La Grande Grève/1/10

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Librairie des Publications populaires (p. 78-89).
Première partie


X

GUERRE SOCIALE


Deux mois environ s’étaient passés. Le plan laborieusement échafaudé par Drieux avait reçu en grande partie son exécution.

Tandis que les socialistes s’excommuniaient au Congrès de Saint-Étienne, brisant en deux tronçons rivaux et impuissants le parti ouvrier, les anarchistes, fatigués des querelles de chefs et de dogmes, s’élançaient en enfants perdus en avant et en dehors des autres fractions révolutionnaires. Mais la réaction individualiste se faisait chez eux véhémente et chaotique : c’est la loi naturelle qui régit tous les partis de combat à leur naissance ; le temps seul élucide leurs idées et use leur fougue. Pleins d’enthousiasme, répudiant les chefs et attendant tout de la spontanéité des masses, les anarchistes étaient par cela même plus en proie que d’autres aux mouchards, agents provocateurs et pêcheurs en eau trouble.

Aussi, pendant que, tiraillés entre Brousse et Guesde, oscillaient indécis, désorientés, les groupes du parti ouvrier, des actes de guerre sociale commençaient à s’accomplir. De ces actes les uns étaient réellement l’œuvre de révolutionnaires, les autres celle de policiers.

Œuvre de révolutionnaires, les vengeances du salarié frappé dans sa dignité ou dans ses moyens d’existence par un exploiteur impitoyable, les protestations du sans-travail près de succomber d’inanition auprès de l’abondance et se refusant à tendre la main. Œuvre de policiers, les attentats stupides, dirigés au hasard, contre la foule ou n’importe qui et ne produisant comme résultat que le discrédit d’idées nouvelles incomprises et un déchaînement de fureurs réactionnaires.

À Mersey, Michet et sa bande s’étaient remis à la besogne. Ces misérables exécutaient aveuglément le mot d’ordre venu d’en haut, ils ne savaient d’où, car derrière Michet, il y avait Baladier, derrière Baladier, Drieux et derrière Drieux, les jésuites. Le résultat était double : empêcher l’acquittement des mineurs de Mersey par le tribunal de Chôlon et ce qui était bien plus important, créer dans toute la France un mouvement de réaction à la faveur duquel un prétendant, par un hardi coup de main, prendrait le pouvoir.

Le duc d’Aumale, oncle du comte de Paris, étant général de la République, les probabilités demeuraient en faveur de la monarchie orléaniste.

La bande Michet n’était pas seule à l’œuvre : Galfe aussi opérait !

Le jeune homme, en apprenant à la mine les événements qui s’étaient passés au bois de Varne, avait été saisi de rage. Rage d’abord de n’avoir point, lui anarchiste, participé à la destruction des croix, opérée par les mineurs — était-ce bien la peine d’être un « conscient » pour demeurer inactif au moment du chambard ? — rage ensuite à la réflexion du piège où étaient tombés les mineurs.

Fallait-il donc se mettre toute une bande pour un travail de destruction qu’un homme résolu pouvait accomplir ?

Dans la soirée du 10 septembre, les vitres du cabaret Pichet avaient volé en éclats, au chant de la Carmagnole, c’était la bande Michet qui passait. Le même soir, sous l’explosion d’une cartouche de dynamite, la grande croix de pierre de Paragey s’effondrait : c’était Galfe agissant seul. À Saint-Phallier, Faillan, Bouvignes, des habitations de paysans étaient attaquées à coups de cailloux : c’était Michet. Dans la nuit du 13, la maison du chef mineur Bardot se lézardait, dynamitée : c’était Galfe.

Celui-ci avait maintenant voué une dévotion à la poudre redoutée plus encore que redoutable, arme d’un maniement connu et d’un approvisionnement facile pour le mineur qui l’emploie contre le roc là où le pic ne peut mordre. N’est-ce pas la fée Dynamite qui, plus forte que les fusils perfectionnés et les canons des bourgeois, ouvrirait la voie à la révolution sociale ?

Toutefois, malgré la naïveté de cette ferveur, Galfe eut l’intuition de travailler seul, ne se confiant à personne. Bernin avait cherché à se lier avec lui sans y réussir : ses allures trop rondes, trop bon enfant, de beau parleur sanguin n’étaient pas en harmonie avec le caractère concentré et un peu farouche de ce nerveux. D’ailleurs le fait que Céleste Narin partageait maintenant sa demeure déterminait le jeune homme à un redoublement de prudence. Il voulait bien exposer sa liberté, sa vie pour le triomphe de son idéal ; mais, pour rien au monde, il n’eût voulu compromettre celle qui avait déjà tant souffert, et nul, pas même elle qui habitait avec lui, ne se doutait des actes mystérieux qu’il accomplissait. Lui seul connaissait la cachette — un trou creusé sous une grosse pierre — où restaient déposées par lui trois cartouches de dynamite, trois autres ayant déjà servi.

Céleste partageait ses repas et dormait sous son toit, mais c’était tout. Pas un instant Galfe, qui pourtant répudiait le mariage comme bourgeois, et proclamait la liberté de l’union comme condition primordiale de l’amour, n’avait eu l’idée de posséder cette belle fille. Il lui eût semblé mettre un prix à l’hospitalité qu’il lui avait offerte, transformer un acte de solidarité spontanément accompli en honteux marchandage.

Certes, il ressentait pour elle de la sympathie, de l’amitié même, mais c’était tout. Un moment, oui, il avait senti une chaleur lui monter aux tempes, son cœur battre plus violemment qu’à l’habitude, protestation de la jeunesse et de la virilité qui lui criaient d’aimer. Ce n’avait été qu’un éclair : l’instant d’après, il s’était replongé, mystique et farouche, dans sa contemplation d’un monde idéal. Et il ne cherchait pas, ne pensait pas à lire dans cette âme de jeune fille.

Pour Céleste, il en était tout différemment. Jusqu’à ce jour malheureuse, sevrée d’affection, elle avait enfin, pour la première fois, rencontré un cœur généreux et désintéressé. Galfe lui apparaissait comme un être supérieur, avec des pensées autres que celles du commun des mortels. Elle n’osait l’interroger sur ses idées ; quand par hasard, et comme se répondant à lui-même, il laissait tomber une phrase empreinte de sa religion d’humanité libre, Céleste demeurait en suspens, muette et toute pensive. Parfois aussi elle trouvait dans son propre cœur et son bon sens que ce que disait Galfe était tout naturel.

Elle raccommodait le linge et les effets du jeune mineur, s’occupait de la cuisine, tenait en un mot le ménage.

Galfe avait séparé sa cabane en deux pièces par un vieux drap tendu d’un mur à l’autre. Il avait abandonné d’autorité son lit à Céleste, se fabriquant pour lui-même une autre couchette avec quatre pieux, une toile et un amas d’herbes sèches. Cette couchette était près de la porte ; quand il croyait Céleste endormie, il se levait sans bruit, portant à la main ses souliers qu’il chaussait dehors, et il s’en allait commettre quelque autre attentat, À son retour, il prenait les mêmes précautions pour ne pas réveiller la jeune fille.

En d’autres circonstances, Galfe eût consacré tous ses loisirs à faire d’elle une anarchiste. La société bourgeoise n’avait pas eu le temps de la pourrir ; son cœur était encore accessible à la révolte contre l’injustice, à la haine du mal, à l’enthousiasme pour le beau ; mais maintenant une seule pensée dominait, possédait le jeune homme :

Appeler par ses actes individuels le gros de l’armée des mineurs à la révolte, à la lutte définitive pour l’émancipation.

Cependant, le jour du procès des mineurs arrivait. Tout l’intérêt maintenant se concentrait sur Chôlon. La petite ville était emplie d’un va-et-vient de témoins, de journalistes, et aussi de policiers. Les deux camps étaient en présence : le camp jaune du capital, le camp rouge de la révolution.

Geneviève était venue, anxieuse, torturée et cependant confiante en l’acquittement de son mari. On eût difficilement reconnu en elle la belle jeune femme de naguère. Ses yeux rougis par les larmes et les nuits sans sommeil, passées cousant et songeant, brillaient de fièvre dans un visage amaigri. C’est que, moins pour elle que pour le petit être qui allait venir et aussi pour envoyer quelque argent au prisonnier, elle n’avait cessé de travailler, vivant d’un bol de lait et d’un peu de soupe. Il fallait que Panuel, qui venait la voir tous les jours, se fâchât pour lui faire de temps à autre boire un verre de vin et manger un peu de viande. Et le brave homme, qui lui avait offert inutilement de l’argent, devait s’ingénier pour lui faire accepter quoi que ce fût.

— Mais, ça n’a pas de bon sens ! exclamait-il. Comment vous me refusez… à un vieil ami comme moi !

— Non, répondait la fière jeune femme en lui serrant affectueusement la main. Vous êtes un travailleur, vous aussi, et tant que mes doigts pourront tenir l’aiguille, je ne veux être à charge à personne. Plus tard, si je tombais malade, si je mourais après avoir donné naissance à l’enfant d’Albert, j’ai votre promesse… cela me suffit. Pour le moment, l’ouvrage ne manque pas : laissez-moi travailler.

L’abbé Firot, depuis la rude correction qui avait terminé sa dernière tentative, faisait prudemment le mort. Certes, il aurait sa revanche quelque jour, mais convenait-il de compromettre sa situation, son avenir, en s’acharnant à la conquête d’une femme, alors qu’il n’avait qu’à jeter son mouchoir à dix autres pénitentes ?

Donc Geneviève était venue à Chôlon, accompagnée de Panuel. Les femmes des autres mineurs s’y trouvaient également, quelques-unes hospitalisées fraternellement par des ménages ouvriers, d’autres logeant à deux afin de réduire les frais.

Chamot, lui aussi, était à Chôlon, logeant dans un coquet pavillon de la rue des Lilas, mis à sa disposition par le banquier Hachenin. Il y trônait comme un monarque, entouré à la fois d’une cour et d’une garde. Outre sa femme et sa nièce, la comtesse de Fargeuil était venue le joindre, curieuse d’assister à un procès aussi sensationnel et peut-être au fond, vaguement sympathique à ces mineurs malgré leur crime de s’être attaqués aux choses saintes.

La famille Chamot campant à Chôlon, le baron des Gourdes, naturellement, y campait aussi. On commençait à parler de son prochain mariage avec Julia et cette union à vie d’un titre et d’un coffre-fort paraissait aux gens bien pensants la chose la plus normale et la plus morale. Tout au plus y avait-il quelques jaloux.

De Mirlont, le notaire Durivaux, le commandant Estelin complétaient la cour volante de Chamot et se serraient héroïquement autour de lui comme pour empêcher la révolution sociale de l’atteindre.

Du reste, les plus grandes précautions étaient prises par les autorités pour réprimer avec une énergie sauvage toute tentative, toute agitation. La région fourmillait de troupes : lignards, chasseurs, dragons, campaient à Mersey, à Pranzy et dans les communes voisines comme en pays conquis. Le général Chouban avait tenu à bien faire les choses.

Trop bien même au point de vue de Drieux qui, partisan ardent d’un contact entre soldats et travailleurs, contact capable de produire un conflit, eût désiré un moindre déploiement de forces, de façon à encourager les révolutionnaires pour mieux les écraser ensuite.

Mais dans les organisations même hiérarchiques dont les rouages sont par trop complexes, il n’est pas toujours facile d’arriver à la précision des détails qu’on se proposait. Le commandant du 8e corps était, comme tout officier supérieur, un parfait réactionnaire, mais il n’était pas affilié aux jésuites ; il ignorait leurs plans secrets et sa stratégie de vieux soudard simpliste venait en l’occurrence contrecarrer quelque peu la leur.

Depuis trois jours, le procès des mineurs était commencé. L’acte d’accusation, chef-d’œuvre du procureur général Faychiar, établissait avec une extraordinaire précision de détails, l’horrible complot fomenté pour livrer Mersey aux horreurs sanglantes de l’anarchie. C’était très beau : toutes les dames, terrifiées et ravies, éprouvaient le frisson.

La saisie chez Ronnot de listes secrètes des adhérents à la mutuelle que leur situation empêchait de se proclamer tels ouvertement, avait permis de montrer « le travail d’embrigadement pour la révolte, tenté hypocritement au nom de la solidarité ». Ainsi s’exprimait, indigné, le magistrat, organe de la vindicte sociale.

Une perquisition chez Vilaud y avait fait découvrir des insignes révolutionnaires destinés, disait l’acte d’accusation, à permettre aux conjurés de se reconnaître. Ces insignes révolutionnaires étaient tout simplement des rubans rouges et un drapeau tricolore cravaté d’un nœud écarlate, qui avaient servi à la dernière fête du 14 juillet.

Les revolvers, cartouches et imprimés, remis par Baladier lui-même à Michet qui les avait clandestinement déposés chez une demi-douzaine de mineurs, ceux que l’on voulait frapper, faisaient merveille dans cette mise en scène. Comment prétendre qu’il s’agissait d’une pacifique société de secours mutuels lorsque les principaux adhérents se réunissaient en armes, la nuit, dans les bois ?

Et la destruction des croix dans le bois de Varne, celle de la chapelle assaillie, forcée et dynamitée, l’arrestation de l’abbé Firot, insulté, brutalisé et n’échappant à la mort que par miracle, la fusée mystérieuse qui avait donné au milieu de la nuit le signal de toutes ces horreurs, était-ce de la philanthropie mutualiste ?

L’arrestation de l’abbé Firot surtout, émouvait. Pendant une demi-heure, trois quarts d’heure peut-être, ce digne prêtre, tout charité et amour, avait subi les outrages de forcenés, hurlant à ses pieuses oreilles : « La Vierge à la voirie ! » On l’avait battu, accablé de soufflets et de crachats : c’était tout juste si on ne l’avait pas couronné d’épines. Et lui, après cette douloureuse passion, à l’exemple du divin Maître, pardonnait à ses bourreaux ! Chez le juge d’instruction, tout en reconnaissant par respect de la vérité, les sévices odieux qui lui avaient été infligés, il s’était refusé à en nommer les auteurs. Lorsque le magistrat, las d’insister, lui avait dit : « Monsieur l’abbé, cette générosité envers les ennemis de la société est dangereuse ; d’ailleurs, elle est inutile : nous savons bien que votre agresseur, c’est Détras, qui vous poursuivait de sa haine », le vicaire avait levé au ciel un regard angélique, en répondant d’un ton de mansuétude ineffable : « Si vous le savez, pourquoi me le demandez-vous ? »

La plupart des mineurs comme Ronnot, Vilaud, Bochard, Pétron, furent acquittés, d’autres condamnés au hasard à quelques mois de prison.

Albert Détras et Janteau entendirent avec stupeur les magistrats prononcer contre eux la peine de sept ans de travaux forcés !

Sept ans de travaux forcés, alors que le premier n’avait en réalité à sa charge qu’un port d’arme prohibée et le second la mutilation de quelques croix !

Mais la haine cléricale avait transformé Détras en chef d’un vaste complot. Des témoins inattendus, sous-ordres de Michet, affirmaient que c’était lui qui avait distribué les armes et les manifestes révolutionnaires, que c’était lui qui avait saccagé, puis dynamité la chapelle du bois de Varne, arrêté l’abbé Firot.

Et celui-ci, toujours ineffable, s’était une fois de plus, refusé à formuler un témoignage précis, laissant ainsi accabler l’accusé qu’un seul mot de vérité eût sauvé !

Ce mot-là, le prêtre se gardait bien de le dire. Il se vengeait ainsi et de l’incroyant qu’il n’avait pu convertir et de la femme qui lui avait résisté.

Jamais la tartuferie chrétienne n’avait été plus doucereusement féroce. « Quel bon prêtre ! » murmuraient dans une demi-pâmoison hystérique la comtesse de Fargeuil, Mme Hachenin et les autres pieuses dames couvant le jeune et blond vicaire de longs regards énamourés, tandis qu’un inexprimable sentiment d’indignation et d’horreur rendait muet Détras. Était-il possible que ce ne fût point un rêve ? Il fit un effort pour se lever, crier son exaspération, et il retomba le poing crispé sans avoir pu prononcer un mot.

— Votre déposition est bien inutile, monsieur l’abbé, dit onctueusement le président, l’attitude de l’accusé parle suffisamment : il avoue.

Dans l’explosion de murmures qui suivit ces paroles, on entendit dans l’assistance ce cri de désespérée poussé par une voix de femme :

— C’est faux !

C’était Geneviève, défaillante en entendant accabler Albert. L’instant d’après, elle tombait à bout de forces, inanimée ; Panuel, qui ne la quittait pas, n’eut que le temps de la soulever dans ses bras et de l’emporter comme un enfant. Elle ne reprit connaissance que pour apprendre que la justice venait de faire de son mari un mort-vivant : un forçat, et d’elle une veuve.

Quant à Janteau, il demeurait littéralement écrasé.

De son côté Galfe ayant, à l’instigation du mouchard Bernin qu’il prenait pour un compagnon, tenté de faire sauter la maison d’un maître-porion, suivait bientôt Détras et Janteau devant la cour d’assises et s’y entendait condamner aux travaux forcés à perpétuité.

Les travaux forcés à perpétuité alors que le mineur n’avait tué personne ! Quoi c’était là, rendue au nom du peuple souverain, la justice de la République ? Était-ce donc vrai ce que disaient les révolutionnaires que, sous ce gouvernement comme sous les précédents, toutes les forces de l’État concouraient à la défense du capital, qu’il n’y avait rien de changé ?

Et des cris de : « Vive la sociale ! » accueillirent ce jugement inique.

Céleste demeurait pétrifiée. Du regard elle et Galfe s’attachaient désespérément l’un à l’autre ; c’était plus que la vie que la société impitoyable leur prenait. Ah ! certes, quels que fussent son courage et sa conviction le condamné ne cherchait guère, en ce moment, à poser pour l’histoire.

Lorsque les gendarmes l’emmenèrent, Céleste poussa un grand cri et fondit en larmes. Des personnes compatissantes, l’entouraient, s’efforçaient de la consoler, mais était-il de consolation possible ?

Ce fut en vain que Galfe sollicita par lui-même et par son avocat la faveur de revoir une dernière fois celle qui avait, pendant un moment trop fugitif, ensoleillé sa vie de jeune esclave. Cette consolation, à la veille de partir pour le bagne, lui fut impitoyablement refusée. Et de quel droit la demandait-il ? Céleste lui était-elle quoi que ce fût aux yeux de la loi ? Était-elle autre chose que sa concubine ?

La jeune fille revint à Mersey, la tête perdue, incapable de penser ; devant elle tout n’était plus que brouillard et ténèbres. La destinée marâtre qui, dès l’enfance, l’avait vouée à l’infortune, lui faisait payer chèrement à elle aussi une minute de bonheur. Quelles nouvelles misères, quelles nouvelles catastrophes l’attendaient encore ?

Céleste était à peine de retour dans la cabane qui lui rappelait de si doux souvenirs qu’elle dut s’enfuir pour éviter les outrages des mouchards.

Le même jour, dans la cathédrale de Tondou, se célébrait en grande pompe le mariage du baron des Gourdes et de Mlle Julia Chamot.

Toutes les notabilités départementales assistaient à cette cérémonie, rehaussée par la présence de Sa Grandeur qui donna la bénédiction aux jeunes époux. Ceux-ci environnés d’une atmosphère d’encens, de fleurs et de musique, couvés par tous les regards d’admiration ou d’envie, s’avancèrent à l’autel comme dans une apothéose.

Et c’était une apothéose, en effet, l’apothéose du capital omnipotent, qui a remplacé les rois et les dieux, du capital qui trône, domine, écrase et que nulle révolte n’a jusqu’ici pu renverser. Ce n’était pas seulement sa nièce que Chamot donnait à des Gourdes : c’était sa souveraineté industrielle, ses actions représentatives de millions sués par le travail de misérables. Une fois de plus s’accomplissait, fêtée, glorifiée, l’union de l’aristocratie et du coffre-fort.

Le troupeau des esclaves, rentré sous la terre, y peinait, dompté pour longtemps, sans révolte, sans espoir ; les raisonneurs étaient surveillés ou chassés, les énergiques au bagne : l’ordre régnait !