La Grande Famille (J. Grave)/Ch. XII.

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P.-V. Stock, éditeur (p. 311-336).


XII


Enfin ! l’inspection générale était passée. Plus de revues, plus de défilés devant grands ou petits Manitous. Le régiment revenait à sa popotte des premiers temps : le maniement d’armes et autres exercices aussi intelligents étaient à l’ordre du jour, alternés avec quelques marches et manœuvres de tirailleurs.

L’attente d’une inspection rend les troupiers anxieux et tremblants ; mais la vie de caserne, monotone et déprimante, les abrutit et les crétinise. En somme le métier est loin d’élever les caractères.

Le régiment avait donc repris son train-train journalier : on allait, seulement, se relâchant davantage, les officiers n’ayant plus cette épée de Damoclès suspendue sur leurs têtes : l’inspection générale.

Caragut qui se dégoûtait de plus en plus du métier commençait à devenir un « tireur au cul » de la plus belle venue. Lui, qui, jusqu’alors, avait fait son service avec exactitude, évitant les punitions, non par zèle, mais parce qu’il prévoyait qu’une fois dans l’engrenage, il n’en sortirait plus, il allait s’aveulissant, indifférent aux engueulades et aux punitions. Il commençait à connaître par cœur le chemin de la salle de police. Chaque fois qu’il voyait jour à s’esquiver d’un exercice ou d’une corvée, il n’y manquait pas, au risque de se faire prendre.

Ce moyen de procéder lui était venu un jour qu’il s’était présenté à l’appel sans porte-sabre, le sien étant en réparation.

L’officier lui ayant demandé pourquoi il n’avait pas de porte-sabre, l’envoya à la chambre, emprunter celui d’un malade. Caragut ayant été un peu long à en trouver un, arriva juste pour voir sa compagnie sortir du quartier. Elle allait faire les exercices de l’école de tirailleurs dans un coin de la campagne environnante.

Courir après pour reprendre sa place dans le rang, fut sa première inspiration, rentrer dans la chambrée, se débarrasser de son équipement et s’allonger sur son lit, fut le mouvement réfléchi qui décida de sa conduite.

Le truc ayant réussi, quand le porte-sabre fut revenu de la réparation, ce fut au tour du ceinturon : un léger coup de couteau sur les coutures, en tirant dessus pour finir de rompre le fil, nouvelle réparation urgente : le lendemain il se présentait encore à l’appel sans sabre, expliquant qu’il avait bien le porte-sabre, mais que maintenant c’était le ceinturon qui manquait. Il fut renvoyé à la chambre ; le second jour il s’en allait de lui-même. Le ceinturon étant revenu, il se présentait équipé complètement à l’appel, mais quittait tranquillement les rangs sitôt qu’il avait répondu, prêt à répondre, qu’on l’envoyait chercher quelque chose à la compagnie si on l’avait interrogé.

Ces escapades réitérées qui le rendaient de plus en plus rossard n’allaient pas sans quelque appréhension. À tous moments, pouvait survenir un officier qui, s’informant du motif de sa présence à la chambre, découvrirait la fraude. Mais Caragut avait un tel dégoût de l’exercice que, chaque fois qu’il trouvait le moyen de s’éclipser, il le saisissait au risque d’encourir la salle de police.


On annonçait une marche de nuit. Caragut espérait l’esquiver, mais son porte-sabre qui était encore une fois en réparation, lui ayant été rendu dans la journée, il n’osa pas courir la chance de s’esquiver sans motif après l’appel, ayant failli se faire pincer deux jours auparavant.

On était à la fin de septembre, la journée avait été splendide, le soleil était bas, à l’horizon, quand le bataillon fut appelé pour se mettre en marche.

On s’engagea d’abord sur la route qui longe la caserne, et Caragut avait pris assez maussadement sa place dans la colonne, rageant de n’avoir pu « couper » à la marche. Cependant la nuit enveloppant peu à peu la campagne, donnait aux objets environnants une teinte douce qui, réagissant sur le cerveau de Caragut, changea graduellement sa mauvaise humeur en une calme rêverie.

Ceux qui étaient en tête de la colonne découvrant dans l’herbe des lampyres, connus sous le nom vulgaire de vert luisant, dont l’éclat phosphorescent mettait dans le gazon comme autant de minuscules lampes électriques semées dans la campagne pour une illumination lilliputienne, se mirent à les ramasser ; et ce fut, aussitôt à qui mettrait des vers luisants au bout de son fusil.

C’était un curieux spectacle de voir des centaines de ces petites étoiles qui semblaient voltiger au-dessus de la noire colonne se perdant dans l’obscurité, car la nuit était tout à fait venue, faisant comme un cordon de feu, qui oscillait selon les ondulations de la marche.

Au départ on avait bien entonné les refrains ordinaires, mais bientôt, les voix s’étaient assourdies, les chants avaient cessé, les plus frustes subissaient, instinctivement, l’harmonie du silence. On n’entendait plus que le pas cadencé des soldats.

On ne distinguait rien autour de soi, les formes se faisaient indécises ; la fraîcheur de l’air succédant à la chaleur du jour, les étoiles scintillant au ciel, tout dégageait un charme mélancolique que chacun ressentait plus ou moins et qui rendait la colonne tout à fait silencieuse.

La mauvaise disposition de Caragut s’était dissipée complètement. Entièrement au charme présent, il aspirait la fraîcheur de la nuit, se laissant envahir par une molle langueur.

Tous les hommes, du reste, semblaient plongés dans une sorte de rêverie, car tous se taisaient ; le frisselis du feuillage doucement agité par la brise, les aboiements de quelques chiens isolés, que, de temps à autre, l’écho apportait, assourdis, de quelque ferme lointaine, une horloge sonnant lentement les heures à quelque clocher voisin, étaient les seuls bruits qu’on entendait.

Sauf l’agacement que produit, à la longue, le sac descendant des épaules, engourdissant le bras qui tient le fusil, et la voix aigre des gradés, ordonnant par intervalles d’allonger le pas, Caragut aurait souhaité de continuer cette promenade, à laquelle il trouvait un charme délicieux.

Il était près de onze heures quand le bataillon rentra à Pontanezen, Caragut était presque gai, la fraîcheur des sensations qu’il venait d’éprouver, l’avait remonté et provoquait une détente de son état mental.

En rentrant, l’aspect de sa prison quotidienne lui donna un serrement de cœur, mais il venait de faire une large provision d’espérance et il s’endormit en rêvant d’avenir.


Le lendemain et les jours suivants, il fallut reprendre la série des exercices abrutissants ; les rêveries de la veille s’étaient envolées au coup de clairon du réveil.

Une lettre du parent, chez lequel était son père, que Caragut reçut un jour, l’avertissant que l’état de son père empirait, vint le replonger dans ses idées noires. En deux ans, il aurait perdu trois de ses proches. Il lui tardait de voir se terminer la journée pour s’isoler et donner libre cours à ses pensées.

Mais un départ pour la Cochinchine allait avoir lieu sous peu. Quelques hommes, ainsi qu’un caporal de la 28e avaient été désignés pour être versés à la 18e, qui devait faire partie de ce convoi. Ils devaient, le lendemain, descendre à Brest, rejoindre leur nouvelle compagnie.

Aussi, après la soupe, ils étaient partis en bande, avec la permission de minuit, quelques-uns ayant reçu de l’argent, Balan, Bouzillon, Luguet, toute la tierce, s’étaient attachés à leurs pas, sentant que l’on pourrait gobelotter à peu de frais. Il était évident qu’il y aurait, pour chacun, une forte biture à la clé, au retour, dans la nuit.

Ce qui arriva en effet, plus d’un flageolait sur ses jambes en rentrant à la caserne.

À la chambrée tout le monde dormait quand s’amenèrent les poivrots. Dormir ! ils n’en avaient nulle envie. Leur soirée les avait mis en gaîté, ils voulaient continuer à s’amuser. Et comme au régiment, s’amuser consiste à embêter les autres, toutes les farces de caserne furent mises à contribution.

Bouzillon proposa d’abord de « passer la ronde-major », ce qui fut accepté avec enthousiasme. Tous se mirent nus, comme des vers, se passant seulement un ceinturon avec le sabre, endossant le sac, se coiffant d’un schako, et s’armant d’un fusil ; Bouzillon alla décrocher une des lanternes qui éclairait la chambrée, et, gravement, ils défilèrent dans la salle, faisant l’appel des noms, s’arrêtant à chaque lit, réveillant les dormeurs, continuant imperturbablement leur tournée au milieu des éclats de rires des uns, des grognements des autres.

La « ronde-major » terminée, on passa à d’autres exercices aussi délicats : celui, par exemple, qui consiste à planter un cornet de papier entre les fesses d’un type qui se met à marcher à pas comptés, tandis qu’un autre cherche à mettre le feu au papier. Le cornet suivant les mouvements de celui qui le porte, vacille à chacun de ses pas, l’autre le poursuit avec sa chandelle allumée. Très drôle, paraît-il, cette farce, de tradition dans l’armée.

Mais elle eut vite lassé nos garnements, ayant le tort, d’abord, de ne pas faire assez de bruit, la plupart des hommes de la chambrée s’étaient rendormis. Balan, Bouzillon et Luguet s’avisèrent de culbuter quelques lits, les renversant sens dessus dessous, au risque d’assommer les dormeurs sur le carreau.

Les lits étaient en fer, ne se démontant pas, accouplés deux à deux dans l’espace compris entre deux fenêtres.

Pour les renverser, il fallait se mettre dans le créneau formé par chaque couple de lits, prendre la couchette au milieu par le bord opposé, en glissant les bras en dessous, la tirer à soi d’une vingtaine de centimètres et, d’un coup sec, la renverser du côté de l’autre lit pour la faire basculer. Un mouvement pour tirer le lit, un autre pour le retourner, et le dormeur brusquement précipité à terre, la tête cognant sur le carreau, empêtré dans ses draps et couvertures, en était encore à se demander ce qui lui arrivait, que le « farceur » était loin.

Nos imbéciles prirent goût à ce jeu : ils guignaient chacun un dormeur, renversaient le lit, et, pieds nus, couraient se cacher dans la chambre de Bouzillon, pendant que le soldat, brusquement réveillé par sa chute, cherchait, tout en jurant, à remettre son lit en ordre.

Une dizaine de lits déjà avaient été renversés, et la nuit menaçait de se passer dans ces « amusements ». Les hommes culbutés gueulaient ferme, mais, voyant qu’ils avaient affaire à des gradés, se recouchaient en ronchonnant, n’osant passer les farceurs à la couverte, ce qu’ils n’auraient manqué de faire à un des leurs. Puis, les culbutes de nouveaux souffre-douleur finissaient par les égayer à leur tour.

Caragut étant resté éveillé tout le temps, vit à un certain moment, une ombre se dirigeant vers son lit, il ne dit rien, mais allongeant doucement son bras au-dessus de sa tête, saisit l’un de ses godillots suspendus à une patère et le lança de toute sa force sur l’ombre qui s’approchait. Bien dirigé le godillot donna du talon sur la tête du farceur qui se mit à gueuler comme un âne, en se sauvant, et criant à Balan d’allumer la chandelle.

Caragut reconnut la voix de Loiseau, et sautant à bas du lit, courut chercher son godillot qu’il retrouva sans peine et qu’il raccrocha au mur, se fourrant, jusqu’au menton, dans ses draps où il se mit à ronfler comme s’il n’eût fait que cela depuis qu’il était couché. Il ne craignait guère que Loiseau allât se plaindre, mais il préférait éviter toute explication.

Cette exécution eut pour effet de calmer momentanément les poivrots. La chandelle rallumée, ils bassinèrent la bosse de Loiseau, Bouzillon, ronflant sur une table, seuls Balan et Luguet, faisant du potin pour savoir qui avait lancé le godillot, mais Loiseau qui préférait ignorer, fit semblant de ne pas se rappeler au juste, signala comme endroit probable tout l’espace qui comprenait, outre les lits de Brossier, Caragut et Mahuret, celui du pauvre Yaumet.

Ce fut à ce dernier qu’ils résolurent de s’en prendre.

Ils se précipitèrent sur lui et commencèrent par lui ôter sa couverture.

— Bougre de cochon ! fit Loiseau, tu as voulu m’assommer, hein ! mais tu vas me payer ça… Qu’est-ce que l’on pourrait bien lui faire ? demanda-t-il, se tournant vers les autres.

— Le porter au milieu de la cour, fit l’un.

— Le passer à la couverte, dit un autre.

— Non, à la patience, renchérit un troisième.

— C’est ça, à la patience ! à la patience ! reprirent-ils, tous en chœur.

Yaumet, effaré, les regardait piteusement, protestant de son innocence.

— Si, si, c’est toi, et pour la peine, tu vas être passé à la patience, reprenait Balan.

Et la bande, augmentée de quatre ou cinq imbéciles, entoura le lit de Yaumet, tous braillant à qui mieux mieux, pendant que Balan, retournait le « sac à malice » de Yaumet pour y trouver une patience, des brosses et du cirage.

Dès le commencement de la scène, une idée avait germé dans le cerveau de Caragut. Se penchant vers son voisin de lit, Mahuret qui, lui aussi, était éveillé, il lui souffla à l’oreille :

— Veux-tu que nous fassions taire tous ces braillards, et, en même temps, passer Balan à la patience, lui qui parle d’y faire passer les autres ?

— Comment ? fit Perry qui s’était approché, en bannière, avec Grosset, pour voir passer Yaumet à la patience, et se trouvait près du lit de Caragut.

— C’est bien simple, justement je comptais sur vous autres. Quelqu’un, Brossier, par exemple, c’est le moins hardi, pourrait se glisser près de la porte, l’ouvrir, et traînant son sabre, crier : Fixe ! Je suis sûr que mes gars, surpris, n’ayant pas le temps de réfléchir, et la force de l’habitude aidant, vont croire à la présence réelle d’un officier attiré par le bruit. Étant en défaut, ils auront le trac, souffleront la chandelle pour pouvoir mieux se cavaler. Nous autres, nous sautons sur Balan, l’empêchons de gueuler et de bouger, et hardi ! la patience !

— Heu ! heu ! fit Mahuret, ils n’y couperont pas, ils savent bien que l’on ne crie pas fixe, la nuit, quand un officier passe dans les chambres, même pour un contre-appel.

— Je compte que, surpris, ils n’auront pas le temps de la réflexion.

— Il n’en coûte rien d’ailleurs d’essayer, dit Grosset, enchanté de faire une farce à un gradé.

En une seconde, Brossier fut mis au courant de ce que l’on attendait de lui, sans qu’il fût toutefois prévenu de ce que les autres voulaient tenter. Il s’agissait, lui expliqua-t-on, de débarrasser Yaumet de ses persécuteurs, en leur foutant le trac.

Dix secondes après, un « Fixe ! » magistral retentissait à l’extrémité de la chambrée.

Ce que Caragut avait prévu s’accomplit à la lettre. Nos poivrots qui avaient perdu du temps à se procurer leurs ustensiles, sans faire attention au conciliabule dont ils étaient l’objet, toute la chambrée du reste étant sur pied, n’avaient pas encore eu le temps d’opérer. Au cri de « Fixe ! » celui qui tenait la chandelle, pris de peur, la jeta par terre où elle s’éteignit. Chacun se tira de son côté : ce fut une véritable envolée.

Caragut qui avait enlevé son couvre-pied, et ne perdait pas Balan de vue, d’un bond fut sur lui, lui jetant le couvre-pied sur la tête, et lui emmaillotant les bras, tout en le maintenant sur le lit de Yaumet où il l’avait renversé, Mahuret et Perry lui empoignèrent chacun une jambe pendant que Grosset qui s’était préalablement armé d’une patience et d’une brosse qu’il avait trempée dans une gamelle à cirage presque liquide, se mit en devoir d’astiquer consciencieusement.

Voici en quoi consiste l’opération :

Pour astiquer les boutons d’uniforme, l’État fournit à chaque soldat une petite planchette large de 4 à 5 centimètres, longue de 35 à 40, épaisse de 2m/m environ. Cette planchette est creusée longitudinalement d’une fente, large de 2 à 3 millimètres, terminée à une de ses extrémités par une ouverture circulaire, assez large pour donner passage à la tête des boutons qu’on fait tous glisser par la queue dans la rainure ; il ne reste alors qu’à les couvrir de tripoli et à les frotter avec une brosse longue et étroite que l’on nomme la brosse à patience. Par ce système on peut astiquer les boutons sans salir le vêtement, l’étoffe se trouvant garantie par la planchette.

Le troupier malin a trouvé le moyen de l’employer à un amusement ingénieux qu’il appelle : « passer à la patience »

Dans toute agglomération d’oisifs, on trouve toujours quelque souffre-douleur que son manque d’intelligence ou sa faiblesse physique désigne comme sujet d’expériences plus ou moins barbares à messieurs les loustics.

Voici donc comment on opère pour le « passage à la patience » : on se jette à cinq ou six sur le pauvre diable, on le renverse sur un lit, et, pendant qu’on lui maintient bras et jambes pour l’empêcher de se débattre, un des farceurs déculotte le patient, lui prend la verge qu’il fait passer par le trou de la patience, l’enduit de cirage, et, avec une brosse se met à l’astiquer « jusqu’à ce que ça reluise » selon l’expression usitée, ou jusqu’à ce que se produise certain accident qui a le don d’exciter l’hilarité de ces imbéciles.

Cette opération dont Balan était un des plus fervents promoteurs dans la compagnie, chaque fois qu’il s’agissait de faire une farce aux dépens de quelqu’un, et à laquelle il avait proposé de soumettre Yaumet, il eut à la subir lui-même, malgré ses efforts pour échapper à ses tourmenteurs.

Grosset avait travaillé avec tant de conviction que le résultat désiré ne se fit pas trop attendre.

— Ça y est, fit-il, en déguisant sa voix, lorsqu’il s’aperçut qu’il n’avait pas travaillé en pure perte.

— On peut le lâcher.

— Non, portons-le au milieu de l’autre chambre, fit Caragut, assourdissant la sienne.

Aussitôt dit, Balan fut enlevé, emporté toujours gigottant dans l’autre pièce où on le fourra sous la table, pendant que les quatre exécuteurs se sauvaient à toutes jambes dans leur lit, ayant eu soin de fermer la porte derrière eux et de pousser en travers un banc qui se trouvait à leur portée, Caragut, ayant, de plus, eu la précaution de prendre un autre couvre-pied sur un lit inoccupé.

Mais contre leur attente, Balan s’étant dégagé, ne fit pas le boucan qu’ils prévoyaient. Lorsqu’il vint, à tâtons, chercher son lit pour se coucher, ils l’entendirent ronchonner : qu’il retrouverait bien les cochons ; qu’ils n’y couperaient pas ; qu’il leur gardait un chien de sa chienne ; mais ce fut tout. Une fois couché, il se tut et la nuit se passa sans nouvel incident.



Le lendemain, au coup d’œil méchant que lui lança Balan, lorsqu’ils se trouvèrent face à face, Caragut comprit que l’autre n’avait pas digéré sa mésaventure et que, s’il n’était pas certain d’en connaître les auteurs, il avait du moins, de fortes présomptions. Il se promit d’être sur ses gardes et de ne pas lui fournir l’occasion de le « baiser » selon le terme adopté, c’est-à-dire de ne pas lui fournir l’occasion d’une punition salée.

Justement, il était de chambrée avec ses deux voisins de lit : Mahuret et Brossier. Ils balayèrent, charrièrent l’eau, faisant correctement tout ce que leur fonction éventuelle « d’homme de chambrée » exigeait. La journée se passa sans incident, sans que Balan eût rien trouvé à redire, sans même qu’il eût l’air de chercher l’occasion de sévir.


Depuis longtemps la soupe était mangée ; les hommes de chambre avaient donné le dernier coup de balai. Caragut et Brossier, pendant que Mahuret balayait, avaient charrié chacun deux bidons d’eau. Tout étant en règle dans le service, Brossier et Mahuret purent donc, la corvée faite, aller se promener en ville, Caragut ne voulut pas les accompagner.

Il était retombé dans une de ses crises de mélancolie qui achevaient de l’aigrir contre le métier et lui peignaient la vie en noir.

Les nouvelles de son père étaient de plus en plus alarmantes ; sa sœur était malade aussi. Serait-elle emportée par la maladie, comme les autres ? Caragut pensait à ces privilégiés de la fortune qui, par pose, par mode, vont à Nice, Cannes, Menton ou Monaco, y jouant au trente et quarante, et laissant sur le tapis vert, des fortunes pendant que tant de misérables crèvent de faim ; dépensant dans des futilités assez d’argent pour payer à nombre de malheureux, un voyage qui les sauverait peut-être en enrayant la maladie.

Il s’était jeté sur son lit, et réfléchissait à l’existence qu’il menait, à son isolement, aux tristesses qui l’attendaient.

— Non, se disait-il, encore quatre ans à faire, je mourrai de chagrin auparavant. Et de fait, la tunique qu’il avait reçue en arrivant au régiment lui flottait à présent sur le corps.

D’un autre côté, la mort imminente de son père, à laquelle on le préparait, c’était sa délivrance, mais il lui répugnait d’avoir à espérer en la mort de quelqu’un pour assurer sa liberté. Certes, Caragut n’avait qu’une affection très modérée pour son père ; le joug de fer qui avait pesé sur sa jeunesse, n’avait pas contribué à faire parler en lui la « voix du sang » ; mais il était loin de souhaiter sa mort, il lui aurait suffi d’être affranchi de toute tutelle.

Pourtant, il se rappelait que lors des maladies de sa mère et de sa sœur, il avait espéré aussi que l’arrêt des médecins ne serait pas irrévocable, et que, malgré ses efforts, malgré tous ses soins, l’échéance fatale, inéluctable, était arrivée.

Et, alors, il se voyait redevenant libre, jetant sa défroque au ruisseau, quittant cette livrée d’esclave. Certes, il aurait à travailler dur ; car son père avait tout vendu, tout, jusqu’à ses outils, jusqu’aux livres que lui, Caragut, avait achetés avec les maigres pourboires que lui donnait sa mère, lorsqu’elle était là. Il aurait à se créer un intérieur, à piocher dur pour acheter des meubles afin d’éviter l’hôtel garni qui ne lui souriait guère. Mais, bah ! cela ne l’effrayait pas, il se sentait assez de courage et de volonté pour ne pas bouder devant les difficultés.

Et, poursuivant son rêve, lui qui, malgré son caractère aimant, était resté chaste, sa timidité bête ayant toujours empêché sa tendresse de s’épancher, il pensait à la femme qu’il aimerait un jour, qui l’apprécierait et ne se moquerait pas de sa naïveté. Oh ! s’il la rencontrait, il ne la laisserait pas échapper cette fois, il trouverait le courage de parler.

Certainement, la vie de l’ouvrier marié est dure, mais il aurait de la volonté, et ayant eu plus que sa part de tourments, il se sentait le droit d’espérer un avenir plus riant.

Puis, se reprochant d’escompter la mort de son père, il ajournait toute cette félicité à la fin de son service.

On le verserait dans une compagnie allant en Cochinchine, il verrait du nouveau, cela le changerait, cette vie d’alertes l’enlèverait à la monotonie énervante de la caserne ; il essayait alors de se faire une idée de la vie coloniale, un tableau de paysage oriental, d’après les récits de ses collègues.

Oh ! il y aurait sans doute d’autres misères en perspective : la dyssenterie, l’anémie, la fièvre, sans compter les insolations et le coupe-coupe des Annamites ; mais on pouvait y échapper, tandis qu’il n’échapperait pas ici, cela il le sentait, à la folie d’un coup de tête : tout plutôt que l’abrutissement de la caserne, que mener encore quatre ans cette vie de forçat !

Et, dans l’horreur qu’il ressentait, il s’était mis sans s’en apercevoir, à gesticuler sur son lit.

— Qu’est-ce que tu as donc ?… fit Mahuret qui rentrait, on dirait que t’es pris de la danse de Saint-Guy !

— J’ai, que je m’emmerde et que je voudrais être hors d’ici.

— Hé bien ! c’est pas nouveau, c’que tu m’dis là. V’là assez de fois que tu m’le répètes ; il y en a bien d’autres, tu n’es pas le seul, du reste. Mon cochon, si tu continues, t’as le temps de le noyer dans ton emmerdement.

— Hé ! Je le sais bien, et c’est ce qui me chagrine encore plus.

Tiens, je vais aller chercher de l’eau, je vois un bidon vide, l’eau au moins ne manquera pas ; on ne viendra pas nous dire que nous ne faisons pas notre service. Je me coucherai ensuite, tu répondras pour moi à l’appel.

— Si tu veux, moi je ne me couche pas encore.


Tout le monde était au lit, l’extinction des feux sonnée depuis longtemps ; mais à Pontanezen ce n’était qu’une formalité, car les deux lanternes éclairant les chambrées demeuraient allumées toute la nuit.

Caragut, comme les autres, ronflait à poings fermés, lorsque Balan sortit de la chambre de détail où il travaillait avec le sergent-major.

Il était altéré, sans doute, car il se dirigea vers une cruche ; mais l’ayant portée à sa bouche, il constata qu’elle était vide.

Au lieu d’en chercher une autre, ce qui aurait été plus logique — mais quand on a des galons, il faut bien le faire sentir, — il se mit à beugler de toutes ses forces :

— Quels sont les hommes de chambre !… Il n’y a pas d’eau, ici, nom de Dieu ! v’là une cruche qu’est vide… Que foutent donc les hommes de chambre ?… Les hommes de chambre !… à l’eau, tonnerre !…

Et comme personne ne répondait.

— Vous m’entendez ? les hommes de chambre à l’eau !

Silence sur toute la ligne, malgré les éclats de voix du cabot qui réveillaient quelques dormeurs.

— Nom de Dieu ! va-t-on me répondre ? est-ce que vous vous foutez de moi ? et, secouant un des dormeurs qui se trouvait à sa portée : Quels sont les hommes de chambre, ici ?

— Mahuret… Brossier… Caragut, articula, l’interpellé.

— Ah ! ah ! c’est Caragut, tonna le forcené, Caragut ! Caragut ! vous allez vous lever !… Où est Caragut ?…

— Qu’est-ce qu’il y a ? répondit ce dernier, réveillé en sursaut, à l’appel de son nom.

— Il y a, que voilà une cruche qui est vide, que vous allez vous lever, et aller chercher de l’eau ! Vous m’entendez ?

— S’il y a une cruche vide, fit Caragut encore mal éveillé, il y en a d’autres à côté qui sont pleines. Vous n’avez qu’à chercher.

— C’est pas mon affaire. Vous n’aviez qu’à les remplir toutes avant de vous coucher.

— J’en ai rempli assez pour la nuit.

— Je vous ordonne d’aller chercher de l’eau, fit avec emphase, ce despote de bas étage, et pas tant d’explications. Vous avez compris ! n’est-ce pas ?

— Moi ou Brossier, nous avons porté six bidons d’eau, ici, un peu avant l’appel, accentua Caragut qui commençait à s’échauffer et à perdre la notion exacte de la situation ; j’ai fait mon service comme je devais le faire. Il y a assez d’eau. Je ne me lèverai pas.

— Vous-ne-vous-lè-ve-rez-pas ! hurla Balan, vous ne vous lèverez pas, et si le feu venait à prendre à la « cagna », comment feriez-vous pour l’éteindre ?

— Vous pisserez dessus, riposta Caragut, pendant que la chambrée, réveillée par tout ce tapage, s’esclaffait de rire sous ses draps.

Le caporal était détesté, mais comme il était réputé pour porter des motifs aggravant toujours les punitions infligées, on le craignait : personne n’osait lui répondre ; aussi, tous jubilaient de le voir rembarré.

De son côté, Balan qui n’avait jamais trouvé personne pour lui tenir tête, était furieux ; d’autant plus furieux qu’il se sentait la risée de la chambrée. Les ricanements étouffés qu’on entendait de tous les côtés le mettaient hors de lui.

Caragut, lui aussi, perdait la tête. Toutes ses rancunes, toutes ses haines, remuées par la colère, remontaient à la surface, et il les exprimait malgré lui.

— Vous n’avez pas besoin de tant gueuler. Je ne veux pas y aller, et je n’irai pas. Vous faites votre malin pour deux méchantes sardines sur vos manches, vous n’avez pas chié l’obélisque pour cela.

Balan, convulsé par la fureur, s’approcha du lit de Caragut, et voulut l’empoigner.

— Ne me touchez pas, fit ce dernier, il pourrait vous en cuire !

Mais Balan l’avait pris par l’épaule.

— Je vous ordonne d’aller chercher de l’eau, vociféra-t-il, essayant de le jeter à bas du lit.

— Et moi, je vous ordonne de me laisser tranquille, ou ça va se gâter !

— Vous refusez d’obéir, vociféra Balan, continuant de secouer sa victime, eh bien, je vais vous porter le motif, et nous verrons ce que ça vous coûtera !

— Tiens ! porte toujours celui-là, en attendant, fit Caragut à bout de patience, détachant un coup de poing dans la poitrine du cabot qui alla s’asseoir, le cul par terre, au milieu de la chambrée.

— Un homme qui frappe un caporal, hurlèrent Chapron et Bracquel, attirés par le bruit. Que l’on aille chercher la garde. Et, en même temps, ils secouaient dans leurs lits les hommes qui se trouvaient sur leur passage, et qui, voyant l’allure que prenaient les choses, faisaient semblant de dormir.

Devant cette intervention, Caragut atterré, s’était arrêté net. Il eut une vision rapide de ce qui l’attendait : le conseil de guerre et, sinon la mort, au moins dix ans, vingt ans, peut-être, de travaux publics. Affolé à cette pensée, il sauta au râtelier d’armes et, empoignant un fusil par le canon, il asséna un formidable coup de crosse sur la tête de Balan avant que personne eût pu prévenir son action.

Balan s’écroula le crâne ouvert, Bracquel fit un pas en avant, mais en voyant soulever la crosse du fusil qui le menaçait à son tour, il recula portant instinctivement la tête en arrière, la crosse de l’arme lui arriva en pleine poitrine et il s’affaissa, râlant.

Hagards, effarés, les hommes de la chambrée avaient assisté à ce spectacle sans penser à s’interposer ; ils étaient stupéfaits. Chapron avait pris la porte, on l’entendait hurlant dans la cour : « à la garde ! »

Caragut porta vivement la main à la poche de sa veste pendue au mur, en tira une cartouche qu’il avait escamotée à un tir précédent, la glissa rapidement dans le canon de son fusil, et, assurant la crosse à terre pendant qu’il appuyait le menton sur l’extrémité du canon, il pressa de son orteil sur la détente et tomba mort, la mâchoire fracassée.

— Nom de Dieu ! s’écria Mahuret qui, voyant Caragut sortir la cartouche de sa poche, avait deviné sa résolution, et avait sauté à bas de son lit, dans l’intention de l’arrêter, mais était arrivé trop tard.

— Il l’avait toujours dit, pensa-t-il, que s’il se voyait en situation de passer devant le conseil de guerre, il préférerait se tuer. Il a voulu, tout au moins, faire payer le sacrifice de sa vie à ceux qui sont responsables de sa mort.

Et, s’étant penché sur le corps de Caragut, après avoir constaté qu’il était bien mort :

— Pauvre diable ! il vaut peut-être mieux que je n’aie pu l’empêcher de se tuer, il a eu raison !… ce n’est pas gai, Biribi… Puis, ayant jeté un regard sur Balan qui ne bougeait plus et sur Bracquel qui râlait toujours : En attendant, il a débarrassé la compagnie de deux fameuses crapules !

Il fit mentalement, cette dernière réflexion, Chapron venait d’entrer avec le poste de garde à la police du quartier.


Sainte-Pélagie, 1891.






FIN