La Grande Grève/2/27

La bibliothèque libre.
Librairie des Publications populaires (p. 323-332).
Deuxième partie


XXVII

L’EXPLOSION


Bernard, une fois guéri et sorti de l’hôpital, avait regagné sa maison du faubourg des Mouettes, préparé son dîner maigre et solitaire, puis, quelque peu fatigué, s’était couché afin d’être dispos le lendemain. Ce jour-là, il verrait les camarades du syndicat et, après avoir arrêté une ligne de conduite en cas de poursuites, il commencerait à chercher du travail, un travail quelconque, car il n’était pas en mesure de rester longtemps sans rien gagner.

Il dormait, lorsqu’une clameur, clameur immense, désespérée, qui, cette nuit-là, terrifia tout Mersey, le tira brusquement du sommeil.

Le mineur se jeta aussitôt à bas de son lit, alluma sa lampe, et, en un clin d’œil, se vêtit. Alors il courut sur la route.

La nuit était demi-noire, éclairée par un mince quartier de lune. Des ombres, ombres d’hommes et de femmes, couraient vers la ville. Au milieu des cris confus, cris d’horreur et de désespoir, qui semblaient comme un immense sanglot de la population ouvrière, ceux-ci parvinrent distinctement à ses oreilles :

— Le feu ! au puits Saint-Eugène !

Bernard se précipita. Il oubliait qu’il n’était plus mineur, que Moschin lui avait signifié son renvoi par la Compagnie. Se rappelait-il encore en pareil moment s’il existait une Compagnie ! Ce qu’il voyait, c’étaient les malheureux, ses camarades ensevelis à cinq cents mètres sous terre, dans une situation effroyable, ayant devant eux l’incendie et derrière eux le grisou.

On travaillait jour et nuit dans les différents puits de Mersey. Chaque soir, une équipe de nuit descendait pour remplacer l’équipe de jour qui venait de remonter. Pareil à l’antique Moloch, le dieu noir, au fond de ses abîmes, ne cessait de dévorer de la chair humaine.

De tous les points de Mersey, où s’était répercutée la clameur d’épouvante, on se précipitait vers la mine. Bernard se trouva tout à coup au milieu d’une foule compacte qui battait de son flot vivant les chantiers extérieurs, gardés par un barrage d’agents de police et de gendarmes.

Le puits Saint-Eugène ! Bernard le connaissait pour y avoir travaillé pendant trois semaines au cours desquelles l’exploitation du puits Saint-Pierre avait été interrompue par un éboulement. Il avait noté l’insuffisance d’aérage, l’étroitesse des galeries latérales, à partir du deuxième plan, le mauvais état des boisages. Le syndicat avait d’ailleurs adressé à ce sujet un mémoire respectueux à la direction. Mais celle-ci n’en avait pas pris note : elle avait horreur des travaux inutiles, c’est-à-dire coûtant de l’argent et interrompant l’extraction. Que pouvaient, au surplus, lui importer quelques vies ouvrières ? Ne trouve-t-on pas toujours des meurt-de-faim avides d’offrir leurs bras pour remplacer les salariés disparus ?

D’ailleurs, les ingénieurs, à diverses reprises, avaient déclaré que tout était pour le mieux. Devant les affirmations catégoriques de ces techniciens hautement appointés, que pouvaient peser les timides réclamations des mineurs ?

Et maintenant, c’était la catastrophe ! Avait-elle été totale ou partielle, ensevelissant l’équipe entière ou seulement quelques malheureux ? Voilà ce que se demandait avec angoisse Bernard, ce qu’il cherchait en vain à savoir au milieu du concert confus des hurlements, des imprécations et des pleurs, au-dessus desquels perçaient, aigus, les cris des femmes réclamant leurs maris.

Le feu avait éclaté dans la galerie 465, à trois heures du matin, pour une cause qui demeura toujours inconnue. Les boisages du boyau s’enflammèrent et, avant même que l’alarme pût être donnée à tout l’étage, communiquèrent l’incendie aux galeries latérales. Une série d’explosions partielles balayèrent ces galeries et, terribles comme des décharges de mitraille, couchèrent sur le sol des groupes de mineurs.

Mais ce n’était pas tout, l’incendie maintenant s’avançait avec une rapidité terrifiante dans la galerie principale, léchant les parois, rampant sur le sol comme un gigantesque serpent de flamme.

La rencontre du feu et du grisou dans cette galerie devenait inévitable. Déjà, elle s’était produite de façon partielle dans les boyaux adjacents, où filtraient sous la roche, comme soufflées par d’invisibles bouches empoisonnées, les exhalaisons du terrible gaz.

Aucun ingénieur n’était là, et le maître mineur Faubert, atterré, ne savait que faire. Le conduit des échelles menant à la galerie supérieure demeurait obstrué depuis des mois, la descente et la remonte se faisant uniquement par les cages. Le déblayer eût été chose facile et même rapide, mais les ingénieurs ne voulaient s’occuper que de l’extraction.

Le maître mineur avait ordonné de rassembler, pour en faire une barrière, tout le matériel possible pour retarder la marche de l’incendie.

C’était, tout en l’alimentant, gagner du répit, le temps que mettrait le feu à ronger l’obstacle éphémère élevé entre lui et le grisou. Le signal d’alarme avait été communiqué aux étages supérieurs : la cage n’allait pas tarder à descendre.

— Courage, les enfants ! attendons ! dit Faubert, affectant, pour tranquilliser ses compagnons, une assurance qu’il était loin de posséder.

— Il n’y a pas un instant à perdre pour déblayer le goyot des échelles et y faire monter les hommes, avait dit à Faubert le chef de mine Boudot. Sonnez aussi la descente immédiate de la cage. D’une façon ou de l’autre tout l’étage doit être évacué sans attendre. Dans un quart d’heure, il serait trop tard.

— Taisez-vous ! répondit tout bas le maître mineur. Vous allez démoraliser les hommes. Les ingénieurs vont descendre : je ne puis rien prendre sur moi.

Faubert, habitué à obéir, n’osait, même en un tel péril, agir d’initiative. Ne serait-ce point pour lui une mauvaise note que d’avoir ordonné la retraite si le fléau pouvait être conjuré ? D’ailleurs le feu, quoi qu’en pût dire Boudot, leur laisserait bien une demi-heure de répit et, dans quelques minutes, les ingénieurs seraient arrivés, jugeant eux-mêmes la situation et donnant les ordres nécessaires.

Boudot eut un geste de désespoir. Mineur expérimenté, qui avait assisté à plus d’une catastrophe, il jugeait la situation nettement. Mais il était le subordonné de Faubert et, le désespoir au cœur, sentant venir la mort pour lui et ses compagnons, il se tut !

Pendant que ce drame poignant se déroulait à cinq cents mètres sous terre, Mersey, brusquement réveillé, était en révolution. Une révolution d’angoisse et de douleur, plus terrible peut-être qu’une insurrection. Car il n’était pas de famille qui ne comptât un mari, un père, un frère, un fils travaillant aux mines, et on ignorait encore dans quel puits avait eu lieu la catastrophe.

L’alarme, transmise de la galerie 465 aux étages supérieurs et aux chantiers, y avait jeté la consternation, et tout d’un coup s’était répercutée dans la ville en un cri terrible : « Le feu à la mine ! »

Tandis que, réveillés en sursaut par la sonnerie téléphonique, le baron des Gourdes, les ingénieurs, le docteur Chaudet, Moschin, accouraient et donnaient des ordres, au milieu de la confusion, que le commissaire de police arrivait avec tous ses agents, bientôt renforcés de la brigade de gendarmerie, la population affluait, en proie à un délire de douleur furieuse. Les femmes ne se connaissaient plus et, à maintes reprises, enfoncèrent le barrage vivant que Pidurier et Moschin avaient fait établir pour permettre l’organisation des travaux de sauvetage.

Cette fois les autorités sentirent qu’elles pesaient bien peu de chose devant la force du peuple. Ah ! quand ce peuple voudrait !

Mais, pour le moment, il y avait plus de douleur que de colère dans cette masse sans cesse grossissante, bien que cette douleur pût se transformer en rage formidable. À tout moment il arrivait des flots d’assistants qui, après s’être portés, au hasard, vers les autres puits, refluaient tumultueusement en apprenant que la catastrophe était au puits Saint-Eugène.

Une seule pensée dominait cette foule, lui faisait une âme commune : sauver ceux qui étaient en bas. On ne savait, du reste, rien de bien précis sur la nature et l’étendue de la catastrophe. La rumeur générale disait le feu ; mais, à côté de cela, d’autres parlaient d’éboulement, d’inondation, d’asphyxie, car c’est au milieu de ces dangers multiples que se passe la vie du mineur, qui n’est qu’une lutte perpétuelle contre la mort.

La solidarité des travailleurs s’affirmait, admirable, en ce moment. Les mineurs, exténués de leur travail de la veille qu’ils étaient condamnés à reprendre dans quelques heures, étaient accourus des premiers au cri d’alarme, oubliant tout pour ne songer qu’à sauver des camarades. Des vieux, retraités, qui, depuis dix et quinze ans, avaient quitté la mine, étaient là, s’offrant à descendre.

Pour comble de malheur, la cage de descente ne fonctionnait pas : un câble s’était rompu et il fallait au moins dix minutes pour le réparer. Dix minutes, lorsque les secondes étaient des siècles et qu’on pressentait l’angoisse des misérables enfermés vivants dans les entrailles de la terre, attendant la mort affreuse, inévitable !

Enfin, l’ascenseur fut mis en mouvement. L’ingénieur Paquet et Moschin, vêtus l’un et l’autre en mineurs avec le chapeau de cuir et des bottes, y prirent place ; des volontaires s’y étaient précipités et, parmi eux, l’un des premiers, Bernard.

Le chef mouchard et le mineur se regardèrent sans rien dire. Une catastrophe épouvantable imposait trêve à leur haine réciproque et les réunissait — qui l’eût jamais pu croire ? — dans une action commune.

Paquet et Moschin emportaient chacun une lampe allumée qui brillait comme une étoile dans cette descente au milieu du gouffre noir. Mais cette lumière serait sans doute inutile devant l’aveuglante clarté de l’incendie empourprant les galeries d’une lueur infernale.

La cage s’était arrêtée au premier étage. Là, tout allait bien : il n’y avait qu’un danger, c’était que la fumée, en s’élevant de l’ouverture de la galerie 465, ne pénétrât dans les galeries supérieures et n’y amenât l’asphyxie. Mais c’était peu probable, vu la distance.

Après que l’ingénieur eut échangé quelques mots avec le maître-mineur, la cage repartit. À cent mètres plus bas, il y eut un nouvel arrêt : là tout était encore bien : les hommes qui travaillaient dans les tailles, à l’extrémité de la galerie, avaient été prévenus et, cessant leur besogne, s’étaient massés dans la grande artère pour être à même d’évacuer la mine en cas de besoin sans perdre de temps.

De nouveau, la cage redescendit. On commençait à sentir une chaleur incommodante ; des reflets fugitifs empourprèrent l’abîme au-dessous de l’ascenseur.

— Il est temps ! murmura Paquet.

À peine avait-il achevé, une détonation sourde et prolongée retentit dans les profondeurs de la mine, une flamme pourpre se réverbéra sur les parois du puits, tandis qu’une colonne de vapeurs épaisses et invisibles montait, venant suffoquer ceux de la cage.

Un même sentiment d’angoisse étreignit tous les cœurs. Personne ne pouvait ignorer ce que signifiait cette détonation.

L’incendie et le grisou s’étaient rencontrés : l’explosion venait de se produire.

Instinctivement l’ingénieur avait étendu la main pour sonner la remonte de la cage : Bernard lui saisit le bras.

Le geste du premier était déterminé non par la terreur du grisou — maintenant la catastrophe avait eu lieu — mais par l’impossibilité de respirer. Le geste de Bernard était dû, non seulement à l’intrépidité et à la hâte de porter secours aux survivants, s’il s’en trouvait, mais à la présence d’esprit : le mineur savait que l’acide carbonique dégagé allait, entraîné par son poids, retomber au fond du puits, permettant à l’air de redevenir respirable.

En effet, cette montée des vapeurs échappées par l’orifice de la galerie ne dura qu’un instant.

La cage venait de s’arrêter à l’ouverture de la galerie, empourprée d’une lueur sinistre, car l’incendie continuait à ronger les boisages.

Revenu de son trouble, et honteux de l’avoir laissé paraître devant tous, l’ingénieur s’était élancé le premier dans la galerie ; tous les autres l’avaient suivi, appelant les mineurs.

Seul le silence leur répondit. Çà et là gisaient des débris carbonisés qu’on n’eût pu reconnaître pour avoir été des hommes.

Pas un n’avait échappé.

— Combien étaient-ils ? demanda bas Moschin à l’ingénieur.

— Trente-trois, répondit celui-ci.

Cependant les mineurs descendus s’efforçaient de vaincre l’incendie, les uns en attaquant à coups de pic les boisages rongés par les flammes, les autres en jetant des blocs de minerai mêlés à de la terre et des pierres. L’ingénieur avait ordonné de noyer les travaux de la galerie en faisant jouer les pompes. Pendant ce temps, on avait transporté les cadavres méconnaissables dans la cage. Et maintenant, celle-ci remontait, apportant à la foule éperdue la nouvelle et les lugubres preuves de la catastrophe complète.

À ce moment même, une poussée des assistants refoulait le barrage jusqu’à la bouche du puits, et dans la nuit, éclairée par la lueur sinistre des torches, retentissait ce cri impérieux et poignant :

— Les noms ! les noms des victimes !

Des Gourdes allait et venait, pâle, frémissant devant cette exaspération populaire qu’il sentait monter. Jusqu’alors, profondément dédaigneux de cette plèbe, qui lui apparaissait un troupeau soumis, il comprenait que ce troupeau peut avoir des réveils terribles et dévorer son berger. Effaré, le maire ne trouvait pas une parole, tandis que le curé, au contraire, s’efforçait de calmer, en lui parlant d’espoir et de résignation, cette population qui ne l’écoutait pas.

Et, couvrant cette scène terrible d’un roulement de tempête, continuait à éclater le cri de la foule, des femmes, des sœurs, des mères :

— Les noms ! les noms !

La cage n’avait cessé de descendre et remonter. Par sûreté et aussi pour calmer les angoisses de plus en plus furieuses de la foule, on venait de ramener les équipes qui travaillaient aux étages supérieurs, et il y eut de folles explosions de joie de celles qui retrouvaient le fils, le père ou le frère qu’elles croyaient perdus. Mais bientôt cette joie s’éteignait par respect pour la douleur des autres.

On savait maintenant que le sinistre était survenu à la galerie 465 et, bien que des Gourdes lui-même eût crié à la foule qu’il ignorait les noms, ces noms commençaient à circuler :

Boudot… Faubert… Perlat… Lallemand… Dubard…

Les débris informes des victimes venaient d’être remontés et déposés sur une grande toile étendue à terre. D’un geste spontané, la foule se découvrit, et comme des Gourdes, préoccupé, restait coiffé, une voix anonyme lui cria, menaçante :

— Chapeau bas ! Ceux-là sont des victimes du travail.

Des Gourdes, pâle, enleva son chapeau. Il ne manquait pas de courage, mais ce courage ironique de gentilhomme se sentait glacé devant le grondement de cet être anonyme et multiple, le peuple, terrible, insaisissable comme un élément.

La cage remonta une fois encore et ce fut la dernière. L’ingénieur Paquet, Moschin, tous ceux qui étaient descendus ensemble, apparurent et, au même instant, une voix, celle de Bernard, tonna dans la nuit :

— Tous les hommes de la galerie 465 ont péri. Leur assassin n’est pas le grisou, c’est le capital !

Le baron des Gourdes se sentit frappé au cœur, et avec lui Moschin malgré son audace, le maire, le commissaire, tout le haut personnel de la mine. Les paroles de Bernard étaient tombées, vengeresses, et sonnaient comme un clairon de guerre sociale. Et un frisson visible de révolte courait sur cette foule de miséreux, d’exploités, chair à travail et à grisou, esclaves, enfants et parents d’esclaves condamnés à laisser leur vie dans les abîmes, pour entretenir la splendeur des parasites.

— Mes amis, cria des Gourdes, la Compagnie partage votre deuil. Elle assurera la subsistance aux familles des victimes.

Un instant de silence profond accueillit ces paroles, et une voix grave s’éleva pour répondre :

— Nous prenons acte de vos paroles ! Si vous nous mentez, ce sera la guerre !