La Grande Famille (J. Grave)/Ch. VII.

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P.-V. Stock, éditeur (p. 175-204).


VII


— S’il pleut, théorie dans les chambres, avait dit le rapport. Et comme l’eau tombait à torrents depuis le matin, les compagnies restaient enfermées dans leurs chambres respectives, écoutant les leçons orales de leurs supérieurs sur les devoirs des soldats respectueux de la discipline.

La 28e avait été divisée en quatre classes : sergents et caporaux devaient expliquer aux hommes, les marques extérieures de respect, dues aux chefs ; la façon dont il faut les saluer lorsqu’on les rencontre dans la rue, et quel genre de salut se doit à chaque grade lorsque le soldat est en armes ou de faction.

Les officiers, capitaine et lieutenant, ennuyés, fatigués de se promener d’une section à l’autre, bâillaient à se décrocher la mâchoire. Mais comme ils ne sortaient pas de la chambrée, la théorie fut, dès l’abord, des plus sérieuses. Dans la section où se trouvaient Caragut et Mahuret, c’était Bouzillon qui, avec les caporaux Balan et Luguet, inculquait aux soldats les principes de la politesse militaire envers les gradés,.

Bouzillon expliqua d’abord que tout inférieur doit le salut à ses supérieurs : Le salut, hors du service, dans les endroits publics, se fait en portant la main droite ouverte au képi, ou au schako, le coude écarté, à la hauteur de l’épaule, la paume de la main tournée en dehors…

— Qu’est-ce qui a une chique à me donner ? dit-il, sans transition, voyant les deux officiers passer dans l’autre chambre.

Aussitôt plusieurs mains se tendirent, présentant blagues ou paquets de tabac.

Bouzillon se servit un copieux pruneau et, voyant revenir les officiers, reprit la théorie :

— Voici comment se fait un salut, et, joignant la démonstration à la théorie, il fit un salut dans toutes les règles de la civilité puérile et militaire.

Ensuite, chaque homme dut défiler à son tour et imiter, dans sa pose plastique, le sergent instructeur.

Bouzillon passa ensuite à l’explication des différents saluts qui s’exécutent sous les armes : Lorsqu’on est de faction, on doit garder l’immobilité, l’arme au pied, devant tout officier qui passe sans arme, en petite tenue, mais on doit porter l’arme aux sous-lieutenants, lieutenants, capitaines, en grande tenue, et présenter l’arme aux officiers supérieurs.

— Hé ! dis donc, Bouzillon ! fit Bracquel survenant, — les officiers étaient sortis — viens-tu au claque ce soir, Loiseau a reçu de l’argent, il nous emmène.

— Je ne demande pas mieux, mais, alors, il faudra demander la permission du théâtre.

— Ce sera prêt ; le « double » s’en charge et les remettra au capitaine à la fin de la théorie. Je cours dire à Loiseau que tu es des nôtres, Chapron en est aussi, ce que l’on va rigoler !…

— Qu’est-ce que tu as à te gondoler, Yaumet ? demanda Bouzillon, s’adressant au pauvre diable que son crétinisme livrait, sans défense, aux plaisanteries des galonnés, lorsqu’ils étaient de bonne humeur ; tu voudrais bien y aller au claque ? Je suis sûr que tu y es toujours fourré, hein, cochon ?…

Qu’est-ce que tu y fais quand tu y vas ?… raconte-nous ça ? Comment t’y prends-tu ?

— Ho ! ho ! ricana Yaumet, sans trouver autre chose à répondre. Ho ! ho !…

— Yaumet ne va pas au bordel, j’en suis sûr, fit Balan, il le garde pour le ramener chez lui.

— Alors tu n’aurais pas fait zizi-panpan depuis que tu es au régiment ? Est-ce que tu as encore ton pucelage ? reprit Bouzillon au milieu des rires de l’auditoire qui commençait à trouver cela plus divertissant que les marques de respect.

Yaumet, lui, continuait à rire bêtement.

— Voyons ! réponds donc ! est-ce que tu avais une connaissance dans ton patelin ? Qu’est-ce que vous faisiez tous les deux, quand vous alliez vous promener dans les bois ?

— A cré ! fit quelqu’un, les officiers se montrant à l’une des portes.

— Un capitaine de vaisseau, pontifia Bouzillon, a cinq galons en or ; il est assimilé au grade de colonel ; un capitaine de frégate a bien cinq galons aussi, mais n’en a que trois en or, les deux autres sont en argent, il est assimilé au grade de lieutenant-colonel. Le lieutenant de vaisseau……

Les officiers s’éloignaient encore une fois.

— Yaumet, questionna Bouzillon, qu’est-ce que c’est qu’un factionnaire ?

— C’est une guérite, articula l’autre, sans sourciller.

— Ça, c’est très bien, approuva Bouzillon, pendant que l’on se tordait dans le cercle. Et à quoi reconnaît-on un aumônier ?

— À ses guêtres, répondit candidement Yaumet.

— De mieux en mieux, tu prendras bientôt le cul de ta grand’mère pour une tasse à café. Ce n’est pas de ta faute encore à toi, si les grenouilles n’ont pas de queue. Hein !…

Et tout le monde de se tordre aux naïvetés de Yaumet et aux « spirituelles » saillies de Bouzillon.

La promenade des officiers les ramenant vers le groupe, ce fut Luguet, Bouzillon étant fatigué, qui se mit à développer l’explication des diverses marques de respect, ainsi que les différents grades.

Les officiers qui s’embêtaient supérieurement prirent le parti d’aller rejoindre leurs collègues d’une autre compagnie. Ce fut alors une débandade des sous-gradés dans la chambrée.

Chacun des sergents et caporaux se portant au groupe où se trouvaient ses compagnons habituels, chacun se mit à bavarder et raconter des histoires, les inventant de toutes pièces au besoin, afin de conter plus fort que son voisin.

Toutefois, pour ne pas être surpris par le brusque retour des officiers, on chargea quelques hommes de veiller.

Loiseau et Bracquel étaient venus retrouver Bouzillon, et pendant quelque temps, on s’amusa des réponses de Yaumet et d’un autre imbécile nommé Drouet. Puis, insensiblement, Bouzillon fut amené à raconter ses prouesses de la veille, étant de patrouille.

Tous les dimanches, on organisait des patrouilles pour surveiller les bouis-bouis des environs. Commandé pour en diriger une, Bouzillon avait désigné des hommes qu’il présumait avoir de l’argent.

Après s’être montré avec eux dans cinq ou six endroits différents, ils étaient allés s’enfermer dans l’arrière-boutique d’un cabaret borgne, où ils avaient passé la fin de la soirée.

Ils avaient tant soit peu chiffonné la patronne de l’établissement qui, du reste, ne s’était pas montrée trop récalcitrante.

— Mon pauv’vieux ! J’ai pris une cuite, mais une de ces cuites ! que je ne me rappelle plus ce qui s’est passé ensuite. Comment suis-je sorti de là ? Comment suis-je entré à la caserne ? Je ne suis pas foutu de le dire. Heureusement ! ça je me le rappelle, c’était Palloy, un copain de la 17e qui était de garde ; sans cela, on aurait pu signaler une patrouille de poivrots !

Bracquel avait été commandé de patrouille également. Lui aussi, après avoir fait un semblant de service, il s’était rendu avec ses hommes, dans un de ces débits qui pullulent aux environs des casernes, dans toute ville de garnison : cabarets tenus par une veuve ou soi-disant telle, et dont le plus clair de la clientèle est fourni par la garnison. De nature peu sauvage, ces veuves, ont des amabilités pour le troupier, et leurs cabarets sont très achalandés.

Là on avait trouvé trois civils déjà saouls avec lesquels on s’était installé en commençant par fraterniser ; les civils avaient même régalé d’une tournée, mais la débitante étant venue s’asseoir au milieu d’eux, et un des civils l’ayant voulu lutiner, Bracquel saoul comme une bourrique, l’avait menacé de lui foutre la main sur la gueule. D’une parole à l’autre, on en était venu aux mains, Bracquel avait arrêté les civils, sous prétexte qu’ils l’avaient insulté lorsqu’il voulait les empêcher de faire du tapage, requis, qu’il en était, par la cabaretière.

— Mais les civils dirent que vous étiez en train de boire avec eux ? interrogea Bouzillon.

— Ça ne fait rien, la débitante a dit comme nous : elle n’a rien à me refuser, fit Bracquel, se rengorgeant.

Loiseau, à son tour, raconta qu’ayant fait en ville la connaissance d’une raccrocheuse, nommée Rosalie, il était allé chez elle passer la soirée avec une demi-douzaine d’autres sergents. Ayant de l’argent, ils avaient fait une noce à tout casser, bu toutes sortes de liqueurs, pris du punch. L’eau-de-vie allumée, on avait éteint les autres lumières et on s’était mis à danser, à poil, dans la chambre, les flammes livides du brûlot leur donnant des mines de diables !

La donzelle pas mal éméchée était tombée d’une attaque de nerfs, de la frayeur qu’ils lui faisaient éprouver.

Pendant que Rattier de la 23e, s’escrimait après elle, Loiseau, pour passer le temps, avait pissé dans les vases à fleurs qui ornaient la cheminée. Leboudy, de la 17e avait pris, dans un placard, une soupière et y avait déposé son petit présent qui, s’il était plus solide n’était pas moins odorant… au contraire !

Les autres, pour faire du bruit, défilaient à la queu-leu-leu, autour de la table, jouant qui, d’un trombone absent, qui d’un ophicléide non moins imaginaire, pendant qu’un autre frappait à tour de bras, avec une cuillère en bois, sur une casserole. Ce que l’on rigolait !…

Sur la femme toujours à moitié pâmée, Lardy avait succédé à Rattier ; celui-ci, à présent, faisait les poches de Rosalie, mettait la main sur son porte-monnaie où, en plus de l’argent qu’ils lui avaient donné, se trouvait une pièce de vingt francs dont ils s’emparèrent.

Après quoi, ils s’étaient tous rhabillés, Rosalie était revenue à elle, grâce à une cruche d’eau froide que Leboudy lui avait versée dessus, dans le lit. Puis on était allé finir la soirée dans les « maisons » de la rue des « Coups de Trique ».

Vrai ! la farce était si drôle qu’il en avait encore les larmes aux yeux en la racontant. Bouzillon, Bracquel, Balan, Luguet, s’en tenaient les côtes de cette aventure épatante ! Farceur de Loiseau, va ! il n’y avait que lui pour en trouver de pareilles !

— Pet ! pet ! Y a du pet ! fit l’un des guetteurs en survenant. V’là le capiston qui s’amène.

Loiseau et les autres sergents ou caporaux qui étaient venus entendre l’histoire, filèrent à leurs sections respectives, pendant que Bouzillon empoignant une théorie se mit à dire :

— « La discipline étant la force principale des armées, l’inférieur doit respect et obéissance à ses supérieurs »…

— C’est égal, murmura Caragut, à l’oreille de Mahuret, les écrivains qui font de l’armée, le réceptacle de toutes les vertus, auraient besoin de tirer cinq ans de service pour apprendre quelle école de saligauds elle est…

— Caragut ! voulez-vous vous taire, fit Balan, toujours zélé, voyant le capitaine s’approcher.

— Vous lui mettrez, dit ce dernier, deux jours de salle de police pour avoir parlé pendant la théorie.

Lorsque l’officier eut le dos tourné, Caragut s’approcha de Bouzillon et de Balan, et dit à voix basse, s’adressant à ce dernier : Caporal Balan, si vous me portez ces deux jours de salle de police, je vous jure que j’irai au rapport, et j’expliquerai quelle théorie on était en train de nous faire lorsque j’ai parlé.

Balan lui lança un coup d’œil méchant, mais Bouzillon lui ayant dit deux mots à l’oreille, il ne répliqua rien. Les deux jours ne furent pas portés.


Le clairon ayant sonné la pause, les groupes se dispersèrent.

Quelques officiers étaient venus se joindre à ceux de la 28e. Ils se promenaient le long de la chambrée discutant sur le métier, et quelques bribes de leur conversation arrivaient aux oreilles des troupiers.

Celui qui avait la parole était un gros sous-lieutenant d’une quarantaine d’années, nommé Corteau qui avait débuté simple soldat, mais avait été cassé ou rétrogradé une demi-douzaine de fois au moins de ses différents grades, pour cause d’ivrognerie ; — il était de notoriété qu’on le ramassait souvent, ivre-mort, dans les fossés de la route de la Vierge. — À part cela pas mauvais garçon pour ses hommes lorsqu’il était à jeun.

— Croyez-vous, disait-il, que ce soit une existence que nous menons. On végète, il faut attendre une éternité pour obtenir de l’avancement, s’encroûter dans des détails inutiles, plus bêtes les uns que les autres. Est-ce une situation de rester dans les grades inférieurs ? Ce qu’il nous faudrait, c’est une bonne guerre ; il y aurait, certainement des morts, mais il y a des risques partout, cela ferait de la place pour ceux qui resteraient ; les survivants pourraient, au moins, compter sur de l’avancement.

Et les autres officiers, opinant de la tête, s’accordaient à trouver également que la vie est dure, que l’on moisit dans les emplois, qu’un bon coup de chien satisferait pas mal d’ambitions ; l’armée, du moment qu’elle existe, ayant besoin de l’état de guerre pour se développer.

— Sans compter, reprenait un autre, que ce sont les pistonnés qui, en temps de calme, vous passent sur le dos ; tandis, qu’en temps de guerre on peut arriver à se faire remarquer.

— Il n’y a même que là, dit Corteau, que l’on peut donner sa véritable mesure. Un beau chef-d’œuvre que de savoir faire porter arme à sa compagnie, ou la porter face à droite ou face à gauche, selon le commandement, dans l’école de régiment, mais ça ne prouve absolument rien cela ; l’esprit le plus obtus peut y arriver à force de le réciter et de le faire. Mais mener ses hommes au feu ! savoir profiter des circonstances, des fautes de l’ennemi, c’est là qu’on peut développer ses moyens et faire preuve d’initiative !

— Oui, fit Paillard qui, jusque-là, n’avait rien dit, mais, c’est bien triste aussi. Moi j’ai assisté à presque toute la campagne de 70, et je vous jure que ce n’était pas gai. Quand je pense aux camarades que j’y ai perdus, aux hommes que j’ai vus tomber autour de moi ou que j’étais forcé de lancer à une mort certaine, ma foi ! je me demande s’il ne vaut pas mieux suivre son petit train-train et arriver ainsi, tout doucement à la retraite.

— Ah ! ma foi ! s’il fallait tenir compte de ceux qui sont sacrifiés, dit un autre capitaine, il n’y aurait plus d’armée ni de guerre possibles. Quand on joue aux échecs, vous savez que pour assurer la marche de ses pièces principales, il ne faut pas hésiter à sacrifier quelques-uns de ses pions. Pour nous, les soldats sont les pions que nous sommes appelés à faire mouvoir. Quand on veut atteindre un but, il n’y a pas à regarder à quelques pions de plus ou de moins. Qu’importent les victimes, si le résultat visé est obtenu !

Tenez, je crois qu’en 70, on a été trop humanitaire : si les généraux, au lieu d’hésiter devant certains sacrifices nécessaires, avaient hardiment lancé, coûte que coûte, leurs hommes sur les Prussiens, je suis certain que nous aurions été vainqueurs !

— Et puis, il n’y a pas à dire, reprit Corteau, nous sommes soldats, c’est pour nous battre. Si on veut que les officiers connaissent leur métier, la guerre est utile, elle est nécessaire. Les manœuvres que l’on nous fait faire, c’est de la blague, ça n’est jamais comme lorsqu’on se bat pour de vrai. Nous avons les colonies, je veux bien, mais on n’y fait pas la guerre en grand, comme je l’entends. S’emparer d’un village, et y foutre le feu, disperser une centaine d’hommes, mal armés, et sans aucune discipline. Quelle belle fouterie ! ce n’est pas ça qui vous apprend la stratégie. Cent mille hommes en présence, de chaque côté, à la bonne heure ! je comprends cela ; il y a de quoi développer les ressources de son imagination. D’autant plus que maintenant on est forcé de laisser à chaque fraction une certaine autonomie, et que l’on n’est plus astreint à suivre les ordres à la lettre. Oh ! bon Dieu ! s’il pouvait venir une bonne guerre ! j’y laisserais des hommes, mais je voudrais rattraper le temps perdu et y gagner mes galons de commandant !…

Les officiers étant sortis, les soldats ne purent entendre le reste.

— Hein ! ne put s’empêcher de réfléchir Caragut, on nous prêche le patriotisme, on nous parle de la défense du pays, de l’amour du drapeau, de dévouement à la Patrie ! de son honneur ! de sa prospérité ! de sa gloire ! Pour nos officiers c’est, paraît-il, moins compliqué que cela : la guerre est une occasion de monter en grade ; plus il y a de morts, plus les survivants ont de chances d’avancement. Le simple gribier ne compte pas : c’est le fumier qui fait germer la graine d’épinards !

Le clairon sonnant la reprise de la théorie, chacun se remit en place : sergents et caporaux continuèrent d’enseigner à leurs inférieurs le respect dû aux supérieurs, entremêlant leurs leçons d’histoires de saoulographie et de débauche.


Ce fut avec un véritable soulagement que Caragut entendit sonner la fin de la théorie. Ce qu’il les avait entendues de fois, ces histoires crapuleuses, depuis huit mois qu’il était au régiment ; ce qu’elles se ressemblaient toutes, ces aventures de troupiers en goguette, dont la moitié peut-être n’étaient pas vraies, mais que leurs « héros », en qualité de galonnés, se croyaient forcés d’amplifier et d’enjoliver, au gré de leurs conceptions. Cela les posait auprès de leurs subordonnés ; ils passaient pour des roublards ; on les admirait, on les enviait.

Le plus souvent, au contraire, ils vont se faire plumer du peu d’argent qu’ils possèdent dans ces cabarets à « veuves » dont ils sont les plus fidèles abonnés ; dans l’espoir de capter les bonnes grâces de la patronne, ils s’endettent pour y faire de la dépense, ils y entraînent les pigeons que leur livre la discipline, heureux quand ils ont pu pincer un genou, ou obtenir un baiser que l’on ne refuse à aucun client « sérieux ».

Aussi, pour se rattraper, et se poser, ils enjolivent leurs histoires de noce de tous les détails que leur pauvre imagination ne peut guère varier, mais qu’ils supposent capables de les faire admirer.

Ce qui horripilait Caragut encore plus que d’entendre raconter ces gravelures, c’étaient les rires et les applaudissements de l’auditoire.

En voyant ces hommes de vingt à vingt-cinq ans n’avoir dans la tête que le souvenir des noces passées ou les appétits des noces à venir, et se délecter à des histoires qui soulèvent le cœur, Caragut comprenait pourquoi la bourgeoisie se cramponne au maintien des armées permanentes, pourquoi elle ne se laisse, qu’à la dernière extrémité, arracher la réduction du temps de service.

Certes, la discipline est assez forte pour mater les plus rebelles, assez féroce pour faire reculer les plus hardis ; mais, si ceux qui la subissent réfléchissaient sérieusement, ils en arriveraient à sentir et analyser les mille coups d’épingle dont les larde le règlement, ils se révolteraient contre la barbarie de la loi ; ils se demanderaient de quel droit on leur impose cette discipline ; ils comprendraient que ce qui en fait la force, c’est l’abdication de leur volonté.

Ces chefs qui terrorisent l’armée, sont une bien petite minorité en face de ceux qu’ils martyrisent et qui n’auraient qu’à refuser l’obéissance pour que, règlements, discipline, hiérarchie, comptassent autant que de vieilles armes ébréchées.

Aussi, pour empêcher les individus de réfléchir, il faut les abrutir, et l’armée est admirablement organisée pour cela.

Le minotaure militaire prend des hommes jeunes, des enfants, au moment où les sens commencent à s’éveiller, il les arrache à leur milieu, à leur famille, à leurs relations ; les parque comme du bétail, les isole du reste de la population. Les besoins naturels sont comprimés par l’impossibilité de les satisfaire ; la promiscuité, les rancœurs d’une vie monotone ne tardent pas à accomplir leur œuvre démoralisatrice.

Privés de distractions, sevrés de tout plaisir, aussitôt que la famille leur envoie quelques sous, ils font la noce en goujats, se vautrant comme le cochon dans la fange. Les appétits sont surexcités, on s’empiffre sitôt que l’occasion se présente. Ne sachant si l’on pourra recommencer.

Celui qui ne reçoit pas d’argent ou qui n’en reçoit pas assez, fera tout pour s’en procurer : il se fera le valet du plus fortuné, le pitre et le bouffon de ceux qui sont en noce ; il ira, parfois, jusqu’à voler ses camarades, « gratter » s’il est comptable ; mais s’il peut dénicher une « connaissance » en ville, il n’aura aucun scrupule à transformer son képi en casquette à trois-ponts.

L’armée prend à la société des éléments jeunes, vigoureux, ayant encore à se développer physiquement et intellectuellement ; qui pourra jamais dénombrer les forces qu’elle a brisées, les existences qu’elle a dévoyées.

Plus elle conserve les individus dans sa chiourme, plus la marque est indélébile ; et cette servilité qu’elle leur inculque sous l’uniforme, ils en garderont l’empreinte dans la vie d’atelier et dans la vie sociale. Rompus à obéir sans réplique aux ordres d’un galonné, ils obéiront de même au patron, au contre-maître. Habitués à subir les insolences pourvu qu’elles soient décochées par un galonné quelconque, ils subiront sans broncher, les rebuffades d’un sergot ou d’un garçon de bureau, pourvu qu’il soit en uniforme et appartienne à la Ville ou à l’État.

Caragut se rappelait ceux qu’il avait connus dans la vie civile, au sortir du régiment, leur thème favori était toujours une histoire de caserne. Qui sait si ce n’est pas parce que tout le monde passe au régiment que l’on accepte bénévolement les filouteries du parlementarisme, que l’on admet couramment des vilenies qui semblaient autrefois révoltantes, et que l’État et la police empiètent tous les jours sur la liberté individuelle ?

Pour en arriver à ce résultat, pour amener le bétail humain au degré d’abrutissement voulu, le militarisme suffit. Le genre de vie que l’on impose aux recrues opère dès les premiers jours : les aînés dans la carrière déteignent sur les nouveau-venus ; ceux-ci n’ont qu’à suivre le courant. La machine est admirablement organisée pour fonctionner toute seule.

— Allons ! se dit Caragut, je comprends maintenant pourquoi la bourgeoisie n’aime pas que l’on attaque l’armée ; pourquoi les plus rouges des écrivains se sont toujours entendus pour écarter l’armée de nos querelles politiques[1] ; pourquoi les poètes la couvrirent de fleurs, la parèrent de toutes les vertus, chantèrent ses louanges. L’institution ne peut se maintenir qu’en trompant ceux qui sont appelés à la composer, sur sa nature et sur sa destination.


Il en était là de ses réflexions, quand le nom de Quervan prononcé dans un groupe voisin lui fit lever la tête.

Le pauvre diable avait été condamné à dix ans de prison ; il avait dû « défiler » un matin, dans la cour du quartier à Brest ; un détachement de la 28e avait été commandé exprès, composé de recrues, pour y assister. Un de ceux qui en faisaient partie racontait ce qui s’était passé :

— Il y avait là plusieurs compagnies de Brest, en armes ; on nous a fait mettre en carré ; au milieu il y avait un groupe d’officiers avec un commissaire de la marine.

Quatre hommes, baïonnette au canon, ont amené ce pauvre Quervan. Je ne l’aurais pas reconnu, tant il était changé. Le commissaire de la marine lui a lu le jugement qui le condamnait à dix ans, on lui a fait faire le tour du carré et on l’a emmené. Ça faisait pitié de le voir : il ne paraissait pas avoir conscience de ce qu’on lui voulait, ni où il était, tellement il était anéanti.

— C’est égal, dit un autre, du moment qu’il n’avait pas six mois de service, je n’aurais pas cru qu’il soit condamné à une si forte peine.

— Une fois l’uniforme endossé, fit Caragut, n’y aurait-il que deux heures, on est soldat, et passible par conséquent, de toutes les rigueurs disciplinaires. Du reste, le Code pénal le dit : rien n’excuse l’insubordination.

— Alors, comme cela, dit un autre, ce pauvre Quervan a attrapé dix ans ? J’étais là quand son histoire est arrivée, mais en permission lorsqu’il a passé au conseil. Je n’ai pas su ce qui en était advenu.

— Eh ! pardi, fit Loiry, qui s’était approché, comme se passent toutes ces comédies ! Le commissaire du gouvernement réclamait la peine de mort. Le malheureux Quervan ne faisait que pleurer, disant qu’il ne savait pas, qu’il ne se rappelait de rien, qu’il ne recommencerait plus, et il pleurait comme un veau !

Le Jean-foutre qu’on avait commis à sa défense, s’est borné « à s’en rapporter à la sagesse du tribunal. » Ça été enlevé en famille. Après trois secondes de délibération, Quervan avait ses dix ans.

Et encore, s’ils ne l’ont pas condamné à mort, je crois que ça tient à ce que Caragut a fait ressortir dans sa déposition que les deux copains rentraient sans faire de bruit, que c’était Raillard qui, les ayant guettés de sa fenêtre, avait couru après, les injuriant, les bousculant.

Ce qu’ils l’ont retourné pour le faire couper !… Et les yeux qu’on lui faisait pour l’intimider ! S’ils avaient pu envoyer le témoin à côté de l’accusé, je crois qu’ils l’auraient fait avec plaisir. Heureusement qu’il ne s’est pas laissé influencer et a tenu bon dans ses premières déclarations.

C’est comme moi, quand j’ai refusé de reconnaître que j’avais été frappé, ce qu’ils m’en ont posé des questions ! Aussi, malgré l’acharnement de Raillard, peut-être même un peu à cause de cet acharnement qu’il laissait voir, ce qui a dégoûté le conseil, ils se sont contentés de mettre dix ans à Quervan.

— Dix ans ! c’est payer bien cher une méchante calotte.

— Sans compter que Raillard ne l’avait pas volée. À ce mufle-là, ce n’est pas une calotte qu’il faudrait envoyer, c’est un coup de fusil ! Quand je pense à ce que lui et Rousset nous ont fait endurer cet hiver !

— Oui, ajouta Caragut, mais comme il en cuirait pour celui qui le crèverait, personne ne se risque. Ce sont des choses qui ne se déclament pas lorsqu’on a envie de les faire.

C’est comme cela que ceux qui nous commandent se maintiennent. C’est notre peur à tous qui leur donne le droit de nous insulter et qui fait qu’il en coûte si cher à celui qui paie d’exemple.

On nous a lu, tout à l’heure, les marques extérieures de respect qu’il fallait leur prodiguer ; tous les samedis, on nous lit le code pénal pour nous apprendre à quel taux sont tarifés nos manquements à la discipline, de combien d’années de notre existence nous devons payer un refus d’obéissance, une réplique à des grossièretés.

Seulement, il n’est jamais question de nos droits à nous. On nous dit bien que les chefs doivent nous traiter avec douceur, qu’ils doivent nous rendre le salut ; pour eux, il n’est pas question de peines à encourir ; le conseil de guerre n’est pas mentionné en même temps que la recommandation pour leur prouver que ce ne sont pas formules en l’air.

— Dame ! après tout, fit Loiry, il faut bien de la discipline, les chefs sont les chefs, il faut qu’ils puissent se faire obéir. S’il n’y avait pas de discipline, qu’est-ce qu’ils feraient d’un tas de rossards comme il y en a ?

— Hé ! certainement. En tant que chefs, je comprends qu’ils s’arrangent de façon à faire de nous ce qu’ils veulent ; seulement ce que je ne conçois pas, c’est que nous, qui n’avons aucun intérêt à ce qu’il y ait des chefs, nous acceptions d’être traités comme des forçats.

Ha ! ha ! les moralistes nous parlent de l’honneur militaire, de la dignité du soldat ; les poètes exaltent les vertus guerrières ; comme on voit bien que ce sont les bourgeois qui écrivent les traités de morale et que ces idiots n’ont jamais endossé une capote, n’ont jamais eu à supporter les rebuffades d’un galonné.

L’honneur, la dignité pour un soldat consiste, en ayant un fusil entre les mains, à rester calme sous l’insulte, à ne pas broncher sous les grossièretés d’une brute dont la manche ou le képi sont cousus de galons ; à obéir, comme une machine, à tout ce qui lui sera commandé.

Le civil qui se laisserait insulter par un goujat serait traité de lâche et regardé avec mépris par ses camarades : le goujat fût-il contre-maître ou patron ; dans l’armée si le goujat est galonné, on n’a même pas la ressource de l’homme sage qui dédaigne l’insulteur : hausser les épaules et tourner le dos ! Le moindre geste, le moindre pli de la figure seraient incriminés !

— Oh ! là, tu vas un peu loin, il me semble.

— Je vais un peu loin ? tu n’as jamais vu porter une punition pour cause de « figure inconvenante » ?

— Si, mais par des imbéciles comme Balan ou Bracquel : cela n’arrive que rarement.

— Mais ils savent si bien que cela ne peut se produire trop souvent, qu’ils sont forcés de lâcher de temps à autre la corde pour nous laisser respirer. S’il fallait appliquer le règlement dans toute sa rigueur, et continuellement… ils savent que ce serait intenable et que la machine péterait, voilà pourquoi, il y a des moments de relâche dans la pression.

— Donc, tu vois bien que la situation n’est pas si noire que tu la fais, et qu’au fond on n’est pas si malheureux que tu veux bien le dire.

— Nous ne sommes pas si malheureux ! parce qu’on a pris soin aussi de faire de nous des gosses qui s’amusent d’un rien, que l’habitude et la crainte de pis encore ont fini par émousser notre sensibilité et que nous ne sentons plus les piqûres du règlement.

Aussi, tout à l’heure, à la théorie, nous avons assisté à un déballage des qualités morales que cette éducation développe chez le soldat. Nous avons entendu Loiseau, Bouzillon et consorts nous raconter des exploits de souteneurs de bas étages, et nous de rigoler, de trouver cela magnifique !

Oui, elle est belle l’armée ! elles sont propres les leçons que l’on y reçoit. Mais patience ! par la loi des vingt-huit jours et le volontariat d’un an que l’on vient de mettre en pratique, j’espère que la bourgeoisie s’en mordra les doigts ; car sans s’en apercevoir, elle a introduit dans l’armée, un bel élément de désorganisation.

Ils auront beau faire : des hommes qui ne viennent ici que pour vingt-huit jours, surtout ceux qui n’ont jamais servi, ne pourront se plier à une discipline sévère et, s’ils sont intercalés avec l’active, les accrocs qu’ils feront au règlement, permettront à d’autres accrocs de passer…. et, certainement, la discipline s’en relâchera.

Quant au volontariat, il aura pour effet de faire passer quelques bourgeois dans l’engrenage ; malgré les ménagements dont ils bénéficieront, il leur en cuira, et ce qu’ils verront les dégoûtera du métier. On finira peut-être par savoir dans le public quelles abominations recouvre ce palladium de la Patrie : le Drapeau !

— Hé bien ! mon vieux cochon, fit Loiry en s’esclaffant, sais-tu que tu prêches bien, ce que t’as le filet bien coupé, mince ! elle n’a pas volé ses cinq sous, celle qui te l’a coupé ! Il faudra te mettre orateur quand tu seras de retour chez toi.


La pluie avait cessé, on sonnait pour le gymnase. Tout le monde se précipita dehors.

Comme les compagnies ne pouvaient toutes à la fois s’exercer au trapèze, anneaux, barres fixes ou parallèles, elles furent désignées pour y aller séparément, pendant qu’aux autres on faisait exécuter des exercices d’assouplissement, ou les premières leçons de la boxe, canne ou escrime : la 28e fut envoyée au gymnase.

Le gymnase était près du mur d’enceinte, dans un coin du quartier, près les bureaux du commandant.

Quand la 28e fut arrivée, on la distribua par pelotons à chacun des agrès et chaque homme dut, selon l’endroit où il se trouvait, s’escrimer à opérer le renversement, le rétablissement, sauter les barres ou le cheval, traverser le portique ou grimper après les mâts.

Près du passe-rivière, s’étaient réunis Bracquel, Balan, Bouzillon, se promettant de s’amuser aux plongeons des maladroits.

Le passe-rivière se compose de quatre mâts plantés en carrés, et longs de 12 à 15 mètres, selon l’importance du gymnase : un fossé rempli d’eau est creusé entre les mâts, et se termine d’un côté par un tas de sable destiné à amortir les chutes, et de l’autre c’est-à-dire, à une distance de deux ou trois mètres environ, par un escabeau haut de un mètre cinquante à deux mètres.

On fait monter, debout sur l’escabeau, un homme qui, en élevant les bras plus haut que sa tête doit se suspendre à une corde qui est fixée au croisement des traverses formant le faite des piliers, et qu’il avait empoignée en montant. Lorsqu’il se sent bien la corde en main, il se lance en avant, tendant les jambes horizontalement, de façon qu’elles forment un angle droit avec le reste du corps. Ayant atteint l’autre côté du fossé, au dessus du tas de sable, il doit se remettre droit, tout en lâchant la corde. Si les mouvements sont bien combinés, il doit tomber debout, ayant, par un saut de trois ou quatre mètres, sans avoir déployé aucun effort, traversé le fossé sans se mouiller.

Mais, pour tendre les jambes en avant aussitôt qu’on lâche pied et retomber d’équilibre en laissant aller la corde, cela ne se fait pas sans une certaine présence d’esprit, et quelque adresse.

Pour ceux qui perdent la tête, leur compte est clair : les jambes sillonnent l’eau du fossé qui rejaillit jusque par dessus la tête ; quand ils arrivent sur le tas de sable, ils sont trempés comme des barbets, et, lorsqu’au surplus, ils oublient de lâcher la corde, ils reviennent avec elle faisant un mouvement de pendule ayant de l’eau jusqu’à la ceinture.

La plupart en lâchant l’escabeau, se cramponnent à la corde sans allonger les jambes en équerre, ou bien ramènent, instinctivement, les genoux au ventre.

En se ratatinant ainsi, ils arrivent parfois à passer sans accident, mais, le plus souvent, la pointe des pieds, rabote l’eau, qui les éclabousse. Mais, pour peu que ceux qui les ont précédés, aient déjà fait deux ou trois plongeons, la corde est gonflée d’eau, les mains glissent et le malheureux descend rapidement, ne s’arrêtant qu’au nœud terminal ; il a beau se ramasser, la moitié de son corps traverse l’eau et il arrive trempé à l’autre extrémité.

Or, ce soir-là, la pluie étant tombée toute la journée, la corde était mouillée ; aussi, nombreux étaient les plongeons faisant éclater de rire les spectateurs. Les maladroits reprenaient piteusement leur place dans le rang, n’ayant pas même la liberté d’aller changer de vêtements.

— Il paraît, fit tout à coup Caragut, s’adressant à Mahuret, que nous servons de paillasses à nos supérieurs. Regarde ce tas de mufles, là-bas, en train de se tordre à nos dépens, et il désignait un groupe d’officiers, le commandant en tête, avec des civils, parmi lesquels quelques femmes en grande toilette.

Le spectacle des marsouins barbotant dans l’eau, devait leur sembler des plus réjouissants, car l’hilarité était bruyante, le rire cristallin des femmes, perlant au dessus du son plus grave de celui des hommes.

Et les sergents, s’étant aperçus que cela amusait le commandant, exigeaient que la traversée manquée fut recommencée.

Certains pauvres diables étaient véritablement affolés à l’idée de lâcher l’escabeau et de s’abandonner à la corde ; c’était de leur part, force protestations et une résistance à lâcher pied qui excitait encore davantage les risées des assistants. À la fin, ils se laissaient aller, faisant inévitablement le plongeon redouté, reprenant pied en plein fossé. Alors les rires fusaient de toutes parts. Les invités du commandant s’en donnaient à cœur joie, encourageant par leur gaité les sous-offs à continuer l’amusement, pendant que les hommes grelottaient sous la bise.

— Tiens ! fit Caragut exaspéré, tous ces sales types m’emmerdent, je n’ai pas envie de leur servir d’amusement. Je n’attendrai certainement pas mon tour de faire rigoler messieurs les gradés. Tant pis, si je me fais pincer, mais je me sauve à la chambrée.

Et, se faufilant de groupe en groupe, jusqu’à l’extrémité du gymnase, au tournant des bâtiments, il profita de ce qu’on s’esclaffait à un nouveau plongeon pour gagner les cases d’habitation.


  1. À l’époque où se passe notre action, Au Port d’armes, de Fèvre ; Sous-offs. de Descaves ; Biribi, de Darien n’avaient pas encore vu le jour. L’Homme qui tue, de France, était bien paru, mais inconnu du grand public et notre héros est excusable de l’ignorer.