oreille.

« — Que pensez-vous définitivement de son état ? » disait-il au médecin.

« J’écoutai attentivement la réponse ; mon cœur battait à se rompre ; c’était, je le comprenais, l’arrêt de vie ou de mort pour ma sœur ; car son état empirait chaque jour.

« — Hélas ! répondit le médecin, j’ai peu d’espoir ; c’est une santé sur laquelle la science ne peut rien. La pauvre enfant ne pouvait pas vivre, et sans la chute qu’elle a faite et à la suite de laquelle je l’ai auscultée, elle se fût éteinte doucement sans que vous vous en fussiez aperçus autrement qu’aux derniers jours.

« — Mais cette chute a-t-elle contribué en quelque chose à aggraver son état ? »

« Cette question semblait dictée exprès pour moi par la bonté de la Providence ; j’écoutai haletante.

« — En aucune façon, répondit le médecin ; au contraire, sans elle je n’aurais pas visité votre enfant. Grâce à elle, j’aurai pu peut-être prolonger sa vie pendant plusieurs mois. »

« Mon père fut quelques instants sans rien dire ; sans doute cette condamnation de ma pauvre sœur, ce sacrifice qu’il fallait faire lui brisait le cœur. Mais, pour moi, je n’écoutais plus rien, et je me mis, sans pouvoir m’en empêcher, à verser des larmes abondantes que j’aurais presque pu appeler des larmes de bonheur. Et pourtant, ne m’accusez pas d’égoïsme, mes pauvres enfants. Mais j’avais tant souffert depuis ces quelques semaines pendant lesquelles mon imagination enfantine m’avait fait croire, sur une simple parole, que je pouvais avoir été cause de la mort de ma sœur, que je me trouvai soulagée en apprenant que mon emportement n’y avait en rien contribué. Je remerciai le bon Dieu de toutes les forces de mon âme, et c’est alors que, retrouvant le calme de mon innocence, je lui promis de dompter à jamais cette vivacité qui avait failli me devenir si fatale. Je demeurai sur le balcon pendant toute la visite du médecin qui, du reste, ne fut pas très-longue ; et lorsque ensuite je me retrouvai avec ma sœur, je lui revins avec une figure si sereine, qu’elle me dit :

« — Marguerite, tu étais triste depuis quelque temps ; mais aujourd’hui, sans avoir l’air gaie, tu as l’air plus heureux, qu’as-tu donc ?

« — Rien, » lui dis-je, ne pouvant lui expliquer la cause de la sérénité qui s’était répandue dans mon cœur.

« Depuis, je tins parole au bon Dieu ; sachant bien que ma force était seulement en lui, je fis mes prières chaque soir et chaque matin avec plus de soin ; d’ailleurs, j’avais près de moi Ginevra, qui se rapprochait du ciel à mesure que sa santé dépérissait. Chaque fois qu’il m’arrivait encore quelque mouvement d’impatience, si ma chère petite sœur en était témoin, elle semblait m’interroger du regard et elle me disait alors :

« — Est-ce que tu redeviens comme autrefois ? Tu es si bonne maintenant ! ajoutait-elle, ne change pas.

« — Sois tranquille, lui disais-je, je suis corrigée. »

« Ma première communion, qui se fit en ce temps-là, acheva de mettre le sceau à mes résolutions, et la mort de ma chère Ginevra, qui arriva peu de temps après, les rendit irrévocables. Il me sembla toujours que cette innocente petite âme veillait sur moi du haut du ciel ; et pendant longtemps je revis souvent en songe cette jolie figure pâle et souriante, comme je l’avais vue quand, à son dernier jour, elle me fit appeler près de son lit, et que, prenant ma main dans les siennes, elle me dit de sa douce voix :

« — Au revoir, Marguerite ; je t’aimerai toujours, et nous nous reverrons plus tard auprès du bon Dieu ! »

Mme Darwey avait cessé de parler ; elle semblait absorbée dans ses souvenirs, et ses petites-filles, qui l’avaient écoutée avec une attention émue, respectaient son silence.

« Eh bien ! mes enfants, reprit-elle lorsqu’elle revint au présent, vous voyez par mon exemple qu’on peut, quand on le veut, surmonter un défaut, si fort qu’il soit. Le bon Dieu est toujours disposé à t’aider, ma chère Gilberte ; demande-lui son secours, et tu verras que nous réussirons à te rendre douce et d’humeur égale.

— Oui, bonne maman, répondit Gilberte, je veux y travailler pour devenir comme vous et comme votre petite sœur Ginevra ; vous verrez désormais comme je serai sage !

— Oh ! grand’maman, dit Anne-Marie, que je vous remercie de votre jolie histoire ; je l’aime mieux que tous les contes de la terre, parce qu’elle est vraie, au moins ! »

Anne-Marie, qui avait l’esprit juste naturellement, ne trouvait pas ordinairement un grand plaisir dans les contes dont on amuse les enfants.

« Mais moi, reprit Gilberte, bien que j’aime beaucoup les contes, j’aime mieux encore l’histoire de votre petite sœur Ginevra, qui était si jolie et si bonne. Pourquoi le bon Dieu vous l’a-t-il enlevée ?

— Chère enfant, précisément parce qu’elle était trop bonne.

— Mais alors, grand’maman, je veux être méchante, car je ne veux pas mourir tout de suite.

— Sois tranquille, répondit en souriant Mme Darwey, tu n’es pas encore trop bonne pour rester ici-bas ; tu as bien à travailler avant d’y arriver, et tu peux en toute sécurité te livrer à ce travail. Si Ginevra a été enlevée de la terre dans toute la pureté de son innocence enfantine, c’est que peut-être le séjour prolongé dans cette vie eût, au contraire, terni cette petite âme angélique. Il faut adorer les desseins impénétrables de la Providence, qui choisit, quand il lui plaît, les fruits qu’elle trouve mûrs pour le ciel, »

Comme Mme Darwey finissait de parler, un coup de sonnette retentit, et peu d’instants après Jean vint annoncer qu’on envoyait chercher ces demoiselles. Il était neuf heures ; Anne-Marie et Gilberte embrassèrent leur grand’mère, qu’elles remercièrent encore de bon cœur de l’agréable soirée qu’elles lui devaient ; puis, se couvrant de leurs manteaux et reprenant leurs caoutchoucs, elles se préparèrent à suivre le domestique qui était venu les chercher.

« Adieu, bonne maman, bonsoir. Je serai bien bonne maintenant, vous verrez ! disait Gilberte.

— Adieu, mes chères enfants ; vous me tiendrez au courant de vos progrès. Dites à votre mère que je lui souhaite le bonsoir. »

La porte de la chambre se referma, et les deux petites filles reprirent d’un pas agile le chemin de leur maison.





SECONDE PARTIE


Trois ans se sont écoulés depuis que nous avons vu Anne-Marie et Gilberte venir passer la soirée avec leur grand’mère. Anne-Marie est devenue presque une jeune fille ; elle a treize ans, et sa taille élégante est très-développée ; elle est sérieuse et elle travaille tranquillement près d’une fenêtre, d’où elle lève de temps en temps les yeux pour admirer la belle et chaude journée qui se prépare. Car il est neuf heures du matin, nous sommes en été, et le soleil commence à faire sentir vivement sa chaleur. Anne-Marie ourle un grand voile de tulle blanc dont les flots légers l’environnent ; ses cheveux noirs encadrent bien son front uni et blanc et tombent avec grâce dans un long filet aux larges mailles. Au fond du salon, Gilberte, avec une figure sérieuse, — oui, vraiment sérieuse, j’ai bien dit, — est assise sur une petite chaise et lit gravement un ouvrage qui a toute l’apparence d’un livre de piété.

C’est que Gilberte fera sa première communion dans huit jours, et, sans être triste, il s’en faut, elle est grave à l’approche de ce grand jour ; le voile qu’ourle Anne-Marie est celui qui doit lui servir, car sa mère a voulu que sa toilette fût très-simple et entièrement préparée par sa sœur et par elle.

« Anne-Marie, dit-elle tout à coup en relevant la tête, je voudrais n’être pas en blanc pour ma première communion.

— Et pourquoi cela ? C’est l’usage, et puis c’est si joli !

— Parce qu’hier, quand j’ai essayé ma toilette, Florence a dit que j’étais jolie à croquer ; et j’ai peur d’avoir de la vanité, un jour comme celui-là !

— Sois tranquille, lui répondit sa sœur en souriant, ce jour-là tu n’auras pas de vanité, tu verras. Tu ne penseras qu’au bon Dieu.

— Je pense maintenant à ma confession. Sais-tu que c’est bien difficile de dire tout ce qu’on a fait de mal ! Tiens, rien que les colères, comment dire ? J’en ai tant ! Je dirai : Je m’accuse de m’être mise des milliers de fois en colère, n’est-ce pas ?

— Eh ! oui, si tu le penses, ma chère Gilberte ; tu ne peux pas te rappeler le nombre, mais le bon Dieu le sait bien, lui, et il te pardonnera tout cela. D’ailleurs, il me semble que tu n’en as pas beaucoup à dire maintenant.

— Oh ! beaucoup moins, c’est vrai, répondit l’enfant ; maman est bien plus contente de moi, elle me l’a dit. Mais c’est égal, va ! il m’arrive souvent encore de m’impatienter bien fort, contre Florence surtout. Elle est si lente ! Si c’était comme autrefois, je crois que je la battrais.

— Tout cela cessera après ta première communion, reprit sa sœur. Tu verras qu’il te sera bien plus facile d’être bonne alors, parce que tu auras le bon Dieu avec toi.

— Nous serons deux pour travailler à cela. C’est vrai, ajouta Gilberte après un moment de réflexion : je l’ai très-souvent remarqué, tu es meilleure et tu ne me grondes pas quand tu communies ; ces jours-là, tu ne te fâches jamais contre moi, et j’en ai bien quelquefois profité pour te demander ce que je voulais obtenir. Est-ce que je serai comme cela ?

— Sans doute, répondit Anne-Marie, puisque c’est le même bon Dieu que tu recevras et que tu l’aimes bien, n’est-ce pas ?

— Oui, vraiment, » répondit Gilberte d’un air sérieux.

Puis elle reprit sa lecture, tandis que sa sœur continuait l’ourlet commencé.

Le jour de la première communion arriva, et pour Gilberte, comme pour tous les enfants bien préparés, ce fut un jour heureux entre tous et qui resta comme un souvenir de joie parmi tous les purs souvenirs de son innocente enfance. Ce fut comme un jalon posé dans la voie du bien qu’elle devait suivre à grands pas ; car elle portait dans la piété toute la ferveur de son ardente nature.

La veille de ce jour béni, elle demanda pardon à toutes les personnes de la maison, même à Florence, la femme de chambre, qu’elle avait brusquée souvent à cause de sa maladresse et de sa lenteur. La pauvre fille, en entendant les paroles d’excuses sortir de la bouche de sa jeune maîtresse, se mit à fondre en larmes, tant elle était touchée.

« Ah ! ma chère demoiselle, s’écria-t-elle, ne me parlez pas de pardon ! Depuis longtemps déjà vous ne vous fâchez plus guère, et je suis si maladroite !

— C’est égal, ma bonne Florence, je vous ai brusquée bien souvent ; me le pardonnez-vous ?

— Oh ! de tout mon cœur, Mademoiselle, et je vous servirai de mon mieux désormais. »

Gilberte demanda aussi le pardon d’Anne-Marie, qui l’embrassa tendrement ; puis elle alla trouver sa mère, qui la bénit de tout son cœur pour les efforts qu’elle avait déjà faits. Enfin, après le dîner, sa mère la fit conduire seule chez sa grand’mère, comme elle l’avait désiré. Elle trouva Mme Darwey dans un grand fauteuil auprès de la fenêtre ouverte ; il faisait une soirée magnifique, soirée d’été où l’on jouissait enfin d’un peu de fraîcheur après une journée brûlante. La vieille dame était la même que trois ans auparavant. Les années avaient apporté peu de changement dans cette physionomie calme et sympathique. Comme autrefois, elle disait son chapelet ; car elle avait une heure fixe pour le dire, étant, comme presque tous les vieillards, fidèle à ses habitudes.

En voyant entrer Gilberte, elle le déposa sur une table placée près d’elle et sur laquelle se trouvaient déjà deux petits paquets. Gilberte se mit à genoux près de Mme Darwey, qui prit dans ses bras la tête de sa petite-fille et la serra doucement

« Pardon, bonne maman ! dit l’enfant, et, les larmes lui coupant la parole, elle ne put achever.

— Oui, chère enfant, dit Mme Darwey, oui, je te pardonne de tout mon cœur et je prie Dieu de te bénir et de te garder bonne toujours. »

Puis, relevant la tête de Gilberte, et considérant avec affection cette petite figure saintement émue, elle ajouta :

« C’est un grand jour qui se prépare pour toi, ma chère petite, puisses-tu ne jamais l’oublier ! Tu as fait beaucoup d’efforts depuis un an ou deux, ta mère et ta sœur me l’ont dit bien des fois. Aujourd’hui tu deviens jeune fille, et à partir de demain il s’agit pour toi, non-seulement de laisser de côté les défauts de l’enfance, mais encore de marcher courageusement dans la voie de la piété. Désormais je te traiterai en personne sérieuse. Tu prieras pour nous tous demain, ma chère Gilberte, et particulièrement pour ta pauvre grand’mère, qui bénit Dieu de lui avoir donné comme consolation dans sa vieillesse deux chères petites-filles bonnes comme ta sœur et toi. »

Puis, prenant sur la table les deux petits paquets qui y étaient déposés :

« Voici, lui dit-elle, mes souvenirs de première communion : un livre de prières et un chapelet ; ne manque pas de le dire souvent, ma chère enfant, et en le disant réserves-en quelques Ave Maria pour ta grand’mère. »

Gilberte le promit ; elle embrassa sa grand’mère, admira son livre et son beau chapelet ; puis, suivant la recommandation de sa mère, qui voulait que rien ne pût nuire au recueillement de l’enfant, elle dit adieu à Mme Darwey et retourna chez elle, où elle s’endormit tranquillement dans la paix et dans la joie. Le lendemain, elle fut si heureuse, qu’elle disait le soir à sa sœur et à sa mère :

« Je voudrais que ce fût tous les jours ma première communion. »

Gilberte, à partir de ce moment-là, devint de plus en plus douce, grâce aux efforts qu’elle fit avec un nouveau zèle ; pourtant sa vertu naissante fut mise à de rudes épreuves pendant quelque temps. Sa mère avait invité une de ses cousines à venir avec ses enfants passer quelques semaines chez elle. Cette dame avait deux garçons et une petite fille, tous plus capricieux et plus mal élevés les uns que les autres. L’aîné, heureusement pour Gilberte, avait la passion des chiens et des chevaux : de sorte qu’il passait presque toutes ses journées du côté des écuries, où il recevait du cocher un genre d’éducation qui, sans doute, ne perfectionnait pas beaucoup celle que lui donnait sa mère ; mais du moins cela débarrassait ses cousines de sa présence, qu’il avait su rendre insupportable. Il restait les deux petits, dont Gilberte, plus jeune que sa sœur, avait été plus particulièrement chargée. Elle s’exténuait à chercher un moyen de les amuser ; mais, comme presque toujours, chacun voulait jouer à un jeu différent, et il était excessivement difficile de les mettre d’accord.

Si c’eût été quelques années auparavant, Gilberte se fût mise en colère plus de dix fois par jour ; mais elle tâchait, au contraire, de garder son sang-froid et de contenter les deux enfants, du moins autant que faire se pouvait. Le petit garçon, qui se nommait Edmond, était un enfant de neuf ans, malingre et chétif ; son frère aîné prétendait que c’était la malice qui le consumait. Il est sûr qu’il était aussi désagréable que possible, ayant toujours à faire quelques remarques déplaisantes sur tous ceux qu’il voyait ; comme personne ne lui avait jamais fait sentir combien il est déplacé pour un enfant de vouloir juger les gens qui l’environnent et surtout de les tourner en ridicule, il croyait donner ainsi une marque d’esprit, et ne s’apercevait pas que c’était tout simplement une preuve de mauvaise éducation, et quelquefois de mauvais cœur.

Quant à Armelle, la petite fille, elle avait sept ans, une figure rose et fraîche avec de grands yeux bruns et des cheveux noirs ; elle était bien douée, mais capricieuse au possible, parce que, depuis sa naissance, sa mère s’était faite son esclave, et avait exigé que chacun dans la maison fût à ses ordres à tout moment. Aussi Armelle savait parfaitement prendre un ton impératif que sa mère avait la faiblesse de supporter même vis-à-vis d’elle. Gilberte essaya bien quelques remontrances quand elle se trouva seule avec sa petite cousine ; mais l’enfant lui répondit chaque fois :

« Pourquoi me dis-tu que c’est mal de parler comme cela ? maman ne me gronde pas, donc elle ne le trouve pas mal. »

Gilberte, naturellement, ne trouvait pas grand’chose à répondre, et la logique d’Armelle excusait ou du moins expliquait sa conduite. Elle avait beau dire que sa mère l’aimait trop pour lui faire de la peine, mais qu’elle devait reconnaître cette bonté par sa gentillesse et son obéissance ; les enfants gâtés sont facilement égoïstes, ils le deviennent presque immanquablement. Armelle secouait d’un air fier sa petite tête bouclée.

« Je te dis, Gilberte, que je veux qu’on m’obéisse, et maman n’est pas malheureuse de m’obéir, elle m’aime trop pour cela. »

Il y avait attenant à la maison un de ces immenses jardins comme on n’en voit plus que dans quelques vieilles villes de province. L’industrie et les commerces de toutes sortes ont envahi les centres des villes importantes, ils se sont disputé le terrain, et, n’ayant plus d’espace, ils ont élevé étages sur étages, au point qu’aujourd’hui l’air pénètre à peine dans ces petits appartements entassés les uns sur les autres. Mais autrefois il n’en était point ainsi, et chaque maison importante avait un jardin, plus ou moins grand, qui lui laissait arriver un air meilleur que celui de la rue.

Au bout du jardin se trouvait une pièce d’eau sur laquelle se balançait un léger esquif, qui ne servait qu’une ou deux fois par an lorsqu’on voulait pêcher quelques pièces de poisson pour un repas. Gilberte avait toujours eu défense d’y toucher, et il ne lui serait pas venu à l’esprit de désobéir ; on fit la même recommandation à Edmond et à Armelle ; mais ni l’un ni l’autre ne purent voir le bateau sans éprouver aussitôt le plus vif désir d’aller dedans.

« Je te dis, Gilberte, répétait sans cesse Armelle, que j’irai dans ton bateau ; Edmond m’a dit qu’il me conduirait, que ce n’était pas difficile.

— Je ne le veux pas, répondit Gilberte ; je veux bien que nous jouions à ce que vous voudrez, mais pas au bateau ; vous tomberiez, et personne ne serait là pour vous sauver. Promets-moi de n’y pas aller.

— Non, je ne le promets pas, répondit la petite fille, qui était très-franche ; je ne puis pas te le promettre puisque je veux y aller !

— Quel plaisir y trouveras-tu ?

— Mais Edmond dit que c’est si amusant ! Et puis nous irons de l’autre côté cueillir toutes ces fleurs qu’on ne peut pas attraper du bord. Et puis enfin, dit l’enfant, la principale raison, c’est que je veux y aller.

— C’est parce qu’on te le défend.

— Peut-être. Pourquoi es-tu obéissante, toi ? Edmond dit que tu ne vas pas en bateau parce que tu as peur. »

Gilberte rougit et répondit un peu vivement :

« Edmond a tort ; je n’ai pas peur, et si maman le permettait, j’irais avec vous. On doit toujours obéir à sa mère, parce qu’elle ne vous commande que des choses justes et bonnes. Crois-tu que ta mère te défendrait cela, puisque tu en serais contente, s’il n’y avait un danger pour toi ?

— Non, mais maman se le figure, et nous irions tout doucement, nous ne tomberions pas, va !

— Tu verrais que si, Armelle, et tu périrais dans l’eau ; ainsi n’y pense plus. »

Mais les deux enfants y pensaient toujours, et on fut obligé de faire enlever la petite barque, qui fut reléguée dans un autre endroit pour tout le temps du séjour d’Edmond et d’Armelle. Gilberte avait bien de la peine à trouver des occupations agréables pour ses deux petits cousins ; elle mettait à leur disposition tous ses jouets ; mais au bout de huit jours tout était cassé, ménages, poupées, etc. Le grand plaisir d’Armelle était de décoiffer les poupées pour les peigner à sa fantaisie, ou encore de leur ouvrir la tête pour voir, disait-elle, ce qu’il y avait dedans. Gilberte n’était pas toujours près d’elle à temps pour prévenir le malheur, et plus d’une fois, en arrivant trop tard et en voyant ses jouets ainsi détériorés, elle fut tentée de corriger enfin l’enfant gâtée.

Il y avait auprès de la maison qu’habitait la mère de Gilberte une bonne vieille dame qui avait une véritable passion pour les animaux ; elle devint le point de mire de toutes les malices d’Edmond et de la légèreté de sa sœur, qui, bien que n’ayant pas mauvais cœur, se laissait entraîner par son frère. Lorsque les chiens ou les chats de la pauvre Mme Pinçore s’avisaient de pénétrer dans la maison ou dans le jardin de ses voisins, ils ne lui revenaient que traînant attachés à leurs queues des papiers ou des débris de vaisselle qui les effrayaient en faisant du bruit derrière eux.

Mme Pinçore, furieuse, vint un jour se plaindre à la mère de Gilberte ; celle-ci la reçut avec politesse, lui fit des excuses pour les enfants et promit de leur recommander d’être plus raisonnables. Mais à peine la vieille dame était-elle partie, qu’Edmond et Armelle entrèrent dans le salon.

Edmond avait été dépister, avec le secours d’une femme de chambre, un vieux châle vert à palmes jaunes qui datait d’un grand nombre d’années. Il s’était affublé, en plus, d’un immense chapeau qui avait quelque analogie avec une capote de cabriolet, et, tenant sous son bras un des nombreux chats de Mme Pinçore, malheureux animal qui s’était fourvoyé dans la maison à la suite de sa maîtresse et que celle-ci n’avait pas remarqué ; il s’avançait en minaudant et en singeant la vieille dame, qui venait de sortir. Armelle riait de tout son cœur et essayait d’attraper la queue du malheureux chat, qui faisait entendre des miaulements plaintifs. Gilberte était présente à cette scène ; elle n’eût pas dit grand’chose parce que, la mère d’Edmond et d’Armelle étant présente, elle ne pouvait blâmer des enfants que cette dame elle-même ne grondait jamais. Mais, voyant le supplice du pauvre chat, qu’Edmond serrait fortement sous son bras, elle s’avança derrière son cousin, et, d’un brusque mouvement qui lui fit écarter le bras, elle rendit la liberté à l’animal.

« Pourquoi te mêles-tu de ce qui ne te regarde pas ? demanda vivement Edmond en se retournant, furieux.

— Parce que tu lui faisais mal.

— Qu’est-ce que cela te fait ?

— Tu peux bien t’amuser sans cela, répondit Gilberte.

— À quoi ? D’ailleurs, tu es insupportable, tu passes ta vie à trouver mal tout ce que font les autres. Tu es digne d’être l’amie de ta Mme Pinçore, dont tu prends si bien les intérêts. »

Gilberte ne put s’empêcher de répondre à la grossièreté du petit garçon.

« Oui, je prendrai sa défense, reprit-elle courageusement en voyant que personne autre ne disait rien. Pourquoi te moques-tu d’elle ? Est-ce parce qu’elle est vieille ? Il n’y a pas de quoi ; on m’a toujours appris que c’était bien laid de se moquer des vieux.

— Oh ! dit Edmond, tu as la prétention d’être bien mieux élevée que les autres ! Allons, madame la Sagesse, ajouta-t-il d’un air moqueur, faites-nous un sermon, nous vous écoutons. »

Et Edmond, se croisant les bras, se campa tranquillement devant Gilberte en la regardant avec ses petits yeux malins. Gilberte avait bonne envie de se disputer tout de bon ; elle eût volontiers dit ses vérités au méchant petit garçon ; mais, se souvenant de ses bonnes résolutions, elle prit doucement la main d’Armelle qui la regardait, hésitant sur le parti qu’elle devait prendre, et s’adressant avec un ton enjoué et calme à Edmond :

« Allons, Edmond, je n’ai pas envie de te faire un sermon aujourd’hui ; viens jouer à cache-cache avec nous. »

Edmond, qui raffolait de ce jeu, ne se le fit pas dire deux fois ; il quitta à l’instant l’attitude provocante qu’il avait prise vis-à-vis de sa cousine, et partit en courant pour rejoindre les deux petites filles, qui étaient déjà rendues dans le jardin. Les trois enfants se mirent à jouer ; Edmond cherchait, et tandis qu’Armelle et Gilberte, cachées derrière un gros tas de bois dans le fond du bûcher, attendaient qu’il les eût découvertes, Armelle disait à sa cousine :

« Sais-tu que tu es bonne, toi, Gilberte ? Pourquoi n’as-tu pas donné un soufflet à Edmond tout à l’heure ? J’ai cru que tu allais le faire, tu étais rouge et tu avais l’air bien fâchée ; pour moi, si j’avais été aussi grande que foi, je l’aurais fait.

— C’eût été bien mal, répondit Gilberte ; mais cela ne l’eût pas corrigé ; à ton âge j’aurais fait comme toi.

— Mais pourquoi ne le fais-tu plus ?

— Parce qu’on m’a appris que c’était mal de se mettre en colère et de se disputer.

— C’est drôle, moi, on ne me gronde pas pour cela, reprit la petite fille ; aussi Edmond et moi nous nous battons souvent.

— En es-tu plus heureuse ?

— Non, j’aimerais bien mieux jouer avec mes frères comme je joue avec toi, qui me cèdes toujours.

— Mais ce ne serait pas juste, ma pauvre Armelle, il faut bien que tu cèdes quelquefois, toi aussi.

— Tu me cèdes bien toujours, toi !

— Parce que tu es beaucoup plus petite que moi. Mais il faudrait que tu apprisses à ton tour à faire un peu la volonté des autres.

— Tiens, dit l’enfant, c’est plus facile de faire ce que je veux !

— C’est possible, Armelle ; mais plus tard il faudra que tu apprennes à obéir forcément à quelque autre.

— Oh ! plus tard, nous verrons, » dit Armelle, qui ne voulait pas se laisser convaincre, mais qui sentait pourtant déjà la supériorité de sa cousine.

Un soir, avant le dîner, les enfants jouaient au jardin, et Anne-Marie était venue se joindre à leurs jeux pendant quelques instants. Il y avait dans un coin de la cour un gros chien des montagnes, horriblement méchant, et presque toujours à l’attache. Le jardin se fermait par une grande grille qui le bordait le long d’un boulevard, et Armelle et Edmond, appuyés contre cette grille, regardaient les rares passants, tandis que Gilberte et Anne-Marie causaient en cueillant des fleurs pour les corbeilles de la salle à manger. Ils venaient de jouer à la balle, et les deux petits, un peu las de leurs courses, se reposaient un instant.

Tout à coup un petit pauvre s’arrêta devant la grille, et, paraissant attiré par les fleurs et la vue du jardin, il se mit à regarder les enfants.

« Va-t’en, petit mendiant, » lui dit Edmond durement.

Le petit, séparé d’Edmond par la grille, n’eut pas grand’peur.

« Je ne vous fais pas de mal d’ici, mon petit monsieur, répondit-il.

— Tu m’ennuies, va-t’en, te dis-je, » reprit Edmond.

L’enfant ne bougea pas.

« M’entends-tu ? répéta le méchant enfant.

— Oui, je vous entends, dit le petit pauvre ; mais je veux parler à ces demoiselles qui sont là-bas, » ajouta-t-il en désignant Anne-Marie et sa sœur, qui étaient assez éloignées et ne faisaient nulle attention à ce qui se passait.

Edmond parla tout bas à Armelle, qui jusque-là n’avait rien dit, mais qui sembla approuver ce que lui disait son frère.

« Tu veux leur parler, dis-tu ? demanda Edmond au petit pauvre d’une voix radoucie ; eh bien, je vais t’ouvrir la grille. »

Et il alla à la petite porte, qu’il ouvrit tranquillement, et le mendiant entra sans défiance.

« Anne-Marie, cria Edmond, voici quelqu’un qui veut te parler. »

Anne-Marie et Gilberte levèrent la tête, et, voyant à qui elles avaient affaire, elles s’avancèrent vers l’enfant. Celui-ci se tenait à la porte, timide et rougissant, tournant et retournant dans ses petites mains noires une vieille casquette usée et sale. Les jeunes filles lui firent signe d’approcher, et Gilberte alla vers lui avec un bon sourire.

« Comment va ta mère aujourd’hui, Petit-Pierre ?

— Pas beaucoup mieux, Mademoiselle, répondit l’enfant en levant vers elle sa figure hâlée et chétive ; elle a pris le bouillon que vous lui avez envoyé, mais la bonne sœur la trouve toujours bien mal.

— Et qu’est-ce que tu demandes aujourd’hui ? dit Anne-Marie, qui s’était rapprochée.

— Mademoiselle, répondit l’enfant avec embarras, c’est que maman a dit comme ça qu’elle voudrait vous revoir ; qu’il ne fallait pas vous le demander, parce que ce n’était pas amusant pour vous de venir chez nous ; mais que la visite que vous lui aviez faite lui avait causé bien du plaisir. Elle dit que c’est comme un rayon de soleil dans notre pauvre chambre. C’est elle qui le disait tantôt à la bonne sœur, ajouta le petit en levant les yeux pour voir l’effet que produisait sa requête.

— Nous irons demain, dirent Gilberte et Anne-Marie.

— Mais ne lui dites pas que c’est moi qui suis venu vous le demander, dit l’enfant en hésitant ; elle me gronderait.

— Sois tranquille, Petit-Pierre, répondit Anne-Marie, nous ne dirons rien ; mais tu as bien fait de nous en parler. »

Les deux jeunes filles avaient congédié le pauvre enfant, et déjà il s’éloignait d’elles quand il fut jeté à terre par un énorme chien, qui le mordit à la main et allait le mettre en pièces sans l’intervention immédiate de Gilberte, qui accourut en criant :

« Ici, Molosse ! »

Le chien, qui connaissait depuis longtemps la voix de sa petite maîtresse, céda à l’instant à son appel et vint en grognant se coucher à ses pieds, tandis qu’Anne-Marie relevait avec bonté le pauvre Petit-Pierre, transi de peur et ayant la main ensanglantée.

« D’où vient Molosse ? et comment est-il détaché en ce moment ? » dit Gilberte en regardant du côté de la cour.

La chose lui fut vite expliquée par un éclat de rire méchant ; et elle vit accourir Edmond et Armelle, qui semblaient trouver très-plaisant le tour qu’ils venaient de jouer.

« Méchants ! leur dit Gilberte indignée.

— On ne peut pas s’amuser avec vous, répondit Edmond. Voilà-t-il pas un beau malheur ! un méchant drôle qui reçoit une leçon ! Cela lui apprendra à mendier. »

Gilberte était hors d’elle devant ce mauvais cœur. Anne-Marie, pour prévenir une trop forte dispute, l’envoya chercher du linge pour bander la plaie que Petit-Pierre avait à la main. Le pauvre enfant pleurait, et Armelle, qui n’était pas méchante au fond, sentit aussi les larmes lui venir aux yeux en voyant la douleur du petit et le sang qui coulait de sa main.

Gilberte fut vite de retour. Elle avait emmené Molosse, qu’elle avait rattaché dans sa niche, car sa vue effrayait encore Petit-Pierre. Anne-Marie lava la plaie, la banda, et, disant de bonnes paroles à l’enfant, elle le mena à la cuisine, où elle lui fit donner une bonne assiette de soupe et quelques friandises pour le consoler de l’accident causé par la méchanceté et l’étourderie de ses deux petits cousins. Gilberte l’avait accompagnée, laissant ensemble les deux enfants, qui restèrent à causer près de la grille,

« Il a bien mal ! dit Armelle timidement ; car son frère lui imposait.

— Bah ! ce n’est pas grand’chose ! une égratignure ! et il y aura gagné un bon dîner.

— C’est égal, sa main saignait bien, dit la petite fille, qui se sentait au cœur comme un remords de la mauvaise action à laquelle elle avait participé.

— Ne vas-tu pas devenir comme Gilberte, demanda Edmond d’un air moqueur, et chercher à me faire la morale ? Je te préviens que ce sera inutile.

— Et quand je deviendrais comme Gilberte ! reprit Armelle, qui retrouvait son courage. Elle est bonne, elle !

— Elle obéit parce qu’il le faut bien, sa mère la punirait ; mais elle n’est pas meilleure que toi, va ! répondit le méchant enfant, qui commençait à être jaloux de l’influence que Gilberte prenait sur Armelle.

— Ce n’est pas vrai, reprit celle-ci avec vivacité ; elle est bien meilleure que toi et que moi aussi, et je voudrais bien lui ressembler.

— À ton aise, ma chère ! Alors je ne jouerai plus avec toi ; car tu ne voudrais plus faire la moitié de ce qui est amusant, puisque tu ne ferais que ce qui te serait permis. Va retrouver ta Gilberte, ajouta Edmond très-froissé ; je me passerai bien de vous deux, et je vais à la cuisine tâcher de m’amuser en faisant fâcher la grosse Virginie, qui est si amusante quand elle se met en colère. »

Armelle eut bien un peu envie de suivre son frère, et celui-ci espérait la tenter en lui proposant ce qui était leur passe-temps quand ils ne savaient plus que faire : c’est-à-dire impatienter la vieille cuisinière, qui, un peu grognon de son naturel, ne pouvait voir tourner autour d’elle les enfants qui remuaient ses casseroles, voulaient goûter aux sauces et la taquinaient de toutes manières. Mais Armelle, retenue un peu par la honte de revenir la première, un peu par la mauvaise humeur qu’elle conservait contre Edmond, resta à sa place ; et à peine son frère fut-il parti, qu’elle prit un autre chemin pour revenir à la maison. En arrivant au détour d’une allée, elle aperçut Gilberte qui revenait seule. Elle courut à elle ; mais, voyant que sa cousine avait l’air très-sérieux, elle se mit à marcher en silence auprès d’elle. Au bout d’un moment, elle se hasarda à demander :

« Tu es fâchée, Gilberte ?

— Oui, très-fâchée, parce que vous avez été bien méchants, répondit Gilberte.

— Mais c’était pour nous amuser. Edmond ne m’avait pas dit que Molosse ferait du mal au petit ; c’était seulement pour voir s’il aurait grand’peur.

— Et quand ce n’eût été que la peur, crois-tu que ce n’est rien, Armelle ? Si, lorsque tu montes dans ta chambre, toi qui as si grand’peur la nuit, je me cachais dans un coin pour te faire crier, crois du que tu trouverais cela un joli jeu ? Non, n’est-ce pas ? Tu te fâcherais ; ta maman me gronderait et elle aurait bien raison ; car il n’y a pas de pire habitude que celle que prennent certains enfants d’effrayer les autres et de jouir de leur frayeur. C’est une marque de méchanceté, et il est arrivé souvent de grands malheurs quand ce jeu ridicule s’exerçait sur des enfants nerveux et faciles à effrayer. Maman nous a toujours beaucoup défendu un pareil amusement.

— Mais ce n’était qu’un petit pauvre ! reprit Armelle, qui, mal élevée, se figurait être d’une autre espèce que ses inférieurs.

— Un petit pauvre ! répéta Gilberte, qui, toute jeune, avait été habituée à considérer les pauvres au point de vue de la foi ; mais, ma chère Armelle, ce petit pauvre est autant que toi, et il mérite tout autant d’égards que toi-même, et peut-être davantage, s’il est meilleur que toi. Tu n’as donc jamais été visiter les pauvres ? demanda la jeune fille qui, dès son bas âge, avait souvent accompagné sa mère ou sa grand’mère dans leurs visites aux malades et aux pauvres des faubourgs.

— Non, jamais, répondit l’enfant avec une petite moue de répulsion ; ils me font peur.

— J’y suis allée bien souvent, moi, dit Gilberte ; et je t’assure que je n’en ai pas peur. Au contraire, je suis très-heureuse quand maman ou ma grand’mère leur donnent quelque chose et qu’ils sont bien contents. Cela fait plaisir. Ainsi, demain, nous irons voir la mère de Petit-Pierre ; elle est malade, et elle n’a absolument rien pour se soigner, ni même pour se nourrir.

— Mais comment fait-elle pour manger ? demanda Armelle, qui ne connaissait pas la misère.

— Ils se sont bien souvent couchés sans souper, l’hiver dernier, répondit Gilberte.

— Ce n’est pas possible, insista la petite.

— Mais si, Armelle, je t’assure ; quand la pauvre femme était trop malade pour pouvoir travailler, il n’y avait alors pas de pain à la maison ; la mère et le petit étaient bien obligés de se coucher sans manger. »

Armelle s’arrêta, et, regardant sa cousine avec ses grands yeux bruns dans lesquels il y avait des larmes :

« Veux-tu que j’aille avec toi, demain, voir la mère de Petit-Pierre ? dit-elle.

— Je veux bien, répondit Gilberte ; nous nous y rendrons avec ma grand’mère, et, si ta mère le permet, tu viendras avec nous. »

Armelle, le soir, demanda à sa mère la permission d’accompagner ses cousines ; puis elle lui parla tout bas, et elle serra dans son petit porte-monnaie une pièce d’or que sa mère avait accordée à sa prière.

Quant à Edmond, il fut maussade toute la soirée et devint si ennuyeux que sa mère, de guerre lasse, l’envoya coucher plus tôt qu’à l’ordinaire.

Le lendemain, dans l’après-midi, Mme Darwey, qui ne sortait guère que pour visiter ses pauvres, vint chercher ses deux petites-filles, auxquelles se joignit Armelle, qui avait obtenu la permission de sa mère. Elle sortit toute joyeuse, laissant son frère contrarié de s’amuser seul, mais refusant d’accompagner ses cousines dans le « taudis » où elles allaient. C’était l’expression du méchant enfant, habitué à traiter dédaigneusement tout ce qui lui semblait au-dessous de lui.

Le matin, Armelle avait eu une longue conversation avec Gilberte, et celle-ci lui avait appris la manière de réparer sa faute envers Petit-Pierre.

Elles arrivèrent à une chambre propre, mais si pauvre qu’Armelle tournait la tête de tous côtés pour trouver une chaise et s’asseoir. Il n’y en avait que trois, et sur l’une d’elles était la malade, une pauvre femme exténuée par la souffrance et par le travail. Enfin Armelle découvrit un coffre dans un coin de la chambre, et Gilberte et elle prirent place dessus. Elle regardait et écoutait avec étonnement la bonne Mme Darwey et ses cousines qui causaient amicalement avec la pauvre femme, qui s’enquéraient de tous ses besoins, de ses souffrances, avec autant de soin et d’affection que si c’eût été leur égale. Pendant qu’elles étaient là, Petit-Pierre rentra, apportant, de la part des bonnes sœurs, un petit dîner fourni par une âme charitable ; sa figure s’illumina en voyant les demoiselles, qu’il connaissait depuis plusieurs mois qu’elles venaient visiter sa mère ; sa main était encore enveloppée, et Armelle rougit lorsque Gilberte lui en demanda des nouvelles.

Enfin Mme Darwey se leva pour partir, et la pauvre femme, en lui disant adieu, prit la main qu’elle lui tendait et la baisa avec respect et reconnaissance. Au moment de sortir, Armelle se glissa près de la malade, et d’un air confus, comme si elle eût fait une mauvaise action, elle lui offrit sa petite pièce d’or en lui disant :

« Je vous demande pardon d’avoir été méchante hier pour votre petit garçon ; maman m’a permis de vous offrir cela pour lui.

— Merci ! ma chère petite demoiselle, répondit la pauvre femme attendrie. Le bon Dieu vous bénira, et vous deviendrez bonne comme vos deux cousines, parce que vous avez un bon cœur. »

Mme Darwey, qui avait été prévenue par Gilberte, ne parut pas étonnée ; mais elle prit la main d’Armelle et l’embrassa avec affection.

Les trois enfants dînèrent ce soir-là ensemble chez Mme Darwey, qui avait envoyé prévenir leurs mères ; et elles se trouvèrent encore une fois à passer la soirée avec la grand’mère. Il y avait de plus qu’autrefois Armelle, qui semblait tout heureuse de sa journée, car elle avait fait une bonne action, ce qui ne lui était guère arrivé jusque-là.

« Madame, dit-elle le soir à Mme Darwey, quand elles furent réunies près de la fenêtre après le dîner, voulez-vous me dire comment il faut faire pour être bonne comme mes cousines ? car je veux le devenir, et Gilberte m’a dit que c’était à vous qu’elle le devait.

— Gilberte a eu tort, ma chère petite, répondit Mme Darwey ; je lui ai indiqué les moyens ; mais c’est Dieu qui lui a donné la force de surmonter son caractère. À votre âge, elle avait encore bien des défauts, mais elle les a combattus courageusement, et vous arriverez aussi à être meilleure que vous ne l’êtes, car vous me semblez avoir de bonnes dispositions.

— Oui, je voudrais être bonne, mais je crois que c’est difficile, parce qu’on ne peut pas faire tout ce qu’on veut.

— Sans doute, ma chère enfant, mais vous appellerez votre bon ange à votre aide, et vous verrez que bientôt vous ne voudrez plus que ce que vous devrez faire.

— Je tâcherai, reprit l’enfant d’un air sérieux ; je veux devenir comme mes cousines. »

Mme Darwey fit passer une bonne soirée aux jeunes filles ; elle leur raconta des histoires ; elle les fit jouer à divers jeux pour amuser Armelle, qui était bien jeune et ne pouvait rester sérieuse longtemps ; et quand on vint les chercher, elles furent très-étonnées de voir que le temps avait passé si vite.

Armelle tint parole. Sous la direction de Gilberte, elle fit de grands efforts pour devenir sérieusement bonne ; sans doute il y eut encore longtemps des querelles entre Edmond et elle ; mais peu à peu elles devinrent moins fréquentes, et bientôt sa mère fut enchantée d’avoir affaire à une petite fille d’un caractère si facile et si aimable. Quant à Edmond, il resta le même, et ce ne fut que plus tard qu’on put dompter son mauvais naturel en le mettant sous le régime sévère du collège.

Armelle garda toujours une grande amitié pour sa cousine Gilberte, sans laquelle, disait-elle, elle serait restée méchante toute sa vie. Tous les ans elle revenait avec sa mère passer quelques semaines chez ses cousines ; et alors toutes les trois faisaient de longues et fréquentes visites à la bonne Mme Darwey, qui vécut assez longtemps pour voir ses petites-filles la remplacer dans la vie et devenir des femmes chrétiennes et sérieuses comme elle avait désiré qu’elles fassent. Quand elle mourut, ce fut un grand deuil pour ses enfants, qui gardèrent toute la vie dans leur cœur le souvenir de ses entretiens affectueux et instructifs. Elle légua à Gilberte le petit portrait de Ginevra qu’elles avaient admiré, et dont elle leur avait raconté l’histoire ; et celle-ci l’a pieusement conservé, non toutefois sans l’avoir fait copier pour sa sœur, en souvenir des bonnes soirées qu’elles avaient passées ensemble chez leur grand’mère.


FIN DE LA GRAND’MÈRE DE GILBERTE