La Grande Grève/2/07

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Librairie des Publications populaires (p. 128-138).
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Deuxième partie


VII

L’AUBERGE DE L’ « ÉTOILE SOLITAIRE »


Sur la route du Brisot à Gênac, bordée çà et là de maisonnettes à un seul étage, alternant avec des fourrés, s’élevait l’auberge de l’Étoile solitaire.

Une singulière auberge, car on ne s’y grisait point et les voyageurs y trouvaient à l’occasion un souper modeste, mais jamais un gîte — fût-il mauvais — et encore moins le reste.

La vente des liquides et comestibles n’était d’ailleurs qu’un appoint, comme l’indiquait l’enseigne suivante :

À L’ÉTOILE SOLITAIRE
COUTURE ET TRAVAUX DE MENUISERIE
DÉBIT-RESTAURANT
AVIS : On ne loge pas.

La première fois qu’un voyageur aperçut cette singulière pancarte, il éclata de rire :

— « On ne loge pas » ! fit-il. Drôle d’auberge ! Sans doute la patronne est un vieux trumeau qui refuse vertueusement les hôtes pour cause de laideur. Mais alors, on prend une servante !

Cette pensée, assurément peu délicate et qui assimilait la généralité des auberges à des lupanars, était celle qui éclosait à première vue chez les individus que le hasard ou leurs affaires conduisaient devant l’Étoile solitaire. Et nombre d’entre eux, haussant les épaules, murmuraient :

— En voilà une auberge ! Ma foi, mieux vaut faire encore un kilomètre et s’arrêter à la Belle-Aventure, où le vin est buvable et la patronne engageante.

Ceux qui parlaient ainsi n’avaient évidemment pas vu les propriétaires de L’Étoile solitaire.

En effet, le bruit se répandit bientôt dans les environs — c’était vers 1886 — que la patronne était jeune et de figure agréable, tandis que le patron paraissait bien la cinquantaine.

— Alors, tout s’explique, faisaient quelques-uns, c’est le vieux qui est jaloux !

Le vieux était Panuel ; la jeune femme, Geneviève Détras.

Celle-ci, après la terrible condamnation de son mari, fût morte à la fois de désespoir et de misère sans le menuisier.

Non que les mineurs, compagnons et amis de Détras, de Janteau et de Galfe, eussent oublié les infortunés qui partaient au bagne ou en prison et les familles qu’ils laissaient derrière eux. Au lendemain de l’infâme verdict, ils avaient ouvert entre eux une souscription destinée à assurer une bouchée de pain à ceux qui restaient sans appui.

Mais eux-mêmes avaient leurs familles, leurs besoins, leurs misères. Cet effort de solidarité pouvait-il se prolonger ?

En même temps, l’implacabilité de Chamot se montrait. Avec une férocité toute cléricale, l’autocrate faisait défendre à ses serfs, sous peine de renvoi, de secourir les femmes ou enfants de ceux que la justice avait frappés.

Les bonnes âmes s’empressaient de faire connaître cet ordre et d’en assurer l’exécution. Les patronnes et petites bourgeoises pour lesquelles travaillait Geneviève, fermèrent peu à peu leur porte à la jeune femme, dans la crainte de se compromettre. L’abbé Brenier fulmina en chaire contre les ennemis de Dieu et de l’Église, condamnés à expier avec leurs femmes et leur descendance jusqu’à la troisième génération. Et tandis que le curé soufflait ainsi la haine et la répression sans pitié, l’abbé Firot, de temps à autre, doucereux par habitude, et plus souvent aigre, car, étant définitivement vainqueur, il était inutile de ménager les vaincus, entretenait dans les âmes la haine contre la « race de Satan ».

La race de Satan ! cette appellation faisait bien, encore qu’elle ne voulût rien dire. Geneviève Détras étant née Bouley et non Satan, les registres de l’état civil en faisaient foi.

Satan, personnification de l’esprit de révolte, a toujours été honoré de la haine de ceux qui prêchent avant tout la soumission. Et pourtant, il n’existe pas, n’a point existé, on n’a jamais relevé la trace de sa naissance. Que serait-ce s’il existait !

L’abbé Firot n’était plus épris de Geneviève. Ou, du moins, s’il lui arrivait de désirer la posséder, c’était bien plus pour affirmer sa victoire que par désir charnel. Les souffrances morales, l’approche de la maternité, avaient tracé leur empreinte sur le visage de la jeune femme, tandis que sa taille s’était épaissie. Au contraire, lui toujours coquet, soignant sa personne comme une courtisane, avait vu s’offrir à lui des créatures belles et élégantes qu’il n’eût jamais osé rêver posséder.

Le procès de Chôlon l’avais mis en vedette. L’onction toute séraphique avec laquelle il avait laissé condamner Albert Détras aux travaux forcés avait subjugué des cœurs de mondaines. La comtesse de Fargeuil l’avait pris pour confesseur et directeur de conscience. Directeur de conscience ! Cela voulait dire beaucoup. Huit ou dix mois plus tard, la belle créole disparut, en convalescence, disait-on. Et de fait, son visage portait l’empreinte d’une certaine fatigue ; sa démarche était devenue moins légère. À son tour, l’abbé Firot ne devait pas tarder à quitter Mersey.

Mais ce ne fut pas avant d’avoir fait tout le mal possible à la femme du transporté.

Celle-ci n’avait plus d’appui que Panuel, car sa famille était pauvre et, élevée dans cette soumission des misérables à un ordre social qui les écrase, ne lui pardonnait guère les idées de son mari.

Mais pas un instant Panuel ne l’avait abandonnée. Jamais il n’avait été dépensier, préférant de beaucoup la lecture ou la conversation sérieuse avec des amis à ce qu’il est convenu d’appeler « amusements » ; il réduisit encore ses frais, mettant de côté la moitié de ce qu’il gagnait pour la femme de son ami.

Même avec lui, Geneviève demeurait fière, n’acceptant d’argent qu’à la dernière extrémité, lorsqu’elle avait frappé inutilement à toutes les portes pour se procurer du travail. Aussi était-ce plus souvent des provisions ou des effets que le brave homme lui apportait, afin de lui ôter tout prétexte de les refuser.

Et lorsqu’elle eut accouché d’une fille, qu’elle nomma Berthe, parce que ce nom se rapprochait de celui d’Albert, Panuel vint la voir tous les jours, tant pour la consoler et l’assister que pour la défendre contre de nouvelles tentatives de l’abbé Firot. Celui-ci, qui réunissait dans la même haine Geneviève, Détras et Panuel, fit répandre le bruit que le menuisier était l’amant de la jeune femme.

La mère Bichu, cette vieille chiffonnière, curieuse, bavarde et méchante, mais pénétrée du respect de l’Église, fut le principal agent de cette infamie toute cléricale. Elle avait rapporté à l’abbé Firot les visites de Panuel chez Geneviève, et bien que le vicaire comprît quel sentiment de pure amitié poussée jusqu’au dévouement en était la cause, il leva les bras au ciel, s’écriant hypocritement :

— Seigneur ! Seigneur ! Jusqu’où peuvent aller vos créatures une fois qu’elles vous ont méconnu et que vous vous êtes détourné d’elles ? Quoi, cet homme, qui affectait d’être l’ami de ce malheureux Détras, profite de son absence pour suborner sa femme ! Que dis-je ? Cela devait exister déjà auparavant, car ces ménages immondes à trois, à quatre, à dix, c’est ce que les libres-penseurs glorifient et pratiquent sous le nom d’amour libre !

Qu’on juge si la mère Michu se priva d’aller colporter partout la calomnie du prêtre : la lubricité adultérine de Geneviève Détras et de Panuel, pour parler le langage de l’abbé Firot.

Le menuisier, qui, déjà, avait corrigé si rudement le galant tonsuré, n’était pas homme à se laisser intimider par ces bruits dont il ne tarda pas à avoir vent. Pour lui-même, il en eût haussé les épaules ou se fût borné à allonger quelques gifles. Mais il connaissait assez le cœur humain et l’esprit des petites villes pour se rendre compte que toute esclandre serait préjudiciable à la réputation de Geneviève. Que faire cependant ? Cesser d’aller chez la jeune femme, c’était l’abandonner à la solitude, au désespoir ; c’était laisser le terrain libre à quelque nouvelle tentative perfide ou brutale, de l’abbé Firot.

La calotte demeurait maîtresse à Mersey. S’attaquer à elle, c’était se faire broyer ; le sort d’Albert Détras, coupable seulement d’avoir défendu son foyer et ses idées, le démontrait surabondamment. Panuel lui-même, malgré la sympathie et l’estime qui s’attachaient à lui dans cette ville où il demeurait depuis son enfance, voyait peu à peu sa clientèle l’abandonner par peur de la colère cléricale.

C’était, pour lui comme pour Geneviève, la misère et la famine qui se préparaient.

Il fallait aviser, prendre une décision avant qu’il fût trop tard.

Panuel connaissait à merveille la région et ses ressources. Que de fois, vers la fin de l’Empire ou sous le gouvernement du Seize-Mai, n’avait-il pas parcouru le département pour porter çà et là les instructions des comités républicains, stimuler le zèle des adhérents, raffermir les courages ! Il savait qu’en dehors des centres industriels comme Mersey et le Brisot, tyrannisés par les rois de l’or unis aux prêtres, il pourrait trouver des petits pays où il vivrait tranquille et peu à peu oublié de ses persécuteurs.

S’il eût été plus jeune et seul, peut-être fût-il resté à Mersey pour lutter. Mais il voyait s’approcher l’époque où sa puissance de travail diminuerait peu à peu, rendant l’avenir plus incertain encore et il avait pris la responsabilité d’assurer l’existence de Geneviève et de son enfant, qu’il aimait comme si elle eût été la sienne.

En conséquence, il proposa à la jeune femme de quitter Mersey. Il vendrait le peu qu’il possédait, n’emportant que son établi et ses outils ; elle vendrait ou louerait si possible sa maisonnette, et tous deux, réunissant ce mince avoir, iraient en amis et en associés, s’établir ailleurs. Justement, sur la route du Brisot à Gênac, Panuel connaissait une bicoque où ils pourraient s’installer pour y exercer côte à côte leur profession, elle de lingère, lui de menuisier, et y adjoindre celle d’aubergiste, la route n’étant pas absolument déserte et le débit le plus rapproché se trouvant à un kilomètre. En réunissant ces trois industries, en élevant presque sans frais quelques poules et lapins, on pouvait espérer vivre.

Geneviève accepta : elle connaissait le bon sens droit et la loyauté de Panuel. Elle était, en autre, assez fière, assez sûre d’elle-même pour s’élever au-dessus du qu’en dira-t-on, au-dessus des rumeurs de cette « opinion publique », stupide et malfaisante qui, à Mersey, l’éclaboussait malgré l’irréprochabilité de sa vie. Elle savait très bien que le digne homme, encore que vivant sous le même toit qu’elle, ne serait que son ami dévoué, comme il l’avait toujours été.

Et, un jour, Panuel, Geneviève et la petite Berthe, alors âgée de deux ans et demi, disparurent de Mersey. On peut juger si les bonnes âmes exultèrent, il n’y avait plus de doute : Panuel était l’amant de la Détras puisqu’ils partaient ensemble ! Allait-on laisser pareil scandale impuni ? Car le mari avait beau être devenu forçat, il n’en existait pas moins, il n’en était pas moins toujours le mari. Où les coupables se cachaient-ils maintenant ?

Où ? L’abbé Firot, dont la haine ne pardonnait pas, eût bien trouvé leur piste. Mais le jeune et beau prêtre venait, par la protection de l’évêché et par celle de Mme Hachenin, non encore veuve mais déjà puissante, d’être appelé aux fonctions de vicaire à l’église Saint-Pierre de Môcon. Stage qui ne serait pas long, murmurait-on, car il était en passe de devenir curé.

Mme Hachenin, femme dominatrice, avide mais capricieuse, n’avait pas oublié le séraphique abbé qu’elle avait vu au procès de Chôlon. Elle eut le désir de le rapprocher d’elle, et comme ce désir s’accordait avec la bienveillance de Monseigneur, le jeune prêtre passa sur le dos à d’aucuns de ses confrères, plus âgés que lui, mais qui, pour leur malheur, n’étaient pas affiliés aux jésuites.

À Môcon, où ses aptitudes intellectuelles et le charme de son physique pouvaient favoriser son ambition, l’abbé Firot oublia Geneviève et Panuel.

Ce fut heureux pour ceux-ci qui, ayant fait d’une masure quasi abandonnée et acquise par eux à bas prix, l’auberge de l’Étoile solitaire, y vivaient maintenant tranquilles.

Heureuse, certes, Geneviève ne pouvait l’être : trop profonde était la plaie qui lui saignait au cœur. Cette plaie était toujours ouverte, plus avivée même que jamais, car un an après la lettre d’Albert lui annonçant son arrivée dans la colonie et l’exhortant au courage, elle avait cessé de recevoir de ses nouvelles.

Qu’était devenu son mari ? Était-il mort ?

Torturée d’angoisses, et ne sachant que penser, car elle continuait à écrire tous les mois et ses lettres ne lui étaient point retournées avec une mention explicative, elle s’adressa au ministère de la Justice, lequel, après les lenteurs inhérentes à la bureaucratie de l’État, la renvoya au ministère des Colonies, lequel s’informa auprès de l’administration pénitentiaire. Et, au bout d’environ une autre année, Geneviève reçut la communication officielle suivante, transmise de l’administration pénitentiaire aux Colonies et des Colonies à la Justice : « On ignore ce qu’est devenu le transporté Détras (Albert), no 3205, condamné à sept ans de travaux forcés par la cour d’assises de Chôlon, en 1883. »

Qu’avait-on fait d’Albert ? Quelque garde-chiourme l’avait-il assassiné par ordre ou de par son bon plaisir ? Semblables choses arrivent. Ou bien s’était-il évadé ? Mais, dans ce cas, pourquoi ne le disait-on pas ? La note laissait tout craindre.

— Courage ! Il s’est peut-être échappé. Qui sait s’il ne vous reviendra pas un de ces jours ? disait Panuel, sans cependant se montrer trop affirmatif, car, s’il voulait rendre l’espoir et la force à Geneviève, il voulait aussi éviter la crise, mortelle peut-être, d’une désillusion.

L’administration pénitentiaire avait gardé les lettres de Geneviève et se refusait à lui annoncer l’évasion de son mari, justement parce qu’elle supposait que celui-ci chercherait à se mettre en communication avec la jeune femme, à lui écrire ou, s’il pouvait revenir en France, à la voir. Il fallait donc la laisser dans l’ignorance de cette évasion et la surveiller habilement, tendre une souricière invisible.

Cela demandait d’autres gens que les policiers vulgaires de Mersey. L’agent chargé par la Sûreté de cet espionnage fut un nommé Martine, qui avait autrefois « travaillé » sous les ordres de Drieux, concurremment avec Baladier.

Ce dernier était trop brûlé à Mersey pour revenir y opérer, et puis ses honorables états de service lui permettaient d’aspirer à des besognes plus élevées, c’est-à-dire d’un caractère plus politique que la surveillance d’une femme, Baladier mit simplement Martine au courant des individus et des lieux et partit pour Genève, remplir une mission de haute importance, en collaboration avec des mouchards russes et allemands. Car la police est internationale comme l’Église ! Seuls, les déshérités s’entrehaïssent patriotiquement !

D’instinct, Panuel sentait peser sur Geneviève, à Mersey, la surveillance de la police. Il n’en avait point parlé à son amie : à quoi bon l’inquiéter inutilement ? Et puis, il pouvait se tromper.

À l’Étoile solitaire, loin des caquets et des intrigues féroces, ils vécurent d’une vie calme. Panuel occupait une chambre à droite, au premier étage de la maison, Geneviève et sa fille une chambre à gauche ; au rez-de-chaussée était le débit : une large salle carrée avec un comptoir et quelques casiers, trois tables et des bancs.

Dans cette salle, qui donnait sur la route, Geneviève cousait lorsqu’elle n’était pas occupée à servir. Quand, par aventure, les clients étaient nombreux, Panuel l’aidait, mais ces moments-là étaient rares et, la plupart du temps, le brave homme travaillait à son établi, installé dans la cour sous un hangar pendant la belle saison, et dans un appentis, derrière la salle de débit et la cuisine, lorsque l’hiver venait interdire les travaux en plein air.

Cette auberge isolée, aux murs blanchis à la chaux et aux volets verts, avait un aspect honnête et engageant. Une assez grande cour s’étendait derrière le bâtiment, une cour où picoraient des poules et cabriolaient des lapins.

Dans cette retraite, demi-solitude où vivaient Geneviève et Panuel, la joie innocente d’une enfant de trois ans mettait parfois de la lumière et un sourire.

Berthe était un vivant rayon de soleil. Sa mère, au milieu de sa douleur inconsolable, avait reporté sur elle toute son affection ; Panuel l’adorait et tous deux eussent considéré comme un crime de l’emprisonner dans une atmosphère de deuil, la privant de cette rieuse expansion qui est la santé de l’enfance.

Pouvait-elle savoir ? Pouvait-elle comprendre ?

Plus tard, quand l’enfant aimée serait devenue une fillette courageuse et réfléchie, on lui apprendrait ce que l’iniquité des hommes avait fait de son père : on lui apprendrait à aimer ce père et les idées pour lesquelles il avait été frappé. On ne la bercerait pas du récit d’histoires menteuses. Fille et petite-fille de transportés, elle saurait ce qu’est la vie, ce qu’elle pourrait et devrait être : elle serait digne de porter le nom plébéien des Détras.