La Grande Famille (J. Grave)/Texte entier

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P.-V. Stock, éditeur (p. titre-336).
BIBLIOTHÈQUE SOCIOLOGIQUE.


Jean GRAVE




LA

GRANDE FAMILLE

ROMAN MILITAIRE




DEUXIÈME ÉDITION







PARIS
P.-V STOCK, ÉDITEUR
(Ancienne Librairie TRESSE & STOCK)
9, 10,11 Galerie du Théâtre-Français
PALAIS ROYAL

1896




AVIS DE L’ÉDITEUR




Sous l’Uniforme, titre sous lequel nous nous proposions de faire paraître ce roman a été revendiqué par un de nos confrères auquel il appartient, ce que nous ignorions. Nous avons donc dû, après tirage, — ce qui explique le désaccord entre les quatre pages titres et le titre courant du volume, — modifier notre entête et de Sous l’Uniforme faire La Grande Famille.

P.-V. Stock.


SOUS L’UNIFORME





I


— Portez… armes !… Pas comme ça, nom de Dieu !… Les mains gauches dans le rang !… Plus vivement que ça… Nous allons recommencer le mouvement.

Reposez… armes !

La crosse ! nom de Dieu !… que l’on n’entende résonner qu’un seul coup de crosse, quand le fusil arrive à terre.

Nous allons voir si vous allez mieux réussir, ce coup-ci !

Et, après avoir laissé peser, quelques secondes, son regard sur les rangs, immobiles, le sergent reprit :

— Portez… armes !… Numéro trois !… nom de Dieu !… cette main gauche !… Et vous, numéro six !… ouvrez le port d’arme !… Numéro dix !… allongez le bras… Quelle bande de rosses !… Il n’y a pas moyen de rien leur faire entrer dans la tête… puisque vous voulez aller comme cela, attendez… je vais vous en faire bouffer du port d’arme… et en décomposant encore ; nous verrons si vous arriverez à manœuvrer avec ensemble… Numéro cinq ! levez la tête !

Nous sommes sur le terrain de manœuvres qui entoure les baraquements de Pontanezen, une annexe de la caserne du 2e régiment d’infanterie de marine de Brest. Ce casernement de Pontanezen est situé sur la route de la Vierge, à environ quatre kilomètres de Brest.

Le sergent qui se démène ainsi, engueulant les hommes placés sous ses ordres, est un petit freluquet, à figure presque imberbe, aux cheveux pommadés, avec raie au milieu de la tête, le faux-col dissimulé sous la cravate d’ordonnance, portant manchettes et képi de fantaisie, esquissant des effets de torse ; il se nomme Bouzillon.

Depuis quelques mois les recrues sont arrivées au corps ; on leur fait recommencer, en ce moment, sous le nom d’école de section, les exercices qu’elles ont déjà faits, sous le nom d’école du soldat ; avec cette différence, qu’aujourd’hui, on manœuvre sur deux rangs au lieu d’un.

Le sergent Bouzillon est donc en train d’inculquer, aux défenseurs de la patrie, les saines notions de l’école de section… et de l’aménité militaire.

Il gueule d’autant plus, qu’il sent les officiers sur son dos, à quelques pas de lui, arrêtés à le regarder, et qu’il faut faire preuve de zèle.

Tant pis, si, à force de rester trop longtemps sur le même mouvement, les hommes du peloton sentent s’ankyloser leurs bras sous le poids du fusil, il faut que Bouzillon montre aux officiers qu’il « connaît son affaire ». Il concourt pour le tableau d’avancement, il veut avoir de bonnes notes, les hommes trimeront. Il passe donc devant le rang, inspectant la position de chacun, rectifiant le port de l’arme, faisant ouvrir ou resserrer l’angle formé par la position des pieds.

Quelle que soit la fatigue des hommes, qu’ils se gardent de la laisser voir ! si, par l’effet de son poids, le fusil a des tendances à descendre le long de la cuisse, l’aimable appellation de « Jean-foutre », « d’andouille », « de bougre d’idiot », ne tarde pas à le ramener à l’attitude réglementaire ; tandis que le prétexte de rectifier la position fournit l’occasion de laisser le peloton plus longtemps sur le mouvement.

Enfin ! après avoir bien rectifié, bien engueulé, bien sacré, Bouzillon commanda : « Présentez… armes !… » mais à ce moment le clairon de garde sonna la berloque, et ce fut aussitôt une débandade dans la cour de Pontanezen.

Poussant des cris, s’interpellant, courant déposer leurs armes, heureux d’échapper à la surveillance des gradés, les jeunes soldats faisaient du bruit pour se donner un moment l’illusion d’une liberté factice, et folâtraient comme des gosses échappés, momentanément, à la surveillance du pion.

Dans les chambres, les malades, ceux qui, sous un prétexte ou sous un autre, avaient trouvé le moyen de « couper » à l’exercice, accueillaient les arrivants par des quolibets, auxquels ceux-ci ripostaient en les traitant de « tireurs au cul ».

Les interpellations se croisaient, c’était un brouhaha d’engueulades où l’on ne se reconnaissait plus ; mais, peu à peu, le silence se fit. Les uns s’étaient mis à graisser leur fusil avant de le mettre au râtelier, d’autres rangeaient leur sac sur les planches, pendant que les soldats désignés par le caporal de semaine pour être de corvée, endossaient de vieilles capotes réformées, portant sur l’un des bras, en gros chiffres de drap rouge, le no de la compagnie ; d’autres enfin, que l’appétit talonnait, sans doute, couraient se ranger à la porte des cuisines, attendant la sonnerie de la soupe pour s’emparer de leur gamelle ou la solliciter de la complaisance des cuisiniers.

Au milieu de cette exubérance, réaction forcée du silence et de l’immobilité obligatoire de quatre heures d’exercice, seul un soldat était resté calme, l’air soucieux, un peu triste, sans prendre part aux divertissements de ses camarades.

C’était un jeune homme de vingt ans environ, ou pour être exact, de vingt et un ans puisqu’il faisait partie des dernières recrues. Il était de petite taille, avec d’assez larges épaules ; ses traits tirés, ses yeux caves et cernés, quoique brillants, donnaient à sa physionomie un cachet de souffrance morale.

Après la sonnerie du clairon annonçant la fin de l’exercice, il avait couru, comme les autres, du côté de la chambrée ; arrivé à son lit, il s’était débarrassé de tout son fourniment et après avoir placé son fusil au râtelier d’armes, il s’était assis songeur, les bras croisés, au bord du lit, totalement étranger à ce qui se passait autour de lui.

— Eh ! dis donc, Caragut, fit un de ses voisins, allant vers lui, qu’est-ce que t’as donc qui ne va pas ? Tu nous fais une mine à porter le diable en terre. Il faut te secouer, mon vieux. Est-ce que tu penses à quelque petite connaissance que t’aurais laissée à Paris ?

— Hein ! ce que j’ai ?… c’est que je m’emmerde, ici, à vingt francs par tête. Plus je vais dans le métier, plus je m’aperçois qu’il est abrutissant. Est-ce que ça ne te fait rien à toi, Mahuret, de tourner comme une machine, d’être engueulé tout le temps et de ne jamais pouvoir répondre ?

— Ah ! bon ! tu as encore, sur le cœur, les aménités que Bouzillon t’as lancées, tout à l’heure, pour te faire allonger le bras ; si tu te froisses de ça, tu n’as pas fini ; il faut être philosophe, ici, mon pauvre vieux.

— Oh ! ce n’est pas absolument ce que m’a dit Bouzillon. Ses âneries commencent à me laisser froid. Ce qui me porte de plus en plus sur les nerfs, c’est tout le métier, les mouvements d’automate que l’on nous fait faire à l’exercice, l’insolence des gradés : tout, jusqu’à ce sale costume qui me pèse sur le dos ! Plus j’y réfléchis, plus je me convaincs que j’aurai bien du mal à finir mes cinq ans.

— Bah ! on se figure ça, mais on finit par s’y faire, à la longue !

Moi aussi, dans les commencements, en pensant à ceux que j’avais laissés, j’ai eu le mal du pays. Chez les « singes », j’avais la tête près du bonnet, quand ils voulaient me faire de la rouspétance je les envoyais dinguer, aussi, ce que ça m’a semblé dur, quand, ici, il a fallu poser sa chique et faire le mort ! Il me semblait que je ne pourrais jamais m’y habituer ; mais on se fait à tout, et, aujourd’hui je prends mon mal en patience, soupirant bien après « la classe », mais quoi ? il faut bien se faire une raison. J’ai déjà dix-huit mois de faits ; ça se tire tout de même. Et puis, après tout, puisqu’il faut y passer… qu’est-ce que tu veux y faire ?

— Il faut y passer… il faut y passer… Mais pourquoi faut-il y passer ? T’es-tu jamais demandé de quel droit on t’arrachait à tes occupations, à tes amitiés, à tes amours ? de quel droit on te prend les cinq plus belles années de ton existence, pour faire de toi un valet marchant au doigt et à l’œil, subissant les engueulades et les injures d’individus qui, les trois quarts du temps, sont bêtes comme leurs pieds. Ce Bouzillon, qui nous engueule à tous propos, ça baiserait le cul du capitaine, si celui-ci le lui commandait, et dire que nous sommes forcés de subir ses excès de zèle, et ses accès de mauvaise humeur.

Parce qu’ils ont un galon d’or ou de laine sur la manche, te voilà à leurs pieds. Ce qui m’exaspère ce ne sont pas les privations que l’on nous fait endurer, ce n’est pas le métier de chiens savants que l’on nous enseigne, ce que je ne puis digérer, c’est de me sentir un fusil entre les pattes, c’est de me dire que nous sommes là des milliers d’andouilles qui, par notre crainte du pouvoir fictif qu’octroient ces symboles, nous fournissons la force effective qui nous asservit.

C’est parce que nous sommes assez lâches pour obéir que subsiste cette autorité. Tiens ! quand j’y pense je vois rouge, et un gradé viendrait là m’emmerder, il me semble que je lui laisserais, avec volupté, tomber la crosse de mon fusil sur la gueule.

— Ha ! mon vieux colon, si tu le prends sur ce pied-là, tu n’as pas fini de te faire de la bile. Sans compter que des dispositions semblables peuvent le faire « manger de la boîte », plus souvent qu’à ton tour… si elles ne t’envoient pas à Biribi ou au peloton d’exécution… Brrr… tu sais ! ma mère n’en fait plus, il faut que j’aie soin de son fils. Je préfère encore baisser la tête lorsqu’un « pied de banc » ou un « cabot » passe sa colère en me traitant de Jean-foutre. S’il me fout à la boîte, j’ai la consolation de me dire que ça compte sur le congé… et vogue la galère !… ici, il ne faut pas avoir l’épiderme délicat si on ne veut pas se faire « rallonger la ficelle. »

— Oui, certainement, pour la majorité des gens, je ne dis pas que ton raisonnement ne soit pas juste. Ceux qui se « piquent de bon sens » diront avec toi que c’est la seule conduite raisonnable à tenir… Oui !… savoir plier en temps opportun… La Fontaine a fait une très belle fable là-dessus… Moi-même, depuis trois mois que je suis ici, crois-tu que je n’aie pas senti, plus d’une fois, la langue et la main me démanger, lorsque l’arrogance d’un galonné se faisait trop sentir à mon égard ? Mais… voilà !.. l’instinct de la conservation est plus fort que celui de la dignité… je me suis retenu… je me consolai en me disant qu’après tout, ça n’est pas éternel, que ça finira un jour… l’Espérance vous fait passer sur le présent… moi aussi, j’ai appris à plier !… on apprend très vite à plier !…

Mais il y a des dispositions d’esprit où ça doit être difficile de ne pas éclater. Et alors… tant pis pour celui qui vient vous chatouiller.

À moins que, pour moi comme pour les autres, le milieu ne finisse par opérer, que je m’abrutisse tellement que je devienne insensible aux piqûres, que j’oublie ma dignité d’homme, pour arriver à faire ce qu’on appelle un bon soldat : insensible aux injures, exécutant un ordre sans chercher à le comprendre, se « cuitant » quand il en trouve l’occasion, passant des heures entières à des papotages de gosses, lorsqu’il ne rit pas à ventre déboutonné, aux gravelures d’un idiot qui croit faire de l’esprit en débitant quelque cochonnerie courant les régiments depuis un temps immémorial, et qui perd, avec le temps, et à force de changer de narrateurs, tout le piquant qu’elle pouvait avoir au début.

Est-ce que je ne sens pas que je m’abrutis aussi ! l’imbécillité de ceux qui m’entourent me choque moins qu’aux premiers jours, leurs conversations stupides ne me font plus fuir comme au début, je sens que je m’enlise, j’éprouve le besoin de crier au secours !

Mais quand je pense que j’en ai encore pour quatre ans de cette vie-là… tiens, Mahuret, la tête me pète… Parlons d’autre chose.

— Il n’y a personne ici ? gronda tout à coup une voix à l’entrée de la chambrée, pendant que la porte entrebâillée laissait passer la silhouette d’un jeune soldat portant les galons de caporal.

Il pouvait avoir dix-neuf ans ; une moustache naissante, d’un blond filasse, au lieu d’estomper la figure la rendait platement vulgaire, ce qui contrastait avec l’air de suffisance que se donnait le nouveau venu : il ne pouvait faire un pas ou dire une parole, sans se dandiner comme un canard allant à l’eau.

De plus, très vaniteux de ses galons, il avait pris l’habitude de replier sa main pour saisir le bord de la manche de sa vareuse et de tourner légèrement le poignet pour que ses sardines fussent bien en évidence.

— Farges ! reprit-il, Farges !.. où est-il ?.. Il est donc sorti cet animal ? Il me faut pourtant quelqu’un… Tenez ! Caragut, vous qui ne faites rien, vous allez donner un coup de brosse à ma vareuse et astiquer mon ceinturon ! Il faut que je sorte. Vous me les rapporterez à la chambre de détail.

— Pardon, caporal Balan, je ne suis pas payé pour être votre larbin ; faites faire votre travail par qui bon vous semblera, moi j’ai assez du mien. Chacun pour soi ici.

— Ah ! c’est vrai, j’oubliais qu’il ne faut rien vous demander. C’est bon ! je m’en rappellerai, à l’occasion… Tenez, Brossier, continua Balan, en s’adressant au voisin de droite de Caragut, vous me rendrez bien le service de donner un coup de fion à mon fourniment ? Le voilà, et il jeta vareuse et ceinturon sur le lit. — Je cours à la chambre de détail, le chef m’attend.

— Tonnerre de Dieu ! hurla Brossier, — sitôt que Balan eut les talons tournés, — attends un peu que je vais les astiquer tes boutons ; ce n’est pas de les frotter que je les userai.

— Il est de fait, fit Mahuret, qu’il a toujours besoin de quelque chose, ce lascar-là. Tantôt c’est son fusil à nettoyer, tantôt c’est son ceinturon ou son sac à astiquer, une autre fois c’est son lit à faire, il n’en finit jamais. Il emploierait bien toute la compagnie à son service s’il osait.

— Puisque l’on est assez bête pour lui faire son fourbi, répliqua Caragut.

— Oh ! la prochaine fois qu’il viendra m’emmerder, interrompit Brossier, je l’enverrai chier où il met son pain…

— Mais en attendant, tu lui brosses sa vareuse, comme demain tu lui cireras ses souliers s’il te les apporte, quitte à brailler ensuite derrière quand il aura le dos tourné.

— Pardi ! toi, tu te fous de tout… tu en parles à ton aise. Avec ça qu’il est commode le camarade ; tu sais, quand il porte un motif, c’est rare s’il n’est pas augmenté.

Tu ferais bien de le méfier, même, il t’a à l’œil, voilà plusieurs fois qu’il te menace… prends garde ! Je ne suis étonné que d’une chose, c’est qu’il ne t’ait pas encore collé un de ces motifs dont il a la spécialité… je serais de toi, je me méfierais.

— Ah ! ça, oui, je sais qu’il m’a dans le nez une belle affaire et ne cherche que l’occasion de me pincer, mais que veux-tu, c’est plus fort que moi, quand je vois des trous de cul pareils à ce méchant calicot qui s’est engagé et fait du zèle parce qu’il se figure que les galons vont lui pleuvoir à foison, ça me fait suer, et quand ça vient sous mon nez faire ses épates, je taperais dessus volontiers ; il faut qu’il n’ait pas de cœur pour deux sous, après avoir mangé du métier, vouloir en faire sa carrière.


En ce moment le clairon de garde sonna la soupe.

— Apporte-moi ma gamelle, dis, Mahuret ! fit Caragut qui voyait son copain se diriger vers la porte.

Dehors, du côté des cuisines, on entendait les cris de soldats qui en faisaient le siège. Voulant tous pénétrer à la fois, ils se bousculaient, se poussaient, s’invectivaient et s’empêchaient d’entrer en se serrant les uns contre les autres.

Ces défenseurs de la Patrie avaient l’air d’une bande de sauvages affamés se précipitant à la curée. Ceux qui réussissaient à s’emparer d’une gamelle avaient toutes les peines du monde à la préserver de la bousculade et à la porter intacte. Il ne leur était même pas facile de sortir eux-mêmes, tant les pressaient ceux qui voulaient entrer. C’était un charivari assourdissant, qui ne se calma que lorsque le flot des assaillants se fut peu à peu écoulé.

— Voilà, fit Mahuret en revenant avec deux gamelles et en les installant au coin d’une table.

Ayant atteint son pain sur la planche suspendue au-dessus des têtes dans toute la longueur de la chambrée, il prit une cuiller et une fourchette qui s’y trouvaient plantées, et se mit à faire l’inspection de sa gamelle.

Il en sortit un mince morceau de viande, dont la moitié, au moins, se trouvait être un fragment de nerf ; puis, en y promenant de nouveau sa cuiller, il finit par pêcher deux ou trois moitiés de pommes de terre qu’il installa sur le couvercle, formant assiette, de sa gamelle.

— Hé bien ! mince ! mon vieux cochon ! il n’y aura pas de quoi attraper une indigestion. Je manquais de sous-pieds à mes guêtres, voilà bien mon affaire ! Et toi, es-tu aussi bien fadé ?

Caragut fouillant la sienne :

— Je crois que j’ai de quoi compléter ta paire de sous-pieds ; quatre morceaux de pommes de terre et autant de pain qui se baladent dans l’eau de vaisselle octroyée si généreusement par l’autorité à ses défenseurs, voilà de quoi nous restaurer.

Mets-tu deux sous ? nous irons chercher de l’huile et du vinaigre pour mettre notre bœuf en salade avec nos pommes de terre, ça nous changera au moins l’ordinaire.

— C’est une idée ; donne-moi ton quart, je vais aller chercher ça à la cantine. Je dois avoir dans mon sac quelques gousses d’ail que j’ai barbotées ce matin, étant de corvée à l’ordinaire, nous en mettrons deux ou trois dedans.


Les hommes de la chambrée s’étaient casés comme ils avaient pu pour manger la soupe. Une fois toutes les places prises aux tables, on en avait cherché d’autres, soit sur l’entablement des fenêtres, soit en étendant les planches à astiquer sur les lits, soit tout simplement en s’asseyant à terre, à même sur le carreau, ou bien encore sur les lits.

Chacun se dépêchait d’expédier le contenu de sa gamelle, lorsque fit irruption dans la chambrée un grand gaillard déhanché, à la figure imberbe, mais toute bourgeonnée, au nez culotté.

C’était le sergent de semaine.

Celui-là n’était pas méchant par tempérament, il le faisait à la rigolade, plaisantant avec tout le monde. Mais le plus souvent entre deux vins, il était inconscient du mal qu’il faisait. C’est en plaisantant qu’il menaçait quelqu’un de lui porter quatre jours de salle de police. Il était si drôle en vous annonçant cela, que l’on allait se coucher bien convaincu que la punition ne serait jamais portée. Et ce n’était jamais sans une stupéfaction profonde que la victime des plaisanteries de cet ivrogne entendait au rapport que, non seulement les quatre jours avaient bien été portés, mais étaient libellés de telle façon, qu’il était rare qu’ils ne fussent pas portés à huit ou à quinze jours, par le capitaine ou le colonel.

— Ceux qui ont des mandats à toucher, viendront me trouver, après la soupe, pour descendre à Brest chez le vaguemestre, cria-t-il, d’une voix enrouée par l’alcool.

— Tiens ! ricana Mahuret qui revenait de la cantine, c’est Loiseau qui est de semaine ; s’il y a une bonne tête parmi ceux qui ont de l’argent à toucher, il faudra le boulotter ou coucher à la boîte. Si le pigeon est ici, tu ne vas pas tarder à voir rappliquer Bouzillon, c’est le rabatteur quand Loiseau est de semaine… Tiens !… quand je te disais… regarde-le là-bas qui s’amène… la comédie va commencer.

Bouzillon, sans faire semblant d’avoir vu Loiseau, s’était avancé dans la chambrée, inspectant à droite, à gauche, lançant une blague d’un côté, une engueulade de l’autre ; trouvant un paquetage mal fait, un fusil sale, des souliers mal cirés. Il allait, sans se presser, se dandinant le long des lits.

Arrivé devant un gros gaillard, possesseur d’une figure ronde comme la lune, au nez retroussé, deux gros yeux, surmontés de sourcils en accent circonflexe, et faisant saillie sous le front, il s’arrêta net, — l’autre était à califourchon sur son lit, où il avait étalé son mouchoir de poche pour poser sa gamelle.

Bouzillon s’était planté, en arrêt, devant lui.

— Qui est-ce qui m’a foutu un cochon de cette espèce, hurla-t-il, comme suffoqué par l’indignation. Vous ne savez donc pas que c’est défendu de se mettre sur les lits pour manger ! Est-ce que vous croyez que le gouvernement va fournir des couvertes pour vous servir de nappes ? Allez ! allez ! vous allez me prendre une capote de corvée et vous mettre en tenue pour descendre à la boîte, et vous dépêcher ! entendez-vous ?

— Mais, sergent ! bégaya le pauvre diable, ahuri sous le déluge oratoire de Bouzillon, je… ne savais pas… je… je… ne recommencerai plus.

— Vous ne saviez pas ! qu’est-ce que ça me fout à moi que vous ne sachiez pas ; vous le saurez une fois que vous aurez couché à la boîte. Allez ! allez ! plus vite que ça ! Allons ! oust !

— Qu’est-ce qu’il y a ? fit Loiseau en s’approchant, comme attiré par le bruit de la discussion. Tiens ! c’est à Pouliard que tu en as ! Qu’est-ce qu’il a encore fait ?

— Il a fait, qu’il mangeait sur son lit ; tu sais que c’est défendu, que le capitaine nous a recommandé de veiller à ce qu’on ne les salisse pas en mangeant dessus, et que les dégradations nous seraient imputées. J’envoie ton Pouliard coucher à la boîte.

— Allons ! allons ! Tu ne vas pas être si méchant que cela. Nous devons veiller, c’est vrai, à ce qu’on ne dégrade pas la literie, et le capitaine est rosse à ce sujet, mais Pouliard ne savait peut-être pas… c’est sans doute la première fois que ça lui arrive… excuse-le pour cette fois-ci… Du reste, c’est un bon garçon, Pouliard, il ne recommencera sûrement pas.

— Pardi ! je t’attendais bien là, tu es toujours comme ça, toi ; tu trouves toujours quelque excuse. C’est comme cela qu’on se fout de notre fiole après. Il aura ses deux jours de salle de police.

— Allons ! voyons, tu ne vas pas désespérer ce pauvre garçon. Je le connais, il est de chez moi, il n’a pas encore eu de punitions, tu ne voudrais pas commencer pour une babiole comme ça. D’autant plus qu’il est aux élèves caporaux, et des premiers à passer, ça pourrait lui faire du tort. Et puis je crois qu’il a un mandat à toucher, il faut qu’il descende à Brest avec moi, ce soir. N’est-ce pas, Pouliard, vous avez un mandat à toucher ? il me semble avoir vu votre nom sur ma liste.

— Oui, sergent Loiseau, fit le pigeon que nos deux gaspards s’apprêtaient à plumer. Ne me portez pas de punition, continua-t-il en s’adressant à Bouzillon. J’avais toujours vu manger sur les lits, je ne savais pas que c’était défendu. Et, disant cela, il jeta un regard navré sur les deux rangées de lit, espérant découvrir quelque autre délinquant qui, lui semblait-il, aurait amoindri sa responsabilité, en étant passible de la même peine. Mais, prestement, au premier coup de gueule, ceux qui étaient en faute, avaient levé le couvert pour aller le dresser ailleurs, qui sur un coin de table, qui sur un bout de banc devenu libre.

— Ça c’est pas mon affaire, répliqua Bouzillon, c’est vous que je prends, c’est vous qui paierez. Puisque vous avez votre mandat à toucher ce soir, vous pouvez descendre à Brest, mais demain vous irez coucher à la boîte. Et il partit ronchonnant entre ses dents, tandis que Loiseau cherchait à l’apitoyer, en entraînant Pouliard avec eux.

— Hein ! ricana Mahuret, qui, avec Caragut avait observé la scène de sa place, qu’est-ce que je te disais ? la farce est en bonne voie. Mon Bouzillon va, tout à l’heure, se trouver comme par hasard sur le chemin de Loiseau qui aura cramponné Pouliard à la sortie de chez le vaguemestre ; sous prétexte d’arranger l’affaire, on ira prendre un verre ; une fois qu’ils seront en train… ce qu’ils vont écorner le mandat !… c’est un miel !… Si mon Pouliard rentre avec de l’argent, il aura de la veine.

— C’est beau, tout de même l’armée ! fit ironiquement Caragut. C’est une grande famille, nous dit-on. Elle est propre la grande famille ! On s’y exploite aussi salement que dans la petite.

— Et, note bien, que Pouliard étant une bonne bête, on ne s’est pas mis en frais d’imagination pour trouver un prétexte et le menacer de salle de police ; mais s’ils avaient eu affaire à un type moins facile à influencer, ils auraient corsé le prétexte, voilà tout !

Une fois, Bracquel étant de semaine et Bouzillon faisant la chasse, ils tombèrent sur un copain récalcitrant et provoquèrent de sa part une réponse un peu vive. Loiseau le menaça de lui porter deux jours de prison avec un motif de réponse inconvenante, espérant lui foutre le trac et le rendre plus souple. L’autre, au contraire, s’emporta, le mit au défi de porter quoi que ce soit, et récidiva son apostrophe. Pendant la dispute, un officier qui passait par là, et n’avait entendu que la réponse du copain, ordonna à Loiseau de porter le motif, et la victime, au rapport, attrapa deux mois de prison.

— Nom de Dieu ! il me semble que j’aurais cassé la gueule à celui qui m’aurait valu une punition aussi injuste.

— Hé ! mon pauvre vieux, tu n’aurais rien cassé du tout. On fait de ces coups-là dans un moment de colère, lorsqu’on ne réfléchit pas ; mais quand on a eu tout le temps de la réflexion, quand on pense qu’une simple pichenette à un morveux de cabot, peut vous mener tout droit au peloton d’exécution, cela vous refroidit un homme.

— Ça ne fait rien, il me semble que je n’aurais pas pu me retenir.

— Tu le crois. Celui auquel c’est arrivé était d’un tempérament à le faire ; seulement, étant donnée la nature de leur discussion il crut que, malgré l’ordre de l’officier, mes deux pierrots n’oseraient pas porter le motif ; quand le capitaine lui annonça que le motif était bien porté et qu’il le lui allongeait de huit jours, il voulut réclamer et demander à aller au rapport. Le colonel le corsa d’un mois pour avoir réclamé à tort et avant d’avoir fait sa punition. Il avait déjà commencé sa prison quand la décision de la division lui apprit qu’elle le lui portait à deux mois. Pendant ce temps quelques jours s’étaient écoulés, il s’était heurté aux menaces du Code Militaire, aux figures glaciales, au ton rogue des gradés ; l’appréhension avait déjà amorti sa colère. Il caressait bien l’espérance de se venger plus tard, mais, quelle que fût sa fureur, lorsqu’il fallut aller au clou, il subit sa peine sans regimber de peur d’en attraper davantage. Au fond, c’était ce qu’il avait de mieux à faire.

— Quelle sale machine que l’armée, plus je vais, plus je m’en convaincs.

— Qu’est-ce que tu veux, c’est comme cela, termina Mahuret en se levant et décrochant son ceinturon pour sortir. Viens-tu faire un tour ?

— Ma foi non, je ne suis pas en goût d’aller me promener ce soir.

— Comme tu voudras, moi je préfère foutre le camp de la caserne…. tire-moi au cul que je boucle mon ceinturon.

Caragut fit, au dos de la vareuse à Mahuret, deux plis qu’il ramena en arrière, pendant que celui-ci bouclait son ceinturon ; c’est ce que, dans le métier militaire, on nomme élégamment « se tirer au cul » tandis que « tirer au cul, » sans le pronom, signifie se refuser à toute besogne.

En voyant filer son camarade, Caragut hésita un instant, s’il devait le suivre ; mais le vide de ces flâneries, à travers les rues de Brest, où le soldat doit toujours avoir le bras en l’air pour saluer les officiers de tous grades et de toutes armes qui y pullulent ; ces promenades où rien ne vient distraire l’œil ni la pensée, l’avaient rebuté déjà tant de fois que, découragé, il préférait arpenter la chambre, vide à cette heure.

Ayant ainsi fait deux ou trois le tour à travers les chambres, l’ennui le prit et il regretta de n’avoir pas suivi Mahuret. Les bras ballants, ne sachant à quoi s’occuper, il se mit sur son lit et ne tarda pas à s’endormir.


La sonnerie de l’appel l’éveilla. Les hommes, comme une volée de moineaux, couraient au pied de leurs lits ; le caporal de chambrée, grondait les hommes chargés du nettoyage de n’avoir pas donné un coup de balai, puis tout se calma, l’appel se fit.

L’appel rendu, le sergent de semaine, Loiseau, vint annoncer : « Demain, marche militaire ! les caporaux veilleront à l’équipement de leurs hommes ! »

Puis, appelant : Pouliard ! Pouliard ! Où est-il donc cet animal ? Où diable a-t-il pu passer ?

— Voilà ! sergent, voilà, fit une voix pâteuse, partant du fond de la chambrée ; qu’est-ce qu’il y a ? et Pouliard, flageolant sur ses jambes, l’air encore plus abruti, s’amena devant Loiseau.

— Vous ne vous rappelez donc pas, souffla ce dernier à l’oreille du pochard, que vous avez donné rendez-vous à Bouzillon, il nous attend à la cantine.

— Hein ! fit Mahuret, s’adressant à Caragut, Pouliard en a-t-il une biture, ce qu’il est fadé le bonhomme ! Ils sont en train de finir de le plumer. Je suis sûr qu’ils doivent être au moins une demi-douzaine à l’attendre à la cantine !

Caragut haussa les épaules, tout en préparant son lit pour se coucher.

Puis, après un silence :

— Que c’est beau, l’armée !


II


Depuis longtemps l’on annonçait la visite du colonel. Mais il avait fallu dégrossir un peu les recrues, afin de les mettre en état de lui être présentées.

Enfin ! après avoir eu revue du lieutenant, du capitaine, et du commandant, ce « grand » jour était arrivé.

Dès le matin, on s’était mis à nettoyer les locaux, épousseter les planchers, laver les vitres, frotter les cuisines, récurer les gamelles. Les cuisiniers avaient mis des pantalons et des blouses d’une blancheur immaculée. Le tout était loin encore de représenter le luxe et le confort, mais auprès de l’aspect habituel, cela pouvait passer pour de la propreté.

Jusqu’au gros poêle de fonte, occupant le milieu de la chambre, dont on ne s’occupait pas d’habitude ; qui, depuis le commencement de l’hiver n’avait pas eu la moindre brindille à brûler, que deux hommes se mirent à noircir et à brosser ; on apporta tout auprès, une pile de bois qui fut symétriquement rangée.

Puis, quand le premier coup de feu fut passé, les soldats purent respirer un peu : caporaux, sergents et officiers avaient visité et revisité toute l’installation ; on n’attendait plus que la venue du colonel. Sans trop s’éloigner de leurs places, les soldats causaient par petits groupes.

Caragut s’entretenait, avec quelques camarades, de la première marche que les recrues avaient faite depuis leur arrivée au corps ; elle leur avait semblé dure, et ils s’en rappelaient les diverses péripéties.

— Hein ! fit Mahuret, as-tu vu la bille que faisait Pouliard, aux haltes, lorsque les autres allaient boire, alors qu’ayant, la veille, mangé tout son argent avec Loiseau et Bouzillon, il était, lui, forcé de se brosser le ventre ?

Il espérait que les autres allaient l’inviter ! il fallait le voir les suivre piteusement des yeux, jusqu’à ce qu’ils fussent entrés dans les débits, mais, du moment qu’il était sans le sou, ceux-ci ne faisaient pas plus attention à lui que s’il n’existait pas. Ils avaient trouvé de nouvelles poires qui finançaient à leur tour, et mons Pouliard, la gueule empâtée de la marche et de sa cuite de la veille, avait beau les raccrocher d’un regard quémandeur, ils passaient sans le voir.

— Pourquoi était-il si bête de se laisser gruger ?

— Ah ! dame, tu sais, quand on est saoul !

En ce moment, la présence du colonel fut signalée dans le quartier, chacun dut regagner sa place, au pied de son lit, attendant le grand chef, qui passait par les compagnies à leur tour de rôle.

— Nom de Dieu ! qu’il fait froid, ici, fit tout à coup le sergent-major, en s’amenant en coup de vent ; puisqu’il y a du bois, pourquoi n’allumez-vous pas de feu ? Allons ! les hommes de chambre, du bois là-dedans, et que ça chauffe !

Aussitôt deux hommes de chambrée se précipitèrent pour obéir aux ordres du sergent-major. Mais, comme il n’y avait ni papier, ni petit bois, il se passa un grand quart d’heure avant que le feu flambât.

Le tour d’inspection de la 28e était arrivé, l’entrée du colonel fut annoncée par le cri retentissant de : « À vos rangs !… Fixe ! » poussé par le capitaine qui guettait depuis près d’une demi-heure.

La visite fut rondement menée. Le colonel se montra bonhomme, paterne, tout en sachant rester solennel. Il posa deux ou trois questions à autant de jeunes soldats qui, flattés de l’honneur, acquiescèrent, à ses questions, en trouvant tout excellent.

En s’en allant, il exprima au capitaine sa satisfaction de la bonne tenue des recrues. Parla du Drapeau, de la Patrie, de la France, de la Discipline, et de l’Autorité Paternelle des chefs, et s’en fut raconter son petit boniment à la compagnie suivante.

L’ordre étant donné de rompre, chacun s’occupa de serrer tout son attirail.

— Dis donc, Mahuret, fit Caragut, tout en remontant son fusil, est-ce que c’est en l’honneur de la visite du colonel, qu’ils ont fait du feu, aujourd’hui, dans la turne ?

— Ça, c’est probable.

— Il n’était que tôt, ce n’est pas de la blague, mais voilà plusieurs jours que l’on commençait à geler.

— Aussi, ce qu’ils sont en train d’entourer le poêle en ce moment. Regarde-moi donc cette bande de rosses ! Les voilà qui se disputent.

En effet, une altercation venait de s’élever près du feu : deux troupiers étaient en train de ramasser les bûches que d’autres leur arrachaient des mains.

— Quand je te dis, faisait l’un des hommes, que c’est le chef qui nous a commandé de ramasser le bois et de le porter à la chambre de détail !

— Veux-tu te dépêcher de foutre le camp, s’exclamait-on dans le cercle, à d’autres ! tu veux nous carotter. C’est pour l’autre chambre que tu veux l’emporter.

— Puisque c’est le chef qui l’a dit, appuya le deuxième troupier.

— Des navets ! c’est pas le chef qui l’a dit, tu vas laisser ce bois-là.

— Dites donc, intervint tout à coup la voix aigre de Balan, avez-vous fini de faire tout ce potin, laissez les hommes faire ce qui leur a été commandé. C’est le bois de la chambre de détail. Attendez un peu, que l’on va vous chauffer ! Faudrait-il pas vous mettre dans du coton aussi ?

Le cercle avait fait silence. Les deux hommes chargèrent les bûches et disparurent.

— Qu’est-ce que tu dis de ça, toi ? fit Mahuret.

— Tiens, pardi ! ce n’est pas difficile à deviner : on donne du bois pour la compagnie, mais c’est la chambre de détail qui se chauffe ou tripote avec. Le colonel venant aujourd’hui, on en avait mis en évidence, mais maintenant qu’il est parti, on s’empresse de reprendre le reste. Ce n’est pas assez qu’ils se fassent tailler des beefteacks dans notre ration de viande, qu’ils prennent le meilleur de notre café, ils nous ratissent notre bois par dessus le marché.

Voilà la soupe qui sonne, je vais chercher nos gamelles. Si tu veux, nous irons faire un tour ensuite.

— Volontiers.


Quelque temps après l’arrivée des recrues, les chefs de compagnie avaient, sur l’ordre qui leur en avait été donné, fait faire une dictée à tous les arrivants, et choisi, d’après cette page d’écriture, ceux qu’ils jugèrent « dignes » de suivre les cours des élèves-caporaux !

Caragut en faisait partie.

Il s’était laissé porter sur la liste, non pas qu’il eût une envie démesurée de galon, ni qu’il eût le secret dessein d’en faire sa carrière, mais il s’était tenu le raisonnement suivant : « J’ai cinq ans à tirer. Ça sera long. Il s’agit de les tirer avec le moins possible d’embêtements. Les gradés qui sont les plus durs au malheureux troupier, sont justement les gradés subalternes : caporaux et sergents ; ce sont eux les plus tracassiers. Je n’ai qu’à devenir leur égal pour n’avoir rien à redouter d’eux. Ce ne sera pas difficile, étant donné que la plupart de ceux que je connais sont bêtes comme des oies. Point n’est donc besoin d’une intelligence remarquable. C’est à la portée du premier venu. Vaut mieux commander que d’être commandé. » Il avait donc suivi les cours.

Cette année-là, les élèves-caporaux étaient jusqu’alors exemptés de corvées et de garde ; mais on venait de décider qu’ils fourniraient, désormais, la garde du samedi.

Les recommandations qu’on leur faisait à la théorie étaient si nombreuses, les différents saluts et attitudes à donner ou à prendre selon le grade et la tenue des supérieurs, semblaient si compliqués par la fréquence des observations et des punitions résultant de chaque manquement que ce n’était pas sans un certain trac que Caragut se préparait à cette corvée.

L’appréhension qui saisit l’individu, chaque fois qu’il s’agit d’accomplir une chose nouvelle pour lui, s’accentuait ici de la peur des mois de prison et pénalités diverses que l’on énumère complaisamment aux recrues terrifiées.

Le jeune soldat qui n’y a pas encore passé craint de ne se reconnaître jamais dans la multiplicité des consignes.

Au réveil, Caragut se mit donc à astiquer son fourniment. Bracquel était de semaine, c’est dire que l’inspection serait sérieuse, car on le tenait pour un des plus rosses parmi les sergents de la compagnie.

C’était un de ces engagés qui croient qu’il n’y a qu’à se présenter pour devenir officier. Avec un zèle qu’ils font payer à ceux qui sont sous leurs ordres, ils arrivent facilement à être sergent-fourrier et sergent-major quand ils ont une belle écriture, — mais, une fois arrivés là, ils sont tout étonnés d’y rester. Ils se dégoûtent du métier, parce qu’ils sont vexés de ne pouvoir avancer, mais cela ne fait qu’ajouter à leur rosserie primitive, et les tracasseries qu’ils faisaient subir par zèle à leurs subordonnés, ils les continuent pour passer leur mauvaise humeur.

Une figure fausse et sournoise, dont le nez à la racine semblait avoir reçu un renfoncement ; les yeux fuyants, ternes, d’un bleu pâle de faïence, ne s’arrêtant jamais sur celui auquel il parlait ; la mâchoire inférieure projetée en avant lui donnait une vague apparence de dogue, avec cela, de longs poils jaune-sale, hérissés, clairsemés, tout, en lui, contribuait à faire de Bracquel une figure repoussante.

Toujours à l’affût de la moindre négligence, il jubilait quand il pouvait faire infliger quelques inspections de gardes à ceux qu’il pouvait pincer. Et comme les malchanceux qui subissent cette peine sont à chaque fois, particulièrement surveillés, il n’est pas rare de voir les punitions se succéder, et le délinquant passer tous les matins l’inspection avec la garde montante, pour aboutir enfin à la salle de police.

Cette peine consiste à se mettre en tenue, le matin, comme les hommes qui doivent prendre la garde, et à subir, avec eux, l’inspection de l’adjudant et de l’adjudant-major de semaine, sans préjudice de celle du caporal et du sergent de semaine.

Or, il suffit d’un bouton terne ou d’une courroie mal astiquée au dire de l’inspecteur, pour vous faire « rallonger la ficelle, » euphémisme militaire pour signifier qu’à la punition précédente on en ajoute une nouvelle.

Il va sans dire que cela ne vous préserve pas des engueulades habituelles, et que les épithètes de sale soldat, saligaud, cochon, — parmi les plus amènes — en sont le condiment ordinaire. On conçoit la torture du patient et la démangeaison qu’il éprouve de répondre par des gifles.

Caragut qui ne voulait pas prêter le flanc aux sévérités de Bracquel, s’escrima, de son mieux, sur ses courroies, mit toute sa science à faire reluire ses cuivreries. Aussi, quand sonna l’appel de la garde, courroies et boutons reluisaient comme des miroirs.

Un quart d’heure de marche devait suffire, il est vrai, pour les rendre ternes de nouveau, et détruire tous les artifices de l’arrangement exigé, mais les minuties du métier exigent que cela brille, au moins jusqu’à l’inspection.

À la sonnerie, les hommes commandés pour la garde dans chaque compagnie, vinrent se ranger au dehors et subirent l’inspection de leur sergent de semaine ; puis on les rassembla sur deux rangs que l’on fit ouvrir pour que l’adjudant d’abord, l’officier de semaine ensuite, puis l’adjudant-major, pussent les inspecter par devant et par derrière.

Enfin quand on eut bien inventorié chaque homme, soupesé les sacs pour savoir s’il y avait l’ordonnance, lorsque chacun eut dit son petit mot, les clairons sonnèrent sur un ordre de Raillard, l’adjudant-major, le détachement défila devant lui, pour sortir du quartier.

Le poste de police porta les armes. Ceux qui venaient le relever étant à la queue de la colonne, s’arrêtèrent à la droite du poste et la tête de la colonne continua son chemin.

Ceux-ci devaient aller se joindre au contingent fourni par le quartier de Brest, où leur seraient désignés leurs postes respectifs.

Cette répartition fut opérée, puis on procéda à une nouvelle inspection, et un nouveau défilé devant les officiers de service de Brest, et, toutes ces formalités accomplies, chaque détachement put enfin se rendre au poste qui lui était assigné.

Le détachement dont faisait partie Caragut fut désigné pour Bordenave, petit poste situé au fond du port.

Il fallait traverser la Penfeld pour s’y rendre. Un passeur vint chercher le détachement et le transporter de l’autre côté.

Arrivés au poste, les hommes s’alignèrent devant, on les fit se numéroter, et, après les simagrées d’usage, les uns prirent la faction, les autres allèrent se débarrasser de leur sac et de leur fusil, et revinrent assister à l’embarquement du poste qu’ils remplaçaient.

Ce fut dans l’après-midi que Caragut monta sa première faction. Il eut peu à porter les armes aux officiers, l’endroit est peu fréquenté, et les passants y sont rares.

— Allons, se disait-il, en se promenant devant le poste, décidément, monter la garde ce n’est pas la mer à boire, et je préfère être ici que faire le daim à l’exercice.

N’ayant rien à faire jusqu’à ce que revint son tour de faction, il alla s’étendre sur le lit de camp du poste.

Vers quatre heures et demie, des hommes de corvée apportèrent la soupe que l’on mangea presque froide.

Puis, la nuit tombée, le froid se faisant sentir plus piquant, les hommes se pressèrent autour du poêle bourré de bois, ressassant leurs papotages bèbêtes habituels.

Vers les dix heures, Caragut dut reprendre son fusil et retourner en faction. Il fut placé dans un endroit nommé la Poudrière, la consigne étant de ne laisser passer personne sans le mot d’ordre.

Le froid augmentait, mais la nuit était belle, la pâle clarté de la lune ne laissait aux objets qu’une forme indécise, peuplant les environs de fantômes immobiles.

Le mouvement avait cessé dans le port ; le silence n’était plus troublé que par quelques cris de : « qui-vive ! » des sentinelles ou le clapotement des avirons d’une barque de ronde faisant sa tournée.

Les étoiles brillèrent au ciel, Caragut s’accota à sa guérite et contempla leur lumière vacillante que semblait agiter une brise légère. Et là, perdu dans sa rêverie, il rumina pour la combien de fois, les amertumes du métier, songeant mélancoliquement qu’il n’en était encore qu’au début.

Ce fut le froid qui l’arracha de ses songeries. Transi, les mains glacées, malgré la précaution qu’il avait eue, en arrivant, de s’envelopper de la capote de gros drap brun, pendue dans la guérite, il se mit à marcher de long en large, battant la semelle pour se réchauffer.

Ce fut avec une véritable satisfaction qu’il vit arriver le soldat qui venait le remplacer.


Le bataillon continuait son éducation militaire. Après l’école du soldat, l’école de peloton ; les exercices se succédaient ininterrompus, monotones. L’hiver s’écoulait lentement, glacial et humide.

D’habitude, les froids sont peu rigoureux à Brest, les côtes réchauffées par les eaux venues des mers équatoriales jouissent d’un climat tempéré. Brest, ordinairement, a des hivers relativement doux ; on y voit pousser, en pleine terre, les aloès, les fuchsias que, sous le climat de Paris, on est forcé de rentrer en serre ou sous châssis.

Mais cette année-là, l’hiver fut particulièrement rigoureux.

Un matin, en se réveillant, les soldats purent constater que la neige était tombée toute la nuit. Une couche épaisse couvrait le sol du quartier.

Elle continuait à tomber menue, serrée, ajoutant au froid glacial l’humidité pénétrante.

Les hommes rassemblés dans les chambres attendaient que l’on rappelât pour l’exercice : Escrime à la baïonnette, portait l’ordre de service du jour.

Mais la neige tombant toujours, on espérait qu’il y aurait contre-ordre, et que l’on substituerait à l’exercice en plein air, la théorie dans les chambres.

Grande fut la déception, quand, à l’heure dite, le clairon appela tout le monde dehors.

Fidèle à son objectif : aguerrir ses hommes, Rousset — le commandant de Pontanezen — voulait que l’exercice eût lieu comme d’habitude. Les compagnies durent sortir dans la cour du quartier, répondre à l’appel et prendre place à la manœuvre.

Rousset et Raillard tenaient à ce que leurs hommes pussent tenir campagne, disaient-ils, mais n’étant pas obligés de prendre part aux exercices, ils se chauffaient tranquillement, chez eux, pendant que les officiers subalternes, furieux de la corvée qu’on leur imposait, ronchonnaient entre eux des exigences du commandant.

Leurs imperméables n’empêchaient pas la neige de leur fouetter le visage et la boue gelée qui fondait sous leurs pas de leur glacer les pieds. Ils étaient d’une humeur massacrante, pour un mouvement mal exécuté, pour un rien, parfois. Pour le plaisir de déverser leur bile, ils rabrouaient les hommes, et les épithètes « bande de rosses », « bande de c… » de pleuvoir sur les pauvres soldats forcés de garder pour eux leur propre mauvaise humeur.

Là il y avait entre autres, un lieutenant nommé Losteau nouvellement arrivé de Cochinchine et attendant un congé de convalescence, qui ne décolérait pas.

Ayant trouvé la compagnie allant à la dérive, la discipline passablement relâchée, jaloux de faire du zèle, rendu grincheux par une maladie de foie qu’il avait rapportée de là-bas, il avait juré que « ça changerait » et talonnait continuellement les caporaux et les sous-officiers, pour qu’ils punissent les soldats.

Après l’appel, la compagnie avait été divisée par pelotons d’une dizaine d’hommes environ, espacés de façon à permettre les évolutions de l’escrime à la baïonnette.

Dès les premiers exercices, Losteau trouva que le peloton, commandé par Loiseau, avait mal pris ses distances, et une averse d’injures vint, concurremment avec la neige, tomber sur les soldats, courbant la tête des malheureux, les abrutissant au point de ne plus savoir où ils en étaient.

Dans leur empressement à exécuter les commandements, crainte d’arriver en retard, ils rataient tous les mouvements. Étourdis par les éclats de voix du lieutenant, les jurements de Loiseau gueulant d’autant plus fort qu’il craignait d’être engueulé lui-même, ils tournaient à droite quand il fallait tourner à gauche, partaient en avant quand il fallait rompre ; les uns mettaient l’arme au pied, pendant que les autres se mettaient au port d’arme. L’exaspération de Losteau était à son comble.

Enfin, tant bien que mal, l’ordre fut rétabli et Losteau lâcha l’escouade pour aller déverser sa bile sur un autre groupe.

La section de Caragut manœuvrait au fond de la cour. De loin, on voyait Losteau gesticuler, mais on ignorait pourquoi. La crainte de le voir rappliquer sur leur dos, rendait tous les gradés, plus rosses et plus gueulards.

Bouzillon commandait le peloton ; il fit tout de suite prendre les distances et la section dut commencer les « doubles pas en avant » les « volte-face », à droite, à gauche, compliquées par des « coups parés », « coups lancés », « en avant pointez », sans discontinuation.

N’aurait été la position gênante de se tenir fléchi sur les jarrets, pendant l’intervalle des commandements, cela valait mieux que de rester immobile à faire du maniement d’arme, sous la neige ; le mouvement s’il n’était suffisant pour réchauffer, empêchait au moins d’être complètement gelé en activant la circulation du sang.

Mais les longues pauses à écouter l’explication des mouvements ! ce sacré fusil dont le canon glace les doigts, tout en ankylosant le bras et qu’il faut tenir en avant, comme si l’on menaçait un ennemi présent, la pointe de la baïonnette à hauteur de l’œil, pendant que les jambes écartées fléchissent sous le poids du corps qu’elles portent à faux puisqu’on a pour consigne d’écarter les genoux et de plier les cuisses comme pour s’asseoir !

La neige tombait toujours drue et froide, cinglant les visages, s’attachant aux vêtements, se fondant à la chaleur du corps qu’elle enveloppait d’une humidité glaciale.

Caragut ne dérageait pas. Par moments l’envie le prenait de jeter son fusil dans la cour et de se refuser à la manœuvre coûte que coûte. N’était-ce pas idiot-de les tenir ainsi, sans nécessité aucune ? Mais, il se raisonnait, soutenu par l’espérance toujours logée en quelque coin du cerveau de l’homme, se disant que ses misères auraient une fin ; mais le moindre choc eût suffi pour donner lieu à l’explosion.

De sa voix aigrelette, Bouzillon rectifiait les positions :

— Allons ! numéro un, la poignée de votre arme à la hauteur de la hanche !… Numéro cinq du second rang !… voulez-vous mieux vous tenir !… Vous avez l’air d’une andouille… Numéro huit !… le talon du pied droit à cinquante centimètres en arrière du talon gauche !… Qu’est-ce qui m’a foutu de ces pompiers-là ? Attendez un peu, je vais vous faire pivoter puisque vous ne voulez pas manœuvrer comme il faut !

Et il commanda une combinaison de quatre mouvements à la fois : « double pas en avant, coup lancé, volte-face à gauche, coup paré ».

Mais les hommes aveuglés par la neige, énervés par la fatigue, s’embrouillèrent dans les mouvements, surtout dans la volte-face ; les uns la firent à droite, les autres à gauche, de sorte que deux ou trois couples, au lieu d’avoir gardé leurs distances, se trouvèrent rapprochés face à face, se menaçant de leur baïonnette, ayant manqué de s’embrocher en virant à faux.

— Tenez ! regardez-moi ces idiots ! hurla Losteau qui s’amenait juste à ce moment-là.

Et se précipitant sur un des coupables, il le secoua brutalement, le ramenant à sa place.

— Dites donc, bougre d’andouille, c’est-il comme cela que l’on vous a expliqué d’exécuter les volte-face ? Êtes-vous ici pour écouter ce que l’on vous dit, ou pour penser à votre bonne amie ?

Sergent ! faites recommencer ce mouvement ! Vous prendrez les noms de ceux qui ne manœuvreront pas convenablement.

— Double pas en avant ! coup lancé ! volte-face à gauche ! en tête, parez et pointez !… arche ! commanda Bouzillon compliquant encore le mouvement final sur le précédent.

Les hommes intimidés par la présence de Losteau, par ses criailleries surtout, et la crainte d’une engueulade, les yeux braqués, chacun sur son voisin, pour s’assurer comment il s’y prenait, exécutèrent le mouvement, tant bien que mal et sans trop de fautes, mais avec une gaucherie et une indécision qui exaspéra Losteau :

— Vous manœuvrez comme des cochons ! Vous ne pouvez donc pas mettre plus d’énergie dans vos mouvements !… Tenez ! regardez cet abruti, là-bas, du second rang !… on dirait que c’est un cierge qu’il tient à la main, au lieu d’un fusil !

Tas de rosses, vous manœuvrerez, sans repos, jusqu’à ce que vous arriviez à exécuter les mouvements avec ensemble, ou je vous souquerai ferme.

Et la section dut exécuter toute une série de mouvements, aiguillonnée par les injures de Losteau et les glapissements de Bouzillon qui s’agitait dans l’orbe de son supérieur.

Dans l’exécution d’une volte-face, le pied de Caragut vint à broncher sur une pierre. La torsion du nerf, le fit plier un genou en terre. Losteau se précipita sur lui, le poing en avant.

— Brute ! cochon ! saligaud ! vous êtes déjà saoul, ce matin, que vous ne tenez pas sur vos quilles ! Je vais vous apprendre à vous tenir, moi ; c’est avec une trique qu’il faut vous mener ! et le poing s’éleva pour frapper.

Caragut qui s’était relevé aussitôt à terre, voyant Losteau fondre sur lui, eut la folle tentation de lui passer sa baïonnette au travers du corps, mais un sentiment instinctif l’arrêta net.

Le visage pâle — le sang lui ayant reflué au cœur — il planta ses yeux droit dans les yeux du galonné, pendant que sa main serrait son fusil et qu’il faisait le geste de tomber en garde.

Ce geste eut la durée d’un éclair pendant lequel une flamme rouge lui brûla le regard ; la face convulsée d’une résolution implacable refléta sans doute ce qui se passait en lui, car Losteau s’arrêta comme frappé de stupeur, son poing retomba sans frapper, l’insulte commencée resta dans le gosier sans s’achever. Un frisson de terreur avait couru dans le groupe.

— Sergent ! gronda le lieutenant, en retournant à sa place, prenez le nom de cet homme ! Je lui mets huit jours de salle de police pour mauvaise volonté réitérée à l’exercice.


III


Depuis dix heures qu’il était sorti de la caserne, le bataillon de Pontanezen, sous les ordres du commandant Rousset arpentait la route de Lesneven.

La 28e compagnie était d’avant-garde.

Soit qu’on lui eût mal indiqué sa route, soit qu’il n’eût pas su lire sa carte, le capitaine Raillard avait engagé ses hommes dans un lacis de chemins creux, ne sachant lequel prendre, lorsqu’on vint le prévenir que le gros du bataillon venait de le dépasser sur la grand’route.

Il fallut que la compagnie courût au pas gymnastique, pendant près d’une demi-heure, pour reprendre sa place à la tête de la colonne.

— Bon Dieu ! que cette course m’a foutu soif ! fit Caragut, quand on eut repris le pas accéléré, j’ai oublié de mettre de l’eau dans mon bidon et serais bien aise de rencontrer une source.

— J’aimerais mieux avoir de quoi prendre un litre à la voiture de la cantinière, répliqua Mahuret.

— Ça serait plus réconfortant, mais nous n’avons pas le sou, et l’eau ne coûte rien, quand on en trouve. Je regrette de n’avoir pas gardé mon prêt, il y aurait toujours eu de quoi boire une goutte… Tiens ! nom de Dieu ! voilà la pluie… il ne manquait plus que cela !

En effet, les nuages du matin tombaient, depuis quelques instants, en une petite pluie froide et serrée.

— Zut alors ! s’exclama Mahuret, si ce temps-là continue, ce qu’on va avoir chaud pour la halte !

Le bataillon ayant tourné à droite venait de s’engager dans un chemin contournant une hauteur. En bas, on apercevait la mer. À la pluie s’ajoutait un petit vent qui glaçait les os à travers les vêtements.

Les officiers encapuchonnés dans leurs imperméables, marchaient de chaque côté, d’abord silencieusement, mais lorsque la colonne prit le pas de route, ils se réunirent par groupes, causant de leurs frasques, ou bien des petites misères du métier, remâchant leurs espoirs, supputant les chances d’avancement, cet éternel refrain de ceux qui sont pris dans l’engrenage hiérarchique.

Puis, ce fut sur l’insuffisance de la solde et les difficultés de leur existence. La plupart étaient sortis des rangs, sans aucune fortune personnelle, ils étaient forcés de vivre avec la paie que leur allouait le gouvernement, tout en cherchant à garder le degré de présentation que l’on exigeait d’eux.

Ce qu’ils ne disaient pas, mais ce que l’on sentait percer sous les réticences des récriminations, c’est que, forcés de s’endetter, ils aspiraient après un grade supérieur autant, sinon plus, pour l’augmentation de solde que pour le grade lui-même.


Midi sonnait quand la tête de la colonne s’engagea dans la principale rue d’un petit village de pêcheurs, dont on apercevait, depuis quelques instants déjà les maisons. Cette rue qui descendait à la mer, formait un couloir où s’engouffrait une bise glaciale.

À l’approche du village, la colonne avait dû reprendre le pas accéléré, au son du clairon. Arrivés au milieu de la rue le commandant fit sonner la halte ; les hommes s’arrêtèrent en faisant front ; les officiers ordonnèrent aux compagnies de s’aligner en reculant contre les maisons afin de laisser le passage aux voitures. Puis, quand les rangs eurent avancé, reculé, appuyé à droite, appuyé à gauche, tout cela au milieu des vociférations des gradés, ils reçurent enfin l’ordre de former les faisceaux.

Pendant la marche, les hommes échauffés par le mouvement, quoique traversés par la pluie, n’avaient pas trop senti le froid, sinon aux mains. Mais lorsqu’ils furent immobilisés dans ce couloir, fouettés par ce vent glacial, la chemise et la capote leur collant au dos, ils commencèrent à grelotter.

Malgré que l’ordre eût été donné de ne pas s’éloigner, ceux qui avaient de l’argent trouvaient le moyen, en faisant signe aux sergents ou à leur caporal, de se faufiler dans les débits et de s’y réchauffer d’un verre de vin ou d’alcool, tandis que d’autres achetaient à la cantinière des victuailles ou de la boisson qu’ils revenaient déguster à leur rang.

Mais le plus grand nombre dut rester autour des faisceaux, regardant d’un œil d’envie ceux qui pouvaient se désaltérer et casser une croûte.

— Nom de Dieu ! fit Mahuret, le commandant aurait bien pu trouver une autre place pour la halte. Si ça a du bon sens : mouillés par la pluie, trempés de sueur par la marche forcée que nous venons de faire, il s’amuse encore à nous arrêter au bord de la mer, dans ce couloir qui sert de cheminée d’appel à tous les vents de la contrée. Et, par dessus le marché, rien à se foutre dans le battant ; ils ont envie de nous faire crever. Que le bon Dieu les patafiole !

— Tu parles de crever, dit un des voisins de Mahuret, tu ne sais pas combien il en est mort de la dernière classe, depuis cinq mois qu’elle est ici ?

— Non, et toi, comment le sais-tu ?

— Par Bouju, l’ordonnance du commandant. L’autre jour, Roussel avait quelques officiers à dîner, entre autres, le major ; à table on a parlé du bataillon, de sa tenue, des malades. Le major disait au commandant, qu’il surmenait un peu trop ses hommes, que, sur les quatorze cents qui étaient arrivés au corps, il y en avait eu plus de la moitié de malades, que près de deux cents avaient dégelé, de bronchites ou de pneumonies, etc. Il attribuait cette mortalité aux marches excessives que l’on nous a fait faire cet hiver. « Bah ! bah ! » aurait répondu le commandant, « ceux qui restent, au moins seront à l’épreuve ; ils pourront faire campagne. »

— Vieille vache ! s’écria l’un des auditeurs. — Je voudrais le voir, fit un autre, forcé, comme nous, d’aller à pattes, avec le fourniment sur le dos, et, pour se restaurer en rentrant n’avoir qu’une gamelle d’eau chaude.

Caragut qui regardait au loin les vagues déferler sur la falaise et retomber avec fracas sur les rochers, produisant de sourds roulements changés parfois en mugissements sonores, se rapprocha du groupe.

— Hé bien ! quoi ? il est logique, le commandant ! Son but n’est-il pas d’avoir des hommes trempés.

— Des hommes trempés, interrompit un loustic, il y a la main. Nous le sommes assez, comme cela, aujourd’hui.

On éclata de rire dans le groupe.

— Quand je dis trempés, c’est à l’épreuve des maladies, des hommes pouvant résister aux fatigues d’une campagne. Il l’atteint ce but. Qu’a-t-il besoin de regretter les non-valeurs qui succombent à ses expériences d’entraînement ?

— Tiens ! je croyais que ça te déplaisait d’être soldat, que tu trouvais le métier bête ? et tu vas prendre la défense du commandant maintenant ?

— Bougre d’andouille, ça ne me plaît pas plus qu’à toi d’être soldat, mais est-ce que tu t’imagines que c’est pour te mettre dans du coton que le gouvernement te fout un fusil entre les pattes. Il lui faut des soldats, il en fait, tant pis pour ceux qui en crèvent….

Le clairon sonna le rassemblement. Aux faisceaux ! Aux faisceaux ! criaient les officiers, sous-officiers et caporaux. Ce n’était pas encore la grand’halte, il n’y avait eu qu’un quart d’heure de repos. Chacun courut à son rang.

L’ordre de rompre les faisceaux fut donné. Les clairons embouchèrent un pas accéléré, et le bataillon se remit en marche.


Les soldats, fatigués, mornes, énervés par la pluie qui tombait toujours, marchaient tête basse, n’étant plus soutenus par l’entraînement, les membres raidis par la fatigue que le peu de durée de halte avait encore accentuée.

Les officiers maugréaient aussi entre eux, trouvant que le commandant en prenait à son aise à leur égard. Mais, ne pouvant dire tout haut ce qu’ils pensaient, c’était sur les hommes qu’ils faisaient retomber toute leur mauvaise humeur.

— Appuyez sur les crosses ! nom de Dieu ! criait l’un.

— Au pas ! tas de rosses ! hurlait un deuxième.

— Marchez au pas ! bon Dieu de merde ! entendait-on plus loin. Vous marchez comme des poules mouillées !

— Il est de fait, murmura quelqu’un dans les rangs, qu’avec un temps pareil nous ne sommes guère à sec ; seulement si tu veux faire une omelette avec les œufs que je te pondrai, tu n’auras pas de mal à casser les coquilles.

— Silence dans les rangs ! répétaient les serre-files, tas de pies borgnes, allez !

— À ce qu’il paraît, on nous range aujourd’hui dans la volaille, dit un autre malin.

— C’est pour changer. Ne nous range-t-on pas, parfois, dans les animaux à poil…

— Ou à soie !….

— Silence, nom de Dieu ! firent les officiers. Sergents ! vous prendrez les noms de ceux que vous « verrez » parler.

Enfin les clairons cessèrent de sonner. L’ordre de mettre l’arme à la bretelle et de reprendre le pas de route, s’égrena le long de la colonne. On était sorti du village. La route s’allongeait nue et interminable sous les pas des soldats qui se demandaient si on était sur le chemin de la caserne.

L’adjudant-major, Raillard, qui était resté à l’arrière-garde pour molester quelques retardataires, se hâtait d’aller reprendre sa place, à portée du commandant.

En route, il avisa un soldat qui traînait la jambe.

— Qu’est-ce que vous avez ? fit-il du ton agréable qui caractérise les rapports d’un supérieur à un inférieur.

— Je suis fatigué, mon capitaine, je suis blessé au pied.

— Fatigué ! blessé ! fit Raillard d’un ton de suprême mépris, un garçon de vingt ans ! si c’est possible !… Regardez mon chien… il n’a que trois mois et il marche mieux que vous !

— Sale mufle ! murmurèrent quelques voix, lorsqu’il se fut éloigné !

— Si ça ne serait pas à lui foutre sa main sur la gueule ! ajouta un autre.


Après avoir ainsi marché plus d’une heure encore, la colonne atteignit un autre village. Lorsqu’elle fut arrivée sur la place, le commandant fit arrêter. C’était la grand’halte.

Les faisceaux furent formés. Ceux des hommes auxquels il restait de l’argent, s’éparpillèrent dans le village, envahissant les débits, harcelant les débitants qui ne savaient où donner de la tête.

Les uns demandaient à grands cris une « bolée » de cidre, pendant que d’autres voulaient un litre de vin. Ici, c’était un quart d’eau-de-vie à répartir entre plusieurs consommateurs, ailleurs c’étaient des bidons à remplir.

Le brouhaha devint infernal ; tout le monde voulait être servi à la fois. Les débitants ahuris versaient à droite, à gauche, sans savoir ce qu’ils faisaient. Pendant qu’ils étaient occupés d’un côté, ceux qui avaient bu s’éclipsaient de l’autre. Quand les cabaretiers s’apercevaient de ce manège, ils jetaient les hauts cris, menaçant de mettre tout le monde à la porte.

En fin de compte, alléchés par la perspective d’une recette certaine, ils finissaient toujours par servir à boire, à condition qu’on les payât d’avance. Mais ce fut une autre histoire :

Pendant qu’ils se débattaient à compter et recompter la monnaie à rendre ou à recevoir, n’étant jamais assurés de ne pas se tromper, quelques fourrageurs, profitant du tumulte, faisaient main basse sur ce qui se trouvait à leur portée : litres d’alcool, saucissons, lard, œufs, jambons, fromages, disparaissaient dans les sacs ou sous les capotes.

D’autres faisaient la chaîne pour passer les bidons à remplir et les tendaient à un copain qui s’esquivait sans payer ; celui qui restait ne voulait payer que le sien, prétendant ne pas connaître le fuyard.

Les débitants faisaient les cent coups pour avoir leur argent, en appelant aux caporaux et sergents présents, mais ceux-ci, aussi chapardeurs que leurs hommes, donnaient raison aux troupiers en essayant de persuader aux débitants qu’ils se trompaient.

Le plus souvent, les auteurs de ces « chapardages » n’étaient pas sans argent, recevant des subsides de leur famille et avaient en poche de quoi payer ; mais, c’était un bon tour à jouer au paysan, au « croquant », comme ils disaient, que de s’esquiver sans bourse délier en enlevant ses provisions ! N’est-ce pas le propre de « l’homme d’armes » de vivre aux dépens du vilain ?

N’importe comment elle se recrute, l’armée est bien l’héritière de ces mercenaires d’autrefois qui vendaient leurs services aux grands et rançonnaient les petits, se faisant compagnies de grand’routes ou brigands à la solde d’une tête couronnée, selon l’occasion.

Certes, nombre de ces modernes fourrageurs avaient, depuis peu, quitté la charrue pour revêtir l’uniforme. Tous — ou du moins ceux qui échapperont à la fièvre jaune du Sénégal, à la dyssenterie et à l’anémie de la Cochinchine — devaient retourner à cette charrue quittée de la veille ; mais l’uniforme a pour propriété immédiate de transformer ceux qui l’endossent, en ennemis de la classe dont ils sont sortis : tunique de Nessus qui s’attache à la peau, infectant de son virus celui qui la revêt. Aux yeux de Dumanet le pékin est un être en tous points inférieur.

Enfin, après bien des disputes, le flot des consommateurs diminua et les débitants purent tenir tête à leurs clients, doublant, triplant et même quadruplant le prix de leurs marchandises ; la vente fut, en somme, des plus fructueuses.


Dehors, sur la place, ceux que le manque d’argent retenait autour des faisceaux, grelottaient en faisant les cent pas.

Caragut n’avait pu trouver de fontaine dans le village, la soif le torturait ; ayant vu se diriger vers un des débits, deux camarades de sa classe, venus de Paris avec lui, mais ayant changé de compagnie depuis, il espérait qu’ils lui feraient signe d’entrer avec eux, s’il avait la chance d’en être aperçu. Trop fier, ou du moins pas assez lié avec eux pour aller à leur rencontre, il eut la cruelle déception de les voir entrer en se causant, sans regarder de son côté.

Mahuret, plus fortuné, avait trouvé un pays qui l’avait emmené. Caragut, maintenant souffrait de la chaleur, car la pluie avait cessé et, comme cela se présente journellement à Brest, le soleil brillait dans tout son éclat. Il alla s’asseoir à l’ombre sur le parapet d’un mur de soutènement qui, sur un des côtés de la place, surplombait la route, et se laissa aller au flot des pensées amères que lui suggérait la situation présente, situation qui menaçait d’être dure tout le temps de son service : il était seul, bien seul ; rien à espérer. Son père malade, incapable de travailler, avait dû, avec sa dernière fille, accepter l’hospitalité d’un parent éloigné.

Jamais Caragut n’avait tant souffert de cet isolement et de sa pauvreté. Il sentait sa soif redoubler en voyant les autres aller boire, et il dut faire appel à toute son énergie pour refouler les larmes de rage autant que de désespoir qui lui brûlaient les paupières.

Enfin le clairon sonna le rassemblement, chacun reprit sa place derrière les faisceaux, et le bataillon se remit en marche encore une fois.


On avait quitté le village depuis près d’une demi-heure, la colonne suivait un de ces chemins creux, étroits, raboteux, sinueux, si nombreux en Bretagne : encaissés entre deux levées de terre couronnées de haies d’épines et de chênes rabougris qui masquent complètement les champs qu’elles entourent ; défoncés par les charrettes, détrempés par les pluies qui tombent continuellement, rien de plus mauvais pour la marche d’une troupe. Les pieds enfoncent dans la boue, il faut sauter d’une pierre à l’autre pour ne pas barboter comme des canards : on a les jambes brisées quand on en sort.

Parfois, la colonne se trouvait arrêtée par une flaque d’eau emplissant le chemin sauf une étroite voie où l’on ne pouvait s’engager que l’un après l’autre, le commandant vissé à son cheval, continuait imperturbablement son petit trot suivi des hommes qui étaient passés les premiers  ; ceux qui venaient ensuite avaient à allonger le pas et les derniers se voyaient forcés de courir pour rattraper la colonne, les sous-officiers et caporaux talonnant les retardataires, et les officiers jurant et sacrant.

Petit à petit cependant, la colonne reprenait son ordre de marche, jusqu’à ce qu’un nouvel obstacle vînt débander les hommes et les contraindre de nouveau à une marche forcée afin de se remettre en rangs.

Enfin, après avoir bien barboté dans ces chemins curieux pour le promeneur qui flâne à l’aise, mais fatigants pour une marche ordonnée, la colonne joignit la grand’route où les hommes purent reprendre une allure plus régulière.

Les soldats étaient exténués, sur les dents, un silence morne pesait sur la petite troupe ; de la tête à la queue le silence était complet.

— Hé bien ! les enfants ! fit tout à coup un capitaine qui voyait ses hommes trainer la jambe, marchant comme à un enterrement, ça ne va donc pas ? du nerf, nom de Dieu ! un coup de gueule, tonnerre ! une chanson de route, il n’y a rien de tel pour enlever le pas.

Et joignant l’exemple à l’invitation, il entonna une de ces gravelures que la tradition perpétue dans les régiments, n’ayant même pas l’excuse d’être spirituelles, et servant, depuis un temps immémorial à « remonter le moral » des troupes en marche :

Lorsque la boiteuse va voir son caporal,
Elle n’y va pas sans mettre son beau schall, etc.

Quelques farauds, voulant crâner, firent chorus avec l’officier. Leurs voix s’élevant au-dessus du piétinement des soldats en marche, engrenèrent en passant sur la colonne les voix de ceux qui sont toujours prêts à se mêler à n’importe quel bruit, et, lorsqu’ils arrivèrent au refrain, tout le monde chantait :

Ah ! le bon curé, que nous avons là.

refrain dont on avait cru bon d’allonger la chanson précédente.

La mécanique était remontée, il n’y avait plus qu’à la laisser aller. La cadence du chant, le plaisir de faire du bruit, tout cela « enlevait le pas », les hommes ne sentaient plus la fatigue.

Le détachement contenait nombre de recrues venant de Paris, où la ballade du Sire de Fisch ton Kan avait naguère fait fureur. Quelques-uns entonnèrent le premier couplet, et, au bout de quelques instants, la colonne entière hurlait :

C’est le sire de Fisch ton Kan,
Qui s’en va-t-en guerre, Etc.

Les officiers ne firent pas d’observation, mais à voir leur figure se pincer on comprit que la satire politique n’était pas, par eux, aussi bien cotée que la pornographie.

Rousset, lui, ne dit rien non plus, mais, sous prétexte qu’on allait gravir une légère montée, il donna l’ordre aux clairons d’emboucher leurs instruments et de sonner le pas de charge.

Il y a la goutte à boire, là-haut !
Il y a la goutte à boire ! Etc.

Et la colonne dut aller au pas de charge, sans s’arrêter ni souffler.

Et comme à chaque reprise, Rousset faisait accélérer la cadence, la colonne ne marchait plus, elle semblait voler dans l’espace, le pied posait à peine à terre ; les hommes, la gorge sèche, la poitrine oppressée, la respiration haletante, franchissaient les kilomètres, entraînés par l’obsession du refrain !

Il y a de la goutte à boire, là-haut ! Etc.

Cela dura une bonne demi-heure sans s’arrêter ni souffler.

Lorsqu’il eut jugé la leçon suffisante, Rousset fit cesser les sonneries et reprendre le pas de route.

Pendant quelques instants, les hommes se turent, essoufflés, mais bientôt on se remit à chanter, isolément d’abord, puis d’ensemble.

Meunier ! meunier, tu dors !
Ton moulin va trop vite.

Et le chapelet se dévida :

Un canard déployant ses ailes,
Couin ! couin ! couin !
Disait à sa cane fidèle,
Couin ! couin ! couin !
Quand donc finiront nos tourments,
Couin ! couin ! couin !

Pour varier, certains disaient : Quand donc finiront nos cinq ans !

Et les officiers préférant entendre des inepties que des chansons politiques dans la bouche des soldats, les laissèrent dévider leur répertoire faisant chorus avec eux.

À la fin, la tête de la colonne commençait une chanson pendant que la queue en terminait une autre.

Mais où ça devenait du délire, c’était quand une femme passait sur la route. Appuyant alors sur les refrains scabreux, on les dévisageait en rigolant. Les malins les interpellaient par quelque grossièreté, y joignant le geste parfois.

C’était tout juste si on ne les arrêtait pas pour se les passer de main en main. À voir ces jeunes gens aux yeux allumés, on aurait dit une bande de sauvages. Tous ces mâles en rut, ne se tenant qu’à un cheveu de fourrager les jupes qui passaient à leur portée, donnaient une idée de ce dont peuvent être capables des armées lâchées en pays envahi…

Les officiers rigolaient, et sauf le souci de compromettre leur dignité, ils auraient embrassé les paysannes qui passaient nu-jambes, leurs sabots à la main.

Seuls, les vieux officiers ronchonnaient entre leurs dents, non pas de la conduite de leurs hommes, mais de la fatigue et de la longueur de la marche dont ils ne pouvaient encore prévoir le terme.

Avec son idée de rompre les recrues à la fatigue, le commandant Rousset ne ménageait personne : officiers et soldats pivotaient les uns comme les autres. Payant de sa personne, il fallait que tous ceux qui étaient sous ses ordres en fissent autant.

Et comme le bataillon comptait quelques vieux capitaines qui n’attendaient plus que leur retraite et auraient bien désiré finir en paix le restant de leur service, ils étaient furieux contre Rousset.

Paillard, le capitaine de la 28e était une de ces vieilles brisques qui, avec son gros ventre éprouvait de grandes difficultés à suivre la colonne, il ne dérageait pas ; aussi, quand la 28e se mit, après les autres à chanter le refrain :

« J’ai baisé trois fois la femme du caporal. »

Paillard, laissa bien chanter, mais quand on arriva à la femme du capitaine, il sermonna la compagnie : il n’était pas convenable de chanter de pareilles gravelures…… que ce n’était guère respectueux envers les chefs… qu’il y avait bien d’autres chants moins obscènes…. etc., etc.

Cet homme !.. il n’avait pas bronché à d’autres gravelures bien plus raides que celle-là. Mais cela froissait sa dignité que, fut-ce en chanson, sa compagnie osât baiser sa femme. — Et la hiérarchie, donc !

Cette mercuriale eut pour effet d’arrêter, pendant quelques instants, l’effervescence à la 28e, mais, tout doucement, quelques hommes se risquèrent derechef à faire écho aux refrains qu’ils entendaient derrière eux, et, l’instant d’après, toute la compagnie clamait de plus belle et les couplets se succédaient sans interruption.

Du moment qu’il n’était plus question de la femme du capitaine ni d’aucun gradé, Paillard laissa accoler, en chansons, toutes celles que l’on voulut, les passages les plus raides passèrent sans qu’il sourcillât, il ne trouvait plus que c’étaient des gravelures.

Pourtant, à la fin, les chants perdirent de leur intensité, l’entrain baissait encore une fois.

Quelques enragés continuaient pourtant de brailler pour prouver qu’ils ne sentaient pas la fatigue ; d’autres essayaient de leur donner la réplique, mais la fatigue reprenait le dessus et les refrains ne se répétaient que mollement.

Cette marche forcée, le piétinement dans la boue des chemins de traverse, avaient brisé les recrues.

Les traînards commençaient à s’égrener sur la route. La voiture du cantinier était chargée de sacs et de fusils.

Les hommes voyaient fuir derrière eux les bornes kilométriques, sans se rendre compte de la distance, n’ayant aucune notion de la topographie. La route s’allongeait au loin, devant eux, déserte, interminable et ils se demandaient s’ils en avaient encore pour longtemps à être trimbalés de la sorte.

— Merde ! fit Mahuret, on ne va donc pas s’arrêter ? Voilà deux heures, au moins, que nous marchons depuis la grand’halte, je commence à en avoir assez. Gelés ce matin par le vent et la pluie, cuits maintenant par le soleil, et rien à boire, ce n’est pas gai.

— Puisqu’on nous « entraîne » pour nous mettre à même de faire campagne, répliqua Caragut, de quoi te plains-tu ? Ne sommes-nous pas des soldats ? Ils sont logiques, nos chefs, en essayant de nous plier aux fatigues du métier, c’est nous qui ne le sommes pas de nous plaindre après avoir été assez bêtes pour nous fourrer entre leurs pattes… Si c’était à refaire !…

— A cré ! murmura Mahuret, Bracquel est derrière nous, et cherche à nous entendre, et il se mit à brailler, agrafant au passage un couplet qui allait se mourant :

Dis-moi, beau grenadier,
Que fais-tu de ce membre ?

— Halte ! sonnèrent tout à coup les clairons.

Les soldats harassés, empêtrés dans leurs vêtements humides qui n’avaient pas eu le temps de sécher, exécutaient les ordres lentement, gauchement, de fort mauvaise grâce. Officiers, sous-officiers, de très mauvaise humeur aussi, criaient à qui mieux mieux, pour faire aligner les hommes et former les faisceaux. Les menaces de salle de police pleuvaient dru comme grêle. Heureusement qu’ils avaient assez à faire de gueuler, oubliant d’inscrire les noms ; sans cela, le soir, la salle de police n’aurait pas été assez grande, les trois quarts du bataillon auraient été punis.

Une fois le silence rétabli et les faisceaux formés : En place ! repos ! commandèrent les officiers. Puis enfin, l’ordre fut donné de rompre les rangs, mais sans s’éloigner, la halte n’étant que de dix minutes.

Quelques marchandes portant des provisions, qui depuis le matin n’avaient pas lâché la colonne, s’approchèrent pour débiter leurs victuailles : pain, saucisson, eau-de-vie, vin ou lait. Le commandant, qui redoutait sans doute, la concurrence pour la cantine donna ordre de les chasser. Mais en se faufilant derrière les rangs, elles ne tardèrent pas à écouler leur marchandise. Ceux qui n’avaient pas le sou continuaient à regarder les chançards d’un œil d’envie, la gorge sèche, échauffés par la marche.

Dans le métier militaire, dans cette « grande famille », comme disent les thuriféraires de l’armée, on est loin d’être « frères ». Celui qui a de l’argent devient camarade de celui qui peut en avoir aussi. « As-tu deux sous, nous irons boire la goutte ? » Voilà les invitations que l’on entend, c’est comme cela que l’on « fade » avec son copain, mais en dehors de l’association de ceux qui ont, il n’y a plus d’amis.

On s’entonnera, à côté de son voisin, un litre ou deux sans seulement penser à lui en offrir un verre. Qu’il crève de faim ou de soif, c’est son affaire ; chacun pour soi au régiment !

La privation rend égoïste et gourmand ; l’absence de tout travail méritant véritablement ce nom, rend fainéant ; l’habitude de la discipline et l’obéissance aux caprices des gradés rend couard, et de là à être cafard il n’y a qu’un pas ; le manque de femmes rend libidineux en parole et en action : « l’armée est une famille » ! Une famille, oui, mais il y a certaines familles dont les rejetons ne sont pas des plus sains.


Trois heures et demie venaient de sonner. Depuis qu’elle était partie de Pontanezen, la colonne avait parcouru quarante kilomètres effectifs qui, avec les marches dans les chemins creux, le pas gymnastique que, à diverses reprises, il avait fallu « piquer », en valaient bien quarante-deux ; le froid, le chaud, et la soif, avaient plus fatigué les hommes que d’autres fois une étape plus longue. Et le bataillon arpentait encore la route.

Les hommes excédés marchaient péniblement, les officiers n’essayaient même plus de les encourager. Le gros Paillard avait dû lâcher pied et passer le commandement au sergent-major Chapon — le lieutenant était en convalescence et le sous-lieutenant parti pour la Cochinchine. — Un moment après s’être remis en route, les hommes de la 28e virent passer, au grand galop, une espèce de patache faisant le service entre un village voisin et Brest : leur gros capitaine, avec deux autres officiers, y était béatement installé.

Le soleil, à présent, haut à l’horizon, versait des torrents de lumière et de chaleur. À droite, à gauche, s’étendaient de maigres champs de sarrazin, tous clos de cette inévitable muraille de terre battue surmontée d’un clayonnage de branches coupées ou de semis de chênes rachitiques et d’ajoncs marins, aux fleurs jaunes, au feuillage hérissé de piquants qui servent, dans le Léonais, de bornes à la propriété individuelle, défenses que se plaisent à élever les paysans et qui doivent leur manger, en clôture, une bonne partie de terrain qu’il serait plus profitable d’ensemencer, sans préjudice de l’air et du soleil qu’elles interceptent.

La route s’étendait droite, longue, unie, ne présentant aucun point de repère qui pût faire pressentir la proximité de la caserne.

Un silence farouche pesait sur la colonne. Pour le rompre, le commandant ordonna aux clairons de sonner le pas accéléré. Il fallut reformer les rangs, porter l’arme à l’épaule.

La mauvaise humeur était générale, la tenue s’en ressentait.

Les officiers, hargneux comme des dogues, harcelaient leurs hommes.

Celui de la compagnie de queue, la 37e avisa un troupier dont, à son idée, le fusil n’avait pas la position réglementaire.

Soit que la fatigue l’eût ankylosé, soit que l’irrégularité du port de l’arme n’existât que dans l’imagination de l’officier, il fut impossible au pauvre diable de trouver la position exigée.

— Vous foutez-vous de moi, à la fin ! hurla l’officier exaspéré. Je vais trouver le moyen de vous faire marcher droit, attendez un peu.

Halte ! commanda-t-il. Portez… arme !… Marquez le pas !… Arche !

Et, l’arme dans le bras allongé le long du corps, piétinant sur place, la 37e dut laisser s’éloigner la colonne.

— Pas gymnastique !… Arche ! commanda le capitaine, lorsqu’il vit la colonne éloignée d’une centaine de mètres.

Marquez le pas, ordonna-t-il de nouveau lorsqu’il eut rejoint le bataillon qui continua de marcher pendant que la 37e, toujours au port d’arme, attendait qu’il se fût éloigné pour reprendre le pas gymnastique.

Pourtant, tout a une fin. Il y avait un peu plus d’une demi-heure que la colonne était en route, depuis la dernière halte, lorsqu’on vit arriver, débusquant sur les derrières du bataillon, le colonel qui alla ranger son cheval à côté de celui du commandant, donnant en passant l’ordre au capitaine de la 37e de remettre sa compagnie au pas accéléré.

Ce colonel, nommé Loët, était originaire de Lambezellec, commune des environs de Brest, il y était possesseur de grandes propriétés et apparenté aux meilleures familles. C’était un homme de quarante ans, très jeune, par conséquent, pour son grade, avancement qu’expliquait sans doute sa situation de fortune et ses relations.

Grand et fort, d’une belle prestance, c’était le type du parfait militaire. Sûr par ses relations d’arriver rapidement au généralat, il ne harcelait pas trop ses hommes, se contentant de demander juste ce qu’il fallait pour présenter à l’inspection un régiment passable, et éviter des reproches de négligence, cherchant plutôt à se rendre populaire parmi ses hommes, et ne craignant pas, à l’occasion, de sermonner les officiers.

Aux gestes de leurs officiers supérieurs, les soldats qui venaient derrière comprirent bientôt qu’une discussion s’était engagée. Le colonel avait l’air furieux et le commandant ne paraissait pas à son aise.

Le bruit ne tarda pas à circuler le long de la colonne que le colonel avait suivi le bataillon depuis sa sortie de Pontanezen, et qu’il reprochait à Rousset d’avoir outrepassé ses instructions et éreinté ses hommes.

Le colonel et le commandant s’étaient arrêtés à l’orée d’un chemin creux qu’ils firent prendre à la colonne. C’était pour couper au plus court, nul doute, car en débouchant de ce chemin, tous reconnurent la route de la Vierge. À quelques centaines de mètres au-dessous se profilaient les murs du casernement.

En défilant devant le colonel, des hommes entendirent qu’il faisait remarquer au commandant la fatigue extrême dont semblaient accablés la plupart des troupiers, ainsi que le grand nombre de traînards.

— Ho ! mon colonel, ils sont saouls !

— Et ceux-là, fit Loët, montrant ceux que ramenait la voiture de la cantine, ceux-là, sont-ils saouls ?

Fourbu, le bataillon rentra au casernement : à l’appel on annonça que le réveil ne serait pas sonné le lendemain et qu’il n’y aurait pas d’exercice de toute la matinée.

Pendant les huit jours qui suivirent, le docteur dut envoyer à l’hôpital une dizaine d’hommes atteints de bronchite aiguë. Quelques-uns de ceux-là échappèrent à la dyssenterie et à l’anémie de la Cochinchine !

Ils reposent là-bas, dans le cimetière situé dans l’un des petits villages des environs de Brest.

Qu’importe que quelques mères eussent à pleurer la mort de leur enfant ! Après quelques sélections semblables, le commandant était sûr de n’avoir, pour faire campagne, que des hommes éprouvés.

Il y a des grâces d’état pour ceux qui disposent, à leur gré, de la vie et de la liberté humaines, leurs rêves ne sont pas hantés par les spectres de leurs victimes !

Pareils au pachyderme inconscient qui, dans sa marche insouciante, écrase nombre de malheureuses bestioles tapies sous l’herbe, ils vont, sans s’apercevoir du mal qu’ils accomplissent.

Et les spiritualistes prétendent que la conscience est un témoin vengeur mis par leur dieu au cœur de l’homme ! Ce témoin, il l’a fait muet, sourd et aveugle pour ceux-là, sans doute ?


IV


« Demain, dimanche, » avait prévenu la veille le sergent de semaine, « s’il fait beau, revue en armes dans la cour par les chefs de compagnie ! »

Aussi, depuis le réveil, les soldats frottaient avec ardeur, qui ses courroies, qui ses armes. Le cirage, l’encaustique, le tripoli et la brique anglaise étaient employés à haute dose. Dans les chambrées, les hommes en bras de chemise, s’acharnaient à faire briller boutons et ceinturons ; brosses à cirage et à patience faisaient leur œuvre.

Pourtant, cet excès de zèle commençait à se calmer : une demi-heure environ restait avant l’appel, seuls, les plus abrutis s’obstinaient encore à donner un coup de fion à leur sac, un dernier coup de brosse à leur tunique, un dernier coup de spatule à leur sabre ou à leur fusil pour enlever une dernière tache de rouille.

De petits groupes se formaient, çà et là, dans la chambrée, papotant sur de minuscules détails de la vie quotidienne : sur les quatre jours de salle de police attrapés par Paul, puni pour « avoir parlé » sur les rangs, alors qu’en réalité, c’était un simple pet lâché pendant qu’on se rassemblait pour l’appel de l’exercice.

« Avoir parlé » sur les rangs, euphémisme imaginé par le lieutenant qui, se trouvant derrière le délinquant, avait au passage cueilli ce bruit insolite, et n’avait trouvé rien de mieux pour libeller le motif de punition.

C’est que, on est pudibond au régiment ! On traite les hommes de tas de cochons, sans préjudice d’épithètes plus salées, mais dans un rapport on emploie des périphrases pour désigner un pet.

Dans un autre groupe c’étaient les huit jours de prison infligés à Pierre qui faisaient le thème de la conversation. Un libellé corsé accompagnait la punition portée par Bracquel. Prétexte : une faute dans le service, motif réel : refus par la victime de prêter cent sous que le susdit voulait carotter sous nom d’emprunt. Les quatre jours de salle de police portés par le sergent avaient été transformés en huit jours de prison.

Quelques hommes, ayant toujours peur d’être en retard vis-à-vis de l’autorité, allaient déjà sac au dos, se balladant dans la chambrée ; d’autres, plus zélés encore, la jugulaire au menton, fusil en main, montaient la faction au pied de leur lit.

— Allons, dépêchons ; on va sonner, fit en s’amenant le caporal Balan, toujours prêt, lui aussi, à faire du zèle.

— Nous avons bien le temps, répliqua Caragut, il y a encore vingt minutes avant qu’on sonne.

— Pas tant d’explications, glapit Balan, je veux que l’on se mette en tenue, entendez-vous ? et plus vite que ça.

— Oh ! mais, si vous êtes pressé, courez devant ; on n’a pas encore sonné, et je n’ai pas envie de trimbaler mon sac un quart d’heure avant l’appel.

— Qu’avez-vous dit ? cria Balan qui, n’osant s’en prendre directement à son interlocuteur, se dirigea vers le groupe dont il faisait partie, s’adressant à un pauvre diable qui ne répliquait jamais lorsqu’on le tarabustait : répétez-le, je vous fous deux jours de salle de police.

— Mais je n’ai rien dit, caporal, hasarda l’interpellé, ce n’est pas moi

— Ce n’est pas Saillant qui vous a répondu, intervint Caragut, c’est moi. J’ai dit que nous avions vingt minutes avant d’être appelés, et que c’était idiot de vouloir nous forcer à nous mettre en tenue déjà.

— Ho ! vous ! vous avez toujours quelque chose à dire… Ça m’étonnerait si vous n’aviez pas ronchonné… Que je vous pince jamais… je ne vous dis que ça…

Caragut allait répliquer, mais un commandement de « Fixe ! » se fit entendre, les hommes se rangèrent debout, immobiles, le long des lits, le capitaine Paillard faisait son entrée.

— Repos ! commanda-t-il aussitôt, en se dirigeant vers la chambre de détail.


Ce n’était pas un mauvais type que ce Paillard : une tête toute blanche, un ventre débordant et ballottant dans la tunique qu’il entraînait dans ses ondulations ; n’ayant plus que deux ans à faire pour atteindre sa retraite, il avait fait son deuil de tout avancement ; ses espérances se bornaient à obtenir la croix qui lui était promise.

N’étant plus un officier « d’avenir », il se contentait d’être un officier « méritant », faisant tout juste de service ce qu’il en fallait pour avoir de bonnes notes, sans excès de zèle mais observant strictement le règlement.

Ne restant jamais à la compagnie en dehors des heures de service, il n’embêtait pas les hommes ; mais, comme le lieutenant était, les trois quarts du temps, en congé de convalescence et que le sous-lieutenant n’était pas encore remplacé, le véritable maître était le sergent-major Chapron.

Ce sergent-major, un pince sans rire, ne pouvait regarder fixement, sans que tout un côté de la face se contractât et lui fit faire la grimace en clignant de l’œil. On avait été longtemps sans le voir à la compagnie, il était à l’hôpital en train de soigner une syphilis rétive qu’il avait rapportée de Cochinchine ; aussi les sergents, sans contrôle, avaient pu à loisir développer leurs facultés de carottiers et mettre en coupe réglée les naïfs qui se laissaient prendre à leurs finasseries ou à leurs menaces. Noceurs et pochards, ils s’étaient parfaitement entendus pour exploiter le « bleu » à l’arrivée de la classe. Aidés des caporaux, ce qu’ils en avaient fait verser de sous pour matriculer les gamelles ou acheter des cruches dans chaque escouade ! La compagnie ayant reçu deux cents hommes, ils avaient fait une assez bonne récolte.

Le sergent-major revenu, soit qu’il fricotât avec eux, soit que de son côté il eût besoin de leur complicité, ils faisaient bon ménage ensemble, toujours fourrés à la chambre de détail, d’où le chef ne sortait que pour aller en ville, ils continuaient leur petite industrie.

Chapron ne portait pas lui-même de punitions, mais il présentait au capitaine celles que lui apportaient les caporaux et les sergents de telle manière qu’elles étaient toujours augmentées. De sorte que, tout en n’étant pas mauvais type, Paillard salait ses hommes comme une véritable rosse.


Enfin le clairon sonna pour l’appel, les soldats se précipitèrent au dehors, s’alignant dans la cour, à la place habituelle de la compagnie.

Les officiers qui avaient hâte de s’éclipser, eurent bientôt passé l’inspection.

L’appel fait et rendu, l’ordre de rompre fut donné et les hommes rentrèrent en hâte dans les chambrées où, heureux de se sentir délivrés pour la journée de la monotonie des exercices, ils eurent vite fait de se débarrasser de leur fourniment, n’attendant plus que l’heure de la soupe pour s’envoler hors de cette cage, autrement dit caserne.

— Sors-tu, après la soupe ? demanda Mahuret à Caragut, lorsqu’ils eurent remis fusils et sacs en place.

— Non, je suis dans mes idées noires et n’ai goût de rien. Je sens que je ne serais pas aussitôt dehors que je voudrais être rentré. Le temps n’est pas sûr pour aller en campagne, et en ville, c’est toujours la même chose. Visiter le port ou se réfugier dans les caboulots ; j’ai une indigestion du premier et n’ai pas le sou pour aller dans les seconds ; du reste, enfermé pour être enfermé, je préfère rester ici. Et toi, tu as à sortir ?

— Oui, il y a Bourdin qui a touché hier dix francs de chez lui, il régale, nous descendons à Brest. Tu aurais pu venir avec nous.

— Merci, mais je te l’ai dit, je n’ai pas le sou et n’en attendant de personne, je ne me soucie pas d’être à la charge des camarades. Non, je reste, je vais tâcher de trouver quelque chose à lire, par là, sur les planches. Et si je m’ennuie trop, je dormirai.

— Tu en es déjà là ! et tu n’as guère plus de six mois de faits !… Mon pauvre vieux, si tu continues, je ne te donne pas un an pour claquer de chagrin.

— Que veux-tu, il y a des jours où c’est plus fort que moi, rien qu’à me sentir cette livrée sur le corps, ça m’horripile, ça me consume. Je comprends l’allégorie de la tunique de Nessus… J’ai beau me raisonner, mes pensées, malgré moi, sont tournées au noir… Bah ! après tout ça passera, va… Tiens, v’là la soupe qui sonne, je vais chercher nos gamelles.


La soupe mangée, la caserne ne tarda pas à se vider. À part quelques malades, les consignés et ceux qui étaient commandés pour une corvée immédiate, toute la compagnie avait pris sa volée.

À Pontanezen[1], c’étaient plutôt des baraquements qu’une caserne. Au milieu d’un immense terrain, clos de murs, s’alignaient six bâtiments composés d’un rez-de-chaussée et d’un grenier ; bâtiments tenant du hangar par leur légèreté, et longs d’une centaine de mètres, environ.

La salle du rez-de-chaussée, — la distribution était la même dans chaque baraque — divisée en deux dans sa longueur par une cloison percée de deux portes, formait deux salles contenant chacune une centaine de lits. Une compagnie comme la 28e pouvait trouver asile dans les deux salles du rez-de-chaussée, fort humide par parenthèse, les constructions se trouvant sur un sol marécageux.

Les greniers aménagés tant bien que mal n’étaient habités que durant les périodes d’encombrement. Mansardés et très bas de plafond, on y étouffait l’été, on y gelait l’hiver. Mais l’administration trouvait sans doute que, le refrain de Béranger :


Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans


doit être excellent en tout temps pour le soldat.

Il y avait un certain pittoresque dans ces longues salles : les portes du milieu toujours ouvertes permettant au regard de les parcourir d’un bout à l’autre, cela faisait un spectacle curieux de voir la population qui les habitait, grouillante et piaillante, répartie en groupes, jouant aux cartes ou au foutereau, — un jeu militaire — pendant que d’autres étaient attentifs aux hâbleries de quelques conteurs. Mais lorsque, comme ce dimanche-là, elles étaient vides de bruit et de mouvement, avec leurs longues files de lits déserts, et, de loin en loin, entre deux piliers, les râteliers d’armes garnis de leurs fusils uniformément alignés, le coup d’œil était navrant.

Avec cela le temps gris et brumeux assombrissait le jour ajoutant à la mélancolie de cette solitude.

Caragut, un moment, regretta de ne pas avoir suivi Mahuret, et hésita entre une promenade au loin, dans la campagne, ou une flânerie au bord de la mer. Il porta la main à son ceinturon, mais comme il avait déjà quitté et serré sa tunique, il abandonna le ceinturon, n’ayant pas la volonté de se remettre en tenue, et commença une inspection des planches pour trouver quelque chose à lire.

Ayant déniché un volume derrière un paquetage, il se jeta sur son lit, cherchant à s’absorber dans la lecture pour chasser la tristesse qui l’envahissait.

Il était tombé sur une œuvre de Paul Féval : Monsieur Cœur, rien de plus idiot, aussi, au bout de vingt minutes de cette lecture, où il avait essayé vainement de débrouiller un inextricable écheveau de situations plus invraisemblables les unes que les autres, laissa-t-il échapper le bouquin, s’absorbant complètement dans les pensées qui l’obsédaient.


Il se remémorait sa vie passée : une enfance incolore, rehaussée seulement des taloches et des rebuffades d’un père autoritaire, durement élevé lui-même et convaincu que l’enfant ne doit pas avoir d’autre volonté que celle du père.

À onze ans et demi, on le retirait de l’école pour le mettre en apprentissage chez un mécanicien où il s’employait à tourner une roue, travail qui aurait exigé la force d’un homme. Au bout de trois mois de ce régime on était forcé de le reprendre tellement il était devenu sec et maladif.

Un voisin, cordonnier, le voyant inoccupé le demandait pour lui aider en attendant qu’il fût placé, et il finissait par rester dans le métier.

Mais le nouveau patron, pochard en diable, tirant des bordées qui duraient parfois quinze jours, on dut le mettre chez un troisième. Il en fit ainsi plusieurs qui, tous, selon la règle du reste, ne cherchaient qu’à tirer de lui le plus de travail possible, en le condamnant à la morne besogne éternellement répétée, sans lui apprendre le métier.

De son côté le père Caragut étant parvenu, en travaillant chez un ami qui n’en savait guère plus que lui, à faire, tant bien que mal, quelques paires de chaussures pour la famille, l’idée le prit de se mettre cordonnier et il retira son fils d’apprentissage sans se demander si cela nuirait à son instruction professionnelle.

Caragut se rappelait les massacres opérés par son père et par lui sur les chaussures que d’imprudents patrons leur avaient confiées, et l’empressement avec lequel on leur rendait leur livret, dès la deuxième ou la troisième livraison.

Le mal, en somme, n’eût pas été bien grand, et ces échecs successifs lui étaient plus profitables que d’opérer toujours le même travail chez ses patrons d’apprentissage, mais à chaque renvoi c’était, de la part du père, un surcroît d’engueulades et de torgnoles. N’était-ce pas de la faute du fils si le travail était mal fait ? le père se croyant impeccable.

Alors intervenait la figure douce et triste de la mère, cherchant, autant que possible, à protéger son enfant contre les injustices paternelles.

Il avait quinze ans, environ, lorsque survinrent le Siège et la Commune. Subissant l’influence générale, il était patriote, s’enthousiasmait aux déclamations de l’époque, et s’inscrivait comme volontaire dans un des nombreux corps francs dont les projets d’organisation restèrent enfouis dans les cartons.

Il aurait voulu courir aux avant-postes, faire le coup de feu, chasser le Prussien, et il demandait à son père de le faire enrôler dans une des compagnies de marche de son bataillon, puisque la formation du corps où il s’était fait inscrire n’avançait pas.

Mais le gouvernement ayant fait appel aux ouvriers cordonniers, pour la fabrication de la chaussure, le père Caragut quoique patriote et républicain, trouva qu’il était plus profitable de faire de la chaussure que d’aller tirer des coups de fusil aux avant-postes, et le travail ayant donné pendant toute la période du siège, Caragut jeune dut se contenter du tranchet pour toute arme, ce qui ne l’empêcha pas de suivre avidement tous les événements et d’être de cœur avec les manifestants du 31 octobre et du 22 janvier.

Lorsqu’arriva la Commune, il crut à l’avènement de la révolution sociale, à la réalisation de l’idéal populaire.

Le point de départ avait été, pour lui comme pour les autres communards, la colère provoquée par l’impéritie et la lâcheté des hommes de la Défense Nationale qui préférèrent subir les conditions du vainqueur étranger que compter avec une population armée, mais il croyait aussi en une république juste, apportant à tous le bien-être, la liberté et l’égalité. Ce que s’étaient refusés à réaliser les hommes du pouvoir déchu, les hommes du pouvoir nouveau allaient l’accomplir !

Par exemple, il aurait été bien embarrassé de dire quelles étaient les mesures qui provoqueraient cette transformation ! De plus âgés que lui n’en savaient pas davantage à ce sujet. On avait la Commune, le reste découlerait de soi.

Quel enthousiasme, quelle effervescence ! avait suscités la prise du pouvoir par les hommes du Comité Central. Les conservateurs se terraient, ne sachant ce qu’il allait en advenir de leurs privilèges. Les petits boutiquiers, les petits industriels, les petits bourgeois, toute cette masse flottante qui sera toujours avec le succès, était, elle aussi, prise d’une ardeur de progrès qui lui aurait fait accepter, à ce moment, les mesures les plus révolutionnaires.

Pendant les huit jours qui suivirent le 18 mars, les bataillons, au complet, se réunissaient, sur l’initiative de on ne savait qui, à leur lieu de rendez-vous habituel, pour attendre, du Comité Central, les ordres qu’il allait envoyer pour marcher sur Versailles, écraser la réaction.

Il y eut plusieurs alertes de nuit, Caragut y suivit son père, les bataillons furent toujours complets, il y revoyait les figures de tous les boutiquiers du quartier. Les ordres seraient venus, tout le monde aurait marché comme un seul homme, tellement on s’attendait à de grandes transformations.

Mais les ordres ne vinrent pas. Personne n’osa ou n’eut l’idée de prendre l’initiative de cette marche sur Versailles que tous jugeaient nécessaire, les forces s’usèrent, les bonnes volontés s’amollirent, et, devant l’indécision des révolutionnaires, les réactionnaires reprirent courage, l’indécision reprit le dessus chez ceux qu’avait vivifiés un enthousiasme temporaire. Pendant ce temps le gouvernement de Versailles rassemblait ses forces.

Dès le 18 mars Caragut avait demandé à son père de le faire inscrire dans sa compagnie, mais celui-ci refusa. Habitué à ne pas avoir de volonté, trop faible encore de caractère, pour s’insurger contre l’autorité paternelle, il dut continuer de manier le tranchet.

Puis vinrent les horreurs de la défaite, la répression féroce qui suivit. Il fut témoin des perquisitions des Versaillais, des fouilles opérées par les exécuteurs sur les cadavres de ceux qu’ils venaient d’assassiner. Il vit les corps morts dans les rues repoussés à coups de pieds par la soldatesque ivre d’alcool et de carnage ; jamais, il n’avait tant vu de chaînes de montre s’étaler sur la tunique des soldats, il en comprit la signification quand on lui eut raconté deux ou trois histoires d’exécution, où les fusilleurs s’étaient précipités sur leur victime, aussitôt le fusil déchargé pour s’emparer de ce que contenait ses poches.

De ce moment, la haine du militarisme s’ancra dans son cerveau en même temps que l’esprit d’indépendance se développait en lui, malgré l’incurable timidité qu’il devait à son éducation ; il eut la discipline, l’obéissance et l’oppression en horreur.

Ce sentiment s’accrut tellement chez lui que tout son être se révoltait rien qu’au ton bref et cassant de son père, tandis que sa mère lui faisait faire tout ce qu’elle voulait, parce qu’elle lui parlait plus doucement.

Entre temps, la lecture était sa seule distraction. Dès l’âge de dix ans, il dévorait tous les livres qui lui tombaient sous la main : journaux, romans, science, histoire, dictionnaires, tout lui était bon, sauf la philosophie à laquelle il ne pouvait mordre.

Ces lectures s’amassaient en désordre dans son cerveau. La soif de connaître le poussant toujours à apprendre encore, sans aucun profit réel comme instruction, il effleurait seulement une foule de sciences qui probablement lui resteraient toujours étrangères ; mais voulant connaître le pourquoi des choses et ayant l’esprit critique net et développé, cela s’était assez bien ordonné dans sa mémoire sans confusion.

Aussi, en dehors de cette conception indécise de communalisme, qu’il avait adoptée pour l’avoir entendue prôner dans les réunions et les journaux du siège, mais qui ne représentait, au fond, aucune amélioration économique, il commençait à entrevoir l’antagonisme qui sépare les possédants des non possédants, les gouvernants des gouvernés. Une vague lueur s’éveillait, dans son cerveau lui laissant soupçonner que la société est mal organisée, qu’un changement politique n’est pas suffisant pour améliorer la situation des exploités ; et, sans conclure encore à l’inefficacité du suffrage universel, une vague intuition lui disait que la bourgeoisie ne consentirait nullement à laisser amoindrir ses privilèges, et qu’une transformation sociale en faveur des travailleurs ne serait possible qu’au moyen d’une révolution.

Tout cela bien confus encore dans son cerveau, plutôt intuitif que nettement défini, confirmait son dégoût pour le métier de soldat.

À ces remembrances d’une enfance peu gaie, venaient, pourtant, se mêler des souvenirs plus doux, le charme de juvéniles amours que, devenu adolescent son extrême timidité avait empêchées, peut-être de rendre plus durables, lui avait laissé dans ses souvenirs un rêve doux et charmant.

Cela avait commencé alors qu’il était en apprentissage. Faisant ses courses, il avait rencontré une petite voisine, nommée Marthe qui allait livrer pour sa patronne une robe à une cliente.

On avait causé, la fillette plus hardie, lui avait demandé de l’accompagner jusqu’à la porte de la cliente. Ayant monté la robe, elle en redescendit avec quatre sous de pourboire, et voulut en acheter des fruits qu’ils partagèrent fraternellement.

On avait passé là deux bonnes heures qui s’étaient enfuies comme une vision et avaient échauffé l’imagination de notre jeune amoureux.

Frappé de la grâce de sa compagne fort gentillette, il avait su démêler les petites avances qu’en diverses occasions elle avait essayées déjà ; ayant assez lu de romans pour comprendre ce que cela voulait dire, mais se serait plutôt fait couper en quatre que d’oser lui parler d’amour et essayer de l’embrasser.

Le soir de cette mémorable journée, ne voulant pas demeurer en reste de galanterie, il était parvenu à se procurer quelques sous pour offrir, à son tour, quelques douceurs à sa petite amie.

En été, après le travail, les parents descendaient habituellement prendre l’air à la porte. Sûr d’y rencontrer Marthe, il fut bien vite auprès d’elle.

Mais ce n’était pas tout que d’avoir l’intention d’offrir un régal à l’adorée, il fallait prendre sur soi d’en faire la proposition, trouver le moyen de s’isoler des parents qui auraient pu se moquer des deux amoureux en herbe.

Comment s’y prit-il ? il arrivait à ses fins cependant et ces soirées se renouvelèrent souvent ; dès lors il guetta les occasions de se croiser avec son amie quand elle montait ou descendait.

Petit à petit, les familles se lièrent par l’intermédiaire des deux enfants, sans s’apercevoir de la part qu’ils y prenaient ; on se rendit visite, les deux amoureux grandirent, heureux de se voir souvent ; de plus, Caragut, les jours de semaine, se trouvait « par hasard » sur le chemin de Marthe lorsqu’elle rentrait de l’atelier, mais sans oser lui dire une parole d’amour, sans oser avouer qu’il se dérangeait exprès pour la voir, sa timidité grandissait avec lui. Quant à la fillette, elle s’apercevait probablement bien du manège, mais elle était déjà assez femme pour faire semblant de n’en rien voir.

Caragut se rappelait entre autres faits, d’un jour de l’an où il avait été d’une bêtise incroyable : c’était après la guerre, on continuait à se voir, mais on n’était plus voisin, chacun ayant tiré de son côté. Marthe et son père étaient venus souhaiter la bonne année chez les parents Caragut. C’était maintenant une belle fille de dix-sept ans. Lui avait un an de plus, mais en grand dadais qu’il était, n’avait osé l’embrasser que sur la remarque qu’elle lui en fit. En y pensant encore, il se serait battu, mais sa timidité était insurmontable.

Cette idylle fut brusquement interrompue. La sœur de Marthe travaillait dans le même atelier qu’une sœur de Caragut, une dispute s’engagea entre elles dont les parents s’en mêlèrent, on se fâcha, et, finalement, on cessa de se voir.

Caragut qui connaissait les heures de rentrée et de sortie de Marthe, s’arrangea bien de façon à la voir encore et de causer avec elle, brûlant de s’ouvrir de ses sentiments mais remettant toujours cet aveu qui ne pouvait sortir ; dans son impuissance à se déclarer, il cessa peu à peu de la voir, et on se contenta de se dire bonjour lorsqu’on en vint à se rencontrer, tout à fait par hasard maintenant. Peut-être, qu’en face de l’incompréhensible bêtise de son amoureux, elle aussi avait renoncé à le dégeler et répondu aux avances de quelque autre soupirant moins timide.


Jusque-là, la famille Caragut avait vécu comme la moyenne des ouvriers, gagnant à peu près leur pain ; n’étant ni bien ni mal, subissant sans trop s’en apercevoir cette vie végétative, lot de ceux qui produisent.

Mais, tout à coup, la maladie entrait au logis. Ce fut d’abord la mère atteinte d’une affection de poitrine, si pénible, qu’une fois les crises passées, elle avait à peine la force de se tenir debout.

Il fallut payer le médecin, les médicaments : le père et le fils durent travailler ferme et prolonger les journées pour nourrir la maisonnée qui se composait encore de deux filles dont l’une, de deux ans plus jeune que son frère, venait à peine de sortir d’apprentissage et dont le modeste gain allait grossir celui du frère et du père ; l’autre était une fillette de cinq ans.

Caragut revoyait, non sans une douce mélancolie, le visage émacié de sa mère. Minée par la souffrance, la pauvre femme résistait à la maladie, voulant surmonter le mal, se traînant par la chambre et se tenant aux meubles pour vaquer aux soins du ménage, jusqu’au jour où, définitivement terrassée, elle s’alitait pour ne plus se relever.

Ce furent alors des accès de mauvaise humeur de la part de la pauvre femme, la difficulté de lui faire prendre les drogues qui la dégoûtaient, son désespoir de ne constater aucune amélioration dans son état.

Il fallut que Caragut déployât beaucoup de patience et de persuasion pour vaincre les répugnances de la malade dont le soin lui était confié, la sœur travaillant au dehors, et le père très peu patient de son naturel, et parfait égoïste au fond, n’ayant guère le tempérament d’un garde-malade.

De plus, c’étaient, de temps à autre, les froissements inévitables entre le père toujours jaloux d’exercer son autorité et le fils souvent pris d’accès de rébellion. Une fois même, ils faillirent en venir aux mains et le jeune homme ne se soumit que pour éviter ce chagrin à sa mère qui trouvait encore la force de se mettre entre eux. Cet esclandre eut pour heureux résultat que si, par la suite, le père Caragut continua à toujours être despote et ronchonneur, il n’en vint pourtant plus aux coups.

C’était enfin la crise finale ; après dix-huit mois de maladie et de souffrances la pauvre femme s’éteignit doucement.

Le matin, en s’éveillant, Caragut l’avait entendue se plaindre, haleter, prononçant des paroles incohérentes, et paraissant sous le poids d’une grande oppression. Il la réveilla pour l’arracher au cauchemar qui l’obsédait. À son air égaré, à ses yeux déjà voilés, il comprit que la crise dernière était proche.

Par des paroles sans suite, la malade lui disait qu’elle allait mourir, que des hommes devant qui elle s’était trouvée, venaient de la condamner.

Elle finit pourtant par se calmer, par reprendre ses sens et reconnaître ceux qui l’entouraient : l’espoir renaissait chez le fils. Mais cet éclair de vitalité eut peu de durée ; deux heures après, sans lutte, sans agonie, sa mère avait cessé de vivre,

Malgré que, dès le début de la maladie, le médecin les eût prévenus de son issue fatale, ce fut un déchirement pour le jeune homme, car il aimait sincèrement sa mère. Mais la morte enterrée, il fallut reprendre immédiatement le travail pour payer les dettes et se remettre à flot. Les pauvres n’ont pas le loisir de se bercer de leur douleur.

Un calme relatif régnait entre le père et le fils. Il fut convenu que la fille travaillerait chez eux pour remplacer la mère dans les soins du ménage.

Caragut avait dix-neuf ans, mais travaillant à la maison et, étant donnée la situation, il n’avait guère eu le loisir de se chercher des camarades et de s’amuser au dehors. Son seul délassement, à l’aide des maigres pourboires que lui donnait sa mère, était d’acheter des livres et de se plonger dans leur lecture.

Cette manière de vivre n’avait pas peu contribué à augmenter sa sauvagerie. La femme était restée pour lui un être idéal, désirable, mais qui l’intimidait de plus en plus. Selon l’idée qu’il s’était faite de l’amour, d’après ses lectures des poètes, la femme était pour lui un être si immatériel qu’elle ne pouvait éprouver les mêmes besoins que l’homme, et l’acte sexuel lui semblait une chose si importante qu’il ne voyait pas la possibilité de l’oser proposer en dehors de circonstances particulières.

Deux mois à peine s’étaient écoulés depuis la mort de sa mère, qu’un matin l’aînée des filles qui s’apprêtait à aller rendre son travail, fut tout à coup prise d’étourdissements et de vomissements de sang.

Le médecin déclarait en secret au père que c’étaient les prodromes d’une phtisie galopante ; qu’il ferait son possible pour soulager la malade, mais qu’il ne pouvait rien pour la guérir.

Caragut dut reprendre son rôle de garde-malade, et soigner sa sœur qui s’était alitée dès le premier jour, pour ne plus se relever. Encore une fois l’attente d’un dénouement douloureux venait jeter son voile funèbre sur la famille éprouvée.

Les jours de beau temps, prenant sa sœur dans ses bras, il la descendait au jardin, grand comme un mouchoir de poche, qu’il avait loué dans la cour et dont il avait fait une sorte de forêt vierge à force d’y fourrer toutes sortes de plantes dont il s’éprenait en lisant leur description dans les dictionnaires de botanique ou dont il apercevait les spécimens à la porte des horticulteurs.

Et la malade jouissait là des derniers rayons du soleil qu’il lui était impossible d’aller chercher sur les côtes méditerranéennes où, peut-être, elle aurait pu prolonger son existence.

Deux bigotes habitant le rez-de-chaussée de la maison, profitèrent un jour de ces descentes au jardin pour tenter de faire du prosélytisme en lui envoyant une sœur de Saint-Vincent de Paul.

— Vous me permettez de dire un petit bonjour à votre malade ? dit la sœur en s’amenant, vos voisines m’ont dit que vous ne trouveriez pas mal que je lui fasse une petite visite.

— Si vous voulez, madame, lui répondit Caragut, ne voyant pas la nécessité d’être impoli. Et la conversation s’engageait.

— Oui, mon enfant, en venait à conclure la sœur, c’est à la religion qu’il faut demander des consolations……

— La religion ! elle a fait trop de mal à l’humanité pour exercer encore quelque influence sur mon esprit.

— Comment ! la religion aurait fait du mal à l’humanité ! que dites-vous là, mon cher enfant ?

— Oui, et pour s’en convaincre il suffit de lire l’histoire.

— Oh ! si vous avez lu de mauvaises histoires, qui vous ont troublé la tête….

— Il est évident que si j’avais lu l’histoire écrite par des pères Jésuites, je n’y aurais pas trouvé les crimes et les persécutions que les chefs de l’Église ont fait endurer aux penseurs ; mais aujourd’hui, il n’y a que ceux qui sont intéressés à les cacher qui puissent les nier.

— Les Jésuites, mais ce sont de braves gens, et puis cela ne prouve rien contre l’existence de Dieu… C’est à lui qu’il faut penser, c’est lui qui nous fait vivre, c’est lui qui fait pousser les arbres, les plantes….

— Ho ! ho ! ma sœur, voyez mon jardin, eh bien ! quand je n’y mets pas de graines, les fleurs n’y poussent pas, et si j’oublie de l’arroser, celles qui sont poussées dépérissent. Diable ! la terre est grande, et il y a d’autres mondes… que de travail vous lui donneriez, à votre bon Dieu, s’il était forcé de s’occuper de tout !

Et Caragut revoyait la sœur, gesticulant, faisant aller les bras perdus dans les grandes manches de sa robe, ce qui lui donnait l’aspect d’une chauve-souris voltigeant en plein soleil. Elle finissait par se retirer, ses tentatives restant infructueuses également près de la malade, mais demandant l’autorisation de revenir, déclarant qu’elle aimait les personnes franches. Elle revenait, en effet, deux ou trois autres fois, sans entamer le chapitre de la religion.

Pendant sept mois on lutta contre la maladie, Caragut était le confident du découragement de la jeune fille, lorsqu’elle s’attristait en comparant les phases de sa maladie à celle de la mère ou de ses projets d’avenir lorsque la jeunesse et l’espérance parlaient plus haut que la souffrance. Et il fallait la remonter quand elle désespérait, ou sourire, le cœur serré, lorsque la gaieté lui revenait.

À la fin du septième mois, la malade les réveillait par ses plaintes. Comme la mère au jour de sa mort, elle était sous l’influence d’un cauchemar qui la faisait divaguer. Elle aussi, se voyait condamner par un tribunal mais composé de vieilles femmes celui-ci ; elle se débattait, ne voulant pas mourir. Caragut eut toutes les peines du monde à la réveiller. Quelques heures après elle était morte.


Avec les frais de la maladie, la situation de la famille ne s’était pas améliorée. La plus jeune sœur n’était pas encore en âge d’être utile, les soins du ménage incombèrent au fils, et on dut bûcher ferme.

Ayant atteint ses vingt ans, Caragut allait tirer au sort, le mois de février suivant. L’horizon était loin de s’éclaircir.

Les difficultés pécuniaires, le besoin de trimer d’arrache-pied pour y parer, avaient amené une certaine détente dans les rapports entre le père et le fils. Mais quelques semaines ne s’étaient pas écoulées depuis la mort de sa fille que le père, à son tour, tombait malade d’accès de fièvre intermittente.

Ce fut peu de chose au début, les accès étant de courte durée et à longs intervalles. Il put continuer à travailler. Mais, progressivement, les périodes se rapprochèrent, les accès durèrent plus longtemps et devinrent plus forts.

Le jour du tirage Caragut dut partir seul au Palais de l’Industrie, où se faisaient les opérations, l’Hôtel de Ville n’étant pas encore reconstruit. Le père, en proie à un accès de fièvre, ne pouvait l’accompagner, mais il promettait d’aller l’attendre à la sortie, quand il se sentirait mieux.

Son tour arrivé de mettre la main dans le sac, Caragut amena le no 28. Il devint pâle comme un condamné à mort. Arrivé à la porte, dans la foule des parents et amis des conscrits attendant de l’autre côté de la voie, le long des trottoirs, il chercha un regard ami ; dans sa détresse, une parole de sympathie lui aurait fait du bien ; mais il ne reconnut personne. Son trouble était si grand que, sans réfléchir que si son père eût été dans cette foule, il l’eût certainement appelé, il resta planté devant cette cohue de têtes, cherchant, mais en vain ; personne n’était là pour lui.

Deux conscrits qui habitaient la même maison que lui, vinrent à sortir de la salle du tirage, ils avaient de bons numéros, et l’entraînèrent avec eux. Des camarades d’atelier les accompagnaient.

On reprit alors le chemin du logis. Les autres conscrits et leurs camarades étaient fortement éméchés déjà. Ils voulurent à toute force mettre un numéro à la casquette de Caragut qui dut se laisser faire, les autres ne comprenant pas qu’on pût ne pas se plier à une habitude traditionnelle, et la bande partit en chantant.

Lui, réfléchissait, il se voyait, en dépit de son aversion, forcé d’endosser la livrée militaire, et, malgré lui, l’idée d’insoumission se présenta à son cerveau.

Est-ce qu’il aurait la patience de subir ce qu’il appelait cinq ans de bagne ? Aurait-il la fermeté de résister aux tracasseries du métier qu’il ne connaissait pas, mais dont il se faisait une idée à peu près par les récits de ceux qui y avaient passé et qui lui revenaient en mémoire : les exigences du règlement, les mesquineries d’une vie réglée par autorité supérieure. Lui qui se soumettait impatiemment à l’autorité de son père, comment ferait-il pour ne pas se révolter contre celle d’inconnus ? Derrière le régiment, il voyait se profiler le conseil de guerre où l’on passe pour une vétille, pour un coup de colère, bien souvent justifié par les taquineries des supérieurs, pour une gifle appliquée à un gradé qui l’a cent fois méritée.

— Cinq ans ! pensait-il, aurai-je la force de les faire ? et si, par malechance, il fallait en attraper cinq autres, il me semble que je préférerais en finir tout de suite. Perdu pour perdu, je me vengerais de celui qui serait cause de ma perte.

D’un autre côté, son numéro l’envoyant dans l’infanterie de marine, lui qui n’était jamais sorti de Paris, où il était arrivé à l’âge de six ans, il se sentait chatouillé par l’idée de voir des pays dont il avait lu la description dans des relations de voyage.

Il savait qu’aux colonies on échappe — dans une certaine mesure — aux tatillonnements de la vie abrutissante de caserne. Voir de près cette flore des pays exotiques qu’il ne connaissait que par la gravure, ou par quelque rachitique échantillon vaguement entrevu à l’étalage des horticulteurs du quai de la Mégisserie, cela lui souriait. Il y avait bien les fièvres, la dyssenterie, mais il lui semblait plus facile d’y échapper qu’au peloton d’exécution.

Revenant à sa situation présente, il se demandait ce qui avait pu empêcher son père de venir l’attendre. Précédemment, les crises de fièvre ne duraient pas longtemps et ne l’affaiblissaient pas au point de l’empêcher de sortir.

Aussi, arrivé dans le quartier, il lâcha les amis chez un marchand de vin et courut à la maison. Son père, auprès du poêle où ronflait un feu ardent, était assis, abattu, grelottant, claquant des dents, comme s’il eût subi un froid polaire. Le lendemain il entrait à l’hôpital.

Caragut restait seul, avec sa jeune sœur à soigner. Leurs promenades, le dimanche, les conduisaient voir le malade à l’hôpital et plus tard à l’asile de convalescence de Saint-Maurice.


Quelque temps avant le tirage, Caragut avait ébauché une amourette avec une parente éloignée dont il allait visiter la famille. Cela avait commencé par l’échange de mille confidences, de petits secrets dont le mystère semblait redoubler leur intimité.

Il sentait bien qu’il n’était pas vu d’un mauvais œil, mais l’incertitude de la situation le retenait toujours sur la pente d’un aveu, et, sa timidité aidant, il renvoyait cela après son tirage au sort, où il serait fixé sur son avenir, étant assez naïf pour croire qu’on ne saurait parler amour à une femme sans qu’il soit question de mariage, mais il n’était pas romanesque au point de croire, par exemple, qu’on l’attendrait pendant cinq ans. Lorsqu’il se vit prisonnier pour cinq ans, il mit donc un crêpe sur ce sentiment, mort avant de s’être épanoui, et se replia de plus en plus sur lui-même.

Le père sorti de l’hôpital, put se remettre quelque temps au travail, mais il ne tarda pas à retomber malade. Espérant que l’air natal lui ferait du bien, il partit, emmenant sa jeune fille, pour l’Auvergne, où des parents vaguement cousins, lui offraient l’hospitalité.

Entre temps, Caragut avait passé la révision. Son air souffreteux, son teint plombé, ses épaules déjà voûtées, lui donnaient l’aspect d’un poitrinaire, les voisins lui prédisaient la réforme ; mais il fut reconnu bon pour le service. Il n’avait plus qu’à se résigner ou à fuir.

Fuir ! c’est ce qu’il aurait certainement préféré, s’il avait eu la moindre relation à l’étranger, et quelque argent en poche. Il avait tellement horreur du militarisme qu’il n’eût pas hésité une seconde. Mais n’ayant jamais eu dans sa famille à faire acte d’initiative, sa timidité naturelle l’empêchait encore ici de se lancer à l’aventure, de se rendre dans un pays inconnu où il ne trouverait personne qui voulût le piloter.

D’autant plus que son père lui avait laissé un tas de petites dettes criardes à liquider : il était absolument sans le sou, et dut se résoudre à rejoindre le régiment qui lui serait désigné.

Quelques semaines après le départ de son père, il recevait sa feuille de route lui enjoignant d’avoir à se rendre, le 20 octobre au matin au bastion de la porte de Vanves pour être dirigé sur le 2e régiment d’Infanterie de Marine en garnison à Brest.

Les quelques semaines de liberté qu’il venait de passer avaient suffi pour lui vivifier le sang, atténuer son aspect souffreteux. Rien que de ne plus entendre personne crier après lui, sa taille s’était redressée.


Suivant toujours le cours de ses pensées, il se voyait piétinant dans la boue, sous la pluie, dans la cour du poste-caserne de la porte de Vanves, où, après s’être morfondu pendant trois ou quatre heures avec les camarades, avoir répondu à l’appel une demi-douzaine de fois, on finissait par les relâcher leur donnant rendez-vous pour le soir, à la gare Saint-Lazare.

Il se revoyait en wagon, avec une cinquantaine de figures inconnues ; tous étaient saouls ; c’était à qui ferait le plus de tapage. Ils emportaient à boire et à manger et commencèrent par gaver le sergent et le caporal qui étaient venus les prendre et qui, une fois saouls, firent plus de bruit que les recrues.

Dans le wagon, certains avaient quelque prétention à la roucoulade, ils organisèrent un concert et cette vie durait jusqu’au matin où la fatigue et l’ivresse eurent raison des tapageurs qui finirent par s’endormir.

Caragut pour qui ce spectacle était nouveau, regardait de son coin, se contentant d’écouter, et partageait les provisions qu’il avait emportées avec ses voisins qui lui avaient offert à boire. Il vit donc les chanteurs s’endormir jusqu’au dernier.

Le jour étant venu, les beuveries recommencèrent ; seulement on ne chantait plus, on braillait. Les provisions se renouvelaient à chaque arrêt. Le train ayant fait halte à côté d’un convoi de pommes, une demi-douzaine de conscrits sautèrent aussitôt dans les wagons de marchandises et commencèrent une distribution qui dura jusqu’à ce que le train se remit en marche.

Ensuite, ce fut un autre amusement : les bouteilles vides volaient par la portière, visant les gardes-barrières, et, surtout, les gendarmes de planton dans les gares ; les loustics ayant soin d’attendre que le train fût en marche pour lancer leurs projectiles.

Et cette orgie durait pendant les vingt-deux heures, que le train qui avait dû se garer plus d’une fois sur son parcours, mit à franchir la distance de Paris à Brest.

De tout le paysage qui avait défilé devant ses yeux, Caragut ne se rappelait que l’impression que lui avait laissée la vue de Morlaix, quand du viaduc qui la domine d’une si grande hauteur, le train ayant ralenti sa marche, la ville lui était apparue tout à coup comme un assemblage de petites constructions en carton, minuscules, ainsi qu’en découpent les enfants.

Les maisons carrées, blanches, avec leurs toits de tuiles rouges, semblaient si petites, avaient un aspect si propre, si gai, qu’enthousiasmé, Caragut s’était levé pour mieux admirer, mais cela avait filé en un clin d’œil, lui laissant une sensation de fraîcheur et de plaisir.

S’ils n’avaient pas encore endossé l’uniforme, les recrutés commençaient à se ressentir de l’esprit de militarisme. En approchant de Brest, le train ayant pris des voyageurs, les futurs soldats se mirent aux portières et firent des amabilités — de troupier — aux femmes pour les décider à monter dans leur compartiment. Elles s’aperçurent heureusement à qui elles avaient affaire et s’empressèrent de monter dans d’autres wagons.

Moins perspicaces, deux pauvres diables de paysans bretons vinrent se fourrer dans ce guêpier, ils eurent à s’en repentir.

Pendant qu’on les faisait parler en ayant l’air de s’intéresser à leurs récits, un farceur vidait une bouteille dans la gouttière formée par les bords relevés du chapeau de l’un d’eux, y jetant ensuite des bouts de papier en guise de petits bateaux. Le paysan remuant la tête, le vin lui dégoulina sur les genoux ; surpris de cette cascade, il se redressa brusquement, ce fut dans le dos que lui coula l’averse.

Comme il se fâchait, on se mit à le houspiller, puis on l’empoigna, voulant le « passer à la patience, » mais le sergent craignant un avaro pour lui, s’étant interposé, on se contenta de l’empoigner par les jambes et de se le faire passer de main en main. Eh bien quoi ! ne faut-il pas rire un brin ? à quoi serait bon le pékin, si le troupier ne pouvait s’en amuser un peu ? Heureusement que le train entrait dans une gare, le paysan put se dégager et changer de compartiment.

Enfin, à sept heures du soir, on arrivait à Brest. Il faisait nuit, des officiers attendaient en gare le détachement. On se mit en route, on passa les ponts-levis de la vieille citée fortifiée par Vauban. Quelques-uns essayèrent bien de chanter :


On la plumera l’alouette, l’alouette,


mais il n’y avait pas d’entrain, cela sonnait faux, et resta sans écho, les trois quarts étaient enroués, tous tombaient de fatigue.

Arrivés dans la cour de la caserne, ils s’alignèrent, un officier dont on entrevoyait à peine la silhouette, dans la nuit, les harangua. Quelques voix, parmi les recrues, se faisant entendre, l’officier, d’un ton bref, ordonnait de se taire, leur rappelant qu’ils étaient soldats maintenant, et auraient à compter avec la salle de police ou la prison.

Cette voix cassante, s’élevant dans l’obscurité, tombant comme une douche glacée sur le détachement, leur rappela, en effet, qu’ils n’étaient plus libres. Caragut sentit sa poitrine se contracter. La brutalité de la discipline lui apparut dans toute son horreur.

On les emmena dans des chambrées où on leur désigna des lits vacants, sans draps. Hébété, éperdu, ne voyant hommes et choses qu’à travers un brouillard, comme dans un rêve, brisé de fatigue, — outre la nuit passée en wagon il était resté debout l’avant-veille, pour finir son travail — Caragut se mit au lit où il ne tarda pas à s’endormir d’un sommeil de plomb.

Le lendemain on les rassembla de nouveau pour les envoyer à Pontanezen qui était désigné pour recevoir les recrues ; là, ils furent habillés, armés, équipés.


Il y avait déjà six mois que cela durait. Somme toute, Caragut n’avait pas eu encore trop à se plaindre des méticulosités et des tracasseries du métier. Jusqu’à présent aucun gradé ne s’était attaché à le harceler comme ils le font pour certaines têtes de Turcs qu’ils prennent en grippe on ne sait pourquoi.

Il souffrait bien des engueulades collectives qu’on leur distribuait avec libéralité, mais comme, en définitive, elles s’adressaient à tout le monde sans s’égarer plus spécialement sur lui, cela était tenable. Si les choses continuaient ainsi, il avait quelque chance d’échapper au conseil de guerre que lui prédisaient quelques amis connaissant son caractère. Il risquait seulement de claquer de consomption tant l’ennui et le dégoût s’étaient emparés de lui.

Depuis qu’il était au corps, non seulement il avait perdu le peu de fraîcheur qu’il avait recouvrée avant d’y venir, mais il était devenu encore plus maigre. La tunique qu’il avait reçue en arrivant, lui était trop large. Rien que de se sentir cet uniforme sur le dos, cela le minait ; il ne pouvait se soustraire à l’obsession. Il se désespérait en songeant au peu de temps qu’il avait fait et n’aspirait qu’à sortir de cet enfer : être libéré, redevenir libre, pouvoir enfin vivre à sa guise, sans subir la tyrannie de personne !

Son père guéri était de retour à Paris. À certaines phrases de ses lettres, il avait compris qu’il voulait se remarier ; mais cela lui importait peu, étant décidé à rester seul, à ne plus supporter aucune contrainte, il n’avait nullement l’intention de reprendre la vie en commun.

Et il arrangeait son existence à venir. Au début, il aurait à travailler pour sortir de la dèche, se faire un intérieur, mais une fois remis à flot, il se créerait une famille. D’une nature affective quoique peu expansif, il avait besoin d’aimer et de se sentir aimé.

Avoir une compagne, s’associer à un être qui l’aimerait et sur lequel il pourrait verser les trésors de tendresse qu’il avait dû toujours refouler en lui, quelle perspective ! comme il se sentait revivre ! l’avenir s’ouvrait radieux devant lui. Plus de régiment, plus de tracasseries, de discipline, plus de gradés rageurs, tout disparaissait devant ce beau rêve de bonheur. Les quatre ans qu’il avait encore à faire, il n’y pensait plus !……


— Caragut ! fit tout à coup la voix aigre du caporal Balan, vous allez prendre une capote de corvée pour aller porter la soupe aux hommes de garde. Il me manque un homme de corvée, c’est à vous à reprendre.

Désagréablement tiré de ses songes, Caragut sauta de son lit. Ses traits s’assombrirent et les sourcils se contractèrent sous la pression d’une pensée douloureuse. Ce caporal Balan dont il s’était fait un ennemi, en refusant de lui servir de domestique, venait en se dressant devant lui, de faire évanouir brusquement ses rêves de félicité !


V


Dans la chambrée dont les portes de séparation avaient été laissées ouvertes, la 28e était rangée sur une seule file. Pieds nus, bras retroussés jusqu’au coude, le pantalon ouvert, les soldats attendaient le médecin qui devait passer la visite de santé.

Cette visite qui a lieu tous les mois, consiste à faire inspecter les hommes par un des charcutiers diplômés du régiment, qui s’assure que chaque soldat a les pieds propres, les bras lavés et qu’il n’a pas la gale. Puis, comme bouquet de ce luxe de sollicitude, examine l’état de la verge ; cet astronome d’un nouveau genre, s’assure que la conjonction de Mars et de Vénus n’a pas laissé de souvenirs trop cuisants au premier. Tel le fermier soucieux du bon état de ses troupeaux les soumet, de temps à autre, à l’inspection du vétérinaire.

Cette inspection nécessairement répugnante en soi ne peut que froisser instinctivement la délicatesse de toute organisation, tant soit peu affinée ; mais, pour la plupart des soldats, à l’esprit grossier et très peu sensitif, cela n’a rien d’humiliant ; ils ne voient là que matière à de grossières plaisanteries.

Caragut avait dû s’aligner avec les autres et, jetant un coup d’œil sur la longue file de ses camarades, il se rappelait les foires de son pays, où il avait vu les marchands palper et visiter les bestiaux qu’ils marchandaient.

Il avait encore à la mémoire l’impression de dégoût qu’il avait ressentie à la révision en voyant le docteur lui faire ouvrir la bouche, mais aussitôt une autre scène venait se substituer à celle-là dans son imagination : c’était un robuste paysan, parcourant le foirail, visitant le marché aux cochons et avant de conclure, renversant le porc sur le dos, lui passant un bâton entre les dents, afin de tenir le groin ouvert pour l’inspecter à son aise.

Les deux scènes se superposant finissaient par se fondre l’une dans l’autre, il en arrivait à se figurer le docteur avec un bâton à la main et une blouse sur les épaules, coiffé du képi à bord amaranthe, ayant devant lui une douzaine de gorets en culottes gris-bleu, à passe-poils rouges, qu’il renversait successivement sur le dos, leur ouvrant le groin avec son bâton.

Un instant il se crut transporté en plein champ de foire, attendant son tour d’être palpé, ne sachant plus si, après l’inspection, il ne serait pas, lui aussi, mené en laisse à l’abattoir, pour fournir la matière première nécessaire à la fabrication de saucisses, boudins et andouilles. Les grognements et piétinements de ses camarades figurant assez bien le bruit des troupeaux sur le marché, les interpellations des vendeurs et acheteurs.

Il fallut la voix rêche et criarde de Bracquel, commandant le silence, pour l’arracher à son hypnotisation ; mais il en vint néanmoins à se dire, qu’au fond, la comparaison n’avait rien d’invraisemblable et que si lui et ses camarades ne marchaient pas à quatre pattes, on ne les en traitait pas moins en bétail.

Et encore, se disait-il, on mène l’animal au marché, il n’y va pas de lui-même, tandis qu’il nous suffit d’une affiche placardée dans la rue, pour que nous allions nous faire inscrire, en ayant soin de spécifier les défauts et tares rédhibitoires qui peuvent nous faire refuser. La loi et la peur du gendarme suffisent pour faire de nous d’autres gendarmes, sauvegardes de la loi.

Les officiers, en attendant le docteur se promenaient dans la chambrée, ricanant selon les réflexions que leur suggérait l’attitude de leurs hommes.

Enfin le docteur se présenta à une des portes, le commandement de : « Fixe ! » immobilisa la compagnie. Le capitaine alla le recevoir et parcourut, avec lui, la longue file.

La visite fut rapidement menée, le docteur se contentant de regarder en passant, et ne s’arrêtant qu’à ceux qui paraissaient présenter quelque chose d’anormal, ou pour faire rectifier ce port d’arme d’un genre spécial, la position prise ne lui permettant pas de saisir à première vue ce dont il lui importait de s’assurer.

Il n’en trouva que trois ou quatre à envoyer à l’infirmerie, malgré toute la peine qu’ils s’étaient donnée pour dissimuler les larmes que leur arrachaient les regrets « cuisants » d’un amour passager avec quelques-unes des nymphes qui rôdaient habituellement autour de la caserne.

Un pauvre diable, à moitié idiot, du nom de Yaumet, attira, par sa saleté, l’attention du chirurgien qui le gratifia d’une engueulade, pendant que le capitaine furieux ordonnait de le conduire au lavoir.

Balan, heureux de s’amuser aux dépens de quelqu’un, commanda aussitôt quatre hommes de corvée pour conduire Yaumet à la fontaine et le « briquer ». De suite, quatre imbéciles heureux de faire, ce qu’ils appelaient une bonne blague, entraînèrent le pauvre Yaumet tout ahuri.

À Pontanezen, les fontaines se trouvaient en contre-bas du sol occupé par les habitations, les cuisines et les lieux d’aisance. Il fallait descendre une dizaine de marches pour arriver dans une sorte de fosse fermée, des quatre côtés, par une muraille nue et lisse. Au milieu se trouvait un grand bassin rectangulaire de pierres cimentées, toujours plein d’eau, alimenté par un robinet, le trop-plein s’écoulant par un conduit ménagé dans la margelle. Quand le fond devenait par trop sale, se recouvrant de ces mousses vertes qui croissent dans les fonds marécageux, on vidait le bassin, et on le curait, mais cela se faisait rarement. Plantés dans la muraille, trois ou quatre robinets fournissaient de l’eau potable pour les cuisines et les besoins des chambrées.

Dire que ce mode d’approvisionnement fût d’une hygiène absolue, serait peut-être un peu trop s’avancer. La situation des conduites d’eau au-dessous du terrain où reposent les lieux d’aisance, doit, par suite des infiltrations être fortement préjudiciable à la pureté de l’eau d’alimentation, mais ne faut-il pas habituer le soldat à ne pas être difficile ?

Arrivé au bord de l’escalier, Yaumet refusa de descendre, mais une bonne poussée lui ayant fait perdre l’équilibre, les quatre idiots n’eurent pas de peine à l’amener près du bassin.

Le déshabiller malgré le froid qui était ce matin-là des plus piquants, malgré ses cris et sa résistance, et l’étaler sur une pierre fut l’affaire d’un instant, pendant qu’une partie de la compagnie — à laquelle on avait ordonné de rompre, sitôt le docteur sorti — était descendue pour assister à ce spectacle.

Tout le monde riait à se tenir les côtes, pendant que le pauvre diable se tordait sous la morsure des brosses de chiendent que les quatre abrutis manœuvraient avec conviction.

— N’ayez pas peur de frotter, glapit Loiseau, ça lui apprendra à se tenir propre, ce sale cochon.

— Foutez-le dans le bassin, renchérit Balan, ça lui fera du bien de se baigner.

Et le pauvre Yaumet fut poussé dans le bassin dont on le retira après l’avoir laissé barboter pendant quelques instants. Tout grelottant et claquant des dents, on l’étendit à nouveau sur la pierre, où il fut briqué de plus belle, pendant que les loustics l’assaillaient de leurs lazzis, faisant parade d’esprit.

On le relâcha enfin sur l’ordre du capitaine qui venait de descendre, et s’apercevait que la peau commençait à céder sous la morsure des brosses. Et chacun se dispersa pendant que Yaumet se rhabillait encore mouillé.


— Revue d’armes à deux heures par le capitaine ! était venu annoncer Bracquel, sitôt la visite de santé terminée.

Plus que Loiseau, plus que Bouzillon, Bracquel était haï à la compagnie. Loiseau et Bouzillon « estampaient les bonnes têtes », en le faisant à la rigolade ; tout en punissant ferme, ils se donnaient si bien l’air bon enfant en présentant la punition qu’ils prononçaient comme une farce des plus amusantes, qu’on finissait par croire à leur « bongarçonnisme » et que les punis, eux-mêmes, ne semblaient pas leur en vouloir outre mesure : « Ils étaient si rigolos ! » C’était une blague un peu forte, voilà tout.

Avec Bracquel il en était tout autrement. Encore plus gommeux et plus prétentieux que Bouzillon, il portait manchettes et col officier qu’il dissimulait lors des revues et inspections. Ayant la prétention à l’épaulette, il se redressait comme un pou sur une gale, prenant des airs cassants lorsqu’il parlait à un inférieur et tenant sa tête, au front fuyant, comme on porte un « saint-sacrement ».

Pétant sec, la voix brève, il avait toujours l’air d’être perché sur un obélisque lorsqu’il regardait les simples troubades ; il les toisait de toute la hauteur… qu’il croyait avoir. Lui et le caporal Balan, étaient bien, dans la compagnie, les deux pendants et les deux bêtes noires de leurs subordonnés.

Ayant avec cela une façon de se dandiner et de remuer les fesses en marchant, de donner, à gauche, à droite, un coup de croupe en levant la jambe, on aurait dit une cane sortant de l’eau ; par sa démarche il était reconnaissable entre tous.

À la compagnie, on racontait, sur la foi de ceux qui l’avaient connu en Cochinchine, qu’il devait ses galons à certaines complaisances « envers » un officier supérieur, et sa facilité de changer de sexe en tournant le dos à l’objet de ses amours.

Or, en venant annoncer la revue d’armes, sa mauvaise étoile voulut qu’il passât près d’un lit où étaient assis deux gaillards réjouis, deux vieux soldats, « de la classe » — comme ils disaient — du nom de Perry et de Grosset, ayant connu Bracquel à Saïgon.

Malgré les « cuites » homériques qu’ils avaient l’habitude de se donner, et dont quelques-unes faisaient époque dans leur vie de poivrots, malgré les mille et une imprudences dont est capable un ivrogne ; résistant aux fièvres et à la dysenterie, ils étaient revenus, joufflus, frais et vermeils, échappant à la maladie et à la mort.

Pour le moment ils étaient parfaitement ivres. Connaissant toutes les grosses blagues de caserne, ils avaient, comme toujours, autour d’eux, un auditoire nombreux, s’esclaffant d’avance aux facéties qu’ils attendaient. C’était Grosset qui tenait le crachoir.

— Vous êtes encore saouls, ronchonna Bracquel en passant devant le groupe ; que vos fusils ne soient pas propres à la revue, c’est moi qui vous « souquerai. »

Les deux compères, pris à l’improviste, surpris par l’apparition de Bracquel qu’ils n’avaient pas vu venir, trop pleins pour jouir de leur présence d’esprit, suffoqués par cette accusation de pochardise qu’un ivrogne admet rarement, ils virent Bracquel disparaître dans la chambre de détail, qu’ils étaient encore à chercher une réplique.

Le plus estomaqué était Perry.

— Dis donc ! fit-il à Grosset, qui était resté en panne au milieu de son histoire, dis donc !… il prétend que nous sommes saouls !… C’est lui qu’est paf… T’as pas vu ?… en v’là un outil !… attends un peu, tu vas voir ce que je vais lui conter quand il va repasser.

Et, sautant à bas du lit, tout en zig-zaguant, Perry alla se poster près de la chambre de détail, attendant la sortie de Bracquel qui ne tarda pas à paraître, son éternel sourire de pédant satisfait aux lèvres, se tortillant plus que jamais.

Mais comme il passa un peu en coup de vent, Perry, surpris par la soudaineté de son apparition, n’eut pas le temps de lui cracher ce qu’il voulait dire, et le vit s’en allant le long de la chambre. Furieux, il assujettit son képi sur sa tête, la visière menaçant le plafond et, se tenant raide comme un piquet, il emboîta le pas à Bracquel qu’il rejoignit en trois enjambées.

— Dites donc ? finit-il par articuler, dites donc, sergent Bracquel, je suis saoul ?… Vous avez dit que j’étais saoul ?… Mais, vous savez,… moi… eh bien, j’en ai pas une de cassée dans le cul… moi !

Bracquel allongea le pas sans se retourner.

Et Perry qui n’y trouvait pas son compte, de plus en plus rageur :

— C’est que… vous savez… sergent Bracquel, j’en ai pas une de cassée dans le cul, moi !

Une porte se trouvait sur la droite de Bracquel, il obliqua vivement, l’ouvrit et disparut brusquement, feignant de ne pas l’entendre.

Dans la chambrée on se tordait.

Perry alla secouer son ami Grosset qui s’était affalé sur le lit et, tous deux, flageolant, mais fiers comme des paons, se tenant bras dessus bras dessous, allèrent à la cantine continuer leur cuvée.


Les rires s’étant apaisés, ceux qui connaissaient l’histoire à laquelle avait fait allusion Perry, la racontèrent ; un nouveau groupe se forma peu à peu autour du caporal Loiry qui avait fait ses deux ans de colonie avec Perry et Grosset, alors que Bracquel y vint. Une histoire en amenant une autre, la conversation roula sur la vie que les soldats mènent aux colonies.

Histoires de cuites ; comment on s’arrangeait pour gagner de l’argent ; comment on s’y prenait pour découcher, tout cela roulait sur le tapis, pêle-mêle, y tenant une large place. Par ses questions, Caragut, qui s’était joint au groupe, amena peu à peu les narrateurs à retracer les luttes avec les indigènes, les exactions qu’on leur faisait subir. Loiry et deux ou trois autres racontaient à mesure qu’ils se remémoraient leurs souvenirs, les scènes auxquelles ils avaient assisté.

— Oui, disait Loiry, en Cochinchine, on est bien mieux qu’ici. Plus maintenant à Saïgon, où c’est une commission d’ordinaires qui s’occupe de l’achat des vivres à présent, et traite directement avec les fournisseurs ; aussi, la nourriture y est la même qu’en France, mais quand nous étions en détachements, dans les petits postes, c’était le caporal d’escouade qui allait au marché : il achetait ce qu’il voulait. Une paire de poulets ne valait pas plus de trente sous, pour payer nous avions des ligatures de sapèques sur lesquelles il n’était pas difficile de tricher ; tout en discutant avec le marchand, on s’arrangeait de façon à fourrer dans le sac ce que l’on pouvait chaparder sans qu’il s’en aperçût. En payant un coup à boire aux hommes qui étaient avec lui, le caporal trouvait le moyen de faire sa gratte, tout le monde mangeait bien, il y avait au surplus toujours de reste, on pouvait même, de temps à autre, se payer un litre d’absinthe, et tous étaient contents.

— Moi, fit un autre, un grand gaillard, à la moustache rousse, au nez en bec d’oiseau de proie, du nom de Laugère, je n’étais pas trop mal à Saïgon ; on nous avait détachés pour surveiller les Annamites employés à la construction des nouvelles routes, nous n’avions rien à faire qu’à nous promener une matraque à la main, pour réveiller le courage des indigènes qui, sans cela, se seraient endormis sur leur travail !

— Mais c’était un métier de garde-chiourme que l’on vous faisait faire là, ne put s’empêcher de remarquer Caragut. Ce n’était pas assez de les forcer à travailler pour vous, vous les rossiez par dessus le marché.

— Ho ! intervint Loiry, ces rosses d’Annamites ne veulent pas travailler ; sans les coups de rotin on n’en ferait rien, assurément.

— Puis, continua Laugère, nos officiers tripotaient surtout sur le personnel, ils avaient un certain chiffre d’Annamites portés sur leurs rôles, mais il en manquait toujours bien la moitié : ils empochaient la différence, sans compter ce qu’ils raflaient sur le salaire attribué à tous ; il n’y avait pas de contrôle possible ; quand les Annamites réclamaient on les bâtonnait, on les bâtonnait aussi pour les activer au travail. On pouvait taper dessus, ça ne leur faisait rien ; on tapait comme des sourds, ça ne les faisait même pas crier.

Mais aussi nos officiers n’étaient pas rosses avec nous ; comme l’argent ne leur coûtait rien, ils nous payaient largement le travail qu’ils nous faisaient faire ; quand on leur rendait quelque service, ils lâchaient facilement la pièce.

— Mais il n’y avait donc pas d’inspecteur qui visitât les travaux, qui se rendit compte de ce qui se faisait, qui contrôlât le personnel ?

— Si fait, mais comme l’administration était prévenue lorsque devait avoir lieu une inspection, le personnel était toujours au complet. Aux villages d’alentour on raflait les Annamites dont on avait besoin. Sitôt l’inspecteur parti, on renvoyait à coups de matraque le personnel que l’on s’était ainsi adjoint. Et comme c’était toujours la matraque qui marchait, les indigènes se gardaient bien de réclamer.

— Au reste, ajouta Loiry, il était de notoriété que le trafic existait dans toutes les branches de l’administration, mais comme tout le monde trafiquait, chacun fermait les yeux sur ses voisins pour que les voisins n’eussent pas l’idée de les ouvrir sur lui.

Lors de la construction des casernes et des divers bâtiments administratifs, je suis sûr que l’officier qui en avait la direction a mis dans sa poche plus de cent cinquante mille francs, sans compter les complicités qu’il a dû payer pour leur fermer les yeux.

Oui, oui ! termina Loiry, en hochant la tête, tout le monde grattait : généraux, colonels, commandants, capitaines, lieutenants, adjudants, sergents-majors, fourriers, sergents et caporaux, tout le monde grappillait.

— Oui, fit Caragut, et le simple soldat, qui ne pouvait rien barboter sur les fonds de l’État, si j’en crois ce que je vous ai, plus d’une fois, entendu raconter, se rattrapait sur l’indigène en lui volant ce qui était à sa convenance, et l’assommant s’il gueulait trop fort.

— Oh, dit Laugère, c’était franc, à ce qu’il paraît, à l’origine de l’occupation, mais quand j’y suis allé, ce n’était plus guère que dans les postes éloignés où l’on pouvait sans risques rosser les indigènes. En ville, il ne fallait pas se faire prendre, sans cela on aurait passé au conseil.

— Les officiers, reprit Loiry, fermaient les yeux, n’écoutant guère les réclamations des Annamites, mais il ne fallait pas se faire prendre sur le fait.

— Croyez-vous, demanda Caragut, que c’était propre ce que vous faisiez là ?

— Ah ! tu sais, il fallait bien se débrouiller, si on ne voulait pas crever. Ces sacrés Annamites ! on ne pouvait rien leur tirer de bonne volonté ; même en payant, il fallait taper dessus ; et comme on n’était pas toujours argenté, du moment que l’on s’apercevait que le rotin faisait marcher, dame ! on en usait.

— Et si on faisait cela en France, comment l’appellerait-on ? demanda Caragut. Si vous pénétriez dans une maison, vous emparant de ce qui serait à votre convenance, et que, pour payer, vous fassiez une distribution de coups de pieds et de coups de poings, vous ne tarderiez pas à être cueillis par les gendarmes, il me semble ? et seriez bel et bien condamnés pour vol avec effraction.

— Ce n’est pas la même chose, répondit Laugère. Là-bas, on est en pays ennemi après tout, il faut savoir prendre ce que l’on vous refuse. Du moment que l’on est le plus fort, on serait bien bête de se laisser crever de faim et de soif quand il y a à boulotter et à boire.

— D’autant plus, renchérit Loiry, que ces Annamites sont à moitié sauvages, ça ne connaît rien : quand ils vous voient en nombre, ils font un tas de salamalecs à n’en plus finir ; mais quand ils peuvent pincer à cinq ou six un Européen tout seul, ils ont vite fait de le descendre. On y va pourtant pour les civiliser !

— Oui, ricana Caragut, et pour aller plus vite, c’est à coups de fusil qu’on leur inculque les premiers éléments de la civilisation ; on continue par les coups de trique, on les vole et on les exploite par la suite.

— Je voudrais bien t’y voir, bougonna Laugère, tu verrais si tu ne ferais pas comme les camarades. Quand tu aurais soif ou faim, et qu’on cacherait les vivres, que tu aurais affaire à des brutes qui ne te comprendraient même pas, tu verrais s’il n’y aurait pas de quoi te rebiffer !

Caragut allait répliquer : « qu’alliez-vous faire là-bas ? » mais ses réflexions n’étant pas du goût des narrateurs, et ne voulant pas les indisposer de peur qu’ils se refusent à continuer l’exposition de leurs souvenirs, il se contenta de questionner et d’apporter son contingent de souvenirs.

N’en ayant pas de personnels, ce fut ce qu’il avait pu recueillir, jadis, dans les conversations de ceux avec lesquels il avait pu se trouver en contact. Il se rappelait entre autres, une histoire typique que lui avait contée comme en étant l’acteur principal, un voisin, revenu depuis peu du service.

« En Algérie où il se trouvait, se promenant un jour en un lieu écarté, ses pas le menèrent près d’une fontaine, une jeune Arabe y puisait de l’eau ; surprise elle n’eut que le temps de se couvrir le visage de son voile, mais si vite qu’elle eût fait, le zouave vit qu’elle était d’une beauté merveilleuse, il lui offrit de l’argent pour qu’elle se donnât à lui ; mais ayant fait mine de s’enfuir, comme on ne voyait âme qui vive dans la plaine et que le douar de la jolie fille devait se trouver loin, il la prit et la renversa à moitié assommée et la posséda malgré sa résistance. »

L’air de parfaite inconscience avec laquelle le zouave racontait le fait, le considérant comme absolument normal, revenait à la mémoire de Caragut. En le racontant à son tour, il se disait que si de pareilles actions sont encore possibles dans un pays comme l’Algérie, conquise et pacifiée depuis longtemps, cela ne peut qu’être pire encore en Cochinchine où la lutte est permanente. Il comptait bien que ses auditeurs ne seraient pas en reste de lui raconter des histoires semblables.

Ce fut Loiry qui partit le premier.

— Figure-toi, mon vieux, j’étais avec un copain, Gélinier, — tu ne l’as pas connu, il est mort à l’hôpital, à Toulon, quinze jours après notre retour en France. — Il avait reçu de l’argent de sa famille : c’était entendu que l’on devait tout boulotter, nous avions donné le mot à trois de ses pays. Sitôt l’extinction des feux sonnée, on devait se retrouver dans la cour, près des cuisines ; il y avait un mur qui s’escaladait facilement, le factionnaire ne pouvait nous voir. En faisant la courte échelle et en tendant la main au dernier, nous eûmes vite fait de sauter de l’autre côté.

À quelque distance de la ville se trouvait une espèce de cahute tenue par des Annamites, l’homme et la femme. Ils vendaient à boire, et servaient de proxénètes, procurant aux soldats quelques congaïs faisant — depuis fort longtemps — métier de vendre leurs caresses aux représentants de la civilisation.

Les litres d’absinthe s’étaient succédé. Au plus fort de l’ivresse Gélinier remarqua que ça manquait de femmes. On avait l’habitude de peloter l’hôtesse qui, peu farouche, se laissait faire. Mais ce soir-là, n’étant pas disposée sans doute, ou notre nombre l’ayant effrayée, aux premiers attouchements de Gélinier, la congaï se rebiffa. L’homme s’en étant mêlé, reçut son compte, et la femme fut culbutée par Gélinier d’abord, par chacun de nous ensuite qui voulions avoir notre part des faveurs — légèrement forcées, il faut en convenir — de la belle qui se débattait, gueulant comme un putois.

Au beau milieu de nos ébats, la lampe avait roulé à terre et mis le feu à la cahute, sans qu’on s’en aperçût. Mais quand les flammes se mirent à jaillir, effrayés par le boucan que ça allait faire, nous nous enfuîmes, laissant tout griller, heureux de rentrer à la caserne avant que l’on se fût aperçu de notre absence.

Laugère, lui, raconta l’histoire d’une jeune Annamite qui venait parfois vendre des provisions au poste détaché où il était de garde avec une douzaine de camarades, sous le commandement d’un sergent.

Un jour qu’elle offrait des pastèques, le sergent qui était saoul comme une bourrique, commença à la chahuter : elle résista, il devint brutal et grossier. Les hommes du poste tout aussi saouls que le sergent cherchaient à l’exciter, pariant, les uns, qu’il ne réussirait pas, les autres affirmant que si.

Le sergent n’hésita pas et renversant la fille sur le lit de camp, il la viola. Mis en bonne humeur les soldats voulurent avoir leur tour, et, fraternellement, on alla relever les factionnaires pour qu’ils eussent leur part de l’aubaine. La malheureuse servit de jouet toute l’après-midi à tous les hommes du poste.

On porta plainte, il y eut des enquêtes, etc., mais on prouva que la fille s’était donnée de bonne volonté. Le sergent eut quinze jours de prison pour avoir mal tenu son poste, et l’affaire en resta là. Quelques jours après, il est vrai, quand on alla relever les factionnaires, on en trouva deux qui avaient la tête tranchée : on ne sut jamais qui avait fait le coup. Le village le plus proche fut frappé d’une très forte amende, seule satisfaction que l’on put en tirer.

— Chez nous autres, en Afrique, fit un nommé Fayet qui avait fait deux ans de Sénégal, on n’y allait pas par quatre chemins. Une fois, tout un poste fut massacré par des nègres, sans qu’on pût avoir l’idée d’où ils étaient venus. On détacha une colonne aux deux villages les plus proches du poste.

Ses habitants furent chassés et refoulés dans la plaine pendant qu’on incendiait leurs cases et qu’on détruisait les plantations. Comme il n’y a pas besef à boulotter dans ces parages, ils ont dû y crever de soif et de faim.

— C’était tout si simplement atroce ce que l’on vous faisait faire là.

— Ah ! dame ! après tout, il faut se faire craindre, sans cela les nègres auraient vite massacré le peu d’hommes que l’on y envoie. Sans la salutaire terreur que leur inspirent ces exécutions, ils nous extermineraient en détail.

— Sans doute, ne put s’empêcher de souligner Caragut, que vous étiez envoyés pour civiliser les Sénégalais ?

Son interruption ne fut pas relevée.

— Moi, reprit Loisy, ce qui m’a le plus frappé, c’est l’exécution des trois pirates, dont un surtout, du nom de Daï Phong, était célèbre parmi les Annamites. Moyennant un peu d’argent, un indigène avait dévoilé leur retraite aux autorités françaises. Surpris, ils n’eurent le temps ni de s’enfuir, ni de se défendre, un conseil de guerre immédiatement constitué, les condamna à mort. Ils furent exécutés sur la place du village où nous nous trouvions.

Lorsqu’on les tira de prison pour les mener au lieu d’exécution, ils ne bronchèrent pas plus que s’il s’était agi d’une promenade hygiénique. Ils s’agenouillèrent, tendirent le cou au coupe-coupe de l’exécuteur — c’est un Annamite qui remplit les fonctions de bourreau — et moururent sans jeter un cri. Daï Phong vit exécuter devant lui ses deux camarades sans broncher ; pas plus que ses deux compagnons, du reste, il ne laissa voir aucun tressaillement. C’est tout ce qu’il y a de plus insensible comme brutes dans ces pays-là.

— Et pourquoi les nomme-t-on des pirates ?

— Je ne sais… C’est un nom qu’on leur donne… comme ça… Peut-être parce qu’ils sont toujours en révolte contre nous, ne veulent pas se soumettre. Ils ont la haine de l’Européen. Ce sont eux qui harcèlent nos détachements, attaquent les postes isolés, les massacrant s’ils peuvent les surprendre, coupant le cou aux sentinelles qui ont le malheur de s’endormir en faction ou l’imprudence de ne pas surveiller les buissons qui les entourent.

— Alors, à ce que je vois, ce seraient les patriotes de là-bas ?

En 70, les Prussiens n’ayant pas voulu reconnaître aux francs-tireurs qu’ils capturaient, la qualité de belligérants, et, en ayant fusillé un certain nombre, on les a traités de bandits, de sauvages, de barbares, etc. À ce que je vois les Français ne se gênent pas pour en faire autant en Cochinchine. Ils baptisent les patriotes annamites du nom de pirates, et les patriotes français applaudissent.

— Dame ! fit Loisy embarrassé, c’est peut être vrai, mais il faut tenir compte que nous sommes peu nombreux là-bas, et, comme je te l’ai dit, sans la crainte ils ne feraient qu’une bouchée des Français. Ce sont les exemples que l’on fait de temps à autre, qui nous permettent de nous maintenir.

— Oui, je vois, ces Annamites ont le caractère mal fait : on les vole, on viole leurs femmes et leurs filles, on les assassine, on les force à travailler, on les bâtonne et ils ont le toupet de ne pas être contents ! Ils sont tellement féroces qu’ils se défendent et se vengent quand ils en trouvent l’occasion. Décidément, ils ne savent pas prendre leur mal en patience !

Seulement, je ne vois pas ce que l’on est en droit de reprocher aux Prussiens.

— Oh ! intervint Laugère, ce n’est plus la même chose : les Prussiens combattaient une nation civilisée, tandis que les Annamites sont encore des sauvages !

— Et alors, pour les civiliser, on agit encore plus sauvagement qu’eux.

— Ah ! fit Loiry, que veux-tu ? nous sommes soldats, après tout, nous devons obéir. Certainement, je préférerais rester chez moi. Mais, si on n’obéissait pas, ou nous serions fusillés, ou les Annamites nous couperaient le cou… À la guerre comme à la guerre, chacun pour soi !

— Ce qui prouve qu’ayant été assez veules pour nous laisser faire la loi par une bande de filous, nous n’avons plus qu’à les aider à assassiner les autres. N’ayant pas le courage de nous révolter contre ceux qui nous prennent notre sang, notre jeunesse, nous sommes forcés de faire un métier de bandits ! Une lâcheté en entraîne une autre.

— Oh ! mais dis donc, fit Laugère furieux, toi qui as l’air de nous la faire à la leçon, pourquoi es-tu ici ? Il me semble que tu ne t’es pas révolté non plus, puisque tu t’es laissé mettre un fusil dans les pattes ; tu n’as donc pas à crâner. Quand on t’enverra là-bas, mon petit, tu feras comme les autres et tu ne diras rien.

— Si on m’envoie là-bas, je ne sais pas encore ce que j’y ferai, il est possible que je fasse comme les autres, mais cela n’empêche pas que ce soit un sale métier, et que nous ne devrions pas le subir si nous avions du cœur.

Si je suis ici, cela ne prouve qu’une chose c’est que j’ai été aussi vache que vous autres… Une seule chose nous différencie, et ce n’est pas en ma faveur, je me rends compte de ce que l’on nous commande… Si c’était à refaire !…


— Comment, cria en paraissant le caporal Balan, on n’est pas encore installé ici ? Qu’est-ce qui m’a foutu des rosses pareilles ! Je vais visiter les fusils de mon escouade. Gare à ceux qui n’auront pas nettoyé le leur ! Je leur fous deux jours de salle de police. Je n’ai pas envie d’écoper pour vous.

Vous, Caragut, qu’est-ce que vous foutez là ? où est votre fusil ? Pas encore installé, nom de Dieu ! Je vais vous foutre deux jours, il y a assez longtemps que vous m’emmerdez.

— Mon fusil sera prêt à l’heure, il est propre, il n’y a qu’à l’installer.

— Je m’en fous ! il devait être déjà installé. Vous aurez vos deux jours.

— Oh ! et puis, à la fin, portez donc ce que vous voudrez, fit Caragut exaspéré, vous m…., mais, s’arrêtant, il n’acheva pas la phrase.

— Ha ! vous me répondez, ha ! vous m’insultez ! c’est bon, votre compte est clair. Vous n’y couperez pas, je vous porte le motif, vous savez. Que vouliez-vous dire ?… que je vous… ?

— Je voulais dire, répondit Caragut subitement calmé, ayant eu le temps d’envisager les conséquences d’une riposte trop vive, je voulais dire que vous n’aviez pas à me porter de punition, vu que ce n’est pas encore l’heure de la revue, et que je serais prêt.

— Vous ne voulez pas dire ce que vous étiez prêt à lâcher, je vous pincerai tout de même, je vous apprendrai à être poli… Dites donc, Mahuret, vous avez entendu ? Caragut a dit que je l’emmerdais.

Au premier coup de gueule, les hommes de la chambrée s’étaient vivement dispersés, s’occupant à démonter et à frotter d’une façon inaccoutumée, les pièces de leur fusil.

Mahuret interpellé répliqua qu’il n’avait rien entendu.

— Oh ! ça c’est trop fort ! hurla Balan. Dis donc, Loiry, tu as entendu, toi ?

Loiry s’approcha de Balan et lui souffla dans l’oreille : — Dis donc, espèce de fourneau, tu n’as pas fini d’emmerder les hommes ! si jamais tu portes ce motif-là, je te casse la gueule.

Et tout haut :

— J’ai bien entendu qu’il t’a dit : portez ce que vous voudrez, mais je n’ai pas entendu autre chose.

L’apostrophe de Loiry ayant un peu interloqué Balan, il bougonna en s’en allant que l’on se foutait de sa fiole, qu’on le prenait pour un bleu, mais que ça ne se passerait pas comme cela, et que l’on ne s’en foutrait pas tout le temps.

— Hé bien, mon vieux cochon, fit Mahuret, tu vas bien quand tu t’y mets, t’as eu de la veine de ne pas finir ta phrase, tu n’y coupais pas sans cela. C’est ce qu’il cherche depuis longtemps. Si, aussi bien d’un Loiry, il s’était trouvé par là un Bracquel ou un Loiseau, ce que tu étais frit. Crois-tu qu’il ne portera pas le motif quand même ?

— Non, je crois que Loiry lui a foutu le trac.

— Oui, mais vous savez, fit ce dernier en intervenant, il ne faudrait pas vous y habituer, j’ai bien voulu pour une fois vous parer celle-là, mais il ne faudrait pas vous y habituer, des officiers ou le « double » seulement, se seraient trouvés par là, c’est nous qui ramasserions, parce que nous nous laissons manquer de respect.

— Tu peux toujours compter sur tes quinze jours de salle de police, ajouta Mahuret.

— Ce n’est rien, et ça compte sur le congé, conclut philosophiquement Caragut qui s’était mis à démonter son fusil.


De tous côtés on ne voyait que des hommes frottant et astiquant, à grand renfort de brique anglaise sur les morceaux d’acier poli, cherchant à enlever les piqûres de rouille, laissées par la pluie aux exercices.

Sergents et caporaux sentant l’arrivée prochaine du capitaine, affinaient dans les chambrées, leur zèle se traduisant par un engueulement continuel.

— Dagneau ! votre paquetage n’est pas d’aplomb… les hommes de chambre, un coup de balai !… Pourquoi n’avez-vous pas arrosé !… Durieux, que fout ce paquet à côté de votre paquetage ? vous savez bien qu’il ne faut rien sur les planches en dehors de l’ordonnance,

— Qu’est-ce qui couche là ? reprenait la voix en fausset de Bouzillon, voilà un lit mal fait… Allons, retapez vos lits… Qu’ils soient carrés comme des billards !

— Poirier, clamait plus loin un autre, vous aurez deux jours de salle de police pour avoir pendu au clou des souliers qui ne sont pas cirés.

Et c’était un véritable chassé-croisé d’interpellations semblables d’un bout à l’autre de la chambrée.

— Fixe ! cria tout à coup une voix à l’entrée.

C’était le capitaine qui s’amenait.

— Repos ! fit-il en se dirigeant vers la chambre de détail, d’où il ne tarda pas à ressortir accompagné du sergent-major Chapron.

Le commandement de « Fixe ! » immobilisa de nouveau les hommes au pied de leurs lits qu’ils avaient regagnés à l’apparition du capitaine et la revue commença.


Elles sont toutes les mêmes, ces revues : mêmes minuties pour le placement des objets étalés, mêmes observations sur la disposition de toutes les parties du fourniment, sur leur plus ou moins de propreté, objections le plus souvent sans raisons bien déterminées, n’ayant pas lieu d’être adressées plutôt à l’un qu’à l’autre, mais que le gradé se croit forcé de faire pour faire voir qu’il fait son métier consciencieusement, et entretenir la crainte chez les subalternes.

Chapron accompagnant toujours le capitaine, ils arrivèrent devant le lit de Caragut, s’y arrêtèrent. Clignant de l’œil, en contractant tout un côté de sa figure, Chapron articula :

— Capitaine ! voici un élève-caporal qui, à une observation du caporal Balan, a répondu : portez donc tout ce que vous voudrez.

— Et pourquoi avez-vous répondu cela ? gronda Paillard, toisant le délinquant d’un coup d’œil sévère.

— Capitaine, parce qu’il est toujours après moi, m’en voulant depuis que je lui ai refusé de lui servir de domestique. Il me……

— Taisez-vous ! vous n’avez pas à juger si votre caporal vous en veut ou non, fit Paillard d’une voix brève. Vous n’avez à entrer dans aucune de ces considérations, ni à murmurer. Lorsqu’on vous commande, vous devez obéir. Tâchez de le savoir une autre fois.

Et passant à un autre, il continua son inspection.

Un moment après elle était terminée et l’ordre fut donné de remonter les fusils.

— Mince ! ce qu’il t’a parlé sec, le capiston, fit Mahuret, j’aurais pas voulu être à ta place. C’est quinze jours, va.

— Pourvu qu’il ne te porte pas de la prison, dit Brossier.

— Sans compter qu’il n’avait pas l’air commode, renchérit un troisième.

— Vous savez, Caragut, dit le fourrier, en passant, sortant de la chambre de détail, vous avez quinze jours de salle de police du capitaine ; mais le colonel n’a pas encore vu le motif. Priez le bon Dieu que ça n’aille pas plus loin !


VI


Depuis une semaine, Caragut couchait à nouveau à la salle de police, c’était la cinquième ou sixième punition au moins, qui l’y conduisait depuis ses premiers quinze jours, le temps s’écoulait lentement à son gré, mais marchant quand même, l’hiver était passé, les beaux jours apportaient une note plus gaie.

Un soir, en entrant, avec une demi-douzaine de camarades, ils trouvèrent installés, quatre artilleurs qui faisaient, à eux seuls, plus de tapage que cinquante.

Une batterie d’artillerie avait été détachée à Pontanezen, et la caserne de l’infanterie de marine qui l’abritait lui fournissait aussi l’hospitalité de la salle de police et de la prison.

Les salles de discipline, comme on les nomme, se trouvaient à l’extrémité du champ de manœuvre qui enserre les casernements ; c’étaient de petites constructions, basses, couvertes de tuiles rouges, n’ayant, en guise de fenêtres, que de simples meurtrières grillées ; les portes massives étaient hérissées de clous à énorme tête, de lourds verrous les fermaient au dehors.

À l’intérieur c’étaient de petites salles dont le fond était occupé par les planches du lit de camp ; des poutres entrecroisées soutenaient le toit.

Le soleil ayant dardé toute la journée sur ces tuiles dont la teinte sombre absorbait les rayons, et l’air chargé d’émanations empestées, grâce à la présence, en un coin, du baquet à immondices, circulant difficilement à travers les étroites ouvertures, une chaleur malsaine vous saisissait à la gorge dès l’entrée.

Par contre, l’hiver, la température était glaciale, et nombre de ceux que l’on envoyait coucher le soir d’une marche y contractaient des pleurésies ou des fluxions de poitrine qui les couchaient dans la fosse, alors que la vie s’ouvrait à peine devant eux, large et souriante.

— Bon Dieu ! ce que ça trouillote, ici, fit en entrant un des camarades de Caragut.

— Fallait le dire, répondit un des artilleurs, on aurait parfumé les appartements de monsieur à l’opoponax. Marchadier, ajouta-t-il, en s’adressant à un de ses camarades, ôte tes bottes, tu les lui feras respirer en guise de sels.

— Tais donc ta gueule, eh ! empoté ! fit un des arrivants, c’est parce que t’as ôté les tiennes que ça foisonne ici.

— Faites donc pas tant de pet : vous allez nous attirer l’adjudant par ici, reprit un autre. Laisse-moi voir plutôt si j’ai toujours mon tabac, nous en grillerons une. Ote-toi, l’artilleur, que je grimpe à mon armoire.

Et ayant fait déranger un des artilleurs, il grimpa par une poutre jusqu’au toit, où, ayant enlevé une tuile, il tira un paquet de tabac, un cahier de papier et des allumettes.

— Tu comprends, fit-il, dans la journée j’ai vu les portes ouvertes et suis venu cacher ma petite provision. Qui en veut ?

Et le tabac ayant passé de main en main, chacun roulant sa cigarette, on fit connaissance avec les artilleurs.

Parmi eux se trouvait une grande frappe qui paraissait en être le boute en train et le chef accepté.

Il avait un bagout à démonter une portière ou un leader politique. C’était lui qui avait riposté à l’exclamation des arrivants.

La glace une fois rompue, le porte-parole des artilleurs raconta qu’on les avait fourrés à la salle de police parce qu’un de leurs brigadiers ayant perdu son « bancal », il ne pouvait remettre la main dessus.

— Le brigadier, continua-t-il, affirme que le bancal ayant disparu de la chambrée, il n’y a que nous qui puissions l’avoir caché.

On veut nous faire dire où nous l’avons mis, nous n’en savons rien. S’il l’a perdu, qu’il le cherche ! Bien sûr que je ne l’ai pas dans ma poche, son bancal.

Si nous l’avions caché, nous ne serions pas assez bêtes pour l’aller dire.

Le capitaine n’ayant pu rien tirer de personne, nous a fait mettre tous les quatre à la salle de police comme étant les plus soupçonnés, jurant qu’il nous y tiendrait tant que l’on n’aurait pas retrouvé le sabre du brigadier.

C’est égal, continua-t-il goguenard, c’est vraiment pas chouette, tout de même, c’est pas des coups à faire ! Dis donc, Coursol, si c’est toi qui l’as, le sabre au brigadier, tu devrais le dire, au moins.

— Il est dans le « siau », son sabre, il trempe.

— Moi, tu comprends, reprit le narrateur que ses camarades désignaient sous le nom de l’Araignée, je m’en fous. Dans onze jours, je me trotte ; mon copain, l’Arête est libérable dans quinze ; notre temps fini ils seront bien forcés de nous renvoyer. Les deux autres copains, s’ils sont ici, c’est plutôt à cause de nous, qu’il n’y a de charges contre eux : une fois que nous serons dehors, ils ne pourront pas les garder jusqu’à perpète. Ils ont beau faire, macach pour savoir qui a fait le coup, je n’en sais rien et ne veux pas le savoir. Mince de gueule qu’il fait le brigadier !

Les marsouins s’égayèrent du récit. La conversation s’étant engagée, chacun raconta quelque histoire de régiment. Histoires que chacun a entendu raconter, mais que personne n’a vues.

Un artilleur connaissait un adjudant qui avait frappé un soldat sur les rangs : l’homme ayant foncé sur l’adjudant, baïonnette en avant, celui-ci tremblant de peur avait pris sa course à travers le quartier. Le colonel — c’était un jour de revue — ayant vu l’agression, ordonnait de laisser le champ libre aux deux hommes, et aurait engueulé le soldat d’avoir été assez maladroit pour laisser échapper l’adjudant.

Un autre avait « entendu raconter » que le capitaine de la 16e avait traité un de ses hommes d’idiot parce que, ayant tiré sur un sergent qui l’avait frappé, il l’avait manqué.

Caragut émit quelques doutes sur l’authenticité de ces histoires de troupier faisant observer qu’il doutait fort que des officiers encourageassent la révolte d’un subalterne. Ce serait contraire à tout ce qui se passe journellement dans l’armée, où, loin d’inculquer le respect de la dignité humaine, on n’a qu’un but, la plier au servilisme.

Chacun des narrateurs soutint la véracité de ce qu’il avait avancé. Tous avaient la conviction qu’ils seraient acquittés en conseil de guerre si, frappés par un chef, ils ripostaient immédiatement par un coup de fusil.

— Ils savent alors, fit Caragut parlant des gradés, à qui ils s’adressent, car j’ai vu plus d’une fois, bousculer des hommes, mais personne n’a riposté.

L’Araignée qui, une fois qu’il le tenait, cédait difficilement et pour peu de temps le crachoir, sortit de son sac toutes les vieilles histoires rebattues dans les veillées de la chambrée, qui ont le don d’égayer le soldat à chaque nouvelle réédition.

Seulement tout a une fin, la soirée était déjà très avancée lorsque certains ronflements vinrent apprendre au narrateur qu’il serait bientôt seul à s’écouter. Il ferma les écluses de son éloquence et ne tarda pas à s’endormir à son tour.


On ronflait en chœur, lorsque, vers minuit, une clé grinça dans la serrure, la porte s’ouvrit, livrant passage au caporal de consigne et à l’adjudant de semaine auquel il était venu l’idée d’embêter les hommes punis en les réveillant au milieu de la nuit.

Au cri de « Fixe ! » poussé par le caporal de consigne, les marsouins se mirent debout, au pied du lit de camp. Seuls, les quatre artilleurs, qui étaient à une des extrémités de la planche, continuèrent de ronfler, ou tout au moins, d’en faire semblant.

— Et ces hommes ? gronda l’adjudant, vexé du peu d’empressement qu’ils mettaient à lui rendre les honneurs, qui sont-ils ? Pourquoi ne se lèvent-ils pas ?

— Mon lieutenant, fit le caporal, ils ne sont pas de chez nous ; ce sont des artilleurs.

— Qu’est-ce que ça me fout, qu’ils ne soient pas de chez nous, gueula Verduret, — c’était le nom de l’adjudant — ils sont chez nous, n’est-ce pas ? Je veux qu’ils se lèvent. Et il alla les secouer.

Nos quatre lascars, après s’être bien fait tirer l’oreille, finirent par se mettre sur leur séant, regardant sans bouger, mais de l’air le plus innocent qu’ils purent prendre, l’adjudant qui les regardait d’un air courroucé.

— Allez-vous vous lever ? hurla celui-ci.

— Oui, mon lieutenant, répondirent en chœur les quatre rossards… sans faire le moindre mouvement qui laissât supposer qu’ils eussent l’intention de donner suite à cette promesse.

— Hé bien ?… quand vous voudrez… Je vous attends, tonna Verduret… C’est-il pour aujourd’hui ?… Voulez-vous vous lever, tonnerre de Dieu ! accentua-t-il, frappant du pied.

— Oui, mon lieutenant, reprirent-ils non moins en chœur que la première fois, mais sans bouger davantage.

— Je suis adjudant, sous-officier, beugla le galonné qui, voyant qu’on se moquait de lui, était vert de rage. Quand j’entre à la salle de police, vous devez vous mettre debout. Oui ou non, allez-vous m’obéir… Allez-vous vous lever ?

— Oui, mon lieutenant, reprirent, d’une seule voix, les quatre types tout aussi imperturbables.

— Ha ! ha ! vous ne voulez pas vous lever, glapit la vieille brisque… vous ne voulez pas obéir, vous mettre debout quand je vous l’ordonne ! nous allons voir si ça se passera comme cela… si vous vous foutrez impunément de ma figure… Caporal, allez me chercher des hommes de garde…

— Ho ! et puis après tout, intervint l’Araignée, nous ne sommes pas de chez vous ; nous ne vous devons rien……

Seulement comme il eût été imprudent de pousser les choses trop loin, les artilleurs finirent par se lever et se tenir debout, devant le lit de camp.

— …. Vous n’êtes pas de chez nous ! bégaya Verduret….. vous n’êtes pas de chez nous ! eh bien alors — et il se tourna vers le caporal — vous allez leur enlever les paillasses et les couvertures, et emmener vos hommes dans la prison des sous-officiers, où il n’y a personne, et, — désignant les artilleurs — vous laisserez ceux-ci sur la planche. Puisqu’ils ne sont pas de chez nous, nous ne devons pas leur fournir de literie. Voilà ce qu’ils y gagneront.

Les marsouins qui rigolaient intérieurement, se mordant les lèvres pour ne pas éclater, opérèrent le déménagement commandé et s’installèrent dans la cellule voisine, non sans faire la grimace, car la pièce encore plus étroite, à l’aération tout à fait insuffisante était une véritable fournaise où ils étouffèrent toute la nuit.

Verduret, tout en continuant de grogner, avait veillé à l’exécution de ses ordres ; quand ce fut fini, il rentra furieux oubliant de terminer sa ronde.

Mais, avec ses taquineries continuelles, il s’était attiré l’animadversion de la plupart des artilleurs ; ayant appris que certains de ceux-ci s’étaient promis de lui casser les reins, tant que le détachement resta à Pontanezen il n’osa plus sortir, la nuit, dans la cour du quartier, qu’armé d’une trique et de son revolver.

On dut renvoyer l’Araignée et son copain à l’expiration de leur temps de service et, n’ayant pu tirer aucun aveu des autres ils furent réintégrés à la chambrée ainsi que l’avait prévu le blagueur.

La latte du brigadier fut retrouvée six semaines après, enfouie, dans un grenier, sous des bottes de foin, lorsque la batterie opéra son déménagement.


À quelque temps de là, un dimanche, Caragut avait pris la garde à la police du quartier, Bracquel était chef de poste, mais il ne songeait pas à embêter ses hommes, Bouzillon et Loiseau étant tombés la veille sur une bonne tête du nom de Gaspard qui avait touché un mandat de trente francs. La petite comédie habituelle ayant été jouée avait réussi pleinement.

Bouzillon était de semaine ; il avait averti Loiseau qui, à l’exercice, sous prétexte de mauvaise volonté de la part de Gaspard dans l’exécution des mouvements, l’avait menacé de quatre jours de salle de police, faisant semblant de l’inscrire sur son rang de taille[2].

Gaspard qui s’était promis une fameuse fête avec son argent, n’eut rien de plus pressé, l’exercice fini, que de courir à la chambre de Loiseau pour le supplier de ne pas lui porter la punition annoncée.

Bouzillon présent, plaida pour le malheureux Gaspard, mais Loiseau demeurait inflexible, faisant ressortir des considérations de discipline. Enfin Gaspard avait risqué d’abord une invitation à prendre un verre, puis à dîner pour le lendemain.

La petite fête allait son train chez un débitant dont le cabaret s’élevait de l’autre côté de la route, juste en face la caserne. Et mons Bracquel, ayant vu ses deux collègues sortir du quartier, avec leur pigeon, s’était arrangé de façon à se faire inviter aussi. Guignant si quelque officier ne se montrait pas à l’horizon, et ne voyant rien de suspect, il était allé rejoindre les autres, chargeant un des hommes de garde de lui faire signe, au moindre danger.

Mais comme il eût été dangereux de prolonger l’escapade, il avait dû renoncer à s’attabler, se contentant de boire l’absinthe avec eux, puis de pêcher dans les plats, pour aller manger au poste, revenant à la charge, lorsque les provisions étaient épuisées, en écourtant ses visites intéressées à ses copains, n’oubliant pas, surtout, la boisson.

Mais quoiqu’il laissât les hommes de garde relativement tranquilles, Bracquel ne pouvait s’empêcher de tourmenter quelqu’un : entre ses visites chez le marchand de vin, il se tenait à la porte du quartier, et, lorsqu’il voyait sortir le porteur d’une physionomie divertissante, son plus grand plaisir était de lui faire faire demi-tour en lui commandant d’aller se mettre en tenue.

La victime de la mystification se regardait piteusement des pieds à la tête, vérifiant si sa cravate avait les deux tours réglementaires, s’assurant que sa capote était boutonnée du côté que comportait la quinzaine, jetant un coup d’œil à ses guêtres et à ses godillots pour voir si aucune tache de boue n’altérait le brillant du cirage, retapant les plis que doit former la capote par derrière ; et, enfin, n’ayant rien trouvé qui clochât, revenait vers la porte, raide comme un piquet, faisant à Bracquel un grand salut mécanique, dans toutes les règles de l’art.

— Demi-tour ! ordonnait Bracquel, comme s’il allait les dévorer, leur ôtant ainsi l’envie de demander une explication, au cas fort peu probable où ils auraient eu cette idée.

Et les hommes du poste qui avaient hérité de deux litres de vin soutirés à Gaspard et tout disposés à trouver les plus spirituelles du monde, les farces de Bracquel, ricanaient bêtement en voyant le martyr s’en retourner déconfit, les larmes aux yeux parfois, s’informer auprès des camarades de ce qui pouvait manquer à sa tenue.

Pour varier ses plaisirs, Bracquel faisait sonner aux consignés, les forçant de se rendre au poste pour répondre à l’appel.

À l’heure du peloton de punition, en argot militaire : peloton de chasse, il torturait les malheureux que lui soumettait le règlement militaire.

Leur faisant faire face au mur réverbérant les rayons du soleil, déjà brûlant, il ordonnait le maniement d’armes, en décomposant et maintenant ses victimes sur un mouvement, de manière à leur briser les articulations, avant de les faire passer au mouvement suivant.

Impossible à celui qui n’a pas passé au régiment de se figurer jusqu’à quel degré de souffrance physique peut amener ses hommes le butor qui préside à ces séances de torture.

C’est un sergent spécialement connu pour ses aptitudes de tortionnaire qui est désigné pour commander le peloton de chasse. Le plus souvent, c’était un de ces vieux abrutis ayant quatorze ou quinze ans de grade, portant sur sa manche autant de brisques qu’il avait de rengagements, vrais certificats d’abrutissement qui ont disparu aujourd’hui des régiments, mais dont il restait encore des échantillons à cette époque. Quand ils s’étaient bien distingués dans cet emploi, on les nommait adjudants, ce qui était le bâton de maréchal pour ces brutes alcooliques, absolument inaptes à toute besogne utile et intelligente.

Usant et abusant de l’autorité qui leur était conférée par un méchant galon argenté, sachant pousser, jusqu’à l’extrême limite, la fatigue des hommes placés sous leur coulpe, quelques-uns de ces Torquemada étaient renommés dans les régiments pour leur férocité ; leur souvenir se transmettait de classe en classe, dans les légendes du régiment.

Le 2e régiment d’infanterie de marine possédait deux de ces vieux brisquards fonctionnant à Brest, mais le bataillon de Pontanezen, simple détachement, était privé de ce bonheur. C’étaient les sergents de garde à la police qui présidaient au peloton.

Bracquel aurait été digne de remplir ces fonctions spéciales ; il avait l’intuition de la science du tourmenteur, et connaissait le maximum de douleur physique et morale qu’il pouvait infliger à ses victimes.

Manier un fusil n’est rien ; mais le garder plusieurs minutes sans bouger, les bras fléchis et éloignés du corps, surtout quand, par excès d’amabilités, l’agréable tortionnaire a eu soin de vous faire mettre baïonnette au canon, cela devient une douleur atroce.

Petit à petit, les bras se détendent, le canon du fusil s’abaisse, inclinant à droite ou à gauche, la main crispée imprime à l’arme de plus en plus lourde, des oscillations qui la font vaciller pendant que le cerveau travaille : on se demande parfois si on ne ferait pas mieux d’envoyer l’arme au travers du corps du tourmenteur qui vous engueule et vous secoue brutalement parce que votre fusil n’est plus à la position réglementaire, fait rectifier le port de l’arme pour prolonger la durée du mouvement et ne se décide à commander le suivant que lorsque les armes vacillent sur toute la ligne.

Et comme cela dure deux heures le dimanche, le poids de l’arme et la fatigue ont vite raison de la symétrie et de l’alignement. C’est alors qu’engueulades et menaces de punitions pleuvent dru comme grêle et qu’il n’est pas rare de revenir du peloton de punition avec deux ou quatre[3] jours de supplément, le bourreau étant toujours satisfait d’avoir pu « rallonger la ficelle », pour parler son langage.

C’est là que commence à se former la réputation de « mauvaise tête » qu’acquiert en peu de temps celui qui regimbe sous la torture. Malheur à lui, s’il devient la bête noire de la gent galonnée, une punition entraînant l’autre, et la règle étant, pour les haut gradés, d’augmenter toujours celui qui est « puni » trop souvent, les compagnies de discipline ne tardent pas à compter un hôte de plus.

Bracquel s’en donnait à cœur joie, heureux d’utiliser ses instincts de tortionnaire. Aussi voulant pimenter un peu son ragoût, il ordonna l’escrime à la baïonnette.

Dans cet exercice, en plus du poids de l’arme ; qui vous brise les bras, il faut écarter les jambes, fléchir sur les jarrets, les cuisses presque horizontales, et manœuvrer dans cette posture incommode. C’est le comble de l’art. Au bout de cinq minutes on a les reins, les bras et les jambes cassés ; après dix minutes c’est intolérable.

Bracquel se délectait en voyant les yeux injectés de ses victimes, guettant anxieusement sur sa physionomie, un geste faisant prévoir le commandement qui, en les changeant de mouvement, les délasserait momentanément.

Quelques physionomies reflétaient la colère, mais Bracquel se sentant protégé par la sacro-sainte discipline, n’en avait que plus de joie à sentir palpiter, sous sa rude étreinte, ces volontés annihilées par le pouvoir du préjugé. Il jubilait de sentir sourdre ces haines impuissantes à se faire jour, de faire peser son autorité — qu’il croyait être une supériorité — en prolongeant l’angoisse des récalcitrants.

Pourtant, quelles que fussent ses jouissances, l’heure de faire rompre étant sonnée, il dut se résoudre à rendre ses victimes à la liberté, liberté toute relative, puisqu’on allait rentrer « à la boîte », mais du moins on échappait à la torture.

Entre temps Bracquel avait trouvé le moyen de « rallonger la ficelle » à quelques-uns.


Caragut qui avait pris la faction devant la porte du quartier, faisait les cent pas, ayant pour toute distraction de regarder les passants qui sont rares sur cette partie de la route, de voir les soldats rentrant manger leur soupe, lorsque son attention fut attirée, au loin, par les silhouettes de deux troupiers revenant du côté de Brest. Ils se donnaient le bras et paraissaient sérieusement éméchés, car, tout au plus, si la route était assez large pour les zig-zag qu’ils décrivaient en se remorquant l’un l’autre, ne tenant sur leurs jambes que par un miracle d’équilibre.

Quand ils se rapprochèrent, Caragut n’eut pas de peine à les reconnaître. C’étaient deux Vendéens de sa compagnie et de sa classe.

L’un, nommé Quervan, était un petit brun, trapu et barbu, toujours sombre, comprenant à peine le français, il ne disait jamais rien, obéissant sans répliquer à tout ce qu’il plaisait aux galonnés de lui commander.

Depuis six mois qu’il était au régiment, il venait, pour la première fois, de recevoir de sa famille, un mandat de dix francs. Il l’avait touché la veille et s’était empressé de descendre à Brest avec un pays pour voir d’autres camarades de chez eux.

Les dix francs avaient dû passer en eau-de-vie. Le camarade de Quervan qui paraissait moins saoul ne l’avait évidemment pas ramené sans culbutes, car tous deux étaient couverts de boue.

La tenue était loin d’être à l’ordonnance : l’un avait dans la main les débris de son pompon, la visière de son schako lui pendant dans le dos ; l’autre avait le sien sous son bras avec une de ses épaulettes dedans.

— Hé bien ! mes cochons, se dit Caragut, vous en avez pris une sacrée pistache. Mince alors ! ça pourra compter pour une.

Mais, tout à coup, dans la maison, à quelques mètres plus bas que la caserne, où logeait l’adjudant-major Raillard, il vit ce dernier suivre des yeux, par la fenêtre, nos deux poivrots, puis, disparaître subitement.

— Pourvu que cette sale carne ne coure pas après eux, pensa Caragut, et, au moment où les deux ivrognes passèrent devant lui : dépêchez-vous de rentrer, Raillard vous a vus et ça ne m’étonnerait pas qu’il vous fît la chasse.

Mais Bracquel, à la porte du poste, n’eut rien de plus pressé que d’engueuler les deux malheureux, les faisant rester en place, menaçant de les mettre à la boîte.

— Sergent, faites-moi arrêter ces hommes et les conduire à la salle de police, cria Raillard, qui arrivait époumoné à force d’avoir couru.

Et, s’approchant des deux pauvres diables médusés par son apparition : Vous n’avez pas honte, sales troupiers que vous êtes, de vous mettre dans un état pareil ! c’est indigne ! vous déshonorez l’uniforme ! vous ne méritez pas d’être soldats !

— Capitaine, hoqueta Quervan, capitaine, nous…. nous n’avons…. vous rien rien fait…. Nous avons été nous promener…. Nous rentrons maintenant.

— Je le vois bien que vous rentrez ; mais dans quelle tenue ? Vous ! qu’avez-vous fait de votre pompon ? Et vous ! est-ce la place de votre épaulette dans votre schako ? Vous êtes saouls comme deux cochons. Vous allez coucher à la salle de police. Demain vous aurez de mes nouvelles, saligauds que vous êtes !

— Mon…. mon… cap… capitaine, continua Quervan dans son jargon mi-français, mi-breton, nous…. nous n’avons pas bu ; nous n’avons pas… pas mérité de coucher à la boîte.

— Voulez-vous vous taire, nom de Dieu !

— Ça, capitaine, j’ suis pas saoul, j’… j’irai pas à la salle de police, j’… j’suis pas saoul.

— Sergent, vociféra Raillard, saisissant brutalement Quervan et le secouant, quatre hommes de garde pour conduire ces hommes à la boîte !

— Vous allez me lâcher, hein ! fit Quervan qui, surexcité par l’eau-de-vie, ne se rendant plus compte de ce qu’il disait, ni de ce qu’il faisait, se mit à donner des secousses pour se faire lâcher.

— Sergent ! réitéra Raillard, voulez-vous me faire empoigner ces hommes et vivement, tonnerre de Dieu !

— Ah ! mais, dis donc, espèce de chien de quartier, hurla à son tour Quervan, ayant tout à fait perdu la tête, tu ne veux pas me lâcher ? Tiens ! v’là pour toi.

Et, avant que Bracquel qui, faisant du zèle, gueulait après les hommes de garde, leur ordonnant de mettre baïonnette au canon, fût intervenu, d’une brusque secousse il fit lâcher prise à Raillard, et lui allongea un coup de poing qui n’atteignit que le képi, l’envoyant rouler à terre.

Bracquel, les hommes de garde, se précipitèrent sur Quervan, l’empoignèrent à bras le corps, mais celui-ci se débattait, hurlant, envoyant à droite, à gauche, des coups de pied et des coups de poing qui, la plupart, n’atteignaient que le vide, mais caractérisaient sa rébellion. Il finit par tomber, entraînant avec lui les hommes qui le tenaient.

Il ne fallut pas moins de six hommes pour empoigner Quervan et l’emmener à la prison où, sur les ordres de Raillard, il fut complètement déshabillé et étendu sur les dalles, préalablement arrosées de deux seaux d’eau.

Son camarade, atterré, anéanti, avait assisté à toute cette scène sans oser faire un mouvement, ni dire un mot. Il fut conduit à la salle de police, sur les ordres de Raillard.

— Vous ferez votre rapport, disait l’adjudant-major, en revenant des salles de discipline, où il était allé assister à la mise en cage de ses deux victimes, vous m’entendez, et vous n’oublierez rien. Et vous aussi, Loiry, ajouta-t-il, en se tournant vers ce dernier qui étant de garde et caporal de consigne, avait quelque peu étrenné dans la bagarre. Vous avez, je l’ai vu, reçu un coup de poing, lorsqu’il s’est relevé, vous le noterez.

— Je vous demande pardon, mon capitaine, je n’ai rien reçu ; je me suis tenu tout le temps à l’écart.

— Vous n’avez rien reçu ! bégaya Raillard furieux, vous n’avez rien reçu ! osez donc le répéter ! je l’ai vu et entendu, ce coup de poing ! vous ferez votre rapport, ou c’est moi qui vous porterai un motif de prison.

Loiry avait un peu pâli ; à la menace de Raillard il sembla hésiter, mais reprenant son aplomb, il articula nettement :

— Mon capitaine, je ne puis pourtant pas accuser un homme de ce qui n’est pas. Je vous jure que je n’ai pas senti de coup de poing. Il s’est débattu, c’est vrai, je me suis borné à le maintenir, en restant hors de portée. Je n’ai rien senti.

Raillard, suffoqué par l’indignation les lèvres tremblantes de colère, allait éclater ; mais, réfléchissant sans doute que les charges contre sa victime étaient suffisantes, il tourna les talons, se contentant de grommeler :

— C’est bon, c’est bon, vous réfléchirez d’ici demain. Tâchez d’être en règle !

Caragut, à l’écart, assistait à ce drame qui venait de se dérouler en un clin d’œil et allait peut-être coûter une vie d’homme.

Et lorsque relevé de faction, il entra au corps de garde, on causait encore de l’incident. On se rappelait la taciturnité de ce pauvre diable, son obéissance passive jusque-là : dire qu’un verre d’eau-de-vie de trop allait l’envoyer aux compagnies de discipline ou au peloton d’exécution : il y avait voies de fait envers un supérieur.

— Ce que ça va porter un coup à ses parents, fit un de ses pays, quand ils l’apprendront ! je suis sûr que, dans l’espoir de lui procurer quelque douceur, ils ont dû beaucoup se priver pour lui envoyer les quelques sous qu’il a touchés hier ; ils ne sont pas riches, et lorsqu’ils sauront ce qu’il lui en coûte, sa pauvre mère est capable de devenir folle.

— Dire que la semaine passée ajouta un autre, j’ai écrit pour lui à ses parents. Il ne savait pas lire et avait chargé, il y a quelque temps, cette rosse de Lorget de faire une lettre pour ses parents, l’imbécile l’avait remplie de cochonneries. Les parents ne sachant pas lire non plus étaient allés chez le curé faire lire la lettre, ce dernier scandalisé, a écrit au colonel et Lorget a attrapé huit jours de clou.

Quervan me faisait répondre pour expliquer qu’il ignorait ce que contenait la lettre précédente, et envoyait un tas de recommandations à sa promise, lui demandant de l’attendre, qu’il l’aimait bien et pensait toujours à elle ; qu’il se marierait sitôt qu’il serait retourné au pays.

Je crois même que ce qui le rendait si triste, c’était de se sentir ainsi éloigné d’elle. Pauvre diable, il n’est pas près de la revoir.

— Et tout ça, dit Caragut, c’est dû à cette vieille vache de Raillard, c’est lui qui l’a surexcité, c’est son intervention qui a amené l’explosion. Je crois que Bracquel, malgré sa rosserie, les aurait laissés aller tout de même. Il est bien tourné ce soir. Mais Raillard, je l’ai vu les guetter de sa fenêtre, il est descendu exprès pour les faire emballer.

— Il est de fait, que ce Raillard est un sale coco ; je me rappelle encore que lors de cette marche au bord de la mer, je boitais en marchant et qu’il me dit que je ne valais pas son chien ! Si jamais on venait à faire campagne ensemble !

Et alors ce fut le déballage de toutes les vieilles rancœurs dont on se soulageait en les redisant.

On se rappelait le travail excessif dont le commandant et Raillard, son bras droit, avaient surchargé le bataillon, les exercices en plein hiver, l’escrime à la baïonnette sous la neige, le maniement d’armes sous la pluie, les marches rendues meurtrières par leur prolongation insolite, les mille et un ennuis qu’un officier peut susciter à ses hommes dans l’interprétation des ordres et des règlements.

Loin de la férule des chefs, les esclaves se consolaient de leur pusillanimité en se remémorant leurs fatigues, leurs douleurs, les actes d’injustice dont ils avaient été victimes ou qu’ils avaient vu commettre. Ils se vengeaient en récriminant contre leurs tyrans, sauf à trembler en leur présence.

Bracquel s’était retiré dans sa chambre de chef de poste avec ses deux caporaux de garde ; il finissait de se cuiter en vidant un litre d’eau-de-vie qu’il avait rapporté de sa dernière excursion chez le marchand de vins d’en face.

Dans le poste, on avait soif aussi ; un des hommes qui avait reçu de l’argent dans la semaine proposa de se cotiser pour acheter un litre d’eau-de-vie, si quelqu’un se risquait à l’aller chercher pendant que Bracquel était enfermé.

Chacun mit ce dont il pouvait disposer, l’auteur de la proposition compléta la somme, et un de ceux qui n’avaient rien donné s’offrit à faire la commission : cinq minutes après on sifflait l’eau-de-vie d’un trait, sur le pouce.

On ne pensait déjà plus au malheureux qui cuvait son vin à la salle de police, mais qu’attendait un réveil douloureux.


À une heure du matin, lorsque Caragut rentra de sa deuxième faction, qu’il avait montée dans la cour, près des salles de discipline, non loin du logement de l’adjudant Verduret, il trouva Bracquel sur le pas de la porte qui lui demanda si Verduret était bien entré chez lui, s’il était couché, ou s’il ne l’avait pas vu se promener dans le quartier ?

Pour en être plus sûr, il appela un homme de garde qui alla s’assurer qu’il n’y avait plus de lumière chez l’adjudant.

Caragut entra au poste. Tous les hommes étaient debout en train de rigoler. On était retourné chercher à boire, une bouteille encore pleine d’eau-de-vie, une autre complètement vide, attestaient que l’on ne s’ennuyait pas.

On s’empressa d’offrir à boire à Caragut et de lui apprendre que Bracquel avait raccroché, la voyant passer sur la route, une de ces pierreuses que la misère et l’avachissement conduisent à la dernière des prostitutions, et en arrivent, aux environs des casernes, à se donner pour quelques sous, parfois pour un bon de tabac, ou la moitié d’une boule de son !

Quelques-uns prétendaient la connaître, affirmant l’avoir vue avec un sous-lieutenant de la 23e tout jeune mais n’ayant plus de cheveux sur la tête, par suite de l’abus de « sirop de baromètre », notoirement rongé par la syphilis.

Mais cela n’intimidait personne. Mince ! ce que l’on allait rigoler ! et avec une femme d’officier encore ! Pourvu que Bracquel réussît à la faire entrer ! et l’on se moqua de Caragut leur faisant observer que cette bonne fortune pourrait bien leur amener en surplus un billet d’hôpital.

— Qu’est-ce que ça fout, lui fut-il répliqué, on tire sa flemme pendant ce temps, et ça compte sur le congé.

L’homme envoyé par Bracquel n’ayant rien vu de suspect chez Verduret, Bracquel ouvrit la porte qui donnait sur la route et siffla doucement. Il rentra bientôt avec une guenon, sale, aux joues violettes, aux yeux chassieux, la figure couturée de marques de petite vérole, mal peignée, les jupes pleines de boue.

Le poste l’entoura aussitôt et les propos orduriers commencèrent à pleuvoir.

La femme déjà ivre, ne se sentait, malgré cela, pas très à l’aise au milieu de cette bande en délire ; elle se serrait auprès de Bracquel qui, plus saoul que les autres, fourrageait déjà son corsage, arrachant les boutons.

Quelques-uns proposèrent qu’elle se déshabillât complètement et dansât le cancan dans le poste.

— Oui, c’est cela, en « tenue d’asticot », appuyèrent les autres.

Bracquel cherchait à l’entraîner vers le lit de camp.

Mais la femme prenant de plus en plus peur au milieu de tous ces mâles en rut, refusait de se laisser approcher, demandant à s’en aller.

Bracquel imposa silence, et, tout en continuant de fourrager ses jupes, cherchait à la rassurer, la faisant taire, l’empêchant de crier.

Quelques-uns lui firent voir de l’argent, promettant d’être généreux, mais à condition qu’elle fût gentille pour tous, et se prêtât à leurs fantaisies.

Bracquel prit la bouteille d’eau-de-vie, lui en versa la moitié d’un quart, et lui donna à boire ; les hommes de garde finirent de sécher le reste.

De plus en plus surexcités, ils se pressaient autour d’elle, voulant la tripoter à leur tour.

Elle commençait à s’apprivoiser, faisant ses conditions, demandant à être payée d’avance, voulant savoir ce qu’on lui donnerait.

Avisant du pain sur un sac, elle fit signe qu’on lui donnât et se mit à le manger, voyant cela on lui offrit des restes de saucisson et de fromage, qu’elle eut vite fait d’engloutir.

Mais Bracquel, malgré son ivresse, craignant d’être surpris par une ronde inopinée de Verduret, s’avisa d’emmener la femme sous un hangar où, pensait-il, ils seraient plus tranquilles. Il ordonna aux autres de rester au poste et de faire le guet, promettant qu’ils auraient leur tour, et partit avec la femme, suivi de ses deux caporaux.

Lorsqu’ils furent satisfaits, ils y envoyèrent ceux qui avaient fait le guet, chacun eut son tour ; on poussa la fraternité jusqu’à remplacer les factionnaires pour qu’ils eussent leur part de jouissances.

Pendant deux heures, il y eut un incessant mouvement de navette du poste au hangar.

Au matin, quand le jour parut, la femme ne pouvait plus se tenir, Bracquel la fit jeter dehors, la dévalisant de l’argent qu’on lui avait donné, et de tout ce qu’elle avait dans ses poches.

Les troupiers jubilaient de béatitude. Ils n’auraient pas donné leur nuit pour un empire. Jamais on n’avait tant rigolé.


La semaine d’après, huit hommes sur quatorze qui composaient le poste durent se rendre à la visite et furent reconnus assez sérieusement atteints pour être envoyés à l’hôpital.


VII


— S’il pleut, théorie dans les chambres, avait dit le rapport. Et comme l’eau tombait à torrents depuis le matin, les compagnies restaient enfermées dans leurs chambres respectives, écoutant les leçons orales de leurs supérieurs sur les devoirs des soldats respectueux de la discipline.

La 28e avait été divisée en quatre classes : sergents et caporaux devaient expliquer aux hommes, les marques extérieures de respect, dues aux chefs ; la façon dont il faut les saluer lorsqu’on les rencontre dans la rue, et quel genre de salut se doit à chaque grade lorsque le soldat est en armes ou de faction.

Les officiers, capitaine et lieutenant, ennuyés, fatigués de se promener d’une section à l’autre, bâillaient à se décrocher la mâchoire. Mais comme ils ne sortaient pas de la chambrée, la théorie fut, dès l’abord, des plus sérieuses. Dans la section où se trouvaient Caragut et Mahuret, c’était Bouzillon qui, avec les caporaux Balan et Luguet, inculquait aux soldats les principes de la politesse militaire envers les gradés,.

Bouzillon expliqua d’abord que tout inférieur doit le salut à ses supérieurs : Le salut, hors du service, dans les endroits publics, se fait en portant la main droite ouverte au képi, ou au schako, le coude écarté, à la hauteur de l’épaule, la paume de la main tournée en dehors…

— Qu’est-ce qui a une chique à me donner ? dit-il, sans transition, voyant les deux officiers passer dans l’autre chambre.

Aussitôt plusieurs mains se tendirent, présentant blagues ou paquets de tabac.

Bouzillon se servit un copieux pruneau et, voyant revenir les officiers, reprit la théorie :

— Voici comment se fait un salut, et, joignant la démonstration à la théorie, il fit un salut dans toutes les règles de la civilité puérile et militaire.

Ensuite, chaque homme dut défiler à son tour et imiter, dans sa pose plastique, le sergent instructeur.

Bouzillon passa ensuite à l’explication des différents saluts qui s’exécutent sous les armes : Lorsqu’on est de faction, on doit garder l’immobilité, l’arme au pied, devant tout officier qui passe sans arme, en petite tenue, mais on doit porter l’arme aux sous-lieutenants, lieutenants, capitaines, en grande tenue, et présenter l’arme aux officiers supérieurs.

— Hé ! dis donc, Bouzillon ! fit Bracquel survenant, — les officiers étaient sortis — viens-tu au claque ce soir, Loiseau a reçu de l’argent, il nous emmène.

— Je ne demande pas mieux, mais, alors, il faudra demander la permission du théâtre.

— Ce sera prêt ; le « double » s’en charge et les remettra au capitaine à la fin de la théorie. Je cours dire à Loiseau que tu es des nôtres, Chapron en est aussi, ce que l’on va rigoler !…

— Qu’est-ce que tu as à te gondoler, Yaumet ? demanda Bouzillon, s’adressant au pauvre diable que son crétinisme livrait, sans défense, aux plaisanteries des galonnés, lorsqu’ils étaient de bonne humeur ; tu voudrais bien y aller au claque ? Je suis sûr que tu y es toujours fourré, hein, cochon ?…

Qu’est-ce que tu y fais quand tu y vas ?… raconte-nous ça ? Comment t’y prends-tu ?

— Ho ! ho ! ricana Yaumet, sans trouver autre chose à répondre. Ho ! ho !…

— Yaumet ne va pas au bordel, j’en suis sûr, fit Balan, il le garde pour le ramener chez lui.

— Alors tu n’aurais pas fait zizi-panpan depuis que tu es au régiment ? Est-ce que tu as encore ton pucelage ? reprit Bouzillon au milieu des rires de l’auditoire qui commençait à trouver cela plus divertissant que les marques de respect.

Yaumet, lui, continuait à rire bêtement.

— Voyons ! réponds donc ! est-ce que tu avais une connaissance dans ton patelin ? Qu’est-ce que vous faisiez tous les deux, quand vous alliez vous promener dans les bois ?

— A cré ! fit quelqu’un, les officiers se montrant à l’une des portes.

— Un capitaine de vaisseau, pontifia Bouzillon, a cinq galons en or ; il est assimilé au grade de colonel ; un capitaine de frégate a bien cinq galons aussi, mais n’en a que trois en or, les deux autres sont en argent, il est assimilé au grade de lieutenant-colonel. Le lieutenant de vaisseau……

Les officiers s’éloignaient encore une fois.

— Yaumet, questionna Bouzillon, qu’est-ce que c’est qu’un factionnaire ?

— C’est une guérite, articula l’autre, sans sourciller.

— Ça, c’est très bien, approuva Bouzillon, pendant que l’on se tordait dans le cercle. Et à quoi reconnaît-on un aumônier ?

— À ses guêtres, répondit candidement Yaumet.

— De mieux en mieux, tu prendras bientôt le cul de ta grand’mère pour une tasse à café. Ce n’est pas de ta faute encore à toi, si les grenouilles n’ont pas de queue. Hein !…

Et tout le monde de se tordre aux naïvetés de Yaumet et aux « spirituelles » saillies de Bouzillon.

La promenade des officiers les ramenant vers le groupe, ce fut Luguet, Bouzillon étant fatigué, qui se mit à développer l’explication des diverses marques de respect, ainsi que les différents grades.

Les officiers qui s’embêtaient supérieurement prirent le parti d’aller rejoindre leurs collègues d’une autre compagnie. Ce fut alors une débandade des sous-gradés dans la chambrée.

Chacun des sergents et caporaux se portant au groupe où se trouvaient ses compagnons habituels, chacun se mit à bavarder et raconter des histoires, les inventant de toutes pièces au besoin, afin de conter plus fort que son voisin.

Toutefois, pour ne pas être surpris par le brusque retour des officiers, on chargea quelques hommes de veiller.

Loiseau et Bracquel étaient venus retrouver Bouzillon, et pendant quelque temps, on s’amusa des réponses de Yaumet et d’un autre imbécile nommé Drouet. Puis, insensiblement, Bouzillon fut amené à raconter ses prouesses de la veille, étant de patrouille.

Tous les dimanches, on organisait des patrouilles pour surveiller les bouis-bouis des environs. Commandé pour en diriger une, Bouzillon avait désigné des hommes qu’il présumait avoir de l’argent.

Après s’être montré avec eux dans cinq ou six endroits différents, ils étaient allés s’enfermer dans l’arrière-boutique d’un cabaret borgne, où ils avaient passé la fin de la soirée.

Ils avaient tant soit peu chiffonné la patronne de l’établissement qui, du reste, ne s’était pas montrée trop récalcitrante.

— Mon pauv’vieux ! J’ai pris une cuite, mais une de ces cuites ! que je ne me rappelle plus ce qui s’est passé ensuite. Comment suis-je sorti de là ? Comment suis-je entré à la caserne ? Je ne suis pas foutu de le dire. Heureusement ! ça je me le rappelle, c’était Palloy, un copain de la 17e qui était de garde ; sans cela, on aurait pu signaler une patrouille de poivrots !

Bracquel avait été commandé de patrouille également. Lui aussi, après avoir fait un semblant de service, il s’était rendu avec ses hommes, dans un de ces débits qui pullulent aux environs des casernes, dans toute ville de garnison : cabarets tenus par une veuve ou soi-disant telle, et dont le plus clair de la clientèle est fourni par la garnison. De nature peu sauvage, ces veuves, ont des amabilités pour le troupier, et leurs cabarets sont très achalandés.

Là on avait trouvé trois civils déjà saouls avec lesquels on s’était installé en commençant par fraterniser ; les civils avaient même régalé d’une tournée, mais la débitante étant venue s’asseoir au milieu d’eux, et un des civils l’ayant voulu lutiner, Bracquel saoul comme une bourrique, l’avait menacé de lui foutre la main sur la gueule. D’une parole à l’autre, on en était venu aux mains, Bracquel avait arrêté les civils, sous prétexte qu’ils l’avaient insulté lorsqu’il voulait les empêcher de faire du tapage, requis, qu’il en était, par la cabaretière.

— Mais les civils dirent que vous étiez en train de boire avec eux ? interrogea Bouzillon.

— Ça ne fait rien, la débitante a dit comme nous : elle n’a rien à me refuser, fit Bracquel, se rengorgeant.

Loiseau, à son tour, raconta qu’ayant fait en ville la connaissance d’une raccrocheuse, nommée Rosalie, il était allé chez elle passer la soirée avec une demi-douzaine d’autres sergents. Ayant de l’argent, ils avaient fait une noce à tout casser, bu toutes sortes de liqueurs, pris du punch. L’eau-de-vie allumée, on avait éteint les autres lumières et on s’était mis à danser, à poil, dans la chambre, les flammes livides du brûlot leur donnant des mines de diables !

La donzelle pas mal éméchée était tombée d’une attaque de nerfs, de la frayeur qu’ils lui faisaient éprouver.

Pendant que Rattier de la 23e, s’escrimait après elle, Loiseau, pour passer le temps, avait pissé dans les vases à fleurs qui ornaient la cheminée. Leboudy, de la 17e avait pris, dans un placard, une soupière et y avait déposé son petit présent qui, s’il était plus solide n’était pas moins odorant… au contraire !

Les autres, pour faire du bruit, défilaient à la queu-leu-leu, autour de la table, jouant qui, d’un trombone absent, qui d’un ophicléide non moins imaginaire, pendant qu’un autre frappait à tour de bras, avec une cuillère en bois, sur une casserole. Ce que l’on rigolait !…

Sur la femme toujours à moitié pâmée, Lardy avait succédé à Rattier ; celui-ci, à présent, faisait les poches de Rosalie, mettait la main sur son porte-monnaie où, en plus de l’argent qu’ils lui avaient donné, se trouvait une pièce de vingt francs dont ils s’emparèrent.

Après quoi, ils s’étaient tous rhabillés, Rosalie était revenue à elle, grâce à une cruche d’eau froide que Leboudy lui avait versée dessus, dans le lit. Puis on était allé finir la soirée dans les « maisons » de la rue des « Coups de Trique ».

Vrai ! la farce était si drôle qu’il en avait encore les larmes aux yeux en la racontant. Bouzillon, Bracquel, Balan, Luguet, s’en tenaient les côtes de cette aventure épatante ! Farceur de Loiseau, va ! il n’y avait que lui pour en trouver de pareilles !

— Pet ! pet ! Y a du pet ! fit l’un des guetteurs en survenant. V’là le capiston qui s’amène.

Loiseau et les autres sergents ou caporaux qui étaient venus entendre l’histoire, filèrent à leurs sections respectives, pendant que Bouzillon empoignant une théorie se mit à dire :

— « La discipline étant la force principale des armées, l’inférieur doit respect et obéissance à ses supérieurs »…

— C’est égal, murmura Caragut, à l’oreille de Mahuret, les écrivains qui font de l’armée, le réceptacle de toutes les vertus, auraient besoin de tirer cinq ans de service pour apprendre quelle école de saligauds elle est…

— Caragut ! voulez-vous vous taire, fit Balan, toujours zélé, voyant le capitaine s’approcher.

— Vous lui mettrez, dit ce dernier, deux jours de salle de police pour avoir parlé pendant la théorie.

Lorsque l’officier eut le dos tourné, Caragut s’approcha de Bouzillon et de Balan, et dit à voix basse, s’adressant à ce dernier : Caporal Balan, si vous me portez ces deux jours de salle de police, je vous jure que j’irai au rapport, et j’expliquerai quelle théorie on était en train de nous faire lorsque j’ai parlé.

Balan lui lança un coup d’œil méchant, mais Bouzillon lui ayant dit deux mots à l’oreille, il ne répliqua rien. Les deux jours ne furent pas portés.


Le clairon ayant sonné la pause, les groupes se dispersèrent.

Quelques officiers étaient venus se joindre à ceux de la 28e. Ils se promenaient le long de la chambrée discutant sur le métier, et quelques bribes de leur conversation arrivaient aux oreilles des troupiers.

Celui qui avait la parole était un gros sous-lieutenant d’une quarantaine d’années, nommé Corteau qui avait débuté simple soldat, mais avait été cassé ou rétrogradé une demi-douzaine de fois au moins de ses différents grades, pour cause d’ivrognerie ; — il était de notoriété qu’on le ramassait souvent, ivre-mort, dans les fossés de la route de la Vierge. — À part cela pas mauvais garçon pour ses hommes lorsqu’il était à jeun.

— Croyez-vous, disait-il, que ce soit une existence que nous menons. On végète, il faut attendre une éternité pour obtenir de l’avancement, s’encroûter dans des détails inutiles, plus bêtes les uns que les autres. Est-ce une situation de rester dans les grades inférieurs ? Ce qu’il nous faudrait, c’est une bonne guerre ; il y aurait, certainement des morts, mais il y a des risques partout, cela ferait de la place pour ceux qui resteraient ; les survivants pourraient, au moins, compter sur de l’avancement.

Et les autres officiers, opinant de la tête, s’accordaient à trouver également que la vie est dure, que l’on moisit dans les emplois, qu’un bon coup de chien satisferait pas mal d’ambitions ; l’armée, du moment qu’elle existe, ayant besoin de l’état de guerre pour se développer.

— Sans compter, reprenait un autre, que ce sont les pistonnés qui, en temps de calme, vous passent sur le dos ; tandis, qu’en temps de guerre on peut arriver à se faire remarquer.

— Il n’y a même que là, dit Corteau, que l’on peut donner sa véritable mesure. Un beau chef-d’œuvre que de savoir faire porter arme à sa compagnie, ou la porter face à droite ou face à gauche, selon le commandement, dans l’école de régiment, mais ça ne prouve absolument rien cela ; l’esprit le plus obtus peut y arriver à force de le réciter et de le faire. Mais mener ses hommes au feu ! savoir profiter des circonstances, des fautes de l’ennemi, c’est là qu’on peut développer ses moyens et faire preuve d’initiative !

— Oui, fit Paillard qui, jusque-là, n’avait rien dit, mais, c’est bien triste aussi. Moi j’ai assisté à presque toute la campagne de 70, et je vous jure que ce n’était pas gai. Quand je pense aux camarades que j’y ai perdus, aux hommes que j’ai vus tomber autour de moi ou que j’étais forcé de lancer à une mort certaine, ma foi ! je me demande s’il ne vaut pas mieux suivre son petit train-train et arriver ainsi, tout doucement à la retraite.

— Ah ! ma foi ! s’il fallait tenir compte de ceux qui sont sacrifiés, dit un autre capitaine, il n’y aurait plus d’armée ni de guerre possibles. Quand on joue aux échecs, vous savez que pour assurer la marche de ses pièces principales, il ne faut pas hésiter à sacrifier quelques-uns de ses pions. Pour nous, les soldats sont les pions que nous sommes appelés à faire mouvoir. Quand on veut atteindre un but, il n’y a pas à regarder à quelques pions de plus ou de moins. Qu’importent les victimes, si le résultat visé est obtenu !

Tenez, je crois qu’en 70, on a été trop humanitaire : si les généraux, au lieu d’hésiter devant certains sacrifices nécessaires, avaient hardiment lancé, coûte que coûte, leurs hommes sur les Prussiens, je suis certain que nous aurions été vainqueurs !

— Et puis, il n’y a pas à dire, reprit Corteau, nous sommes soldats, c’est pour nous battre. Si on veut que les officiers connaissent leur métier, la guerre est utile, elle est nécessaire. Les manœuvres que l’on nous fait faire, c’est de la blague, ça n’est jamais comme lorsqu’on se bat pour de vrai. Nous avons les colonies, je veux bien, mais on n’y fait pas la guerre en grand, comme je l’entends. S’emparer d’un village, et y foutre le feu, disperser une centaine d’hommes, mal armés, et sans aucune discipline. Quelle belle fouterie ! ce n’est pas ça qui vous apprend la stratégie. Cent mille hommes en présence, de chaque côté, à la bonne heure ! je comprends cela ; il y a de quoi développer les ressources de son imagination. D’autant plus que maintenant on est forcé de laisser à chaque fraction une certaine autonomie, et que l’on n’est plus astreint à suivre les ordres à la lettre. Oh ! bon Dieu ! s’il pouvait venir une bonne guerre ! j’y laisserais des hommes, mais je voudrais rattraper le temps perdu et y gagner mes galons de commandant !…

Les officiers étant sortis, les soldats ne purent entendre le reste.

— Hein ! ne put s’empêcher de réfléchir Caragut, on nous prêche le patriotisme, on nous parle de la défense du pays, de l’amour du drapeau, de dévouement à la Patrie ! de son honneur ! de sa prospérité ! de sa gloire ! Pour nos officiers c’est, paraît-il, moins compliqué que cela : la guerre est une occasion de monter en grade ; plus il y a de morts, plus les survivants ont de chances d’avancement. Le simple gribier ne compte pas : c’est le fumier qui fait germer la graine d’épinards !

Le clairon sonnant la reprise de la théorie, chacun se remit en place : sergents et caporaux continuèrent d’enseigner à leurs inférieurs le respect dû aux supérieurs, entremêlant leurs leçons d’histoires de saoulographie et de débauche.


Ce fut avec un véritable soulagement que Caragut entendit sonner la fin de la théorie. Ce qu’il les avait entendues de fois, ces histoires crapuleuses, depuis huit mois qu’il était au régiment ; ce qu’elles se ressemblaient toutes, ces aventures de troupiers en goguette, dont la moitié peut-être n’étaient pas vraies, mais que leurs « héros », en qualité de galonnés, se croyaient forcés d’amplifier et d’enjoliver, au gré de leurs conceptions. Cela les posait auprès de leurs subordonnés ; ils passaient pour des roublards ; on les admirait, on les enviait.

Le plus souvent, au contraire, ils vont se faire plumer du peu d’argent qu’ils possèdent dans ces cabarets à « veuves » dont ils sont les plus fidèles abonnés ; dans l’espoir de capter les bonnes grâces de la patronne, ils s’endettent pour y faire de la dépense, ils y entraînent les pigeons que leur livre la discipline, heureux quand ils ont pu pincer un genou, ou obtenir un baiser que l’on ne refuse à aucun client « sérieux ».

Aussi, pour se rattraper, et se poser, ils enjolivent leurs histoires de noce de tous les détails que leur pauvre imagination ne peut guère varier, mais qu’ils supposent capables de les faire admirer.

Ce qui horripilait Caragut encore plus que d’entendre raconter ces gravelures, c’étaient les rires et les applaudissements de l’auditoire.

En voyant ces hommes de vingt à vingt-cinq ans n’avoir dans la tête que le souvenir des noces passées ou les appétits des noces à venir, et se délecter à des histoires qui soulèvent le cœur, Caragut comprenait pourquoi la bourgeoisie se cramponne au maintien des armées permanentes, pourquoi elle ne se laisse, qu’à la dernière extrémité, arracher la réduction du temps de service.

Certes, la discipline est assez forte pour mater les plus rebelles, assez féroce pour faire reculer les plus hardis ; mais, si ceux qui la subissent réfléchissaient sérieusement, ils en arriveraient à sentir et analyser les mille coups d’épingle dont les larde le règlement, ils se révolteraient contre la barbarie de la loi ; ils se demanderaient de quel droit on leur impose cette discipline ; ils comprendraient que ce qui en fait la force, c’est l’abdication de leur volonté.

Ces chefs qui terrorisent l’armée, sont une bien petite minorité en face de ceux qu’ils martyrisent et qui n’auraient qu’à refuser l’obéissance pour que, règlements, discipline, hiérarchie, comptassent autant que de vieilles armes ébréchées.

Aussi, pour empêcher les individus de réfléchir, il faut les abrutir, et l’armée est admirablement organisée pour cela.

Le minotaure militaire prend des hommes jeunes, des enfants, au moment où les sens commencent à s’éveiller, il les arrache à leur milieu, à leur famille, à leurs relations ; les parque comme du bétail, les isole du reste de la population. Les besoins naturels sont comprimés par l’impossibilité de les satisfaire ; la promiscuité, les rancœurs d’une vie monotone ne tardent pas à accomplir leur œuvre démoralisatrice.

Privés de distractions, sevrés de tout plaisir, aussitôt que la famille leur envoie quelques sous, ils font la noce en goujats, se vautrant comme le cochon dans la fange. Les appétits sont surexcités, on s’empiffre sitôt que l’occasion se présente. Ne sachant si l’on pourra recommencer.

Celui qui ne reçoit pas d’argent ou qui n’en reçoit pas assez, fera tout pour s’en procurer : il se fera le valet du plus fortuné, le pitre et le bouffon de ceux qui sont en noce ; il ira, parfois, jusqu’à voler ses camarades, « gratter » s’il est comptable ; mais s’il peut dénicher une « connaissance » en ville, il n’aura aucun scrupule à transformer son képi en casquette à trois-ponts.

L’armée prend à la société des éléments jeunes, vigoureux, ayant encore à se développer physiquement et intellectuellement ; qui pourra jamais dénombrer les forces qu’elle a brisées, les existences qu’elle a dévoyées.

Plus elle conserve les individus dans sa chiourme, plus la marque est indélébile ; et cette servilité qu’elle leur inculque sous l’uniforme, ils en garderont l’empreinte dans la vie d’atelier et dans la vie sociale. Rompus à obéir sans réplique aux ordres d’un galonné, ils obéiront de même au patron, au contre-maître. Habitués à subir les insolences pourvu qu’elles soient décochées par un galonné quelconque, ils subiront sans broncher, les rebuffades d’un sergot ou d’un garçon de bureau, pourvu qu’il soit en uniforme et appartienne à la Ville ou à l’État.

Caragut se rappelait ceux qu’il avait connus dans la vie civile, au sortir du régiment, leur thème favori était toujours une histoire de caserne. Qui sait si ce n’est pas parce que tout le monde passe au régiment que l’on accepte bénévolement les filouteries du parlementarisme, que l’on admet couramment des vilenies qui semblaient autrefois révoltantes, et que l’État et la police empiètent tous les jours sur la liberté individuelle ?

Pour en arriver à ce résultat, pour amener le bétail humain au degré d’abrutissement voulu, le militarisme suffit. Le genre de vie que l’on impose aux recrues opère dès les premiers jours : les aînés dans la carrière déteignent sur les nouveau-venus ; ceux-ci n’ont qu’à suivre le courant. La machine est admirablement organisée pour fonctionner toute seule.

— Allons ! se dit Caragut, je comprends maintenant pourquoi la bourgeoisie n’aime pas que l’on attaque l’armée ; pourquoi les plus rouges des écrivains se sont toujours entendus pour écarter l’armée de nos querelles politiques[4] ; pourquoi les poètes la couvrirent de fleurs, la parèrent de toutes les vertus, chantèrent ses louanges. L’institution ne peut se maintenir qu’en trompant ceux qui sont appelés à la composer, sur sa nature et sur sa destination.


Il en était là de ses réflexions, quand le nom de Quervan prononcé dans un groupe voisin lui fit lever la tête.

Le pauvre diable avait été condamné à dix ans de prison ; il avait dû « défiler » un matin, dans la cour du quartier à Brest ; un détachement de la 28e avait été commandé exprès, composé de recrues, pour y assister. Un de ceux qui en faisaient partie racontait ce qui s’était passé :

— Il y avait là plusieurs compagnies de Brest, en armes ; on nous a fait mettre en carré ; au milieu il y avait un groupe d’officiers avec un commissaire de la marine.

Quatre hommes, baïonnette au canon, ont amené ce pauvre Quervan. Je ne l’aurais pas reconnu, tant il était changé. Le commissaire de la marine lui a lu le jugement qui le condamnait à dix ans, on lui a fait faire le tour du carré et on l’a emmené. Ça faisait pitié de le voir : il ne paraissait pas avoir conscience de ce qu’on lui voulait, ni où il était, tellement il était anéanti.

— C’est égal, dit un autre, du moment qu’il n’avait pas six mois de service, je n’aurais pas cru qu’il soit condamné à une si forte peine.

— Une fois l’uniforme endossé, fit Caragut, n’y aurait-il que deux heures, on est soldat, et passible par conséquent, de toutes les rigueurs disciplinaires. Du reste, le Code pénal le dit : rien n’excuse l’insubordination.

— Alors, comme cela, dit un autre, ce pauvre Quervan a attrapé dix ans ? J’étais là quand son histoire est arrivée, mais en permission lorsqu’il a passé au conseil. Je n’ai pas su ce qui en était advenu.

— Eh ! pardi, fit Loiry, qui s’était approché, comme se passent toutes ces comédies ! Le commissaire du gouvernement réclamait la peine de mort. Le malheureux Quervan ne faisait que pleurer, disant qu’il ne savait pas, qu’il ne se rappelait de rien, qu’il ne recommencerait plus, et il pleurait comme un veau !

Le Jean-foutre qu’on avait commis à sa défense, s’est borné « à s’en rapporter à la sagesse du tribunal. » Ça été enlevé en famille. Après trois secondes de délibération, Quervan avait ses dix ans.

Et encore, s’ils ne l’ont pas condamné à mort, je crois que ça tient à ce que Caragut a fait ressortir dans sa déposition que les deux copains rentraient sans faire de bruit, que c’était Raillard qui, les ayant guettés de sa fenêtre, avait couru après, les injuriant, les bousculant.

Ce qu’ils l’ont retourné pour le faire couper !… Et les yeux qu’on lui faisait pour l’intimider ! S’ils avaient pu envoyer le témoin à côté de l’accusé, je crois qu’ils l’auraient fait avec plaisir. Heureusement qu’il ne s’est pas laissé influencer et a tenu bon dans ses premières déclarations.

C’est comme moi, quand j’ai refusé de reconnaître que j’avais été frappé, ce qu’ils m’en ont posé des questions ! Aussi, malgré l’acharnement de Raillard, peut-être même un peu à cause de cet acharnement qu’il laissait voir, ce qui a dégoûté le conseil, ils se sont contentés de mettre dix ans à Quervan.

— Dix ans ! c’est payer bien cher une méchante calotte.

— Sans compter que Raillard ne l’avait pas volée. À ce mufle-là, ce n’est pas une calotte qu’il faudrait envoyer, c’est un coup de fusil ! Quand je pense à ce que lui et Rousset nous ont fait endurer cet hiver !

— Oui, ajouta Caragut, mais comme il en cuirait pour celui qui le crèverait, personne ne se risque. Ce sont des choses qui ne se déclament pas lorsqu’on a envie de les faire.

C’est comme cela que ceux qui nous commandent se maintiennent. C’est notre peur à tous qui leur donne le droit de nous insulter et qui fait qu’il en coûte si cher à celui qui paie d’exemple.

On nous a lu, tout à l’heure, les marques extérieures de respect qu’il fallait leur prodiguer ; tous les samedis, on nous lit le code pénal pour nous apprendre à quel taux sont tarifés nos manquements à la discipline, de combien d’années de notre existence nous devons payer un refus d’obéissance, une réplique à des grossièretés.

Seulement, il n’est jamais question de nos droits à nous. On nous dit bien que les chefs doivent nous traiter avec douceur, qu’ils doivent nous rendre le salut ; pour eux, il n’est pas question de peines à encourir ; le conseil de guerre n’est pas mentionné en même temps que la recommandation pour leur prouver que ce ne sont pas formules en l’air.

— Dame ! après tout, fit Loiry, il faut bien de la discipline, les chefs sont les chefs, il faut qu’ils puissent se faire obéir. S’il n’y avait pas de discipline, qu’est-ce qu’ils feraient d’un tas de rossards comme il y en a ?

— Hé ! certainement. En tant que chefs, je comprends qu’ils s’arrangent de façon à faire de nous ce qu’ils veulent ; seulement ce que je ne conçois pas, c’est que nous, qui n’avons aucun intérêt à ce qu’il y ait des chefs, nous acceptions d’être traités comme des forçats.

Ha ! ha ! les moralistes nous parlent de l’honneur militaire, de la dignité du soldat ; les poètes exaltent les vertus guerrières ; comme on voit bien que ce sont les bourgeois qui écrivent les traités de morale et que ces idiots n’ont jamais endossé une capote, n’ont jamais eu à supporter les rebuffades d’un galonné.

L’honneur, la dignité pour un soldat consiste, en ayant un fusil entre les mains, à rester calme sous l’insulte, à ne pas broncher sous les grossièretés d’une brute dont la manche ou le képi sont cousus de galons ; à obéir, comme une machine, à tout ce qui lui sera commandé.

Le civil qui se laisserait insulter par un goujat serait traité de lâche et regardé avec mépris par ses camarades : le goujat fût-il contre-maître ou patron ; dans l’armée si le goujat est galonné, on n’a même pas la ressource de l’homme sage qui dédaigne l’insulteur : hausser les épaules et tourner le dos ! Le moindre geste, le moindre pli de la figure seraient incriminés !

— Oh ! là, tu vas un peu loin, il me semble.

— Je vais un peu loin ? tu n’as jamais vu porter une punition pour cause de « figure inconvenante » ?

— Si, mais par des imbéciles comme Balan ou Bracquel : cela n’arrive que rarement.

— Mais ils savent si bien que cela ne peut se produire trop souvent, qu’ils sont forcés de lâcher de temps à autre la corde pour nous laisser respirer. S’il fallait appliquer le règlement dans toute sa rigueur, et continuellement… ils savent que ce serait intenable et que la machine péterait, voilà pourquoi, il y a des moments de relâche dans la pression.

— Donc, tu vois bien que la situation n’est pas si noire que tu la fais, et qu’au fond on n’est pas si malheureux que tu veux bien le dire.

— Nous ne sommes pas si malheureux ! parce qu’on a pris soin aussi de faire de nous des gosses qui s’amusent d’un rien, que l’habitude et la crainte de pis encore ont fini par émousser notre sensibilité et que nous ne sentons plus les piqûres du règlement.

Aussi, tout à l’heure, à la théorie, nous avons assisté à un déballage des qualités morales que cette éducation développe chez le soldat. Nous avons entendu Loiseau, Bouzillon et consorts nous raconter des exploits de souteneurs de bas étages, et nous de rigoler, de trouver cela magnifique !

Oui, elle est belle l’armée ! elles sont propres les leçons que l’on y reçoit. Mais patience ! par la loi des vingt-huit jours et le volontariat d’un an que l’on vient de mettre en pratique, j’espère que la bourgeoisie s’en mordra les doigts ; car sans s’en apercevoir, elle a introduit dans l’armée, un bel élément de désorganisation.

Ils auront beau faire : des hommes qui ne viennent ici que pour vingt-huit jours, surtout ceux qui n’ont jamais servi, ne pourront se plier à une discipline sévère et, s’ils sont intercalés avec l’active, les accrocs qu’ils feront au règlement, permettront à d’autres accrocs de passer…. et, certainement, la discipline s’en relâchera.

Quant au volontariat, il aura pour effet de faire passer quelques bourgeois dans l’engrenage ; malgré les ménagements dont ils bénéficieront, il leur en cuira, et ce qu’ils verront les dégoûtera du métier. On finira peut-être par savoir dans le public quelles abominations recouvre ce palladium de la Patrie : le Drapeau !

— Hé bien ! mon vieux cochon, fit Loiry en s’esclaffant, sais-tu que tu prêches bien, ce que t’as le filet bien coupé, mince ! elle n’a pas volé ses cinq sous, celle qui te l’a coupé ! Il faudra te mettre orateur quand tu seras de retour chez toi.


La pluie avait cessé, on sonnait pour le gymnase. Tout le monde se précipita dehors.

Comme les compagnies ne pouvaient toutes à la fois s’exercer au trapèze, anneaux, barres fixes ou parallèles, elles furent désignées pour y aller séparément, pendant qu’aux autres on faisait exécuter des exercices d’assouplissement, ou les premières leçons de la boxe, canne ou escrime : la 28e fut envoyée au gymnase.

Le gymnase était près du mur d’enceinte, dans un coin du quartier, près les bureaux du commandant.

Quand la 28e fut arrivée, on la distribua par pelotons à chacun des agrès et chaque homme dut, selon l’endroit où il se trouvait, s’escrimer à opérer le renversement, le rétablissement, sauter les barres ou le cheval, traverser le portique ou grimper après les mâts.

Près du passe-rivière, s’étaient réunis Bracquel, Balan, Bouzillon, se promettant de s’amuser aux plongeons des maladroits.

Le passe-rivière se compose de quatre mâts plantés en carrés, et longs de 12 à 15 mètres, selon l’importance du gymnase : un fossé rempli d’eau est creusé entre les mâts, et se termine d’un côté par un tas de sable destiné à amortir les chutes, et de l’autre c’est-à-dire, à une distance de deux ou trois mètres environ, par un escabeau haut de un mètre cinquante à deux mètres.

On fait monter, debout sur l’escabeau, un homme qui, en élevant les bras plus haut que sa tête doit se suspendre à une corde qui est fixée au croisement des traverses formant le faite des piliers, et qu’il avait empoignée en montant. Lorsqu’il se sent bien la corde en main, il se lance en avant, tendant les jambes horizontalement, de façon qu’elles forment un angle droit avec le reste du corps. Ayant atteint l’autre côté du fossé, au dessus du tas de sable, il doit se remettre droit, tout en lâchant la corde. Si les mouvements sont bien combinés, il doit tomber debout, ayant, par un saut de trois ou quatre mètres, sans avoir déployé aucun effort, traversé le fossé sans se mouiller.

Mais, pour tendre les jambes en avant aussitôt qu’on lâche pied et retomber d’équilibre en laissant aller la corde, cela ne se fait pas sans une certaine présence d’esprit, et quelque adresse.

Pour ceux qui perdent la tête, leur compte est clair : les jambes sillonnent l’eau du fossé qui rejaillit jusque par dessus la tête ; quand ils arrivent sur le tas de sable, ils sont trempés comme des barbets, et, lorsqu’au surplus, ils oublient de lâcher la corde, ils reviennent avec elle faisant un mouvement de pendule ayant de l’eau jusqu’à la ceinture.

La plupart en lâchant l’escabeau, se cramponnent à la corde sans allonger les jambes en équerre, ou bien ramènent, instinctivement, les genoux au ventre.

En se ratatinant ainsi, ils arrivent parfois à passer sans accident, mais, le plus souvent, la pointe des pieds, rabote l’eau, qui les éclabousse. Mais, pour peu que ceux qui les ont précédés, aient déjà fait deux ou trois plongeons, la corde est gonflée d’eau, les mains glissent et le malheureux descend rapidement, ne s’arrêtant qu’au nœud terminal ; il a beau se ramasser, la moitié de son corps traverse l’eau et il arrive trempé à l’autre extrémité.

Or, ce soir-là, la pluie étant tombée toute la journée, la corde était mouillée ; aussi, nombreux étaient les plongeons faisant éclater de rire les spectateurs. Les maladroits reprenaient piteusement leur place dans le rang, n’ayant pas même la liberté d’aller changer de vêtements.

— Il paraît, fit tout à coup Caragut, s’adressant à Mahuret, que nous servons de paillasses à nos supérieurs. Regarde ce tas de mufles, là-bas, en train de se tordre à nos dépens, et il désignait un groupe d’officiers, le commandant en tête, avec des civils, parmi lesquels quelques femmes en grande toilette.

Le spectacle des marsouins barbotant dans l’eau, devait leur sembler des plus réjouissants, car l’hilarité était bruyante, le rire cristallin des femmes, perlant au dessus du son plus grave de celui des hommes.

Et les sergents, s’étant aperçus que cela amusait le commandant, exigeaient que la traversée manquée fut recommencée.

Certains pauvres diables étaient véritablement affolés à l’idée de lâcher l’escabeau et de s’abandonner à la corde ; c’était de leur part, force protestations et une résistance à lâcher pied qui excitait encore davantage les risées des assistants. À la fin, ils se laissaient aller, faisant inévitablement le plongeon redouté, reprenant pied en plein fossé. Alors les rires fusaient de toutes parts. Les invités du commandant s’en donnaient à cœur joie, encourageant par leur gaité les sous-offs à continuer l’amusement, pendant que les hommes grelottaient sous la bise.

— Tiens ! fit Caragut exaspéré, tous ces sales types m’emmerdent, je n’ai pas envie de leur servir d’amusement. Je n’attendrai certainement pas mon tour de faire rigoler messieurs les gradés. Tant pis, si je me fais pincer, mais je me sauve à la chambrée.

Et, se faufilant de groupe en groupe, jusqu’à l’extrémité du gymnase, au tournant des bâtiments, il profita de ce qu’on s’esclaffait à un nouveau plongeon pour gagner les cases d’habitation.


VIII


Il était près de neuf heures quand le bataillon de Pontanezen arriva sur une prairie encadrée, d’un côté par la route de Landivisiau, et plantée, sur les autres, d’une rangée de ces chênes rabougris qui forment ordinairement la clôture des propriétés en Bretagne.

Le bataillon était en route depuis six heures du matin. Aussitôt le réveil, le café pris, on avait sonné le rappel, formé les compagnies en ordre de bataille, et le détachement était parti pour s’exercer à la petite guerre.

Comme il s’agissait d’imiter un véritable service en campagne, des vivres avaient été distribués ; on devait faire la soupe sur le terrain, à la halte.

Donc, aussitôt arrêté, le bataillon ayant été divisé en petits postes d’avant-garde, grand’-garde, soutien, etc., les faisceaux formés, les tentes dressées pour donner l’illusion d’un campement sérieux, les escouades s’organisèrent pour préparer les cuisines, faire la soupe, pendant que des corvées étaient commandées pour aller au bois et à l’eau.

La représentation devait être complète : on avait distribué des cartouches à blanc ; après la soupe on allait commencer le combat ; le bataillon de Pontanezen serait attaqué par le détachement de Brest, qui se replierait ensuite en tâchant de gagner la ville par une route désignée, à l’avance, aux officiers.

Pour éviter la confusion, les hommes de Brest qui devaient, en cette occasion, représenter « l’ennemi », portaient le képi entouré d’un mouchoir. Tout était combiné, pesé, discuté, tout était prévu et réglé, les officiers allaient avoir le champ libre pour développer leurs talents de stratégistes, faire valoir leurs qualités de tacticiens, montrer la sûreté de leur coup d’œil et de leur sang-froid ! en un mot, faire acte d’initiative… dans le cadre qui leur était assigné, l’imprévu étant, à l’avance, considéré comme non-advenu.

Pour que le simulacre de guerre que l’on fait exécuter aux soldats ait une valeur quelconque, on devrait, cela est évident, laisser aux officiers la liberté la plus complète de combiner leurs mouvements en se guidant d’après ceux de l’ennemi, et en subordonnant leur tactique à la sienne ; car s’il y a une chose qui échappe aux prévisions, ce sont les incidents d’une lutte où se trouvent engagés des centaines, des milliers d’hommes.

Vous pouvez, de votre cabinet, peser toutes les chances de réussite, calculer les mouvements probables de vos adversaires, envisager tous les cas qui se peuvent présenter, vous croyez avoir tout prévu, et il arrive qu’un détail insignifiant déjoue toutes vos combinaisons, et qu’une manœuvre que vous aviez prise pour une conception de génie, se trouve être une faute impardonnable.

Mais il est convenu que, dans l’armée, rien ne doit être laissé à l’imprévu. Pour laisser place au possible, il faudrait desserrer les courroies de la subordination. Toute manœuvre qui se respecte doit donc avoir ses plans arrêtés. Aussi, les officiers de Brest avaient-ils reçu chacun ses instructions. On savait le temps que durerait la petite guerre, les routes que l’on devrait suivre.

Il était convenu que Brest attaquerait et que Pontanezen se défendrait pour prendre, ensuite, l’offensive ; l’initiative des officiers se trouvait donc réduite à bien peu de chose et le simulacre de combat n’était plus qu’une comédie au dénouement arrêté d’avance, et dont les acteurs n’auraient pas à changer un iota.

Il devait être d’autant plus facile aux officiers de se distinguer dans le rôle qui leur était assigné, que, maintes fois, le terrain sur lequel on devait évoluer, avait été visité et parcouru par eux dans les marches répétées auxquelles le bataillon avait été astreint durant tout l’hiver ; souvent ils y avaient mené leurs hommes pour l’école de tirailleurs. Il n’y avait pas un chemin, pas une levée de terre qu’ils ne connaissent à fond.

Certes, après l’action, les journaux de la localité n’auraient que des éloges à faire de « notre valeureux corps d’officiers » ; ils auraient belle marge pour développer le vieux thème : « Notre brave armée régénérée par la défaite, les chefs se vouant, corps et âme, à l’éducation de leurs soldats — ceux-ci pleins de courage et d’abnégation — ceux-là passant leurs nuits à bûcher la théorie et les mathématiques, se préparant en silence au grand jour de la Revanche ! »

Les vieux clichés : « Ardeur patriotique de nos soldats, valeur indomptable de ce corps d’élite, l’Infanterie de Marine. » — Tous les corps dont on parle sont des corps d’élite. — « Nos braves soldats n’épargnant ni leurs peines, ni leurs fatigues pour être à la hauteur de la tâche que notre mère commune en attend ! » Tout ça se paie à la ligne, et fait bien dans la copie ; en développant habilement le thème dans de copieuses phrases à effet, on arrive à l’allonger au plus grand profit des journalistes chauvinards.

En attendant, éreintés déjà, le ventre creux, les soldats ne laissaient nullement éclater leur joie à la perspective de pivoter toute une journée sur les pierrailles de la lande, dans les boues des chemins creux, avec l’as de carreau et toute une batterie de cuisine sur le dos.

Pour le moment, s’ils étaient satisfaits, c’était de pouvoir déposer Azor — autre nom du sac — et de faire la soupe dont ils avaient le plus grand besoin.

Cette occupation rompant la monotonie de la vie de caserne, contribuait à les égayer sans doute ; mais le patriotisme, les phrases à effet ne les inquiétaient pas outre mesure : La Revanche ! L’Alsace perdue ! La France ! La Patrie ! et le Drapeau étaient en ce moment bien loin de leur pensée : ce ne sont pas choses tangibles comme la soupe dont ils surveillaient la cuisson.

Les cuisines avaient été installées autant que possible le long des talus de la route ou des chemins ; on avait creusé dans la terre des rainures plus longues que larges, de façon que la marmite puisse tenir dessus, tout en laissant devant et derrière assez d’ouverture pour le tirage. Ceux qui avaient pu se procurer quelques pierres plates en avaient formé des cheminées ; ces foyers des plus rudimentaires ne rendaient qu’imparfaitement les services qu’on en espérait ; les cuisiniers, également improvisés, maugréaient après leur feu qui ne s’allumait que difficilement ; la ration de bois étant insuffisante pour faire bouillir la soupe et le café, des bûcherons volontaires durent se détacher pour aller, sans être vus, en couper dans les haies, dans les taillis, partout où il y avait arbre ou branchages. Et ce bois vert augmentait considérablement la fumée, mais n’activait guère le feu.

Les gradés, comme d’habitude, brusquaient les hommes, les poussant à se hâter afin d’être prêts quand sonnerait l’ordre de se remettre en marche. — On dut se résigner à manger les pommes de terre à moitié cuites, la viande à moitié crue, pour avoir le temps de faire le café.

Et le « garde à vous ! » ayant sonné, prêts ou non, les soldats durent renverser les marmites, se précipiter pour replier les tentes, refaire les sacs, s’aligner, rompre les faisceaux et se remettre en route dans le temps théorique prescrit, toujours dépassé, du reste en pratique.

C’était le moment de faire face à « l’ennemi » qui n’allait pas tarder à paraître. Les officiers multiplièrent les recommandations de l’école de tirailleurs : « Savoir se « défiler » derrière les obstacles naturels ; ménager ses munitions, ne tirer qu’à bonne portée ; se tenir, autant que possible, à la distance réglementaire les uns des autres, l’homme du second rang à la gauche de son chef de file, mais ne pas craindre de s’écarter ou de se rapprocher quelque peu de la distance ordonnée au cas où un abri quelconque, plus rapproché ou plus éloigné, permettrait de se garantir efficacement contre les coups de l’ennemi ».

Tout cela débité mot à mot, sans accentuation et d’un ton qui n’indiquait que trop combien peu les moniteurs s’intéressaient à leur leçon.

On marcha silencieusement pendant près d’une demi-heure, puis les éclaireurs signalèrent l’avant-garde « ennemie » sur la droite, en avant de la colonne.

Aussitôt Rousset donna l’ordre de faire halte, et les officiers de commander aussitôt les mouvements les plus contradictoires, sans s’arrêter à un seul. Raillard qui s’était porté avec le commandant en avant de la colonne, se redressait et faisait le beau. Rousset inspectait la ligne des tirailleurs ennemis, comme s’il eut cherché sérieusement une inspiration dans ses évolutions et n’eût pas su d’avance ce qu’elle allait faire.

La route s’étendait au loin droite, large et déserte. Le régiment de Brest s’était dissimulé derrière des haies bordant les champs qui s’étendaient des deux côtés de la route. Le soleil versait des torrents de lumière qu’absorbait le feuillage sombre des chênes et des genêts, mais que réverbérait la poussière blanche de la route.

Ordre fut enfin donné à une compagnie de Pontanezen, de se porter en avant et de déployer une ligne de tirailleurs abritée par les clôtures d’une large prairie faisant face aux tirailleurs « ennemis » et d’attendre leurs mouvements pour évoluer en conséquence.

Ainsi que le comportait le programme, la colonne de Brest « attaqua avec vigueur, » on répondit avec une « vigueur » égale ; puis, la colonne assaillante commença son mouvement de retraite, côtoyant la route, tout en prenant garde de se laisser déborder ou envelopper.

Pendant près d’une heure, selon l’idée du moment qui passait par la tête des directeurs des opérations, on commanda le feu ou on le fît cesser. On ordonna de reculer ou d’avancer ; d’ouvrir ou de resserrer les intervalles, de diminuer ou de renforcer la ligne des tirailleurs. Tout cela au petit bonheur, plutôt que selon des raisons plausibles. Les soldats marchaient au hasard du commandement, sans comprendre la cause déterminante des mouvements Les officiers faisaient joujou.

La colonne de Brest s’arrêta un moment dans le mouvement de retraite, pour simuler une attaque sur le front de bataille ; mais les officiers de Pontanezen prévenus de ce mouvement par le plan détaillé qu’ils avaient entre les mains, firent « ouvrir un feu terrible » sur les assaillants qui durent se replier devant cette « défense héroïque », et continuer leur retraite, poursuivis par la colonne de Pontanezen devenue assaillante à son tour.

Et la poursuite commença à travers les terres labourées : il fallut escalader les talus, sauter les ruisseaux, se frayer un passage à travers les haies, pataugeant dans la boue, défoncer dans les prairies humides, tout en tiraillant sans savoir sur quoi.

Les officiers s’agitaient, se démenaient, comme si « c’était arrivé » ; les coups de fusil, les cris et les engueulements, l’exercice violent, l’escalade des obstacles, tout cela commençait à entraîner les hommes, à les animer, à les enflammer, comme s’il se fût agi d’un combat réel. Ils se lançaient à travers les haies, sautant les fossés, franchissant les clôtures, excités par la poursuite, gueulant parce qu’ils entendaient gueuler ; tirant, parce que les coups de fusil éclataient à leurs oreilles.

Il y avait déjà pas mal de temps que l’on bataillait ainsi, quand Rousset voulant faire le stratège, résolut de faire un coup de maître en s’écartant quelque peu du programme.

Les deux colonnes toujours séparées par des champs clos, manœuvraient protégées par les levées de terre, à l’abri desquelles, tout un corps d’armée, prenant quelques précautions pourrait défiler sans être aperçu.

Voulant prendre l’ennemi à revers, Rousset fit mine de continuer l’attaque par la route, essayant d’attirer les forces de Brest sur ce point en simulant une démonstration de toutes ses forces, tout en envoyant deux compagnies dans un des chemins creux qui, il le supposait du moins, devaient les conduire sur les derrières du corps de Brest.

Les hommes reçurent l’ordre de se défiler derrière les haies, et partirent baissant les armes, observant le plus grand silence, prenant enfin, toutes les précautions pour n’être vus ni entendus.

Le coup n’était pas mal combiné, mais il sortait du programme ; de plus, une maladresse de « l’ennemi » allait le faire avorter.

Après dix minutes de marche, les compagnies ainsi détachées arrivèrent à une prairie qu’il fallait traverser à découvert, le chemin n’allant pas plus loin ; à droite et à gauche s’étendaient d’autres champs aussi à découvert, qu’il fallait également traverser, sans autre abri que les clôtures qui les séparaient.

Rousset dans sa précipitation à surprendre l’adversaire, avait négligé de faire éclairer sa route ; l’espoir d’être le héros de la journée, en tombant sur l’ennemi au moment où il s’y attendait le moins, l’empêcha d’hésiter un seul instant. Il donna à ses hommes l’ordre de traverser la prairie au pas de course.

Ils n’étaient pas à moitié de leur marche que, de derrière les haies entourant cette pièce de terre, il partit une fusillade nourrie qui n’aurait pas laissé debout un seul homme du détachement, si les fusils avaient été chargés à balle.

Un simple fait produit par le hasard : une maladresse d’un chef de compagnie du détachement de Brest, venait de réduire à néant la combinaison projetée. Ordre avait été donné à cet officier de se porter sur les flancs pour occuper une éminence surplombant la route, et d’y déployer une nouvelle ligne de tirailleurs dont le feu devait renforcer celui de la première et empêcher « l’ennemi » d’arriver par la route.

L’officier suivi de sa compagnie s’était empêtré dans un lacis de chemins tortueux, et ne savait où il se trouvait quand ses éclaireurs que, fidèle à la théorie, il avait envoyés en avant, lui signalèrent la marche du détachement de Rousset. Il avait alors commandé à ses hommes de se tenir, immobiles et silencieux, derrière les talus de clôture, prêts à faire feu, à son ordre, sur les arrivants.

Et comme les hommes s’étaient un peu débandés à droite et à gauche à la recherche d’un passage, et qu’il n’avait pas eu le temps de les rallier, ils se trouvèrent ainsi envelopper la prairie où s’était engagé Rousset ; prise de face et sur les flancs, la colonne ne savait de quel côté riposter. Rousset en fut tellement démonté qu’au lieu de donner l’ordre de battre en retraite et de chercher un refuge derrière les talus qu’on venait d’abandonner, il leur donna l’ordre de mettre baïonnette au canon et de charger sur les levées de terre d’où ne cessait de partir la fusillade.

Les hommes, toujours courant, mirent baïonnette au canon, mais pas un n’en aurait eu le temps s’il se fût agi d’un combat réel.

Pendant plusieurs minutes ce fut une pétarade épouvantable ; les hommes s’excitaient au bruit, tentaient de franchir les haies, d’escalader les talus, envoyant des coups de fusil à tort et à travers, véritablement affolés de bruit et de mouvement.


Caragut, comme les autres, avait dû s’avancer à l’assaut, s’escrimer à escalader des talus qu’il « fallait enlever. » À deux ou trois reprises, il avait eu à vivement s’effacer pour esquiver des coups de feu tirés à bout portant, lorsque, tout près de lui, à quelques centimètres, il vit luire le canon d’un fusil : il n’eut que le temps de baisser brusquement la tête, pendant que l’air, violemment chassé par la détonation, lui enlevait son képi.

— Bougre d’andouille ! s’écria-t-il, furieux, un peu plus tu me brûlais la gueule ! tu ne peux donc pas faire attention ? Et, sans le talus le séparant du maladroit qui, prudemment, avait reculé de quelques pas, il lui aurait certainement laissé tomber la crosse de son fusil sur la tête.

De part et d’autre, les combattants avaient fini par franchir les obstacles, se chargeant, poussant des hourras, des cris de bêtes féroces.

Heureusement, le colonel pour se rendre compte d’un mouvement qui n’était pas dans le programme, s’était porté en avant guidé par la fusillade et les cris. Voyant l’acharnement qu’y mettaient les combattants, il fit sonner l’ordre de cesser le feu, pendant que deux ou trois officiers s’efforçaient de les séparer.

On sonna le ralliement, on reforma les compagnies. Du côté de Pontanezen deux hommes avaient été blessés : l’un avait la lèvre, l’autre la joue traversées de quelque grain de sable, sans doute, ou de tout autre corps étranger, introduit accidentellement dans le fusil ; un troisième avait les paupières brûlées. Du côté de Brest il y avait aussi quelques éraflures produites par des coups de baïonnette.


— Hein ! fit Caragut, en se retrouvant à côté de Mahuret, pendant qu’on reprenait position sur la route, as-tu vu ces idiots qui, un peu plus, allaient s’éventrer sans savoir pourquoi !

— Le Bobec et Duroc, ont, paraît-il, reçu des coups de fusil dans la figure ?

— Oui, et un peu plus j’avais la mienne brûlée aussi ; si je n’avais baissé la tête à temps, je recevais une décharge en pleine gueule. Faut-il être pocheté tout de même pour s’emballer comme ça ! Je ne m’étonne pas qu’il soit si facile aux gouvernants d’amener leurs sergots à se précipiter sur la foule, leurs soldats à tirer sur les manifestants. Il n’y a même pas besoin de les saouler pour cela. Ils se montent bien seuls !

À voir les individus s’emballer, je m’explique comment sont possibles les atrocités que commet la soldatesque en pays conquis. Les beaux faits d’armes que nous racontaient, l’autre jour, ceux qui ont passé aux colonies, ne sont peut-être pas tous des vantardises ; peut-être, même, ne nous en disaient-ils pas le plus édifiant !

L’ivresse des combats, la vue des cadavres et du sang qui coule, la volupté de « descendre », à coups de fusil, des êtres vivants, la jouissance de sentir s’enfoncer la baïonnette dans des chairs palpitantes, doivent complètement dépraver les brutes que recouvre l’uniforme, et je commence à me rendre compte du sort réservé aux malheureuses populations que l’on nous envoie « civiliser ! »

On nous a peint la guerre sous ses dehors séduisants : exaltant l’héroïsme des individus qui font le sacrifice de leur existence, glorifiant l’amour de la Patrie ! le dévouement au drapeau ! la gloriole du commandement, la fascination des galons, des panaches et de la ferblanterie des décorations.

Pour nous en dégoûter, il suffirait de la peindre sous ses véritables couleurs ; des chefs ne saisissant pas la portée des commandements qu’ils transmettent ; des brutes se battant sans savoir pourquoi, marchant sans se demander où on les mène, de nous raconter sous leur jour véritable, les exploits des vainqueurs dans les pays vaincus, avec leur cortège de meurtres, de viols, de spoliations de toute sorte qui suivent la conquête.

— Qu’est-ce que tu veux y faire ? Puisqu’il en a toujours été ainsi et qu’il en sera toujours de même, tu n’y changeras rien, à quoi bon se casser la tête. Certainement, j’aimerais mieux être à l’atelier rabotant des planches et assemblant des joints, mais puisque les autres pays ont des soldats, il faut bien, pour nous défendre, en avoir aussi ! Sans cela, les Prussiens viendraient nous commander, se partager la France !… Seulement, ce qu’il faudrait, ce serait d’abréger le temps de service…, trois ans suffiraient grandement.

— Hé ! bougre de Jean-Foutre, il faut des soldats, dis-tu ; mais à qui les faut-il ces soldats ? Est-ce toi ou moi qui en avons besoin pour défendre des propriétés que nous n’avons pas ? Est-ce nous qui tirons profit des colonies où on nous envoie crever ?

Ceux qui ont besoin de soldats, ce sont ceux qui nous gouvernent, ce sont ceux qui nous exploitent. Et comme ils ne sont pas si bêtes d’aller se faire casser la gueule lorsqu’ils ont toutes les jouissances de la vie, ce sont les pauvres mistoufiers comme nous qu’ils chargent de défendre ce qu’ils ont volé !

En y réfléchissant bien, je vois qu’ouvriers comme paysans, nous sommes de rudes Jean-Foutre.

Qu’est-ce que ça peut bien me faire à moi d’être gouverné par des Français ou des Prussiens ; si je dois être continuellement exploité, crois-tu que les Allemands me feront payer l’impôt deux fois, et travailler le double ? À l’heure actuelle, c’est la France qui paie le plus d’impôts, voilà tout l’avantage que nous avons.

— Tu diras ce que tu voudras, mais moi je sais bien que ça ne me ferait pas plaisir d’être commandé par des étrangers ; maintenant que nous avons la République on a beaucoup de libertés que nous n’aurions pas sous le régime allemand. Tu te plains d’être soldat, mais qu’est-ce que tu dirais si on te menait à coups de bottes dans le cul ? Crois-moi, on n’est jamais content de ce que l’on a, mais en regardant autour de soi, on découvre toujours de beaucoup plus malheureux que soi.

— Oui, et c’est avec de pareils discours que l’on endort les imbéciles. Si on ne nous conduit pas à coups de bottes dans le cul, comme tu dis, c’est qu’on se doute, probablement, que nous ne l’endurerions pas ; mais en définitive nous sommes soldats malgré nous, et si on ne nous frappe pas, on ne se gêne pas pour nous engueuler salement. Quant aux libertés que nous avons, c’est qu’il s’est trouvé autrefois des individus mécontents d’en avoir trop peu qui se sont rebiffés pour en avoir davantage.

Je ne tiens pas plus que toi à être gouverné par les Prussiens, mais je dis que les guerres de nation à nation sont de la blague, et que si le populo avait à intervenir dans cette querelle de filous se disputant la possibilité de l’exploiter, ce serait pour leur faire comprendre qu’il ne veut pas être exploité du tout, et les envoyer promener.

Regarde si pendant les grèves les patrons hésitent à embaucher des étrangers consentant à travailler à meilleur compte que leurs ouvriers ! La Patrie… c’est encore une amusette pour les imbéciles qui coupent dedans…


La colonne était de retour sur la route d’où elle avait entrepris sa malencontreuse expédition. On donna l’ordre aux soldats de se tenir en rangs, immobiles, l’arme au pied. Le colonel s’éloigna avec ses officiers, Rousset et Raillard suivant piteusement, tête basse ; on voyait qu’ils s’attendaient à recevoir un savon.

Et, franchement, pour des officiers qui se donnaient des airs de matamore, qui avaient crevé, pendant l’hiver, leurs hommes de marches et d’exercices, par pur esprit de militarisme, qui posaient pour des officiers studieux, épris de leur métier, préparant la Revanche future, ils s’étaient conduits comme des écoliers.

Caragut ne ratait jamais une occasion d’exprimer sa haine du métier, et une fois sur ce thème, il était intarissable, faisant ses confidences à l’oreille de Mahuret, son voisin habituel, qui l’écoutait par complaisance.

— Comment disait le premier, ils sont sur un terrain qu’ils connaissent, sur lequel nous avons manœuvré plus de cinquante fois depuis cet hiver, et ils trouvent encore le moyen de s’y perdre ; juge un peu de ce qui arriverait si, réellement, nous avions été en campagne, dans un pays qu’ils n’auraient jamais vu. Pas un de nous n’en serait sorti. De sorte qu’en guerre, nous nous faisons tuer, non seulement pour défendre la propriété des autres, mais aussi, je le crains bien, par la stupidité de ceux qui nous commandent.

Les revanchards parlent de la réorganisation de l’armée, des études sérieuses de nos officiers ! Mince alors ! S’ils les voyaient à l’œuvre, ils en rabattraient de leurs dithyrambes. L’armée ne peut produire que des abrutis : les officiers comme le simple soldat. Il ne faut pas lui demander autre chose.

— Tiens ! vois-tu, le talent des généraux c’est de la blague. Le gain des batailles dépend de leur manque de qualités humaines et non des qualités intellectuelles qu’ils pourraient avoir : s’ils n’ont pas crainte de faire tuer autant d’hommes qu’il est nécessaire, que quelques circonstances imprévues se produisent leur apportant un concours fortuit, en voilà assez pour faire un grand général et gagner des batailles. Tandis que les plus belles combinaisons peuvent avorter devant telle autre circonstance tout aussi imprévue. Dans le sort des batailles l’habileté est donc une chose tout accessoire.

C’est ce qui explique aussi pourquoi les armées permanentes ne tiennent pas devant une révolution sérieuse, devant une population soulevée par une idée d’indépendance. Toute la science militaire est impuissante vis-à-vis d’individus se battant pour leur bien-être et leur liberté, ou croyant les défendre.

— Tiens ! regarde donc, ricana Mahuret, je crois que Rousset reçoit son engueulade.

On voyait, en effet, au loin, sur la route, le colonel faire de grands gestes ; les commandants qui l’entouraient hochant la tête d’un air d’approbation à ses paroles ; Rousset baissant les yeux et se rongeant les moustaches, involontairement courbé, comme quelqu’un qui reçoit une averse. Les autres officiers se tenaient modestement en arrière et ne s’approchèrent tout à fait que sur l’ordre du colonel.

Là, le grand chef leur expliqua, sans doute, à nouveau ce qu’ils avaient à faire ; car il leur parla longuement, accentuant, de la main ses recommandations ; tous l’écoutaient sans broncher. Quand il eut terminé, il les congédia d’un geste ; les officiers reprirent leurs places dans leurs colonnes respectives.


L’ennemi, toujours représenté par les bataillons de Brest, déploya, à nouveau, ses tirailleurs chargés de couvrir la retraite ; ils abandonnèrent définitivement la grand’route pour s’engager dans un petit chemin latéral conduisant à un vaste plateau où ils pourraient se défendre et dominer leurs adversaires.

Rousset, refroidi, avait donné l’ordre à son avant-garde de déployer une ligne de tirailleurs et de marcher en avant, en suivant le chemin pris par « l’ennemi » que l’on continuait à poursuivre en tiraillant de temps à autre.

Après une demi-heure de cette marche et une ascension des plus pénibles sur un chemin rocailleux et très étroit, la colonne finit par escalader le plateau où ceux de Brest s’étaient réfugiés, et d’où ils tiraient avec conviction force cartouches.

Il est probable que là encore, s’il se fût agi d’une véritable bataille, très peu d’assaillants fussent arrivés seulement à moitié chemin de l’escalade ; mais le programme comportait que ledit plateau serait « défendu et emporté, » ce qui fut fait consciencieusement.

Le plateau consistait en une vaste lande tapissée de bruyères naines, à petites fleurs carminées dont le feuillage formait un tapis d’un vert-sombre que trouait, par places, la roche nue, que rehaussaient de taches d’or les bouquets de genêts rabougris et d’ajoncs marins.

Les tirailleurs couchés à plat ventre, derrière les plis du terrain, à l’abri de quelque amas de rocailles ou derrière les genêts, canardaient les arrivants qui durent se coucher à leur tour.

La plus grande partie des effectifs était en ligne ; plus loin, à la droite, sur une éminence, on voyait les officiers supérieurs se communiquant leurs impressions.

— Nom de Dieu ! fit Caragut, examinant le groupe et désignant Rousset et Raillard, si j’avais une balle dans mon fusil, ce que je vengerais les pauvres bougres qu’ils ont fait crever ; et, malgré qu’il sût son coup de fusil inoffensif, il ne put s’empêcher de le tirer dans leur direction.

— Il est de fait, que, en avant de la ligne, écartés comme nous le sommes, rien ne serait plus facile ; personne n’entendrait siffler la balle.

C’est dans une manœuvre comme celle-ci que Courtot, un type que tu n’as pas connu, — c’était dans les commencements que je suis arrivé au régiment, — a tiré sur un commandant qui lui avait fait avoir quinze jours de prison. La balle lui avait enlevé son képi !

— Et comment a-t-on su que c’était lui qui avait fait le coup ?

— Quand on a inspecté les fusils on a reconnu qu’il avait dû tirer à balle, la tranche des rayures étant luisante.

— L’imbécile ! pourquoi n’a-t-il pas tiré une ou deux cartouches à blanc !

— Ah ! tu penses, on avait fait sonner de suite la cessation de feu ; puis il ne s’était peut-être pas imaginé que la balle laissait des traces dans le canon. Et, de plus dans ses étuis vides, on a reconnu aux marques qu’il y en avait un à balle.

— Il ne pouvait donc pas le foutre en l’air. Moi je l’aurais enterré. C’est pas bien malin, le planter en terre, avec un coup de talon dessus ! Et ça y est.

— Dame ! il n’avait sans doute pas pensé à tout cela. Dans des occasions comme cela on ne réfléchit pas toujours à tout.

— Mais, comment avait-il pu se procurer des cartouches à balle ? c’est que l’on a bien soin de les compter soigneusement quand on nous en confie ?

— On le lui a demandé au conseil de guerre, ça n’est pas bien malin ; à une manœuvre où l’on avait distribué des cartouches à blanc, il en avait gardé deux. À la cible suivante, il les a brûlées en gardant les cartouches à balle. Il a même fait rigoler l’assistance à ce sujet, c’est en tirant une de ces cartouches à blanc, qu’on lui a marqué le seul rigodon qui, dans tous ses tirs, ait été marqué à son actif !

Caragut était resté rêveur.

— Quand je pense, fit-il au bout d’un instant, à tout ce que l’on nous fait endurer et aux facilités que l’on aurait de payer pendant les manœuvres, avec un petit morceau de plomb, toutes les insultes et les vexations que l’on endure le reste de l’année, je ne suis plus étonné que d’une chose : que ça ne se produise pas plus souvent, je crois, qu’au fond, nous n’avons que le traitement que nous méritons.

— Merci, tu n’y vas pas de main morte, toi ! Diable !… tuer un homme… comme cela… de sang-froid…, il faut vraiment lui en vouloir. On a beau dire que c’est facile, lorsqu’il s’agit de passer à l’exécution, ça doit être une autre paire de manches ; on doit se dire que l’on joue sa peau si on est pris, et puis, en fin de compte ou ne tue pas un homme, si rosse soit-il, avec la même indifférence que l’on écrase une punaise. Pour en arriver là, il faut avoir beaucoup souffert.

Des insultes ; des rebuffades, pffft ! on en reçoit tant, que l’une fait oublier l’autre ; et, ma foi, on finit par s’y faire si bien, qu’elles ne vous chatouillent plus l’épiderme.

Ah ! je ne dis pas, quand c’est par trop fort, sur le moment, si on avait la facilité !… mais après quelques jours, on oublie… autant en emporte le vent !

Caragut ne répliqua rien, mais, malgré lui, il caressait cette idée de se procurer des cartouches à balle. Il essaya de s’intéresser aux mouvements qu’on leur faisait exécuter pour essayer de chasser cette idée, mais, tout en tirant, il s’assurait du nombre de cartouches qui restaient dans sa cartouchière.

Malgré ses efforts, l’idée s’incrustait dans son cerveau, obsédante, et, finalement, sans bien se rendre compte de son action, il prit deux cartouches non brûlées qu’il fourra dans sa poche.

Cependant le corps assaillant avait fini par prendre l’avantage ; les bataillons de Brest délogés du plateau, durent battre en retraite. La poursuite à travers champs, le long des routes et des chemins, recommença de plus belle, jusqu’à ce que les manœuvres ayant ramené les combattants à proximité de la route de Brest à Pontanezen, l’ordre de cesser le feu fut donné. Après une halte de quelques minutes, les bataillons de Brest continuèrent leur chemin pour rentrer en ville, pendant que celui de Pontanezen regagnait son campement dont il n’était pas éloigné.

Caragut était devenu soucieux, malgré les plaisanteries de Mahuret ; à deux ou trois reprises, pendant le pseudo-combat, il avait vu se profiler, au bout de son fusil, les silhouettes de quelques-unes de ses bêtes noires ; et, palpant dans sa poche, les cartouches qu’il avait cachées, l’idée d’avoir des cartouches à balle hantait son cerveau… Ce serait si facile !


Le soir, à la distribution du courrier, le sergent de semaine appela Caragut et lui remit une lettre qu’il se dépêcha d’ouvrir.

— Des nouvelles de chez toi ? fit Mahuret.

— Oui, mon père est malade ; les fièvres l’ont repris, il est retourné au pays. C’est le cousin de mon père qui m’avertit que la maladie se complique de phtisie et qu’on n’espère pas le sauver.

— Mais alors, puisque tu as une jeune sœur, à ce que tu m’as dit, tu pourrais être renvoyé comme aîné d’orphelin, si ton père vient à mourir ?

— Oui, seulement tout en ne professant pas, pour mon père, un amour des plus ardents, je ne souhaite pas sa mort. Pourtant, je sens bien que s’il me faut finir mes cinq ans, je claquerai de consomption, à moins que je ne me fasse fusiller !… Bah ! après tout, on ne meurt qu’une fois !… Peut-être le médecin se trompe-t-il… Peut-être, aussi, mon temps se passera-t-il mieux que je ne le pense… L’espérance fait vivre et, malgré tout, on ne la perd jamais complètement, même dans les situations les plus sombres… Sans cela !… Qui sait ! Il peut se produire d’ici-là des événements qui changent la face des choses !


IX


Une promenade à travers la campagne, jusqu’à Plougastel-Daoulas, avait été projetée entre quelques camarades dont faisaient partie Caragut, Mahuret, Brossier ; trois pays de ce dernier, et un autre camarade, lyonnais du nom de Picot complétaient la bande.

On devait partir un dimanche matin, sitôt la soupe mangée. Nos marsouins se promettaient une bonne journée de ballade et de liberté. Comme ils voulaient user de leur journée complète, ils avaient chargé leurs camarades de lit, de leur mettre leur gamelle de côté, préférant manger leur rata froid que de s’astreindre à rentrer vers quatre heures.

La veille du dimanche convenu était jour de prêt, avec les cinq sous du prêt précédent qu’il avait soigneusement mis de côté, et les quinze centimes de son bon de tabac qu’il avait vendu, ne fumant pas, Caragut se trouvait possesseur d’un capital de soixante-cinq centimes dont il pouvait disposer pour sa promenade : de quoi payer sa quote-part quand on s’arrêterait en route pour se rafraîchir.

Caragut savait, pour les avoir vus entre eux, qu’avec Brossier et ses camarades, il faisait bon, quand on allait chez le débitant, d’avoir de quoi payer son écot. Pour Mahuret, avec lui, il n’avait pas à se gêner, mais, outre qu’il ne voulait pas lui être continuellement à charge, il ignorait si, plus que lui, il était en fonds.

Sitôt que la revue fut passée, et qu’ils se furent débarrassés de leur fusil et de leur sac, ils coururent à la cuisine chercher leurs gamelles que Mahuret, qui était bien avec le maître-coq, obtint d’enlever quoique la soupe ne fut pas encore sonnée. Ils se dépêchèrent d’en avaler le contenu, et lorsque le clairon sonna la soupe, signal qui, également, indiquait que l’on pouvait sortir du quartier, ils étaient prêts à se mettre en route.


Il faisait un temps superbe, le soleil dardait ses rayons sur la campagne, inondant de clarté la route qui s’allongeait toute blanche, à travers les échancrures des feuilles des arbres et des haies des chemins.

L’air qui soufflait de la mer, tempérait l’atmosphère que le soleil n’avait pas encore eu le temps de surchauffer. Nos promeneurs étaient dans d’excellentes conditions pour leur promenade pédestre.

Cependant il fallait quelque chose pour faire descendre la soupe si hâtivement absorbée. Est-ce qu’il peut y avoir, pour le soldat, une bonne fête si le gosier n’est pas arrosé ! Il fut décidé d’un commun accord d’aller boire la goutte pour se donner des forces avant de se lancer en pleine route.

Tout près du quartier, était un débit que les amis de Brossier avaient l’habitude de fréquenter ; la petite troupe s’y arrêta et se fit servir deux quarts d’eau-de-vie qui furent lampés en un clin d’œil. Chacun fut taxé à quinze centimes, il restait à Caragut cinquante centimes de bon pour une consommation ultérieure.

Ainsi réconfortés, nos fantassins étaient les plus heureux troupiers du monde. Ils oubliaient les misères du métier, les tracasseries de l’autorité, la contrainte de la discipline, l’avilissement de l’obéissance. Ils s’en allaient, causant de leurs souvenirs, des amis laissés au pays, des parents qui les attendaient, de leurs rêves d’avenir, de leur retour au village ; quelques-uns confiant qu’une « bonne amie » les attendait, et se faisant à l’avance, fête du retour.

La gaité de la campagne environnante, l’eau-de-vie aidant, leur remplissait la tête d’espoirs radieux. La caserne était loin, derrière eux ; ils oubliaient qu’ils devraient y revenir le soir même.

Il était loin de leur pensée qu’avant de retourner chez eux, ils auraient à passer par la Cochinchine ou le Sénégal, et que beaucoup ne revenaient jamais de ce voyage ! Il faut si peu de chose, quand on est jeune, pour vous faire voir la vie en rose : la vie coule si luxuriante dans vos veines, à flots si pressés, qu’il vous semble qu’elle ne tarira jamais.

Ils avaient abandonné la grand’route pour se lancer dans un petit chemin pittoresque, bordé de ces talus couronnés de chênes étiques, d’ajoncs épineux et de genêts aux fleurs d’or, dont nous avons déjà parlé !

Il avait plu la veille, de véritables mares s’étaient formées dans les ornières du chemin, barrant le passage à tous moments. Pour éviter de se crotter les promeneurs durent chercher les bosses de terrain ou les pierres émergeant de l’eau, qu’ils sautaient de l’une à l’autre, pour recommencer un peu plus loin.

Une vache qui s’était échappée d’un pré voisin, pataugeait là-dedans, obstruant le passage. Nos promeneurs durent pousser sur le bord du chemin, afin de pouvoir passer, la bête qui les regardait de ses grands yeux humides, les frôlant de son mufle rose.

On arriva sur une falaise qui dominait la mer. D’énormes quartiers de roches noirâtres surplombaient la plage qui, à leur pied, s’étendait couverte de sable et de galets, tiquetée çà et là, de rocs à fleurs de terre, couronnés d’algues et de varechs tout humides.

L’aspect de ce coin de marine était grandiose et sévère mais d’un charme attirant cependant, Caragut et ses compagnons s’étaient arrêtés au bord de la falaise, aspirant à pleins poumons les senteurs salines qui se dégageaient des amas de goémons et que la brise rafraîchie soufflait sur la campagne, Caragut, particulièrement était heureux, doucement attiré par le spectacle qu’il avait sous les yeux.

Au fond, la mer s’étendait au loin, en une immense nappe d’eau, sans limites, tachetée de loin en loin par de minuscules points blancs que l’on devinait être quelque voile au large. Le vert sombre de l’eau était rendu plus profond par les rayons du soleil, tandis que la crête blanche des vagues scintillait de gouttelettes de cristaux transparents retombant en cascade dans le vert de la nappe.

Mais comme ils étaient encore loin du but de leur promenade, après avoir jeté un coup d’œil à l’admirable tableau qui s’étalait à leurs yeux, Brossier et ses pays se remirent en route, observant qu’il leur restait nombre de kilomètres à faire encore, et qu’on n’avait pas le temps de s’attarder. Caragut s’arrachant à regret au spectacle qui le captivait, dut, forcément, leur emboîter le pas. On côtoya quelque temps encore la mer, puis le chemin les ramena au milieu des champs et de la verdure.

La conversation qui s’était arrêtée sous l’impression de l’admiration ressentie, avait repris à bâtons rompus, avec la marche. Lorsque chacun eut épuisé sa provision de souvenirs, on retomba inévitablement dans les dégoûts du métier, mais diverses étaient les sensations. L’un regrettait ses champs, un autre son métier, celui-là, les noces qu’il pouvait faire les jours de paie, celui-ci, une fiancée, tous désireux d’être débarrassés des chaînes de la servitude, mais subissant la chose comme un mal nécessaire, n’élevant pas leur conception jusqu’à envisager la possibilité de la suppression de cet esclavage.

— C’est-il pas enguignonnant tout de même, disait un des camarades de Brossier, d’être forcé de faire le Jacques, quand je pense que sans le foutu numéro qui m’a amené ici pour cinq ans, je serais, à l’heure qu’il est, avec une fille de chez nous qui m’apportait pour dix mille francs de biens au soleil. Je serais chez moi, tranquille, à mon aise, soigner mes bestiaux, au lieu que le père est forcé, en mon absence, de prendre un domestique pour travailler nos champs.

Ma bonne amie m’a bien promis de m’attendre, mais en cinq ans elle a le temps de changer d’avis, d’autant plus qu’elle ne manquait pas de galants. Je ne retrouverai certainement pas un parti semblable si elle m’échappe.

— Et moi, interrompit le Lyonnais, on m’avait promis une place dans un grand magasin où je n’aurais eu qu’à me laisser aller pour arriver, en peu de temps, à avoir une très belle situation. Au lieu de cela me v’là avec un fusil dans les pattes, avec un sou par jour. Et tout ça ! pour aller garder des pays dont je me fous comme de l’an quarante.

— Il est de fait, dit Brossier, que ce n’est pas juste. S’il y a besoin de soldats, pourquoi que l’on ne fait pas comme en Angleterre : ne prendre que des volontaires ? Il n’y aurait qu’à bien les payer, on n’en manquerait pas.

— Ça, murmura Mahuret, entre ses dents, j’en doute fort. Il pourrait y avoir du mécompte.

— On a besoin de soldats pour défendre la France, fit le premier qui avait parlé, du nom de Saillant, ça, je le reconnais, c’est juste ; les autres pays nous mangeraient si nous n’étions pas en état de nous défendre. Mais, enfin, il y aurait moyen d’arranger cela de façon à ce que ceux à qui le métier déplaît ne soient pas forcés de partir. Ainsi, on a beau dire, mais le système de remplacement avait du bon.

— Pour ceux qui avaient de l’argent, goguenarda Mahuret.

— C’est-à-dire, fit Caragut qui n’avait soufflé mot jusque-là, que si le remplacement existait encore, tu aurais donné dix-huit cents ou deux mille francs à un pauvre diable pour qu’il aille, chez les Annamites, se faire casser la gueule pour toi ; se faire anémier par le soleil de Cochinchine ; gratter les boyaux par la dyssenterie pour que tu restes tranquille chez toi, à faire valoir ton bien.

— Pourquoi pas, après tout, les deux mille francs que je lui aurais donnés ne se gagnent pas comme cela à rien faire. C’est qu’il faut gratter dur et longtemps, pour les mettre de côté, il faut savoir courir des risques.

— D’ailleurs, tous n’y crèvent pas, fit un autre — un pauvre diable, qui, avant de venir au régiment, était forcé de se louer chez les fermiers — on en revient, et avec deux mille francs, on pourrait avoir une belle pièce de terre. Et à la lueur dont brillèrent ses yeux en prononçant cette phrase, on devinait que lui aussi regrettait le remplacement — pour pouvoir se vendre.

— Hé ! fit Caragut, je ne dis pas que celui qui partait à la place de celui qui le payait n’était pas aussi satisfait, sinon davantage, du marché, mais enfin, trouvez-vous que ce soit juste qu’un individu en soit réduit à faire ainsi bon marché de sa peau pour quelques malheureuses pièces de cent sous que, le plus souvent, il dévorait en peu de temps ?

Voyons, franchement, si on t’offrait deux mille francs pour faire un métier pendant cinq ans, tout en sachant que tu y claqueras au bout de deux ans, accepterais-tu ?

— Dame ! non, fit un peu refroidi celui qui aurait bien voulu pouvoir gagner la prime de remplacement.

— Quant à ça, dit Saillant, c’est une loterie, et puis je n’ai pas à voir si c’est bien ou mal, je m’en fous, ça est comme ça est, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Puisque la société est organisée comme cela, le mieux est de s’en tirer du mieux que l’on peut.

— Ce que tu pourrais y faire ? ce serait de raisonner un peu. Voyons, tu trouves que ce n’est pas juste que l’on te force à donner cinq ans de ton existence pour faire un métier qui te déplaît. Trouves-tu que ça soit plus juste d’en forcer un autre à les donner à ta place ? Parce que tu auras de l’argent à lui donner, et que l’appât du gain lui fermera les yeux sur les inconvénients qui l’attendent, crois-tu que ces inconvénients en existeront moins, et lui seront moins poignants que pour toi qui obéis à la crainte du gendarme ? Les avanies en sont-elles moins écœurantes parce que le mobile qui vous les fait affronter n’est pas le même ?

— En tous cas, il aura toujours été payé.

— Si le marché avait été résiliable, crois-tu qu’il n’aurait pas été rompu plus d’une fois ?

— Mais alors, si tu es content qu’il n’y ait plus de remplaçants, si ça te plaît de voir tout le monde faire ses cinq ans, de quoi te plains-tu ? tu devrais être content d’être soldat !

— Hé non ! Ce que je trouve mal, c’est qu’il y ait des soldats. Je voudrais voir disparaître de nos mœurs, cette plaie hideuse, le militarisme, qui nous ronge et nous affaiblit.

Réfléchis un peu : Nous sommes jeunes, pleins de vigueur ; l’existence nous sourit, notre être ne demande qu’à s’étendre et à se développer et notre cœur à s’ouvrir à tous nos semblables. On nous prend et on nous enferme dans des casernes où tout nous est mesuré : l’air, l’espace, la lumière, on nous arrache à l’affection des nôtres et on nous isole de nos semblables.

Nous aurions voulu apprendre tout ce qui se déroule à notre intelligence, et on nous brise le cerveau pour le modeler à un métier de brute.

Nous sommes impatients de toute entrave, ce que nous voulons, c’est pouvoir user librement de nos facultés ! on nous courbe sous la discipline.

Nous sommes dans l’âge où l’amour nous talonne, où nous ne demandons qu’à nous répandre en caresses, à créer de nouvelles existences, on nous met un fusil dans les mains, et on nous dresse à donner la mort.

Lorsqu’un individu, soit dans un but de lucre, soit par un acte irraisonné, sous la pression de la colère d’un instant, arrache la vie à un de ses semblables, on l’arrête, on l’enferme, on le juge, on le condamne et on l’exécute pour lui apprendre qu’il ne doit point tuer ; tout meurtrier est couvert de réprobation. Et, à nous, tous les jours, à toute heure, on nous enseigne les différentes manières de donner la mort ; on brise notre volonté pour que, machines stupides, nous marchions au gré de ceux qui nous dirigent, sans discuter les actes qu’il leur plaira de nous faire accomplir. On nous tue si nous refusons de nous plier.

— Tout cela est bel et bien, fit Brossier, mais ce sont des phrases. Il y a une chose certaine, c’est qu’il faut se mettre en état de défense, au cas où un voisin mauvais coucheur voudrait nous chercher chicane.

— Ça, mon cher, c’est le prétexte que prennent les gouvernants pour nous forcer à être soldats ; c’est, bien souvent encore, sous le prétexte de se défendre qu’ils attaquent les premiers. Une fois que l’on a en mains la possibilité de s’agrandir aux dépens de ses voisins, c’est rare si la main ne vous démange pas à en essayer.

Moi aussi, je suis pour que l’on se défende lorsque l’on vous attaque, mais je voudrais pouvoir le faire à ma guise, et ne pas être l’instrument de ma propre servitude ; en haine d’un danger que les précautions prises pour le conjurer ne font qu’envenimer, je ne voudrais pas être le propre artisan de mon asservissement.

— Mais pour ça, fit Picot, il faudrait une entente de toutes les puissances, qu’elles acceptent toutes de désarmer. Mais il est bien évident qu’aucun pays ne voudra commencer le premier ; ce serait se mettre à la merci des voisins qui n’en feraient pas autant. :

— Et comme les gouvernements, fit Caragut, ont besoin de leurs armées, pour se défendre à l’intérieur autant qu’à l’extérieur, sinon plus, il est bien évident que nous ne verrons jamais cette entente tant que nous serons assez bêtes pour nous laisser réduire à l’esclavage sous prétexte de défense nationale.

Les promeneurs marchèrent quelque temps en silence, ruminant les réponses de chaque interlocuteur ou cherchant de nouvelles réflexions à produire.

Caragut reprit la discussion.

— Oui, de même que l’on dresse des coqs au combat, des chiens de lutte pour amuser de leur férocité une galerie de parieurs stupides, on nous exerce et on nous habitue à donner ou recevoir la mort sans en connaître la raison, sans que nous ayons à discuter du lieu, de l’heure, ni du moment où il plaira à nos maîtres de nous envoyer à la tuerie. Nous sommes les pions que l’on pousse sur l’échiquier. Comme eux nous devons être aussi passifs, ne devant sortir de notre passivité que pour donner la mort à ceux que l’on nous oppose.

Pendant cinq ans on nous habituera à cette besogne, on nous exercera à tirer parti des armes meurtrières que l’on nous met entre les mains. Et notre abrutissement est tel que nous ne savons pas les faire servir à notre délivrance. Nous brûlons de les planter dans la poitrine d’individus que nous n’avons jamais vus, qui ne nous connaissent pas davantage, de la mort desquels nous n’avons aucun avantage à tirer, et qui, peut-être, dans le cours de la vie, pourraient devenir les meilleurs de nos amis, si nos maîtres n’avaient intérêt à nous opposer les uns les autres.

C’est un crime de donner la mort isolément, mais c’est glorieux d’organiser des massacres d’hommes jeunes, vigoureux, qui pourraient être bons et aimants, et que l’on lance les uns contre les autres, au plus grand profit de certains flibustiers.

Ah ! que je voudrais le tenir ces rimailleurs du diable qui ont chanté : « la guerre est sainte ! la guerre est noble ! la guerre est féconde ! » et autres férocités semblables.

Je voudrais les voir aller débiter leurs inepties au paysan pleurant sur sa chaumière incendiée, ses récoltes ravagées, ses bestiaux enlevés, à la mère pleurant son fils couché d’une balle sur la terre labourée par les canons.

Et Caragut s’animant de sa tirade, s’était arrêté en train de taillader dans la haie du chemin, à grands coups de son sabre qu’il avait tiré du fourreau, et le maniant avec une ardeur telle qu’il était à supposer que s’il eut tenu les rimailleurs en question, ils auraient passé un bien mauvais quart d’heure.

— Hé ! dis donc ! fit Mahuret qui le regardait faire, elle ne t’a rien fait cette haie pour que tu la charcutes de la sorte.

Caragut avait repris sa route, remettant son sabre au fourreau.

— C’est vrai, fit-il, quand je pense à toutes ces choses, ça m’exaspère. Voyons ! qu’est-ce qu’elle rapporte la guerre pour qu’on la trouve juste et nécessaire ? N’est-elle pas aussi néfaste aux vainqueurs qu’aux vaincus ? Malgré les dépouilles qu’il tire du vaincu, le vainqueur n’est-il pas incomplètement soldé de ses frais de conquête ?

L’un et l’autre n’y perdent-ils pas la partie la plus vive de leur population ? Ne sont-ils pas ensuite forcés de consacrer le meilleur de leurs forces productives à regarnir leurs magasins, à reconstituer leurs arsenaux, à transformer leur matériel de guerre ? Et la jeunesse qui se pourrit dans l’oisiveté de la caserne, et dont ils éparpillent les cadavres sur les champs de bataille, ne serait-elle pas mieux aux champs et à l’atelier pour produire au lieu d’absorber le travail des autres ?

Si encore, la guerre avait l’excuse de la nécessité ; mais non, rien de plus absurde que les prétextes mis en avant pour entraîner deux peuples à se massacrer. Et si on connaissait les mobiles réels qui font agir ceux qui occasionnent ces catastrophes, ce serait bien plus absurde encore. Qui saura jamais les tripotages que couvre une expédition ?

Mais j’admets que ce soit réellement par patriotisme que se fasse une guerre ; quand, par exemple, les gouvernants d’un pays prétendent que les habitants de telle province doivent leur payer les impôts plutôt qu’à leurs voisins, ils ne manquent certainement pas d’arguments pour appuyer leurs prétentions.

Tantôt cette province est rattachée à leur pays par telle ou telle configuration géographique, tantôt cette province a fait, autrefois, partie de leur confédération — ils se gardent bien de dire en vertu de quelles circonstances — tantôt encore, les habitants de cette province parlent la langue des réclamants. En voilà assez pour que ces derniers mettent des centaines de mille hommes sous les armes que l’on enverra se faire massacrer et qui ne gagneront, dans ce massacre et cette conquête, qu’une augmentation d’impôts à payer, s’ils retournent valides dans leurs foyers.

On se garde bien, surtout, d’interroger auparavant les habitants de la province en litige. Ils pourraient répondre qu’ils n’ont pas de préférences plus pour l’un que pour l’autre des belligérants et préféreraient être libres de ne payer d’impôts à personne.

On se tue pour la conquête de provinces habitées, et il y a des terrains immenses qui restent incultes faute de bras pour les faire produire. Et pour maintenir ce bel état de choses, on immobilise des millions d’hommes dans la fainéantise alors que d’autres millions d’individus s’épuisent à travailler des douze et treize heures par jour pour subvenir à tous ces frais, pour parer à tous les parasitismes.

— Oui, fit Brossier, tout cela est bon, mais encore une fois, il faut pouvoir se défendre si on vous attaque. Qui désarmera le premier ?

— Hé ! certainement, si on vous attaque il faut se défendre, cela ne fait aucun doute ; mais comme ceux qu’on lance sur vous n’ont davantage aucun intérêt à vous attaquer, comme ils préféreraient également rester chez eux à caresser leurs femmes, embrasser leurs marmots et cultiver leurs champs, il résulte de tout ceci, que c’est notre bêtise à tous qui fait la possibilité de la guerre. Or, l’individu intelligent qui s’aperçoit qu’il fait une bêtise s’arrête ; pourquoi les peuples n’agiraient-ils pas de même ? C’est parce que ceux qui nous gouvernent ont intérêt à nous exciter les uns contre les autres pour prolonger leur exploitation, nous maintenir plus solidement sous le joug.

Caragut, une fois parti sur son terrain favori, s’enflammait sans s’en apercevoir et ne s’arrêtait plus.

Sous la conduite de Mahuret qui leur servait de guide, connaissant tous les environs de Brest pour les avoir parcourus nombre de fois en tous sens, les promeneurs avaient quitté la grande route pour s’engager en un chemin assez large bordé à leur droite par le mur d’enceinte d’un parc immense. Depuis un quart d’heure, ils longeaient ce mur et le voyaient se continuer devant eux, dominé par la cime des arbres de haute futaie qui s’élevaient en l’air, étendant par dessus leurs rameaux verdoyants.

La crête était couronnée par des nappes de lierre dont les frondaisons retombaient du côté de la route, tapissant ce vieux mur de guirlandes d’un vert sombre et luisant.

— Je suis bien sûr, fit Mahuret, en plaisantant, que les propriétaires de ce parc ne sont pas si bêtes que nous, et qu’ils ne vont pas passer cinq ans de leur existence à la caserne, ou bien se faire casser la gueule dans des disputes qui ne les intéressent pas.

— Tiens, répliqua Caragut, puisque nous sommes là pour y aller à leur place.

Brossier et ses copains supputaient avec admiration l’étendue de terrain que devait contenir l’enceinte de ce mur.

— Bon sang, fit l’un d’eux, résumant les réflexions des autres, quelles belles pièces de terre il y aurait à tailler là-dedans !

À leur gauche s’étendaient des prairies, coupées de loin en loin par l’inévitable clôture de talus couronnés de chênes nains, ombrageant le chemin, et tamisant les rayons du soleil qui s’élevait à l’horizon dans un ciel d’un beau bleu intense sous lequel semblaient voltiger quelques nuages blancs, si légers qu’ils semblaient de la ouate effilochée, et dont le contraste faisait paraître, à travers leurs déchirures, le bleu du ciel plus profond.

La discussion s’était à nouveau arrêtée, et les promeneurs marchaient silencieux.

— Dis donc, fit l’un d’eux, s’adressant à Caragut, tu dois avoir la pépie, à force de bavarder ? Moi j’avoue que j’ai attrapé soif rien que de t’entendre.

— Au bout de ce chemin, fit Mahuret, il y a un village où nous pourrons nous arrêter pour boire un coup.

Dix minutes après ils étaient attablés, ayant chacun devant soi une tasse de cidre.

— Alors, fit Brossier, reprenant la conversation où on l’avait laissée, selon toi il ne devrait plus y avoir d’armée, plus de soldats ?

— Non, car il n’y a rien de plus absurde, rien de plus anti-naturel.

Ou bien le droit du plus fort est la seule règle des hommes, alors pourquoi s’arrêter à l’appliquer entre nations seulement ? Pourquoi ne pas l’étendre aux relations individuelles ? Pour quelles raisons irais-je me battre à des centaines de lieues contre des gens qui ne m’ont rien fait, quand, à côté de moi, j’en ai qui me froissent tous les jours dans ma liberté, me gênent dans mon évolution, me rationnent ma pitance et m’empêchent de satisfaire la plupart de mes besoins ?

Si les hommes doivent s’arracher leur pâture, se disputer la possession d’une portion de terrain, s’éventrer pour se faire place au soleil, qu’on le dise carrément, et alors, au lieu de me ruer sur des individus qui ne m’ont rien fait, que je ne connais pas, dont l’existence ne gêne pas la mienne, je tournerai ma force contre ceux qui m’exploitent, contre ceux qui, dans ma propre patrie, ne m’ont laissé aucune place pour m’installer un abri, pas un seul coin de terrain pour y cultiver de quoi me nourrir, ne me laissant même la possibilité d’employer ma force de production s’ils n’ont pas intérêt à l’exploiter, et qui, comble de dérision, ne me laissent même pas le droit de me promener à ma guise, me feront un crime de ne pas avoir de domicile, m’enfermeront comme un malfaiteur, quand leur exploitation m’aura réduit à coucher à la belle étoile.

— Bon ! objecta Mahuret qui, jusque-là, n’avait rien dit, ce que tu nous dis là, ça n’est pas nouveau, je l’ai entendu rabâcher plus de cent fois dans les réunions publiques où j’allais quelquefois à Paris ; mais enfin toutes ces choses que l’on trouve injustes, que l’on ne subit qu’à contre-cœur, contre lesquelles on récrimine tant, comment se fait-il qu’on se les laisse imposer et qu’on s’y plie tout en rechignant ?

— Ça c’est plus compliqué. Il y a d’abord notre éducation, tous les préjugés que l’on nous inculque depuis des siècles. Nous naissons au milieu de choses et d’institutions qui existent et que l’on nous apprend à respecter ; on s’y développe, on y grandit, en entendant tous les jours vanter cet état de choses comme immuable ; on nous apprend que les maux dont nous nous plaignons sont dus à l’imperfection humaine, et que nous devons les subir en échange des avantages que nous procure l’organisation sociale ; on nous assure que si nous touchions trop brusquement à cette dernière, il en découlerait des maux encore pires que ceux que nous voulons empêcher ; que notre existence et notre bien-être sont attachés à la conservation de ce qui est.

Si toutes les institutions que vous trouvez si mauvaises, nous dit-on, venaient à disparaître, nous serions en proie aux pires cataclysmes ; les hommes se déchireraient, il n’y aurait plus de développement possible, plus de vie assurée ! Et comment ne pas croire à la vérité de ces axiomes, quand les vérités contraires ont toutes les peines du monde à pouvoir se produire, quand elles ne peuvent se faire entendre que d’une voix timide et détournée ?

Si l’existence de l’individu se développe sans avoir trop à souffrir des institutions qu’on lui donne à respecter, sans qu’elles le froissent de trop lorsque les circonstances le mettent en contact avec elles, il croit à leur efficacité, il les considère comme la sauvegarde de sa sécurité, et passe par les petits inconvénients, les acceptant comme les tares inévitables de l’imperfection humaine. Ne lui a-t-on pas appris à considérer la Société Humaine comme un être supérieur auquel doit s’immoler l’humble individualité !

Il faut que ces institutions en arrivent à le blesser bien profondément, qu’il ait amèrement à se plaindre de leur partialité, que son tempérament l’incite fortement à l’analyse des choses pour que son cerveau réagisse contre l’éducation première et les idées préconçues que l’on y a fourrées à force de les ressasser. Et encore, ses premières observations, ses premières critiques restent-elles à l’état indécis dans son cerveau, tant qu’il n’a pas été en rapport avec d’autres individus ayant abouti aux mêmes conclusions, tant que ses lectures ne sont pas tombées sur les livres où sont consignés les mêmes aperçus. Combien acceptent l’état de choses actuel faute de s’être trouvés dans le milieu qui eût favorisé le développement de leurs premières observations.

Et ensuite, lorsqu’on en a reconnu toute la fausseté, qu’on ne les subit plus que comme contrainte, que de luttes, que de préjugés secondaires à éliminer avant que d’oser lutter ouvertement, en tentant de s’y soustraire, contre l’organisation qui vous opprime. Sans compter les persécutions que l’on s’attire lorsque vous vous attaquez aux institutions fondamentales de l’organisation sociale. Et, en raison de toutes ces difficultés, et de l’isolement où se trouve chaque individu, on se borne à murmurer chacun dans son coin, à récriminer sans essayer de réagir et de se soustraire à la continuation des abus qui se perpétuent par l’indifférence des uns, l’ignorance des autres, et la complicité de tous.

En raison de cela, il se produit ce fait : on proclame, comme aujourd’hui, par exemple, en théorie la fraternité des peuples, on reconnaît que chacun d’eux a le droit de vivre à sa guise, selon ses mœurs, ses usages, le caractère et le tempérament des individualités qui le composent, et, en fait, on se ruine à fabriquer des instruments de meurtre, en vue des agressions futures.

Bien mieux, l’industrie, le commerce, se sont tellement développés, qu’aujourd’hui un peuple, quel qu’il soit, ne pourrait s’isoler et vivre à l’écart des autres. Tout devient international, les postes, les chemins de fer, les banques, la monnaie, ne peuvent se développer sans faire l’objet de conventions entre les différentes puissances.

Les relations commerciales se sont tellement enchevêtrées, les échanges sont devenus si nombreux, qu’un peuple qui actuellement tenterait de s’isoler des autres, en aurait l’existence de ses habitants tellement bouleversée qu’il se verrait forcé d’y renoncer. Les produits d’un peuple se répandent par tout l’univers, mais en retour il tire pour sa subsistance des produits de toute la terre.

Donc, l’évolution humaine nous mène à l’alliance de tous les peuples, cela est admis, on le constate tous les jours, et parce qu’il plaît à certains intérêts de tenir des armées formidables sur pied, amenant ainsi les peuples à se regarder en chiens de faïence, les nations continuent à se ruiner en hommes et en argent pour préparer la guerre.

Peut-être, à l’avenir, la guerre ne se fera-t-elle plus pour s’assurer la suprématie sur son voisin ou pour se disputer une province. Étant donné le courant d’idées qui se développe, ceux qui nous dirigent commencent à avoir peur de la guerre. Mais comme ils ont besoin de l’armée à leur service, qu’il faut bien en justifier le maintien, on les emploiera à aller « civiliser » — c’est le terme consacré — les peuples que l’on qualifie « d’inférieurs », parce qu’ils ne sont pas encore arrivés à notre état de développement. Cela aura un triple avantage : ce sera la justification des armées permanentes, cela permettra d’ouvrir des débouchés nouveaux aux produits nationaux, nécessitera une augmentation du personnel fonctionnaire, et par-dessus le marché, les soldats pourront, dans ces entreprises, se faire la main pour les besognes à venir. Ce n’est donc qu’à son corps défendant, poussée par les circonstances, comme le besoin de dénouer des complications intérieures, que la gent gouvernementale se déciderait à une guerre continentale.

Les conquêtes coloniales, voilà le rôle futur des armées. Aujourd’hui l’humanité se borne à la seule race blanche — et dans celle-ci, n’y a-t-il encore que « l’élite » qui compte. — Des « savants » ne craignent pas de le déclarer : l’Européen a le droit, pour se développer, de détruire tout ce qui n’est pas en état de lui résister. Le fait seul de disparition des races, dites inférieures, devant les empiètements de la « civilisation » est la démonstration la plus complète de cette théorie, ainsi que la justification du fait accompli. Si les races disparues avaient été dignes de la « civilisation » elles auraient résisté à l’élimination. Ce n’est pas plus malin que cela : Vous êtes seul, avec un méchant bâton dans les mains, nous arrivons à plusieurs, armés de fusils à tir rapide, de revolvers et armes bien tranchantes, nous vous massacrons, c’est bien fait pour vous, vous étiez de race « inférieure » ! C’est dommage que Lacenaire et Troppmann n’aient pas fait valoir cette argumentation, ils auraient été acquittés. Mais en sociologie, il y a des « savants » qui sont payés pour trouver des arguments de cette force !


Il y avait déjà un moment que les buveurs avaient vidé leurs tasses, et qu’ils se préparaient à se remettre en route.

Ce fut Mahuret qui donna le signal en faisant observer qu’ils n’étaient pas encore arrivés.

La dépense fut soldée, et les promeneurs reprirent la route, heureux de se dégourdir les jambes, et de secouer l’espèce de torpeur où commençait à les plonger le discours de Caragut. Ils avaient l’intuition que ce qu’il leur disait devait être vrai, mais il leur aurait fallu une somme d’efforts trop grande pour en saisir toute la portée, et, du reste, ils étaient venus pour s’amuser et non pour faire de la sociologie.

Caragut qui, avant de venir à Brest, n’était jamais sorti de Paris, n’avait pas les yeux assez grands pour admirer les échappées de paysage que lui découvraient les accidents de terrain. Ses camarades marchaient un peu à la débandade, le laissant aller seul, comme s’ils avaient la vague appréhension d’être encore « rasés ». Il pouvait donc, à son aise, s’arrêter aux coins qui le ravissaient, aux carrefours, passer l’inspection des calvaires de granit dont quelques-uns étaient ciselés comme de vrais bijoux.

Les habitants du pays qu’ils croisaient sur la route, attiraient aussi son attention. Ce n’étaient plus ces Bretons sombres des environs de Brest, habillés de noir, coiffés de chapeaux de feutre noir, enrubannés de velours également noir, et dont la mise plus ou moins délabrée annonce la misère.

Ici, c’étaient des pêcheurs à la culotte de coutil blanc, vêtus de gilets et de vestes de diverses couleurs gaies, enjolivées de boutons de métal, plats, chevauchant les uns sur les autres, en une seule ligne du haut jusqu’au bout de la veste ou du gilet. Sur leurs épaules pendait le long bonnet de laine rouge, que l’on est accoutumé de voir aux marins de la première république, sur les gravures de l’époque et du plus pittoresque effet.

Les femmes avaient des costumes d’un aussi agréable aspect. Des corsages aux couleurs tendres, agrémentés de broderies où la soie jaune étalait sa note dominante. Leurs coiffures de tulle et de dentelle, rappelaient les coiffures du moyen-âge ; quelques-unes se rapprochant du hennin du temps d’Isabeau de Bavière.

Cela était propre, coquet, gracieux, et donnait une tout autre tournure à ceux qui les portaient.

Nos promeneurs s’approchaient de Plougastel, ils savaient que c’était le costume de la localité qu’ils avaient sous les yeux, le connaissant déjà, pour l’avoir vu à quelques pêcheurs qui viennent parfois jusqu’à Brest vendre le produit de leur pêche, ou bien — lors de la saison — apporter de ces fraises excellentes et bon marché, que la localité produit en abondance.

Ils ne tardèrent pas à faire leur entrée dans le bourg.

Après avoir tourné autour du calvaire, visité l’église, parcouru le cimetière, vaqué un peu par les rues, ils entrèrent chez un débitant où ils se firent servir chacun une tasse de lait qu’ils dégustèrent en mangeant des fraises achetées à un habitant qu’ils avaient rencontré en portant un plein panier.

Ils étaient contents de leur promenade, heureux de respirer à pleins poumons l’air pur que la brise apportait. La fraîcheur de la verdure environnante, et, surtout, la joie de ne pas être talonnés par le spectre de la discipline, sous la forme d’un gradé quelconque, les rendait joyeux et dispos. Leur état d’esprit leur faisant envisager la nature environnante sous un aspect plus agréable que s’ils l’avaient visitée, sac au dos, en armes, sous la conduite d’un état-major.

Après avoir mangé les fraises et bu le lait, ils se firent servir du cidre, désireux de s’attarder à cette table, d’éloigner le moment de réintégrer la caserne, en dégustant, à petits coups, la boisson qu’on leur avait servie, et regardant défiler les consommateurs qui venaient boire leur bolée de cidre ou lamper leur verre d’eau-de-vie. À travers la porte ils apercevaient les habitants vaquer à leurs affaires. Le spectacle du débitant et de la débitante courant d’un consommateur à l’autre, affolés lorsqu’ils avaient deux groupes de clients à servir à la fois, n’était pas moins curieux.

Lorsqu’ils furent rafraîchis et suffisamment reposés, le soleil était déjà tourné au couchant, on agita la question de retourner au quartier, mais, pour varier le plaisir, il s’agissait de prendre un chemin différent de celui par lequel on était venu. Mahuret, qui connaissait parfaitement la localité, se chargea de les ramener de bonne heure à la caserne tout en leur faisant voir de nouveaux sites.

Brossier marchait en tête avec ses trois pays, chantant des refrains de leur village, s’arrêtant, lorsqu’ils se trouvaient à un carrefour pour demander à Mahuret le chemin à prendre.

Mahuret, Caragut et le Lyonnais, s’entretenaient de ce qu’ils avaient vu, échangeant les réflexions que leur inspiraient les objets qui les intéressaient sur la route, pendant que leur arrivaient les éclats de voix des chanteurs :

Les maires et les préfets
Sont des vilains cadets,

bis

Ils nous font tirer au sort,
Tirer au sort

bis

Pour nous conduire à la mort.

Et, insensiblement, la conversation retombait sur la question qui les tracassait le plus : les ennuis du métier, et le désir d’en avoir fini.

Il était près de six heures lorsqu’ils arrivèrent à la caserne. Ils trouvèrent sous leur lit, leur gamelle que leurs camarades, selon leur promesse, avaient mise en réserve. Caragut auquel il restait deux sous proposa d’en mettre chacun autant pour aller prendre un litre à la cantine où ils se rendirent avec leur gamelle qu’ils vidèrent avec un appétit que la promenade n’avait pas peu contribué à développer, et qui leur fit trouver la ration bien insuffisante.


X


Un samedi, après midi, Caragut, affalé sur son lit, ressassait désespérément toute l’horreur et le vide du métier, se demandant s’il n’aurait pas mieux valu pour lui partir au hasard, à l’aventure, dans l’inconnu, au lieu de se laisser parquer dans cette vie abrutissante et malsaine.

Depuis quinze jours il n’était pas sorti du quartier. Il venait, du matin seulement, finir quinze jours de salle de police que, pour une futilité de service, il avait attrapés sur un motif de Balan. L’animosité de ce dernier s’accentuait, n’attendant plus les occasions de sévir, mais cherchant à les faire naître.

L’après-midi du samedi à la caserne étant destiné à toute sorte de travaux de propreté, il n’y a pas d’exercice. Comme on ne savait, ce jour-là, à quoi occuper les hommes, on avait annoncé une « corvée de quartier générale ». Et en attendant qu’on les rappelât, ils s’étaient disséminés dans les chambres ; les uns, comme Caragut, allongés sur leur lit, occupés à remuer les souvenirs gais ou tristes de leur existence, la plus grande partie ne pensant à rien ou racontant les vieilles histoires, reprenant les papotages, idioties courantes du métier.

La corvée annoncée pour trois heures, amena, à l’heure dite, tout le monde dans la cour.

L’ordre était formel : corvée de quartier générale, — mais comme on n’avait pas défini quel travail il y aurait à faire, l’officier et les sous-officiers de semaine étaient très embarrassés de distribuer les hommes et de les occuper.

On se décida, en fin de compte, à les envoyer par petits groupes de quatre ou cinq dans la cour du quartier pour la nettoyer des cailloux, débris de papier, feuilles mortes, brindilles et autres détritus.

Seulement, comme il n’y avait pour les enlever, ni balais, ni pelles, ni brouettes, chaque homme devait les ramasser avec les mains et en former des tas au milieu de la cour.

Et les douze cents hommes qui formaient approximativement l’effectif de Pontanezen, déambulèrent à travers la cour du quartier, ramassant qui un bout d’enveloppe, ou autre fragment de papier jeté là au hasard, qui un caillou minuscule, ou une feuille arrachée par quelque accident aux arbres voisins, s’évertuant tous à faire des tas, dont les plus gros, à la fin de la séance, pouvaient bien atteindre le volume du poing !

Après un quart d’heure de ce manège, Caragut se sentit d’une humeur massacrante.

— Ah ça ! dit-il, à son voisin qui se trouvait être Brossier, est-ce qu’ils n’auront pas bientôt fini de se foutre de nous ? À quoi ça rime-t-il ce qu’ils nous commandent ? Depuis qu’il nous les font mettre en tas, ces cailloux, jamais je ne le ai vus emporter.

— Oh ! moi, ça m’est bien égal, faire ça ou autre chose, je m’en bats l’œil

— Dites donc ! tas de flemmards, fit, tout à coup, l’organe gracieux de Balan, vous n’avez pas l’air de vous baisser souvent. Voulez-vous vous dépêcher de faire comme les autres, et de ramasser les pierres qui sont sous vos pieds. Vous n’avez pas les côtes en long, je présume ?

— Moi aussi, reprit Caragut, quand Balan se fut éloigné, ça ou autre chose, ça me serait bien égal, mais crois-tu que ce n’est pas doublement assommant de voir que l’on fait un travail inutile, et d’avoir, malgré cela, un tas de pierrots sur le dos qui vous font chier des lames de rasoir en travers, absolument comme si le sort de la France dépendait du nombre de cailloux que l’on arrivera à mettre en tas !

— Ho !… qu’est-ce que ça fait. Après tout, être engueulé pour ça ou pour autre chose… le temps se passe tout de même.

— Ramassez bien tous les bouts de papier, hein ! intervint Bouzillon, sans cela, je vous fous dedans.

— Hé ! merde ! fit Caragut, entre ses dents.

Bouzillon s’en alla stimuler le zèle d’un autre groupe qui lui semblait ne pas déployer beaucoup d’ardeur à la besogne.

— Et alors, continua Caragut, tu te figures que ce n’est pas rasant d’avoir ces cocos-là sur le dos, tout le temps ; ça ne te fait rien, à toi ?

— Ça m’est bien égal, je n’y fais même pas attention. Qu’ils gueulent, tant qu’ils voudront, pourvu qu’ils ne me collent pas à la boîte ! C’est tout ce que je demande.

— Moi j’éprouve, à chaque fois, la démangeaison de leur foutre ma main sur la gueule — Si ça ne devait pas coûter si cher !….

— …. Hein !… gnan…. gnan…. plus doucement !… plus doucement que ça, vint dire Bracquel en se balançant les épaules, traînant la voix : ce n’est pas la peine de vous en fouler une. Est-ce que c’est pour vous procurer l’occasion de bavarder que l’on vous a commandés de corvée ? Je vais vous coller deux jours, vous allez voir ça, si je m’y mets.

Enfin, après une heure de cette ballade de tout le bataillon à travers le quartier, on comptait, disséminés sur toute la surface de la cour, un demi cent de petits tas formés des cailloux, papiers et brindilles, rencontrés au hasard de la promenade.

Le clairon, sonnant la soupe, donna le signal de rompre. Les petits tas restèrent dans la cour : le samedi suivant, ils seraient assez dispersés pour occuper une nouvelle corvée.

— Et dire que j’en ai encore pour quatre ans comme cela, soupira Caragut en se dirigeant vers la cuisine de la 28e.

Le soir on l’avertit qu’il était de garde, pour le lendemain, à Pontaniou, la prison militaire du port.

Être de garde, cela lui souriait assez : c’était toujours vingt-quatre heures en moins d’exercices bêtes, et d’engueulades des galonnés, qui ne les ménagent guère, soit que l’on rate un mouvement, soit pour accentuer le commandement, soit tout simplement pour le plaisir de gueuler.

Les exercices ! c’était là ce qui l’horripilait le plus : être épluché quatre heures durant dans tous ses mouvements, par des individus auxquels on enverrait bien la crosse de son fusil au travers de la figure, c’était un supplice énervant.

Il préférait donc être de garde, et quatre à six heures de faction ne l’effrayaient pas ; surtout il arrivait souvent que l’on était placé dans des endroits où il ne passait personne. C’étaient, chaque fois, deux heures sans entendre crier les gradés ; cela le reposait.

La prison de Pontaniou où se rendait le détachement dont Caragut faisait partie, est située en plein port du côté de Recouvrance.

La petite troupe passa non loin des bâtiments de l’ex-bagne, transformés en magasins, dont l’énorme façade, percée de larges baies garnies d’épais barreaux, rappelait tout de suite la destination primitive.

À Pontaniou on remplaça les factionnaires, les chefs de poste échangèrent les consignes, les caporaux dressèrent l’inventaire du matériel du poste, et la garde descendante se rendit à la caserne, les nouveau venus présentèrent les armes, face au bâtiment ; puis les baïonnettes furent remises au fourreau, les hommes s’engouffrèrent sous une voûte, gravirent quelques marches conduisant au corps de garde où chacun se débarrassa de son sac et de son fusil, s’installant de son mieux.

Les uns se jetèrent sur le lit de camp, d’autres commencèrent l’inévitable partie de poule qui était, en ce temps-là, au quartier, la distraction de ceux qui avaient de l’argent ; pendant que le reste se groupait autour des joueurs, discutant des coups.

Caragut devait prendre la faction quatre heures plus tard. Il avait bien apporté de quoi lire, mais, attiré par le mouvement du port, il descendit prendre l’air à la porte, où, assis sur un banc, il suivit de l’œil l’interminable défilé d’ouvriers, marins et soldats qui animent le port.

Curieux, en effet, à voir s’agiter cette fourmilière de travailleurs, habillés de pantalons et de vareuses en toile à voile portant imprimées, sur le dos, de grosses lettres hautes de 10 centimètres : D. P. (Direction du Port) ou C. N. (Constructions Navales), avec d’autres lettres ou chiffres de même grandeur dont l’ensemble formant le matricule de l’ouvrier qui porte cette casaque de forçat, affecte, à peu près, la disposition ci-jointe : le pantalon reproduit cette disposition.

De sorte que, si un ouvrier pris en défaut par un ingénieur, un surveillant ou un gendarme, arrivait à leur échapper, il est ainsi facile de le désigner à l’administration

En regardant passer ces hommes d’un pas traînant, coiffés pour la plupart de bérets de matelots, le visage rasé, avec quelque chose de triste dans le regard, de douloureux dans toute la physionomie, Caragut ne pouvait s’empêcher de les comparer à un détachement de prisonniers militaires qu’il avait rencontré un jour, en corvée, sous la surveillance de gardes-chiourmes armés : c’était le même aspect, presque la même tenue.

Lui qui arrivait de Paris, où l’ouvrier a l’allure vive, aisée, la figure gouailleuse, il avait été frappé, dès les premiers jours, de cette attitude morne des ouvriers Brestois.

Mais, un jour qu’il était de garde, dans une autre partie du port, il leur avait parlé, et avait pu deviner une partie de leur existence ; et leur situation misérable lui avait expliqué l’expression triste de leur physionomie.

Dans le port, défense de fumer : aussi, aux heures des repas, les ouvriers se tassent dans les corps de garde pour allumer une pipe ou griller une cigarette, en faisant chauffer leur soupe qu’ils mangent en hiver autour du poêle. Caragut en avait profité pour causer avec eux et les questionner.

Sous l’autorité de l’État, ils sont astreints au régime militaire ; à cela près qu’ils peuvent se marier et vivre en ville. Jusqu’à quarante ans — on pourrait même dire jusqu’à cinquante — ils sont à la disposition de l’autorité maritime.

Vingt-cinq ans de service effectif et cinquante ans d’âge, sont exigés pour avoir droit à la pension de retraite.

Le service compte à partir de seize ans pour ceux qui entrent comme apprentis. Il faut donc, dans ce cas, quarante-et-un ans d’âge avant de pouvoir quitter le port, si le bénéficiaire ne veut pas perdre le droit de toucher sa retraite à cinquante ans révolus.

Le salaire est de 2 francs par jour pour un manœuvre ou un apprenti devenant ouvrier.

En admettant qu’un manœuvre obtienne tous les avancements annuels — ce qui n’a pas toujours lieu — consistant en une augmentation de dix centimes par jour, il lui faudra neuf ans pour obtenir la paie maxima qui est de 2 fr. 90. On passe ensuite ouvrier, et l’on peut prétendre à un nouvel avancement annuel.

Or, comme il fait très cher vivre à Brest, on juge de la misère de ces travailleurs. Caragut voyait leur déjeuner : une écuelle de soupe, accompagnée, pour les « rupins », d’une ou deux tartines beurrées. Comme boisson : du Château-Lapompe à discrétion, avait remarqué un loustic en les voyant donner de vigoureuses accolades à la cruche du poste.

Aussi, lorsqu’ils ont de l’argent, les malheureux se rattrapent sur le tafia et la mauvaise eau-de-vie de cidre — de grain plus sûrement — qui se vend en quantité à Brest. Cela saoule vite et à bon marché ! Et les soirs de paie, bien avant que la nuit soit tombée, il n’est pas rare de rencontrer des ouvriers ivres-morts, couchés dans le ruisseau. Ce qui n’a rien d’étonnant ni d’excessif, cela est fatal même, étant données les privations auxquelles ils sont astreints.

Comme les soldats, les ouvriers de l’armurerie et de l’artillerie ont leur bon de tabac qui donne le droit de fumer, pour trois sous, les cent grammes de tiges et de nervures de feuilles que leur accorde la munificence gouvernementale tous les dix jours.

Les ouvriers des constructions navales, eux, n’ont pas droit au tabac, mais ils achètent les bons que carottent les fourriers et les sergents-majors.

Mais ce qui avait le plus frappé Caragut, c’était, lors de la première garde qu’il avait montée, un spectacle inattendu.

Il faisait partie du poste occupant la « Grille du Bassin » (de son vrai nom, Grille Tourville), située sur la rive gauche de la Penfeld. Le détachement arrivait de Brest et était à peine débarrassé de son attirail, midi venait de sonner. Caragut éloigné du poste de quelques pas, était absorbé dans la contemplation d’un navire évoluant pour sortir du port ; deux hommes faisaient la manœuvre du magnifique pont tournant qui enjambe la Penfeld[5], afin de livrer passage au navire en partance, lorsqu’il vit ses camarades sortir tumultueusement du poste, baïonnette au canon ; il n’eut que le temps de courir prendre son fusil et de se ranger avec eux le long de la façade du corps de garde.

— Bon ! se dit-il, déjà la visite du jour !

Il ne fut pas peu étonné de voir que c’était la sortie des ouvriers qui motivait cette prise d’armes.

La grille avait deux portes ouvertes : à chaque porte se tenaient deux factionnaires du poste ; les ouvriers s’allongeaient en deux longues files passant entre deux gardiens du Port qui se tenaient également à chaque porte palpant les ouvriers au passage[6], faisant ouvrir les boîtes à ceux qui avaient apporté leur soupe, tâtant les poches, appuyant sur les ceintures, jetant sur tous un regard inquisitorial pour s’assurer qu’ils n’avaient rien volé à l’État, ne sortaient rien en contrebande.

Pour le coup, ce n’était pas à une sortie d’atelier que Caragut assistait ; il croyait voir défiler des prisonniers sous l’œil de la chiourme. Les soldats, immobiles, l’arme au pied, baïonnette au canon, achevaient de donner cette illusion. Du temps du bagne, la rentrée des forçats ne devait pas se passer autrement.

Les ouvriers défilaient sans paraître affectés de ce qu’avait d’humiliant cette fouille sous l’égide des baïonnettes ; ils attendaient leur tour de sortie ; en causant de leurs affaires, quelques-uns allant au devant de la fouille, en ouvrant leur bissac ou leur boîte, tout en plaisantant entre eux.

Ils ne semblaient pas comprendre à la vue de ce poste armé, qu’ils n’étaient que des esclaves, sous le joug de maîtres impitoyables, et que ces armes, qui semblaient n’être sorties que pour la forme, n’hésiteraient pas à se planter dans leur peau, le jour où ils tenteraient de se soustraire à la servitude.

Mais, loin de nourrir des pensées de révolte, ces bons Brestois trouvaient tout naturel d’être ainsi commandés par des gardes chiourme galonnés ; l’habitude du reste ayant émoussé leur sensibilité si elle avait pu être chatouillée dans les débuts ; tout cela leur semblait absolument naturel. Et, sans doute, Caragut les aurait fort étonnés, s’il leur eût fait part des impressions qu’il en ressentait.

Et puis, s’il trouvait choquant cet appareil militaire qui accentuait les précautions prises contre les travailleurs du Port, c’est qu’il n’avait jamais eu à subir aucune réglementation dans son travail, n’avait pâti dans aucun enfer industriel.

Son métier de cordonnier lui permettait de travailler chez lui ; or, sauf le servage de la famille, il n’avait pas eu à se plier aux règlements d’atelier, n’avait jamais connu les exigences d’un chef d’usine, n’avait jamais trimé sous l’œil d’un garde chiourme ; jamais, pour lui, n’avait sonné la cloche annonçant la rentrée et la sortie du bagne.

Car, en somme, ce qu’il voyait faire ici, en grand, avec l’appareil militaire, ne le faisait-on pas, en petit, dans les usines et les grands centres industriels avec moins de pompe il est vrai, mais d’une façon tout aussi vexatoire. Affaire de milieu, tout simplement. Que d’humiliations, que d’oppression, que de vilenies, le travailleur n’a-t-il pas à subir partout, pour arriver à gagner le morceau de pain qu’on lui mesure si parcimonieusement ! Vexations qu’il finit par supporter sans s’en rendre compte, par simple habitude.

Aussi le défilé terminé et le poste rentré au corps de garde, Caragut se mit à réfléchir.

Jusqu’alors, l’idée de République avait répondu à toutes ses aspirations ; non la république du moment qui se trouvait, pour l’instant, aux mains des réactionnaires, mais celle que les véritables républicains proclameraient le jour où, toutes les lois en faveur de l’ouvrier, repoussées jusqu’ici, toutes les réformes ajournées, seraient mises en vigueur ; ce serait alors l’âge d’or.

Caragut était-il socialiste ? Du socialisme il n’en connaissait que le nom, et il eût été fort étonné, si on lui eût dit que les propos qu’il avait tenus à ses camarades, le jour de cette promenade à Plougastel, où il les avait tant rasés, étaient du socialisme le plus accentué ! Dans ses lectures à la diable, il avait bien côtoyé cette partie des revendications populaires, mais n’était jamais tombé sur un ouvrage traitant la question économique dans toute son ampleur. Un sentimentalisme pleurard, des aspirations vagues, mal définies, mal formulées, plutôt des déclamations que des réclamations positives, c’était tout ce qu’il connaissait du socialisme. Un gouvernement de travailleurs favorable aux travailleurs, résumait toute la science sociale.

L’antagonisme du Capital et du Travail se dressait bien, déjà, devant sa pensée : il comprenait intuitivement que l’intérêt du patron étant de pressurer l’ouvrier, et celui de l’ouvrier de ne pas se laisser pressurer, il y avait là une situation que pouvait seule résoudre la révolution. Certainement, se disait-il, les travailleurs seront forcés de se révolter pour s’émanciper ; ce ne sont pas ceux qui possèdent qui voudront se dépouiller de ce qui fait leur force ; ils ne renonceront pas aux jouissances raffinées auxquelles ils se sont habitués. Ils ont besoin d’une classe servile pour pimenter leur satisfaction égoïste, ils useront leurs forces à maintenir l’ouvrier sous leur domination ; cela est incontestable.

Le suffrage universel dont il n’avait pas encore compris toute l’inanité lui semblait une arme bien aléatoire pour l’émancipation définitive, quoi qu’en disent les promoteurs des candidatures ouvrières, — ce qui était ce qu’il eut vu de plus avancé encore comme revendication économique. — Et il lui semblait bien que l’État, ce défenseur des privilégiés, ne se laisserait pas désarmer par le bulletin de vote.

Certes, ces questions étaient loin de se poser en termes aussi clairs, aussi précis dans son cerveau ; tout cela était très vague, très confus dans son entendement, mais il commençait à s’en dégager une lueur bien faible, bien vacillante, lui indiquant pourtant que la société était mal faite, mal organisée, ne répondant pas aux véritables besoins de chacun de ses membres.

Toutes ces impressions rétrospectives se confondaient dans le cerveau de Caragut avec les réflexions que lui suggéraient les faits nouveaux. Et, alors, il était ramené à la situation présente : De quel droit le forçait-on, lui qui avait le militarisme en horreur, à endosser l’uniforme ? Au nom de quelle entité, lui enlevait-on les cinq plus belles années de son existence, pour le livrer, pieds et poings liés, aux caprices de l’arbitraire le plus absolu ?…..


— Numéro huit, glapit tout à coup, en haut de l’escalier, la voix du caporal de consigne, prenez votre fusil, vous venez avec moi, en patrouille.

Brusquement arraché à ses réflexions, Caragut alla décrocher son fusil et, emboîtant, avec un autre camarade, le pas au caporal, ils partirent à travers les dédales du Port, le caporal allant dans les postes où devait être constatée la ronde et l’heure de son passage.


Ils défilèrent le long de hautes piles de bois provenant de la démolition de vieux navires et qui s’étageaient sur les quais, bois qui pourrissait sans profit pour personne, alors qu’il y avait de quoi chauffer toute une ville ; ailleurs c’étaient des parcs d’artillerie où s’entassaient symétriquement rangés en pyramides régulières, des obus, des boulets, datant, pour la plupart de la Restauration, et n’ayant plus rien à voir avec l’artillerie moderne ; que l’on conservait pour le coup d’œil, sans doute. Il y avait là, la fortune de plusieurs marchands de ferraille. Plus loin, c’étaient des ancres énormes, gisant par couples de deux ou trois, dont le poids se chiffrait par milliers de kilos. Des ouvriers faisaient de l’ordre, d’autres s’escrimaient à goudronner, à peindre, à charrier des objets.

Caragut se demandait à quoi pouvait être utile une patrouille dans ce monde de travailleurs.

Peut-être, songeait-il, a-t-on peur que quelque ouvrier emporte dans sa poche une de ces ancres que son poids cependant, devait mettre à l’abri d’une tentative d’enlèvement. Il souriait en lui-même de sa réflexion, lorsqu’il vit le caporal se diriger vers deux ouvriers assis à l’abri d’une pile de bois et qui n’avaient point vu venir la patrouille.

— C’est comme cela que vous vous occupez ? Vos noms ? fit-il, en prenant note de leur matricule[7]. C’est bon, vous aurez de mes nouvelles. Et Caragut se rappela alors que, dans une de ses gardes précédentes, il avait lu sur le tableau de consigne du poste, que le caporal en patrouille avait à surveiller les ouvriers, et à signaler sur son rapport ceux qu’il surprenait en contravention.

Les deux pauvres diables balbutièrent quelques excuses, mais durent donner leurs noms….

… Au loin, de l’autre côté de la rivière, se profilait la sombre silhouette des vastes bâtiments de l’ex-bagne ; avec leurs grilles à toutes les ouvertures, ils semblaient se dresser en symbole permanent de l’autorité et de l’exploitation.

Caragut se demanda si les ouvriers soi-disant libres étaient mieux traités que les forçats qu’ils remplaçaient.

On ne leur inflige pas les chaînes et les grilles du bagne ; mais par combien de chaînes et de grilles morales, tout aussi solides, tout aussi torturantes que les autres, sont-elles remplacées ! un seul avantage, au profit des maîtres qui les éternisent : elles ne sont pas visibles, elles ne blessent pas les sens émoussés de ceux qui les traînent, elles ne pèsent pas à leur cerveau mal dégrossi.

La patrouille, sa ronde terminée, rentra au poste, Caragut remit son fusil au râtelier, où, du reste, il ne tarda pas à le reprendre, son tour de faction étant arrivé.


Celle-ci terminée, il redescendit prendre l’air devant le poste, la conversation de ses compagnons l’horripilant de plus en plus.

En face de Pontaniou s’élevaient des ateliers en pleine activité : une forge où l’on fabriquait d’énormes pièces de fer entrant dans la construction de nouveaux navires. Caragut s’approcha pour jeter un coup d’œil à travers les vitres encrassées : on sortait du brasier un arbre de fer long de cinq à six mètres, mesurant environ un mètre cinquante de circonférence, et terminé à un bout par un renflement carré.

Cette énorme pièce était suspendue par de solides chaînes au bras d’une grue actionnée par la vapeur. Au sortir de la fournaise, la pièce était dirigée sous un marteau-pilon également mû par la vapeur qui, de sa pression, ajoutait au poids déjà formidable du mouton qu’elle déclenchait et dont on entendait les coups sourds aplatissant le fer comme une motte d’argile.

L’énorme pièce, chauffée à blanc, éclairait d’une lumière rougeâtre les silhouettes des travailleurs qui semblaient se mouvoir dans une apothéose de flammes de bengale. Il s’en dégageait une telle chaleur que les ouvriers ne pouvaient s’en approcher qu’en s’abritant derrière des plaques de tôle qu’ils portaient, en guise d’écran, devant eux.

Absorbé par le spectacle de ce travail tout nouveau pour lui, Caragut ne fut tiré de sa contemplation que lorsque les ouvriers, avertis de la cessation du travail par une grosse cloche installée dans une espèce de tour, près de la grille du Bassin, se préparèrent pour le départ. Il revint alors s’asseoir sur le banc que l’on avait descendu du poste et se plongea dans ses rêveries habituelles.


Peu à peu, tout mouvement avait cessé dans le Port. Le coup de canon annonçant la fermeture s’était fait entendre. Au bruit et à l’animation de la journée avaient succédé le calme et le silence. La nuit tombait lentement, enveloppant graduellement les bâtiments et les objets environnants, estompant les profils, embrumant les angles ; il se dégageait de ce silence et de ce calme une douce mélancolie dont Caragut se sentait imprégné, l’oreille bercée par le clapotement régulier des rames des canots transbordant des travailleurs, ou promenant des rondes qui commençaient à s’organiser pour la nuit, il sentait une tristesse résignée s’infiltrer lentement dans son cerveau et l’engourdir.

Devant la veulerie générale, il sentait faiblir ses colères, se demandant si, après tout, ils n’étaient pas les plus sages, ceux qui, se résignant au fait accompli, acceptent passivement ce qu’ils ne peuvent empêcher, sans se formaliser des avanies, plutôt que d’être toujours à regimber et risquer ainsi de sentir peser sur soi davantage le joug disciplinaire que la Société met sur les hommes qu’elle contraint à la défendre contre eux-mêmes.

Et il en venait à souhaiter de ressembler à ses camarades, à envier leur insouciance. Ne vaudrait-il pas mieux, pensait-il, prendre le temps comme il vient, au lieu de me froisser de tout, de me dessécher d’indignations stériles et de colères inassouvies, pourquoi ne pas me résigner en opposant l’indifférence à la brutalité ? Et il allait remonter au poste quand il vit se diriger vers le greffe deux ouvriers du Port qui arrivaient de côtés opposés.

Deux ou trois fois, déjà, il en avait vu entrer, sans y prendre garde, pensant qu’ils allaient voir quelque employé ou faire quelque commission. Mais l’arrivée de ceux-ci alors qu’il ne se rappelait pas avoir vu sortir les premiers, l’intrigua et, s’adressant au factionnaire, il lui demanda ce que venaient faire ces individus que l’on ne voyait pas ressortir.

— Ce sont, répondit le camarade interpellé, des ouvriers du Port, punis de prison, qui viennent coucher à la boîte….

Caragut fut abasourdi. Des travailleurs punis de prison pour leur travail ! et acceptant bénévolement ce régime, venant à la fin de leur journée se constituer prisonniers pour subir leur peine ! Instinctivement, ses yeux se portèrent dans la direction du bagne, dont la silhouette massive se profilait plus en noir dans l’ombre du crépuscule.

Et toutes ses rancœurs lui revinrent en foule : Faudra-t-il donc, se disait-il, que nous subissions longtemps encore, la tyrannie de nos maîtres ? Non ! cette division des hommes en deux, classes : les dirigeants et les dirigés n’est pas juste, ne peut être éternelle. Non, il n’est pas admissible que les uns aient toutes les jouissances, et les autres toute la peine, toutes les misères.

Ceux qui nous commandent, ceux qui possèdent, sont-ils pétris d’une autre pâte que nous ? Actuellement, ils nous sont supérieurs par leur savoir, parce qu’ils se sont réservé le monopole de l’instruction, mais, est-ce que moi aussi, je n’aurais pas pu m’initier à ces sciences dont je n’ai, malgré ma ferveur, ramassé que des miettes, assez seulement, pour me rendre compte qu’en définitive, la meilleure partie en échappera toujours à ma compréhension, parce que je n’aurai jamais ni le temps, ni les moyens de les étudier à fond.

Pourquoi n’ai-je pas ce temps et ces moyens ? J’ai pourtant travaillé depuis l’âge de douze ans, sans trêve ni relâche. Je n’ai connu que la misère et les privations pendant que d’autres sont restés inactifs et ont de tout à satiété.

Dire que ce qui me manque est prodigué à des idiots qui ne peuvent s’en assimiler quoi que ce soit. Ce que je voudrais tant apprendre est gâché pour l’instruction d’imbéciles qui n’apprennent bien qu’une chose : nous faire marcher ! Nous sommes, comme cela, des millions qui subissons la morgue de quelques centaines de mille.

Le problème que tant d’injustice soulève est bien difficile à résoudre. Le socialisme dont je n’ai encore rien lu de positif doit contenir des données là-dessus, peut-être me donnera-t-il la solution de quelques-unes de ces questions ? Si jamais je redeviens libre, il faudra que j’essaie de m’en rendre compte.


XI


La revue d’inspection générale approchait, ayant été annoncée pour la fin de septembre. Le régiment était sens dessus dessous et les gradés déployaient une activité qu’on ne leur avait jamais connue.

Les locaux étaient nettoyés du rez-de-chaussée aux combles : on badigeonnait, on peignait, on lavait, on grattait ; jamais, certes, les officiers et l’administration ne s’étaient occupés de la propreté des bâtiments, du bien-être de leurs hommes avec tant de sollicitude. L’ordinaire s’améliorait… relativement ; l’eau, dans les gamelles, faisait place à quelques légumes !

On ne s’occupait guère des exercices ordinaires, on ne sortait plus des revues.

Un jour, revue des sergents ; un autre jour, revue des officiers de section ; puis revue du capitaine, revue du commandant, et, à tour de rôles, revues du major, du colonel, et enfui des divers commissaires de l’intendance.

Certainement, les hommes étaient em…bêtés de ces déballages et emballages continuels. Toujours sur le qui-vive : astiquer les courroies, fourbir les armes, nettoyer les doublures des vêtements, ils étaient énervés des minuties qu’on leur imposait ; mais leur ennui n’était que l’agacement, produit inévitable d’une occupation désagréable et inutile, tandis que le zèle et l’activité des officiers avaient pour cause leur peur effroyable à la pensée qu’il pourrait échapper quelque chose à leur vigilance, se découvrir quelque accroc au règlement qui, sautant aux yeux du Grand Manitou, leur vaudrait une algarade et des notes défavorables.

Tremblant de déplaire à leurs chefs immédiats, il fallait les voir se faire petits et rampants : le capitaine devant le commandant, le commandant devant le colonel, et celui-ci paradant et faisant le crâne jusqu’à ce que son tour vînt de s’effacer devant un supérieur.

C’est que, pour le simple soldat, une engueulade de plus ou de moins, quelques jours de salle de police n’ont plus rien d’effrayant ; une fois qu’il y a passé, il y est rompu, ne s’en émotionne pas outre mesure ; à la longue le bruit ne l’effraie plus, il laisse tomber l’averse, se secoue et n’y pense plus : cela compte sur le congé, se dit-il !

Mais, pour l’officier, il s’agit de son avancement, de son avenir ; son classement dépend des notes que lui donnera le général. Aussi le désir de monter en grade, d’obtenir la croix pour ceux dont la carrière est à son déclin ou qui sont sur le point d’être mis à la retraite, les appétits et l’ambition, pour tous, font de l’officier, en face de ses supérieurs, l’individu le plus plat qui existe.

Devant un supérieur, il tremble comme un petit garçon récitant au maître sa leçon, il se trouble au moindre froncement de sourcils, ne sait quelles prévenances imaginer pour éviter une remarque désobligeante. Le désir de se concilier les bonnes grâces du Manitou est si impérieux qu’il n’y a pas de bassesse à laquelle il ne se prêtât si celui-ci l’exigeait.

Devant cette couardise intellectuelle et morale, Caragut avait senti croître sa haine pour le militarisme, son mépris pour ce mélange de platitude et d’arrogance qui rend, tour à tour, le même individu, plat et servile vis-à-vis de son supérieur dans l’échelle hiérarchique, brutal et grossier pour les pauvres diables qui restent aux échelons inférieurs.

L’inspection générale avait été passée à Brest quelque temps avant qu’on ne l’annonçât à Pontanezen ; ce jour-là Caragut était de garde à la police du quartier : il se rappelait l’entrée du général, l’empressement, l’obséquiosité des gradés qui se pressaient derrière lui, quêtant un regard, un geste d’approbation.

Il revoyait, entre autres, un petit commandant, rond comme une boule, qui, dans son affolement, sans doute, n’avait pas entendu les trois appels réglementaires que le clairon de garde doit sonner à l’entrée du général dans le quartier, et qui se démenait à la suite du grand chef, se tournant du côté du clairon, portant son pouce à la bouche, le petit doigt écarté, pour lui faire comprendre qu’il devait emboucher son instrument.

Et, en arrière du général, c’était à qui se trémousserait en signes désespérés, soit pour faire enlever un objet non réglementaire ayant échappé à la vigilance de ceux chargés du nettoyage de la cour, soit pour rectifier un alignement défectueux chez les hommes de garde rangés devant le poste.

Raide comme pieu, le général s’avançait ayant à peine daigné jeter un regard sur les officiers qui lui avaient emboîté le pas, ayant, derrière lui, l’air de chiens couchants.

Et, tout en étant au port d’arme, Caragut songeait aux mensonges des écrivains bourgeois lorsqu’ils parlent de l’armée. Il faudrait, se disait-il, que ces messieurs assistassent au spectacle que nous offrent, en ce moment, nos supérieurs ; ou, ce qui vaudrait mieux, qu’ils passent seulement six mois dans la peau d’un simple gribier. En voyant les grandes et petites saletés qui se commettent, peut-être exalteraient-ils moins haut l’honneur, la dignité, les vertus de leurs héros de romans et de poésies militaires.

On a berné le peuple en lui montrant comme un devoir le sacrifice des plus belles années de son existence, consacrées à la défense de la Patrie ! On s’est évertué à couvrir l’armée de fleurs pour mieux en cacher les vices. Il a été tacitement convenu qu’elle était le théâtre de tous les héroïsmes. Et le mot d’ordre a été si bien compris que ceux mêmes qui en sortent ne savent plus démêler si ce sont leurs impressions qui sont vraies ou les déclamations des admirateurs de l’armée. Ils se demandent s’ils ne sont pas en proie à un mauvais rêve, produit de leur imagination surexcitée.

Ce ne sont pas les littérateurs qui souffrent du militarisme, ce sont les militaires eux-mêmes, c’est-à-dire les simples soldats, le bétail humain corvéable à merci. Mais les victimes ne font guère entendre leurs récriminations : qui écouterait les voix discordantes, dans le grand concert de louanges à la gloire des armes ? On imposerait silence à ces grincheux, mauvais soldats, mauvais citoyens, qu’il est impossible de contenter.

Est-ce que tous les écrivains, même ceux teintés de socialisme, Eugène Suë en tête, ne s’accordaient pas à vanter l’harmonie existant dans la « grande famille militaire » ; est-ce que les vieux mélos ne montraient pas le « brave » sauvant la vie de son officier, et celui-ci le sauvant à son tour.

Rentré dans la vie civile « le vieux général » se trouvait aux prises avec des ennemis nombreux et puissants ; on le voyait succomber sous leurs coups ; mais « le vieux brosseur » protégeait les orphelins, les dérobant aux recherches des assassins ; « travaillait de ses mains » pour leur procurer une existence aisée, jusqu’à ce que, ayant déjoué nombre de complots, il parvenait enfin à les faire rentrer dans leur héritage et punissait les spoliateurs.


Certes, une institution qui fournissait de pareils dévouements, méritait le respect de tous, c’était une école d’héroïsme, de courage et d’abnégation, et mal venu aurait été celui qui serait venu affirmer le contraire.

On comprend l’enthousiasme de ceux qui n’ont vu de l’armée, que le dehors, lorsque les armes scintillent au soleil, que flamboient les couleurs du drapeau planant au-dessus des têtes, ses plis bruissant au vent, pendant que résonnent joyeusement les fanfares, que se cambrent les galonnés dans tout l’éclat de leurs parements, de leurs dorures. C’est une mise en scène qui peut éblouir celui qui aime l’éclat, et ne scrute pas les dessous.

Mais ce qu’il faut en rabattre alors que l’on est dans les coulisses ! Si l’armée est loin de relever le moral et d’élargir l’intellect du simple pioupiou, elle est loin de développer des qualités sociales chez l’officier. Partout l’ambition, le désir de paraître, le besoin de briller, l’envie d’éclipser, sont le principal stimulant. Si la servilité peut faire obtenir l’avancement désiré, pourquoi reculer ? À l’armée comme ailleurs, l’empressement, l’aplatissement devant les maîtres sont les plus sûrs garants de leur faveur.

Si l’on y ajoute la morgue que donne l’habitude du commandement, la certitude de n’être jamais contredit, la facilité de se décharger sur les inférieurs de toute la bile et les rancœurs que causent les supérieurs, on comprendra que si le simple soldat fournit le gendarme et le sergot, l’officier fournira facilement le directeur de prison.

Caragut se disait qu’en votant le volontariat d’un an et les vingt-huit jours, la bourgeoisie elle-même venait de faire une brèche à ce mur de mensonges et d’impostures que la convention avait élevé entre le public et l’armée. La bourgeoisie ayant toujours eu dans son sein, des mécontents qui ne craignent pas de lui dire quelques vérités, leur introduction dans l’armée contribuerait à y faire éclore les ferments d’indiscipline qui la détruiront un jour, et qu’en attendant, ayant à en souffrir, ils travailleraient à ruiner, dans le public, cette religion de l’armée.


Tout le régiment était donc en mouvement, et faisait peau-neuve pour se montrer, au général, propre et sans tache. L’inspecteur était annoncé ! Il devait passer la revue de détail dans les chambrées.

Voici en quoi consiste cette revue de détail, que chacun des officiers de tous les grades avait dû faire passer à la fraction qu’il commandait afin de s’assurer que tout était en ordre :

Le soldat place sur le lit son sac, la pattelette rabattue en avant, les courroies déroulées dans toute leur longueur, s’étalant jusqu’au rebord du lit du côté des pieds ; un mouchoir étendu recouvre la pattelette et les courroies, laissant dépasser seulement l’extrémité de celles-ci. De chaque côté du mouchoir, on place un des godillots de la paire de rechange que possède chaque soldat.

Il faut que ces godillots soient en bon état et cirés ; non seulement en dessus, ce qui n’aurait rien d’anormal, mais en dessous, la semelle devant briller et laisser voir les clous du ferrage absolument nets de toute tache de cirage.

Il doit en être ainsi, non seulement aux revues, mais chaque fois que le troupier change de chaussures et qu’il en accroche une paire au mur. Comme en tout ce qui est administratif, sous prétexte de propreté, on pousse les choses à l’absurde.

Sur le mouchoir le soldat doit étaler une chemise de rechange, bien roulée, son bonnet de nuit également roulé et dont il doit éviter de se servir afin de le conserver propre pour les revues, le règlement n’ayant pas désigné de place pour celui en usage au cas où le soldat voudrait s’en servir. On met à côté de la chemise un caleçon et une paire de gants, également roulés. Voilà pour la lingerie.

Il faut ensuite placer la mercerie, fil, peigne, aiguille, étui, ciseaux, dé, etc.

Vient ensuite le bazar à treize : fiole à tripoli, boîte à graisse, brosse à habits, brosses à cirage, brosse à patience, brosse à graisse, martinet, patience, glace.

Puis ce sont les armes : le fusil étant démonté, on place le canon sur l’un des bords du mouchoir et le bois de l’autre côté. Les pièces du mécanisme et de la culasse sont étalées sur une petite pièce de toile affectée à cet usage et que doit se procurer le soldat, ainsi qu’un carré de drap pour l’installation du nécessaire d’armes.

Ce drap et cette toile sont le bénéfice des « anciens » qui débitent ainsi leurs vieux effets à l’arrivée des recrues, en les leur vendant excessivement cher.

L’entretien de toute cette pacotille exige nombre de chiffons, de morceaux de bois taillés en spatule pour frotter le fer avec la brique anglaise — qu’il est défendu d’employer, mais que l’on vend à la cantine. — Le soldat peut avoir aussi d’autre linge que celui dont nous venons de faire la nomenclature. Tous ne se mouchent pas avec leurs doigts pour conserver propre, pour l’installation de la petite boutique, l’unique mouchoir prévu par le règlement ; et comme il est défendu de s’essuyer avec ses draps, et qu’il ne serait pas agréable à tous lorsqu’on se débarbouille de s’essuyer le visage avec le pan de sa chemise, il y en a qui ont, parfois, des serviettes.

Si l’on se bornait à n’avoir, selon le règlement, qu’une paire de gants, une paire de guêtres en toile, il serait fort difficile d’en avoir de constamment propres à se mettre. Les chaussettes non plus ne sont pas prévues, objet de luxe, paraît-il, pour l’armée.

Le règlement étant muet sur tout cela, il faut que le soldat s’ingénie au moment des revues, pour cacher ce qui n’est pas « d’ordonnance » ou qu’il s’en débarrasse.

C’est au tour du ceinturon, du porte-sabre, de la bretelle du fusil, brillants d’encaustique et de cire, à trouver place sur le lit.

Mais il ne faudrait pas s’imaginer que l’installation de tous ces objets, puisque leur place est assignée par le règlement, en soit pour cela rendue plus facile.

Des pancartes illustrées, appendues dans les chambres, donnent bien le fac-similé d’un de ces étalages ; et, à chaque objet qu’il s’agit d’installer on consulte le tableau, afin de ne pas mettre le tripoli où doit être la boîte à graisse, la brosse à cirage où doit être la brosse aux habits, ni les ciseaux où se met le peigne.

Mais, à force de consulter la pancarte, les soldats finissent par ne plus s’y reconnaître, d’autant plus que chacun interprète le dessin à sa façon, car selon qu’ils placent la pancarte, les objets se trouvent soit à droite, soit à gauche.

On consulte alors le caporal qui fait placer d’une manière, pendant que le sergent arrive et fait placer de l’autre, chacun ayant sa conception particulière sur le rangement des objets.

On en appelle alors au capitaine qui, lui aussi, a ses idées et fait changer les objets de place en grognant contre le soldat… « qui m’a foutu un troupier si bête que cela !… » « on ne vous a donc pas appris à installer, nom de Dieu !… »

Celui-ci intimidé, se contente de balbutier : « il croyait… » « on lui avait dit… » « il ne savait pas !… »

Quelquefois, le sergent pris à partie, invoque le témoignage du tableau, mais l’officier lui prouve, clair comme le jour, quelle que soit la réponse de la pancarte, qu’il a toujours raison, et le sergent n’a qu’à s’incliner.

La revue du commandant ne peut décemment se passer sans que, lui aussi, trouve quelque chose à redire sur la disposition des objets étalés : voilà une brosse qui n’est pas bien dans le plan indiqué ; plus loin, c’est une fiole à tripoli qui est de deux centimètres trop haut sur le mouchoir. C’est risible de voir avec quelle gravité ces messieurs pèsent sur ces détails, les mines qu’ils font aux contrevenants et les regards qui tombent sur ces malheureux. Tudieu ! ils auraient livré l’Alsace, la Lorraine, la Champagne et la Normandie par dessus le marché, qu’ils ne scandaliseraient pas davantage leurs supérieurs. À les voir s’emporter pour une chemise mal roulée, une brosse mal placée, on s’imaginerait que l’armée est compromise et que son sort dépend de la disposition de la trousse du soldat.


Enfin, de revue en revue, d’inspection en inspection, le fameux jour était arrivé pour Pontanezen. Le Grand Manitou était au quartier et avait commencé l’inspection dans les chambrées.

Depuis le matin à la 28e, — et il en avait été de même dans chaque compagnie, — les chambres avaient été balayées plus de quinze fois. Au dernier balayage, le sergent-major s’était aperçu que l’on n’avait pas ciré… les pieds de lits ! Aussitôt, il avait fallu que chaque homme s’armât de sa brosse à cirage et se mit à noircir les pieds de son lit. — Le cirage joue un très grand rôle dans l’armée, malgré son allure pacifique. — Le capitaine présidait et veillait à l’opération avec un sérieux !… comme si le salut de la compagnie dépendait de la parfaite exécution de cette mise en noir… animal !

Quand les pieds de lits furent, à son gré, convenablement noircis, le capitaine renouvela — au moins pour la douzième fois — la série de ses recommandations : se tenir droit, regarder devant soi, répondre intelligiblement aux questions que le général pourrait faire, en demandant, par exemple, les noms des officiers de la compagnie, des sous-officiers de la section de l’homme interrogé, etc.

Huit jours auparavant, cette demande du nom des officiers, à une répétition de revue, avait valu une algarade et huit jours de salle de police à un pauvre diable de la 37e compagnie.

Dans cette compagnie, un vieil abruti corse, sergent pendant la guerre, avait pu, on ne savait comment, passer sous-lieutenant. Ayant eu la chance d’être maintenu à la révision des grades, il avait pu, grâce au rang d’ancienneté passer lieutenant et, par son ignorance, moisissait depuis dans ce grade. Il avait nom Ottorocci, mais tout le monde au quartier, même les officiers, l’appelaient Toto !

Passant la revue de détail, mon imbécile s’arrête devant le pauvre diable en question et lui demande le nom du colonel, du commandant du bataillon que l’autre lui dit sans difficulté ; puis celui du capitaine de la compagnie, et enfin, le sien, à lui lieutenant. L’autre, sans malice, qui l’avait toujours entendu désigner sous le nom de Toto, et ne s’était jamais inquiété de consulter la pancarte affichée à la porte de la chambre de détail, répond imperturbablement : Toto ! mon lieutenant, à l’ébahissement de toute la compagnie.

Décrire la fureur du fantoche, pendant que les hommes se mordaient les lèvres pour ne pas pouffer de rire, serait chose difficile. Il jurait, trépignait, pendant que le soldat, abruti, le regardait de ses gros yeux effarés, se demandant ce qu’il avait bien pu lâcher d’inconvenant.

Aux sommations du lieutenant d’avoir à désigner ceux qui lui donnaient ce sobriquet de Toto, le gaffeur de bonne foi, se tuait à lui répéter qu’il l’avait toujours entendu nommer ainsi et par tout le monde, ce qui redoublait la fureur de Mons Toto. Il eut vite fait de bâcler la revue et de s’en aller, sans oublier, pourtant, de porter les huit jours de salle de police au malencontreux troupier.

Les soldats s’étaient fait des gorges chaudes de l’histoire, heureux chaque fois qu’il arrivait quelque mésaventure aux officiers. La dernière recommandation du capitaine venait de remémorer ce bon tour à Caragut qui souriait encore en lui-même de la tête que devait avoir le lieutenant.

Le capitaine recommanda encore une fois aux sous-officiers de jeter un dernier coup d’œil sur l’installation des hommes, afin de s’assurer que tout était en place, ce qu’ils firent ; mais trop affairés pour rien voir, pendant que le capitaine, raide comme un piquet, allait se poster près de la porte, en attendant l’arrivée du général.

Sitôt qu’il l’aperçut, un cri retentit : « À vos rangs !… Fixe ! » qui immobilisa tout le monde, chacun au pied de son lit.


Le Grand Manitou, suivi de tout son état-major : le colonel, le lieutenant-colonel, le major, le commandant du bataillon, Rousset, l’adjudant-major, Raillard, des médecins, des intendants, etc., passa d’abord devant quelques lits, se contentant de jeter un coup d’œil sommaire. Il s’arrêta ensuite, devant un des soldats auquel il adressa quelques questions insignifiantes, éplucha son installation, ajouta deux ou trois observations, et continua sa route.

Arrivé devant un autre, il lui fit déboutonner sa vareuse pour s’assurer qu’il avait bien ses bretelles et les deux tours réglementaires à sa cravate. S’apercevant que son voisin avait boutonné sa vareuse à droite quand elle aurait dû être boutonnée à gauche, il lui demanda quel quantième du mois on était. Et comme le soldat le regardait bouche bée, cherchant dans sa mémoire, un point de repère qui lui indiquât la réponse, le général lui dit qu’il n’était pas à l’ordonnance.

Le capitaine qui se tenait à la hauteur du général, le suivant dans son inspection, prêt à répondre à ses observations, foudroya, en passant, le coupable d’un regard terrible. Les colonels, commandants, etc., suivaient, marchant quand le général marchait, s’arrêtant quand il s’arrêtait.

Passant à un autre lit, le général s’arrêta à l’installation, regarda si tout était en ordre, fit ouvrir l’étui et constata qu’il était absolument vide ! Sans rien dire, il se tourna vers le capitaine qui était devenu vert d’émotion, indiquant, d’un geste, qu’il avait manqué à tous ses devoirs d’officier zélé, en ne s’apercevant pas qu’un de ses hommes manquait d’aiguilles !

Certes, cet accroc à l’ordonnance aurait été de nature à faire avorter la mobilisation de tout un corps d’armée, que le silence du général n’aurait pas été plus éloquent, et le trouble du capitaine plus profond.

— Comment se fait-il que vous n’ayez pas d’aiguilles dans votre étui ? fit-il, sévère, au soldat. On vous en a remis, pourtant, avec l’étui ?

Et comme l’autre ouvrait la bouche pour répondre.

— Ne répliquez pas, nom de Dieu ! vous devriez avoir des aiguilles ! Vous touchez votre prêt, n’est-ce pas ? Est-ce que vous n’auriez pas pu les remplacer si vous les avez perdues ?

Et le malheureux dut courber la tête, anéanti qu’il était par les regards furieux des galonnés qui le regardaient comme s’il eût livré aux Allemands Metz et Strasbourg tout ensemble.

Arrivé devant un autre soldat, l’inspecteur essaya de le questionner sur l’ordinaire, savoir s’il était content de la nourriture, etc., mais l’autre, intimidé par tant de dorures, ne put que balbutier sans rien articuler de compréhensible ; le capitaine verdissait encore une fois, mais le Manitou ne se fâcha pas ; cela le flattait, cet homme, de penser qu’il en imposait à ce point.

Caragut qui était de l’autre côté de la chambre, le vit se redresser, gonflant les pectoraux, pour continuer sa route, s’arrêter à d’autres lits, jeter un coup d’œil sur leur installation et pousser vivement plus loin.

Il allait avoir fini le tour de la chambrée, il approchait de la sortie, et le capitaine commençait à respirer, heureux d’en être quitte pour les menues observations habituelles, quand le général s’arrêta à l’avant-dernier lit, ordonna de le débarrasser de ce qu’il y avait dessus, fit enlever couvertures et draps et, d’un coup brusque, en culbutant le matelas, découvrit sur la paillasse, une chemise sale, un caleçon, des morceaux de drap, servant à astiquer, des loques de toile, des curettes, etc.

Le soldat était atterré, l’état-major se regardait en hochant la tête, les sergents serraient les fesses, le capitaine avait passé par toutes les couleurs et suait à grosses gouttes. Il n’osait rien dire devant le général, mais à la façon dont il regardait le délinquant, il était évident que le malheureux ne perdait rien pour attendre, pas plus que le caporal de chambrée ni le sergent de section.

— Hé bien ! mon garçon, goguenarda la vieille culotte de peau, on ne vous a donc pas averti qu’il ne fallait rien cacher dans les lits ?… Vous saurez ce que ça va vous coûter… Vous prendrez le nom de cet homme, fit-il en se tournant vers les galonnés.

Et il sortit heureux de l’effet produit, suivi de tout son état-major, pour aller recommencer la même comédie dans la compagnie d’à côté.


À peine eut-il les talons tournés que le capitaine éclata, il ne parlait rien moins que de tout foutre à la boîte : sergents et caporaux n’étaient bons à rien, ils ne s’occupaient pas de leurs hommes, ni de ce qui se passait dans les chambrées… Il allait leur apprendre de quel bois il se chauffait…

Quant à l’auteur de l’incident, il se tenait coi, au pied de son lit, d’où il n’avait osé bouger de peur d’attirer sur lui l’orage qui éclatait, en ce moment, sur d’autres. Mais ce n’était qu’un répit. Quand il eut bien déversé sa bile sur le clan des sous ordres, le capitaine s’achemina vers lui.

— Qu’est-ce qui m’a foutu un cochon de votre espèce ? hurla-t-il, s’excitant à gueuler. Bougre de rosse, ne vous avait-on pas défendu de rien cacher dans votre lit ?… Pourquoi avez-vous mis du linge sale dans votre paillasse ?… Dites ?… espèce de salaud ?… Allez-vous répondre, nom de Dieu ?…

— Mon capitaine, c’est que…, balbutia le soldat, terrifié, esquissant un essai de justification.

— Voulez-vous vous taire, bougre de mufle ! Vous osez répondre, vous avez le toupet de répliquer encore !… Chef, vous lui collerez quinze jours de salle de police à ce salopiaud-là, pour lui apprendre que les lits ne sont pas faits pour servir d’armoires.

Tous les hommes de la compagnie restaient immobiles, au pied des lits, n’osant remuer, de peur de recevoir partie de l’averse.

Caragut se demandait s’il aurait eu la même patience que le pauvre bougre, et si, dans le cas où les aménités du capitaine s’adresseraient à lui, il ne lui collerait pas sa main fermée sur la figure.

Les injures prodiguées à ce soldat, l’irritaient presque autant que si elles lui eussent été personnelles.

« Certes, se disait-il, quand on pense que pour une pichenette sur la peau d’un de ces animaux-là, c’est le peloton d’exécution qui vous attendra, il y a de quoi réfléchir. Je comprends que, quoi qu’on en ait, la main reste à sa place ; c’est dur de payer de la vie un moment de colère. Mais une gifle ou un coup de poing sont bien vite appliqués ! Décidément, il y a tout avantage à être stupide dans ce métier ! »


Le clairon, enfin, sonna l’ordre de rompre ; le général avait fini l’inspection du quartier. Le lendemain on descendit à Brest, où tout le régiment défila devant l’État-Major. C’était la clôture de l’inspection.

Un ordre du jour fut lu aux soldats les félicitant de leur bonne tenue, avec, en digression, un hymne sur le patriotisme, remerciant les officiers de leur bonne volonté, regrettant que les fautes contre la discipline fussent trop fréquentes, et engageant les chefs de compagnies à les punir plus sévèrement, afin d’y mettre un terme.

Il concluait en levant toutes les punitions. Et le soir, en l’honneur de sa visite, il fut distribué un quart de vin à chacun des hommes.


XII


Enfin ! l’inspection générale était passée. Plus de revues, plus de défilés devant grands ou petits Manitous. Le régiment revenait à sa popotte des premiers temps : le maniement d’armes et autres exercices aussi intelligents étaient à l’ordre du jour, alternés avec quelques marches et manœuvres de tirailleurs.

L’attente d’une inspection rend les troupiers anxieux et tremblants ; mais la vie de caserne, monotone et déprimante, les abrutit et les crétinise. En somme le métier est loin d’élever les caractères.

Le régiment avait donc repris son train-train journalier : on allait, seulement, se relâchant davantage, les officiers n’ayant plus cette épée de Damoclès suspendue sur leurs têtes : l’inspection générale.

Caragut qui se dégoûtait de plus en plus du métier commençait à devenir un « tireur au cul » de la plus belle venue. Lui, qui, jusqu’alors, avait fait son service avec exactitude, évitant les punitions, non par zèle, mais parce qu’il prévoyait qu’une fois dans l’engrenage, il n’en sortirait plus, il allait s’aveulissant, indifférent aux engueulades et aux punitions. Il commençait à connaître par cœur le chemin de la salle de police. Chaque fois qu’il voyait jour à s’esquiver d’un exercice ou d’une corvée, il n’y manquait pas, au risque de se faire prendre.

Ce moyen de procéder lui était venu un jour qu’il s’était présenté à l’appel sans porte-sabre, le sien étant en réparation.

L’officier lui ayant demandé pourquoi il n’avait pas de porte-sabre, l’envoya à la chambre, emprunter celui d’un malade. Caragut ayant été un peu long à en trouver un, arriva juste pour voir sa compagnie sortir du quartier. Elle allait faire les exercices de l’école de tirailleurs dans un coin de la campagne environnante.

Courir après pour reprendre sa place dans le rang, fut sa première inspiration, rentrer dans la chambrée, se débarrasser de son équipement et s’allonger sur son lit, fut le mouvement réfléchi qui décida de sa conduite.

Le truc ayant réussi, quand le porte-sabre fut revenu de la réparation, ce fut au tour du ceinturon : un léger coup de couteau sur les coutures, en tirant dessus pour finir de rompre le fil, nouvelle réparation urgente : le lendemain il se présentait encore à l’appel sans sabre, expliquant qu’il avait bien le porte-sabre, mais que maintenant c’était le ceinturon qui manquait. Il fut renvoyé à la chambre ; le second jour il s’en allait de lui-même. Le ceinturon étant revenu, il se présentait équipé complètement à l’appel, mais quittait tranquillement les rangs sitôt qu’il avait répondu, prêt à répondre, qu’on l’envoyait chercher quelque chose à la compagnie si on l’avait interrogé.

Ces escapades réitérées qui le rendaient de plus en plus rossard n’allaient pas sans quelque appréhension. À tous moments, pouvait survenir un officier qui, s’informant du motif de sa présence à la chambre, découvrirait la fraude. Mais Caragut avait un tel dégoût de l’exercice que, chaque fois qu’il trouvait le moyen de s’éclipser, il le saisissait au risque d’encourir la salle de police.


On annonçait une marche de nuit. Caragut espérait l’esquiver, mais son porte-sabre qui était encore une fois en réparation, lui ayant été rendu dans la journée, il n’osa pas courir la chance de s’esquiver sans motif après l’appel, ayant failli se faire pincer deux jours auparavant.

On était à la fin de septembre, la journée avait été splendide, le soleil était bas, à l’horizon, quand le bataillon fut appelé pour se mettre en marche.

On s’engagea d’abord sur la route qui longe la caserne, et Caragut avait pris assez maussadement sa place dans la colonne, rageant de n’avoir pu « couper » à la marche. Cependant la nuit enveloppant peu à peu la campagne, donnait aux objets environnants une teinte douce qui, réagissant sur le cerveau de Caragut, changea graduellement sa mauvaise humeur en une calme rêverie.

Ceux qui étaient en tête de la colonne découvrant dans l’herbe des lampyres, connus sous le nom vulgaire de vert luisant, dont l’éclat phosphorescent mettait dans le gazon comme autant de minuscules lampes électriques semées dans la campagne pour une illumination lilliputienne, se mirent à les ramasser ; et ce fut, aussitôt à qui mettrait des vers luisants au bout de son fusil.

C’était un curieux spectacle de voir des centaines de ces petites étoiles qui semblaient voltiger au-dessus de la noire colonne se perdant dans l’obscurité, car la nuit était tout à fait venue, faisant comme un cordon de feu, qui oscillait selon les ondulations de la marche.

Au départ on avait bien entonné les refrains ordinaires, mais bientôt, les voix s’étaient assourdies, les chants avaient cessé, les plus frustes subissaient, instinctivement, l’harmonie du silence. On n’entendait plus que le pas cadencé des soldats.

On ne distinguait rien autour de soi, les formes se faisaient indécises ; la fraîcheur de l’air succédant à la chaleur du jour, les étoiles scintillant au ciel, tout dégageait un charme mélancolique que chacun ressentait plus ou moins et qui rendait la colonne tout à fait silencieuse.

La mauvaise disposition de Caragut s’était dissipée complètement. Entièrement au charme présent, il aspirait la fraîcheur de la nuit, se laissant envahir par une molle langueur.

Tous les hommes, du reste, semblaient plongés dans une sorte de rêverie, car tous se taisaient ; le frisselis du feuillage doucement agité par la brise, les aboiements de quelques chiens isolés, que, de temps à autre, l’écho apportait, assourdis, de quelque ferme lointaine, une horloge sonnant lentement les heures à quelque clocher voisin, étaient les seuls bruits qu’on entendait.

Sauf l’agacement que produit, à la longue, le sac descendant des épaules, engourdissant le bras qui tient le fusil, et la voix aigre des gradés, ordonnant par intervalles d’allonger le pas, Caragut aurait souhaité de continuer cette promenade, à laquelle il trouvait un charme délicieux.

Il était près de onze heures quand le bataillon rentra à Pontanezen, Caragut était presque gai, la fraîcheur des sensations qu’il venait d’éprouver, l’avait remonté et provoquait une détente de son état mental.

En rentrant, l’aspect de sa prison quotidienne lui donna un serrement de cœur, mais il venait de faire une large provision d’espérance et il s’endormit en rêvant d’avenir.


Le lendemain et les jours suivants, il fallut reprendre la série des exercices abrutissants ; les rêveries de la veille s’étaient envolées au coup de clairon du réveil.

Une lettre du parent, chez lequel était son père, que Caragut reçut un jour, l’avertissant que l’état de son père empirait, vint le replonger dans ses idées noires. En deux ans, il aurait perdu trois de ses proches. Il lui tardait de voir se terminer la journée pour s’isoler et donner libre cours à ses pensées.

Mais un départ pour la Cochinchine allait avoir lieu sous peu. Quelques hommes, ainsi qu’un caporal de la 28e avaient été désignés pour être versés à la 18e, qui devait faire partie de ce convoi. Ils devaient, le lendemain, descendre à Brest, rejoindre leur nouvelle compagnie.

Aussi, après la soupe, ils étaient partis en bande, avec la permission de minuit, quelques-uns ayant reçu de l’argent, Balan, Bouzillon, Luguet, toute la tierce, s’étaient attachés à leurs pas, sentant que l’on pourrait gobelotter à peu de frais. Il était évident qu’il y aurait, pour chacun, une forte biture à la clé, au retour, dans la nuit.

Ce qui arriva en effet, plus d’un flageolait sur ses jambes en rentrant à la caserne.

À la chambrée tout le monde dormait quand s’amenèrent les poivrots. Dormir ! ils n’en avaient nulle envie. Leur soirée les avait mis en gaîté, ils voulaient continuer à s’amuser. Et comme au régiment, s’amuser consiste à embêter les autres, toutes les farces de caserne furent mises à contribution.

Bouzillon proposa d’abord de « passer la ronde-major », ce qui fut accepté avec enthousiasme. Tous se mirent nus, comme des vers, se passant seulement un ceinturon avec le sabre, endossant le sac, se coiffant d’un schako, et s’armant d’un fusil ; Bouzillon alla décrocher une des lanternes qui éclairait la chambrée, et, gravement, ils défilèrent dans la salle, faisant l’appel des noms, s’arrêtant à chaque lit, réveillant les dormeurs, continuant imperturbablement leur tournée au milieu des éclats de rires des uns, des grognements des autres.

La « ronde-major » terminée, on passa à d’autres exercices aussi délicats : celui, par exemple, qui consiste à planter un cornet de papier entre les fesses d’un type qui se met à marcher à pas comptés, tandis qu’un autre cherche à mettre le feu au papier. Le cornet suivant les mouvements de celui qui le porte, vacille à chacun de ses pas, l’autre le poursuit avec sa chandelle allumée. Très drôle, paraît-il, cette farce, de tradition dans l’armée.

Mais elle eut vite lassé nos garnements, ayant le tort, d’abord, de ne pas faire assez de bruit, la plupart des hommes de la chambrée s’étaient rendormis. Balan, Bouzillon et Luguet s’avisèrent de culbuter quelques lits, les renversant sens dessus dessous, au risque d’assommer les dormeurs sur le carreau.

Les lits étaient en fer, ne se démontant pas, accouplés deux à deux dans l’espace compris entre deux fenêtres.

Pour les renverser, il fallait se mettre dans le créneau formé par chaque couple de lits, prendre la couchette au milieu par le bord opposé, en glissant les bras en dessous, la tirer à soi d’une vingtaine de centimètres et, d’un coup sec, la renverser du côté de l’autre lit pour la faire basculer. Un mouvement pour tirer le lit, un autre pour le retourner, et le dormeur brusquement précipité à terre, la tête cognant sur le carreau, empêtré dans ses draps et couvertures, en était encore à se demander ce qui lui arrivait, que le « farceur » était loin.

Nos imbéciles prirent goût à ce jeu : ils guignaient chacun un dormeur, renversaient le lit, et, pieds nus, couraient se cacher dans la chambre de Bouzillon, pendant que le soldat, brusquement réveillé par sa chute, cherchait, tout en jurant, à remettre son lit en ordre.

Une dizaine de lits déjà avaient été renversés, et la nuit menaçait de se passer dans ces « amusements ». Les hommes culbutés gueulaient ferme, mais, voyant qu’ils avaient affaire à des gradés, se recouchaient en ronchonnant, n’osant passer les farceurs à la couverte, ce qu’ils n’auraient manqué de faire à un des leurs. Puis, les culbutes de nouveaux souffre-douleur finissaient par les égayer à leur tour.

Caragut étant resté éveillé tout le temps, vit à un certain moment, une ombre se dirigeant vers son lit, il ne dit rien, mais allongeant doucement son bras au-dessus de sa tête, saisit l’un de ses godillots suspendus à une patère et le lança de toute sa force sur l’ombre qui s’approchait. Bien dirigé le godillot donna du talon sur la tête du farceur qui se mit à gueuler comme un âne, en se sauvant, et criant à Balan d’allumer la chandelle.

Caragut reconnut la voix de Loiseau, et sautant à bas du lit, courut chercher son godillot qu’il retrouva sans peine et qu’il raccrocha au mur, se fourrant, jusqu’au menton, dans ses draps où il se mit à ronfler comme s’il n’eût fait que cela depuis qu’il était couché. Il ne craignait guère que Loiseau allât se plaindre, mais il préférait éviter toute explication.

Cette exécution eut pour effet de calmer momentanément les poivrots. La chandelle rallumée, ils bassinèrent la bosse de Loiseau, Bouzillon, ronflant sur une table, seuls Balan et Luguet, faisant du potin pour savoir qui avait lancé le godillot, mais Loiseau qui préférait ignorer, fit semblant de ne pas se rappeler au juste, signala comme endroit probable tout l’espace qui comprenait, outre les lits de Brossier, Caragut et Mahuret, celui du pauvre Yaumet.

Ce fut à ce dernier qu’ils résolurent de s’en prendre.

Ils se précipitèrent sur lui et commencèrent par lui ôter sa couverture.

— Bougre de cochon ! fit Loiseau, tu as voulu m’assommer, hein ! mais tu vas me payer ça… Qu’est-ce que l’on pourrait bien lui faire ? demanda-t-il, se tournant vers les autres.

— Le porter au milieu de la cour, fit l’un.

— Le passer à la couverte, dit un autre.

— Non, à la patience, renchérit un troisième.

— C’est ça, à la patience ! à la patience ! reprirent-ils, tous en chœur.

Yaumet, effaré, les regardait piteusement, protestant de son innocence.

— Si, si, c’est toi, et pour la peine, tu vas être passé à la patience, reprenait Balan.

Et la bande, augmentée de quatre ou cinq imbéciles, entoura le lit de Yaumet, tous braillant à qui mieux mieux, pendant que Balan, retournait le « sac à malice » de Yaumet pour y trouver une patience, des brosses et du cirage.

Dès le commencement de la scène, une idée avait germé dans le cerveau de Caragut. Se penchant vers son voisin de lit, Mahuret qui, lui aussi, était éveillé, il lui souffla à l’oreille :

— Veux-tu que nous fassions taire tous ces braillards, et, en même temps, passer Balan à la patience, lui qui parle d’y faire passer les autres ?

— Comment ? fit Perry qui s’était approché, en bannière, avec Grosset, pour voir passer Yaumet à la patience, et se trouvait près du lit de Caragut.

— C’est bien simple, justement je comptais sur vous autres. Quelqu’un, Brossier, par exemple, c’est le moins hardi, pourrait se glisser près de la porte, l’ouvrir, et traînant son sabre, crier : Fixe ! Je suis sûr que mes gars, surpris, n’ayant pas le temps de réfléchir, et la force de l’habitude aidant, vont croire à la présence réelle d’un officier attiré par le bruit. Étant en défaut, ils auront le trac, souffleront la chandelle pour pouvoir mieux se cavaler. Nous autres, nous sautons sur Balan, l’empêchons de gueuler et de bouger, et hardi ! la patience !

— Heu ! heu ! fit Mahuret, ils n’y couperont pas, ils savent bien que l’on ne crie pas fixe, la nuit, quand un officier passe dans les chambres, même pour un contre-appel.

— Je compte que, surpris, ils n’auront pas le temps de la réflexion.

— Il n’en coûte rien d’ailleurs d’essayer, dit Grosset, enchanté de faire une farce à un gradé.

En une seconde, Brossier fut mis au courant de ce que l’on attendait de lui, sans qu’il fût toutefois prévenu de ce que les autres voulaient tenter. Il s’agissait, lui expliqua-t-on, de débarrasser Yaumet de ses persécuteurs, en leur foutant le trac.

Dix secondes après, un « Fixe ! » magistral retentissait à l’extrémité de la chambrée.

Ce que Caragut avait prévu s’accomplit à la lettre. Nos poivrots qui avaient perdu du temps à se procurer leurs ustensiles, sans faire attention au conciliabule dont ils étaient l’objet, toute la chambrée du reste étant sur pied, n’avaient pas encore eu le temps d’opérer. Au cri de « Fixe ! » celui qui tenait la chandelle, pris de peur, la jeta par terre où elle s’éteignit. Chacun se tira de son côté : ce fut une véritable envolée.

Caragut qui avait enlevé son couvre-pied, et ne perdait pas Balan de vue, d’un bond fut sur lui, lui jetant le couvre-pied sur la tête, et lui emmaillotant les bras, tout en le maintenant sur le lit de Yaumet où il l’avait renversé, Mahuret et Perry lui empoignèrent chacun une jambe pendant que Grosset qui s’était préalablement armé d’une patience et d’une brosse qu’il avait trempée dans une gamelle à cirage presque liquide, se mit en devoir d’astiquer consciencieusement.

Voici en quoi consiste l’opération :

Pour astiquer les boutons d’uniforme, l’État fournit à chaque soldat une petite planchette large de 4 à 5 centimètres, longue de 35 à 40, épaisse de 2m/m environ. Cette planchette est creusée longitudinalement d’une fente, large de 2 à 3 millimètres, terminée à une de ses extrémités par une ouverture circulaire, assez large pour donner passage à la tête des boutons qu’on fait tous glisser par la queue dans la rainure ; il ne reste alors qu’à les couvrir de tripoli et à les frotter avec une brosse longue et étroite que l’on nomme la brosse à patience. Par ce système on peut astiquer les boutons sans salir le vêtement, l’étoffe se trouvant garantie par la planchette.

Le troupier malin a trouvé le moyen de l’employer à un amusement ingénieux qu’il appelle : « passer à la patience »

Dans toute agglomération d’oisifs, on trouve toujours quelque souffre-douleur que son manque d’intelligence ou sa faiblesse physique désigne comme sujet d’expériences plus ou moins barbares à messieurs les loustics.

Voici donc comment on opère pour le « passage à la patience » : on se jette à cinq ou six sur le pauvre diable, on le renverse sur un lit, et, pendant qu’on lui maintient bras et jambes pour l’empêcher de se débattre, un des farceurs déculotte le patient, lui prend la verge qu’il fait passer par le trou de la patience, l’enduit de cirage, et, avec une brosse se met à l’astiquer « jusqu’à ce que ça reluise » selon l’expression usitée, ou jusqu’à ce que se produise certain accident qui a le don d’exciter l’hilarité de ces imbéciles.

Cette opération dont Balan était un des plus fervents promoteurs dans la compagnie, chaque fois qu’il s’agissait de faire une farce aux dépens de quelqu’un, et à laquelle il avait proposé de soumettre Yaumet, il eut à la subir lui-même, malgré ses efforts pour échapper à ses tourmenteurs.

Grosset avait travaillé avec tant de conviction que le résultat désiré ne se fit pas trop attendre.

— Ça y est, fit-il, en déguisant sa voix, lorsqu’il s’aperçut qu’il n’avait pas travaillé en pure perte.

— On peut le lâcher.

— Non, portons-le au milieu de l’autre chambre, fit Caragut, assourdissant la sienne.

Aussitôt dit, Balan fut enlevé, emporté toujours gigottant dans l’autre pièce où on le fourra sous la table, pendant que les quatre exécuteurs se sauvaient à toutes jambes dans leur lit, ayant eu soin de fermer la porte derrière eux et de pousser en travers un banc qui se trouvait à leur portée, Caragut, ayant, de plus, eu la précaution de prendre un autre couvre-pied sur un lit inoccupé.

Mais contre leur attente, Balan s’étant dégagé, ne fit pas le boucan qu’ils prévoyaient. Lorsqu’il vint, à tâtons, chercher son lit pour se coucher, ils l’entendirent ronchonner : qu’il retrouverait bien les cochons ; qu’ils n’y couperaient pas ; qu’il leur gardait un chien de sa chienne ; mais ce fut tout. Une fois couché, il se tut et la nuit se passa sans nouvel incident.



Le lendemain, au coup d’œil méchant que lui lança Balan, lorsqu’ils se trouvèrent face à face, Caragut comprit que l’autre n’avait pas digéré sa mésaventure et que, s’il n’était pas certain d’en connaître les auteurs, il avait du moins, de fortes présomptions. Il se promit d’être sur ses gardes et de ne pas lui fournir l’occasion de le « baiser » selon le terme adopté, c’est-à-dire de ne pas lui fournir l’occasion d’une punition salée.

Justement, il était de chambrée avec ses deux voisins de lit : Mahuret et Brossier. Ils balayèrent, charrièrent l’eau, faisant correctement tout ce que leur fonction éventuelle « d’homme de chambrée » exigeait. La journée se passa sans incident, sans que Balan eût rien trouvé à redire, sans même qu’il eût l’air de chercher l’occasion de sévir.


Depuis longtemps la soupe était mangée ; les hommes de chambre avaient donné le dernier coup de balai. Caragut et Brossier, pendant que Mahuret balayait, avaient charrié chacun deux bidons d’eau. Tout étant en règle dans le service, Brossier et Mahuret purent donc, la corvée faite, aller se promener en ville, Caragut ne voulut pas les accompagner.

Il était retombé dans une de ses crises de mélancolie qui achevaient de l’aigrir contre le métier et lui peignaient la vie en noir.

Les nouvelles de son père étaient de plus en plus alarmantes ; sa sœur était malade aussi. Serait-elle emportée par la maladie, comme les autres ? Caragut pensait à ces privilégiés de la fortune qui, par pose, par mode, vont à Nice, Cannes, Menton ou Monaco, y jouant au trente et quarante, et laissant sur le tapis vert, des fortunes pendant que tant de misérables crèvent de faim ; dépensant dans des futilités assez d’argent pour payer à nombre de malheureux, un voyage qui les sauverait peut-être en enrayant la maladie.

Il s’était jeté sur son lit, et réfléchissait à l’existence qu’il menait, à son isolement, aux tristesses qui l’attendaient.

— Non, se disait-il, encore quatre ans à faire, je mourrai de chagrin auparavant. Et de fait, la tunique qu’il avait reçue en arrivant au régiment lui flottait à présent sur le corps.

D’un autre côté, la mort imminente de son père, à laquelle on le préparait, c’était sa délivrance, mais il lui répugnait d’avoir à espérer en la mort de quelqu’un pour assurer sa liberté. Certes, Caragut n’avait qu’une affection très modérée pour son père ; le joug de fer qui avait pesé sur sa jeunesse, n’avait pas contribué à faire parler en lui la « voix du sang » ; mais il était loin de souhaiter sa mort, il lui aurait suffi d’être affranchi de toute tutelle.

Pourtant, il se rappelait que lors des maladies de sa mère et de sa sœur, il avait espéré aussi que l’arrêt des médecins ne serait pas irrévocable, et que, malgré ses efforts, malgré tous ses soins, l’échéance fatale, inéluctable, était arrivée.

Et, alors, il se voyait redevenant libre, jetant sa défroque au ruisseau, quittant cette livrée d’esclave. Certes, il aurait à travailler dur ; car son père avait tout vendu, tout, jusqu’à ses outils, jusqu’aux livres que lui, Caragut, avait achetés avec les maigres pourboires que lui donnait sa mère, lorsqu’elle était là. Il aurait à se créer un intérieur, à piocher dur pour acheter des meubles afin d’éviter l’hôtel garni qui ne lui souriait guère. Mais, bah ! cela ne l’effrayait pas, il se sentait assez de courage et de volonté pour ne pas bouder devant les difficultés.

Et, poursuivant son rêve, lui qui, malgré son caractère aimant, était resté chaste, sa timidité bête ayant toujours empêché sa tendresse de s’épancher, il pensait à la femme qu’il aimerait un jour, qui l’apprécierait et ne se moquerait pas de sa naïveté. Oh ! s’il la rencontrait, il ne la laisserait pas échapper cette fois, il trouverait le courage de parler.

Certainement, la vie de l’ouvrier marié est dure, mais il aurait de la volonté, et ayant eu plus que sa part de tourments, il se sentait le droit d’espérer un avenir plus riant.

Puis, se reprochant d’escompter la mort de son père, il ajournait toute cette félicité à la fin de son service.

On le verserait dans une compagnie allant en Cochinchine, il verrait du nouveau, cela le changerait, cette vie d’alertes l’enlèverait à la monotonie énervante de la caserne ; il essayait alors de se faire une idée de la vie coloniale, un tableau de paysage oriental, d’après les récits de ses collègues.

Oh ! il y aurait sans doute d’autres misères en perspective : la dyssenterie, l’anémie, la fièvre, sans compter les insolations et le coupe-coupe des Annamites ; mais on pouvait y échapper, tandis qu’il n’échapperait pas ici, cela il le sentait, à la folie d’un coup de tête : tout plutôt que l’abrutissement de la caserne, que mener encore quatre ans cette vie de forçat !

Et, dans l’horreur qu’il ressentait, il s’était mis sans s’en apercevoir, à gesticuler sur son lit.

— Qu’est-ce que tu as donc ?… fit Mahuret qui rentrait, on dirait que t’es pris de la danse de Saint-Guy !

— J’ai, que je m’emmerde et que je voudrais être hors d’ici.

— Hé bien ! c’est pas nouveau, c’que tu m’dis là. V’là assez de fois que tu m’le répètes ; il y en a bien d’autres, tu n’es pas le seul, du reste. Mon cochon, si tu continues, t’as le temps de le noyer dans ton emmerdement.

— Hé ! Je le sais bien, et c’est ce qui me chagrine encore plus.

Tiens, je vais aller chercher de l’eau, je vois un bidon vide, l’eau au moins ne manquera pas ; on ne viendra pas nous dire que nous ne faisons pas notre service. Je me coucherai ensuite, tu répondras pour moi à l’appel.

— Si tu veux, moi je ne me couche pas encore.


Tout le monde était au lit, l’extinction des feux sonnée depuis longtemps ; mais à Pontanezen ce n’était qu’une formalité, car les deux lanternes éclairant les chambrées demeuraient allumées toute la nuit.

Caragut, comme les autres, ronflait à poings fermés, lorsque Balan sortit de la chambre de détail où il travaillait avec le sergent-major.

Il était altéré, sans doute, car il se dirigea vers une cruche ; mais l’ayant portée à sa bouche, il constata qu’elle était vide.

Au lieu d’en chercher une autre, ce qui aurait été plus logique — mais quand on a des galons, il faut bien le faire sentir, — il se mit à beugler de toutes ses forces :

— Quels sont les hommes de chambre !… Il n’y a pas d’eau, ici, nom de Dieu ! v’là une cruche qu’est vide… Que foutent donc les hommes de chambre ?… Les hommes de chambre !… à l’eau, tonnerre !…

Et comme personne ne répondait.

— Vous m’entendez ? les hommes de chambre à l’eau !

Silence sur toute la ligne, malgré les éclats de voix du cabot qui réveillaient quelques dormeurs.

— Nom de Dieu ! va-t-on me répondre ? est-ce que vous vous foutez de moi ? et, secouant un des dormeurs qui se trouvait à sa portée : Quels sont les hommes de chambre, ici ?

— Mahuret… Brossier… Caragut, articula, l’interpellé.

— Ah ! ah ! c’est Caragut, tonna le forcené, Caragut ! Caragut ! vous allez vous lever !… Où est Caragut ?…

— Qu’est-ce qu’il y a ? répondit ce dernier, réveillé en sursaut, à l’appel de son nom.

— Il y a, que voilà une cruche qui est vide, que vous allez vous lever, et aller chercher de l’eau ! Vous m’entendez ?

— S’il y a une cruche vide, fit Caragut encore mal éveillé, il y en a d’autres à côté qui sont pleines. Vous n’avez qu’à chercher.

— C’est pas mon affaire. Vous n’aviez qu’à les remplir toutes avant de vous coucher.

— J’en ai rempli assez pour la nuit.

— Je vous ordonne d’aller chercher de l’eau, fit avec emphase, ce despote de bas étage, et pas tant d’explications. Vous avez compris ! n’est-ce pas ?

— Moi ou Brossier, nous avons porté six bidons d’eau, ici, un peu avant l’appel, accentua Caragut qui commençait à s’échauffer et à perdre la notion exacte de la situation ; j’ai fait mon service comme je devais le faire. Il y a assez d’eau. Je ne me lèverai pas.

— Vous-ne-vous-lè-ve-rez-pas ! hurla Balan, vous ne vous lèverez pas, et si le feu venait à prendre à la « cagna », comment feriez-vous pour l’éteindre ?

— Vous pisserez dessus, riposta Caragut, pendant que la chambrée, réveillée par tout ce tapage, s’esclaffait de rire sous ses draps.

Le caporal était détesté, mais comme il était réputé pour porter des motifs aggravant toujours les punitions infligées, on le craignait : personne n’osait lui répondre ; aussi, tous jubilaient de le voir rembarré.

De son côté, Balan qui n’avait jamais trouvé personne pour lui tenir tête, était furieux ; d’autant plus furieux qu’il se sentait la risée de la chambrée. Les ricanements étouffés qu’on entendait de tous les côtés le mettaient hors de lui.

Caragut, lui aussi, perdait la tête. Toutes ses rancunes, toutes ses haines, remuées par la colère, remontaient à la surface, et il les exprimait malgré lui.

— Vous n’avez pas besoin de tant gueuler. Je ne veux pas y aller, et je n’irai pas. Vous faites votre malin pour deux méchantes sardines sur vos manches, vous n’avez pas chié l’obélisque pour cela.

Balan, convulsé par la fureur, s’approcha du lit de Caragut, et voulut l’empoigner.

— Ne me touchez pas, fit ce dernier, il pourrait vous en cuire !

Mais Balan l’avait pris par l’épaule.

— Je vous ordonne d’aller chercher de l’eau, vociféra-t-il, essayant de le jeter à bas du lit.

— Et moi, je vous ordonne de me laisser tranquille, ou ça va se gâter !

— Vous refusez d’obéir, vociféra Balan, continuant de secouer sa victime, eh bien, je vais vous porter le motif, et nous verrons ce que ça vous coûtera !

— Tiens ! porte toujours celui-là, en attendant, fit Caragut à bout de patience, détachant un coup de poing dans la poitrine du cabot qui alla s’asseoir, le cul par terre, au milieu de la chambrée.

— Un homme qui frappe un caporal, hurlèrent Chapron et Bracquel, attirés par le bruit. Que l’on aille chercher la garde. Et, en même temps, ils secouaient dans leurs lits les hommes qui se trouvaient sur leur passage, et qui, voyant l’allure que prenaient les choses, faisaient semblant de dormir.

Devant cette intervention, Caragut atterré, s’était arrêté net. Il eut une vision rapide de ce qui l’attendait : le conseil de guerre et, sinon la mort, au moins dix ans, vingt ans, peut-être, de travaux publics. Affolé à cette pensée, il sauta au râtelier d’armes et, empoignant un fusil par le canon, il asséna un formidable coup de crosse sur la tête de Balan avant que personne eût pu prévenir son action.

Balan s’écroula le crâne ouvert, Bracquel fit un pas en avant, mais en voyant soulever la crosse du fusil qui le menaçait à son tour, il recula portant instinctivement la tête en arrière, la crosse de l’arme lui arriva en pleine poitrine et il s’affaissa, râlant.

Hagards, effarés, les hommes de la chambrée avaient assisté à ce spectacle sans penser à s’interposer ; ils étaient stupéfaits. Chapron avait pris la porte, on l’entendait hurlant dans la cour : « à la garde ! »

Caragut porta vivement la main à la poche de sa veste pendue au mur, en tira une cartouche qu’il avait escamotée à un tir précédent, la glissa rapidement dans le canon de son fusil, et, assurant la crosse à terre pendant qu’il appuyait le menton sur l’extrémité du canon, il pressa de son orteil sur la détente et tomba mort, la mâchoire fracassée.

— Nom de Dieu ! s’écria Mahuret qui, voyant Caragut sortir la cartouche de sa poche, avait deviné sa résolution, et avait sauté à bas de son lit, dans l’intention de l’arrêter, mais était arrivé trop tard.

— Il l’avait toujours dit, pensa-t-il, que s’il se voyait en situation de passer devant le conseil de guerre, il préférerait se tuer. Il a voulu, tout au moins, faire payer le sacrifice de sa vie à ceux qui sont responsables de sa mort.

Et, s’étant penché sur le corps de Caragut, après avoir constaté qu’il était bien mort :

— Pauvre diable ! il vaut peut-être mieux que je n’aie pu l’empêcher de se tuer, il a eu raison !… ce n’est pas gai, Biribi… Puis, ayant jeté un regard sur Balan qui ne bougeait plus et sur Bracquel qui râlait toujours : En attendant, il a débarrassé la compagnie de deux fameuses crapules !

Il fit mentalement, cette dernière réflexion, Chapron venait d’entrer avec le poste de garde à la police du quartier.


Sainte-Pélagie, 1891.






FIN
  1. Supprimé depuis, comme caserne, paraît-il.
  2. Sorte de carnet contenant les noms des hommes de la section du gradé, et, intérieurement, garni de parchemin, servant indéfiniment à prendre des notes, le crayon s’effaçant à la main, comme la craie sur l’ardoise.
  3. À part les chiffres sept et quinze, on a, au régiment, pour la distribution des punitions, une prédilection pour les chiffres pairs.
  4. À l’époque où se passe notre action, Au Port d’armes, de Fèvre ; Sous-offs. de Descaves ; Biribi, de Darien n’avaient pas encore vu le jour. L’Homme qui tue, de France, était bien paru, mais inconnu du grand public et notre héros est excusable de l’ignorer.
  5. Rivière qui sert de port militaire.
  6. Aujourd’hui, paraît-il, les gardiens font entrer au poste, où se tient un autre gardien, ceux qu’ils veulent faire fouiller.
  7. Cette surveillance, est, paraît-il, exercée aujourd’hui par les gendarmes. Les postes de garde ne font plus que les patrouilles de nuit.