La Grande-Bretagne et la Seine maritime

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La Grande-Bretagne et la Seine maritime
Auguste Moireau

Revue des Deux Mondes tome 20, 1904


LA GRANDE-BRETAGNE
ET LA
SUPRÉMATIE MARITIME

Il y a environ vingt ans, vers 1884, la nation anglaise eut tout à coup le sentiment qu’elle courait un grand danger, qu’elle n’était plus en sûreté derrière le ruban d’argent qui la séparait du continent. Endormie dans un sentiment habituel de sécurité, absorbée par les préoccupations de politique intérieure, tenue dans une sorte d’enchantement par son grand ministre Gladstone, qui démocratisait l’école, l’armée et le Parlement, elle ne suivait depuis longtemps que d’un regard distrait les progrès que faisaient des nations voisines dans l’art des constructions maritimes. Cet empire de la mer qu’elle avait disputé avec tant d’âpreté à la France des rois et à la France de Bonaparte, qu’elle avait définitivement conquis à Trafalgar, on lui montra subitement qu’elle n’en avait plus que l’ombre, que ses escadres n’étaient plus en état de défendre ses colonies, de protéger son commerce, d’assurer son existence même contre un coup d’audace imprévu. L’ancienne marine de la voile et du bois qui lui avait valu tant de triomphes et la domination sur l’Océan n’existait plus. La nouvelle naissait à peine, et voici qu’en France, en Allemagne, en Russie, l’esprit d’invention se montrait plus avisé, plus aigu, plus prompt que dans la vieille Angleterre. Si la nation ne sortait de sa torpeur et, par un éclat d’indignation, ne rappelait à son devoir un gouvernement imprévoyant ou aveugle, c’en était fait de l’antique suprématie maritime de la Grande Bretagne.

Il y eut donc une panique navale, d’où jaillit un premier effort, sorte d’essai préalable, qui conduisit à l’adoption, cinq années plus tard (1889), du Naval Defence Act, point de départ du rajeunissement ou mieux de la transformation complète de la marine britannique. Il était temps pour l’Angleterre de se mettre à l’œuvre, car dans la courte période des quinze dernières années (1889-1903), la France, la Russie et l’Allemagne se sont aussi donné le luxe de rajeunir entièrement leurs flottes, et dans le même temps, le Japon et les États-Unis ont improvisé des forces navales qui font déjà fort belle figure sur les mers et constituent, comme le prouvent les événemens actuels et les péripéties de la crise russo-japonaise, de très importans facteurs diplomatiques


I

A la fin des guerres de l’Empire, la Grande-Bretagne put croire qu’elle possédait une prééminence, garantie pour longtemps contre toute compétition, sur les mers d’Europe et sur l’Atlantique. Rien ne laissait présager les faits nouveaux qui allaient en si peu de temps frapper de mort les élémens matériels sur lesquels était fondée depuis des siècles la force navale. Comme au temps où les aventuriers se lancèrent à la découverte des nouveaux mondes, on construisait encore les vaisseaux de guerre en bois, et ces vaisseaux étaient toujours mus par la voile et armés de canons à âme lisse. Le seul progrès avait été l’entassement sur les vaisseaux d’un nombre toujours croissant de pièces, dont les projectiles n’étaient formidables qu’à la condition d’être lancés à bout portant. Toute la tactique consistait à disposer les navires dans un ordre leur permettant d’accabler les bâtimens ennemis de bordées meurtrières. La marine royale venait de subir, au cours de la guerre de 1812 avec les États-Unis, quelques surprises fâcheuses, qui attirèrent l’attention sur l’importance des exercices d’artillerie. Mais la leçon fut vite oubliée.

A partir de 1837, l’évolution commence. Le bois fait place au fer, puis à l’acier, la voile à la rame, puis à l’hélice, le canon à âme lisse au canon rayé, la pièce-bouche à la pièce se chargeant par la culasse et à tir rapide.

L’application de la vapeur à la propulsion des navires bouleversa des traditions séculaires. Elle se heurta à de très vives résistances, aussi respectables qu’inutiles. Sir George Cockburn était premier lord naval dans le grand ministère de Peel en 1841. Il signa à cette époque un écrit des lords de l’Amirauté, où il était déclaré que lesdits lords « considéraient comme leur devoir, pour maintes raisons nationales et professionnelles, de décourager, dans la mesure de leurs forces, l’emploi de navires à vapeur, et d’affirmer leur conviction que l’introduction de la vapeur dans la marine ne pouvait que porter un coup fatal à la suprématie maritime de l’Empire. » On vit une fois de plus comme la force des choses se joue des vues bornées des hommes réputés les plus éminens.

Pendant la guerre de Crimée, l’Amirauté envoya encore un grand nombre de voiliers dans la Mer-Noire, mais déjà la vapeur triomphait. Le 23 avril 1856, après la guerre, la reine passa une grande revue navale, où figurèrent plus de deux cents navires (dont 160 gunboats ou canonnières), à peu près tous à vapeur. Un des traits particuliers de ce déploiement de force navale fut la présence de quatre coques basses, plates, noires, informes, les batteries flottantes cuirassées Trusty, Glatton, Thunder et Meteor. Il ne pouvait venir à l’idée de personne que ces bateaux lourds et disgracieux annonçaient la condamnation prochaine et irrévocable des magnifiques bâtimens qui les entouraient.

Trois ans plus tard, firent leur apparition les deux premiers navires cuirassés anglais de haut bord, le Warrior et le Black Prince. Les péripéties de la guerre civile aux Etats-Unis popularisèrent cette nouvelle invention de la cuirasse. L’imagination resta longtemps frappée de récits de combats dont le duel du Merrimac et du Monitor avait été le prototype, et dont l’amiral Farragut fut le héros. L’Angleterre s’abandonna au courant de l’opinion et l’Amirauté se décida, quoique sans enthousiasme, à construire une flotte cuirassée.

Les résultats de ce travail, après un nouveau quart de siècle, étaient assez médiocres, autant que l’on en peut juger par le peu qui subsiste aujourd’hui de la marine de guerre britannique de cette époque : une quinzaine de cuirassés, cinq gardes-côtes et une demi-douzaine de croiseurs ancien modèle. Ces bâtimens étaient en fer. Il y avait en construction quelques bâtimens en acier. On lança, en 1884, les deux premiers croiseurs cuirassés de plus de 8 000 tonnes. Les survivans de ces navires servent de bateaux-écoles ou gardent, vétérans commémoratifs, les ports de guerre, comme fait encore à Portsmouth le Victory en bois, sur le pont duquel Nelson tomba, blessé à mort, à Trafalgar. Quelques-uns ont été l’objet de réfections plus ou moins importantes. Munis de nouvelles chaudières et d’une nouvelle artillerie, ils restent inscrits dans les réserves ultimes de la flotte, mais n’ont plus une valeur sérieuse de combat. A la même époque, les puissances rivales de l’Angleterre, France, Russie, Allemagne, étaient à la veille d’acquérir la supériorité du nombre des unités de combat, comme elles avaient déjà la supériorité de l’armement et l’élan de l’esprit inventif.

L’Amirauté britannique venait de se décider en 1882 seulement à abandonner les canons en fer forgé se chargeant par la bouche pour les canons en acier se chargeant par la culasse. L’Angleterre sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, s’était laissé devancer par les marines étrangères. Elle avait cependant, durant quelques années, après la guerre de Crimée, adopté le système de la charge par la culasse. Il est d’autant plus étonnant qu’elle fait ensuite répudié pour ne le reprendre qu’après une période de plus de quinze années d’obstination dans la routine. G. Armstrong[1], abordant la fabrication du matériel de guerre, surtout celle du canon, qui n’avait fait aucun progrès substantiel depuis les guerres contre Napoléon, proposa, en 1856, au gouvernement un modèle de canon rayé se chargeant par la culasse. Les essais furent jugés satisfaisans et l’habile constructeur fut nommé ingénieur de l’artillerie rayée. Il fabriqua, assure-t-on, de 1859 à 1868, plus de trois mille canons du modèle présenté. Malheureusement pour l’Angleterre, son ingénieur de l’artillerie rayée ne sut pas triompher aussi vite que ses rivaux du continent des défectuosités signalées dans le système de fermeture de la culasse. En 1863, le gouvernement décida le retour au chargement par la bouche et y resta obstinément attaché, alors que ce système était abandonné par presque toutes les autres puissances[2]. Il ne revint sur cette décision qu’en 1882.

L’Angleterre avait été distancée par les puissances étrangères. La France, avait, depuis 1875, muni ses bâtimens de pièces en acier se chargeant par la culasse ; en Allemagne, la maison Krupp fabriquait une puissante artillerie ; la Russie, depuis 1877, armait ses navires de canons-culasse fabriqués dans sa propre usine d’Oboukof.

L’Angleterre dépensait pourtant d’assez fortes sommes pour sa marine. Le budget annuel de ce département fut en moyenne de 250 à 300 millions de francs entre 1872 et 1882. Mais le total des crédits était subordonné à des considérations souvent étrangères aux intérêts propres de la marine. Chaque année, quand les prévisions de dépenses passaient de l’Amirauté dans les mains du chancelier de l’Échiquier, elles étaient modifiées selon les convenances du Trésor. Le gouvernement ne considérait point comme la première de ses obligations, d’assurer la pleine efficacité des défenses navales. D’ailleurs, il n’était affecté aux constructions neuves, c’est-à-dire à l’accroissement de la flotte, qu’une fraction assez faible du total des crédits. La plus grosse part couvrait l’entretien du matériel et la solde du personnel.


II

Le long ministère de six années que présida Disraeli, lord Beaconsfield, de 1874 à 1880, avait fondé l’impérialisme britannique. Le cabinet Gladstone fut une protestation contre cette tendance au réveil de l’ancien esprit britannique de domination universelle. L’illustre chef du parti libéral professait une politique de paix au dehors et de réformes à l’intérieur. L’autonomie fut rendue aux Boers sans que la défaite de Majuba eût été vengée. C’est cependant sous ce ministère pacifique qu’eurent lieu l’insurrection d’Egypte et le bombardement d’Alexandrie et que le général Wolseley cueillit les lauriers de Tell-el-Kebir. Mais le premier ministre considérait ces incidens comme secondaires et tenait les yeux obstinément fixés sur l’échiquier électoral. Aussi éprouva-t-il une grande surprise, en 1884, lorsque l’opinion publique se prit soudain à protester contre l’indifférence des gouvernans à l’égard de la marine. L’opinion se propagea, dans la presse et dans les réunions publiques, que les flottes de Sa Majesté n’étaient plus à la hauteur de leur tâche ; que la puissance anglaise, le rang de la nation dans le monde son existence même, étaient menacés ; qu’il fallait sans retard adopter les mesures nécessaires pour que la marine reconquît sa position historique de « maîtresse des mers. »

Lord Northbrook, premier lord de l’Amirauté, partageait les vues de Gladstone sur la politique générale et n’accordait à son propre département qu’une influence secondaire sur la marche des affaires. Le cabinet affecta de trouver ridicules les craintes de l’opinion. Mais celle-ci tint bon contre les sarcasmes officiels, l’émotion gagna le Parlement, et le gouvernement dut céder. Il proposa un programme d’accroissement des forces navales, que le Parlement vota presque sans débat[3].

Les craintes s’apaisèrent alors, et l’attention publique se porta sur d’autres sujets, notamment sur le Home Rule, qui amena la chute de Gladstone et la scission du parti libéral. L’Amirauté, après avoir donné satisfaction aux patriotes effarés qui voyaient déjà l’empire de la mer arraché à la Grande-Bretagne", ne poursuivit pas avec une vigueur soutenue l’exécution du programme présenté par lord Northbrook. Une demi-douzaine de marins veillaient, mais le rôle de Cassandre auquel ils se résignèrent les exposa à de pénibles avanies, et les agitateurs qui s’étaient mis à leur suite passèrent pour des alarmistes de parti pris ; l’optimisme officiel, qui avait repris le dessus, put durant quelque temps bafouer à son aise les « marchands de panique. »

Cependant les nations voisines ne s’arrêtaient point dans leurs progrès maritimes. En France, après le Formidable, de 12 165 tonnes, les chantiers mirent à l’eau le Hoche en 1886, le Marceau et le Neptune en 1887, beaux navires de 10900 tonnes, puissamment cuirassés et armés, avec une force de propulsion donnant une vitesse de 17 nœuds. Dans les bureaux étaient étudiés les plans du premier croiseur cuirassé de 20 nœuds : le Dupuy-de-Lôme. On construisait en outre toute une flottille de torpilleurs de haute mer et d’avisos-torpilleurs. L’Allemagne n’accroissait sa flotte de combat que de quelques petits croiseurs protégés de 1 200 à 4 400 tonnes, mais elle commençait la construction de contre-torpilleurs et de torpilleurs de haute mer du type Schichau. La Russie venait de lancer des chantiers de la Mer-Noire trois cuirassés de 10 200 tonnes. Les États-Unis, qui avaient eu en 1884, presque en même temps que l’Angleterre, leur premier revival'' naval, empruntèrent à l’Amirauté britannique ses dessins de navires et ses modèles d’installations métallurgiques pour la fabrication des plaques et des canons. Ils construiraient une première série de croiseurs protégés, comme le Chicago, de 1885 et le Baltimore, de 1888.

Tous ces commencemens de flottes nouvelles inquiétaient les patriotes d’Angleterre. Le Times donna le signal d’une seconde sommation aux gouvernails. Les Symonds et les Hornby eurent un digne successeur dans lord Charles Beresford[4], qui, depuis 1887, n’a cessé de dénoncer, avec une désinvolture extraordinaire, et sans le moindre souci du fameux cant britannique, les insuffisances des forces navales anglaises, l’impéritie, l’esprit de routine, l’ignorance des hauts dignitaires de l’Amirauté. Lord Ch. Beresford publia, en 1889, un programme d’augmentation des défenses navales du royaume.

Le parti conservateur était alors au pouvoir. La coalition Chamberlain-Hartington-Salisbury avait vaincu Gladstone sur la question du Home Rule. La pensée impérialiste reprenait la direction des destinées du pays. Les tories commençaient à appliquer aux membres désorientés du parti libéral l’appellation injurieuse de Little-Englanders (partisans d’une petite Angleterre, d’une patrie réduite aux îles européennes). Cette fois encore, cependant, il fallut que la nation indiquât au gouvernement la voie où il devait s’engager. Lord George Hamilton, premier lord de l’Amirauté, n’eut d’abord, ainsi que ses collègues, que du dédain pour les propositions de lord Beresford. Au budget de la marine pour 1888-1889, les prévisions de crédits affectant les constructions neuves étaient même en légère diminution sur les chiffres de l’année précédente. Toutefois, sous la pression de l’opinion, lord George Hamilton prépara en 1888 un programme qui englobait toutes les propositions Beresford. Le printemps de 1889 vit voter la « loi de défense navale, » Naval Defence Act, qui ordonnait la construction de 70 navires nouveaux de toutes classes, dont 10 cuirassés du type le plus puissant. Cette construction entraînait une dépense totale de £ 21 millions (plus d’un demi-milliard de francs), à répartir en quatre ou cinq années. Si l’Angleterre reculait devant cet effort, avaient dit les défenseurs du Naval Defence Act, si elle laissait mettre en péril sa suprématie, dont dépendait son existence nationale et impériale, elle tomberait tôt ou tard à la condition que lord Carnarvon avait ainsi définie : « une île surpeuplée et mécontente dans la mer du Nord. »

Un document d’une haute importance était venu en aide aux auteurs de la campagne et avait exercé une influence décisive sur le vote du Parlement. C’était un rapport sur les manœuvres navales de 1888, portant la signature de trois amiraux et dont la conclusion était ainsi formulée : « Si nous perdions une fois la maîtrise de la mer, l’ennemi n’aurait pas besoin de débarquer un seul homme sur nos rivages pour contraindre l’Angleterre à une capitulation ignominieuse. C’est par sa marine que La Grande-Bretagne doit vivre ou succomber. »

La politique du Naval Defence Act s’imposa dès lors à l’Amirauté d’une manière définitive. Il n’y eut plus d’hésitation, comme après 1884. Le gouvernement, le Parlement et la nation s’engagèrent d’accord dans la voie nouvelle. Ni l’un ni l’autre des deux grands partis n’était disposé à laisser retomber l’établissement maritime dans son ancienne condition. Il fut entendu que, toutes les fois que les nations étrangères et rivales, Russie, Allemagne, France, Etats-Unis, feraient un pas en avant, il faudrait en Angleterre examiner à nouveau (to reconsider) la situation. Il y eut à cette époque une grande floraison de littérature navale. Les ouvrages du capitaine américain Mahan n’ont paru qu’après l’expansion de ce mouvement d’opinion. Ils ne Font donc point créé, ils n’ont eu aucune part dans l’inspiration de la célèbre loi de la Naval Défense, mais ils se sont placés au premier rang des écrits qui, depuis quatorze ans, ont tenu en Angleterre l’esprit constamment éveillé sur l’importance vitale pour ce pays du maintien de sa suprématie maritime.

Avec l’action de la littérature navale s’exerça celle des ligues maritimes. Les grands mouvemens d’opinion en Angleterre ont toujours accompli leurs fins au moyen de ligues. Les succès de l’association contre les droits sur les céréales, Anti-corn League, et de la ligue de l’enseignement national, National Education League, sont célèbres dans l’histoire britannique du milieu du siècle. Le maintien de la suprématie maritime n’était pas un objet moins digne d’un grand effort national que le libre-échange ou l’instruction du peuple. On devait donc organiser au plus tôt une ligue permanente de la « marine nationale. » Dégagée de toutes associations de parti, la ligue prendrait pour devise ces paroles de Cobden : « J’aimerais mieux voir dépenser 100 millions de livres que de laisser menacer la suprématie maritime dont dépend l’existence même de notre commerce. » La Navy League se constitua, et l’un de ses membres les plus actifs fut lord Charles Beresford, l’initiateur du mouvement de 1888. La ligue avait un programme simple. Elle ne devait point empiéter sur la responsabilité et l’initiative des chefs constitutionnels de la marine ; son rôle n’était ni de chercher à déterminer des plans stratégiques, ni d’imposer des méthodes de construction ou d’organisation aux conseillers techniques de l’Amirauté. Elle devait se cantonner sur le terrain financier, sur le principe, désormais accepté par les deux partis, que la force de la marine britannique serait à l’avenir tenue constamment en état de battre les marines réunies de deux autres puissances quelconques. La ligue navale a joué et joue encore un rôle très actif. Elle exerce un contrôle incessant sur les prévisions budgétaires annuelles, exigeant qu’elles répondent aux nécessités établies d’accroissement, tant du personnel que du matériel. Elle a été un puissant instrument pour la création et pour le développement dans le pays de la tendance à attacher aux questions maritimes un intérêt primordial, d’une intensité toujours croissante.

C’était une grande hardiesse que de prendre les dépenses des autres puissances comme base invariable de calcul pour les crédits à affecter à la marine britannique. L’application de ce principe pouvait, devait provoquer les autres puissances à des dépenses toujours plus fortes. Les fondateurs de la Navy League ne virent cependant aucun moyen d’échapper à cette conséquence fatale. Pour l’Angleterre, placée dans une dépendance absolue de sa marine, toute autre ligne de conduite aboutissait à l’organisation de la défaite.


III

Les huit cuirassés de la classe Royal Sovereign et les deux Barfleur furent le produit du programme Hamilton et du Naval Defence Act. L’Amirauté ne commanda encore aucun croiseur cuirassé. C’est la France qui devait ici prendre l’initiative, avec son Dupuy-de-Lôme. Mais les chantiers anglais lancèrent en revanche, de 1889 à 1892, une magnifique flotte de croiseurs protégés, dont 11 de première classe, du type Royal Arthur, de plus de 7 000 tonnes, et 20 de seconde classe, du type Latona. Les dessins du Royal Sovereign étaient dus à M. William H. White, aujourd’hui sir W. H. White, que l’Angleterre se plaît à honorer comme le véritable créateur de la flotte moderne britannique. Né à Devonport en 1845, apprenti dans l’arsenal, puis élève de l’École royale d’architecture navale, M. White, sorti avec le premier rang de cet établissement en 1867, fut attaché aux bureaux de M. E. J. Reed, chef du département des constructions à l’Amirauté. Il resta seize années dans ce milieu officiel. En 1883, sir William Armstrong et ses associés, établissant des chantiers à Elswick pour la construction des plus gros navires de guerre, offrirent à M. White d’organiser et de diriger cette grande entreprise. Il accepta avec l’assentiment de ses chefs, mais ne resta qu’un peu moins de trois ans à Elswick. Sir Nathaniel Barnaby, directeur des constructions navales, prenant sa retraite en 1885, l’Amirauté offrit sa succession à M. White, et celui-ci n’hésita pas à sacrifier une position magnifique à une situation officielle moins lucrative, où il pouvait rendre d’importans services à l’État. Le grand principe adopté par l’Amirauté, et dont M. White dut assurer la réalisation, était l’homogénéité des escadres, substituée à l’ancienne diversité des types isolés. C’est sur ce principe que furent construites successivement les classes de cuirassés portant les noms, aujourd’hui universellement connus, de Royal Sovereign, Majestic, Canopus, Formidable, Duncan, King Edward VII, dessinés successivement de 1889 à 1901 par M. White.

Avec les cuirassés et les croiseurs protégés, formant un total de quarante grands bâtimens, le programme Hamilton comprenait une trentaine de canonnières-torpilleurs de 735 à 1 070 tonnes, et nombre de torpilleurs. Cet effort représentait un tonnage de déplacement de 288 000 tonnes et des travaux de construction répartis sur cinq années.

L’exécution du programme se poursuivit régulièrement. Elle devait être achevée à la fin de l’exercice fiscal 1893. Les patriotes de la Ligue n’attendirent pas ce terme pour renouveler l’agitation en faveur d’une marine plus forte. En effet si, d’après les publications officielles, la marine anglaise, en 1892, comptait 126 vaisseaux de guerre en service actif au dehors ou dans les ports, et une réserve de 149 autres navires, destinée à renforcer ou à remplacer les escadres de première ligne, la vérité était qu’un très petit nombre des bâti mens de réserve auraient pu être prêts à court délai, et que l’amirauté disposait encore de fort peu d’unités modernes pour remplacer les bâtimens démodés et sans valeur militaire qui portaient le pavillon en haute mer.

Lord Charles Beresford lança, dès le mois de mars 1893, un nouveau programme, tendant à porter la puissance de la marine à un niveau tel, qu’elle ne fût pas seulement en état de tenir tête aux forces de deux autres puissances navales réunies, mais qu’elle fût assurée de les détruire. Le résultat ne pouvait être atteint que si la force matérielle de la marine anglaise était en réalité d’un tiers plus élevée que celle des deux autres, puissances réunies. Or, la France et la Russie avaient en service ou en construction 45 cuirassés (France 30, Russie 15). Il en fallait 60 à l’Angleterre, qui n’en avait encore que 42. La France et la Russie possédant 90 croiseurs, l’Angleterre en devait avoir 120 à 130. Il lui manquait encore 10 croiseurs à grande vitesse pour la protection de la marine marchande. La Russie et la France possédaient près de 400 torpilleurs. L’Angleterre en avait moins de 100. Il fallait construire 10 cuirassés d’un tonnage modique et d’un faible tirant d’eau, mais assez puissamment armés pour être en état de détruire les stations de torpilleurs de l’ennemi dans les mers étroites. Cet ensemble de constructions neuves représentait une dépense de £ 23 millions (580 millions de francs), y compris les frais de construction de nouvelles jetées à Gibraltar. Le programme devait être exécuté en un peu moins de quatre années.

Au moment où le marin zélé, mais un peu turbulent, qu’était lord Charles Beresford, élaborait ce plan d’augmentation des forces navales, les péripéties de la politique intérieure avaient ramené depuis quelques mois (juillet 1892) M. Gladstone et les libéraux au gouvernement. Le vieux lutteur avait l’esprit occupé de tout autres affaires que de la comparaison des escadres britanniques avec celles des nations étrangères. Il avait un nouveau projet de Home Rule à présenter au Parlement ; il voulait une nouvelle réforme électorale, la diminution des pouvoirs de la Chambre haute, des réformes ouvrières et agraires, la séparation de l’Eglise et de l’État en Angleterre et en Écosse, tout le programme de Newcastle.

Cependant lord Spencer, le premier lord de l’Amirauté dans ce cabinet, où l’étoile de Gladstone jetait ses derniers feux, était un homme d’intelligence lucide et de vues larges. Un de ses premiers actes fut l’approbation des plans présentés par le directeur des constructions navales, M. White, pour une classe nouvelle de cuirassés qui devaient dépasser en puissance tout ce qui avait été construit jusqu’alors, et pour deux croiseurs protégés, véritables monstres, qui, pour le volume et la vitesse, laisseraient loin derrière eux le Columbia et le Minneapolis que venaient de lancer les États-Unis.

Ces cuirassés, d’une longueur de 119 mètres, déplaceraient 15 100 tonnes et auraient une vitesse de 17 et demi à 18 nœuds. Le ministre en commanda deux : le Magnificent et le Majestic, que devaient bientôt suivre sept autres bâtimens semblables, les neuf unités composant la classe absolument homogène et vraiment admirable du Majestic, le triomphe de sir William White. Les deux croiseurs protégés, Powerful et Terrible, longs de 168 mètres, déplaçant 14 475 tonnes, devaient avoir une force de propulsion de 25 800 tonnes, qui leur donnerait une vitesse de 22 nœuds. Ainsi lord Spencer réalisait par anticipation une partie des desiderata de la Ligue navale et de son impétueux porte-paroles, lord Beresford. Aussi le devis de constructions nouvelles, établi par ce dernier, en mars 1893, à £ 23 millions, était-il ramené à £ 18 millions au mois de novembre suivant, lorsqu’il fut présenté au Parlement. Les commandes récentes du premier lord de l’Amirauté couvraient l’écart.

Il fallait encore compter avec le chancelier de l’Échiquier, sir William Harcourt, ministre économe des deniers publics, et qui, au mois d’août 1893, déclarait que le gouvernement n’était pas disposé à proposer la construction d’un certain nombre de vaisseaux en laissant à ses successeurs le soin d’en payer les frais. Mais la ligue veillait, et lord Spencer s’étant hasardé à dire à Sheffield que l’Angleterre possédait 43 navires cuirassés armés des « meilleurs canons, » un patriote se hâta de faire savoir au pays, dans les colonnes du Times, que l’Angleterre possédait bien 43 navires cuirassés, mais que parmi les canons dont étaient armées ces unités, on en comptait encore 367 se chargeant par la bouche, « les plus mauvais canons du monde, et non pas les meilleurs, » et que, si l’on devait combattre une flotte ennemie pourvue de canons se chargeant par la culasse, on subirait un désastre. En fait, la marine britannique n’avait jamais été réellement plus forte, ni dans une meilleure condition qu’en 1893, mais la compétition ardente des autres puissances rendait cette condition relativement faible et devait la rendre relativement plus faible de jour en jour.

Un autre membre fort actif de la Ligue, M. Mac Allan, député libéral aux Communes, démontra que l’Angleterre manquait de croiseurs de 20 nœuds, capables de menacer les côtes de l’ennemi et de protéger la marine marchande ; qu’elle manquait de torpilleurs de haute mer et de destroyers (contre-torpilleurs) ; qu’il lui fallait des cuirassés en plus grand nombre, car l’Angleterre devait pouvoir tenir tête à toutes les marines coalisées du monde entier. Les chantiers étaient inoccupés. Il valait mieux dépenser un penny maintenant qu’une livre plus tard. John Bull ne pouvait se résigner à l’idée de voir un jour ses ports bloqués et ses arsenaux remplis de cuirassés réduits à l’impuissance.

Tout ce concert agit sur les dispositions du monde officiel, et la cause fut bientôt gagnée. Tandis que Gladstone engageait contre la Chambre des lords, coupable du rejet du nouveau projet de Home Rule, voté par les Communes, une lutte où il ne pouvait que se briser, et se retirait subitement en murs 1894, las du pouvoir, attristé d’une succession ininterrompue de défaites, lord Spencer, maintenu premier lord de l’Amirauté dans le cabinet Rosebery, présentait au Parlement et lui faisait adopter, à l’occasion du budget de la marine pour 1894-95, un programme de constructions neuves qui reproduisait à peu près intégralement, sous leur dernière forme, les propositions de lord Charles Beresford et de la Ligue navale.


IV

Ce programme exécuté, la flotte anglaise devait avoir, avant la fin de l’année 1898, une supériorité incontestable sur les flottes réunies de la France et de la Russie. Cette supériorité fut-elle obtenue ? Elle ne le fut pas, tout au moins aussi complètement que l’avaient espéré l’Amirauté, la Ligue et tous ceux qu’intéressaient les affaires de la marine.

La France, dans ces quatre années 1893-96, lança le Charles-Martel, le Jauréguiberry, le Carnot, le Bouvet, le Masséna, le Charlemagne, le Gaulois et le Saint-Louis, huit cuirassés de premier rang, de moindre déplacement que les neuf Majestic anglais, mais ayant la même vitesse, et à peu près le même armement. D’autre part, l’Angleterre ne se décidait toujours pas à construire de nouveaux croiseurs cuirassés, se contentant des sept Orlando de 1887, tandis que la France venait de créer, après le Dupuy-de-Lôme, de 1890, le Latouche-Tréville, l’Amiral Charner, le Bruix, le Chanzy et l’Amiral-Pothuau, de seconde classe il est vrai, et un peu inférieurs au Dupuy-de-Lôme. De nos chantiers étaient également sortis, dans cette période, un certain nombre de croiseurs protégés, de faibles dimensions, mais ayant une vitesse de 19 à 20 nœuds. Notre flotte s’était enrichie de nouveaux torpilleurs de haute mer ; cependant nous ne possédions pas encore de ces contre-torpilleurs, destroyers, dont l’Angleterre s’était donné déjà une quarantaine.

Quant à la Russie, elle avait mis à flot, de 1893 à 1896, les cuirassés Sissoï-Veliky, Petropavlosk, Poltava, Sevastopol, Tri-Sviatitelia (les quatre derniers de 11 000 à 12 500 tonnes), trois autres cuirassés à éperon de 4 100 tonnes, deux beaux croiseurs cuirassés de 11 200 et 12 200 tonnes, Riurik et Rossia, des canonnières cuirassées, des croiseurs torpilleurs, une vingtaine de torpilleurs de haute mer. Elle avait commencé, dans la Mer-Noire, l’organisation semi-commerciale, semi-militaire, des croiseurs de la flotte volontaire.

L’activité navale de l’Allemagne s’était un peu ralentie pendant la période ici considérée ; mais les navires mis à flot dans les années antérieures entraient silencieusement en service et constituaient les embryons des fortes escadres que Guillaume II rêvait de créer pour l’expansion du prestige de l’Allemagne et pour la protection de son commerce maritime dans le monde entier.

L’Union américaine n’avait pas perdu son temps. De 1892 à 1896, sortirent des chantiers les cuirassés et les croiseurs cuirassés, qui, en 1898, détruisirent si brutalement cette marine espagnole à laquelle on avait cependant attaché quelque valeur. Les premiers-nés de la future flotte américaine s’appelaient le Texas, l’Indiana, le Massachusetts, l’Orégon, le Iowa, le New-York et le Brooklyn, bâtimens de 8 500 à 10 500 tonnes, de vitesse assez médiocre, mais puissamment armés.

Dans l’Extrême-Orient, le Japon s’était révélé puissance navale après la guerre contre la Chine. Les chantiers d’Elswick travaillaient pour lui. On savait qu’avant peu le pavillon japonais flotterait sur deux cuirassés de 12450 tonnes, le Fuji-Yama et le Yashima[5].

Ces comparaisons si suggestives furent présentées au Parlement par sir Charles Dilke au commencement de 1897 (6 mars). Il dit les inquiétudes des patriotes vigilans, dénonça l’insuffisance du personnel, les longs délais de la construction. Heureusement l’Amirauté avait pour chef, dans la personne de M. Goschen, le successeur de lord Spencer, un homme joignant une grande intelligence à une haute probité et imbu de toutes les conceptions du patriotisme maritime. Il sut calmer les appréhensions de sir Charles Dilke et de ses amis[6] et fit mieux encore : quelques mois plus tard (juillet), il rassura le pays tout entier en lui donnant cette splendide leçon de choses que fut la revue navale du Jubilé de 1897.

Cent cinquante navires de guerre de toute taille furent réunis à Spithead : 21 cuirassés d’escadre, 13 croiseurs protégés de première classe, 26 de seconde classe, 80 contre-torpilleurs, torpilleurs et navires de service. Une centaine de ces bâtimens avaient été construits depuis 1886, et représentaient une valeur d’environ 550 millions de francs. Cette flotte était montée par 38 000 hommes, officiers et équipages.

Les principales unités étaient les cuirassés de la classe Royal Sovereign, ceux de la classe Majestic et les deux puissans croiseurs protégés, Powerful et Terrible. Lord George Hamilton et lord Spencer, qui de 1888 à 1895 avaient occupé le poste de premier lord de l’Amirauté, assistaient tous deux à la revue avec M. Goschen, leur successeur en exercice, et sir William White, le constructeur des grandes unités. Ce fut, de l’aveu de tous ceux qui l’ont contemplé, un magnifique spectacle. Le secret de la puissance britannique se trouvait là étalé au grand jour, sous les yeux des délégués de toutes les colonies, des visiteurs étrangers, des représentans des grandes nations du monde. Jamais une force navale semblable n’avait été assemblée en un même point. Depuis la revue du 26 juin 1897, il n’y a plus eu en Angleterre le moindre désaccord entre le gouvernement et l’opinion publique sur la question d’opportunité des sacrifices à faire aux impérieuses exigences de la sécurité nationale. Il ne s’agissait même plus de la conservation de l’empire des mers considérée comme la condition essentielle du maintien de l’Angleterre au rang des grandes puissances du monde. C’était désormais une simple question de vie ou de mort. La suprématie maritime devait être conservée, de quelque prix qu’il fallût la payer, parce que chacun avait le sentiment très clair que pas un des élémens de la puissance, même de la cohésion nationale, ne survivrait vingt-quatre heures à la perte de cette suprématie. Une défaite navale, enlevant à l’Angleterre la possession de l’Océan, c’était l’orgueil britannique brisé, à l’intérieur, la famine et la révolte de la population industrielle, au dehors, la rupture du lien de l’intérêt si étroitement tissé avec les sentimens d’affection entre les colonies et la mère patrie, la perte de l’Inde et de toutes les dépendances orientales, c’était enfin le territoire des Iles Britanniques ouvert à l’invasion, la capitulation forcée.

Dès lors, plus d’incertitude sur le sort des demandes de crédits à adresser par l’Amirauté au Parlement ; une seule limite à l’accroissement annuel des dépenses navales : la capacité de production des chantiers pour les coques de navires, des usines pour la fabrication des plaques de protection, des ateliers pour la fabrication de l’artillerie nouvelle, de la population pour le recrutement des équipages.

Le budget de la marine avait été porté à 407 millions de francs pour 1889-90. Il fut de 545 millions pour 1896-97, de 595 millions pour 1898-99, de 665 millions pour 1899-1900, de 800 millions pour 1902-03, de 870 millions pour 1903-04. Il sera peut-être d’un milliard de francs pour 1904-1905. Quant à l’effectif du personnel, il était de 68 000 hommes, officiers, matelots et marines en 1890. Il s’éleva à 100 000 dans l’année du Diamond Jubilee et dépasse 130 000 hommes pour 1903-1904.

L’Angleterre cependant ne pouvait être pleinement rassurée lorsqu’elle considérait ce que possédaient en forces de valeur analogue, au même moment, les marines rivales de Francs, de Russie, d’Allemagne et des Etats-Unis, et plus encore en mesurant l’effort que se préparaient à faire, dans les années qui allaient suivre, ces quatre puissances, dont chacune aujourd’hui possède une force navale incomparablement supérieure à ce qu’était tout l’ensemble de l’établissement maritime de l’Angleterre en 1887. L’empereur d’Allemagne faisait des efforts inouïs pour inculquer à son peuple et à son Parlement la notion que les destinées de l’empire étaient désormais sur mer. Quant aux Etats-Unis, ils avaient pris, au moment de l’affaire du Venezuela (fin 1895), un ton assez menaçant pour que l’on dût en Angleterre avoir aussi les yeux fixés sur les dépenses maritimes votées au congrès de Washington. Non, assurément, il n’était pas permis aux chefs de l’Amirauté britannique de se reposer sur les lauriers de la revue de 1897 ! Les efforts de leurs prédécesseurs n’étaient rien à côté de ceux auxquels les condamnait cette forme nouvelle de la « lutte pour la vie » entre nations.


V

M. Goschen se trouva, dès le début de l’année 1898, aux prises avec ce redoutable problème. La France et la Russie, loin de s’arrêter dans la voie des armemens, s’engageaient dans l’exécution de nouveaux programmes de construction entraînant pour plusieurs années des dépenses considérables. En Allemagne, l’empereur et l’amiral Tirpitz, triomphant enfin des résistances du Reichstag, lui faisaient adopter un programme comportant la création en sept années d’une flotte nouvelle de 18 cuirassés d’escadre, de 8 gardes-côtes, de 12 croiseurs cuirassés, sans compter les contre-torpilleurs et autres petits bâtimens, et l’on sait que l’importance de ce programme a été à peu près doublée deux années plus tard[7].

Les Etats-Unis avaient eux-mêmes en chantier cinq grands cuirassés de 11 500 tonnes. De ce côté, l’Angleterre n’appréhendait plus, il est vrai, rien de menaçant. Depuis la dernière alerte du Venezuela, les Anglais étaient décidés, à peu près à l’unanimité, à saisir la première occasion favorable, et la guerre hispano-américaine, en 1898, offrit cette occasion, pour donner au cousin Jonathan de telles preuves d’amitié, de condescendance, de bon vouloir familial, que l’on n’eût plus jamais à redouter un conflit armé avec ce peuple de même race et de même langue. C’était bien assez d’avoir à considérer l’hypothèse, invraisemblable sans doute, possible cependant, d’une guerre où la marine britannique aurait à combattre, c’est-à-dire à vaincre, les marines, non plus seulement de deux, mais de trois puissances réunies du continent ; France, Allemagne et Russie.

On vient de dire ce que préparait l’Allemagne. La France avait le Henri IV en chantier depuis janvier 1896, le Iéna depuis avril 1897. Le Suffren fut commencé en avril 1898. Quatre croiseurs protégés à grande vitesse étaient sur cale. En croiseurs cuirassés, après la Jeanne-d’Arc, dont la construction avait été entreprise à la fin de 1895, on avait mis coup sur coup en chantier dans les derniers mois de 1897 quatre bâtimens (Gueydon, Dupleix, Montcalm et Desaix) ; on en devait commencer trois autres (Kléber, Gloire, Condé, les deux derniers de 10 000 tonnes) à la fin de 1898, trois autres encore de 10 000 tonnes (Sully, Marseillaise et Amiral-Aube), en 1899.

La caractéristique commune de tous ces bâtimens était la vitesse de 21 nœuds. L’armement et la protection étaient peut-être un peu insuffisans pour les dimensions. Mais, à quelque critique que pût donner lieu tel ou tel détail du dessin de ces bâtimens, l’Angleterre n’avait rien à leur opposer.

La Russie commençait l’exécution d’un vaste programme comprenant quatre croiseurs cuirassés de 12700 tonnes, deux de 7 800, et huit cuirassés d’escadre de 12 500 à 13600 tonnes, tous de 18 nœuds, puissamment protégés et armés. L’un des croiseurs cuirassés de 7800 tonnes devait atteindre 23 nœuds, la vitesse assignée à notre Jeanne-d’Arc. Le programme comprenait encore la construction de quatorze croiseurs protégés. En Russie, comme en France et en Allemagne, on construisait enfin de nombreux contre-torpilleurs.

Ces accroissemens des forces navales à l’étranger étaient étudiés et commentés avec un intérêt passionné en Angleterre, dans tous les cercles maritimes, dans les réunions de la Ligue, partout où s’agitaient les questions relatives à la sécurité et à la grandeur du pays. Aussi personne ne fut-il tenté, dans le Parlement et au dehors, de se récrier contre l’énormité du chiffre, lorsque M. Goschen présenta, pour l’exercice 1898-1899, un devis de dépenses navales s’élevant à £ 23 778 000, soit 595 millions de francs. M. Goschen avait été déjà premier lord de l’Amirauté en 1872, sous le ministère libéral de Gladstone. À cette époque, il avait à défendre un budget de 235 millions de francs, destiné à entretenir et renouveler une flotte que montaient 60 000 hommes d’équipage. Maintenant il lui fallait 000 millions pour entretenir une flotte de plus de 200 bâtimens, nourrir et payer un personnel marin de 106 000 hommes et construire de nouveaux bâtimens de guerre, toujours en progrès sur les précédens, la flotte nouvelle s’usant et se dépréciant avec une effrayante rapidité.

Le chiffre de 595 millions de francs ne comprenait même pas la totalité des dépenses navales. Il y avait encore un budget annexe pour des travaux maritimes à Gibraltar et sur divers autres points de l’immense empire. Ce budget, créé par le Naval Works Act, avait été voté pour la première fois en 1897. Il se renouvelait et s’accroissait chaque année ; il était de 30 millions de francs pour l’exercice 1898-99. Il dépasse 100 millions pour 1903-1904. Lorsque M. Goschen présenta, en mars 1898, son exposé annuel, aux Communes, il déclara qu’il déclinait toute prétention à l’ « optimisme officiel, » avoua que, loin de redouter que la Chambre et l’opinion publique ne fussent offusquées d’un tel grossissement des crédits, il devait s’excuser au contraire de ne pas demander davantage. Mais, si les dispositions de la nation à faire tous les sacrifices nécessaires pour la marine nationale n’avaient pas de limites, la force des choses en imposait une à la capacité de production des chantiers privés et des arsenaux. En 1897, la grande grève des mécaniciens avait arrêté les travaux et retardé de sept mois l’exécution du programme.

Cependant la tâche de M. Goschen consistait à rendre la flotte anglaise capable de tenir tête aux flottes combinées de la France, de l’Allemagne et de la Russie, car tel était désormais l’objectif. L’Angleterre ne possédait en grands cuirassés d’escadre que dix-neuf unités de première valeur : les sept Royal Sovereign, les neuf Majestic et trois isolés. Encore deux des Majestic n’étaient-ils pas achevés. Il fallait remédier au plus tôt à cette insuffisance. L’Amirauté y pourvut en créant deux classes nouvelles comportant six cuirassés chacune, la classe des Canopus et celle des Formidable. Avec les deux Majestic en retard, c’était quatorze cuirassés en chantier. Les Canopus ne déplaceraient que 12 950 tonnes contre les 15 140 des Majestic. Les Formidable auraient à peu près le même déplacement que ces derniers (15 000 tonnes). Tous ces bâtimens devaient avoir une vitesse légèrement supérieure à 18 nœuds. La protection était un peu faible relativement au déplacement et à la force offensive. La cuirasse n’était que de 152 millimètres pour les Canopus, de 229 pour les Formidable. Il est vrai qu’un procédé nouveau pour la fabrication des plaques de blindage, découvert par la maison Krupp et constituant un perfectionnement sensible sur le procédé Harvey, permettait de réduire notablement l’épaisseur des cuirasses pour un même degré de résistance aux projectiles. Cette découverte avait été également une cause de retard dans les constructions de 1897. L’Amirauté ne pouvait compter pour son approvisionnement de plaques que sur les deux maisons Brown et Cammell, de Sheffield. L’outillage de ces maisons, bien qu’étendu déjà et amélioré, ne pouvait encore suffire à la demande, et la découverte du procédé Krupp les obligea, ainsi que d’autres usines qui commencèrent à fabriquer des plaques de protection, à établir des installations nouvelles, extrêmement coûteuses.

Où l’Angleterre était déplorablement arriérée, non plus du fait des ouvriers mécaniciens, mais par suite d’une singulière aberration de prévision, c’est à l’égard des croiseurs cuirassés. Elle ne pouvait toujours mettre en ligne que ses Orlando de 1887, et, devant les croiseurs cuirassés déjà en service ou en cours de construction, de la France, de la Russie et des États-Unis, les Orlando ne comptaient pas. L’Amirauté, dès le milieu de 1897, se fit donc autoriser par le Parlement à construire des croiseurs cuirassés. Elle conçut d’abord un type Cressy, comportant six bâtimens de 12 500 tonnes, longs de 136 mètres, ayant 21 000 chevaux de force, une vitesse de 21 et demi à 22 nœuds, entourés d’une cuirasse de 152 millimètres. Mais ce type de navires, si puissant qu’il fût en lui-même, était insuffisant en face de grands croiseurs cuirassés de 23 nœuds comme notre Jeanne-d’Arc. Et c’est ce que M. Goschen dit à la Chambre des communes le 23 juillet 1898, lorsque, au cours d’un débat en comité sur un des crédits de la marine, il annonça que depuis la présentation du budget, il s’était produit un fait d’une importance exceptionnelle. La Russie avait adopté un programme naval, d’après lequel elle allait commencer en 1898 la construction de six cuirassés et de quatre croiseurs cuirassés-. Il proposait donc, conformément à la politique adoptée de suivre pas à pas les progrès combinés de la France et de la Russie, de mettre en chantier, en excédent du nombre de bâtimens déjà indiqué dans les propositions budgétaires, quatre nouveaux cuirassés, quatre croiseurs cuirassés et douze contre-torpilleurs.

Les quatre cuirassés ne seraient pas de la classe des Formidable. Ils auraient plus de vitesse et un moindre tirant d’eau, de façon à pouvoir passer le canal de Suez sans s’alléger. Ils seraient construits, en un mot, en considération du genre de navires qu’ils auraient chance de rencontrer dans les eaux où on les enverrait. Cette façon ingénieuse de désigner les vaisseaux russes excita une grande hilarité dans l’auditoire[8].

Quant aux croiseurs cuirassés, qui constituaient l’élément le plus intéressant du programme, on en construirait deux du type Cressy, qui, avec les quatre déjà commandés, compléteraient cette classe, et l’on en mettrait en chantier deux autres, supérieurs en vitesse, en dimensions et en armement à tous les croiseurs antérieurs, plus puissans en un mot que la Jeanne-d’Arc française. Quatre bâtimens de ce type nouveau ont été construits. Ils portent les noms de Drake, Good Hope, King Alfred et Leviathan. Ils constituent la classe des Drake, que les puissances rivales n’ont pas encore dépassée, bien qu’elle soit menacée par les futurs Ernest-Renan de France, et par les Tennessee et Washington de 14 500 tonnes des États-Unis.


VI

En septembre 1898, l’Angleterre et la France éprouvèrent la grande émotion de la rencontre sur les bords du Nil du général Kitchener et du capitaine Marchand. Pendant plusieurs semaines, à Fachoda, le drapeau anglais resta déployé à cinq cents mètres des drapeaux égyptiens et français. Notre ministre de la marine, M. Lockroy, dépensa une activité fébrile pour l’armement de nos côtes. En Grande-Bretagne les forces navales furent mobilisées, et M. Goschen organisa en hâte une nouvelle escadre, l’escadre volante (flying). Des deux côtés de la Manche, il y eut un moment de palpitante émotion patriotique. Puis la raison fit entendre sa voix. Le cabinet Dupuy, formé le 1er novembre 1898, décida, le 5, de ne pas maintenir à Fachoda la mission Marchand. La place fut évacuée le 11 décembre. L’escadre volante fut disloquée.

Sous le coup de ces événemens, le budget de la marine britannique, pour 1899-1900, fut porté à 26 millions et demi de livres sterling (665 millions de francs, sans les crédits des Naval works). C’était, sur 1898-1899, une augmentation de 70 millions de francs. L’année suivante (mars 1900), soit que M. Goschen n’éprouvât plus au même degré les alarmes patriotiques qui l’avaient agité précédemment, soit que, pour des raisons politiques, il eût résolu de tenir un langage plus confiant, le budget de 1900-1901, en augmentation de 25 millions de francs seulement sur le précédent, fut présenté de façon à convaincre la nation anglaise, et même les protagonistes de la ligne navale, que la situation de la marine était satisfaisante, en soi et par comparaison avec le dehors, que les sommes considérables accordées chaque année par le Parlement, presque sans débat, avaient été utilement dépensées, que la force de l’Empire en avait reçu un accroissement tel qu’il était possible désormais de suivre avec une attention moins nerveuse, bien que toujours aussi éveillée, la continuation des efforts des autres puissances vers l’augmentation de leurs forces maritimes.

Aussi bien était-il opportun de tenir ce langage à une nation qui avait subi coup sur coup l’humiliation de défaites presque incroyables sur la terre sud-africaine. Cruellement déçu dans les espérances qu’il avait fondées sur son armée, ce peuple pouvait trouver au moins quelque consolation dans la pensée que la toute-puissance de sa marine lui garantissait la respectueuse inaction des gouvernemens étrangers. Grâce à ses flottes, maîtresses des Océans, il aurait toute liberté d’action pour régler sa querelle avec les Boers, quelque prix qu’il dût y mettre.

L’Angleterre avait au commencement de 1901, en cours d’achèvement ou de construction, les derniers cuirassés d’escadre des classes Canopus, Formidable et Duncan (14 bâtimens) et 19 croiseurs cuirassés, dont cinq de 12 500 tonnes (classe Cressy), dix de 9 800 tonnes (classe Essex), et les quatre grands croiseurs de 14 100 tonnes (classe Drake) qui allaient être lancés au cours de l’année.

Les bâtimens dont la construction devait être amorcée à la fin de 1901 comprenaient trois cuirassés d’un type nouveau, Commonwealth, Dominion, King Edward VII, de 16 500 tonnes, et six croiseurs cuirassés du type Devonshire, également nouveau, de 10 800 tonnes et 23 nœuds. L’adjonction de ces unités devait porter à dix-huit le nombre des croiseurs cuirassés à 23 nœuds dont l’Angleterre pourrait disposer vers 1904 ou 1905. Quant à notre Jeanne-d’Arc, qui avait dû atteindre la première ces 23 nœuds, elle n’a pu donner dans ses essais qu’un peu moins de 22 nœuds. Il nous faudra attendre l’Ernest-Renan, dont la construction commence à peine, pour avoir notre premier croiseur cuirassé pouvant lutter de vitesse avec les dix Essex, les quatre Drake et les huit Devonshire. Toute notre avance a été désespérément perdue.

M. Goschen se retira en septembre 1901 de la Chambre des communes pour devenir lord Goschen et entrer dans la Chambre haute. Il quitta en même temps le ministère de la marine où il avait été appelé cinq années auparavant. Son administration avait été patriotique, énergique, heureuse. Le cabinet lui donna, dans la personne de lord Selborne, un digne successeur.

Dans son exposé d’introduction du budget de 1902-1903, le nouveau chef de l’Amirauté annonça que les crédits pour constructions neuves, votés en 1901 avaient été entièrement dépensés, que d’importans travaux de refonte seraient effectués en 1902 sur des cuirassés de la classe Royal Sovereign, sur le Barfleur et le Centurion, sur le Powerful et le Terrible, cuirassés et croiseurs puissans et jeunes cependant, dont les moins modernes n’avaient pas encore dix années de service. L’Amirauté comptait mettre en chantier avant la fin de l’exercice 1902, outre diverses autres unités, quatre scouts ou « éclaireurs, » type de navire très rapide, qui faisait pour la première fois son apparition dans un programme naval. Le scout aurait un faible déplacement, 2 800 tonnes ; il aurait pour toute protection un pont d’acier de 38 millimètres, mais une force de 17 000 chevaux lui assurerait une vitesse de 25 nœuds.

L’effectif de la flotte était accru de 3 875 officiers, matelots et chauffeurs, et porté à 122 500 hommes. La somme de 782 millions, à laquelle s’élevait le total des crédits proposés, représentait, à 2 millions près, le montant des budgets maritimes combinés de l’Allemagne, de la Russie et de la France pour la même période. Les Anglais acceptaient avec impassibilité cette énorme dépense et étaient même prêts à donner davantage, à la condition d’être bien assurés qu’ils en auraient pour leur argent. Les crédits pour la construction (bâtimens neufs et réfections) et pour l’artillerie s’élevaient ensemble à 18 500 000 livres sterling (465 millions de francs). Les travaux avaient été si activement poussés que les chantiers privés et les arsenaux, après avoir lancé en 1901, un total de 49 bâtimens, en avaient 87 en construction en 1902-1903. Dans ce seul exercice, dix-huit nouveaux navires furent ajoutés à la liste de la flotte active.

Quant au budget de 1903-1904, il dépasse £ 34 millions pour la marine proprement dite et £ 4 millions pour les travaux des bases navales. C’est un total de près d’un milliard de francs, qui commence à étourdir quelque peu l’opinion publique en Angleterre. La conviction générale est pourtant que la limite n’est pas atteinte et que ce budget devra s’enfler encore.


VII

Seulement l’Angleterre en pourra-t-elle porter la charge, si d’autre part les dépenses pour l’armée de terre doivent suivre une progression parallèle ? et comment en serait-il autrement après les expériences et les révélations de la guerre contre les Boers, si la Grande-Bretagne veut avoir, avec une marine, une armée de terre ?

M. Brodrick, qui était encore à cette époque, ministre de la guerre, a développé, le 10 mars 1903, à la Chambre des Communes, son plan de réforme de l’armée et la justification des crédits de 32 millions de livres sterling (800 millions de francs) demandés pour 1903 au compte du budget de la guerre. Ce plan supposait la constitution d’une armée régulière de 300 000 hommes et un budget de dépenses plus énorme que ceux de la France ou de l’Allemagne. Il causa une véritable stupeur. L’opinion publique et le Parlement lui firent le plus mauvais accueil.

Quelques jours avant l’exposé de M. Brodrick, lord Selborne, chef de l’Amirauté, avait déclaré qu’à son avis, la défense nationale reposait avant tout sur la marine ; que, si quelque jour une tentative d’invasion du territoire britannique réussissait à tromper la vigilance de la flotte, elle devrait être repoussée par une armée de citoyens, convenablement organisée et équipée, mais complètement distincte d’une armée régulière très réduite, dont la seule tâche serait la défense éventuelle des frontières que la marine ne peut atteindre. C’était la condamnation anticipée de l’œuvre préparée en collaboration par M. Brodrick et par le commandant en chef, lord Roberts.

Ainsi, sur cette question de la dépendance réciproque des forces de terre et de mer, se révélaient dans le cabinet Balfour des divergences de vues aussi tranchées que celles dont ce gouvernement a donné tout récemment et donne encore le singulier spectacle touchant la question du régime douanier. Le secrétaire de la guerre et le chef de l’Amirauté ne tenaient pas le même langage. Leurs argumens étaient en désaccord. Le second déclarait que la marine était en état de protéger tout l’empire, le premier, qu’il fallait organiser une armée très forte pour défendre le territoire contre l’invasion « si nous venions à perdre le commandement de la mer. » « Le gouvernement, s’écria M. Gibson Bowles le 23 mars, a donc perdu confiance dans la marine ! »

Des débats qui s’engagèrent aux Communes sur le budget de l’armée, il sortit cette conclusion que si la charge de 70 millions de livres sterling pour la défense (38 pour la marine, 32 pour l’armée) paraissait décidément trop forte[9], le Parlement devait sans hésiter réduire les crédits pour l’armée et non ceux pour la marine. L’Angleterre ne peut empêcher les puissances étrangères d’accroître leurs flottes ; mais comme la suprématie maritime est pour elle une question de vie ou de mort, il lui faut donner à sa marine tous les crédits nécessaires au maintien de cette suprématie, si extravagans qu’ils puissent paraître. C’était toute la théorie de la politique navale en Angleterre ramenée un syllogisme.

Une autre conclusion tirée de ces débats par l’opinion publique, et par le Parlement fut que la question du rôle spécial de l’armée dans la défense de l’empire, ne peut plus être résolue par le War Office seul ; qu’elle doit l’être par une autorité plus élevée, par un « conseil de défense » puissamment constitué. Dans cette séance du 20 juin 1902, aux Communes, où lord Charles Beresford avait déclaré « pourrie » (rotten) l’administration de l’Amirauté, et dénoncé le défaut de responsabilité qui en était le vice principal, M. Arnold Forster, l’infatigable avocat de l’Amirauté, aujourd’hui ministre de la guerre depuis le remaniement du cabinet survenu en septembre 1903, établit la nécessité d’un organisme chargé d’unifier la préparation à la guerre sur terre et sur mer et d’inaugurer une politique rationnelle de défense impériale : « Il faut, dit-il, renforcer l’organisme intellectuel (intelleclual equipment) qui dirige, ou devrait diriger, les forces énormes de notre empire. Je suis convaincu que certaines questions sont et doivent rester hors de la sphère de contrôle des deux ministères agissant indépendamment l’un de l’autre… Je trahirais ma pensée si je ne reconnaissais la nécessité d’une préparation beaucoup plus forte de la défense de l’empire[10]. »

On arrivait ainsi à reconnaître que ce qui avait manqué jusqu’alors en Angleterre, était une vue des questions relatives à la défense de l’empire plus large que celle que l’on en avait, soit à l’Amirauté, soit au War Office, isolément. La théorie et l’ordre parlementaires voulaient jusqu’ici que l’armée ne sût rien de la marine, la marine rien de l’armée ; qu’entre les deux services, munis chacun d’un budget séparé, il n’y eût ni communication ni contact. Quant à l’autorité collective du cabinet sur les deux services, l’expérience en avait montré l’insuffisance.

Il existait cependant un organe mystérieux et obscur du pouvoir exécutif, dont la fonction spéciale était ou aurait dû être d’examiner dans son ensemble la question de la défense impériale et de déterminer les fonctions respectives de l’armée et de la marine dans la poursuite d’une politique et d’une action coordonnées. Cet organe, portant le nom de « conseil de défense, » n’était connu que de quelques personnes adonnées à l’étude de la constitution britannique. Comme il ne coûtait rien, — peut-être, a-t-on dit, ne vaut-il pas plus qu’il ne coûte, — il échappait à tout contrôle des Chambres. Il n’a d’ailleurs pas d’archives, il n’existe pas de procès-verbaux de ses séances, il ne reste aucune trace permanente de son œuvre. C’est cet organe embryonnaire qu’il s’agissait maintenant de développer. En août 1902, M. Balfour, devenu premier ministre après la retraite de lord Salisbury, déclara à son tour aux Communes que le problème de la défense impériale ne pouvait être abandonné à l’action isolée de deux départemens s’ignorant volontairement l’un l’autre. Le 13 janvier 1903, amené à parler à Liverpool du comité de défense : « Cette institution, dit-il, déjà vieille de quelques années et pourtant sans histoire, doit devenir un centre vivant de la politique impériale. Il a été jusqu’à présent un comité du cabinet intérieur dans le ministère ; il doit constituer un organe indépendant. Ses membres seront, par exemple, le premier ministre, le président du Conseil, le premier lord de l’Amirauté, le secrétaire d’Etat pour la guerre, le commandant en chef, le premier lord naval, les directeurs des services de renseignemens (Intelligence Department) à la guerre et à la marine. Le fonctionnement d’un tel corps donnera à la politique militaire et navale de l’Empire un esprit de suite, une cohésion qu’elle n’a jamais eus jusqu’ici. Ses décisions sans doute n’engageront pas le cabinet, qui conservera sa liberté d’action, soumise au contrôle, en dernier ressort, de l’opinion publique exprimée par le Parlement ; mais elles n’en exerceront pas moins une très grande influence, d’autant que désormais les comptes rendus de ses travaux seront conservés et constitueront des documens officiels. »

Le long débat poursuivi sur cette question eut sa sanction à la Chambre des lords sous la forme d’une résolution présentée par lord Rosebery, votée le 17 mars 1903, et disant : « La Chambre approuve la constitution d’un conseil de défense nationale et espère sérieusement que les premiers efforts de ce conseil auront pour objet l’adaptation des arméniens nationaux aux conditions navales, militaires et financières de l’Empire. » En motivant sa motion, lord Rosebery avait rappelé que, pendant son court ministère, un petit comité avait été formé du chef de l’Amirauté, du chef du War Office et du premier ministre, et que ce germe aurait pu se développer si la vie du ministère n’avait été si brève ni si troublée. Le piquant est que la création de ce premier conseil de défense nationale, en 1895, fut saluée par le même concert d’éloges qui acclame aujourd’hui la proposition du gouvernement. Or ce conseil fonctionna quelques années ; mais, s’il a fait quelque besogne utile, on n’en a rien su, le résultat ne s’en est jamais manifesté. Les Anglais espèrent cependant que le nouveau conseil de défense, reconstitué sur des bases nouvelles, abordera résolument le problème de la conciliation des ressources du pays avec les exigences de la sécurité nationale, en vue de déterminer les véritables fonctions de l’armée dans un système rationnel et organique de défense de l’Empire, et qu’alors les dépenses pour les forces de terre pourront diminuer dans une proportion à peu près égale à l’accroissement qu’il faut encore prévoir, pour quelques années, des dépenses affectées à la marine.


VIII

Peu de temps après la retraite de lord Goschen, sir William White annonça (novembre 1901) son intention de résigner ses fonctions d’assistant controller de la marine et de directeur des constructions navales à l’Amirauté. Une santé affaiblie par un travail excessif — sir White n’a pas dressé, dit-on, depuis 1887, les plans de moins de deux cent cinquante navires de guerre — fut alléguée comme la raison de cette décision qui fut réalisée en fait le 31 janvier 1902. On prétend que certaines attaques de la Ligue Navale qui, dans son zèle un peu turbulent, incriminait le conservatisme et la timidité de sir W. White, ne furent pas étrangères à la résolution prise par ce dernier.

Son chef-d’œuvre avait été la classe Majestic. On reprocha un défaut de protection à ses productions postérieures, les classes Canopus, Formidable et Duncan. Parmi les croiseurs, son type préféré avait été le Powerful, qu’il avait répété en dimensions réduites dans le Diadem et couvert de plaques de blindage dans le Drake. La Ligue Navale estimait ces bâtimens inférieurs aux navires français de même classe, les Duncan à nos République du programme de 1900, les Drake à nos Jules-Ferry. C’est cependant sur les plans de sir White, et bien que M. Philip Watts lui ait succédé depuis deux ans déjà, que l’Amirauté poursuit la construction de ses dernières unités de grands cuirassés, du type Edward VII.

M. Philip Watts succéda à sir W. White à la direction des constructions navales, comme il lui avait succédé dix-sept années auparavant (1885) chez les Armstrong, à Elswick, dans la direction des travaux de cet immense chantier privé. C’est là qu’il construisit, de 1885 à 1892, un grand nombre de navires de guerre pour des États étrangers, principalement pour le Japon, le Chili et la République Argentine.

Une des premières œuvres de M. Watts, dans ses nouvelles fonctions à l’Amirauté a été la mise au point des plans pour les grands croiseurs cuirassés, type Duke of Edinburgh, de 13 500 tonnes, destinés à tenir tête aux bâtimens de même ordre de notre programme de 1900.

Dans les pages qui précèdent, nous avons montré comment la marine anglaise s’est transformée depuis 1884 ; comment l’esprit public, d’abord indifférent, fut mis en éveil par les avertissemens de quelques hommes qui avaient une vue nette et précise du rôle que cette marine doit jouer comme élément essentiel, indispensable, du maintien de la grandeur et de la prospérité britanniques, même de la sécurité, de l’existence de l’empire ; comment, sous l’administration de Gladstone, si occupé que fût ce leader par les problèmes intérieurs, la poussée obstinée d’une opinion et d’une presse mieux informées obligea le gouvernement à entrer résolument dans la voie des réformes navales. Ce rapide exposé conduit à la conclusion que les dix-huit dernières années constituent une des périodes les plus importantes qui se soient encore présentées dans le cours de la glorieuse existence de la marine anglaise. La Grande-Bretagne, qui craignit un jour subitement d’avoir perdu la suprématie maritime, croit aujourd’hui qu’elle l’a reconquise.

Elle le croit, mais elle voudrait en être tout à fait convaincue, et elle ne l’est pas, elle ne peut pas l’être. Trop de rivaux ont surgi à ses côtés, et leurs efforts ont été trop puissans. A tout instant, jaillissent de nouveaux élémens d’incertitude. Aussi bien n’ignore-t-on pas en Angleterre que la constitution d’un matériel naval magnifique, le plus beau du monde, ne saurait suffire, si le personnel, à qui ce matériel est confié, n’est pas ou n’est plus un personnel d’élite. Or l’effectif naval en Angleterre est aujourd’hui de 130 000 hommes. Que de faiblesses, que de causes secrètes de dissolution, de relâchement de la discipline, d’insuffisance de l’instruction, implique un pareil nombre !

La question d’une grande réforme à opérer, dans les méthodes d’instruction du personnel des officiers de la flotte, était posée devant l’opinion publique depuis plusieurs années. Jusqu’alors, les officiers des trois branches du service, officiers de mer ou « exécutifs, » officiers mécaniciens, officiers des troupes de marine, étaient recrutés et instruits d’après des méthodes différentes, indépendantes l’une de l’autre. « L’officier marin, s’il n’est un canonnier ou un torpilleur, n’a qu’une connaissance limitée de la mécanique, bien que le navire sur lequel il sert soit une énorme usine remplie de machines ; l’officier mécanicien n’a jamais rien appris des services du marin ; l’officier fusilier, faute d’une instruction première à la mer, est obligé, malgré lui, de rester inactif, alors que les autres sont occupés à un travail incessant. » Ainsi s’exprimait l’exposé des motifs du projet de réforme du personnel naval, qui fut présenté au Parlement le 16 décembre 1902 par le premier lord de l’Amirauté et complété par un rapport présenté le 24 du même mois, veille de Noël. Ce projet offrait une solution large, rationnelle, judicieuse au moins en théorie, de la grosse difficulté relative à la situation particulière des officiers mécaniciens. Il s’inspirait de l’exemple des Etats-Unis, où les divers corps d’officiers ont été fondus en un seul, et où l’innovation semble avoir suffisamment réussi[11]. Tous les aspirans aux grades d’officiers, dans les trois branches « exécutive, » « mécanique » et des « fusiliers marins, » entreront désormais à l’école navale comme « cadets, » dans des conditions uniformes entre douze et treize ans, l’histoire entière de la marine attestant que cet âge est celui où le caractère marin peut le plus heureusement se former ; c’est aussi celui où les enfans quittent habituellement l’école primaire. Ils entreront à « Britannia » ou dans le nouvel établissement d’instruction navale, à Osborne, après un examen très élémentaire. L’expérience a établi qu’aucun examen, à cet âge, ni même à un âge un peu plus avancé, ne peut être considéré comme donnant la mesure exacte de ce que seront plus tard les facultés des enfans.

Les cadets suivront l’enseignement commun du Collège Naval Royal pendant quatre ans avant de prendre la mer. Pendant cette période, beaucoup seront forcément éliminés. A seize ou dix-sept ans, les cadets maintenus prendront la mer et deviendront midshipmen. Ils suivront des classes ou cours faits par des lieutenans mécaniciens, des canonniers, des officiers de troupes, de navigation ou de torpilles, sous la responsabilité du capitaine. A dix-neuf ou vingt ans, ils deviendront, s’ils sont admis à certains examens, sous-lieutenans actifs, et seront débarqués pour suivre à terre des cours de mathématiques, de navigation et de pilotage à Greenwich, des cours de canon, de torpille et de machinerie à Portsmouth ou à Keyham. Ils seront confirmés alors, s’il y a lieu, dans leur grade de sous-lieutenant, et c’est à ce moment qu’aura lieu la répartition entre les trois branches du service. Les mieux classés des sous-lieutenans feront eux-mêmes leur choix, les autres seront répartis d’office, autant que cela sera nécessaire afin que chacune des branches reçoive un recrutement suffisant. La répartition effectuée, les sous-lieutenans des trois services recevront une instruction différente, mais pourront les uns et les autres, après de nouvelles études et de nouveaux examens, arriver au grade commun de lieutenant. La hiérarchie sera la même, les grades des officiers mécaniciens seront assimilés aux grades correspondais des officiers de mer ; ils porteront le même uniforme et seront désignés par les mêmes termes, — avec la lettre « E » (Engineer) entre parenthèses. Ils pourront s’élever jusqu’aux grades supérieurs de contre-amiral et de vice-amiral (flag rank). En raison de leurs fonctions, il leur sera attribué un supplément de solde.

« Les difficultés auxquelles se heurtera l’exécution du projet, conclut l’exposé de lord Selborne, ont été prévues et peuvent être surmontées. Elles seront secondaires et temporaires, tandis que les avantages qui résulteront pour la marine de cette réforme sont inestimables et permanens. »

Le projet fut bien accueilli à la fois dans le grand public et dans la marine. Lord Selborne répondit dans la Chambre des lords, le 9 mai 1903, à certaines critiques de lord Glasgow et de lord Spencer, qui du reste ne portaient que sur des détails. L’expérience que va tenter l’Amirauté risque, disait-on, de se heurter à des obstacles de recrutement, dès le début même de la période d’enseignement, et, plus tard, à de nombreux abandons de la part de ceux qui n’auront pu entrer dans le service où allait leur préférence. L’avenir seul en pourra décider. En fait, l’opposition au projet de réforme était surtout affaire de sentiment. C’est tout un monde de traditions, de préjugés, qui se levait contre cette grande innovation, l’assimilation de l’officier mécanicien à l’officier de bord, l’égalité officiellement établie entre l’officier qui, dans les bas-fonds du navire, surveille le fonctionnement de la machinerie, et celui qui porte la responsabilité et l’honneur du commandement suprême du bâtiment. Le projet de réforme a été en tout cas adopté par le Parlement. Il est entré dès 1903 en application, en ce qui concerne l’admission des « cadets » au nouveau Collège Naval, établi à terre dans l’île de Wight, et que le roi Edouard VII a inauguré en août 1903, qu’il vient de visiter encore officiellement en février 1904.


IX

L’Angleterre possède à l’heure présente la plus belle et la plus nombreuse flotte du monde. Lord Selborne est convaincu que son projet de réforme la munira d’un personnel d’élite. Il semble qu’il n’y ait plus un nuage au ciel de la sécurité britannique. Il y en a encore un cependant, et sans doute, si celui-là se dissipait, un autre se formerait sur un point plus ou moins éloigné de l’horizon. La question de l’approvisionnement du pays en cas de guerre ne cesse de hanter nombre d’esprits chez nos voisins. L’Angleterre a toutes chances de pouvoir maintenir dans le cas d’une guerre la liberté de son commerce et de ses transports. Si pourtant quelque chance contraire allait un jour l’emporter ! Doute terrible et tenace ! L’Angleterre depuis longtemps ne tire plus de son sein la nourriture de ses habitans. Elle a sacrifié son agriculture à son industrie ; elle est obligée de demander aux pays étrangers les trois quarts des denrées nécessaires à sa subsistance. Elle dépend par conséquent de sa marine marchande, que protège sa marine militaire.

Qu’adviendrait-il, si l’Angleterre, engagée dans une guerre avec plusieurs grandes puissances, devait employer toutes ses ressources maritimes pour combattre les flottes ennemies et ne pouvait plus assurer à sa marine marchande une protection suffisante pour maintenir le transport régulier des subsistances entre les pays étrangers et les ports britanniques ? Les réserves intérieures seraient vite absorbées, car on ne fixe pas à plus de trois mois la durée d’épuisement des stocks existant dans la Grande-Bretagne en blé et farine. Les Anglais ne se trouveraient-ils pas alors dans la situation précaire et misérable d’une population enfermée dans une ville assiégée, impuissante à se ravitailler et consommant ses dernières rations ? On dit bien que le plan de campagne de l’Amirauté, en cas de guerre, serait dicté par les données mêmes du problème. Les flottes britanniques bloqueraient les flottes ennemies dans leurs ports, afin d’empêcher celles-ci de mettre obstacle au libre approvisionnement du Royaume-Uni. Mais ce blocus sera-t-il toujours possible, avec le développement rapide des nouvelles marines de guerre et surtout avec les surprises possibles des torpilleurs, comme celle dont l’escadre russe de Port-Arthur vient d’être la victime, avec les surprises plus redoutables encore que réservent les perfectionnemens des sous-marins et des submersibles ? C’est un fort atout dans le jeu de l’Angleterre, on ne le voit que trop clairement aujourd’hui, que la garde montée pour son compte et à son profit par les escadres japonaises dans l’Extrême-Orient. C’en est un encore, cette belle assurance que jamais plus il n’y aura de guerre entre les deux nations anglo-saxonnes, entre les cousins John Bull et Jonathan. Mais est-il bien sûr que, dans quelque temps, maintenant même peut-être, l’Angleterre pourrait bloquer dans leurs ports les flottes de la France, de l’Allemagne et de la Russie ? Et, si elle ne le pouvait pas, que deviendrait l’approvisionnement ?

La question paraît tellement sérieuse à un grand nombre de nos voisins qu’il s’est formé une société pour « encourager l’étude des moyens d’assurer notre approvisionnement en temps de guerre, » ayant pour objet d’attirer sur ce grand problème l’attention du public, du cabinet, de la Chambre des communes, de la Chambre des lords, de faire en sorte que le gouvernement se voie obligé de présenter au Parlement les mesures reconnues nécessaires. L’objet est double : il faut assurer la liberté de l’approvisionnement, accumuler des stocks de vivres très importans en Angleterre même, empêcher que les prix des objets de consommation, blé, farine, pain, le jour d’une déclaration de guerre, ne s’élèvent à un niveau tel que la population se trouverait irrémédiablement, et dès la première heure, affamée. L’Association est placée sous la présidence d’honneur du duc de Sutherland ; elle a pour président effectif un homme d’État canadien, lord Strathcona. Elle comprend quatre-vingts membres du Parlement de tous les partis, quarante-cinq représentans du haut commerce, quarante amiraux.

Le gouvernement ne se refuse pas à prendre en considération les craintes du public. Le premier ministre a même nommé une grande commission pour examiner la question et chercher quelles mesures pourraient être soumises au Parlement, mais le cabinet a, sur l’ensemble du problème de l’approvisionnement et sur sa relation avec celui de la défense, une opinion propre qu’il formule ainsi : admettre la possibilité d’une famine, c’est admettre la possibilité d’un désastre naval. Or, la flotte battue, l’existence de greniers importe peu. L’Angleterre devrait capituler. Ce qu’il faut donc, avant tout et toujours, c’est un accroissement continu de la puissance navale de l’Angleterre.


En novembre 1901, l’empereur Guillaume, assistant à une réunion de la Société allemande des architectes maritimes, y développa cette idée que les divers types des navires de guerre modernes sont des expressions directes du caractère national. L’armement maritime et tout le système d’organisation navale d’une nation décidée à donner à sa défense sur mer le caractère passif, diffèrent forcément de ceux d’une nation comme l’Angleterre, qui, par goût ou par nécessité de situation géographique et politique, adopte la tactique offensive comme la plus propre à assurer l’efficacité de la défense. La corrélation de l’arme navale avec le caractère et les besoins nationaux est un facteur indispensable de toute théorie rationnelle d’architecture navale et de l’étude intelligente de l’histoire de cette architecture. L’Angleterre s’est donc constitué la marine de sa politique. Le grand principe : To make the enemy’s shore your frontier (les côtes de l’ennemi, voilà votre frontière ! ) n’est plus, au-delà du détroit, mis en discussion depuis le revival naval de 1889. « Plus nous serons forts sur mer, disait le 5 janvier 1903, à Prestonpans, M. Haldane, membre du Parlement, plus nous pourrons économiser sur nos forces de terre. Notre vraie politique de défense est le commandement de la mer, non pas dans ce sens que notre marine soit en état de défendre nos côtes, mais dans ce sens que notre flotte soit assez puissante et mobile pour que nous puissions toujours attaquer. C’est uniquement par la faculté de prendre l’offensive que nous pouvons préserver nos côtes de l’invasion et assurer notre approvisionnement. Si nos hommes d’Etat s’étaient établis sur ce solide principe, nous aurions une armée moins considérable en effectif que celle que croient nécessaire de nous donner des gouvernans égarés au milieu de leurs conceptions confuses, et nous aurions épargné les millions de livres sterling que l’on a perdus en fortifications et en défenses de côtes, devenues inutiles, surannées, sans valeur. »

Les énormes sacrifices que s’impose la nation anglaise, dans un accord patriotique vraiment superbe du peuple et du gouvernement, pourront-ils se continuer longtemps ? Il n’est point de richesse inépuisable. Si opulente que soit l’Angleterre, elle se verra, un jour prochain peut-être, dans l’impossibilité de persévérer dans ses prodigalités improductives. Il faut considérer qu’elle est une nation en pleine force, mais d’âge mûr, ayant atteint sans doute le maximum de son développement, sinon dans certaines parties de son empire extra-européen, au moins en Europe ; que, pour ne point parler de nous-mêmes, deux des puissances que l’on désigne comme ses adversaires possibles grandissent et se développent d’année en année, au point de vue industriel et commercial, comme au point de vue naval ; que les ressources de l’une d’elles sont à peine entamées malgré la guerre où elle s’est engagée, et que les ressources de l’autre sont absolument intactes et dans un état presque parfait de préparation. Devant la force croissante de ces peuples rivaux, l’Angleterre n’entrevoit-elle pas le temps où elle commencera à fléchir sous le poids de ses charges ? C’est une éventualité qu’envisagent au-delà du détroit les hommes qui réfléchissent, et cela explique deux tendances delà politique britannique actuelle, dont on a observé curieusement de récentes manifestations : d’une part, l’acceptation facile de l’idée d’un accord international limitant la proportion des accroissemens des armemens maritimes, idée rejetée aujourd’hui par la guerre russo-japonaise dans le domaine d’une contingence fort éloignée ; de l’autre, la recherche presque anxieuse de relations amicales avec certaines puissances, et notamment la célébration si chaleureuse de « l’entente cordiale » avec la France.

Mais, en attendant que ces manifestations conduisent à des résultats positifs, il est pour l’Angleterre un devoir immédiat, qu’acceptent vaillamment, avec toutes ses conséquences, son peuple et ses hommes d’État, celui d’avoir une flotte capable, au moment même d’une déclaration de guerre, de bloquer dans les ports de l’ennemi toutes les flottes adverses, en bravant les menaces sournoises, et par-là même affolantes, des torpilleurs et de la flottille sous-marine. Aura-t-elle commis la première faute de laisser sortir les navires ennemis, il faudra qu’elle leur coure sus et les détruise en quelques heures. Un combat incertain dès le début, et l’Angleterre est presque perdue déjà : ses communications avec le reste du monde sont compromises, ses transports suspendus, son commerce arrêté, son industrie paralysée, sa population hantée du cauchemar de la famine. Elle est réduite à capituler.

En vérité, ce sera une heure tragique pour elle, si jamais cette heure vient à sonner, que celle où, contrainte à se servir enfin d’une flotte qui lui aura coûté si cher, elle devra jouer son orgueil, ses espérances, sa vie peut-être, sur le coup de dé d’une offensive qui, pour être sûrement victorieuse, devra être foudroyante.


AUGUSTE MOIREAU


  1. Plus tard lord Armstrong, le fondateur des grands établissemens d’Elswick, sur la Tyne, près de Newcastle, mort le 27 décembre 1900, à l’âge de 91 ans.
  2. L’Amirauté acheta, en 1818, un cuirassé brésilien, Independencia, qu’elle baptisa Neptune. Il était armé de canons se chargeant par la culasse. Dès que le bâtiment fit partie de la marine britannique, ces canons, d’un modernisme excessif, furent remplacés par des pièces-bouche réglementaires,
  3. C’est au programme Northbrook que se rattache la construction des dernières unités de la classe Admiral, groupe homogène, composé de six cuirassés, déplaçant 10 630 tonnes et ayant une vitesse de 17 1/2 nœuds. Tout avait été subordonné dans ces navires à la vitesse ; leurs flancs n’étaient pas cuirassés ; la batterie, les tourelles, étaient seules munies d’un épais revêtement métallique. Le programme produisit encore le Sans-Pareil de 10 500 tonnes, le Trafalgar et le Nil de 12 400 tonnes, tous trois très fortement cuirassés, lancés en 1887-1888. Il dota en outre la marine d’un premier groupe compact, homogène, de croiseurs cuirassés, sept bâtimens de 5 600 tonnes, d’une vitesse de 18 1/2 à 19 1/2 nœuds, protégés par une cuirasse de 25 centimètres, et composant la classe Orlando. A la même époque, l’Amirauté commença à construire des torpilleurs de haute mer.
  4. Aujourd’hui le vice-amiral Ch. Beresford, commandant en chef de l’escadre de la Manche et de l’Atlantique.
  5. Depuis 1896, les chantiers anglais ont construit pour le Japon quatre autres cuirassés, d’un déplacement de 15 000 tonnes, type Shikishima, et six croiseurs cuirassés de 9 750 tonnes.
  6. « Il y a, dit-il, ce que l’on peut appeler une balance de force entre les marines de l’Europe, et nous devons veiller avec sollicitude à ce que cette balance ne soit pas troublée par quelque effort extraordinaire d’une puissance navale. Les programmes en eux-mêmes ne m’effraient pas, mais si une puissance par un effort anormal nous paraît compromettre la balance générale de la force navale, l’Amirauté et le gouvernement devront examiner la situation, et je ne doute pas qu’ils n’aient l’appui de la Chambre des communes pour toutes les mesures qu’ils pourront juger en ce cas indispensables. » M. Goschen donnait implicitement raison à sir Charles Dilke, et redisait avec les amiraux, la Navy League, le Times et toute la presse, le mot d’ordre patriotique : « Si, dans une pensée d’économie, nous laissons mettre en péril notre suprématie sur mer, le résultat inévitable sera non pas « la paix, les économies, la réforme, » mais « la guerre, la ruine, la dissolution de l’empire. » M. Morley lui-même, un ami déterminé de la paix, reconnut qu’il était indispensable pour l’Angleterre d’avoir une marine non pas seulement puissante, mais « toute-puissante. »
  7. Voyez l’Évolution de la marine allemande, par M, Edouard Lockroy, dans Revue des Deux Mondes du 1er avril 1903.
  8. Ces nouveaux cuirassés étaient ceux de la future classe Duncan, la dernière en date avant celle des grands cuirassés de 16 500 tonnes, actuellement en cours de construction ou d’achèvement, la série du type Edward VII.
  9. En juillet dernier encore, un membre de la Chambre des communes, M. E. Robertson, dit, au cours d’un débat sur les Navy Estimates, qu’il était à craindre que de tels chiffres ne provoquassent quelque jour un revirement (revulsion) du sentiment public, revirement qui serait un grand malheur.
  10. Quelques mois auparavant, sir Charles Dilke avait développé des idées analogues dans un article de la Review (14 avril 1903). « Il faut, dit-il, amener lu publie à reconnaître la nécessité d’une coordination dans les questions affectant la défense de l’empire, entre le département de la marine, celui de la guerre et les autres services. C’est le seul obstacle à opposer aux prodigalités du War Office, la seule voie qui puisse conduire à une reconstitution rationnelle de l’armée. »
  11. Dans son dernier rapport annuel (19 décembre 1903), le secrétaire de la marine des États-Unis, M. Moody, se félicite, avec le chef du « Bureau of Navigation » et le chef du « Bureau of Steam Engineering » des résultats satisfaisans produits par l’acte du 3 mars 1899, qui a fusionné les officiers mécaniciens avec les autres officiers de marine.