La Grande Chartreuse par un chartreux/1/1

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Texte établi par B. Arthaud,  (p. 17-86).

CHAPITRE PREMIER

Des Origines à la fin du Schisme d’Occident


§ 1er. — La fondation de l’Ordre.

Des Origines à la fin du Schisme d’Occident Au mois de juin 1084, vers la fête de saint Jean-Baptiste, saint Bruno vint prendre possession du désert de la Grande Chartreuse.

Bruno, né à Cologne vers 1035, appartient à la France plus encore qu’à l’Allemagne : ses contemporains l’appelèrent Bruno le français, Bruno gallicus[1], et non sans raison.

Tout jeune encore, il se rendit à Reims, dont les écoles jouissaient de la plus grande réputation dans toute l’Europe, depuis que le fameux Gerbert[2] y avait mis les études sur un niveau très élevé par son remarquable enseignement. Bruno se distingua, de suite, entre tous ses condisciples et remporta de si brillants succès que l’Archevêque de Reims, ayant dû remplacer l’Écolâtre de la cathédrale, n’hésita point à confier cette charge importante au jeune Bruno, qui devint directeur des hautes études, inspecteur général des écoles du diocèse et chanoine de la métropole. Le nouveau professeur rassembla immédiatement autour de la chaire où « il lisait en théologie» une foule de jeunes gens d’élite, avides de l’entendre et de profiter de ses doctes leçons. Il compta parmi ses élèves Eudes de Châtillon, dans la suite Pape sous le nom d’Urbain II, homme au cœur chevaleresque et vraiment français, qui conçut l’idée des Croisades et le premier jeta l’Occident sur l’Orient pour délivrer la Terre-Sainte et briser l’empire de Mahomet. À ses côtés, s’assirent sur les mêmes bancs : Robert, des ducs de Bourgogne, plus tard évêque de Langres ; Rangier, mort cardinal et archevêque de Reggio ; Maynard, dans la suite abbé du fameux monastère de Cormery, près de Tours ; enfin, un tout jeune homme, Hugues de Châteauneuf, que nous retrouverons bientôt sur le siège de Grenoble où il jouera un si grand rôle dans la vie de son ancien professeur.

Les succès de Bruno n’ont rien de surprenant lorsque l’on regarde le portrait que ses contemporains ont tracé de lui : riche, noble[3], éloquent, disent-ils, Bruno possédait le grec et l’hébreu, cultivait les muses latines, enseignait la théologie avec une rare supériorité et commentait les divines Écritures avec un merveilleux talent. Un homme de ce mérite devait enthousiasmer la jeunesse des écoles, aussi ses contemporains ne lui ménagèrent-ils ni leurs louanges ni leur admiration. La postérité, assez sévère pour les auteurs du xie siècle, a ratifié le jugement des admirateurs de saint Bruno, et les savants auteurs de l’Histoire littéraire de la France, dont l’autorité est si grande, ont dit de son principal ouvrage, le Commentaire sur les Psaumes : …Il seroit difficile de trouver un écrit de ce genre, qui soit, tout à la fois, plus solide et plus lumineux, plus concis et plus clair. Si l’on en avoit plus de connoissance, on en auroit plus d’usage ; on l’auroit regardé comme très propre à donner une juste intelligence des Psaumes[4].

Le siècle dans lequel vivait notre Saint était bien troublé, aussi sa vertu fut-elle mise à de rudes épreuves : Bruno ne faillit point à son devoir et, dès qu’il vit la justice attaquée, ne craignit point de la défendre avec toute l’autorité dont il disposait et tout le courage dont il pouvait être capable. L’Église passait alors par une crise terrible ; c’est le temps où saint Grégoire VII, dans cette mémorable lutte du sacerdoce et de l’empire, soutenait les droits de Dieu et de la vraie liberté de conscience en s’opposant à ce que les Évêques devinssent les serviteurs de l’Empereur, et les âmes, la proie de vils mercenaires. Si le danger menaçait surtout l’Allemagne, on devait cependant se mettre en garde contre lui et l’écarter dans les autres pays ; Bruno s’opposa comme un mur d’airain au mal qui voulait dominer dans l’Église de France et particulièrement à Reims : il y perdit sa fortune, ses titres et ses charges ; il dut même s’enfuir pour échapper à de plus grands maux, et cet exil dura plusieurs années, mais rien ne put l’empêcher de combattre l’iniquité par tous les moyens en son pouvoir. Enfin la bonne cause triompha, et Bruno, entouré de ce « je ne sais quoi d’achevé que le malheur ajoute à la vertu », rentra dans sa demeure aux applaudissements unanimes de ses nombreux amis.

À cette époque (1082), le clergé de Reims eut à choisir un Archevêque : le légat du Pape, Hugues de Die, préoccupé de cette grave question, avait, déjà depuis longtemps, écrit au Souverain Pontife : il faudrait nommer ou le prévôt Manassès ou maître Bruno[5]. Le clergé rémois partagea ce dernier avis et le choix des électeurs se porta sur Bruno que l’on préféra à tout autre concurrent[6]. La joie des gens de bien fut grande en apprenant qui allait être nommé, lorsque soudain se répandit cette étonnante nouvelle : Bruno s’est démis de ses charges, il a distribué sa fortune aux pauvres, il a quitté la ville, il est parti pour s’ensevelir dans un cloître. À ce moment, où, dans la force de l’âge et la plénitude de son talent, il allait recueillir le fruit de ses études, de ses leçons et de ses luttes, il quittait le monde ! Quand il allait monter sur un des premiers sièges épiscopaux de France, et, par là, être à même de travailler plus que jamais à la gloire de Dieu, c’est précisément à cette heure favorable que lui, puissant en œuvres et en paroles, se retirait dans la solitude ! Le monde dut blâmer cette démarche ; plusieurs n’allèrent-ils point jusqu’à la taxer de folie ? d’autres certainement lui reprochèrent de se livrer à l’inaction, de s’ensevelir au lieu d’agir, de ne songer qu’à lui sans souci du bien commun ; le monde se trompait, car il n’entend rien aux choses de Dieu, et c’est Dieu même qui, lentement, mystérieusement, guidait Bruno vers la solitude pour y travailler, non sans peine, à créer la grande œuvre que tous connaissent aujourd’hui.

Quel motif particulier décida Bruno à prendre une telle résolution ? Lui-même nous l’apprend dans une lettre intime écrite dans les dernières années de sa vie. Un jour, pendant son exil à Roucy, vers 1077, comme il conversait avec deux amis, Raoul et Fulcius, dans le jardin d’un nommé Adam, chez qui Bruno habitait alors, le discours tomba sur les faux plaisirs, les richesses périssables de la terre et le bonheur de la gloire éternelle. Le cœur des trois amis s’embrasa soudain d’un vif amour pour Dieu, et, sous cette impression, ils firent ensemble la promesse et même le vœu de quitter le monde, de tout abandonner et de prendre l’habit monastique le plus tôt possible ; ils seraient partis sur l’heure, si Fulcius ne les eût priés d’attendre jusqu’après son retour de Rome où il devait se rendre. Les circonstances, d’ailleurs, ne permettaient point à notre Saint, au milieu des luttes qu’il soutenait, de mettre son vœu à exécution aussi vite qu’il l’aurait désiré ; mais lorsqu’il fut rentré à Reims, il y songea sérieusement, et, à la nouvelle qu’on jetait les yeux sur lui pour le nommer Évêque, il comprit qu’il ne pouvait se lier les mains de la sorte après avoir promis à Dieu d’entrer en religion ; il sentit, sans peine, que l’heure de briser avec le monde venait de sonner, et, renonçant à tout, s’éloigna de Reims. Tant que le monde lui livra la guerre, un motif d’honneur le fit rester sur la brèche ; dès qu’il lui donna ses faveurs, il partit à l’instant même.

Bruno sortit de la ville accompagné de deux amis, Pierre et Lambert, et c’est à nos voyageurs que s’applique ce passage d’une ancienne chronique : « Par ces trois saints hommes et par ceux qui prendrent exemple à eux et vesquirent et conversèrent aussy comme eux, fut commencié et est encore maintenu et gardé l’Ordre de Chartreuxe[7]. »

— Comme tant d’autres, Bruno, malgré son inébranlable résolution de se faire religieux, cherchait un peu sa voie, et le premier besoin qu’il éprouva au commencement d’une existence si nouvelle fut de se donner un guide. Ce grand homme, qui venait de jouer un rôle si important dans les affaires de l’Église de Reims, n’hésita point à se mettre avec la simplicité d’un enfant entre les mains d’un directeur. Il se rendit, dans ce but, à Molesme[8], au diocèse de Langres, près de saint Robert, qui commençait, avec saint Albéric et saint Étienne Harding, une réforme de l’Ordre bénédictin.

Des documents de l’époque disent en termes trop formels que Bruno, après avoir été clerc séculier, se fit ensuite moine et plus tard ermite[9], pour que l’on puisse révoquer en doute son entrée à Molesme. La vie que l’on menait dans ce monastère, toute fervente qu’elle fût alors, ne répondit point néanmoins aux secrets désirs de notre Saint ; la tranquillité de ce cloître ne lui paraissait pas encore assez grande, il sentait un immense besoin de solitude sans trouver moyen de le satisfaire. Le saint Abbé, son directeur, approuva cet attrait et lui offrit de se retirer à l’écart dans une dépendance du monastère nommée Sèche-Fontaine, où il pourrait, avec ses compagnons de Reims qui partageaient ses pensées, mener une vie solitaire. Mais Dieu voulait Bruno dans le désert de la Chartreuse et non point dans les forêts de Sèche-Fontaine, voilà pourquoi Bruno comprit bien vite qu’il devrait de nouveau essayer ailleurs ; son âme cherchait toujours la paix parce qu’elle ne trouvait pas encore son centre, c’est-à-dire l’endroit préparé par la divine Providence. Ces hésitations n’ont rien que de très honorable pour notre Saint, puisqu’il ne désirait pas être mieux, mais être moins bien. « Il cherchait un lieu parfaitement solitaire et propre à la vie érémitique ; il ne le rencontra qu’à son arrivée en Chartreuse[10]. » Molesme l’éloignait trop peu de Reims pour que ses amis ne vinssent point le voir et le distraire ; or, Maître Bruno, dit un historien du temps et du pays, avait horreur d’être encore connu des siens[11] : c’est l’unique raison qui le détermina à quitter Sèche-Fontaine.

Bruno se mit en route, au commencement de 1084, avec quelques compagnons, mais ses deux premiers disciples, Pierre de Béthune et Lambert de Bourgogne, ne le suivirent point cette fois. Peu d’années après, cependant, nous les retrouverons à la Grande Chartreuse, car il était difficile, quand on connaissait Bruno, de ne point s’attacher à lui, plus difficile de s’en détacher. On voyait dans notre Saint un si heureux mélange des plus belles qualités que l’on subissait avec bonheur son irrésistible influence ; aux charmes d’une belle intelligence cultivée par l’étude, il joignait les plus nobles qualités du cœur rehaussées par cette maturité que donne l’expérience des tristesses de la vie, et cette douceur parfaite à laquelle rien ne saurait résister. Pierre de Béthune fut troisième prieur de la Grande Chartreuse, et Lambert alla mourir au fond de la Calabre, près du tombeau de son père et de son maître chéri[12].

Bruno quitta donc Sèche-Fontaine, et c’est vers le Dauphiné qu’il dirigea ses pas. Quand il entra à Grenoble, six compagnons s’étaient joints à lui : Lauduin de Lucques en Toscane ; Hugues surnommé le chapelain ; Étienne de Bourg et Étienne de Die — l’un et l’autre chanoines réguliers de la congrégation de Saint-Ruf ; — et deux laïcs, André et Guérin. Or, au moment où Bruno arrivait à Grenoble, saint Hugues, évêque de cette ville, eut un songe : il voyait sept étoiles tomber à ses pieds, se relever ensuite, traverser des montagnes désertes pour s’arrêter enfin dans un lieu sauvage appelé Chartrouse ou Chartreuse[13]. Hugues remarqua alors que des anges, sur l’ordre de Dieu, bâtissaient une demeure dans cette solitude, et sur le toit de l’édifice apparurent de nouveau les sept étoiles mystérieuses[14]. L’Évêque se demandait avec anxiété quelle pouvait être la signification de ce songe, lorsque, soudain, il voit entrer nos sept voyageurs qui tombent à ses pieds en lui exposant leurs désirs et le but de leur voyage. Je sais, dit aussitôt le pieux Évêque avec bonheur, je sais l’endroit qu’il vous faudra choisir : Dieu vient de me l’apprendre, il l’a indiqué lui-même, et je vous y établirai en son nom. — Peu de jours après cette première entrevue, Bruno et ses disciples, guidés par saint Hugues, se mirent en route, en proie à une vive émotion au moment de commencer un genre de vie si extraordinaire. Lorsqu’ils arrivèrent près de la porte du Sappey et en face du village de Saint-Pierre, ils prirent, dit-on, quelque repos à l’endroit où l’on éleva plus tard un oratoire, et commencèrent à gravir l’étroit sentier qui longe la montagne, passe au-dessus de la Correrie et de la Chartreuse actuelle, et conduit à Casalibus. Arrivés en cet endroit : C’est ici, dit saint Hugues, la place que m’a montrée le Seigneur, c’est ici que les anges bâtissaient une maison, ici se sont arrêtées les sept étoiles que je vis en songe ; ces étoiles, c’est vous, maître Bruno, et vos compagnons : demeurez donc ici. Bruno accepte avec le plus profond respect l’offre du vénérable Évêque de Grenoble ; la pensée que Dieu daignait lui choisir cette solitude le remplissait d’une bien douce joie : il était, à n’en point douter, où Dieu le voulait. Le Ciel approuvait son pieux dessein, que pouvait-il désirer davantage ? il trouvait enfin cette paix de l’âme, que rien n’égalera jamais et que jamais le monde ne saura procurer.

Le plan du monastère provisoire ne demandait point de longues discussions ; sur le sommet d’un rocher qui se trouvait là, on bâtirait une petite chapelle et l’on élèverait quelques cabanes de planches entre d’énormes quartiers de roc (que nous voyons encore) : les solitaires ne demandaient pas autre chose. Hugues salua ses nouveaux amis, et, après leur avoir souhaité de tout cœur mille bénédictions, reprit le chemin de la ville. Ainsi se passa cette première journée qui laissa dans l’âme de Bruno les plus douces émotions. L’Ordre des Chartreux venait de naître, saint Bruno le savait-il[15]  ?

Une tradition du pays, en parfait accord avec le bon sens, raconte que les ermites de Chartreuse se retirèrent quelque temps au village de Saint-Pierre en attendant qu’on leur eût disposé un abri, Bruno reçut l’hospitalité dans la famille Brun[16]. Immédiatement, on se mit à l’œuvre : le petit oratoire, que l’on plaça près de la cellule du Saint[17], fut bâti si solidement que des pans de ces antiques murailles subsistent encore : quant aux cellules, elles ressemblaient aux chalets que l’on voit aujourd’hui dans les Alpes, en Suisse ou en Savoie, constructions simples, solides, composées de fortes pièces de bois assemblées et revêtues de planches épaisses. La famille Brun voulut fournir le bois pour la cellule du saint Fondateur[18]. Les religieux vinrent bientôt habiter ces demeures provisoires[19] et se livrèrent à la contemplation au milieu du silence le plus profond, cachés et comme perdus dans une impénétrable solitude. Bruno, d’après une tradition que le docte Mabillon n’a pas craint d’admettre[20], ne se croyant pas assez seul, s’enfonçait souvent dans l’épaisseur de la forêt pour trouver un endroit plus solitaire encore ; mais il serait difficile d’indiquer, d’une manière précise, où se trouvait cet endroit.

Une des premières préoccupations du saint Évêque de Grenoble fut d’assurer à ses protégés la tranquille possession du désert où ils venaient de se retirer ; en conséquence, il leur abandonna tous ses droits sur la vallée de Chartreuse, et plusieurs seigneurs, à son exemple, firent très volontiers une cession semblable. Voici un fragment de la charte de fondation.

« La sainte et indivisible Trinité nous ayant fait la grâce, dans sa miséricorde, de penser à notre salut ; après avoir considéré ce qu’est notre existence ici-bas et combien cette vie fragile, qui nous échappe malgré nous, se passe sans cesse à offenser Dieu par nos fautes ; nous avons résolu, pauvres esclaves du péché que nous sommes, de nous arracher des mains de la mort éternelle : dans ce but, — afin de n’être point écrasés sous le poids d’amers regrets dans ce monde et dans l’autre, et, aussi, pour ne pas trouver dans les misères de la vie présente rien que le commencement des peines et des douleurs de l’éternité, — nous échangeons nos richesses périssables pour des trésors qui ne disparaîtront jamais et nous achetons, au prix de biens éphémères, un héritage éternel.

« C’est pourquoi nous concédons à maître Bruno et aux Frères qui l’accompagnent, cherchant une solitude pour s’y fixer et vaquer aux choses de Dieu, concédons, disons-nous, à eux et à leurs successeurs et pour toujours, un vaste désert dont les limites seront assignées plus bas : moi, Humbert de Miribel, ai fait cette donation conjointement avec mon frère Odon et toutes les personnes qui peuvent jouir de quelques droits sur le susdit désert, à savoir : Hugues de Tolvon, Anselme Garcin ; ensuite, Lucie, et ses fils, Rostang, Guigues, Anselme, Ponce et Boson, lesquels agissent par l’intervention et à la prière de leur mère ; également, Bernard Lombard et ses fils ; semblablement. le seigneur abbé de la Chaise-Dieu, Seguin, avec les frères de sa Communauté. Tous ont concédé aux dits ermites ce qu’ils étaient considérés avoir de droits sur le désert… et le seigneur Évêque de Grenoble, loue, confirme la donation faite par les personnes précitées et, en tant que cela le concerne, cède absolument tous les droits que son Église peut avoir sur le territoire de Chartreuse[21]. »

Hugues, dans l’intérêt de ses chers protégés dont il voulait être comme l’intendant et l’homme d’affaires[22], déploya la plus grande activité pour leur construire un monastère en règle, bien modeste sans doute puisqu’il était tout en bois, et que Bruno, cependant, trouvait encore trop somptueux et presque inutile. Dès l’année suivante (1085), au mois de mars, dit Le Couteulx dans ses Annales, saint Hugues put consacrer l’église située à l’endroit même où se trouve actuellement Notre-Dame de Casalibus ; il fit construire en outre un petit cloître avec la salle capitulaire et le réfectoire, une hôtellerie pour les étrangers[23], des cellules composées de trois pièces[24], à savoir : une chambre de travail avec une cuisine, une chambre à coucher avec oratoire, et un atelier ; ces cellules, séparées les unes des autres par un espace d’environ cinq coudées[25], donnaient toutes sur une galerie couverte formant le grand cloître qui venait jusqu’au pied du rocher, à côté d’une fontaine[26] dont les eaux se répandaient dans chaque cellule par un canal en pierre[27].

Ce petit ermitage, bâti sur un plan tout nouveau, disposé pour les exercices de la vie solitaire, servit de modèle aux chartreuses de tous les pays.

Guibert de Nogent donne un détail que nous croyons devoir relever. « J’ai vu les Chartreux, dit-il, ils ont une riche bibliothèque, quoiqu’ils soient fort pauvres. » Effectivement, Bruno et ses compagnons vivaient à l’étroit : des personnes charitables leur avaient donné d’immenses forêts, ils élevaient des troupeaux assez considérables ; mais troupeaux et forêts rapportaient bien peu, puisque, six cents ans plus tard, un des annalistes de notre Ordre[28], parfaitement renseigné, nous dit qu’à la fin du XVIIe siècle, malgré tant d’améliorations, la vente des bestiaux et des bois rapportait à peine six mille livres par année. Au temps de saint Bruno, ces revenus montaient encore bien moins haut, et il fallait entretenir dans un désert stérile et de si difficile accès, treize moines, seize convers, quelques domestiques ; recevoir un grand nombre de visiteurs et secourir le plus généreusement possible les pauvres mendiants et les indigents des villages voisins. « Ceux qui connaissent, écrivait Dom Guigues en 1127, les lourdes charges qui pèsent sur nous, s’étonnent que nous ne soyons pas réduits à la mendicité[29]. » Les Chartreux n’ont pas oublié les bienfaiteurs qui vinrent autrefois à leur secours de quelque manière que ce soit, et aujourd’hui, après huit cents ans, nous sommes à même de citer le nom de deux pauvres habitants de la Ruchère[30], Mollard et Savignon, chargés par nos premiers Pères de cuire leur pain et de le leur apporter[31]. On montre encore l’emplacement de la maison de Savignon, et la Chartreuse, en souvenir des services rendus — outre de larges aumônes — entretient la lampe de l’humble église de la Ruchère.

Au milieu de leurs privations, les ermites de Chartreuse goûtaient une joie sans mélange ; elle ne pouvait donc être de bien longue durée.

Au printemps de 1090[32], arrivait un messager porteur d’une lettre du Pape qui demandait à Bruno de se rendre en Italie sans délai. Cette nouvelle inattendue fut un coup de foudre pour notre saint Patriarche ; sans doute, rien de plus honorable que cet ordre, puisque le pape Urbain II — élève de Bruno aux écoles de Reims[33] — appelait son ancien maître près de lui pour l’utilité du Siège apostolique, ad Sedis apostolicæ servitium[34] ; mais quitter sa solitude pour rentrer dans le monde et être mêlé une fois encore aux soucis des affaires, c’était pour Bruno se voir enlever ce qu’il avait tant cherché et qui faisait tout son bonheur, c’était aussi le contraindre à embrasser un genre de vie pour lequel il éprouvait la plus invincible répugnance : cependant, il n’hésita point un instant. Il se choisit un successeur dans la personne de Lauduin, son intime ami, et rassembla ses frères pour leur adresser de touchants adieux. À ce moment, une dernière peine, plus sensible que toutes les autres, déchira son cœur : ses compagnons, heureux de vivre sous un tel père, comptaient pour rien et les austérités de la Règle et les rigueurs du climat, mais, en entendant que Bruno les quittait, ils lui déclarèrent aussitôt qu’ils ne pouvaient vivre sans lui[35]. Notre Saint essaya en vain de les faire changer de résolution ; malgré toute son éloquence et son autorité, il ne put rien obtenir : Si vous restez, nous restons, dirent-ils, si vous partez, nous partons[36]. Bruno n’insista pas. Ses disciples se dispersèrent en proie au plus profond découragement, et lui, le cœur brisé en voyant son œuvre anéantie, se dirigea bien triste vers l’Italie, tellement convaincu que son ermitage serait à jamais abandonné, qu’il se détourna de son chemin pour aller à la Chaise-Dieu donner à Seguin tout ce qui lui appartenait dans le désert de Chartreuse. Saint Hugues de Grenoble, l’ami des bons et des mauvais jours, l’accompagna en Auvergne. Les pensées de Dieu ne sont point celles des hommes : le Seigneur qui s’était choisi une demeure dans les montagnes de Chartreuse, allait ramener les solitaires dans leur maison déserte et bénir l’obéissance héroïque du nouvel Abraham qui sacrifiait tout sur un ordre du Vicaire de Jésus-Christ. Plusieurs des compagnons de Bruno s’attachèrent à ses pas, mais bientôt le bruit du monde devint insupportable aux anciens ermites du Dauphiné ; ils se prirent à regretter leur première retraite, et, cédant sans difficulté aux exhortations de saint Bruno et aux désirs du chef de l’Église qui ne songeait nullement à détruire une œuvre si sainte[37], ils retournèrent dans leurs paisibles cellules et eurent la joie de voir revenir à eux tous leurs anciens confrères : partis dans les premiers mois de 1090, ils sont déjà de retour au 15 des calendes d’octobre (17 septembre) de la même année[38].

À Rome, le Pape voulut employer Bruno à la préparation des Conciles, mais il dut comprendre vite que Dieu appelait notre Saint à une plus haute vocation. Bruno, en effet, se trouvait malheureux et dépaysé au milieu des agitations du monde ; aussi fit-il instances sur instances pour obtenir la permission de se retirer de nouveau au désert. Il mettait ainsi le premier en pratique ce conseil donné par nos plus anciens Statuts : « Un Chartreux doit être fortement persuadé que la cellule est aussi nécessaire à la santé et à la vie de son âme que les eaux le sont aux poissons, et les bergeries aux brebis[39]. » Le pape Urbain, craignant de s’opposer à la volonté de Dieu, accorda à Bruno la permission qu’il sollicitait, à condition toutefois qu’il ne quitterait point l’Italie. À la fin de cette même année 1090, après être resté à peine quelques mois à la Cour pontificale[40], saint Bruno obtint d’un prince d’origine française, Robert Guiscard, comte de Calabre, une vaste solitude aux environs de Squillace, au milieu de montagnes pittoresques et d’immenses forêts. Après quelques années passées encore dans sa chère solitude, Bruno remit doucement son âme au Seigneur, un dimanche, sixième jour d’octobre 1101, sans avoir eu la joie de revoir cette Chartreuse de France qu’il avait tant aimée !

Les Chartreux de Calabre annoncèrent aussitôt de toute part la mort de leur bienheureux Père. L’usage existait, au XIIe siècle, d’envoyer un frère convers qui se présentait dans les Chapitres, les abbayes, les collégiales et les couvents où le défunt était connu, et remettait une lettre circulaire pour dénoncer son obiit ; il portait un grand rouleau[41] de parchemin sur lequel moines et chanoines écrivaient, en vers ou en prose, soit l’éloge du défunt, soit les prières qu’ils s’engageaient à réciter pour le repos de son âme. À la Grande Chartreuse, les Religieux tracèrent, les larmes aux yeux, sur le Rôle des morts ces quelques lignes pleines de cœur et de tristesse : Nous, frères de la Chartreuse, qui, plus que tous les autres, avons le grand malheur d’être privés de la consolation de posséder encore notre très bon père Bruno que nous aimions si tendrement, nous ne saurions dire ce que nous ferons pour son âme si sainte et si chérie ! Les bienfaits dont il nous a comblés surpassent de beaucoup ce que nous pourrions, ce que nous voudrions faire. Nous prierons dès maintenant et toujours pour cet unique père de nos âmes, pour notre maître à tous ; et les messes et suffrages qu’il est d’usage parmi nous d’appliquer aux défunts, nous les appliquerons sans cesse pour le bien de son âme, ainsi que doivent le faire des fils reconnaissants[42].

Nous possédons une partie des Titres funèbres écrits à la mort de notre fondateur ; ils sont au nombre de cent soixante-dix-huit[43], et forment le plus éloquent panégyrique que l’on ait jamais pu composer en l’honneur de saint Bruno. Leurs auteurs, des contemporains, des amis, d’anciens élèves, disent, avec bonheur et sous le poids d’une vive émotion, ce qu’ils ont vu de leurs propres yeux ; ce sont des témoins fidèles de l’immense réputation de « maître Bruno », comme ils l’appelaient. Le Rolliger a parcouru l’Italie, la France presque entière, la Belgique ; il a passé en Angleterre jusqu’à Lincoln, Yorck, Beverley ; partout on connaît Bruno, ou l’on a entendu vanter son profond savoir et ses hautes vertus.

Guigues le Chartreux nous semble avoir parfaitement résumé tout ce que ses contemporains écrivirent à la louange de saint Bruno, et même, à proprement parler, ce n’est point le témoignage de Guigues que nous allons citer, c’est celui de saint Hugues de Grenoble, l’homme qui a le mieux connu notre bienheureux fondateur. Guigues, répétant simplement ce qu’il avait entendu maintes fois de la bouche de saint Hugues, s’exprime ainsi : Bruno, vir religione scientiaque famosus, honestatis et gravitatis ac totius maturitatis quasi quoddam speculum… homo profundi cordis[44]. Admirables paroles que nous désespérons de faire passer en français, et qui tracent si exactement le portrait de saint Bruno : pieux, savant, rempli d’amour pour tout ce qui est bien, bon et honnête ; grave dans son extérieur, plus encore dans sa conduite ; plein de maturité, c’est-à-dire de prudence, de calme, de jugement, de douceur et de force ; homme dont le regard limpide pénètre au plus intime de l’âme, qui connaît le fond du cœur humain et dont le propre cœur est un abîme inépuisable de tendresse et de miséricorde : car tout ceci est compris dans ces mots si énergiques, totius maturitatis speculum, homo profundi cordis. Maturité, gravité : voilà les deux vertus principales de saint Bruno. Gravité, c’est-à-dire parfait équilibre établi entre toutes les puissances et les facultés de l’homme ; et maturité : que signifie ce mot ? un fruit est mûr quand il est juste ce qu’il doit être, ni trop ni trop peu ; il est mûr quand il est arrivé à la perfection. Tel fut saint Bruno par l’empire absolu qu’il exerça sur lui-même, et par sa soumission complète à la loi de Dieu. C’est ce qui avait tant frappé ceux qui le connurent.

Le pape Pascal II écrivait au B. Lanuin, successeur de Bruno à la chartreuse de Calabre : Que l’esprit de ce saint homme vive en vous ; ayez, à son exemple, une gravité qui ne se démente jamais, eadem morum et gravitatis constantia[45]. À la suite des éloges écrits sur le Rouleau des morts, les Chartreux de Calabre tracèrent en quelques lignes le portrait du Saint, qu’ils venaient de perdre ; mieux que personne, ils pouvaient parler de Bruno en parfaite connaissance de cause ; or, précisément, cette maturité, cette gravité fait l’unique sujet des louanges qu’ils décernent à la mémoire de leur Père : « Bruno, disent-ils, mérite d’être loué en beaucoup de choses, mais particulièrement en un point, et c’est parce que sa vie était d’une égalité parfaite ; ce fut sa vertu caractéristique. Toujours, il avait le visage souriant, la parole humble et modeste ; à la rigueur d’un père, il joignait les tendresses d’une mère. Personne ne le trouva hautain, mais doux comme un agneau ; c’est bien ce véritable Israélite dont parle le Seigneur[46]. » Bruno est le type achevé de l’ascète parvenu au sommet de la perfection, tel que le dépeint Denis le Chartreux[47] : le contemplatif parfait, dit-il, est un homme dont les sens extérieurs, les passions et toutes les facultés intellectuelles obéissent aveuglément aux ordres de la raison, et chez qui la raison, humble et docile, se soumet pleinement à la foi ; chez l’ascète ou le contemplatif consommé, la partie inférieure est établie dans un calme imperturbable, ce qui est honnête et raisonnable y exerce un empire aussi absolu qu’il est plein de suavité ; quant à la partie supérieure (c’est-à-dire l’âme élevée par la grâce à l’état surnaturel), marchant au-dessus de ce monde matériel qui l’entoure, planant au-dessus de ce monde intellectuel qu’elle porte en elle-même, elle conserve toujours l’œil de l’intelligence et de la foi dirigé en haut et tourné vers les cieux.

Lorsqu’un homme de ce genre apparaît ici-bas, personne ne se méprend sur son mérite, il est une gloire pour l’humanité qu’il élève à son plus haut degré de perfection, on voit en lui comme un modèle de ce qu’aurait été l’homme sans le péché originel ; quoique l’un de nous, il est au-dessus de nous ; aussi, ne fît-il que passer, son souvenir reste impérissable dans la mémoire de ceux mêmes qui ne l’ont qu’entrevu. C’est ce qui s’est réalisé à la lettre pour saint Bruno. Lui, étranger au pays, reste peu de temps dans les montagnes du Dauphiné, perdu au fond des bois ; il ne parle pas, il n’écrit pas, il se cache et s’enfuit ; après six ans, il disparaît soudain et ne revient plus : cependant, le court passage de cet inconnu laisse une ineffaçable trace dans l’histoire de sa patrie d’adoption. Les étrangers du désert de Chartreuse, dit un auteur, furent appelés Hermites, et leur chef, l’Hermite par excellence. Son arrivée dans ce païs a même été une nouvelle époque : des actes de cette année-là n’ont d’autre date que celle-cy : l’an que l’Hermite est venu[48].

§2. — Les XIIe et XIIIe siècles.

Dieu avait préparé un homme du plus grand mérite pour continuer et affermir l’œuvre de saint Bruno, nous voulons parler du vénérable Guigues, cinquième Prieur de la Grande-Chartreuse. Entré dans l’Ordre en 1107, il se fit remarquer par la sainteté de sa vie et ses autres qualités, si bien que les Religieux le nommèrent Prieur peu de temps après, n’ayant encore que vingt-sept ans. Ce fut un grand honneur pour un tout jeune solitaire de se voir mis à la tête d’une communauté qui comptait parmi ses membres plusieurs des premiers compagnons de saint Bruno[49] ; Guigues se montra à la hauteur de sa nouvelle position. À une grande vertu, il joignait de grands talents, et les ouvrages qui nous restent de lui sont loin d’être sans mérite. Outre une bonne et savante édition des lettres de saint Jérôme, il publia quelques traités de spiritualité peu connus et fort dignes de l’être, entre autres des Méditations sur la vérité.

Guigues se montra surtout un remarquable administrateur : il n’y avait que deux maisons lorsqu’il prit l’habit ; à sa mort, trente années plus tard (1137), on en comptait déjà une quinzaine. Comprenant sans peine qu’il fallait donner à toutes ces nouvelles fondations un code de lois uniforme, il rédigea dans ce but, en 1128, les Consuetudines ou Coutumes. Le titre explique tout l’ouvrage. Guigues ne dit point ce qu’il veut que l’on fasse, il met seulement par écrit ce qui s’est pratiqué jusqu’alors[50] ; il indique les usages de la Grande Chartreuse, usages qui devaient être la Règle de toutes les autres maisons. Il n’est donc point législateur, il est témoin, il constate ; aussi la formule qui revient le plus sous sa plume est : hæc agere consuevimus, voici notre manière d’agir sur tel ou tel point. Quel est donc alors le premier auteur des usages cartusiens ? C’est saint Bruno lui-même qui, par ses exemples et ses paroles, montra dans sa personne le type idéal et vivant du véritable Chartreux. Bruno n’écrivit rien, il parla et surtout il agit ; plus tard, l’écriture fixa ses enseignements qui sont devenus notre loi fondamentale. Profonde sagesse de notre Patriarche calquée sur la conduite même du divin Fondateur de la sainte Église catholique. Jésus, disent les Actes des Apôtres, commença par agir et par enseigner ; ensuite, lorsqu’il eut quitté la terre, le Saint-Esprit inspira aux quatre évangélistes de consigner par écrit ce que Notre-Seigneur avait fait et institué. La primitive Église n’eut d’autre loi dans les premières années que l’enseignement oral ou la tradition ; la lettre — lettre inspirée cependant — ne vint que plus tard, non point détruire la tradition, mais la confirmer, l’accompagner et la compléter. Ainsi en est-il dans l’Ordre des Chartreux : la pratique et l’usage avant la loi, la tradition précède la lettre, l’essai avant la sanction définitive. Bruno vit dix-sept ans de la vie cartusienne sans composer une Règle, et c’est seulement vingt-six ans après sa mort, quarante-trois ans après la naissance de l’Ordre, que nous recevons un code écrit et désormais fixé, car maintenant encore les Statuts ont pour base les Coutumes de Guigues et répètent souvent mot à mot ce qui se trouve dans cette loi primitive. Pour faire comprendre toute notre pensée, nous serions tenté de dire que les Coutumes sont comme l’Évangile cartusien, Guigues est notre Évangéliste, et saint Bruno notre fondateur et notre législateur.

Guigues, prieur d’un petit ermitage perdu dans les neiges des Alpes, pouvait se croire inconnu du monde entier, il se trompait : ses talents, ses vertus, ses ouvrages lui acquirent bientôt malgré lui une grande réputation ; de puissants seigneurs, des Abbés, des Évêques, des Cardinaux, venaient le visiter pour lui demander ses conseils ou entretenaient avec lui un commerce de lettres ; il ne fut pas sans influence dans la fondation des Templiers, et prit une part active à l’extinction du schisme qui éclata de son temps. Au nombre de ses plus intimes amis, nous citerons saint Étienne d’Obazine, Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, et surtout le très illustre abbé de Clairvaux, saint Bernard, le plus grand homme de son siècle. Il désirait ardemment faire le voyage de la Grande Chartreuse, comme il l’écrivait à Guigues en 1125 ; enfin, l’année suivante, il put réaliser son désir. « Dès qu’il aperçut l’église du monastère, il fut fortement ému, rempli d’une vive componction, tout enflammé et plein du désir de voir, d’entendre et d’entretenir les frères de cette maison auxquels il fit un sermon[51]. » Saint Bernard, dit l’abbé de Rancé dans une de ses conférences, fut reçu à la Chartreuse avec tout le respect et la considération qui étaient dus à un mérite et une piété aussi éclatante que la sienne. Tous ceux qui le virent furent édifiés de son extérieur, de son humilité, de ces paroles de vie et de bénédiction qui sortaient de sa bouche ; une seule chose les blessa, ce fut le harnais du cheval qu’il montait : il leur parut trop propre, trop riche et peu convenable à une personne de sa profession, et le Saint l’ayant su, n’en fut par moins surpris que les autres. On lui avait prêté le cheval pour faire son voyage, et il avoua simplement qu’il n’avait point encore remarqué de quelle sorte en était l’équipage. Saint Bernard quitta la Chartreuse rempli d’estime pour ceux qui habitaient ce désert et pour celui qui en était le chef, à qui il adressa une autre lettre où il lui dit : Quel bonheur pour vous d’être caché dans le tabernacle du Seigneur pendant les mauvais jours ! pour moi, je me vois environné de périls : je suis pauvre, dépouillé, un oiseau faible et sans plumes, toujours hors de son nid, exposé aux tourbillons. Ainsi, quoique je ne mérite pas votre compassion, du moins que tant de maux me l’attirent[52].

Entouré de l’estime universelle, chéri de ses frères, à la tête d’un Ordre qui commençait à se répandre, Guigues, ce semble, voyait tous ses désirs accomplis : une chose cependant lui manquait encore. Il n’avait pas été, comme Job et comme Tobie, éprouvé et purifié par la souffrance. Dieu ne lui refusa pas cette grâce, mais la croix qu’il dut porter fut bien lourde, et le calice qu’il eut à boire fut bien amer.

Il vivait donc tranquille et heureux dans son petit monastère, loin du monde et de ses tristesses, voyant autour de lui de fervents religieux qui le remplissaient de joie par leur sainte vie ; l’avenir de sa maison lui paraissait assuré, lorsque soudain, le samedi 30 janvier 1132, un grand bruit se fit entendre[53], puis « une masse immense de neige et de terre, entraînant sur son passage des arbres, des blocs énormes de pierre et des quartiers de roc, descendit des hauteurs voisines avec une effrayante rapidité et vint se ruer sur le petit ermitage de Chartreuse. L’avalanche envahit le cloître des religieux, renversa toutes les cellules, à l’exception d’une seule[54], en entraîna plusieurs au loin et couvrit tout le terrain d’une montagne de décombres. Sept religieux furent écrasés et ensevelis sous une couche profonde de terre et de neige. »

En un moment tout est anéanti : plus de cloître, plus de cellules, plus de communauté ; sur une douzaine de religieux (peut-être moins[55]), sept sont morts et les autres ont des blessures graves. Quelle catastrophe ! quelle désolation pour le pauvre Prieur ! il a vu tout disparaître en quelques instants !


Les chemins étaient alors si impraticables et les neiges si abondantes, que les habitants des villages voisins n’apprirent la triste nouvelle et ne purent venir au secours des Chartreux que douze jours après ; Guigues, avant tout, voulut se donner la consolation de retrouver les corps de ses infortunés confrères. Les travailleurs se mirent à l’œuvre, et voici dans quel ordre ils les découvrirent : Guillaume, moine ; Pierre, moine et prêtre ; Nicolas, moine ; Jean, novice ; Isard, moine et prêtre[56]. « Le dernier religieux que l’on retira du milieu des décombres respirait encore, ce qui fut une grande joie pour tous. Il se nommait Audouin, natif de Lorraine. On le transporta dans le petit cloître bâti près de l’église et, sans tarder, on l’approcha du feu : bientôt, il reprit ses sens et reconnut ceux qui l’entouraient ; il ne prononça que quelques paroles, mais empreintes d’une merveilleuse douceur, d’une grande tendresse : il demanda Dom Prieur, lui fit sa confession, reçut sa pénitence et ensuite l’extrême-onction. Il embrassa ses frères, puis, après qu’on lui eut donné le saint Viatique, s’endormit doucement dans le Seigneur[57]. » C’était un jeudi, le 3 des nones (11) de février, et ce jour-là, après quarante-huit années d’existence, finit la première maison de Chartreuse.

Le 30 janvier au soir, Guigues quitta le lieu du sinistre, laissant étouffés sous la neige sept de ses religieux, puis, l’âme en proie à la plus amère tristesse, vint se réfugier à la Correrie, où logeaient le Père Procureur et les frères convers. Guigues se montra aussi grand dans l’adversité que dans la prospérité, et, plein de courage, s’occupa sur l’heure même de ce qu’il y avait à faire. Les souvenirs les plus touchants se rattachaient au premier monastère. Fallait-il donc le reconstruire au même endroit, ou, ce qui paraissait plus sage, n’était-il point nécessaire de le mettre ailleurs à l’abri des avalanches ? Guigues, écoutant sa raison plus que son cœur, se détermina pour ce dernier parti. L’oratoire de Saint-Bruno et la petite église de Notre-Dame de Casalibus, épargnés par l’avalanche, seraient seuls conservés comme lieu de pèlerinage, et tout le reste abandonné. Dom Guigues chercha un meilleur emplacement et se détermina pour celui que la Grande Chartreuse occupe aujourd’hui. Le cloître de style gothique, que l’on voit en visitant le monastère, est bâti juste à l’endroit où Guigues éleva rapidement les premières cellules de la nouvelle maison[58].

Dieu, qui venait d’éprouver son serviteur, ne l’abandonna point et lui envoya saint Antelme de Chignin pour lui rendre les plus grands services. Doué des plus belles qualités, tout jeune, déjà prévôt de la cathédrale de Genève, chanoine de celle de Belley, Antelme prit l’habit à la chartreuse de Portes. Quelques mois après, Guigues demanda ce novice, et tous deux se mirent à l’œuvre. Les cellules, la galerie (claustrum), les principales obédiences furent, comme précédemment, construites en bois ; quant à l’église, dédiée à saint Jean-Baptiste, on la bâtit en pierre, mais avec tant de diligence que l’édifice était suffisamment avancé pour être consacré le 13 octobre de cette année 1132[59] par un ancien Chartreux, Hugues, deuxième du nom, neveu[60] et successeur de saint Hugues de Grenoble.

Cette petite église, toujours appelée « église Saint-Jean », devint plus tard la salle du Chapitre ; malgré cette transformation, l’office de la Dédicace s’y faisait régulièrement chaque année au 13 octobre[61]. Dom Sacristain, dit Le Vasseur, assisté de deux ou trois religieux, récite recto tono, dans la Chapelle du Chapitre, l’office de la Dédicace à partir des premières Vêpres jusqu’aux secondes[62]. En 1792, le 13 octobre était la veille du départ définitif des Chartreux chassés par la Révolution.

L’église Saint-Jean, convertie en Chapitre, mais beaucoup trop grande pour cette nouvelle destination, fut alors divisée en deux parties dans le sens de sa longueur : la nef seule servit aux réunions capitulaires ; devant l’autel brûlait une lampe entretenue, à partir de 1454, par une fondation de messire Jehan Chavasse, curé d’Épernay en Savoie. On partagea encore la chapelle dans le sens de la hauteur par une voûte intermédiaire : l’espace laissé libre entre les deux voûtes devint la salle des archives.

Pour compléter ce que nous venons de dire sur ce premier et si vénérable monument de la Grande Chartreuse, nous traduirons un passage des annales du R. P. Dom Le Masson : En travaillant peu à peu à reconstruire la maison, après l’incendie de 1676, nous arrivâmes, dit-il[63], au Chapitre des moines qu’il était nécessaire de rebâtir en grande partie, car il tombait en ruines. Nous savions bien que là se trouverait le premier autel placé jadis par le R. P. Dom Guigues, et conséquemment, que là aussi devait être l’emplacement de la première église de Chartreuse, mais on ne voyait rien, portes ou fenêtres, qui pût faire soupçonner qu’il y avait encore les restes mêmes d’une chapelle. Cette vieille église, pensions-nous, a été détruite de fond en comble, l’autel seul a été conservé, et sur le terrain laissé libre on a construit le Chapitre. Nous étions dans l’erreur. Après avoir renversé la voûte, construite quand on disposa le local pour une salle capitulaire, nous avons retrouvé l’ancienne chapelle presque dans son entier ; les portes et les fenêtres existaient encore, seulement elles avaient été bouchées. Nous pûmes nous rendre parfaitement compte de la disposition de ce petit édifice construit par Guigues et par nos premiers Pères : la voûte du sanctuaire était plus élevée que celle de la nef ; l’arc-doubleau en bonne pierre, orné sobrement, mais avec art ; les fenêtres disposées avec goût de chaque côté ; la porte en pierre taillée et polie, avec quelques sculptures. Nous avons constaté, de nos propres yeux, que cette chapelle présentait un aspect très agréable pour l’époque. L’autel[64] est un énorme bloc carré, de belle pierre et d’un seul morceau ; aussi nous nous demandons comment on a pu amener une telle charge en cet endroit ; c’est à peine si de nos jours, où les chemins sont cependant meilleurs, nous oserions entreprendre une chose pareille.

Dom Le Masson, au lieu de restaurer avec soin cette église qu’il décrit si bien, la renversa presqu’entièrement ; la partie occupée par le sanctuaire est devenue la cellule du sacristain, une nouvelle voûte intermédiaire a été bâtie sur le modèle des arceaux du cloître des Officiers, c’est assez dire que ce vénérable monument n’a plus aucun caractère : un grand souvenir s’y rattache, et pas autre chose ; il n’en reste rien, à l’exception de deux travées de la voûte primitive perdues au fond d’une sacristie ; sont-elles même de l’époque ?

Une remarque au sujet de la sacristie. Plusieurs Guides aiment à répéter qu’ils ont vu à la Grande Chartreuse des ornements sacrés du plus haut prix ; il faut alors que ces ornements n’existent plus. Les chasubles sont propres, mais simples, excessivement simples, comme il est facile de s’en convaincre par celles que nous mettons aux grands jours de fête. Ce qu’il y a de plus précieux au trésor de la sacristie, est une petite étole de grosse toile blanche qui fut à l’usage de saint Hugues de Lincoln ; « on y conservait encore avant la Révolution trois anciennes chasubles du temps de Guigues, si grandes qu’elles venaient jusqu’au bout des doigts ; toutes étaient en toile de basin blanc. Dom Sacristain avait des croix d’étoffe de laine de couleur unie qu’il changeait selon le temps, sur la même chasuble, et pour la blanchir, il ôtait la croix et mettait la chasuble à la lessive[65] ». On voit par ce détail que l’adage liturgique : Crux non facit colorem, était loin d’être connu des Chartreux.

Après la mort du vénérable Père Dom Guigues, surnommé le bon Prieur (mardi 27 juillet 1137), saint Antelme continua son œuvre. Il poursuivit les travaux de l’église, jeta en bonnes pierres de taille les fondations du grand cloître, et fit bâtir solidement plusieurs édifices qui existent encore. « Guigues avait amené au nouveau monastère et à la Correrie les eaux de la fontaine Saint-Bruno à l’aide de conduits en bois ; Antelme les remplaça par des conduits en pierre. Cela lui coûta beaucoup de travail et d’argent, mais il évita de la sorte bien des inconvénients, des dangers et même des dépenses. Il y a tout à craindre de constructions en bois, sans cesse exposées à l’incendie, et qu’il faut constamment renouveler, car dans ces pays-ci les bois pourrissent très vite et nous n’avons dans le désert de Chartreuse que des sapins, bois qui moins que tout autre résiste à l’humidité si vous l’exposez aux injures de l’air[66]. » Ces conduits ou aqueducs amenaient les eaux en telle quantité que, non seulement elles suffisaient aux besoins des religieux dans chaque cellule, mais que, après avoir alimenté la cuisine, la boulangerie et les autres obédiences, elles faisaient tourner un moulin placé près du monastère[67].

Antelme présida en 1141 la première réunion du Chapitre général et devint, à cette occasion, supérieur de l’Ordre entier ; quelques années après, il donna sa démission pour vivre simple religieux dans sa cellule, mais on l’en tira bientôt pour le faire Évêque de Belley ; il mourut en 1178[68].

Son successeur, Basile de Bourgogne (1151-1173), eut l’honneur de donner l’habit à saint Hugues de Lincoln, l’une des gloires de notre Ordre. Hugues naquit au château d’Avallon, près de Pontcharra[69], d’une famille noble alliée aux Bayard. D’abord chanoine régulier à Villard-Benoît et curé de Saint-Maxime[70], il entra à la Grande Chartreuse, dont il fut bientôt nommé Procureur. Dans la suite, il passa en Angleterre pour fonder la maison de Witham au comté de Sommerset, et devint peu après évêque de Lincoln et baron d’Angleterre ; c’est dire qu’il joua un grand rôle au temps de Henri II, de Richard Cœur de Lion et de Jean sans Terre. Hugues fut l’un des négociateurs du traité de paix signé aux Andelys entre Jean et Philippe-Auguste ; c’est lui qui fit construire en partie la superbe cathédrale de Lincoln, une des merveilles de l’Angleterre. — Pas assez connu dans le Dauphiné, son pays natal, inconnu du reste de la France, il est admiré dans sa patrie d’adoption, et tandis que nos biographies universelles ne lui consacrent pas une ligne, des Anglais, des protestants publient avec soin et talent la vie de ce Français célèbre, de cet Évêque catholique[71].

Les exemples entraînent ; aussi voyons-nous, à la suite de saint Hugues et de saint Antelme, de nombreux postulants venir frapper à la porte de nos cloîtres. Les fondations allaient se multipliant, et lorsque le R. P. Dom Jancelyn (ou Jocelyn) mourut en 1233, après un généralat de cinquante-huit années, on comptait déjà quarante-sept chartreuses. Le lien qui unissait ces maisons, établies en tant de pays divers, était le Chapitre général. Commencé sous saint Antelme, établi définitivement dix ans plus tard (1151), il fonctionnait régulièrement depuis un siècle, lorsque le pape Alexandre IV, par une bulle datée d’Anagni, le 10 octobre 1258, confirma solennellement cette institution vitale de l’Ordre, à laquelle il donna les derniers perfectionnements demandés par l’usage et connus par l’expérience.

Cette bulle de confirmation fut obtenue par le R. P. Dom Bernard de la Tour, célèbre à plus d’un titre dans les Annales cartusiennes. Originaire de Franche-Comté, jeune encore, il prit la fuite pour éviter d’être nommé archevêque de Besançon, et vint se cacher à la chartreuse de Portes en Bugey. Découvert et menacé, bientôt après, du même honneur, Bernard se retira hors de France à la chartreuse du Reposoir en Savoie : il y vécut solitaire et tranquille jusqu’au jour où il fut élu Général de son Ordre (1253) ; cinq années après, à force d’instances, il fit accepter sa démission. Bernard de la Tour eut pour successeur D. Riffier, de Valence, qui rédigea les Anciens Statuts sur lesquels nous aurons à revenir dans la suite. Nous avons parlé précédemment d’un de ses successeurs, le célèbre Boson, mort en odeur de sainteté après un généralat de trente-cinq ans (1278-1313).

§3. — Les XIVe et XVe siècles.

Au commencement du xive siècle, les paisibles habitants de la Chartreuse jouissaient, depuis près de deux cents ans, de la paix la plus profonde, et rien ne faisait présager qu’elle serait bientôt troublée par un grand malheur. Le R. P. Général d’alors, Aymon d’Aoste en Dauphiné, était un homme d’une mâle vertu et d’un indomptable courage qui fut mis à de rudes épreuves, mais ne défaillit point. Voici l’une de ces épreuves.

Les seigneurs de Granson en Suisse, ayant formé le dessein de bâtir une chartreuse dans leurs domaines, choisirent le vallon de la Lancy (ou de la Lance), sur les bords du lac de Neufchâtel. Les travaux commencèrent en 1317, et trois ans plus tard, au moment du Chapitre général qui se tint en l’année 1320 du 6 au 11 mai, un des fondateurs, Othon de Granson, se rendit à la Grande Chartreuse pour offrir définitivement la nouvelle plantation et la faire incorporer à l’Ordre sous le nom de Maison-chartreuse de Saint-Lieu-de-la-Lance. Or, un soir, « les valets du seigneur Granson, par imprudence et mégarde, n’ayant pas eu le soin d’éteindre leur cheminée, mirent le feu à leur hospice qui suivait le reste des bâtiments, et le feu réduisit en cendres toute la Chartreuse, qui, en grande partie, était de bois[72] ».

Les pertes furent considérables, surtout en manuscrits précieux, et, dans l’espace d’une nuit, les religieux se trouvèrent sans asile : mais ce qui remplissait leur âme d’une amère douleur était la pensée que cette maison bâtie par Guigues pour remplacer le premier monastère de saint Bruno, que cette maison où avaient vécu saint Antelme, saint Hugues de Lincoln, le bienheureux Jean d’Espagne, et tant de Pères et de Frères aux vertus héroïques, allait disparaître sans retour. Ce petit ermitage composé de quelques cabanes en bois, perdu dans l’épaisseur des forêts, au milieu des neiges, loin du monde, venait pendant deux siècles de jouir de la plus grande réputation. Parmi les quarante Chartreux élevés, jusqu’alors, aux honneurs de l’épiscopat, bon nombre sortaient de la Grande Chartreuse ; des hommes de grand mérite, des seigneurs appartenant aux plus hautes familles s’y étaient retirés, quelques-uns même en qualité de simples convers : nous citerons Terry, fils (ou frère) de l’empereur Henri IV ; deux comtes de Nevers ; un prince de la famille royale d’Angleterre, Bérémond, comte de Cornouailles ; Pierre de Foulques, père du pape Clément IV ; Étienne, comte de Sancerre, fils de Thibauld de Champagne, et bien d’autres encore. Un fait d’ailleurs, arrivé juste au temps où nous sommes, montrera en quelle estime on tenait partout le modeste ermitage de Chartreuse.

Guillaume II de Montbel, d’Entremont[73], vint en 1328, à la porte du Pont, qu’il enfonça, pilla la Correrie, entra à main armée pendant le Chapitre général, ouvrit toutes les portes, courut de tous côtés, disant qu’il en avait le droit en sa qualité de seigneur du pays[74]. Aymon trouva cette manière d’agir assez étrange et crut nécessaire de demander justice. Il s’adressa au comte de Savoie, Édouard le Libéral, puisque la Chartreuse était dans ses États[75], et au dauphin Humbert II, parce que le monastère se trouvait dans le diocèse de Grenoble. Ces deux princes promirent beaucoup et, en somme, ne firent rien, ce qui décida le R. P. Général à recourir, en 1329, au roi de France Philippe VI de Valois. Ce monarque écrivit immédiatement au comte et au Dauphin : Si vous ne rendez bonne et prompte justice, je détruirai de fond en comble la Grande Chartreuse, vous êtes indignes de la posséder sur vos terres, et je la ferai reconstruire dans mon royaume[76]. Cette singulière menace triompha des hésitations des deux princes : l’un et l’autre aussitôt exigèrent de Guillaume d’Entremont qu’il fît réparation et se désistât de tous ses droits, vrais ou supposés, sur le territoire de la Chartreuse ; seulement, pour ménager son amour-propre, la diplomatie de l’époque eut recours à certain biais, que nous avons vu employer de nos jours. Guillaume céda noblement tous ses droits à son seigneur le comte de Savoie, ce qui n’avait rien d’humiliant, et le comte de Savoie s’empressa de les donner généreusement aux Chartreux. « Depuis ce temps, les sires d’Entremont n’ont point fait de mal à la Chartreuse et même lui ont rendu service. » Cette remarque d’un historien reçut un éclatant démenti au XVIe siècle. Sébastien de Montbel, raconte Chorier, commit de grandes violences en la montagne de Bonnevent (Bonivant) qui appartenait aux Chartreux. Il s’était déclaré leur ennemi, et, ayant battu et tué leurs domestiques, il ne les menaçait rien moins que de les brûler dans leur couvent. Le Parlement, craignant que l’effet ne suivît la menace, les mit sous la protection du roi, et ordonna que ses armes écartelées de Dauphiné seraient affichées à l’entrée de leurs maisons ; mais les officiers du seigneur d’Entremont, n’osant pas les arracher, eurent la hardiesse de mettre celles de leur maître au-dessous. La principale cause du différend était des mines qu’il s’attribuait dans cette montagne-là. Il en avait fait tirer quantité de métal et l’avait fait porter en Savoie, supposant qu’elle dépendait de cet État et sa terre aussi. Le roi commanda, par ses lettres du 5 novembre 1553, au gouverneur de sa province de mettre sous sa main le château d’Entremont et les autres biens de Montbel, comme d’un vassal tombé en félonie, le déclarant son vassal pour son château d’Entremont en Dauphiné. Cependant, l’exécution de ces ordres avait été différée, de sorte que Sébastien de Montbel, ayant eu le temps de s’accommoder avec les Chartreux, l’avait fait, et eux le servirent utilement pour obtenir le pardon du roi[77].

Un siècle plus tard, en 1633, Richelieu ordonnait de raser le château d’Entremont, mais on se contenta d’y mettre le feu : les plus gros murs résistèrent, le reste fut réduit en cendres. Soixante ans après, « la Grande Chartreuse, craignant avec raison que la terre d’Entremont ne tombât entre les mains de quelque possesseur qui lui fît éprouver de nouveau les violences qu’elle avait ci-devant souffertes, crut qu’elle ne devait pas perdre l’occasion de se mettre à couvert de tout ce qui pourrait à l’avenir troubler son repos. C’est pourquoi, le 17 décembre 1694, elle en fit l’acquisition du marquis de l’Hospital[78] ». Les Chartreux surent tirer parti de ces murailles informes en y mettant une maison de ferme où résidait un frère Donné qui surveillait leurs propriétés et distribuait leurs aumônes[79].

Aujourd’hui, de l’antique manoir des Montbel d’Entremont si puissants dans le pays, il ne reste que des ruines, mais comme leurs maîtres d’autrefois, elles ont grand air.

Après le terrible incendie du mois de mai 1320, le R. P. D. Aymon se proposa simplement de relever ce que les flammes avaient détruit et de restaurer ce qui existait encore.

Des bâtiments de bois pouvaient toujours être dévorés en un clin d’œil par le feu ; c’est pour ce motif que Dom Aymon commença à construire en pierre les cellules et les principales obédiences. Avec ses propres ressources, il aurait été incapable de le faire, mais de tous côtés on vint à son secours. Les Prieurs réunis pour le Chapitre général, et qui avaient été les témoins du sinistre, souscrivirent les premiers ; les maisons de l’Ordre se cotisèrent, les seigneurs et les princes[80], les ecclésiastiques, les pauvres comme les riches tinrent à honneur d’envoyer leur aumône ; quant aux habitants des villages voisins, ils offrirent de travailler avec les ouvriers, ce qui fut très utile. Les Chartreux ne l’oublièrent point, et dans le Livre des Anniversaires, il y a, au mois de juin, la commémoraison de tous ceux qui ont contribué à la construction des édifices de la Chartreuse. Le Souverain Pontife Jean XXII voulut prendre sa part à la bonne œuvre : « Vu, dit-il, la pauvreté des Chartreux, dont les rentes et les possessions sont si peu considérables qu’ils ont à peine de quoi se nourrir et se vêtir, nous les dispensons de payer certaines décimes qu’ils devraient à la Chambre apostolique. » La bulle est du 3 des calendes de mai[81].

Aymon fut amené, sans l’avoir prévu, à modifier notablement le plan qu’il se proposait de suivre : voici à quelle occasion. Edouard le Libéral, comte de Savoie, dans une de ses visites à la Grande Chartreuse, donna une rente de dix livres viennoises[82]. Aymon, par reconnaissance, promit de faire bâtir avec ces nouveaux revenus, une cellule qu’habiterait un religieux chargé, tout spécialement et à perpétuité, de prier pour la famille de Savoie. Édouard, ne voulant pas se laisser vaincre en générosité, promit, à l’instant même, cinquante livres viennoises pour aider à bâtir cette cellule. Mais cette nouvelle construction soulevait une assez sérieuse difficulté. Le nombre des Pères était fixé à treize, quatorze tout au plus[83], et, depuis près de deux siècles et demi, la Grande Chartreuse n’avait jamais dépassé ce chiffre ; cependant, le Chapitre général, ayant considéré qu’il se présentait souvent des Postulants qu’on ne pouvait recevoir pour ne pas excéder le nombre prescrit, fit une Ordonnance par laquelle il permettait de recevoir jusqu’à vingt religieux, dans le but de subvenir aux nécessités de l’Ordre, qui avait besoin de sujets pour les nouvelles maisons où l’on désirait surtout des profès de Chartreuse[84]. Toutefois, afin de conserver un souvenir du passé et pour maintenir le principe, on décida que les cellules ajoutées formeraient ce qu’on appela le second cloître, qui fut bâti à la suite et sur le plan de l’ancien. Au-dessus des portes des nouvelles cellules, on mit les mêmes lettres que dans le premier cloître ; seulement, elles étaient plus grandes pour éviter toute confusion ; on disait donc, par exemple : la cellule grand A, et la cellule petit A. Tous ces détails pourront paraître puérils : mais non, car s’il est sage de savoir se prêter aux exigences raisonnables de temps et de lieu, il est nécessaire de maintenir les principes ; or, un rien les conserve comme un rien les détruit. — Richard de Chausenc, sacriste et chanoine de Saint-Bernard de Romans, bâtit presqu’entièrement ce second cloître : pour cela, il abandonna aux Pères de la Grande Chartreuse un dépôt de 6.000 florins d’or qu’il leur avait confié[85].

Après avoir travaillé onze ans à reconstruire le monastère, Aymon désira prendre quelque repos pour se préparer à la mort. Il se démit de sa charge, et Dom Jacques de Vevey lui succéda. La tombe d’Aymon d’Aoste serait, à ce que l’on dit, la plus ancienne du cimetière actuel, ce qui semble très admissible, puisqu’il bâtit le cloître qui entoura ce nouveau cimetière.

Parmi les successeurs d’Aymon, plusieurs méritent que nous les fassions connaître d’une manière spéciale, et entre tous, le R. P. Dom Jean Birelle, qui du fond de sa cellule joua cependant à cette époque un rôle important dans l’Église et même dans le monde politique.

Jean Birelle, Limousin[86], profès et ancien Prieur de Glandier[87], fut élu Général en 1346. Un seul fait nous apprendra à connaître les éminentes qualités de ce grand homme. À la mort de Clément VI, en 1352, il allait être nommé Pape, la majeure partie du Sacré Collège étant décidée à lui donner sa voix : à cette nouvelle, Dom Jean, consterné, supplia son intime ami, le cardinal Talleyrand de Périgord, de faire porter les voix de ses collègues sur un autre sujet[88]. Talleyrand n’osa résister à cette demande, mais il le regretta et en eut des remords : Malheur à nous, disait-il, de n’avoir point choisi un tel pasteur, malheur surtout à moi qui ai donné ce conseil. Innocent VI[89], élu à la place de Birelle, lui offrit la pourpre romaine, que l’humble Chartreux ne voulut jamais accepter. Mais, mon Père, disaient parfois ses amis, vous avez cependant été sur le point d’être Pape ? et Jean répondait avec un doux sourire : Moi Pape ! je ne suis qu’un pauvre moine, je vivrai et mourrai dans mon cloître et pas ailleurs.

Cet homme si modeste eut un grand ascendant sur tous ceux qui l’approchèrent, car il était impossible de le connaître et de ne pas l’estimer. Amédée VI de Savoie, surnommé le comte Vert, lui donna toute sa confiance et le choisit pour son confesseur. Birelle fut intimement lié avec Humbert II, dernier Dauphin de Viennois. Ce prince, après la mort de son fils unique, eut la pensée de se retirer en religion, et Dom Jean l’engagea beaucoup à exécuter ce pieux désir ; Humbert songeait aux Chartreux, mais son sage directeur lui conseilla un Ordre moins austère et lui parla des Dominicains. Le Dauphin suivit cet avis si désintéressé. Avant de quitter le monde, il céda ses États à Jean le Bon (16 juillet 1349), mettant pour condition que le fils aîné du roi porterait le titre de Dauphin : c’est ainsi que le Dauphiné a été réuni à la France, et le Prieur de la Grande Chartreuse eut sa part, au moins indirecte, dans cette heureuse affaire. Plus d’un lecteur apprendra peut-être avec étonnement que Dom Jean Birelle comptait au nombre de ses amis l’illustre Pétrarque. Gérard, frère du poète, s’étant fait Chartreux, le chantre de Vaucluse vint lui rendre visite en 1352. Quelque temps après, il écrivait au R. P. Dom Jean Birelle : « Vous m’avez reçu avec une bonté tout exceptionnelle et accueilli comme un enfant de la maison ; je venais voir mon frère, Dom Gérard, et croyais n’avoir que ce seul frère à la Chartreuse, et j’ai vu bientôt que j’avais un frère dans chaque religieux du couvent[90]. » Pétrarque dédia aux Pères de la Grande Chartreuse un traité philosophique de sa façon sur les avantages de la solitude. Dans une de ses lettres, il avait parlé en termes fort louangeurs du R. P. Général, qui le lui reprocha sévèrement, et Pétrarque de répondre aussitôt : Vous m’avez, comme on dit vulgairement, bien lavé la tête, et j’avoue que votre savon mordait la peau. L’austère Chartreux, qui désirait voir Pétrarque employer son incontestable talent à des sujets sérieux, lui demanda un traité sur la dignité de l’homme. Le poète eut dans son saint ami un modèle parfait et bien capable de l’inspirer.

Dom Jean Birelle mourut en 1361, le 6 janvier, fête de l’Épiphanie. Après avoir reçu les derniers sacrements, il désira rester seul, et se traînant comme il put à l’oratoire de sa cellule, y demeura de longues heures en oraison, prosterné à terre et versant des larmes abondantes. Un frère, entendant ses soupirs, entra tout effrayé pour en connaître la cause et le trouva presque à l’agonie. La Communauté se rassembla aussitôt ; selon l’usage, un des moines lut à haute voix la Passion de Notre-Seigneur, que le vénérable moribond écouta avec le plus grand respect, ayant assez de présence d’esprit pour reprendre le lecteur par un signe lorsqu’il faisait quelque faute : car Birelle ne pouvait supporter que l’on se trompât en lisant le saint Évangile, ce livre de la Vérité par excellence ; enfin, lorsque l’on commença les Litanies des Saints, il rendit doucement son âme à Dieu. On trouva sur lui « un cilice bien plus rude que celui des autres Chartreux ; il était plein de nœuds, d’un poil très âpre, fait en forme de camisole, serré de tous côtés, ayant des manches et descendant jusqu’aux genoux[91] ». En apprenant la mort précieuse de Dom Jean, le pape Innocent VI s’écria avec une profonde douleur : Nous venons de perdre le premier clerc et le plus illustre moine du monde entier ! Et plus tard, au moment de paraître devant Dieu, Innocent VI pensa à Birelle et dit à ceux qui l’assistaient : Ah ! puisse mon âme se présenter au tribunal de la Justice divine aussi tranquille que s’y présenta l’âme du Père Dom Jean de la Chartreuse[92] !


Dom Hélisaire, choisi pour succéder à Dom Birelle, se montra digne en tous points de remplacer un si grand homme. Hélisaire (ou Elzéar) de Grimoard de Grisac était proche parent de saint Elzéar de Sabran et du bienheureux Urbain V. Depuis le commencement de l’Ordre, dit Dorlandus, dans sa Chronique[93], personne, excepté Lauduin, deuxième Prieur de Chartreuse, ne pratiqua à un si haut degré la vertu de mortification. « Au plus fort de l’hiver, c’est à peine s’il était vêtu, il marchait toujours nu-pieds et la tête découverte ; il passait des nuits et des journées entières en oraison, souvent même en extase, aussi arrivait-il maintes fois que, brisé par la fatigue et mourant de sommeil, il tombait à terre au milieu de sa cellule, dans le cloître ou ailleurs, et dormait quelques instants ; jamais il ne se couchait dans son lit. Toujours absorbé en Dieu, on le voyait comme ravi hors de lui-même en assistant au chœur ou en chantant la messe. Un dimanche — la veille du Chapitre général — il célébrait le Saint-Sacrifice en présence des Prieurs et de toute la Communauté, lorsqu’il entra en extase à la fin du Credo ; le diacre qui lui présentait le calice, suivant l’usage cartusien, ne put le faire revenir qu’après un certain temps et avec beaucoup de peine. Pareille chose lui arriva encore en chantant la messe du Saint-Esprit, au moment du Pater[94]. »

Le seul désir de ce vrai solitaire était de vivre inconnu. Son parent le Cardinal de Mende lui écrivait fréquemment, et notre Chartreux se contentait de lui répondre deux mots, à de rares intervalles, sur un méchant morceau de papier ou de parchemin. Le Cardinal s’en tint offensé à la fin, et chargea des Prieurs de notre Ordre qu’il rencontra de dire à leur Général que s’il agissait toujours ainsi, il ne lui écrirait plus désormais. Quand on lui fit cette commission, Hélisaire se contenta de répondre : C’est précisément tout ce que je désire[95].

Cet homme si austère, si dur pour lui-même, avait le cœur rempli de la plus tendre charité pour ses religieux. Tous le connaissaient sous le nom de bon Père : aussi, dans la Carte du Chapitre où l’on annonça sa mort — bien que ces sortes de pièces conservent toujours les formules officielles — il y eut cependant une exception pour lui et l’on s’exprima de la sorte : Obiit bonus Pater, Domnus Helisarius, Prior Cartusiæ. Le bon Père Dom Hélisaire, Prieur de Chartreuse, est mort[96].

C’est sous son généralat que la terrible Peste noire ravagea une partie de l’Europe, pendant trois ans. Dans la seule ville d’Avignon, au plus fort de la maladie, l’épidémie emporta jusqu’à quatorze cents personnes en un seul jour. L’Ordre des Chartreux fut cruellement éprouvé, il perdit neuf cents religieux ! À la chartreuse de Montrieux (près de Toulon), sur trente-cinq personnes, Pères, convers ou domestiques, il ne resta que le seul Dom Gérard Pétrarque. Animé d’un courage surhumain, il prenait soin de ses confrères dans leur maladie, et, après leur dernier soupir, les ensevelissait et les portait au lieu de leur sépulture[97]. L’héroïque charité de Dom Gérard fut partout publiée ; le chantre de Vaucluse admira l’intrépidité de son frère, et, plein d’estime pour le monastère de Montrieux, légua par testament vingt florins d’or à cette maison. En Dauphiné, la famine précéda la maladie : « Le sestier de froment qui ne valoit auparavant que dix sols fut vendu 90 sols. Ce prix étoit alors un excès sans exemple. Le peuple étoit contraint de brouter l’herbe dans les prés et de manger toute sorte de racines[98]. » La peste vint ensuite ; autour de la Grande Chartreuse, elle emporta les trois quarts des habitants de la Ruchère, et dans un hameau de Saint-Laurent-du-Pont ne laissa absolument personne ; de là, à ce que l’on prétend, le nom de Némos (Nemo, personne) que ce village porte encore.

L’Ordre des Chartreux, déjà si éprouvé par les ravages de la contagion, devait encore passer par des malheurs aussi grands sous le généralat du R. P. Dom Guillaume Raynaldy.


La Grande Chartreuse, comme nous l’avons dit plus haut, fut complètement brûlée en 1320 ; les différents Généraux, depuis Aymon d’Aoste, travaillèrent peu à peu à la reconstruire et à l’agrandir ; mais les travaux avançaient avec une telle lenteur que, la première année après son élection (1368), le R. P. Dom Guillaume se trouva dans la nécessité d’imposer une taxe générale pour subvenir aux impérieuses nécessités de la maison-mère. Trois années après, un accident fortuit mit le comble à tant de maux et plongea la Chartreuse dans la plus complète misère. Pendant l’été de 1371, les religieux, comme il était d’usage à cette époque, prenaient quelques moments de repos au milieu du jour, lorsque soudain le feu se déclara à la cuisine avec une extrême violence : les flammes sortent de tous côtés ; en un clin d’œil, l’église, le cloître, les obédiences, les chambres des Provinces, tout est en feu. Sans tarder, les religieux et les domestiques se mettent en devoir de maîtriser l’incendie ; le R. P. Dom Guillaume paraît à son tour sur le lieu du sinistre : du premier coup, il voit qu’il est impossible d’éteindre les flammes ; se souvenant alors des précieux manuscrits perdus en 1320, il élève la voix et s’écrie au milieu du tumulte : Mes pères, mes pères, ad libros, ad libros, que tout le reste brûle, mais les livres, sauvez les livres. À ce cri sublime, les religieux laissent les domestiques à leur travail ; pour eux, ils s’élancent de tous côtés, disputant, arrachant aux flammes ces manuscrits, ces livres auxquels ils attachaient un si grand prix.

Le plus pressé, à un certain point de vue, était de reconstruire les chambres des Provinces, afin d’être à même de loger les Prieurs, et de ne pas empêcher la réunion du Chapitre qui se tenait chaque année. Malgré le zèle avec lequel on se mit à l’œuvre, la Carte de 1372 constate que les travaux allaient bien lentement ; et comme on ne pouvait recevoir encore beaucoup de monde, elle règle que, pour le Chapitre suivant, il ne viendra avec les PP. Visiteurs que deux Prieurs seulement par Province. Comment, en effet, trouver de la place à la Correrie où les religieux de la Grande Chartreuse s’étaient réfugiés ? Ils vivaient là, entassés les uns sur les autres, mêlés aux Convers, aux Donnés, aux domestiques et aux étrangers. En conséquence, les PP. Définiteurs, comprenant la nécessité de tenir régulièrement le Chapitre, invitèrent les Provinces à rebâtir et même à agrandir leurs salles respectives devenues beaucoup trop petites et tout à fait insuffisantes.

Dès qu’on apprit en Europe la nouvelle de l’incendie de la Grande Chartreuse, on vint de tous côtés à son secours, tant cette maison était populaire. Le pape Grégoire XI fut le premier à envoyer son aumône et il se montra généreux ; les rois de France, Charles V ; d’Angleterre, Édouard III ; de Navarre, Charles II ; Jeanne, reine de Sicile ; Jeanne de Bourbon, comtesse de Forez, et beaucoup d’autres imitèrent son exemple ; et l’argent qu’ils donnèrent, dit une Chronique du temps[99], servit à la réparation de l’église.

Le R. P. Dom Guillaume s’occupa également de rebâtir le reste de la maison, entreprise considérable, car la Grande Chartreuse — par la force des choses — était devenue un établissement très important ; en 1371, elle se trouvait être le chef d’Ordre de cent cinquante maisons, divisées en dix-sept Provinces et répandues dans tous les pays de l’Europe. « Travaillez avec courage, disait la Carte du Chapitre de 1377, avancez rapidement la besogne, car l’année prochaine est une année bissextile, tous les Prieurs viendront ici » ; et, comme ils ne venaient jamais seuls, il eût fallu, pour loger au moins trois cents personnes, des bâtiments considérables ; or, les ressources dont on disposait étaient loin de l’être ; aussi, voyons-nous ce même Chapitre en 1375 recourir à tous les expédients pour faire quelques économies : « Défense, par exemple, à tout Prieur ou religieux de venir pendant l’année à la Grande Chartreuse pour affaire, si la chose peut se traiter par lettre ; défense aux Prieurs de passer le Pont et d’entrer sur le territoire de Chartreuse avant le jeudi qui précède le Chapitre général : de la sorte, il y aura peu de monde à héberger, ou bien ceux qui sont obligés de venir, resteront un peu moins longtemps, et ce sera toujours cela de gagné. » En 1378, le Chapitre, désireux d’achever ces interminables constructions, parle avec une certaine sévérité dans une de ses Ordonnances : « À notre avis, dit-il, on ne tient pas assez compte de l’appel qui a été fait à la générosité de toutes nos maisons ; pour nous, considérant que la Grande Chartreuse, écrasée de dettes à cause de toutes ces réparations, est incapable de continuer les travaux, nous commandons aux PP. Visiteurs d’établir une taxe et de contraindre les Prieurs à payer sans retard. » Le Chapitre donne la raison de cette sévérité : « Ces travaux qui n’en finissent point. ajoute-t-il, sont une cause perpétuelle de trouble, de bruit, d’ennuis, de dangers ; les ouvriers se disputent entre eux, et, ce qui est plus grave encore, on ne peut pas à la Grande Chartreuse, comme cela a toujours été l’habitude, observer parfaitement les Règles et Ordonnances de nos ancêtres, et cette maison ne peut être, comme par le passé, le miroir et la lumière de l’Ordre. »

Pressé d’en finir, le R. P. Dom Guillaume se décida à prendre une mesure extrême : il envoya ses Religieux mendier de tous côtés, chose évidemment bien nouvelle. Munis de lettres adressées aux princes, aux prélats, aux églises principales et aux Chapitres, quelques moines de la Grande Chartreuse parcoururent la France, l’Angleterre, l’Allemagne et la haute Italie pour rassembler les fonds nécessaires à la reconstruction du cloître, des cellules, du réfectoire et des autres bâtiments conventuels. Partout chacun fit à ces nouveaux quêteurs l’accueil le plus bienveillant, et l’on put enfin rebâtir entièrement la maison[100]. C’est alors pour la première fois, dit un manuscrit de l’époque[101], que l’on construisit des voûtes en pierre, et que l’on commença à remplacer les bardeaux ou tuiles de bois par des ardoises (tegulis lapideis).

L’Ordre a tenu à proclamer hautement que le pape Grégoire XI fut, dans ces tristes circonstances, le premier bienfaiteur et le principal restaurateur de la Grande Chartreuse. Le Souverain Pontife aimait à s’en faire gloire, et, dans une de ses bulles[102], il répétait avec plaisir ces paroles que lui avaient adressées les Chartreux : « Très Saint-Père, si vous n’étiez pas venu au secours de notre maison, elle n’aurait jamais pu être replacée dans l’état où elle se trouve aujourd’hui. » Il n’y avait rien d’exagéré dans ces paroles. Grégoire, nous l’avons dit, envoya immédiatement après l’incendie une aumône considérable, et dès lors, jusqu’à la fin de sa vie, ne cessa de subvenir aux pressantes nécessités des Chartreux. En 1375, il les exempte de toutes les redevances dues à la Chambre Apostolique[103] ; deux ans plus tard, retourné en Italie, il n’oublie point pour cela la Grande Chartreuse et donne une nouvelle bulle d’exemption datée d’Anagni[104] ; enfin, il lui légua par testament 10.000 florins[105] ; il aimait tant cette maison qu’il eut même la pensée d’y choisir sa sépulture. Les Chartreux, de leur côté, ne se montrèrent point ingrats : en 1375, le Chapitre général ordonne de dire dans tout l’Ordre, un tricénaire du Saint-Esprit « pour notre Très Saint-Père le Pape qui a déjà tant donné et qui nous donne encore avec tant de générosité ». À la mort de Grégoire XI (27 mars 1378), le Chapitre lui accorde un monachat et « de plus un tricénaire dans l’Ordre entier à cause de tout ce qu’il a fait pour la reconstruction de la Chartreuse, notre mère commune » ; enfin, dit Le Couteulx, qui écrivait au commencement du XVIIIe siècle, « tous les dimanches, on nous recommande nommément, au Chapitre après Prime, le pape Grégoire XI, notre insigne bienfaiteur[106] » ; et il en fut ainsi jusqu’en 1792.


Si les suites funestes d’un incendie peuvent se réparer tôt ou tard, il y a des malheurs dont les conséquences désastreuses sont d’autant plus irréparables qu’on ne saurait s’en rendre un compte exact de prime abord. Un malheur de ce genre vint, sous le gouvernement du R. P. Dom Guillaume Raynaldy, menacer, non pas seulement la maison-mère, mais l’Ordre tout entier.

À la mort d’Innocent VI, les Cardinaux élurent Guillaume de Grimoard, qui prit le nom d’Urbain V ; neveu du R. P. Dom Hélisaire de Grimoard, il portait une affection toute particulière aux Chartreux, qu’il désira prouver en leur accordant quelques grâces considérables : son choix fut loin d’être heureux.

Urbain V, ancien abbé de Saint-Victor de Marseille, habitué à la Règle de Saint-Benoît, était porté, d’instinct, à juger avec une certaine sévérité ce qui s’écartait de la Règle qui avait été le guide de sa vie : plusieurs points des observances cartusiennes se trouvaient en désaccord complet avec tout ce qu’il avait vu pratiquer, il voulut donc les modifier. Quelques-unes de nos observances peuvent, en effet, paraître d’une austérité intolérable à ceux qui les jugent de loin, sans en avoir fait l’essai par eux-mêmes ; il est aussi permis de croire qu’Urbain ne saisissait pas au juste toute la portée de ses réformes : tel usage n’aura pas de conséquence dans une abbaye bénédictine, qui sera un point essentiel dans un désert de Chartreux.

Le Souverain Pontife fit connaître au R. P. Dom Guillaume et au Chapitre qu’il venait de modérer la Règle primitive en quatre points et exigeait que l’Ordre acceptât ces mitigations. Urbain V voulait, premièrement, que le Prieur de la Grande Chartreuse portât la mitre et la crosse, puisqu’il était Supérieur général et que la chose se pratiquait de la sorte à Cluny ; — secondement, les Chartreux devaient dire chaque jour tout l’office au chœur, comme dans les autres Ordres ; — troisièmement, à l’imitation de tous les religieux, ils prendraient leurs repas au réfectoire, au moins une fois chaque jour ; — quatrièmement, en cas de maladie ou d’infirmité, on leur servirait en particulier de la viande, comme il est marqué dans la Règle de Saint Benoît[107].

Ces nouveaux règlements jetèrent la consternation parmi les membres du Chapitre ; mais comment échapper à ces mitigations qui leur faisaient horreur ? Le Souverain Pontife parlait, il fallait se soumettre. Cependant, comme présenter des observations respectueuses n’est jamais contraire à l’obéissance religieuse, les Prieurs, d’un commun accord, décidèrent, au moment même, que l’on supplierait le Pape de ne pas les forcer d’accepter ces adoucissements, et qu’on lui soumettrait les motifs sérieux qui portaient les Chartreux à les redouter comme la mort. On choisit comme ambassadeur près de Sa Sainteté, Dom Jean de la Neuville, prieur d’Avignon, bien connu de la Cour romaine où il remplissait une charge considérable avant son entrée en Chartreuse, et, de plus, lié tout particulièrement avec Urbain V, son ancien collègue dans plusieurs légations. Jean de la Neuville devait tenter l’impossible pour décider le Pape à revenir sur son projet : commission difficile et délicate, puisque Urbain V croyait accorder une grande faveur aux Chartreux en leur imposant ces mitigations. De fait, dès que le Prieur d’Avignon fut admis à l’audience : Ah ! lui dit aussitôt le Souverain Pontife, sans même le laisser parler, ah ! Père Dom Jean, vous ne sauriez croire à quel point j’aime votre Ordre, et c’est pour cela que je lui ai rédigé de nouveaux Statuts ; vous en avez déjà connaissance, je suppose. — Oui, Très Saint-Père, répondit humblement le Prieur d’Avignon, je le sais, mais daignez me permettre de vous le dire : ces nouvelles Règles, loin de nous être utiles, ne tendent à rien moins qu’à détruire notre Ordre, puisque vous nous forcez de transgresser les lois de nos ancêtres. — Ces paroles frappèrent Urbain d’étonnement ; sans s’arrêter, Dom Jean de la Neuville continua : « Si le Prieur de la Grande Chartreuse est Abbé, il doit tenir un rang en rapport avec sa dignité, mais les revenus de cette maison sont si minimes, qu’ils n’y suffiront même pas, et alors comment faire face aux autres dépenses indispensables pour l’entretien de la Communauté ? Si nous sommes obligés d’aller tous les jours au réfectoire pour prendre nos repas en commun, bientôt on introduira des changements dans la nourriture. S’il faut chanter tout l’office au chœur, notre solitude disparaît en grande partie, car nous serons sans cesse hors de nos cellules, allant, venant dans le cloître, et la solitude, c’est notre vie, notre but par excellence ; au milieu de ce va-et-vient, qu’il sera difficile de méditer, de contempler, et cependant la contemplation n’est-ce point ce qui nous distingue des autres religieux ? Enfin, si l’on accorde aux malades l’usage des aliments gras, n’est-il pas à craindre que plusieurs ne se croient trop facilement malades et que, s’ils le sont en réalité, ils ne prennent goût à leur maladie ? L’infirmerie sera souvent pleine, le chœur souvent bien vide, et de tout ceci que résultera-t-il ? Notre Ordre tombera dans le relâchement, comme plusieurs autres, hélas ! y sont tombés[108]. »

Le bienheureux Urbain V, qui certes n’avait jamais eu en vue un pareil résultat, fut frappé de ces raisonnements et effrayé des conséquences si graves que Dom Jean lui mettait sous les yeux. Profondément humble, il ne craignit point de se déjuger, et se tournant vers les Cardinaux qui l’entouraient, il leur dit : « Laissons les Chartreux dans leur antique simplicité ; ils ne veulent point des adoucissements que je croyais pouvoir leur offrir, laissons-les suivre leurs pieux désirs et persévérer courageusement dans leur primitive observance. » Belles et nobles paroles qui montrent et avec quelle droiture Urbain V agissait dans cette affaire et avec quelle énergie les Chartreux défendirent les austérités de leur Règle. Les arguments d’ailleurs mis en avant par le Prieur d’Avignon étaient très forts ; pour ne parler que du premier point, par exemple, si le Prieur de la Grande Chartreuse était devenu Abbé, peu à peu cette dignité aurait été infailliblement conférée aux Supérieurs des principales maisons, et alors comment ces chartreuses changées en abbayes auraient-elles pu se soustraire à la Commende, déplorable abus qui jeta forcément tant de monastères dans le relâchement ? Une modification de minime importance peut amener de lamentables perturbations dans la vie d’un Ordre religieux : tenir aux moindres Règles, c’est le salut des Communautés !

Les Chartreux ne purent cependant refuser tous les changements que le Pape eut la pensée de leur imposer ; ils reçurent de Rome, assez peu de temps après ce que nous venons de raconter, une lettre pontificale, dont nous extrayons les passages suivants : « Urbain, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses chers fils, les Prieurs, moines, clercs, convers de la maison de la Chartreuse, au diocèse de Grenoble, et des autres maisons de l’Ordre des Chartreux, salut et bénédiction apostolique… Nous savons que vous avez l’habitude de sortir sans chapeau par quelque temps qu’il fasse, par le vent, le soleil ou la pluie ; votre Statut ne vous prescrit rien sur ce point, mais c’est un usage très ancien et vous n’oseriez, pour ce motif, agir autrement : Nous, considérant que cela peut vous être nuisible et qu’en agissant différemment vous ne manquez, en aucune manière, aux prescriptions de votre Statut et ne compromettez en rien l’honneur de votre Ordre : de notre propre mouvement, sans y être déterminé par vos demandes ou celles de qui que ce soit, par pure bonté, vous octroyons, nonobstant toute coutume pour ancienne qu’elle puisse être, la permission de porter : les moines un chapeau noir, les convers un chapeau de couleur sombre (gris ou brun). Ces chapeaux, bien qu’ils n’aient pas la même couleur pour tous, seront pour tous de la même forme et semblables à celui que, de nos propres mains, nous avons posé sur la tête de notre cher fils Jean, prieur de la chartreuse de Saint-Alban, près de Trèves, lequel se trouve actuellement en cour de Rome par ordre de son Supérieur général. Donné à Rome, près Saint-Pierre, aux ides (13) de novembre, l’an septième de notre Pontificat[109]. »

Les Chartreux obéirent ; de telle sorte néanmoins que si la santé y gagna, la vanité n’y put trouver son compte. Le Chapitre de 1376 rédigea une ordonnance conçue en ces termes : Les chapeaux ne doivent pas être raides et épais, ni recouverts de drap noir à l’extérieur, comme ceux des prélats ; nous voulons qu’ils soient en feutre avec une lanière de cuir noir autour.


Au moment même où le pape Urbain V proposait ces migrations, le Chapitre général de 1368 donnait une nouvelle édition des Statuts de l’Ordre, et c’est précisément à ce propos que le Souverain Pontife songea à des adoucissements : il y était amené, du reste, par la force même des choses. « Après la terrible Peste noire, on remarqua partout, jusque dans les monastères, un grand vide du côté des observances régulières : ce qu’il y avait de plus considérable par l’âge, le mérite et les exemples, avait péri en assistant les malades ou par le malheur commun de la contagion. Un certain relâchement s’introduisit dans les Ordres jusque-là les plus exemplaires. Tant il est vrai que l’esprit de l’homme va, vient et ne demeure jamais dans le même état[110]. » On pouvait donc se demander si les tempéraments affaiblis supporteraient encore les austérités des anciens jours, et le pape Urbain V, voyant l’Ordre des Chartreux plus que décimé par la mort, crut de son devoir d’examiner si les survivants, trop peu nombreux dans chaque maison, ne succomberaient point écrasés sous le poids des observances primitives devenues trop lourdes à la suite de si rudes épreuves. Quant aux Chartreux, choisissaient-ils le moment opportun pour s’occuper de leurs Statuts, convenait-il bien à cette heure de fatigue et de découragement d’entreprendre un travail si délicat et si plein de difficultés, le titre seul de Nova Statuta donné à l’édition de 1368 n’était-il pas un nom de mauvais augure ? Ce que nous venons de raconter au sujet des mitigations offertes et même imposées par le Pape, nous fait bien voir que ce titre de Nouveaux Statuts ne peut éveiller, en aucune manière, l’idée de nouveautés, moins encore de relâchement dans la discipline ; si les Chartreux avaient eu le désir d’innover, l’occasion se présentait d’elle-même ; nous avons vu, au contraire, qu’ils défendirent vaillamment et avec succès leurs vieilles et vénérables coutumes. Sans doute, les Nova Statuta sont plus complets, plus détaillés que les Consuetudines du XIIe siècle, mais perfectionner est un louable et très heureux changement ; sans doute encore, il y a, en plusieurs points, des différences entre les Coutumes de Guigues et les Statuts de 1368, mais la Règle écrite pour une seule maison pourra-t-elle être appliquée, à la lettre, à cent cinquante répandues en tous pays, en tous climats ? Il y a des compensations, et telle observance très austère peut être remplacée par une autre qui l’est moins et qui mate tout autant la nature. Les Canons pénitentiaux ne sont plus en usage dans l’Église, l’Église pour cela est-elle « obscurcie » comme disaient les Jansénistes ? C’est faute d’avoir bien compris cette idée si simple et si vraie que M. de Rancé attaqua Dom Le Masson avec beaucoup de véhémence et pas assez de motifs. On parlait fort, de son temps, du retour aux pratiques de la primitive Église, c’était la grande thèse des Jansénistes les plus avancés, et ils savaient à merveille qu’elle mènerait loin certains esprits. L’Abbé de la Trappe se laissa trop séduire par ce « retour à la vénérable antiquité » ; il fallait, avant tout, savoir ce que l’on pouvait raisonnablement supporter ; lui-même l’expérimenta. Avec son intrépide courage, malgré toute la bonne volonté de ses religieux, il lui fut impossible de mettre en pratique plus d’une austérité de l’ancienne Règle de Gîteaux[111].

Le R. P. Dom Guillaume, qui avait refusé la dignité abbatiale, se vit sur le point de monter au faîte des grandeurs : à la mort de Clément VII (1389), vingt-six Cardinaux entrèrent en conclave pour l’élection d’un Pape, et onze d’entre eux donnèrent constamment leurs voix au Prieur de la Grande Chartreuse. Le Pontife nommé à sa place voulut au moins l’honorer de la pourpre cardinalice ; sur un refus de Guillaume, le Pape insiste, il presse, il menace, il va même jusqu’à le punir avec rigueur ; l’humble Chartreux répondait toujours : À mon âge, ce n’est pas la pourpre qu’il me faut, c’est un linceul. Édifié et vaincu, le Souverain Pontife n’osa plus insister davantage[112].


Les dernières années du R. P. Dom Guillaume de Raynal se passèrent dans la plus profonde tristesse à la vue des souffrances de l’Église, divisée, déchirée par le schisme.

À la mort de Grégoire XI, à cause d’une seconde élection, qui, si on la jugeait par certains côtés, pouvait alors paraître plus légitime que la première, il y eut deux Papes : Urbain VI à Rome et Clément VII à Avignon. L’Europe, livrée à la plus grande incertitude, se divisa en deux partis : quant aux Ordres religieux, ils suivirent le mouvement général de leurs pays respectifs. On pouvait effectivement obéir de bonne foi à l’un ou à l’autre Pape, et c’est pourquoi l’on vit des Saints et des Saintes à miracles dans les deux obédiences.

Les Chartreux allemands et italiens adhéraient au Pape résidant à Rome ; les français et les espagnols, à celui d’Avignon. L’Ordre, divisé en deux camps, dut avoir deux chefs, voilà pourquoi Urbain VI nomma Visiteur général le Prieur de Naples, Dom Jean de Bari ; peu après, dans un Chapitre tenu à Rome, il fut élu Général et vint habiter la chartreuse de Florence. Son successeur, homme de très grande vertu, Dom Christophe, prieur de Maggiani, fixa sa résidence à Seiz en Autriche : cette maison, la plus ancienne de toutes celles d’Allemagne et d’Italie, devait jouir de tous les privilèges de la Grande Chartreuse, et servir comme de maison-mère aux religieux de l’obéissance d’Urbain VI, jusqu’à l’entière pacification de l’Église. Le R. P. Christophe mourut le jour de saint Augustin 1398. Les profès de Seiz ayant reçu de leur Chapitre tous les droits des profès de Chartreuse, nommèrent pour Supérieur général Dom Étienne Maconi ; impossible de faire un meilleur choix. Étienne avait été secrétaire de sainte Catherine de Sienne qui, en mourant, lui commanda d’entrer chez les Chartreux.

Le premier acte du nouveau Général montra de suite quelle ligne de conduite il tiendrait et tout ce que l’on pouvait attendre de lui : il accepta la charge qui lui était offerte, mais à condition de rester libre d’y renoncer dès que cette démarche lui paraîtrait nécessaire pour le bien de l’unité et de la paix. Chacun applaudit à cette manière d’agir si noble et si désintéressée. Dom Étienne, sans perdre de temps, se mit en rapport de lettres avec la Grande Chartreuse ; mais il comprit sans peine que, cette division provenant uniquement de celles qui déchiraient l’Église, il fallait attendre la fin du schisme pour s’occuper efficacement à réunir tous les Chartreux sous un seul et même chef.

Vers cette même époque mourut le R. P. Dom Guillaume (15 juin 1402), qui fut remplacé par Dom Boniface Ferrier. Né à Valence d’Espagne, dit Tracy, et frère de saint Vincent Ferrier, Boniface ayant pris le degré de docteur en l’un et l’autre droit, exerça la magistrature dans sa ville natale et contracta un mariage ; mais étant devenu veuf, il se retira à la chartreuse de Porta-Cœli, dont il devint Prieur[113]. Il donna lui-même l’habit à un de ses fils, et commença le petit discours qui se fait en pareille occasion par ces paroles du Psaume : Filius meus es tu, ego hodie genui te[114], qui se prêtaient parfaitement à la circonstance. Quatre ans après sa profession, son mérite le fit nommer Prieur de la Grande Chartreuse ; il y résida peu, étant sans cesse employé par le Pape d’Avignon, ce qui l’empêchait de s’occuper, comme Étienne Maconi, de tout ce qui pouvait rendre la paix à l’Ordre des Chartreux.

Dom Maconi cherchait toujours une occasion de rétablir l’unité, il la trouva enfin. La grande assemblée tenue à Pise, en 1409, venait d’élire le pape Alexandre V, auquel se rallia presque toute la chrétienté : l’union faite dans l’Église, il devenait facile alors de réunir les Chartreux en un seul corps. C’est pourquoi le Chapitre général tenu à Seiz donna au R. P. Dom Étienne les plus amples pouvoirs pour mener à bien cette grande affaire de la réunion. Dans ce but, Maconi, au mois de janvier 1410, se rend à Strasbourg, y convoque une réunion de ses principaux Prieurs et de quelques Prieurs français ; ils examinent ensemble la question, et, étant tombés pleinement d’accord, Dom Étienne part pour la Grande Chartreuse où il arriva peu de jours avant le Chapitre général. Tous l’accueillirent avec le respect dû à son rang, à sa vertu et à son amour pour l’Ordre ; il désira saluer chaque religieux, puis s’enferma deux jours en cellule sans voir personne, seul avec Dieu.

Le lundi 21 avril 1410, le Chapitre tint une séance qui empruntait à la circonstance présente une solennité tout exceptionnelle. Le P. Scribe donne lecture de la renonciation du R. P. Dom Boniface Ferrier ; alors le R. P. Dom Étienne Maconi se lève, s’avance au milieu de l’assemblée, et lui-même annonce qu’il se démet de sa charge. Aussitôt les Définiteurs se rassemblent pour élire un Général ; frappés de l’air de sainteté répandu dans toute la personne de Dom Maconi, et profondément édifiés de son admirable conduite, ils voulurent par déférence l’admettre au nombre des Électeurs ; mais, aussi sage qu’il était humble, Dom Étienne refusa cet honneur insigne, dans la crainte que sa participation au vote ne soulevât dans la suite quelque difficulté.

Les Définiteurs nommèrent à l’unanimité le vénérable P. Dom Jean de Griffenberg, prieur de la chartreuse de Paris, et qui avait beaucoup travaillé pour la réunion de l’Ordre. Ce choix — très habile — plut à tout le monde : si Dom Jean était de l’obédience française, il appartenait à l’Allemagne par sa naissance ; aussi, Français et Allemands se déclarèrent satisfaits, et dès lors la paix la plus profonde régna dans l’Ordre entier, où il n’y eut plus qu’un seul troupeau et qu’un seul pasteur.

« Cette union, objet de tant de désirs, dit un de nos Annalistes[115], fut surtout l’œuvre des Chartreux d’Allemagne ; aussi, pour en perpétuer le souvenir, l’Ordre voulut-il accorder aux Prieurs de cette nation des marques toutes spéciales de distinction pendant leur séjour à la Grande Chartreuse au temps du Chapitre général ; par exemple : ils occupent les premières places à l’église et dans toutes les réunions, ils invitent le Révérend Père à dîner dans leur salle pour montrer qu’ils sont à la Grande Chartreuse tout à fait comme chez eux et non point comme des hôtes que l’on accueille[116] ; lorsque le Père Général se rend au Chapitre et qu’il en sort, les Prieurs allemands l’entourent et l’escortent comme s’il leur appartenait plus spécialement, et pour signifier qu’ils sont ses défenseurs les plus fidèles et les plus intrépides. »

    Cartusiense, 1 vol. in-18. Gratianopoli, Baratier, 1869, 3a Editio, cap. XXIII, No 41, p. 196. Sacrista lavat vestimenta sacerdotalia intra domum. )

  1. Tituli Funebres, Titr. XXXII.
  2. Plus tard Pape sous le nom de Sylvestre II.
  3. De la famille d’Hartenfaust, dont une branche existe encore en Belgique.
  4. Tome IX, p. 245.
  5. Labbe, Concil., X, 365.
  6. Cumque faveret ei fortuna per omnia, jamque hunc præferremus omnibus et merito, omnia postposuit Christo… (Titul. lii. S. Mariæ Remensis Metropolis.)
  7. Apud Boll. Acta SS. vi oct., no 387.
  8. Mabillon, Annal., lib. LXI, no 66.
  9. Tit. XLVII, XLVIII, CXXXIX et CXLIII. Clericus, post Monachus, dein Eremita.
  10. Guig., Vita S. Hug. Gratian., curante cl. Canonico Bellet, p. 15.
  11. Guib. Novig., De Vita sua, lib. I, c. XI. Migne, t. CLVI, col. 853.
  12. Mabillon, Annal., VI, lib. LXX. Hist. Littéraire, XI, 241. Acta SS., VI oct., no 508. Dom E. Du Creux, Vie de saint Bruno, p. 221.
  13. La vallée de Chartreuse prend son nom du village de Saint-Pierre-de-Chartreuse : on disait autrefois, Chartrousse ou Chartrosse, prononciation que l’on trouve encore maintenant dans le mot Chartrousette ou Ohartrosette.
  14. Brevis Historia Ord. Cartus. apud Martène ; Veter. Scriptor. Amplissima Collectio ; t. VI, p. 150. — Cette vision, rapportée aussi dans la Vie de saint Hugues de Grenoble par Guigues, qui la tenait de la bouche même du Saint, n’a jamais été mise en doute par qui que ce soit, même par Baillet l’hypercritique.
  15. Nos Pères ne pensaient point que leur Institut était une petite source qui devait être plus tard un grand fleuve. Le Masson, Annales, p. 32. — Dom Du Creux (p. 88) s’ex prime encore plus catégoriquement.
  16. L’Archéologie au monastère de la Grande Chartreuse, par F. de Saint-Andéol, p. 6.
  17. Le Masson, Annales, p. 5.
  18. Notes (écrites vers 1830) par un Chartreux anonyme. — Le R. P. Dom Hilarion Robinet écrivait, le 14 septembre 1782, à l’historien Tracy : Il y a à Saint-Pierre-de-Chartreuse des familles qui remontent jusqu’au temps de saint Bruno. (Tracy, op. cit., p. 35, note.) Outre les Brun, nous citerons encore les Bigillon, qui reçurent aussi les premiers Chartreux.
  19. Le Masson, Annales, p. 5.
  20. Annal., t. V, p. 203 : « In alium locum maxime horridum secedere consueverat. »
  21. Saint Hugues demanda seulement une petite redevance annuelle destinée à rappeler le souvenir des bienfaits de l’Église de Grenoble envers l’Ordre des Chartreux. Cette redevance consistait en quinze petites portions de beurre et un quintal de fromage blanc. Les quinze petites portions de beurre étaient pour l’Évêque, le doyen et les plus anciens chanoines ; le fromage était distribué au reste du clergé de la cathédrale. Les Chartreux s’acquittèrent de cette obligation jusqu’en 1792. — Barthélémy, Histoire de Grenoble. Ms. cité par M. A. Du Boys, Vie de saint Hugues, p. 75.
  22. Guibert. Novigent., lib. I, c. XI.
  23. Consuetudines, passim. — Le Masson, op. cit., p. 5.
  24. Semper solus ero, cella retinente trimembri, dit le Chartreux Nigellus dans son Speculum. Ce poète écrivait au milieu du XIIe siècle.
  25. Vita S. Stephani Obazin., apud Baluze. Miscel.
  26. Fons non longe a cellis. Ex. antiq. manusc. Montis Dei, cité par Le Couteulx, ad ann. 1084.
  27. Idem, ibid., et Guibert, De vita sua, lib. I, cap. XI. Il visita la Grande Chartreuse en 1104. Guibert, loco citato.
  28. Le Masson, Annales, p. 55.
  29. Consuetudines, cap. xx.
  30. Petit village au Nord de la Chartreuse.
  31. Notes par un Anonyme.
  32. Guigues dans son Catalogus chronologicus prœdecessorum, cité par Le Couteulx, ad hunc annum.
  33. Le Couteulx, ad ann. 1088. Il cite le Catalogus chronologicus.
  34. Lettre d’Urbain II.
  35. Tracy, op. cit., p. 51.
  36. Si maneret manerent, si abiret abirent. Vie de saint Bruno, par Dom Blömenvenna ; ap. Acta SS., vi oct., no 512.
  37. Lettre d’Urbain II à l’Abbé de la Chaise-Dieu ; apud Acta SS., p. 632.
  38. Brev. Histor. ap. Martène.
  39. Consuetudines, cap. XXXI.
  40. Brevi tempore. Manuscrit de la chartreuse du Mont-Dieu, apud Le Couteulx, anno 1090. La charte de fondation de la chartreuse de Calabre est du mois de décembre 1090.
  41. Ces rôles ou Rouleaux des morts, Rotuli, portaient aussi le nom de Brève, Brevis. parce que l’on y relatait brièvement les principales qualités du défunt, ou qu’on y inscrivait, en deux mots, les prières que l’on promettait de dire pour le repos de son âme. Participationem orationum concedimus et Brevibus et Rotulis mortuorum qui pro mortuis deferuntur. Antiq. Statuta. IIa Pars, cap. XXXII. § 10. — Les prières elles-mêmes que l’on devait réciter en entendant la lecture d’un Rouleau ou d’une Brève s’appelaient une Brève, et c’est le terme dont les Chartreux se servent encore aujourd’hui lorsque « l’on dénonce un Obiit » au Chapitre après Prime.
  42. Titulus XII. Le Prieur de Chartreuse était alors Pierre de Béthune, le vieil ami de saint Bruno à Reims, son premier compagnon à Molesme et à Sèche-Fontaine.
  43. Ils ont été publiés pour la première fois vers 1515 à Bâle, chez Amorbach.
  44. Guigo, Vita S. Hugon, p. 15.
  45. Acta SS., p. 638, no 550.
  46. Laudandus, sanctus Bruno,
    Fuit in multis, sed in uno,
    Quia fuit œqualis vitœ :
    Vir in hoc specialis…

  47. Voir surtout : de Fonte Lucis, et son Prœcordiale.
  48. Chorier, Histoire générale de Dauphiné, t. II, p. 16. — Guy Allard s’exprime à peu près dans les mêmes termes : « On avait autrefois tant de vénération pour sa mémoire (de saint Bruno), qu’on y fit une époque à compter depuis sa venue. » Dictionnaire du Dauphiné, publié par H. Gariel, t. I, vo Bruno.
  49. Hugues le Chapelain ne mourut qu’en 1131. (Obituaire de la Grande Chartreuse, 21 octobre.)
  50. Institutum Cartusianum tunc sola traditione constabat. Le Masson, Annales, p. 33.
  51. Denis le Chartreux, De prœconio Ordin. Cartus., inter Opera insigniora, 1 vol. in-fol., 1559, p. 573.
  52. Apud Tracy, op. cit., p. 242.
  53. Le Couteulx, ad ann. 1132. Il reproduit mot à mot le récit de deux ouvrages du temps : La Chronique des cinq premiers Prieurs de la Grande Chartreuse (Labbe, Biblioth. , t. I) et la Vie de saint Étienne d’Obazine qui vint à la Chartreuse quelque temps après l’accident.
  54. Brevis Historia, p. 64. D’après la tradition, la cellule restée debout était celle qu’avait habitée saint Bruno.
  55. Consuetudines, cap. LXXVIII, 1.
  56. Obituaire de la Grande Chartreuse, Mss.
  57. Le Couteulx, ad ann. 1132.
  58. D’après la tradition, saint Hugues de Lincoln, qui se fit Chartreux vers 1160, aurait habité la cellule marquée actuellement de la lettre F.
  59. Morozzo, Theatrum Chronologicum S. Ordinis Cartus., 1 vol. in-fol., 1681, p. 37.
  60. Vita Hugonis II, ap. Le Vasseur, Ephem., 7 mai.
  61. Dans la suite, l’octave de saint Bruno tombait précisément ce jour-là.
  62. Ephemerides, ad diem 13 oct.
  63. Le Masson, Annales, p. 295.
  64. L’autel de Guigues, dit-on, existerait encore, et nous l’avons vu ; supposé qu’il soit vraiment de l’époque, il a perdu tout son cachet ; car il a été, incontestablement, taillé ou retaillé au XVIIIe siècle, et il est bien loin d’avoir les proportions colossales qui étonnaient si fort Dom Le Masson.
  65. Souvenirs de Dom Ephrem Coutarel. — Nos Statuts supposent, en effet, qu’on lavait les chasubles. (Ordinarium
  66. Le Masson. Annales. p. 294.
  67. Vie de saint Antelme, par un contemporain. (Acta SS., XXVI jun., cap. II.)
  68. Voir sur S. Antelme sa nouvelle Vie par Mgr A. Marchal, 1 vol. in-8°, Lecoffre. C’est la plus complète.
  69. Canton de Goncelin (Isère).
  70. Aujourd’hui Saint-Maximin.
  71. Magna vita S. Hugonis Lincolniensis, éditée par le Révérend J. Dimock. Un beau vol. in-8°. Londres, Longman, 1864. — Il existe une très bonne Vie de saint Hugues, par un Religieux de la Grande Chartreuse, 1 vol. in-8°.
  72. Abrégé français de Le Couteulx, ad ann. 1320.
  73. L’ancienne orthographe, Entremonts, était plus correcte. Intermontes, dit Guigues au chapitre LXXVI de ses Coutumes.
  74. Abrégé français de Le Couteulx, ad ann. 1320.
  75. Domus Cartusiœ in Sabaudia, dit la Carte du Chapitre de 1382. — C’est François Ier qui annexa à la France la Chartreuse et Entre-deux-Guiers en 1537. Le Couteulx, Supplément aux Annales, Mss.
  76. Vetus Chronicon, ap. Ephemerides, p.1259.
  77. Histoire de Dauphiné, t. II, p. 351.
  78. Analyse des Titres de Chartreuse.
  79. Entre autres, huit cents livres de pain par semaine.
  80. Dorlandus, Chronicon, lib. IV, cap. XVIII, p. 219.
  81. Repertorium Privilegiorum…, 1 vol. in-fol. Amorbach. Basileae, 1519, p. 22. C’est le Bullaire Cartusien.
  82. Acte fut dressé le même jour, 5 septembre 1324. Cartular. Maj. Cartus. Ms. i, f. 124.
  83. Consuetudines, LXXVIII, i. — Quand une maison composée de 14 moines prendra son Prieur dans une autre chartreuse, alors il y aura 15 religieux. (II. P. Stat. Antiq., V, 33.) S’il n’y a que 13 cellules et 14 moines, Dom Procureur seul n’aura pas sa cellule au grand cloître ; s’il y a 15 religieux, Dom Prieur également habitera hors du cloître. (Ibid., XXII, 6.)
  84. Annal., ad ann. 1324.
  85. Annal., ad ann. 1332.
  86. Né probablement à Chamboulive (Corrèze). Voir notre Histoire de Glandier, p. 82.
  87. Près de Pompadour (Corrèze) ; cette chartreuse existe encore.
  88. Vie du P. Dom de Lauzeray, p. 123.
  89. Né aux Monts, à une demi-lieue de Glandier.
  90. Lettre du 25 avril 1353.
  91. Tracy, op. cit., p. 259. — Dorlandus, op. cit., lib. IV, cap. XXII, p. 239.
  92. Brevis Historia, ap. Martène ; Amplissima Collectio, t. VI.
  93. Lib. IV, cap. XXIII, p. 241.
  94. Brevis Historia.
  95. Dorlandus, op. cit., p. 245.
  96. Brevis Historia ; Dom Hélisaire de Grimoard mourut un vendredi, le 11 juin 1367.
  97. Papon, Histoire de Provence. t. III. D. 177.
  98. Guy Allard, Description historique de Grenoble.
  99. Brevis Historia.
  100. Brevis Historia, loc. cit.
  101. Speculum Ordinis Cartusiensis.
  102. Bullarium Cartusiense, Bulla 95, fol. 27.
  103. Dans l’espace de quatre siècles, nous trouvons vingt-six bulles pontificales exemptant les Chartreux de toutes décimes, à cause de leur pauvreté, pro relevanda paupertate sua. Innocent VI les dispensa même de donner les subsisdes pour la Terre-Sainte. Bullarium Cartus., fol. 17.
  104. Elle est du 16 des calendes d’octobre. Bullarium, Bulla 96.
  105. D’Achery, Spicilegium, t. VI, p. 632.
  106. Le Couteulx, op. cit., ad. ann. 1378.
  107. Dorlandus, Chronicon Cartusiense, lib. IV, cap. XXIV, p.248.
  108. Dorlandus, loco citato.
  109. Bullarium Cartusiense, fol. 26.
  110. Rohrbacher, Histoire de l’Église, t. X, p. 577.
  111. Histoire de Rancé, par l’abbé Dubois, liv. VI, ch. XIV, pp. 695-696.
  112. Vetus Chronicon Majoris Cartusiœ, cité dans les Ephemerides, au 15 juin.
  113. P. 263.
  114. Ps. II, 7.
  115. Le Masson, Annales, p. 205.
  116. Arrivés sur le pont qui se trouve sur la route de la Correrie, les domestiques des Prieurs d’Allemagne, dit-on, avaient seuls le droit d’y décharger leurs armes ; ce pont se nomme encore aujourd’hui le Pont des Allemands ; nous dirons plus loin l’origine vraie de ce nom.