La Grande Famille (J. Grave)/Ch. I.

La bibliothèque libre.
P.-V. Stock, éditeur (p. 1-24).


SOUS L’UNIFORME





I


— Portez… armes !… Pas comme ça, nom de Dieu !… Les mains gauches dans le rang !… Plus vivement que ça… Nous allons recommencer le mouvement.

Reposez… armes !

La crosse ! nom de Dieu !… que l’on n’entende résonner qu’un seul coup de crosse, quand le fusil arrive à terre.

Nous allons voir si vous allez mieux réussir, ce coup-ci !

Et, après avoir laissé peser, quelques secondes, son regard sur les rangs, immobiles, le sergent reprit :

— Portez… armes !… Numéro trois !… nom de Dieu !… cette main gauche !… Et vous, numéro six !… ouvrez le port d’arme !… Numéro dix !… allongez le bras… Quelle bande de rosses !… Il n’y a pas moyen de rien leur faire entrer dans la tête… puisque vous voulez aller comme cela, attendez… je vais vous en faire bouffer du port d’arme… et en décomposant encore ; nous verrons si vous arriverez à manœuvrer avec ensemble… Numéro cinq ! levez la tête !

Nous sommes sur le terrain de manœuvres qui entoure les baraquements de Pontanezen, une annexe de la caserne du 2e régiment d’infanterie de marine de Brest. Ce casernement de Pontanezen est situé sur la route de la Vierge, à environ quatre kilomètres de Brest.

Le sergent qui se démène ainsi, engueulant les hommes placés sous ses ordres, est un petit freluquet, à figure presque imberbe, aux cheveux pommadés, avec raie au milieu de la tête, le faux-col dissimulé sous la cravate d’ordonnance, portant manchettes et képi de fantaisie, esquissant des effets de torse ; il se nomme Bouzillon.

Depuis quelques mois les recrues sont arrivées au corps ; on leur fait recommencer, en ce moment, sous le nom d’école de section, les exercices qu’elles ont déjà faits, sous le nom d’école du soldat ; avec cette différence, qu’aujourd’hui, on manœuvre sur deux rangs au lieu d’un.

Le sergent Bouzillon est donc en train d’inculquer, aux défenseurs de la patrie, les saines notions de l’école de section… et de l’aménité militaire.

Il gueule d’autant plus, qu’il sent les officiers sur son dos, à quelques pas de lui, arrêtés à le regarder, et qu’il faut faire preuve de zèle.

Tant pis, si, à force de rester trop longtemps sur le même mouvement, les hommes du peloton sentent s’ankyloser leurs bras sous le poids du fusil, il faut que Bouzillon montre aux officiers qu’il « connaît son affaire ». Il concourt pour le tableau d’avancement, il veut avoir de bonnes notes, les hommes trimeront. Il passe donc devant le rang, inspectant la position de chacun, rectifiant le port de l’arme, faisant ouvrir ou resserrer l’angle formé par la position des pieds.

Quelle que soit la fatigue des hommes, qu’ils se gardent de la laisser voir ! si, par l’effet de son poids, le fusil a des tendances à descendre le long de la cuisse, l’aimable appellation de « Jean-foutre », « d’andouille », « de bougre d’idiot », ne tarde pas à le ramener à l’attitude réglementaire ; tandis que le prétexte de rectifier la position fournit l’occasion de laisser le peloton plus longtemps sur le mouvement.

Enfin ! après avoir bien rectifié, bien engueulé, bien sacré, Bouzillon commanda : « Présentez… armes !… » mais à ce moment le clairon de garde sonna la berloque, et ce fut aussitôt une débandade dans la cour de Pontanezen.

Poussant des cris, s’interpellant, courant déposer leurs armes, heureux d’échapper à la surveillance des gradés, les jeunes soldats faisaient du bruit pour se donner un moment l’illusion d’une liberté factice, et folâtraient comme des gosses échappés, momentanément, à la surveillance du pion.

Dans les chambres, les malades, ceux qui, sous un prétexte ou sous un autre, avaient trouvé le moyen de « couper » à l’exercice, accueillaient les arrivants par des quolibets, auxquels ceux-ci ripostaient en les traitant de « tireurs au cul ».

Les interpellations se croisaient, c’était un brouhaha d’engueulades où l’on ne se reconnaissait plus ; mais, peu à peu, le silence se fit. Les uns s’étaient mis à graisser leur fusil avant de le mettre au râtelier, d’autres rangeaient leur sac sur les planches, pendant que les soldats désignés par le caporal de semaine pour être de corvée, endossaient de vieilles capotes réformées, portant sur l’un des bras, en gros chiffres de drap rouge, le no de la compagnie ; d’autres enfin, que l’appétit talonnait, sans doute, couraient se ranger à la porte des cuisines, attendant la sonnerie de la soupe pour s’emparer de leur gamelle ou la solliciter de la complaisance des cuisiniers.

Au milieu de cette exubérance, réaction forcée du silence et de l’immobilité obligatoire de quatre heures d’exercice, seul un soldat était resté calme, l’air soucieux, un peu triste, sans prendre part aux divertissements de ses camarades.

C’était un jeune homme de vingt ans environ, ou pour être exact, de vingt et un ans puisqu’il faisait partie des dernières recrues. Il était de petite taille, avec d’assez larges épaules ; ses traits tirés, ses yeux caves et cernés, quoique brillants, donnaient à sa physionomie un cachet de souffrance morale.

Après la sonnerie du clairon annonçant la fin de l’exercice, il avait couru, comme les autres, du côté de la chambrée ; arrivé à son lit, il s’était débarrassé de tout son fourniment et après avoir placé son fusil au râtelier d’armes, il s’était assis songeur, les bras croisés, au bord du lit, totalement étranger à ce qui se passait autour de lui.

— Eh ! dis donc, Caragut, fit un de ses voisins, allant vers lui, qu’est-ce que t’as donc qui ne va pas ? Tu nous fais une mine à porter le diable en terre. Il faut te secouer, mon vieux. Est-ce que tu penses à quelque petite connaissance que t’aurais laissée à Paris ?

— Hein ! ce que j’ai ?… c’est que je m’emmerde, ici, à vingt francs par tête. Plus je vais dans le métier, plus je m’aperçois qu’il est abrutissant. Est-ce que ça ne te fait rien à toi, Mahuret, de tourner comme une machine, d’être engueulé tout le temps et de ne jamais pouvoir répondre ?

— Ah ! bon ! tu as encore, sur le cœur, les aménités que Bouzillon t’as lancées, tout à l’heure, pour te faire allonger le bras ; si tu te froisses de ça, tu n’as pas fini ; il faut être philosophe, ici, mon pauvre vieux.

— Oh ! ce n’est pas absolument ce que m’a dit Bouzillon. Ses âneries commencent à me laisser froid. Ce qui me porte de plus en plus sur les nerfs, c’est tout le métier, les mouvements d’automate que l’on nous fait faire à l’exercice, l’insolence des gradés : tout, jusqu’à ce sale costume qui me pèse sur le dos ! Plus j’y réfléchis, plus je me convaincs que j’aurai bien du mal à finir mes cinq ans.

— Bah ! on se figure ça, mais on finit par s’y faire, à la longue !

Moi aussi, dans les commencements, en pensant à ceux que j’avais laissés, j’ai eu le mal du pays. Chez les « singes », j’avais la tête près du bonnet, quand ils voulaient me faire de la rouspétance je les envoyais dinguer, aussi, ce que ça m’a semblé dur, quand, ici, il a fallu poser sa chique et faire le mort ! Il me semblait que je ne pourrais jamais m’y habituer ; mais on se fait à tout, et, aujourd’hui je prends mon mal en patience, soupirant bien après « la classe », mais quoi ? il faut bien se faire une raison. J’ai déjà dix-huit mois de faits ; ça se tire tout de même. Et puis, après tout, puisqu’il faut y passer… qu’est-ce que tu veux y faire ?

— Il faut y passer… il faut y passer… Mais pourquoi faut-il y passer ? T’es-tu jamais demandé de quel droit on t’arrachait à tes occupations, à tes amitiés, à tes amours ? de quel droit on te prend les cinq plus belles années de ton existence, pour faire de toi un valet marchant au doigt et à l’œil, subissant les engueulades et les injures d’individus qui, les trois quarts du temps, sont bêtes comme leurs pieds. Ce Bouzillon, qui nous engueule à tous propos, ça baiserait le cul du capitaine, si celui-ci le lui commandait, et dire que nous sommes forcés de subir ses excès de zèle, et ses accès de mauvaise humeur.

Parce qu’ils ont un galon d’or ou de laine sur la manche, te voilà à leurs pieds. Ce qui m’exaspère ce ne sont pas les privations que l’on nous fait endurer, ce n’est pas le métier de chiens savants que l’on nous enseigne, ce que je ne puis digérer, c’est de me sentir un fusil entre les pattes, c’est de me dire que nous sommes là des milliers d’andouilles qui, par notre crainte du pouvoir fictif qu’octroient ces symboles, nous fournissons la force effective qui nous asservit.

C’est parce que nous sommes assez lâches pour obéir que subsiste cette autorité. Tiens ! quand j’y pense je vois rouge, et un gradé viendrait là m’emmerder, il me semble que je lui laisserais, avec volupté, tomber la crosse de mon fusil sur la gueule.

— Ha ! mon vieux colon, si tu le prends sur ce pied-là, tu n’as pas fini de te faire de la bile. Sans compter que des dispositions semblables peuvent le faire « manger de la boîte », plus souvent qu’à ton tour… si elles ne t’envoient pas à Biribi ou au peloton d’exécution… Brrr… tu sais ! ma mère n’en fait plus, il faut que j’aie soin de son fils. Je préfère encore baisser la tête lorsqu’un « pied de banc » ou un « cabot » passe sa colère en me traitant de Jean-foutre. S’il me fout à la boîte, j’ai la consolation de me dire que ça compte sur le congé… et vogue la galère !… ici, il ne faut pas avoir l’épiderme délicat si on ne veut pas se faire « rallonger la ficelle. »

— Oui, certainement, pour la majorité des gens, je ne dis pas que ton raisonnement ne soit pas juste. Ceux qui se « piquent de bon sens » diront avec toi que c’est la seule conduite raisonnable à tenir… Oui !… savoir plier en temps opportun… La Fontaine a fait une très belle fable là-dessus… Moi-même, depuis trois mois que je suis ici, crois-tu que je n’aie pas senti, plus d’une fois, la langue et la main me démanger, lorsque l’arrogance d’un galonné se faisait trop sentir à mon égard ? Mais… voilà !.. l’instinct de la conservation est plus fort que celui de la dignité… je me suis retenu… je me consolai en me disant qu’après tout, ça n’est pas éternel, que ça finira un jour… l’Espérance vous fait passer sur le présent… moi aussi, j’ai appris à plier !… on apprend très vite à plier !…

Mais il y a des dispositions d’esprit où ça doit être difficile de ne pas éclater. Et alors… tant pis pour celui qui vient vous chatouiller.

À moins que, pour moi comme pour les autres, le milieu ne finisse par opérer, que je m’abrutisse tellement que je devienne insensible aux piqûres, que j’oublie ma dignité d’homme, pour arriver à faire ce qu’on appelle un bon soldat : insensible aux injures, exécutant un ordre sans chercher à le comprendre, se « cuitant » quand il en trouve l’occasion, passant des heures entières à des papotages de gosses, lorsqu’il ne rit pas à ventre déboutonné, aux gravelures d’un idiot qui croit faire de l’esprit en débitant quelque cochonnerie courant les régiments depuis un temps immémorial, et qui perd, avec le temps, et à force de changer de narrateurs, tout le piquant qu’elle pouvait avoir au début.

Est-ce que je ne sens pas que je m’abrutis aussi ! l’imbécillité de ceux qui m’entourent me choque moins qu’aux premiers jours, leurs conversations stupides ne me font plus fuir comme au début, je sens que je m’enlise, j’éprouve le besoin de crier au secours !

Mais quand je pense que j’en ai encore pour quatre ans de cette vie-là… tiens, Mahuret, la tête me pète… Parlons d’autre chose.

— Il n’y a personne ici ? gronda tout à coup une voix à l’entrée de la chambrée, pendant que la porte entrebâillée laissait passer la silhouette d’un jeune soldat portant les galons de caporal.

Il pouvait avoir dix-neuf ans ; une moustache naissante, d’un blond filasse, au lieu d’estomper la figure la rendait platement vulgaire, ce qui contrastait avec l’air de suffisance que se donnait le nouveau venu : il ne pouvait faire un pas ou dire une parole, sans se dandiner comme un canard allant à l’eau.

De plus, très vaniteux de ses galons, il avait pris l’habitude de replier sa main pour saisir le bord de la manche de sa vareuse et de tourner légèrement le poignet pour que ses sardines fussent bien en évidence.

— Farges ! reprit-il, Farges !.. où est-il ?.. Il est donc sorti cet animal ? Il me faut pourtant quelqu’un… Tenez ! Caragut, vous qui ne faites rien, vous allez donner un coup de brosse à ma vareuse et astiquer mon ceinturon ! Il faut que je sorte. Vous me les rapporterez à la chambre de détail.

— Pardon, caporal Balan, je ne suis pas payé pour être votre larbin ; faites faire votre travail par qui bon vous semblera, moi j’ai assez du mien. Chacun pour soi ici.

— Ah ! c’est vrai, j’oubliais qu’il ne faut rien vous demander. C’est bon ! je m’en rappellerai, à l’occasion… Tenez, Brossier, continua Balan, en s’adressant au voisin de droite de Caragut, vous me rendrez bien le service de donner un coup de fion à mon fourniment ? Le voilà, et il jeta vareuse et ceinturon sur le lit. — Je cours à la chambre de détail, le chef m’attend.

— Tonnerre de Dieu ! hurla Brossier, — sitôt que Balan eut les talons tournés, — attends un peu que je vais les astiquer tes boutons ; ce n’est pas de les frotter que je les userai.

— Il est de fait, fit Mahuret, qu’il a toujours besoin de quelque chose, ce lascar-là. Tantôt c’est son fusil à nettoyer, tantôt c’est son ceinturon ou son sac à astiquer, une autre fois c’est son lit à faire, il n’en finit jamais. Il emploierait bien toute la compagnie à son service s’il osait.

— Puisque l’on est assez bête pour lui faire son fourbi, répliqua Caragut.

— Oh ! la prochaine fois qu’il viendra m’emmerder, interrompit Brossier, je l’enverrai chier où il met son pain…

— Mais en attendant, tu lui brosses sa vareuse, comme demain tu lui cireras ses souliers s’il te les apporte, quitte à brailler ensuite derrière quand il aura le dos tourné.

— Pardi ! toi, tu te fous de tout… tu en parles à ton aise. Avec ça qu’il est commode le camarade ; tu sais, quand il porte un motif, c’est rare s’il n’est pas augmenté.

Tu ferais bien de le méfier, même, il t’a à l’œil, voilà plusieurs fois qu’il te menace… prends garde ! Je ne suis étonné que d’une chose, c’est qu’il ne t’ait pas encore collé un de ces motifs dont il a la spécialité… je serais de toi, je me méfierais.

— Ah ! ça, oui, je sais qu’il m’a dans le nez une belle affaire et ne cherche que l’occasion de me pincer, mais que veux-tu, c’est plus fort que moi, quand je vois des trous de cul pareils à ce méchant calicot qui s’est engagé et fait du zèle parce qu’il se figure que les galons vont lui pleuvoir à foison, ça me fait suer, et quand ça vient sous mon nez faire ses épates, je taperais dessus volontiers ; il faut qu’il n’ait pas de cœur pour deux sous, après avoir mangé du métier, vouloir en faire sa carrière.


En ce moment le clairon de garde sonna la soupe.

— Apporte-moi ma gamelle, dis, Mahuret ! fit Caragut qui voyait son copain se diriger vers la porte.

Dehors, du côté des cuisines, on entendait les cris de soldats qui en faisaient le siège. Voulant tous pénétrer à la fois, ils se bousculaient, se poussaient, s’invectivaient et s’empêchaient d’entrer en se serrant les uns contre les autres.

Ces défenseurs de la Patrie avaient l’air d’une bande de sauvages affamés se précipitant à la curée. Ceux qui réussissaient à s’emparer d’une gamelle avaient toutes les peines du monde à la préserver de la bousculade et à la porter intacte. Il ne leur était même pas facile de sortir eux-mêmes, tant les pressaient ceux qui voulaient entrer. C’était un charivari assourdissant, qui ne se calma que lorsque le flot des assaillants se fut peu à peu écoulé.

— Voilà, fit Mahuret en revenant avec deux gamelles et en les installant au coin d’une table.

Ayant atteint son pain sur la planche suspendue au-dessus des têtes dans toute la longueur de la chambrée, il prit une cuiller et une fourchette qui s’y trouvaient plantées, et se mit à faire l’inspection de sa gamelle.

Il en sortit un mince morceau de viande, dont la moitié, au moins, se trouvait être un fragment de nerf ; puis, en y promenant de nouveau sa cuiller, il finit par pêcher deux ou trois moitiés de pommes de terre qu’il installa sur le couvercle, formant assiette, de sa gamelle.

— Hé bien ! mince ! mon vieux cochon ! il n’y aura pas de quoi attraper une indigestion. Je manquais de sous-pieds à mes guêtres, voilà bien mon affaire ! Et toi, es-tu aussi bien fadé ?

Caragut fouillant la sienne :

— Je crois que j’ai de quoi compléter ta paire de sous-pieds ; quatre morceaux de pommes de terre et autant de pain qui se baladent dans l’eau de vaisselle octroyée si généreusement par l’autorité à ses défenseurs, voilà de quoi nous restaurer.

Mets-tu deux sous ? nous irons chercher de l’huile et du vinaigre pour mettre notre bœuf en salade avec nos pommes de terre, ça nous changera au moins l’ordinaire.

— C’est une idée ; donne-moi ton quart, je vais aller chercher ça à la cantine. Je dois avoir dans mon sac quelques gousses d’ail que j’ai barbotées ce matin, étant de corvée à l’ordinaire, nous en mettrons deux ou trois dedans.


Les hommes de la chambrée s’étaient casés comme ils avaient pu pour manger la soupe. Une fois toutes les places prises aux tables, on en avait cherché d’autres, soit sur l’entablement des fenêtres, soit en étendant les planches à astiquer sur les lits, soit tout simplement en s’asseyant à terre, à même sur le carreau, ou bien encore sur les lits.

Chacun se dépêchait d’expédier le contenu de sa gamelle, lorsque fit irruption dans la chambrée un grand gaillard déhanché, à la figure imberbe, mais toute bourgeonnée, au nez culotté.

C’était le sergent de semaine.

Celui-là n’était pas méchant par tempérament, il le faisait à la rigolade, plaisantant avec tout le monde. Mais le plus souvent entre deux vins, il était inconscient du mal qu’il faisait. C’est en plaisantant qu’il menaçait quelqu’un de lui porter quatre jours de salle de police. Il était si drôle en vous annonçant cela, que l’on allait se coucher bien convaincu que la punition ne serait jamais portée. Et ce n’était jamais sans une stupéfaction profonde que la victime des plaisanteries de cet ivrogne entendait au rapport que, non seulement les quatre jours avaient bien été portés, mais étaient libellés de telle façon, qu’il était rare qu’ils ne fussent pas portés à huit ou à quinze jours, par le capitaine ou le colonel.

— Ceux qui ont des mandats à toucher, viendront me trouver, après la soupe, pour descendre à Brest chez le vaguemestre, cria-t-il, d’une voix enrouée par l’alcool.

— Tiens ! ricana Mahuret qui revenait de la cantine, c’est Loiseau qui est de semaine ; s’il y a une bonne tête parmi ceux qui ont de l’argent à toucher, il faudra le boulotter ou coucher à la boîte. Si le pigeon est ici, tu ne vas pas tarder à voir rappliquer Bouzillon, c’est le rabatteur quand Loiseau est de semaine… Tiens !… quand je te disais… regarde-le là-bas qui s’amène… la comédie va commencer.

Bouzillon, sans faire semblant d’avoir vu Loiseau, s’était avancé dans la chambrée, inspectant à droite, à gauche, lançant une blague d’un côté, une engueulade de l’autre ; trouvant un paquetage mal fait, un fusil sale, des souliers mal cirés. Il allait, sans se presser, se dandinant le long des lits.

Arrivé devant un gros gaillard, possesseur d’une figure ronde comme la lune, au nez retroussé, deux gros yeux, surmontés de sourcils en accent circonflexe, et faisant saillie sous le front, il s’arrêta net, — l’autre était à califourchon sur son lit, où il avait étalé son mouchoir de poche pour poser sa gamelle.

Bouzillon s’était planté, en arrêt, devant lui.

— Qui est-ce qui m’a foutu un cochon de cette espèce, hurla-t-il, comme suffoqué par l’indignation. Vous ne savez donc pas que c’est défendu de se mettre sur les lits pour manger ! Est-ce que vous croyez que le gouvernement va fournir des couvertes pour vous servir de nappes ? Allez ! allez ! vous allez me prendre une capote de corvée et vous mettre en tenue pour descendre à la boîte, et vous dépêcher ! entendez-vous ?

— Mais, sergent ! bégaya le pauvre diable, ahuri sous le déluge oratoire de Bouzillon, je… ne savais pas… je… je… ne recommencerai plus.

— Vous ne saviez pas ! qu’est-ce que ça me fout à moi que vous ne sachiez pas ; vous le saurez une fois que vous aurez couché à la boîte. Allez ! allez ! plus vite que ça ! Allons ! oust !

— Qu’est-ce qu’il y a ? fit Loiseau en s’approchant, comme attiré par le bruit de la discussion. Tiens ! c’est à Pouliard que tu en as ! Qu’est-ce qu’il a encore fait ?

— Il a fait, qu’il mangeait sur son lit ; tu sais que c’est défendu, que le capitaine nous a recommandé de veiller à ce qu’on ne les salisse pas en mangeant dessus, et que les dégradations nous seraient imputées. J’envoie ton Pouliard coucher à la boîte.

— Allons ! allons ! Tu ne vas pas être si méchant que cela. Nous devons veiller, c’est vrai, à ce qu’on ne dégrade pas la literie, et le capitaine est rosse à ce sujet, mais Pouliard ne savait peut-être pas… c’est sans doute la première fois que ça lui arrive… excuse-le pour cette fois-ci… Du reste, c’est un bon garçon, Pouliard, il ne recommencera sûrement pas.

— Pardi ! je t’attendais bien là, tu es toujours comme ça, toi ; tu trouves toujours quelque excuse. C’est comme cela qu’on se fout de notre fiole après. Il aura ses deux jours de salle de police.

— Allons ! voyons, tu ne vas pas désespérer ce pauvre garçon. Je le connais, il est de chez moi, il n’a pas encore eu de punitions, tu ne voudrais pas commencer pour une babiole comme ça. D’autant plus qu’il est aux élèves caporaux, et des premiers à passer, ça pourrait lui faire du tort. Et puis je crois qu’il a un mandat à toucher, il faut qu’il descende à Brest avec moi, ce soir. N’est-ce pas, Pouliard, vous avez un mandat à toucher ? il me semble avoir vu votre nom sur ma liste.

— Oui, sergent Loiseau, fit le pigeon que nos deux gaspards s’apprêtaient à plumer. Ne me portez pas de punition, continua-t-il en s’adressant à Bouzillon. J’avais toujours vu manger sur les lits, je ne savais pas que c’était défendu. Et, disant cela, il jeta un regard navré sur les deux rangées de lit, espérant découvrir quelque autre délinquant qui, lui semblait-il, aurait amoindri sa responsabilité, en étant passible de la même peine. Mais, prestement, au premier coup de gueule, ceux qui étaient en faute, avaient levé le couvert pour aller le dresser ailleurs, qui sur un coin de table, qui sur un bout de banc devenu libre.

— Ça c’est pas mon affaire, répliqua Bouzillon, c’est vous que je prends, c’est vous qui paierez. Puisque vous avez votre mandat à toucher ce soir, vous pouvez descendre à Brest, mais demain vous irez coucher à la boîte. Et il partit ronchonnant entre ses dents, tandis que Loiseau cherchait à l’apitoyer, en entraînant Pouliard avec eux.

— Hein ! ricana Mahuret, qui, avec Caragut avait observé la scène de sa place, qu’est-ce que je te disais ? la farce est en bonne voie. Mon Bouzillon va, tout à l’heure, se trouver comme par hasard sur le chemin de Loiseau qui aura cramponné Pouliard à la sortie de chez le vaguemestre ; sous prétexte d’arranger l’affaire, on ira prendre un verre ; une fois qu’ils seront en train… ce qu’ils vont écorner le mandat !… c’est un miel !… Si mon Pouliard rentre avec de l’argent, il aura de la veine.

— C’est beau, tout de même l’armée ! fit ironiquement Caragut. C’est une grande famille, nous dit-on. Elle est propre la grande famille ! On s’y exploite aussi salement que dans la petite.

— Et, note bien, que Pouliard étant une bonne bête, on ne s’est pas mis en frais d’imagination pour trouver un prétexte et le menacer de salle de police ; mais s’ils avaient eu affaire à un type moins facile à influencer, ils auraient corsé le prétexte, voilà tout !

Une fois, Bracquel étant de semaine et Bouzillon faisant la chasse, ils tombèrent sur un copain récalcitrant et provoquèrent de sa part une réponse un peu vive. Loiseau le menaça de lui porter deux jours de prison avec un motif de réponse inconvenante, espérant lui foutre le trac et le rendre plus souple. L’autre, au contraire, s’emporta, le mit au défi de porter quoi que ce soit, et récidiva son apostrophe. Pendant la dispute, un officier qui passait par là, et n’avait entendu que la réponse du copain, ordonna à Loiseau de porter le motif, et la victime, au rapport, attrapa deux mois de prison.

— Nom de Dieu ! il me semble que j’aurais cassé la gueule à celui qui m’aurait valu une punition aussi injuste.

— Hé ! mon pauvre vieux, tu n’aurais rien cassé du tout. On fait de ces coups-là dans un moment de colère, lorsqu’on ne réfléchit pas ; mais quand on a eu tout le temps de la réflexion, quand on pense qu’une simple pichenette à un morveux de cabot, peut vous mener tout droit au peloton d’exécution, cela vous refroidit un homme.

— Ça ne fait rien, il me semble que je n’aurais pas pu me retenir.

— Tu le crois. Celui auquel c’est arrivé était d’un tempérament à le faire ; seulement, étant donnée la nature de leur discussion il crut que, malgré l’ordre de l’officier, mes deux pierrots n’oseraient pas porter le motif ; quand le capitaine lui annonça que le motif était bien porté et qu’il le lui allongeait de huit jours, il voulut réclamer et demander à aller au rapport. Le colonel le corsa d’un mois pour avoir réclamé à tort et avant d’avoir fait sa punition. Il avait déjà commencé sa prison quand la décision de la division lui apprit qu’elle le lui portait à deux mois. Pendant ce temps quelques jours s’étaient écoulés, il s’était heurté aux menaces du Code Militaire, aux figures glaciales, au ton rogue des gradés ; l’appréhension avait déjà amorti sa colère. Il caressait bien l’espérance de se venger plus tard, mais, quelle que fût sa fureur, lorsqu’il fallut aller au clou, il subit sa peine sans regimber de peur d’en attraper davantage. Au fond, c’était ce qu’il avait de mieux à faire.

— Quelle sale machine que l’armée, plus je vais, plus je m’en convaincs.

— Qu’est-ce que tu veux, c’est comme cela, termina Mahuret en se levant et décrochant son ceinturon pour sortir. Viens-tu faire un tour ?

— Ma foi non, je ne suis pas en goût d’aller me promener ce soir.

— Comme tu voudras, moi je préfère foutre le camp de la caserne…. tire-moi au cul que je boucle mon ceinturon.

Caragut fit, au dos de la vareuse à Mahuret, deux plis qu’il ramena en arrière, pendant que celui-ci bouclait son ceinturon ; c’est ce que, dans le métier militaire, on nomme élégamment « se tirer au cul » tandis que « tirer au cul, » sans le pronom, signifie se refuser à toute besogne.

En voyant filer son camarade, Caragut hésita un instant, s’il devait le suivre ; mais le vide de ces flâneries, à travers les rues de Brest, où le soldat doit toujours avoir le bras en l’air pour saluer les officiers de tous grades et de toutes armes qui y pullulent ; ces promenades où rien ne vient distraire l’œil ni la pensée, l’avaient rebuté déjà tant de fois que, découragé, il préférait arpenter la chambre, vide à cette heure.

Ayant ainsi fait deux ou trois le tour à travers les chambres, l’ennui le prit et il regretta de n’avoir pas suivi Mahuret. Les bras ballants, ne sachant à quoi s’occuper, il se mit sur son lit et ne tarda pas à s’endormir.


La sonnerie de l’appel l’éveilla. Les hommes, comme une volée de moineaux, couraient au pied de leurs lits ; le caporal de chambrée, grondait les hommes chargés du nettoyage de n’avoir pas donné un coup de balai, puis tout se calma, l’appel se fit.

L’appel rendu, le sergent de semaine, Loiseau, vint annoncer : « Demain, marche militaire ! les caporaux veilleront à l’équipement de leurs hommes ! »

Puis, appelant : Pouliard ! Pouliard ! Où est-il donc cet animal ? Où diable a-t-il pu passer ?

— Voilà ! sergent, voilà, fit une voix pâteuse, partant du fond de la chambrée ; qu’est-ce qu’il y a ? et Pouliard, flageolant sur ses jambes, l’air encore plus abruti, s’amena devant Loiseau.

— Vous ne vous rappelez donc pas, souffla ce dernier à l’oreille du pochard, que vous avez donné rendez-vous à Bouzillon, il nous attend à la cantine.

— Hein ! fit Mahuret, s’adressant à Caragut, Pouliard en a-t-il une biture, ce qu’il est fadé le bonhomme ! Ils sont en train de finir de le plumer. Je suis sûr qu’ils doivent être au moins une demi-douzaine à l’attendre à la cantine !

Caragut haussa les épaules, tout en préparant son lit pour se coucher.

Puis, après un silence :

— Que c’est beau, l’armée !