La Grande Grève/2/17

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Librairie des Publications populaires (p. 229-234).


XVII

LA CLÉMENCE DU POLICIER


Le lundi matin, Bernard, après avoir fait constater sa présence par son chef d’équipe, prit congé de celui-ci pour se rendre dans le bureau de Moschin.

— Nous descendons dans un quart d’heure, vous savez ? fit le chef. Si vous n’êtes pas là, votre journée est en bas.

— N’ayez pas peur, j’y serai, répondit l’ouvrier.

— À moins qu’on ne vous appelle pour vous donner votre congé.

— Ça, c’est bien possible, pensa Bernard, tout en se dirigeant vers le bureau du chantier A, où siégeait Moschin.

Le chef policier était assis dans une large chaise à bras, devant une table-bureau, sur laquelle s’étalaient des papiers classés avec ordre. À droite et à gauche, deux commodes de bois noir portaient des cartons, chacun étiquetés d’une lettre alphabétique et d’un chiffre.

— Ah ! vous voilà, fit Moschin. Causons un peu, vous avez des idées ?

— Je crois, répondit tranquillement Bernard, que tout homme, à moins d’être une brute, doit avoir des idées quelconques.

— Et quelles sont les vôtres ? Voulez-vous me les dire ?

L’interrogatoire prenait une tournure inquiétante. Bernard, résolu à demeurer maître de lui, murmura :

— Je ne sais pas si les idées que j’ai… comme c’est mon droit d’en avoir, pourront vous intéresser, mais puisque vous désirez les connaître, monsieur Moschin…

— Certes, j’y tiens extrêmement.

— Eh bien, je voudrais que tout le monde, moi compris, puisse être heureux.

Moschin éclata de rire.

— Excellent cœur ! fit-il ironiquement. Et vous croyez que ce serait possible ?

— Je le crois.

— Eh bien, veuillez m’éclairer de vos hautes lumières. Comment vous y prendriez-vous pour réaliser ce rêve de bonheur universel ?

Bernard s’attendait plutôt à un congé en règle brutalement donné qu’à une conférence contradictoire. Il eut un instant d’hésitation.

Non qu’il ne se sentît capable de répondre au défi que Moschin lui portait d’exposer ses idées. Mais ce défi était un piège. Si le mineur se laissait aller à exposer toute sa pensée, c’était le renvoi immédiat, la perte de son pain.

Pourtant, il sentait, lui Bernard qui qualifiait de brutes les individus sans idées, qu’il lui eût été impossible de jouer la comédie, de désavouer ses convictions. D’ailleurs Moschin, auquel, la veille, il avait tenu tête dans la salle du Fier Lapin, devait être fixé.

— Eh bien, fit le policier-chef, est-ce que vous avez peur ?

C’était une provocation. Bernard répondit, regardant Moschin les yeux dans les yeux :

— Pourquoi aurais-je peur ? Un homme en vaut bien un autre, n’est-ce pas ?

Ce « n’est-ce pas ? » par lequel un simple mineur l’invitait, lui, ministre exécutif du baron des Gourdes, à ratifier cette déclaration d’égalité, lui parut des plus impertinents.

Il eut un mouvement pour se lever de son siège, tandis que son impassibilité narquoise disparaissait.

— Ah ! un homme en vaut un autre ! gronda-t-il. Alors vous vous imaginez que vous me valez !

Bernard ne répondit pas, cette fois. Il n’eût pu répondre à Moschin qu’une chose, c’est qu’il valait infiniment mieux que lui, l’égalité morale comme l’égalité sociale n’étant encore qu’une tendance.

Moschin allongea le bras vers la commode de droite et prit le carton étiqueté P 1.

Il l’ouvrit et après avoir rapidement consulté les papiers bien classés, il en tira un : la liste des mineurs travaillant au puits Saint-Pierre no 1.

Tout haut, il lut :

— Bernard (Jean-Désiré), né à Ramonèche (Seine-et-Loir), le 19 février 1860. Sans antécédents. A travaillé à Rive-de-Gier pendant quatre ans, puis est venu à Mersey…

Moschin s’arrêta pour ne pas lire la ligne suivante :

« Interrogé sur ce qu’il pense des grèves, n’a rien su dire. Paraît bon sujet. »

— Lorsque vous êtes venu pour vous embaucher, reprit le policier, je vous ai posé une question… je vous ai demandé l’idée que vous vous faisiez des grèves. Vous avez feint de ne pas savoir répondre.

— Mais que pouvais-je vous dire ?

— Vous n’avez pas d’opinion à ce sujet ?

— Mon opinion est que la grève est une arme de désespoir, qui, le plus souvent, se retourne contre l’ouvrier.

— Mais, enfin, vous ne la condamnez pas ?

— Ah ! certes non.

Ces trois mots furent dits dans une explosion de tout son cœur, tandis que Moschin, pâle de rage, serrant les poings et s’incrustant les ongles dans sa chair, se demandait comment il avait pu accepter un pareil ouvrier.

Cependant Bernard se disait que son destin était fixé et que le renvoi inévitable l’attendait, quoi qu’il pût faire. Aussi, éprouvant le besoin de soulager son cœur, il vidait maintenant, sans crainte, sans hésitation, comme sans violence de langage, tout ce qu’il avait amassé en lui de sentiments et d’idées. Il exposait la vie de bêtes de somme des mineurs, de ces déshérités qui avaient le même droit que les riches à la jouissance de la terre, notre mère commune, et de ses produits. Il énumérait les tracasseries innombrables, les actes arbitraires dont ils étaient constamment victimes de la part des surveillants et des employés de la direction, les retenues injustifiées de salaire, les vols déguisés ou même quelquefois ouverts du comptable Troubon, l’inquisition cléricale qui pesait sur leurs familles, l’exploitation ignominieuse dans les ouvroirs, repaires édifiés sous couleur de charité.

Moschin l’écoutait sans l’interrompre, avec beaucoup d’intérêt. Il entendait Bernard se faire l’écho conscient de toutes les rancunes qui germaient ou grondaient sourdement au cœur des mineurs. Et, en même temps, il retrouvait dans ces revendications contre la tyrannie capitaliste celles que, dix ans auparavant, il faisait entendre lui-même, plein de fougue et de haine, dans les réunions publiques.

En le Bernard de maintenant revivait le Moschin d’autrefois.

Le chef policier avait eu un instant la velléité de proposer au mineur de se faire le mouchard de ses camarades. Mais, après l’avoir entendu pendant quelques minutes, il s’abstint de formuler cette proposition.

— Non, pensa-t-il, celui-ci n’est pas de cette pâte-là.

Et comme, cependant, il avait des hommes une opinion peu favorable, il ajouta, toujours se parlant à lui-même :

— Ou, si jamais il change de caractère, ce ne sera que par suite d’un choc moral. Qui sait !… Il n’y a personne d’invulnérable.

Un son de cloche traversa l’air : l’appel des équipes pour la descente des cages.

— Vous allez être en retard, dit Moschin, courez !

Bernard, stupéfait, regarda le policier, se demandant si celui-ci ne se moquait pas de lui. Il ne doutait pas que cet interrogatoire eût pour conséquence inéluctable son renvoi de la mine. Et maintenant l’homme de des Gourdes lui disait d’aller à son travail.

— Mais allez donc ! répéta Moschin.

Machinalement, et sans s’attarder à vouloir comprendre, le mineur courut à toutes jambes vers l’orifice du puits, où il arriva juste à temps pour sauter dans la cage comme celle-ci commençait à descendre.

— Eh bien, lui demanda un de ses camarades, tu n’es donc pas renvoyé ?

— Non, répondit Bernard.

— Ah ! tu as de la chance, toi ! fit l’autre en le regardant d’une singulière façon.

Et un murmure, semblable à un grognement étouffé, se répandit dans l’équipe.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda vivement Bernard.

— Ce qu’il y a, c’est que quarante camarades sont congédiés. Tu es le seul qui reste, et pourtant, il paraît que c’est toi qui as tenu le crachoir contre Moschin, hier, au Fier Lapin.

Bernard fut secoué d’un frisson inexprimable. Quoi, était-ce pour cela, pour le livrer aux suspicions outrageantes de ses camarades, suspicions qu’il sentait gronder et près d’éclater, que le policier du baron des Gourdes, dérisoirement généreux, lui avait fait la grâce de le garder à la mine ?