La Grande Chartreuse par un chartreux/0

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Texte établi par B. Arthaud,  (p. 1-16).

LA
GRANDE CHARTREUSE

CHAPITRE PRÉLIMINAIRE

L’Arrivée à La Grande Chartreuse

Saint-Laurent-du-Pont, que l’on nommait encore au xiiie siècle Saint-Laurent-du-Désert, se forma peu à peu autour d’un prieuré de Bénédictins dont l’antique église, devenue trop petite, a été remplacée, après l’incendie de 1854, par une plus vaste bâtie par les Chartreux. Saint-Laurent est la clef du massif de la Grande Chartreuse et le point central où viennent la plupart des voyageurs qui montent au monastère.

À la sortie du bourg, la route suit les rives du Guiers-Mort[1]. Guiers vient, paraîtrait-il, du celte garu et signifie rapide ; effectivement, cette petite rivière qui passe si tranquille, vous l’apercevez bientôt perdue à cent pieds au-dessous de vous et bondissant avec fureur de rochers en rochers.

Avant de pénétrer dans le Désert, on rencontre Fourvoirie.

Les Chartreux obtinrent, en 1334, la permission de bâtir une grange dans le domaine de Fourvoirie, qu’ils n’achetèrent que longtemps après, en 1585, comme nous l’apprend la Carte géographique du Désert de Chartreuse, gravée en 1694 avec une légende explicative. Au commencement du xviie siècle, les Chartreux possédaient, en cet endroit, un moulin[2] situé à gauche en montant, sur les bords du Guiers, et, de l’autre côté de la route, de grandes écuries ; plus tard, on éleva un bâtiment assez considérable qui porta le nom d’Obédience de Fourvoirie et servait d’entrepôt : tout ce que l’on tirait de la plaine pour l’entretien et la subsistance de la Grande Chartreuse était conduit jusque-là sur des chariots, et transporté plus tard à dos de mulets jusqu’au couvent. On ajouta, dans la suite, de nouvelles écuries près du moulin ; il y avait, en effet, dans cet endroit, un grand mouvement de voitures et de chevaux, parce que, dit un auteur du siècle dernier, les voyageurs, ainsi que les Prieurs, qui viennent du côté de Lyon, arrivés près d’une grosse ferme appelée Fourvoirie, laissent les chaises pour monter au monastère[3].

Jusque dans ces dernières années, on voyait en face, sur les bords du Guiers, une vieille forge de peu d’importance. Cette usine, établie vers 1650, n’était point un essai, car déjà avant cette date — et même depuis fort longtemps — les Chartreux possédaient un fourneau et des martinets à l’autre entrée du Désert, près de la porte du Pont, dans la direction du Sappey.

Les annales de l’Ordre[4] nous apprennent à quelle occasion on songea à créer de nouvelles forges à Fourvoirie. Les forêts de la Chartreuse, tout vastes qu’elles fussent, rapportaient assez peu, même au xviie siècle, soit parce que le bois était encore très commun à cette époque, soit parce que l’on pouvait très difficilement abattre ces arbres plantés sur des rocs presque inaccessibles, et les faire sortir des montagnes, puisqu’il n’y avait, pour ainsi dire, aucune issue ; aussi, en quantité d’endroits, les arbres pourrissaient-ils sur place ou au fond des ravins dans lesquels ils tombaient. Petit à petit, les Chartreux ouvrirent au milieu des rochers quelques chemins qui venaient aboutir à leur grande route de Saint-Laurent-du-Pont ; alors, précisément à cause de ces nouvelles facilités d’exploitation, on se trouva en présence d’une masse considérable de bois dont on fut presque embarrassé, et c’est pour ce motif que les religieux eurent la pensée d’établir de nouvelles usines qui leur permettaient d’utiliser tout ce combustible[5].

Un religieux, sous le titre de Procureur des fabriques, dirigeait les petites usines établies sur le Guiers ; il résidait à la Grande Chartreuse.

Route du Désert.

Près du pont jeté en 1753 sur le torrent, et qui conduisait aux forges, commence, à proprement parler, la route du Désert, dont l’entrée était défendue par une sorte de petite forteresse, connue sous le nom de « Porte de la Jarjatte ou Jeanjatte », construite sous le Généralat du R. P. Dom Antoine de Mongeffond, en 1715. La Jarjatte a été détruite en 1856 ; nous le regrettons, car elle faisait bel effet dans le paysage et on ne pouvait la passer sans éprouver une certaine émotion. Le croyant qui franchit ce seuil, écrivait jadis M. Albert Du Boys, y goûte une joie douce et calme. Celui qui l’aborde, poussé par une vocation sincère pour la vie érémitique de la Chartreuse, y dit un dernier adieu à toutes les vanités comme à tous les biens terrestres dont il veut se détacher à jamais. L’indifférent lui-même, surtout s’il voyage seul et livré à ses propres réflexions, ne peut guère s’y défendre d’une vague émotion dont il craint de se rendre compte[6].

La route que l’on doit suivre de la porte de la Jarjatte jusqu’au pont Saint-Bruno a été exécutée, en grande partie, à la fin du xviie siècle. Auparavant, il fallait, pour sortir du Désert de ce côté-là, faire un détour en Curriérette pour aboutir à Fourvoirie, « et comme cette nouvelle route a été en partie creusée dans le roc, on lui a donné le nom de Chemin des Voûtes[7] ». Les Chartreux terminèrent vers 1715 ce travail si utile quoique très dispendieux, et, cependant, ils venaient d’éprouver, à cette époque, des pertes considérables. Au mois d’août 1705, le feu ravagea leurs forêts plusieurs jours durant ; on paya et nourrit 400 personnes occupées sans cesse, nuit et jour, à éteindre les flammes. En 1709, les troupes du duc de Savoie, Victor Amédée II, entrèrent sur le territoire français et causèrent aux seuls Chartreux un dommage évalué à 45,000 livres[8].

Nous n’essaierons pas de décrire les beautés de cette admirable route de Saint-Laurent à la Grande Chartreuse ; nos descriptions, même en les supposant parfaites, ne diraient rien à ceux qui connaissent déjà ces merveilles, et ne pourraient rien apprendre à ceux qui n’auront jamais l’occasion et le plaisir de les voir : s’il faut cependant tâcher de faire entrevoir ces beautés, nous transcrirons quelques lignes du célèbre Ducis[9]. Il nous raconte, en peu de mots mais avec un grand talent, ses impressions lorsqu’il se rendit à la Chartreuse en 1785 : On monte, dit-il, le long d’une rivière, ou plutôt d’un torrent, un chemin serré entre deux murailles de roches, tantôt sèches et nues, tantôt couvertes de grands arbres, quelquefois ornées par bandes de petites forêts vertes qui serpentent sur leurs côtés. On entend, pendant deux lieues, le bruit du torrent qui s’indigne au milieu des débris de roches contre lesquels il se brise sans cesse. C’est une écume jaillissante qui s’engloutit dans des profondeurs de deux cents pieds, où l’œil la suit avec une terreur curieuse pour se reposer ensuite vers des roches sauvages, hautes, perpendiculaires, et couronnées à leur pointe de petits ifs qui semblent être dans le ciel. Ce chemin étroit, ces hauteurs, ces ténèbres religieuses, ces cascades admirables qui tombent en bondissant pour grossir les eaux et la fureur du torrent, tout cela conduit naturellement à la solitude terrible où saint Bruno vint s’établir avec ses compagnons.

Le voyageur, tout entier à l’admiration en contemplant cette riche nature, arrive presque sans le savoir au pont Saint-Bruno, que nous ne traverserons point avant de parler un peu de l’ancienne Chartreuse de Currière bâtie sur le rocher qui domine le pont, à main droite en montant.


Currière.


Currière est mentionné dans la Charte de fondation de la Grande Chartreuse en 1084[10]. Il y avait déjà à cette date quelques bâtiments en cet endroit ; ils servaient de retraite passagère à certains ermites nomades n’appartenant à aucun Ordre. Au mois de février 1129, les seigneurs du pays qui possédaient ce territoire le donnèrent à Guigues, Prieur de la Chartreuse, et cette nouvelle propriété devint une grange du monastère. En 1296, par acte passé le 25 novembre, Amblard d’Entremont, chanoine préchantre de la collégiale d’Aiguebelle, fonda, dans le domaine de Currière, une chartreuse pour treize religieux ; mais la nouvelle fondation ne devait pas vivre longtemps, car les terres offertes pour son entretien se trouvaient situées assez loin dans la plaine, ce qui demandait des dépenses considérables pour les exploiter, et les vocations n’abondaient point : aussi, moins de cent ans après (1388), voyons-nous le Chapitre général unir Currière à la Grande Chartreuse, qui se chargeait d’acquitter les fondations et d’entretenir toujours un certain nombre de religieux dans cette solitude. Il n’y eut plus de Prieur, mais un simple Recteur, et le Procureur de la Grande Chartreuse administra les anciennes propriétés. Currière devint alors une infirmerie et une maison de retraite pour les vieillards. Des hommes de la plus haute vertu ont passé leurs jours dans ce petit désert si tranquille, plus tranquille même que celui de la Chartreuse, car il était moins visité ; deux Chapitres généraux se sont tenus dans cette modeste infirmerie au temps du baron des Adrets, et le dernier Recteur, Dom André Blanc, est mort confesseur de la foi dans les prisons de Grenoble.

Sur le linteau d’une porte de la première église de Currière, une inscription latine indique que cette pierre a été posée aux Calendes d’août 1298.

L’église actuelle, élevée sur les murs de l’ancienne, est de la fin du xve siècle : elle possédait des stalles remarquables que l’on admire aujourd’hui dans l’église de Saint-Laurent-du-Pont. Les bâtiments claustraux furent reconstruits en même temps que la chapelle, comme on peut en juger par certaines parties bien conservées qui portent le caractère de cette époque. Currière, à la fin du xviie siècle, avait encore tous les lieux réguliers que l’on trouve dans une chartreuse, mais, « vers 1700, D. Le Masson fit abattre le cloître avec ses douze cellules qui formaient un carré autour du cimetière, et rebâtit la maison sous une autre forme[11] ». C’est dire qu’elle a perdu tout son cachet spécial et cartusien.

Jusqu’à D. Le Masson, les Révérends Pères Généraux se retiraient, après le Chapitre, à Currière, pour y avoir, avec les exercices d’une communauté, moins de dérangements et de visites, ce qui leur permettait de prendre un peu de repos au milieu des soucis et des fatigues qu’entraîne le gouvernement d’un grand Ordre. Les religieux descendaient une fois tous ensemble pour saluer le Révérend Père dans sa retraite : c’était « le spaciament de Currière » dont il est question dans la vie du R. P. Jérôme Marchand, où l’on raconte avec quelle manière affable et généreuse ce religieux si mortifié et si bon accueillait ses confrères[12].

D. Le Masson et ses successeurs venaient prendre ces quelques jours de repos à l’Obédience du Désert, située dans les limites de la Grande Chartreuse, au pied des roches d’Arpison : on y jouit d’une vue admirable sur la plaine de Saint-Laurent et le cours des deux Guiers. C’est, remarque Tracy[13], le seul adoucissement que puissent avoir les Prieurs de Chartreuse, au milieu des montagnes et des neiges où ils passent leur vie.

Depuis 1876 jusqu’à leur expulsion en 1903, les Chartreux entretinrent à Currière une école de sourds-muets. « Les solitaires de la Grande Chartreuse, écrivait l’un d’eux en 1816, s’étoient chargés, depuis plusieurs siècles, de l’éducation de douze enfants pauvres ou orphelins qu’ils nourrissoient et entretenoient. On les occupoit d’abord à filer la laine ou à dévider du fil, et quand ils avoient acquis les forces nécessaires, on leur faisoit apprendre un métier qui les rendoit capables de gagner leur vie et d’être utiles à la société. Les uns prenoient celui de charpentier, charron, menuisier, bourrelier ; les autres, celui de mareschal, serrurier, boulanger, tailleur, tisserand, cordonnier ; ceux-cy, celui de masson, tuillier, tanneur, ferblanquiers ; quelques-uns apprenoient la pharmacie, et s’il s’en trouvoient qui eussent l’esprit ouvert pour des sciences plus relevées, on les faisoient étudier. Quand ils étoient formés à quelqu’un de ces métiers, ils alloient l’exercer où bon leur sembloit et étoient remplacés par d’autres. Tous ces genres de travaux s’exerçoient en Chartreuse. » Cette bonne œuvre avait été reprise de nos jours ; seulement, au lieu d’une douzaine d’enfants, il y en avait cinquante, sous l’habile direction des Frères de Saint-Gabriel ; ils étaient entretenus, recevaient une bonne éducation, apprenaient tous un métier, et, depuis quelques temps déjà, ces muets commençaient à parler !

Éloignons-nous de Currière et descendons au pont Saint-Bruno.

En regardant à droite, on découvre au fond de l’abîme une sorte de pont naturel très curieux : c’est un immense éclat de roc qui, descendant des montagnes voisines, est venu s’arrêter et se poser en travers sur les rives du torrent. Plus loin, on aperçoit le : pont Parant, construit vers 1500 pour la nouvelle route ouverte à cette époque dans ces parages.

Pendant quatre cents ans, il n’y eut aucun chemin de communication entre la Chartreuse et Saint-Laurent-du-Pont ; tout au plus pouvait-on suivre un sentier étroit et dangereux, lorsque le R. P. Dom Pierre Roux[14] se décida, en 1495, à tâcher d’établir une route assez large et assez sûre pour donner passage, non seulement aux piétons, mais encore aux bêtes de somme[15]. C’était, il faut bien le reconnaître, une entreprise colossale pour nos Chartreux devenus ingénieurs et avec les moyens dont ils disposaient[16] ; Dom Pierre Roux ne recula cependant point devant l’idée d’un tel travail qu’il jugeait nécessaire, et, malgré des difficultés presque insurmontables, il en vint à bout, « arrachant, taillant, brisant les rochers ou les faisant sauter avec de la poudre[17] ». Il appela, pour l’aider de ses conseils et conduire les travaux, un convers de la chartreuse du Mont-Dieu en Champagne, le frère Jean Ode, « d’une merveilleuse habileté en toute espèce de travaux, et ce bon Frère exécuta avec des peines inouïes le fameux chemin qui conduit de la Chartreuse à Saint-Laurent[18] ». Jean Ode, fort habile constructeur, mais, en outre, ce qui est préférable, excellent religieux, mourut[19] en odeur de sainteté, après avoir vécu plus de cinquante ans dans l’Ordre. La route fut terminée sous le Généralat de Dom François Dupuy, successeur immédiat de Dom Pierre Roux[20].

Vingt minutes après avoir passé le pont Saint-Bruno, on arrive au pied du pic de l’Aiguille, une des curiosités du Désert.

La route était jadis barrée en cet endroit par le fort de l’Œillette[21]. Il n’a pas été bâti, comme on l’a avancé, au temps de saint Bruno, par la raison bien simple qu’il n’y avait pas encore de chemin de ce côté. En outre, nous savons par l’Histoire que l’Œillette ne remonte certainement pas à cette époque. Les Coutumes de Guigues, rédigées en 1127, consacrent un chapitre spécial[22] au gardien du pont et de la maison fortifiée bâtie par saint Hugues, évêque de Grenoble, en 1084, non loin de la paroisse de Chartreuse (Saint-Pierre) ; dans ce chapitre, Guigues nous explique en détail les attributions du frère gardien : s’il existait dès lors une autre porte au pic de l’Aiguille, évidemment l’auteur que nous citons aurait dû en parler ; enfin, la Carte du Chapitre général de 1337 nomme les deux entrées du Désert, à savoir : l’une du côté du Pont vers le Sappey et l’autre par la Ruchère, mais ne dit mot du fortin de l’Œillette qui, en réalité, fut construit beaucoup plus tard, vers 1540[23], parce que les Chartreux devaient naturellement rester maîtres de la nouvelle route qu’ils venaient d’ouvrir à si grands frais sur leurs propriétés.

Au temps des guerres de religion en Dauphiné. disent nos Ephémérides, « sous prétexte d’occuper des positions importantes et de garder les sages, trois bandes de soldats s’établirent, vers 1594, au Pont, à la Courrerie et à l’Œillette ; mais, loin de nous défendre, leur seule occupation fut de voler tout ce qu’ils purent trouver[24] ». En 1715, lorsque la Jarjatte fut construite à l’entrée du Désert, le gardien de l’Œillette vint y habiter, et dès lors la porte du fortin resta constamment ouverte ; toutefois, après 1750, l’Œillette fut réparée quelque peu « au temps des incursions du fameux Mandrin, sur le bruit qu’il avait formé le dessein de piller le monastère ; elle le fut encore en 1789, à l’époque où des bandes parcouraient les campagnes le fer et le feu à la main pour incendier les châteaux[25] ». Après 89, le fort tomba en ruines et fut démoli en 1856.

Sur le pic de l’Aiguille, à 40 mètres de hauteur, on voit une croix de fer placée en 1865 : elle fut bénite par le P. Louis Garnier, dont le nom est si connu. Déjà, au commencement du xviie siècle, une grande croix se dressait sur ce rocher, comme on peut s’en assurer en consultant une carte de l’époque que possède la Grande Chartreuse. Lorsque l’on plaça la croix actuelle, on trouva encore, au sommet, des crampons de fer, preuve bien évidente de ce que nous disons.

Passé l’Œillette, le voyageur entre sous le premier tunnel ; c’est là, à proprement parler, le commencement de la nouvelle route qui jusqu’alors côtoie presque partout, de bien près, l’ancien chemin avec lequel elle se confond même assez souvent. La route actuelle a été construite de 1854 à 1856, sous l’habile direction de M. Eugène Viaud, sous-inspecteur des forêts pour les travaux d’art ; M. Viaud s’est fait moine chez les Bénédictins de Solesmes et est mort à l’abbaye de Sainte-Madeleine de Marseille. La route qu’il traça est certainement très commode et très pittoresque, mais elle n’aura jamais, pour les vrais amateurs du beau, le charme sauvage et mystérieux de l’ancienne, dont on voit parfaitement la place à l’entrée du premier tunnel sur la gauche. À cet endroit, le vieux chemin commençait à monter pour passer au-dessus des pics dans lesquels sont creusés les passages souterrains, et arrivait parfois à des hauteurs effrayantes qui n’étaient point sans danger.

Au temps du R. P. Dom Jérôme Marchand (1588-1594), Dom Louis de Bazemont, prieur de la chartreuse de Val-Profonde[26], se rendait au Chapitre général ; il montait fort tranquillement, lorsque tout à coup son cheval fait un faux pas et glisse par une de ces nombreuses fentes ou couloirs qui bordent la route à chaque instant ; monture et cavalier disparaissent dans l’abîme. La triste nouvelle de l’accident arrive au monastère : vite les serviteurs avec des échelles et des cordes descendent sur les rives du Guiers, ils veulent au moins retrouver le corps de l’infortuné Prieur, et voilà
L’entrée du Désert de la Grande Chartreuse.
que, soudain, ils aperçoivent Dom de Bazemont assis sur un quartier de roc et récitant son bréviaire avec le plus grand calme ; son cheval était près de lui, l’un et l’autre sans blessures[27].

En 1781, les Chartreux améliorèrent la partie du chemin qui se trouve, à cette heure, au-dessus des derniers tunnels ; un savant géologue, qui explorait le Désert à ce moment, parle ainsi de ces travaux : Le chemin, dit-il, est soutenu en cet endroit par des arceaux en pierre et par des bois mis en travers et appuyés contre le rocher ; il y a des parties où il éboulait, les Pères Chartreux qui l’entretiennent ont fait miner le rocher pour y en faire un plus solide et plus large… ; cet ouvrage, digne de leur zèle pour la sécurité de ceux qui viennent les visiter, a demandé beaucoup de travail et de dépenses ; une masse considérable de rochers a été emportée, on l’a fait souter au moyen du pic et de la poudre à canon ; par la soustraction de cette masse de rochers, le chemin en cet endroit est large et d’une pente douce, et met le voyageur à l’abri de toute crainte ; il ne passe plus sur une espèce de pont fait de poutres enfoncées horizontalement dans les rochers et recouvertes de planches et de gazon, et suspendu au-dessus d’un précipice affreux dont la vue ne pouvait qu’inspirer la terreur à ceux qui passaient sur ce pont[28].

À l’endroit où les Chartreux exécutèrent ces grands travaux, ils gravèrent dans le roc les armes de l’Ordre et la date de 1781 ; on peut les voir encore.

Nous venons de suivre cette belle route du Désert de la Grande Chartreuse en examinant ce qui pouvait nous intéresser : nous arrivons au monastère ; avant d’y pénétrer, il est utile de raconter brièvement son histoire à travers huit siècles : le lecteur, nous le croyons, y trouvera quelque plaisir.

  1. Guiers-Mort, par opposition au Guiers-Vif qui coule sur l’autre versant des montagnes de Chartreuse. — Guiers, Guier, Guyer et même la Guié. En latin, Guerus et Givia.
  2. Voir Descriptio Majoris Cartusiœ, montium et œdificiorum dependentium. Carte gravée par Hermann Weyen au commencement du xviie siècle.
  3. Tracy, Vie de saint Bruno avec diverses remarques, 1 vol. in-12. Paris, Berton, 1785. p. 369.
  4. Le Masson, Annales Ordinis Cartusiensis, 1 vol. in-fol. Correriæ, typis Fremon, 1687. pp. 48 et 55.
  5. Consulter le très remarquable travail de M. Auguste Bouchayer  : Les Chartreux, maîtres de forges. Grenoble, 1926.
  6. Albert Du Boys, La Grande Chartreuse, p. 62.
  7. Dom Bruno Rambaud, Tableau historique et pittoresque de la Grande Chartreuse, p. 52.
  8. Procès-verbaux du clergé de France. t. VI. p. 1475.
  9. Cité dans le Tableau pittoresque de la Grande Chartreuse, p. 117.
  10. contra Occidentem usque ad rupem qua : est super Correriam (alias, Carreriam vel Curreriam).
  11. Notes par un Anonyme (peut-être le R. P. Dom Jean-Baptiste).
  12. D. Le Vasseur, Ephemerides.
  13. Tracy, op. cit., p. 392.
  14. De la famille des Roux des Bettons. Voir Armorial du Dauphiné, par M. de Rivoire la Batie.
  15. En 1528, « Déclaration par laquelle Jean Meunier, hoste de la Paroisse, sollicite la permission de conduire une mule à Saint-Laurent en passant par la route neuve ». Analyse des titres de la Grande Chartreuse. Mss.
  16. La Carte de visite de la Grande Chartreuse, en 1494, constate que la maison était debitis gravata.
  17. Le Masson, Annales, p. 5.
  18. Le Vasseur, Ephemerides, 12 janv.
  19. Le 12 janvier 1509.
  20. Dans la salle du Chapitre général, Dom Pierre Roux est représenté tenant en main deux petits rochers réunis par un pont.
  21. Fortalicium de l’Œillet. Pontula. L’Hulette, l’entrée du costé de Lion, dit une carte du xviie siècle. Le fort se composait d’un mur barrant la route avec une double porte surmontée d’un donjon où était la chambre du portier ; sur une saillie du rocher, en face du pic, il y avait une petite tour.
  22. Consuetudines, 1 vol. in-fol. Basileæ, 1509, cap. lxiv. De Custode pontis Cartusiæ.
  23. En 1543, le lieutenant général de Dauphiné donna permission « de faire une porte et bâtir une maison sur le chemin de Saint-Laurent-du-Pont, pour empêcher l’entrée et abord de Chartreuse ». Analyse des titres de la Grande Chartreuse. Mss.
  24. Ephemerides, 27 sept.
  25. Tableau historique, p. 54. — En 1784, dit le géologue Guettard dans son Itinéraire à la Grande Chartreuse, p. 214, le Père coadjuteur, Dom A. Arnault, m’indiqua la présence de corps marins fossiles et d’oursins près de l’Œillette, et il y a près du Pas-de-l’Âne une cabane que les Chartreux nomment Cabane des Ursins.
  26. Dans les environs de Joigny (Yonne).
  27. Ephemerides, 27 sept.
  28. Guettard, Itinéraire, p. 228.