La Grande Grève/3/08

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Librairie des Publications populaires (p. 403-409).


VIII

LA GRÈVE DE MERSEY


Depuis plusieurs jours, la grève durait à Mersey. Elle avait été proclamée au lendemain même de la bataille entre syndiqués et mouchards. Ceux-ci qu’on appelait maintenant par ironie les « trois-neuf » à cause du tarif de leurs services spéciaux — vingt sept sous ! — n’en menaient pas large. Beaucoup, qui avaient jusqu’alors accompli leur vile besogne par intimidation plutôt que par goût, commençaient à réfléchir et reconnaissant dans le groupement ouvrier une force réelle, capable de lutter avec la Compagnie, ils sentaient s’éveiller en eux un sentiment de regret mêlé de remords. En somme, n’appartenaient-ils pas à cette classe ouvrière dont le destin était de travailler sans cesse, dans la misère et l’abjection pour entretenir la fortune des parasites ? Chiens de garde de la classe capitaliste, n’étaient-ils pas, eux aussi, à l’occasion, de la chair à grisou comme les travailleurs ? Les maîtres les considéraient-ils autrement qu’avec dédain ? Méprisés de ceux-ci, haïs de ceux-là, n’était-ce pas une triste existence ?

Et quelques-uns, sous ce choc moral, s’étaient rendus à la maison Brossel, où siégeait le syndicat ; honteux, des larmes dans les yeux, la voix tremblante, ils avaient confessé leur ignominie et demandé pardon à leurs camarades. Ceux-ci d’abord avaient parlé rudement à ces hommes, leur reprochant de ne se repentir que sous le coup de la défaite.

— Si nous ne vous avions pas étrillés, criait Laferme, que son renvoi excitait particulièrement, vous seriez encore à nous moucharder.

— Oui, vous n’êtes pas des hommes ! ajoutait Dubert ou Sarrazin.

Et dans la pièce, meublée seulement de quelques chaises et d’une petite table, bureau où, toute la journée, écrivait Ouvard, c’était un murmure menaçant, mêlé d’imprécations contre les faux frères.

Le secrétaire du syndicat laissait pendant quelques minutes gronder cet orage afin de faire bien sentir aux pénitents la colère et l’indignation qu’excitait leur conduite passée. Il eût été maladroit d’accorder trop vite le pardon à ces natures grossières, accessibles seulement aux impressions fortes. Puis, lorsqu’il voyait l’individu fléchissant sous le poids de la réprobation, Ouvard imposait silence à ses camarades.

— Allons ! assez, les amis ! criait-il. Montrons que nous sommes plus généreux que nos ennemis, et que nous nous défendons et ne nous vengeons pas.

Cependant, une épreuve attendait ces hommes avant l’amnistie finale. On leur collait au dos une pancarte portant cette inscription : « A été mouchard et en demande pardon à tous. » Ainsi, ils défilaient devant tous les mineurs rassemblés dans la salle et dans la cour, au milieu d’un silence solennel, un silence peut-être plus oppressant pour eux que les malédictions bruyantes d’auparavant. Puis ils revenaient devant le bureau du secrétaire.

— Jurez-vous, leur demandait Ouvard, d’être désormais honnêtes, c’est-à-dire loyaux et, solidaires, d’aimer et soutenir les camarades ?

— Oui, répondaient-ils.

Et, l’un après l’autre, ils répétaient la formule du serment : « Je jure d’être désormais honnête, d’aimer et soutenir les camarades. »

— C’est bien, vous êtes maintenant des nôtres, disait Ouvard.

Et l’infâme pancarte était enlevée ; les mains se tendaient vers ces réhabilités.

D’autres mouchards avaient disparu, le bruit courait qu’ils avaient quitté le pays.

Parmi eux se trouvait Michet. Ainsi qu’il le pressentait, la direction, c’est-à-dire des Gourdes, Troubon et Moschin, — ne lui avait point pardonné sa défaite. Encore s’il se fût fait tuer, on eût pu le revendiquer comme héros et martyr du devoir accompli, montré en exemple à tous les bons ouvriers ! Mais fessé, c’était réellement inacceptable. Les coups appliqués sur son derrière se répercutaient en soufflet à la Compagnie.

Sans perdre de temps, l’ex-révolutionnaire Moschin s’était efforcé de réorganiser sa police.

Œuvre ardue, car cette réorganisation s’opérait, on peut le dire, sous le feu de l’ennemi. La grève maintenant se déroulait. Le lendemain de la bataille du Fier Lapin, aucun syndiqué ne s’était présenté pour descendre. Les autres mineurs, hésitant d’abord, avaient fini, un peu tous les jours par se rallier à la cause de leurs camarades. Le troisième jour, onze cents seulement travaillaient ; le quatrième jour, on n’en comptait plus que sept cents.

Canul était accouru chez Moschin lui demander des instructions. Il ne se sentait pas à l’aise : s’il allait au travail, il mettait en lumière son rôle de traître dans le syndicat ; s’il participait à la grève, que deviendrait son salaire ?

Il éprouva un véritable soulagement en entendant Moschin lui dire :

— Mais certainement, soyez gréviste et hurlez avec les loups, plus fort qu’eux, jusqu’au jour où nous vous dirons de vous taire. Vous toucherez votre paie comme auparavant.

Canul se retira radieux. Il allait pouvoir se reposer, car moucharder ses camarades n’était pas une besogne bien fatigante, et il serait payé ! Quelle bonne fortune !

Le baron des Gourdes était soucieux : le développement prodigieux de la grève l’effrayait. Sept cents ouvriers travaillant, quelle dérision ! Pas même le dixième de ses mineurs, car tout autour de Mersey, le mouvement se propageait : à Pranzy, Montjeny, Jagey, dans toute la région, les puits vidaient leurs contingents d’esclaves, les chantiers se fermaient ; on rencontrait des bandes de grévistes parcourant le pays en entonnant la Carmagnole et d’autres chants révolutionnaires.

Sauf la bourgeoisie cléricale, la population sympathisait avec les mineurs. En vain, l’abbé Carpion avait lancé sur ces derniers les foudres de son éloquence, les stigmatisant comme des communistes pillards, prêts à tous les excès, incendies, pillages et viols, tous ces excès s’étaient bornés jusqu’alors à la détérioration de deux cages d’extraction et à l’enlèvement de quelques rails.

Les chantiers et la direction étaient d’ailleurs gardés par la troupe. La police et la gendarmerie n’avaient pas osé bouger le premier jour après la raclée reçue par les mouchards. De fait, Mersey se trouvait au pouvoir des grévistes : Détras et Bernard conseillaient de pousser les choses à fond, mais Ouvard leur objecta que ce ne pouvait être à quelques milliers de mineurs dont le noyau était un groupement de cinq cents syndiqués à donner le signal d’une révolution sociale.

— Possible, mais après tout, sait-on jamais ? murmura Détras.

— Non, répondit fermement Ouvard, ce serait aller à un écrasement. Travaillons seulement à généraliser le mouvement : le jour où du Brisot à Saint-Étienne tout le pays marchera avec nous, où nous aurons au moins à Lyon, à défaut de Paris, un sérieux point d’appui, alors nous verrons s’il n’est pas temps d’aller exproprier M. le baron des Gourdes.

Il parlait tranquillement, en homme réfléchi qui pèse, avant de se décider, le pour et le contre des choses. Secrétaire et maintenant meneur du syndicat, il sentait les responsabilités ; son esprit sérieux contrebalançait son tempérament énergique. La révolution, oui, on la ferait un jour, mais quand on aurait au moins sept chances favorables sur dix.

Détras et Bernard n’insistèrent point. Ils n’appartenaient plus au monde des mineurs et ne se reconnaissaient pas le droit d’entraîner ceux-ci à une aventure périlleuse. Sans doute se disaient-ils que si les syndicats, gros bataillons ouvriers, doivent, l’heure fatidique venue, livrer la bataille rangée, c’est aux tirailleurs isolés, individus et petits groupes à tâter le terrain et s’il y a lieu, précipiter l’action générale.

Le lendemain soir de la bataille du Fier Lapin, étaient arrivés à Mersey une compagnie d’infanterie et un demi-escadron de gendarmerie à cheval. Des Gourdes, qui avait fait requérir ces troupes, eut d’abord un espoir : qu’une collision se produisît et on pourrait mater les mineurs. Mais les officiers avaient des instructions précises : éviter toute collision.

« Ce préfet-là, il est temps de le faire sauter », pensa des Gourdes.

Par malheur, si réactionnaire que fût le ministère, il ne se pressait pas de donner son congé à un préfet contre lequel n’existait aucun motif plausible de révocation ou déplacement. Et le Jolliveau, persona grata de l’évêché, n’apparaissait pas encore à l’horizon administratif de Seine-et-Loir.

Le mouvement se généralisait, calme et puissant comme un grand fleuve qui suit son cours. Au Brisot même, des symptômes d’agitation se remarquaient parmi les ouvriers de la fonderie. Le cri de : « À bas Schickler ! À bas les exploiteurs ! » avait été poussé à plusieurs reprises devant la demeure du grand usinier. Des mains inconnues avaient affiché des placards socialistes dans les rues et jusque dans les ateliers.

Dans les villes du département, à Môcon et Chôlon surtout, les radicaux se montraient sympathiques au mouvement. Ils n’entrevoyaient pas comme but plus ou moins éloigné l’expropriation des capitalistes par une révolution analogue à celle dirigée un siècle auparavant par la bourgeoisie contre la noblesse. Mais quelles que fussent leurs idées sur la façon de résoudre le problème économique, ils se sentaient une sympathie pour les victimes d’une exploitation rapace doublée d’un odieux écrasement clérical. Les Schickler, les des Gourdes, c’était la caste irréductiblement antidémocratique, la féodalité reconstituée, haïssant la république même bourgeoise parce que celle-ci, par la force des choses, se réclamait toujours d’un principe populaire et permettait au moins un mouvement d’idées au bout duquel se trouvait la transformation sociale.

Bernard, tout révolutionnaire qu’il fût, sentait que les mineurs avaient besoin de rester en contact avec les éléments radicaux influents sur la masse. Il avait écrit au docteur Paryn, lui rappelant la fameuse réunion empêchée deux ans auparavant par la police de la Compagnie. Maintenant que cette police était battue, désorganisée, et que la troupe ne semblait pas chercher un conflit, c’était le moment de prendre une revanche et de marquer la différence des temps.

Paryn sentait monter le mouvement avec une force continue. Quelle en serait la fin ? Bien que ses conversations avec Bernard, et surtout son observation impartiale des faits, eussent modifié sa manière de voir sur plus d’un point, il ne croyait toujours pas à l’efficacité d’une révolution rapprochée remuant la société dans ses profondeurs. Il appréhendait que, à la faveur du bouleversement, les vieux partis de réaction ne tentassent de s’emparer du pouvoir. Certes, à ce moment, la bourgeoisie moyenne et libérale étant annihilée ou fondue dans le prolétariat, la haute bourgeoisie ralliée à la réaction, la lutte serait entre celle-ci et la révolution sociale ; mais qui l’emporterait ?

Plutôt que de courir un aussi formidable risque, il eût préféré des transactions : la participation des travailleurs aux bénéfices, puis le rachat par l’État et l’organisation de l’exploitation minière en un service public. Mais il admettait parfaitement que les mineurs, souffrant individuellement dans leur chair, ne pouvaient se bercer et tromper leur misère avec ces spéculations d’économie politique. Et maintenant que la lutte était déclarée entre la compagnie et ses serfs, il n’hésiterait pas : il soutiendrait la cause de ces derniers.

D’ailleurs, s’il n’était point partisan d’une révolution sanglante, il se rendait compte qu’une forte pression populaire est généralement indispensable pour arracher de temps à autre quelques concessions aux privilégiés ou à l’État.