La Grande Illusion des petits bourgeois/12

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Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 260-269).

XII

UN MONARQUE DÉPARTEMENTAL.

En arrivant à la préfecture de X…, Roger trouva une jolie chambre préparée pour lui, et peu après il s’asseyait devant un succulent dîner, en tête-à-tête avec monsieur Juin de la Prée. Le préfet le combla d’attentions, le fit causer et parut émerveillé de son instruction.

— Vous êtes dans les conditions désirées, lui dit-il ; vous en savez au fond plus que moi, et, une fois au courant des choses de détail et des particularités locales, vous pourrez gouverner à ma place le département.

— Je me garderais bien d’usurper ce rôle, dit Roger.

— Comment donc, mon cher ? mais je vous en prie. Je ne suis pas travailleur, mais je vais vous dire mes petits défauts ; j’aurais plus tôt fait que de vous les laisser voir ; j’ai besoin d’aller flâner à Paris de temps en temps ; j’ai besoin d’aller à la chasse, de me lever tard, d’aimer quand le cœur m’en dit. Je vais souvent au café, au spectacle ; j’ai beaucoup de visites à faire, et il y a ici beaucoup d’aimables dames qui donnent de charmantes soirées. Comment voulez-vous que je puisse suffire à tout ? Je serai donc trop heureux que vous puissiez agir à ma place.

— Fort bien monsieur, dit Roger.

Mais in petto, ce laisser-aller de l’administrateur vis-à-vis d’un jeune homme qu’il connaissait à peine lui sembla si étrange, que sa physionomie, toujours trop franche, en dit quelque chose. Monsieur Juin, l’ayant regardé, se mit à rire.

— Vous n’étiez pas depuis longtemps à Paris, monsieur Cardonnel ?

— Non, monsieur ; depuis quelques mois seulement. J’ai achevé mes études en droit l’année dernière.

— En province ?

— Oui, monsieur.

— Je m’en doutais.

— Pourquoi cela, monsieur ?

— Vous ne vous en fächerez pas ? Rien de plus rare et de plus beau que d’avoir des illusions à vingt-cinq ans. Cela ne se rencontre déjà plus.

— Et quelle raison vous fait croire, monsieur, que j’ai plus d’illusions qu’un autre ?

— La pureté de votre regard et la grande sincérité de votre physionomie qui réfléchit vos impressions. Nous ne causons que depuis une heure, et je crois vous connaître déjà beaucoup. Pourquoi rougissez-vous ? Je n’en abuserai pas ; au contraire, je me sens tout porté à vous estimer et à vous aimer pour cela même. Tout le monde n’est pas franc, mais tout le monde aime la franchise. Pour moi, c’est aussi mon défaut. Je ne vous ferez pas de grandes phrases, moi ; je vous dirai les choses comme elles sont, et vous apprendrez avec moi en un mois plus qu’avec d’autres en une année. Mais faudra mettre les illusions de côté.

— Lesquelles, monsieur ?

— De vieilles rengaines morales, auxquelles vous tenez beaucoup peut-être. Par exemple, avouez-le, quand je vous ai dit tout à l’heure que j’avais l’intention de vous faire faire ma besogne, vous vous êtes dit que j’en prenais fort à l’aise avec mes fonctions ?

— Moi, monsieur, je vous en prie…

— Ne niez pas : d’ailleurs vous ne savez pas mentir ! Eh bien ! c’est vrai, je ne dis pas non, je fais comme il est dans la nature de faire ; on se repose quand on peut. Vous êtes plus jeune que moi, et vous apprendrez le métier : ça ne vous fera pas grand mal. Est-ce que vous ne savez pas que c’est la règle, cela ? Toutes les grandes directions sont des sinécures.

L’empereur a un ministre de sa maison ; vous êtes le mien. Chaque ministre de même a son directeur du personnel, qui est le vrai ministre, et il en est ainsi partout, en toutes choses. Vous n’êtes pas, je l’espère, assez révolutionnaire pour le trouver mauvais. Il est vrai que c’est celui qui a l’honneur et l’argent qui ne fait rien, et que c’est celui qui travaille qui n’est pas payé ; mais ceci est encore la règle générale. Quand on entre dans les affaires, il faut tout d’abord se débarrasser de ce préjugé, que tout doit être réglé suivant la justice. D’où vient un pareil entêtement, je n’en sais rien ; car le monde n’a jamais été gouverné que par l’arbitraire ; on fait à ce sujet de l’hypocrisie ; moi, qui, si j’ai d’autres vices, n’ai pas celui-là, j’affirme et je continue bonnement vieille tradition héréditaire. D’ailleurs je ne suis préfet que pour cela.

Il s’arrêta, souriant à Roger, dont le trouble était visible.

— Eh quoi ! voyons, ma franchise vous fait peur ? vous n’y êtes pas habitué ? Songez donc que ceux qui parlent autrement font de même et souvent bien pis ; car je ne suis pas un mauvais diable, moi, vous verrez. On me touche facilement, je fais du bien quand je peux ; je ne sais pas réciter de rôle, voilà tout, j’ai le parler franc et il me plaît d’aller au fond des choses. Vous allez faire avec moi des études sur le vif. Vous m’avez été recommandé par un galant homme, on désire vous pousser rapidement. À propos, vous connaissez beaucoup le prince Ghilika ?

— Depuis peu de temps, monsieur, mais…

— J’ai soupé deux fois avec lui ; c’est un charmant compagnon… Je dirai donc : Vous avez beaucoup étudié les livres ; c’est maintenant la vie et les hommes qu’il faut connaître. Une fois votre besogne faite, je ne vous gênerai pas, vous serez libre comme l’air. La préfecture est à nous deux. Je me suis marié, il y a quelques années, voulant, comme tout le monde, faire une fin : dot superbe, femme agréable ; mais de sottes idées… elle m’eût voulu fidèle… Vous sentez… Nous nous sommes séparés à l’amiable. Elle vit à Paris, sous prétexte de santé. Tout le monde sait d’ailleurs ce qui en est. Cette séparation m’a contrarié sous un rapport ; car elle pouvait me nuire ; mais je suis bien en cour, et, en fin de compte, cela me constitue une liberté entière, dont vous jouirez aussi bien que moi. Il y a ici de gentilles personnes, pas du tout farouches ; la population féminine, à X…, est généralement charmante. N’allez pas croire que l’on m’en veuille ici de n’être pas gourmé. C’est le contraire, aussi bien dans la bonne société que dans la mauvaise. Avec moi, vous serez partout bien reçu, et, si vous êtes galant, vous n’aurez qu’à choisir. Les femmes raffolent toujours de ceux qui les aiment.

On était au dessert, monsieur Juin ajouta :

— Je vais passer la soirée dans une maison fort agréable ; si vous n’êtes pas fatigué du voyage….

— Merci, monsieur, dit Roger ; pour ce soir, je préfère ne pas sortir.

— À votre aise ! liberté complète. Amour et liberté, voilà le charme de la vie ! Donc, à demain les affaires, et bonsoir, monsieur Cardonnel ; si vous avez besoin de quelque chose, ordonnez, vous êtes chez vous.

Il tendit la main à Roger et sortit en fredonnant.

Roger, quand il fut seul, laissa ber sa dans. ses mains ; puis, gêné par le va-et-vient des serviteurs, il demanda les jardins, et s’y promena longtemps, la tête nue, malgré le froid printannier, assez vif, qui régnait dans l’atmosphère. Il se disait :

— Voilà un préambule qui promet. Suis-je donc condamné à me heurter partout contre des impossibilités morales ? Quel homme étrange ! Il m’a dit des choses odieuses du ton le plus aimable et, en s’efforçant de me corrompre, il semble plein de bonté pour moi. Ne pas croire à la justice, n’est-ce pas ne croire à rien ? Et alors, à quoi bon ? Si je m’en croyais, je prendrais la fuite dès demain ; car il me paraît probable que je vais perdra mon temps ici une seconde fois. Mais on me dirait fou… et d’ailleurs il faut pourtant me prendre à quelque chose en ce monde. Tourner le dos à tout ce qui me froisse, autant vaudrait de suite me retirer dans un coin. Ai-je donc une susceptibilité maladive ou bien ai-je raison contre tous ? Quel est le mot de cette énigme qui se présente à moi depuis quelques mois ? Jusque-là, j’ai laissé dire autour de moi des choses que je ne cherchais pas à saisir ou que je n’étais pas apte à comprendre ; mais, depuis que je vis par moi-même, je ne trouve qu’antagonisme entre les choses et moi. Cependant je ne suis pas seul de ma nature, il serait insensé de le croire, et d’ailleurs je sais le contraire, je l’ai senti bien des fois. Qui donc a fait le monde au rebours des désirs des honnêtes gens ?

— Après tout, se dit-il après avoir de nouveau récapitulé sa conversation avec monsieur Juin, après tout, cet homme est franc, cynique peut-être, soit ; mais au moins je verrai et je saurai tout, je puis toujours attendre et me décider en toute connaissance plus tard.

Roger remonta dans sa chambre, y constata, sans pouvoir se défendre d’y trouver plaisir, toutes les élégances et les commodités réunies, et bientôt après sortit dans la ville pour la reconnaître un peu. Elle était semblable aux autres villes de province et du monde entier : quartier riche et quartier pauvre. Celui-ci bas et obscur, tortueux, infect ; là hurlant de joies brutales, ici gros de silences étouffants ; l’autre quartier, propre, étincelant, superbe plein d’air, d’espace et de fête, aux cafés splendides, aux théâtres retentissants de musique, aux hôtels vivement éclairés, derrière les fenêtres desquels on voyait passer des toilettes somptueuses, et qui suaient le luxe, le comfort, les joies de l’esprit, toutes les essences supérieures de la vie humaine.

Pour la première fois, ce contraste frappa Roger, et, pour la première fois, il se demanda quel était le but de l’activité qui s’impose à tous les jeunes hommes ; si elle était vaine ou sérieuse, si l’on devait tourner incessamment dans le même cercle ou s’avancer vers un but déterminé ? Précisant davantage, il finit par se demander si les directeurs de ces agglomérations humaines, gouvernants ou préfets, pour les appeler de leur nom, avaient à maintenir simplement l’état de choses ou à l’améliorer ; à quel point de vue enfin ils en étaient les arbitres.

— Pour n’avoir qu’à maintenir, se dit-il, il faut que l’état de choses soit prouvé bon ou du moins le meilleur qui puisse exister ; pour tendre à améliorer, il faut un idéal supérieur. Lequel ?

— En un mot, se dit-il, les préfets sont-ils des hommes d’élite, chefs d’une doctrine, des instituteurs de peuples ou de simples délégués et favoris d’un pouvoir intéressé à se maintenir par tous les moyens ? En d’autres termes, le pouvoir est-il moral ou ne l’est-il pas ?

Il eut peur d’être trop naïf en se posant cette question. Mais le souvenir de tant de discours officiels bien sentis et pleins de beaux sentiments, et le poids toujours si imposant des faits, et l’autorité du consentement général, rétablirent l’équilibre de la balance. Après tout, se dit-il, je n’ai guère entendu jusqu’ici et n’ai moi-même dans l’esprit que des affirmations mal étudiées ou des railleries superficielles. Voici le moment d’approfondir tout cela.

— Donc, ajouta-t-il en reprenant le chemin de la préfecture, je vais jusqu’à nouvel ordre ouvrir les yeux le plus grands que je pourrai ; je déciderai ensuite.

Le lendemain, Roger se leva de bonne heure pour être à la disposition du préfet ; mais ce ne fut qu’après onze heures que celui-ci parut en robe de chambre.

— Avez-vous passé une bonne nuit ? dit-il à Roger. Pour moi je ne suis rentré qu’à une heure et j’ai eu peine à m’endormir. J’étais excité !… nous avons bu du champagne et joué ! Madame C… est vraiment charmante. Dieu quels yeux ! et comme elle sait s’en servir ! Je vous mènerai dans cette maison.

— Je n’ai rien pu faire en votre absence, monsieur, dit Roger.

— Tudieu ! quelle ardeur, jeune homme ! Venez déjeuner.

En déjeunant :

— Tout à l’heure, dit monsieur Juin de la Prée, nous dépouillerons ma correspondance et nous recevrons les rapports des chefs de bureau ; mais, pour vous mettre au fait, je vais vous donner des indications générales. Sachez qu’il y a, en tout ordre de choses, deux classes distinctes : dans l’opinion, les bons et les mauvais esprits ; dans le pays, les bons et les mauvais citoyens ; dans la presse, les bons et les mauvais journaux, les bons et les mauvais livres ; dans la magistrature, dans l’armée, dans l’administration, les bons, autrement dits les zélés, prêts à tout faire, et les tièdes et raisonneurs, autrement dits les suspects. Ormus et Ahriman, le bon et le mauvais ange, le ciel et l’enfer. La division est très-simple et les deux catégories très-faciles à reconnaître : tous ceux qui sont avec nous sont bons, tous ce qui est contre nous est digne du feu éternel. Ce sont les propres maximes de l’Évangile.

— Mais non tout à fait celles de notre droit public actuel, observa Roger.

— Bravo ! j’attendais que vous me diriez cela ; car il nous faut des clairvoyants connaissant et comprenant leur époque, et non pas des imbéciles tout d’une pièce. Rien n’est plus nécessaire, pour diriger les hommes, que de s’être imbu de l’esprit du temps où l’on vit, afin d’en parler le langage et de ne jamais le heurter ouvertement. Notre droit, notre esprit public actuels, demandent l’égalité de toutes les croyances et de toutes les opinions ; en un mot, le liberté de conscience. Seulement la nature humaine veut tout le contraire. Je vous parlais tout à l’heure de l’Évangile : citez-moi une religion, un parti, une secte, une doctrine qui n’ait pas condamné ses adversaires et ne les ait pas traités en ennemis ? On ne règne pas autrement, c’est impossible. Imaginez, je vous prie, un gouvernement qui laisse la bride sur le cou à ses ennemis, un parti quelconque qui cesserait de combattre : l’un et l’autre devront succomber promptement.

— C’est… assez vrai, dit Roger, étourdi de cette logique ; cependant la justice…

— Est un rêve, un simple préjugé, reprit le préfet, et, je vous le disais hier, le premier dont il faille se défaire. L’idée de justice est en opposition directe avec la grande loi de la nature, qui est l’instinct, la nécessité de la conservation. Donc je répète avec l’Évangile : Tout ce qui n’est pas avec nous est contre nous, et les ennemis de mon père, — notre père est le souverain qui nous paye et nous donne de l’avancement, — les ennemis de mon père doivent être liés et jetés au feu. Il y a pourtant les neutres : ce sont le clergé, les orléanistes et les légitimistes ; nous sommes obligés d’en faire nos alliés ou nos complices, et de ne guerroyer avec eux qu’à la dernière extrémité. Ce sont puissances qu’il faut ménager, ne pouvant les vaincre ; mais l’ordre social rend la chose facile. Car, si nos intérêts différent dans le détail, ils sont les mêmes dans l’ensemble. Notre rôle est donc de vivre avec eux dans une paix courtoise mais armée, pleine de bons offices, de mamours, de petits cadeaux et d’attentions délicates… sans les perdre de l’œil un seul instant. Reste l’opinion publique, ce quelque chose de bête, d’indécis, de jobard et de flottant, qu’on ne nomme ainsi que par antiphrase. C’est pour elle surtout qu’il est nécessaire de connaître l’esprit du temps et la manière de s’en servir ; car, en dépit du catéchisme, en dépit de l’histoire, qui nous montre le privilége et l’arbitraire, lois essentielles des constitutions humaines, en dépit des faits qui les consacrent, les proclament et les formulent à crever les yeux des plus myopes, les fausses idées de droit public égalitaire, issues de la révolution française, ont tellement pénétré les masses qu’il faut absolument leur parler ce langage, et que ce serait les révolter que de dire les choses comme elles sont. Toute la politique d’un bon administrateur, aussi bien que celle du chef de l’État, consiste donc à savoir mettre d’accord, dans ces discours, la réalité de ses actes avec ce faux idéal ; à monter agréablement, dans la même guirlande, l’égalité et le privilége, le pouvoir et la liberté, la haute sagesse tutélaire du gouvernement et la souveraineté populaire et autres bourriches semblables ; à prouver enfin que la loi la plus riche en carcans et en menottes est directement inspirée par les principes de 89. Logiquement parlant, cela semble difficile ; ce n’est rien pourtant, grâce au public actuel, dont l’illogisme fait tous les frais nécessaires à sa propre persuasion, et qui, né, bercé, grandi, dans le perpétuel antagonisme du fait et de l’idée, habitué à se nourrir de phrases, se délecte précisément de ces beaux contrastes et se sent le cœur ravi dès qu’il a l’oreille charmée. La prétention de l’homme à être penseur est peut-être la plus ridicule de toutes, monsieur Roger. Un cerveau qui pense véritablement, qui voit par lui-même, qui roit, c’est-à-dire ne prend pas des vessies pour des lanternes et distingue l’ombre du corps, c’est un phénomène des plus rares. Il faut tâcher d’en arriver là pour gouverner les autres. Je vous ai dit le fond de la politique ; nous en allons voir l’application. Venez travailler.

Roger suivit le préfet dans son bureau. Sur le plateau qui réunissait les lettres à son adresse, monsieur Juin de la Prée tria quelques billets parfumés, qu’il lut tout d’abord en souriant ; puis, passant le reste à Roger, il le pria d’ouvrir lui-même. La première lettre était une demande de secours, celle d’une veuve réduite à la misère avec six enfants.

— Renvoyez cela aux bureaux.

— Sa position est bien touchante et bien terrible, dit Roger tout ému des plaintes de la pauvre femme.

— Je ne dis pas, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Si l’on voulait écouter toutes ces demandes, les fonds de l’année y passeraient dans un mois. Nous avons à peu près la centième partie de ce qu’il faudrait pour soulager efficacement les maux de cette sorte. Les employés verront ce qu’ils ont à faire. Six enfants ! Elle a quarante ans au moins, cette femme-là !

Vint un curé de campagne, qui dénonçait l’instituteur comme ayant refusé de chanter au lutrin, et dont l’épître, conçue en termes arrogants, se terminait ainsi : « monsieur le préfet jugera, je pense, qu’un tel exemple d’irréligion ne peu qu’affaiblir le respect de l’autorité, déjà si ébranlé dans les masses, et que nous ne pouvons en conscience le recommander à notre troupeau ; que si de fâcheux exemples, souvent trop éclatants, ne viennent pas contrarier d’une façon trop évidente nos exhortations.

— Dieu me pardonne, dit le préfet, ce papelard a l’intention de jeter là quelque pierre à mon adresse. Ils ne me trouvent pas assez dévôt, non point parce que je ne pratique pas ; ça leur est égal, pourvu que j’officie aux grandes fêtes, et c’est ce que je fais rigoureusement ; mais parce que je n’ai jamais fait cadeau d’une châsse des os de mort ni d’aucune robe à la Vierge. Tudieu ! j’aime mieux les vivants, et en fait de vierges… Pourtant, je ne suis voltairien qu’en tout petit comité ; mais ils savent tout. Prenez la plume, monsieur Cardonnel, et répondez à ce digne prêtre avec autant d’esprit que de dévotion, et prenez garde que les choses soient bien balancées. Quant à l’instituteur, nous le signalerons au recteur.

Quand Roger eut fait la lettre, le préfet la lut et s’écria :

— C’est joli, mais trop vif. L’esprit l’emporte, et, maintenant que j’y songe avec plus de sang-froid, c’est lui qui doit céder le pas à la dévotion. Veuillez prendre une autre feuille de papier. C’est égal, vous rédigez fort bien.

Alors il dicta en atténuant ce qu’avait dit Roger.

Une lettre d’une écriture fine, assez élégante, écrite sur papier musqué, parlait de malheurs vagues et de la générosité bien connue de l’aimable et digne préfet que le département avait le bonheur de posséder.

— C’est une femme ? dit monsieur Juin en prenant la lettre des mains de Roger. Oui, Marthe G… Répondez trois ou quatre lignes pour accorder une audience demain, dix heures du matin. Style administratif, impassible, C’est ici qu’il ne faut pas s’engager avant d’avoir vu.

— Voici deux demandes pour la fondation de bibliothèques dans deux communes rurales.

Le préfet haussa les épaules.

— La toquade actuelle. Ce sont pourtant ces imbéciles de libéraux qui propagent cela. En voilà un parti stupide ! Continuellement occupés de ménager le chou et la chèvre, dont ils veulent le lait, les voilà maintenant qui imaginent de travailler à l’instruction du peuple, quand pour rien au monde ils ne voudraient changer la loi qui le condamne à travailler au bénéfice de leurs jouissances et de leur oisiveté. Et devinez comme ils s’y prennent ? En acceptant tous les donateurs et tous les livres, sans choix aucun. Cela rappelle la distribution effrénée de bibles aux Chinois et aux Algonquins. Un tel système n’est dangereux tout au plus que pour nos arrière-neveux ; car il va sans dire que la tolérance de ces braves gens, si elle accepte les publications apostoliques, n’aura pas attendu le socialisme. Cependant il y a parmi eux des gens à surveiller, et la chose en principe est à entraver le plus possible, sans en avoir l’air. Quelles signatures ?… Oh ! Pelleport, un rouge ! Attendez, je dicte :

« Monsieur,

» La population de Franclave est essentiellement agricole ; elle est disséminée dans la campagne. Les distances entre les habitations et l’agglomération principale, peu importante d’ailleurs, sont considérables. Les travaux des champs absorbent tous les instants du cultivateur ; vous ne le trouverez jamais très-disposé à venir, le soir, s’endormir sur un livre[1].

» Par ces motifs, l’autorisation que vous me demandez est tout à fait inutile. C’est avec regret que je le constate, en vous félicitant de votre zèle si bien intentionné pour l’instruction populaire.

Le préfet,
Juin de la Prée.

— Voyons l’autre ?

— Crésaille !… Ah ! un libéral chrétien, un niaîs remuant. Pour celui-là, il n’y a pas moyen de le refuser. Parlez-lui seulement du danger des mauvaises passions chez les esprits incultes, et de sa haute responsabilité, je réponds que ses choix n’éveilleront pas la fibre révolutionnaire.

À ce moment, entra un chef de bureau qui paraissait assez agité ; il tenait à la main plusieurs imprimés.

— Et qu’y a-t-il, monsieur Gérard ?

— Il s’agit des élections prochaines, monsieur le préfet. Ces circulaires dépassent toutes les bornes. En voici une d’un républicain et l’autre d’un légitimiste, qui vraiment sont à déférer au parquet. Je ne sais si vous on jugerez comme moi.

— Voyons celle du légitimiste :

« Pour moi, la révolution française est, après le crime des Juifs, le plus grand des crimes et la cause unique de toutes les calamités, de toutes les convulsions, de tous les désastres que la France a subis depuis qu’elle a consenti à se courber sous son joug[2]. ».

— Eh ! eh ! c’est réussi, dit en riant le préfet. Et quel est le signataire ?

— Le général M…

— En voilà un sabre qui sait parler ! C’est tout de même difficile à laisser passer. Je vais écrire confidentiellement au général, monsieur Gérard, et le prier d’être plus politique. Il est vrai qu’il sait bien que nous ne le soutenons pas ; puis j’en référerai au ministre de la guerre.

— Pensez-vous qu’on le destitue ? demanda Roger.

— Non, mon cher monsieur, répondit en souriant monsieur de la Prée. Il sera seulement changé de résidence, avec de l’avancement. Peut-être s’ennuyait-il où il est. Et maintenant qu’a dit le républicain ?

Il parcourut la circulaire.

— Ce n’est pas mal du tout, dit-il ensuite en la passant à Roger. Au moins, c’est un esprit logique. Il démontre en termes très-clairs l’incompatibilité du suffrage universel et du régime monarchique. Diable ! il ne faut pas laisser écrire ce monsieur-là. Envoyez, monsieur Gérard, cette circulaire au procureur impérial, s’il ne la connaît déjà, en lui disant que je suis d’avis d’une confiscation immédiate. Faites porter par un exprès. Tenez, écrivez ici, deux lignes suffiront.

Puis il sonna, et quand le garçon de bureau, porteur de la lettre, fut parti :

— Eh bien ! nos élections, où en sont-elles ? demanda le préfet en se tournant vers monsieur Gérard.

— J’y fais de mon mieux, monsieur le préfet. Nos blouses font merveille chez les marchands de vin ; ils disent que, si le républicain est élu, les principaux fabricants ont juré de fermer leurs ateliers, et l’on nous croit d’autant mieux que notre grand filateur, monsieur Braud, dit la même chose à qui veut l’entendre ; mais il y a un de ces messieurs qui nous fait grand tort, monsieur le préfet, parce qu’il agit non-seulement sur ses ouvriers, mais sur l’opinion publique : c’est monsieur Marchand. Je crois qu’il serait très-facile de le faire taire et peut-être de l’avoir avec nous. Voici comment : il a un de ses fils, un grand mauvais sujet, qui s’obstine à vivre à Paris, où il est employé au ministère des finances. Si l’on donnait à choisir à monsieur Marchand entre le renvoi de son fils du ministère ou sa nomination à une bonne perception du département, ce qui lui ferait faire tout de suite un mariage que les parents désirent beaucoup, je crois qu’il n’hésiterait pas longtemps.

— Bravo ! monsieur Gérard. Eh bien ! cela me semble facile, je vais m’en assurer, et… vous avez le moyen de faire sonder monsieur Marchand ?

— Oui, monsieur ; nous avons quelques amis communs. Je m’en charge.

— Très-bien ! très-bien !

— Oh ! monsieur le préfet, j’ai d’autres tours dans ma gibecière. Je couve plus d’une bonne idée. Vous verrez.

— Monsieur Gérard, vous êtes un homme précieux. Vous mériteriez la croix.

— Je n’oserais m’en croire digne ; mais si monsieur le préfet croyait que cet honneur peut m’être accordé…

— Je dis comme vous, monsieur Gérard, je m’en charge ; seulement, vous savez, il faut réussir d’abord.

— Nous réussirons, monsieur ie préfet, j’en suis certain ! À la fin de cette séance, Roger reçut deux rapports à faire, dont le préfet lui avait dicté le sens et les conclusions. La première concernait un tronçon de chemin de fer qui devait traverser le département, et il s’agissait de prouver que la ligne courbe est la plus courte, afin que ce chemin de fer desservit les propriétés d’un grand industriel, ami du gouvernement. Le second proposait d’allouer par exception une retraite, — au maximum, — à un ancien receveur général, qui n’avait ni atteint l’âge de la retraite ni exercé le temps nécessaire ; mais qu’un scandale financier avait forcé à donner sa démission. Il s’agissait de faire valoir les infirmités qu’il avait contractées dans l’exercice de ses fonctions, et d’émouvoir la pitié en faveur de cette famille, privée tout à coup d’un traitement de trente mille francs.

Roger examina les pièces à l’appui de ces demandes, médita un instant, et se mit à marcher avec agitation, Il avait à chercher des arguments contre sa conscience et à conclure à l’encontre sa raison. Quelles infirmités pouvait avoir contractées dans l’exercice de ses fonctions un homme pourvu de grosses rentes, de beaux appartements, de bonnes voitures, de nombreux serviteurs, et qui n’avait autre chose à faire que des vérifications de comptes ? Quelle récompense pouvaient avoir méritée ses tripotages ? Pourquoi cette exception en faveur d’un homme qui avait joui pendant vingt ans d’un traitement de trente mille francs, quand on avait refusé — il y avait une heure — pareille supplique d’un pauvre employé renvoyé pour cause d’infirmités véritables, et qu’il devait avoir effectivement contractées dans l’exercice de ses fonctions de facteur de la poste, aussi écrasantes que mal payées.

— La loi est formelle, avait répondu le préfet ; il vous manque cinq ans ; je n’y puis rien, moi. Ce n’est pas ma faute, si vous n’avez pas accompli le temps qu’elle demande.

— Ni la mienne, avait soupiré le pauvre homme.

— Que voulez-vous ? Il faut être prévoyant, économiser pour sa vieillesse. Tout ce que vous pouvez obtenir, c’est une légère gratification de quarante ou cinquante francs. Faites un placet au ministre ; je veux bien l’apostiller. Nous verrons.

Et le pauvre avait dû remercier, et il s’en était allé tristement.

Aussi pourquoi n’avait-il pas économisé pour sa vieillesse sur son traitement de cinq cent quarante-sept francs ! Il n’était pas riche, lui, et sa position n’était pas intéressante, comme celle d’une famille bien née, qui se voit supprimer trente mille francs d’appointements et n’a pas trop de six mille francs pour se consoler !

Roger fit les rapports très-courts et avec un dégoût profond, s’excusant vis-à-vis de lui-même par la pensée que s’il refusait, un autre les ferait à sa place. Ses arguments furent d’une sécheresse extrême. Tandis qu’il s’évertuait à diriger le tracé du chemin de fer, à travers des plaines inhabitées, vers la riche demeure de l’industriel, il se demandait à combien de familles de travailleurs on enlevait ainsi un petit revenu, qui leur eut fourni secours, aisance ou joie ; combien de fatigues et de privations on leur imposait en les frustrant de ce réseau, qui eût desservi plusieurs villages.

Quand il eut fini, il s’essuya le front.

— J’étais encore indécis en politique, se dit-il ; si je reste ici quelques semaines, je deviendrai plus que républicain.

Le lendemain, ce ne fut qu’à midi que le préfet parut, toujours souriant. On déjeuna, et, comme la veille, on passa au dépouillement de la correspondance ; après quoi monsieur Juin de la Prée reçut les communications des chefs de bureau et leur donna ses ordres ; à l’employé du bureau des secours :

— Ah ! lui dit-il d’un ton confidentiel, assez haut toutefois pour être entendu de son secrétaire, j’ai à vous recommander une misère des plus intéressantes, une femme bien née, tombée dans le malheur, et qu’il faut obliger avec discrétion. Faites-lui remettre cent francs à domicile.

— Fort bien, monsieur le préfet ; veuillez me donner son adresse.

— Ah ! oui, son adresse… où est-elle ? Ne savez-vous pas, monsieur Cardonnel, la lettre d’hier ?

— Cette pauvre veuve, mère de six enfants ? Très-bien, monsieur.

— Mais pas du tout, il s’agit d’une jeune femme ; elle s’appelle Marthe, voilà tout ce que je sais.

— Ah ! hum !… sans doute, celle qui est venue ce matin au petit lever, dit l’employé dans sa barbe, en se penchant sur Roger pour l’aider à chercher dans les papiers. Oui, oui, c’est intéressant. Et c’est pour ça que je suis obligé de refuser dix francs aux vrais meurt-de-faim. Ah ! sac…

C’était un vieux à tête de loup, qui n’en avait pas moins l’air d’un brave homme, et le rouge lui en était monté à la figure, tandis qu’il bougonnait ainsi. On retrouva l’épître, et le vieil employé sortit en l’emportant d’un air de mauvaise humeur, dont le préfet ne fit que sourire.

Le préfet paraissait d’ailleurs préoccupé d’une autre lettre qu’il avait reçue dans la matinée, dont le parfum emplissait encore le cabinet. Ayant fait appeler l’architecte de la préfecture :

— Monsieur, lui dit-il, j’attends sous huit jours une femme de mes parents, élégante et charmante, du goût le plus fin ; je voudrais la bien recevoir, et franchement nos appartements sont affreux et tout à fait indignes d’elle. Il faudrait nous créer là, rapidement, un joli boudoir parisien. Vous êtes un homme de goût ; je me fie à vous ; voyez donc cela. J’irai vous rejoindre tout à l’heure. Nous allons jeter un coup d’œil sur vos rapports ; monsieur Cardonnel.

L’architecte sortit, et Roger présenta ses rapports, sur lesquels le préfet fronça bientôt le sourcil.

— Mais je ne reconnais pas là votre facilité ; monsieur, dit-il à Roger ; c’est d’une sécheresse à faire peur, cela manque de conviction.

— C’est vrai, monsieur, je n’en avais pas, dit Roger.

— On en a quand on veut, mon cher monsieur, quelle folie ! Voyons, seriez-vous puritain ? C’est fort mal porté.

— Je vous avoue, monsieur, que j’ai le ridicule de ne savoir dire que ce que je pense.

Monsieur Juin fit entendre un sifflement moqueur et haussa les épaules.

— Seule ! allons donc ! C’est singulier. Un homme de votre mérite ne peut pas vouloir bêler avec le troupeau. Quoi ! vous pouvez trouver mauvais qu’on réclame un soulagement pour une famille tombée de la richesse dans l’infortune ? Mais c’est de la cruauté, cela ! Six mille francs, songez-y, pour des gens habitués au luxe, c’est la misère.

— Ce sont de telles gens, monsieur, qui peuvent faire des économies ; j’ai songé à ceux auxquels l’on n’accorde rien.

— Jeune homme, il faut que le socialisme vous ait ôté le jugement.

— Je n’en ai jamais rien lu.

— Est il possible ? Alors vous avez besoin d’étudier l’économie politique. Elle vous dira comment la constitution sociale est par ce qu’elle est, absolument comme le bon Dieu, et ne peut pas être autrement. Tous nos besoins, mon cher monsieur, sont relatifs ; en ceci la morale n’existe pas. Il y a telles recherches qui peuvent sembler insensées, et qui, pour une femme élégante, par exemple, sont plus nécessaires que le pain. En somme, toutes les conditions se compensent, et il n’y a rien de plus juste au bout du compte que l’inégalité.

— Permettez, monsieur, dit Roger. Il y a pourtant une distinction capitale à faire. L’enfant qui demande la lune, l’homme qui veut un cordon, la femme qui veut des diamants, ce ne sont pas là des besoins vrais. Il n’est plus question ici que de la spirale capricieuse du désir, qui toujours monte et ne finit jamais. Ce sont des besoins relatifs ou plutôt de simples désirs, qui usurpent un nom sérieux. Mais il y a des besoins absolus, commun à toute l’espèce humaine manger, boire, dormir, se chauffer l’hiver, avoir des vêtements suffisants et propres, un logement aéré, des soins dans la maladie, le repos dans la vieillesse, la liberté pour l’enfant de développer ses forces intellectuelles et physiques, l’instruction, une alternative mesurée de travail et de loisir. Voilà des besoins vrais, car la souffrance et l’atrophie répondent à leur non-satisfaction. Le traitement d’un bas employé, tel que celui d’un facteur de la poste, par exemple, c’est-à-dire cinq cent quarante-sept francs, ou même celui d’un expéditionnaire, quinze cents francs, peuvent-ils actuellement suffire à ces besoins ? Non. S’ils le pouvaient, comment d’autres auraient-ils besoin de cinquante fois ou de vingt fois plus ?

— Ah çà, dit le préfet en riant, vous êtes un vrai démagogue. Fort bien, nous aurons de quoi causer. Il ne faudrait pourtant pas, monsieur Cardonnel, pousser tout cela trop au sérieux ; j’entends jusqu’à nuire à vos fonctions. J’espère vous convaincre facilement. Mais, en vérité, où prenez-vous tout cela ? Ah ! voilà ce que c’est que le matérialisme. Depuis qu’on ne compte plus sur les peines et les récompenses de l’autre monde, on s’inquiète beaucoup trop en celui-ci de cette fausse idée de justice ; qui devait rester mystique à perpétuité. Qu’est-ce que vous fait sourire, jeune homme ?

— Je vous demande pardon, monsieur, c’est une question qui m’a traversé l’esprit.

— Faites-la.

— Je me demandais si vous croyiez vous-même à ces peines et à ces récompenses.

— Ah ! ah ! vous voulez tout savoir, je le vois. Eh bien ! monsieur, comme préfet, j’y crois ! J’y crois, avec toute l’indignation d’un honnête homme et d’un chrétien, contre ces doctrines funestes et ravalantes qui tendent à bouleverser la société. Comme homme, je tiens à prendre des plaisirs de ce monde toute la part que je puis, jugeant que c’est le plus sûr. Maintenant le ciel n’a jamais été autre chose qu’une image de la terre ; si l’on a glorifié les humbles, c’était la bascule nécessaire pour leur faire prendre patience ; mais si là-haut, où l’on dispose de l’infini, le nombre des élus est resté petit, comment pourrait il en être autrement sur la terre ? Lisez les économistes, monsieur Hoger ; il vous diront que la misère est un mal nécessaire, que dans la meilleure organisation sociale, la misère et l’inégalité sont choses inévitables [3]. Le pieux Léon Ramber vous dira… Tenez, je l’ai ici.

Et le préfet, se dirigeant vers la bibliothèque de son cabinet, mit la main sur le volume.

— Il vous dira que vouloir supprimer la misère, c’est en quelque sorte condamner la Providence ; qu’en retranchant la pauvreté de ce monde, on en retrancherait le travail. Les économistes vous prouveront que l’aumône est un gaspillage de fonds et ne sert qu’à contrarier les. arrêts de la nature, qui veut que tout homme dont le riche n’a pas besoin disparaisse de ce monde. Il faut lire et méditer tout cela ; car, si vous voulez devenir homme d’État, vous devez perdre les illusions poétiques et enfantines du sentiment ; vous êtes dans la nécessité de vous bronzer le front et de vous cuirasser le cœur. Oui, comme l’établit Renan, le spectacle du luxe, ce la distinction et du bonheur des classes élevées, est le seul épanouissement auquel peuvent prétendre les classes pauvres, de même que dans la fleur, admirable de couleurs et de parfums, s’accomplit la destinée de l’humble racine ; l’égalité, si elle était possible, serait la mort du beau, la fin de toute élégance. Et je finis par un argument ad hominem : Vous êtes jeune et beau garçon, fils d’une famille qui place en vous son espoir. Vous voulez parvenir, vous aspirez aux honneurs et à la richesse, et vous parlez d’égalité ! Pourquoi ne vous êtes-vous pas fait maçon ? Il faut être logique.

Monsieur Juin de la Prée sourit d’un air satisfait en voyant Roger déconcerté par les derniers mots, et sortit en lui faisant un signe amical.

— Il est certain que j’ai besoin de réfléchir, se dit Roger ; mais si vraiment l’injustice et l’égoïsme étaient la loi de la vie, adieu ma jeunesse, adieu la joie intime du cœur, adieu le sourire de l’espérance et jusqu’à l’amour même. Il me semble que j’aurais tout perdu.

À partir de ce jour, il ne lit plus d’objections, se bornant à écarter les enseignements de l’aimable préfet et à observer le train des choses.

Roger vit épurer le jury ; il écrivit sous la dictée du préfet des circulaires aux juges de paix, qui les changeaient en agents de police tant à l’égard des maires que des citoyens, dont les opinions ne répondaient pas à l’esprit d’ordre qui dirigeait le gouvernement. Au sujet de l’élection prochaine, il vit distiller la calomnie, se jouer tous les moyens, l’intimidation et la corruption agir. Il vit fonctionner l’inégalité sous toutes ses formes, sanctionnée d’un côté par l’impassibilité des masses, que ces choses, dans leur ignorance, ne peuvent toucher, de l’autre par la peur du sabre, ultima ratio de la génération d’Attila à celle de Voltaire. Il vit la littérature et la philosophie d’un siècle de rénovation intellectuelle et morale, qui, au drapeau du droit divin, a substitué celui du droit humain, servir au fourbissage des casseroles impériales et préfectorales ; il vit décorer des chenapans et jeter des honnêtes gens sur le pavé ; il vit la loi violée comme en un jour de saccage, et la France traitée en pays conquis. Et le jour où n’en pouvant plus voir davantage, il s’apprêtait à donner sa démission, il reçut l’une dans l’autre ces deux lettres de son père et de sa mère.

« … Après la cruelle impression que j’ai reçue, mon cher Roger, de ta retraite d’une place qui nous avait coûté tant de soins, et nous faisait concevoir tant d’espérances, la nouvelle que me donne ta mère de ta nouvelle position, encore plus avantageuse que t’a procurée le prince Ghilika, m’a rendu l’espoir et la vie. J’espère que cette fois tu sauras maîtriser les vivacités de la jeune tête, et t’appliquer au travail sérieux d’un homme qui veut parvenir. J’ai travaillé pour toi depuis vingt-cinq ans, et je serai heureux de tous les sacrifices que tu m’as coûtés, si je puis te voir à ton tour commencer ton travail d’homme et remplir ton devoir vis-à-vis des tiens, Songe, mon enfant, que la vie n’est pas une fantaisie, mais une tâche sévère, qui n’est sans doute pas façonnée au gré de tous nos désirs, mais que nous devons accepter telle qu’elle est, puisqu’il n’est pas en notre pouvoir de la réformer. Remplis simplement les fonctions qui te sont confiées, quand même tu n’en pénétrerais pas du premier coup les raisons et l’utilité. Ne raisonne pas trop vite : c’est toujours le tort des jeunes gens, quand ils devraient songer pourtant qu’il y a chance que tout le monde soit plus raisonnable qu’eux, et qu’il y a sûrement de bonnes raisons pour que les choses soient ce qu’elles sont. J’espère que monsieur Juin de la Prée tiendra la promesse qu’il a faite au prince, et que j’aurais le bonheur de te voir dans un an sur l’échelle du pouvoir administratif. Je sais que tu avais un brin d’opposition dans l’esprit, mais il faut oublier cela ; beaucoup de mauvaise têtes critiquent ce gouvernement, et, j’en conviens, aussi quelques gens de mérite ; il y a bien quelques reproches à faire à son origine ; mais il n’en est pas moins servi par tout ce qu’il y a d’hommes considérables et bien posés dans la nation, et obéi par tout le monde ; il n’y a donc pas de déshonneur à en faire autant. Enfin je l’avoue que toutes mes ressources me sont en ce moment nécessaires pour maintenir à Paris ta mère et ta sœur, qui y font une dépense du diable. Il paraît qu’il n’y a pas moyen de faire autrement. Mais, quand Émilie sera mariée (quel beau mariage ! mon fils, j’en suis trop heureux !), eh bien ! ma foi ! il sera temps ; car mes économies n’allaient pas au bout du monde. Tâche d’ici là de faire le mort, puisque tu as des appointements qui, avec la table et le logement, doivent amplement te suffire. Après je serai à ta disposition ; mais j’espère que tu n’en auras pas besoin.

» Ton père qui t’embrasse,
» Timoléon Cardonnel.

« Mon cher enfant, disait madame Cardonnel, le chagrin de ton absence est compensé pour nous par la pensée de la belle position que tu occupes. Nous voici dans les grandeurs jusqu’au cou ; je ne me sens pas de joie, Toujours j’avais eu le pressentiment de cette grande fortune, depuis le jour où, après avoir tant désiré d’avoir des enfants exceptionnels en intelligence et en beauté, j’ai reconnu que le ciel m’avait exaucée. Le prince, mon cher fils, a enfin parlé à ta sœur ; j’avais eu soin de les laisser seuls ensemble. Il s’est mis aux genoux d’Émilie et lui a dit que ses vœux les plus chers étaient d’être son époux ; mais qu’il avait à compter avec l’ambition de sa famille, qui voulait le marier avec une princesse du pays. Il avait écrit à son père et faisait faire là-bas des démarches actives pour obtenir son consentement. Il a même proposé à la sœur (elle m’a dit cela en grande confidence, n’aie pas l’air de le savoir) un enlèvement qui, dit-il, vaincrait tous les scrupules et toutes les résistances de sa famille, parce que, paraît-il, un Moldave n’a que sa parole et que c’est là-bas une chose sacrée. Mais ta sœur a repoussé avec indignation cette proposition. Pourtant, il n’y avait que ce moyen, en les accompagnant moi-même… Je sens toutefois combien c’est grave, et je crois d’ailleurs que ton père ne pourra jamais s’y décider. Combien durera la résistance de cet abominable vieux prince ? Nous faisons ici une dépense d’enfer. Le prince est si magnifique… Il a offert des diamants à ta sœur ; mais elle les a noblement refusés. Ils ne peuvent être que la parure de la princesse Ghilika, a-t-elle dit. Mon fils, il y a des duchesses qui nous en vient ! Avec cela nous manquons d’argent, et je te supplie d’être économe : ton père est aux abois… Garde bien la place que tu as. Mais je ne puis croire qu’il soit même utile de te dire cela. Tu n’es pas une mauvaise tête, et ce n’est qu’à des scrupules exagérés qu’il faut attribuer la fugue que tu as faite. Beaucoup de gens me complimentent sur la situation. C’est un marche-pied pour arriver à tout, et tu sais que tous les honneurs et les agréments de ce monde sont pour les gens en place.

» Ta tendre et heureuse mère,
» Almédorine Cardonnel. »

Roger se prit la tête à deux mains avec désespoir.

— Ils me rendront fou, dit-il ; que faire ? Mon sentiment n’est pas douteux ; mais ai-je le droit de me donner raison contre tout le monde ? et même est-il possible, est-il probable, que, plus que tout le monde, je puisse avoir raison ? La France, l’Europe, l’humanité, sont aux pieds des gens que je méprise ; ils trônent sur les estrades, ils dominent dans les conseils ; on se courbe sur leur passage. Ils ont à leurs pieds les acclamations de la foule, les éloges des savants, l’hommage de tout ce qui compte ; car peu de leurs ennemis ont le pouvoir de compter. La littérature, au moins en grande partie, les couronnes, de concert avec la religion… Oui ! Eh bien ! ou je suis halluciné, et il ne fait pas jour à midi, où ces gens-là commettent des infamies.

Serait-il vrai, comme l’affirme le préfet, que la politique exige cela, et que le maintien du privilège est nécessaire au salut de la société ?… Au moins, en ce qui me regarde, une chose est certaine : c’est que je ne suis pas né pour ces pratiques, elles m’écurent. Dois-je m’en accuser ? M’efforcer de les trouver bonnes ?… Mais, au nom de la réalité même, toutes les fois que je verrai quelque part de la franchise en quoi que ce soit, je pourrai considérer la chose comme digne d’attention, de respect même… Mais là où je rencontre la fourberie, où je vois la conscience, la foi, l’intérêt d’autrui livrés comme marchandise dans l’ombre, il faut que j’abjure tout mon être, que je devienne fou ou que je dise : Ceci est le mal ?

Mais alors il revoyait et entendait monsieur la Prée lui dire de son ton railleur et léger :

— Vous voulez parvenir, vous aspirez aux honneurs et à la richesse, et vous parlez d’égalité ! Pourquoi ne vous êtes-vous pas fait maçon ?

Cet argument semblait à Roger formidable. Il ne voulait pas plus être maçon qu’il ne voulait être coquin ; mais il désirait être privilégié, c’était une inconséquence que de repousser le privilége. Il essayait alors d’établir les choses du plus au moins et entrait dans une foule de considérations où il sentait fléchir sa bonne sous l’égoïsme. Il se noyait enfin dans les tristesses et les incertitudes où vivent tous ceux de notre temps qui rejettent les corruptions du vieux système sans savoir par quelle organisation le remplacer.

Monsieur Juin, toujours plein d’attention pour son jeune secrétaire, le présenta dans les maisons où il allait lui-même. Dans ces maisons, les premières de la ville, aucun homme n’était plus aimable et plus aimé que monsieur le préfet. On le recevait avec un empressement plus vrai que cérémonieux. Les femmes l’entouraient et l’admiraient ; on l’écoutaient, et réellement nul esprit n’était plus charmant. Il donnait à son effroyable scepticisme moral les grâces de l’indulgence et les charmes de la tendresse, et Roger lui-même ne pouvait pas échapper à la séduction des paroles et des manières de cet homme, quelque répulsion qu’il éprouvât pour ses actes.

Un jour ils achevaient de déjeuner, quand on apporta une dépêche à monsieur Juin de la Prée. Il en parut à la fois fort ému et fort embarrassé, et après un instant de réflexion :

— Il faut que je parte sur l’heure, dit-il à Roger, sans même avoir le temps de dépouiller ma correspondance ; ayez la bonté de faire pour le mieux, et de remettre à demain ce qui pourra vous embarrasser. Je ne prévois rien d’important. Il faut d’ailleurs que vous appreniez à me remplacer, vous ferez vos premières armes.

Il se fit aussitôt conduire au chemin de fer en disant aux domestiques de la préfecture que monsieur Cardonnel répondrait pour lui en son absence.

Roger fit sa besogne ordinaire avec la même répugnance, dina seul, et allait sortir quand on introduisit près de lui un jeune homme porteur d’une botte. Ce personnage avait des allures mystérieuses ; il salua obséquieusement et ouvrit sa boîte et d’une voix contenue :

— Je viens, monsieur, de la part de mon beau-père vous montrer un spécimen de notre opération. C’est admirablement réussi, et le plus avancé y serait trompé. Voyez : voici une des vieilles pièces d’argenterie et voici le ruolz. Qu’en dites-vous ? La seule différence est à l’avantage de notre travail ; il est plus brillant et solide, je vous en réponds ! Cela peut durer vingt ans et plus sans altération, au moins pour les pièces qui ne servent pas journellement, et, d’ici à vingt ans, monsieur le préfet aura le temps…

Roger regardait et écoutait comme un homme qui a peine à comprendre.

— Je ne suis pas le préfet, dit-il enfin, et je ne sais ce que c’est que cette affaire. Monsieur le préfet sera ici demain ; vous pourrez revenir.

— Vous n’êtes pas le préfet ? murmura l’orfèvre confus, mais alors… il ne faudra pas parler de cela, monsieur.

— J’en serais fort embarrassé, monsieur ; je ne sais ce que c’est et je ne m’occupe pas ici des choses du ménage.

L’orfèvre le regarda d’an ceil équivoque et partit, espérant ne pas avoir été compris.

— Brrr ! fit Roger, en frémissant des pieds à la tête après le départ de cet homme, je suis décidément dans une caverne de bandits !

Le préfet arriva le lendemain, ramenant avec lui sa parente, une Parisienne de la plus haute élégance et des plus… maniérées. Elle fut installée dans les appartements préparées pour la recevoir, et dont l’architecte avait fait un nid de satin et de dentelles, sans compter les aménagements nouveaux pratiqués à grand renfort de percées et de cloisons.

Madame Juliette de La Vaude — c’est le nom que portait la dame, — prit le lendemain possession entière de la préfecture. Elle partageait les repas du préfet et de Roger, et tout d’abord il ne fut pas difficile au jeune homme de voir que sa onne mine était appréciée. Madame Juliette daigna faire grande attention à lui et lui décocha même quelques regards langoureux. Il n’était pas difficile non plus de voir que le préfet était fort amoureux de sa parente.

— C’est une des plus jolies femmes de Paris, avait-il dit à Roger.

Roger l’eût trouvée plus belle, si elle eût été moins maquillée et plus aimable, si elle n’eût eu par moments l’accent vulgaire et le mot grossier. Au bout de deux jours, il se demandait quelle pouvait bien être la compagnie que fréquentait madame de La Vaude, qui nommait les hommes de sa connaissance par leur nom, sans dire a monsieur » quelquefois par le petit nom, et parlait sans détour des amants de ses bonnes amies. Un soir que le préfet, à son grand regret, dut accepter un diner en ville, Roger et madame Juliette dinèrent seuls ensemble. La jeune femme était déscendue pimpante et coquette, et ses yeux brillaient d’un éclat nouveau. Elle voulut faire la maîtresse de maison et servir Roger, l’accablant de prévenances et de pétits soins, et lui adressant à tout propos des compliments, dont le jeune homme avait assez de peine à n’être pas ému.

— Quoi ! vingt-cinq ans ! Je vous en aurais donné vingt-deux ou vingt-trois à peine. Vingt-cinq ans ! et vous n’êtes que secrétaire ! Voilà comme on traité en ce monde les hommes supérieurs. Je connais des bonshommes de plâtre et de pain d’épice qui sont à vingt ans secrétaire d’ambassade ; à ving-cinq ans déjà dans les grandes positions. Vous manquez peut-être de protecteurs, car cela est tout. Mais savez-vous que j’ai fait un sénateur, moi ? J’ai de hautes connaissances, monsieur Cardonnel, et il paraît qu’on ne peut rien me refuser.

Elle disait cela en jetant dans les yeux du jeune homme ses plus doux regards, et penchant vers lui sa jolie tête d’un air d’abandon naïf :.

— Le croyez-vous ?

— Ce n’est que trop facile à croire, madame, répondit-il en baissant les yeux et en rougissant.

— Eh bien, alors, je veux vous demander une chose, c’est de vous laisser protéger par moi.

— En ai-je le droit, madame ?

— Oh ! comme vous y allez !… Eh bien, et le patron ? Roger ne savait pas vraiment être allé si vite et n’en avait pas eu l’intention. Il fut épouvanté de la méprise et s’excusa gauchement.

— Vous êtes un véritable enfant, s’écria madame Juliette en riant. Bon Dieu ! quelle timidité ! À cette heure, on vous donnerait seize ans. Quoi ? vous avez encore peur des femmes ? Avez-vous pour des revenants ?

— Je ne pense pas.

— Donnez-moi le bras pour une promenade au jardin. Moi, j’ai peur de l’ombre !

Roger eût préféré sortir seul ; mais il obéit. Quand ils furent dans les allées, — et, malgré sa peur de l’ombre, madame Juliette prit les plus obscures, tant la présence de Roger la rassurait, elle lui renouvela sa question d’un ton languissant :

— Voulez-vous que je vous protége ?

Roger s’était aguerri devant la persistance du danger.

— Je vous remercie, madame, répondit-il résolument. Je veux tâcher de parvenir par moi-même.

Cette réponse jeta madame Juliette dans un accès d’hilarité.

Madame Juliette reprit alors on s’adressant à Roger :

— Vous êtes le jeune homme le plus extraordinaire que j’aie jamais vu ! Mais d’où venez-vous, bon Dieu ? Pourquoi n’avez-vous pas dit que vous vouliez arriver par votre mérite seul ? C’eût été plus cliché. Eh bien ! mon pauvre enfant, vous n’arriverez pas du tout, je vous le prédis. D’abord, vous n’êtes pas galant vis-à-vis des femmes ? C’est un grand moyen. Voyez Juin : c’est par là qu’il est devenu préfet ; c’est mademoiselle Abigail, celle qui m’a précédée au Vaudeville, qui l’a lancé dans la compagnie du prince N… Quand on a soupé plusieurs fois ensemble à la Maison-d’Or, on n’a plus rien à se refuser, et c’est comme cela que Juin est devenu administrateur de la France. Toujours un peu flonflon, et pas solennel comme d’autres ; avec cela très-hardi. Sa séparation d’avec sa femme, ça n’est pas dans les règles de l’administration. Chacun se dévore à huis clos, soit ; mais qu’on reste ensemble. Eh bien ! on lui passe tout. Savez-vous pourquoi ? Parce que c’est un homme qui adore les femmes, ce qui fait qu’elles en raffolent. Jeunes, vieilles, bégueules ou autres, elles l’intéressent toutes ; il a toujours quelque chose d’aimable à leur dire, et ce qu’il dit, il en pense toujours un peu. Les plus honnêtes d’ici feraient une révolution pour conserver leur préfet. Avec ça, il n’est plus jeune du tout ; mais, ma foi ! il est si vif et si galant, qu’on le trouve plus charmant que bien des jeunes gens trop flegmatiques.

— Madame, dit Roger, croyez-vous à l’amour ?

— Lequel ? demanda-t-elle en riant.

Celui qui tient à garder… au milieu des plus grands dangers… la foi jurée.

— Décidément, dit madame Juliette avec un nouvel éclat de rire, vous êtes le merle blanc ! Mais où prenez-vous qu’il y ait danger ? Moi aussi, je garde la foi jurée ; seulement, pendant que mon préfet, là-bas, fait la cour à deux ou trois dames, je cause avec un jeune secrétaire, qui pour être timide, n’en est peut-être pas moins présomptueux. Brrr ! il fait froid ; remettez-moi donc mon châle sur les épaules.

Elle le retint une heure encore, s’appuyant sur son bras, ingénieuse en coquetteries ; puis, le ramenant enfin vers la maison, à l’heure où monsieur Juin devait arriver :

— Promettez-moi, lui dit-elle, que si nous nous rencontrons à Paris quelques jours plus tard, vous me direz la vérité pure…

— Sur quoi, madame ?

— Sur la foi jurée.

— Il faut bien vous le promettre, puisqu’on ne peut rien vous refuser.

Elle le menaça du doigt en riant et remonta dans sa chambre.

À dater de cette soirée, Roger s’attacha à éviter des tête-à-tête que madame Juliette, au contraire, cherchait avec ardeur. Le préfet sut gré à son jeune secrétaire de cette réserve ; mais madame de La Vaude, ou plutôt l’actrice du Vaudeville, comme elle l’avait elle-même, sans y penser peut-être, dit à Roger, finit, pour cette raison ou pour toute autre, par trouver la préfecture ennuyeuse et par la quitter au bout de deux semaines.

Au sujet de son propre départ, le jeune Cardonnel s’était fixé à lui-même un mois d’épreuve, et le terme approchait ; il sentait de plus en plus, malgré l’appréhension du chagrin et de la déception qu’il allait causer à sa famille, qu’il lui était impossible de prolonger cette situation.

L’élection avait eu lieu, accompagnée de tripotages qui soulevaient le cœur de Roger. Ils avaient eu leur récompense, et monsieur Gérard avait gagné la croix ; le candidat impérial avait la majorité. Toutefois, on avait eu de la peine ; l’opposition se réveillait dans le département. La préfecture était dans tout l’enivrement de la victoire, quand un commissaire de police, débarquant de l’express, se présenta. Il venait signaler un cas fort grave : dans la commune de C…, commune de douze cents électeurs, où dominaient les mauvaises doctrines, le scrutin, par une maladresse fâcheuse due à trop de zèle de la part du bureau, — tout installé quand les électeurs avaient pénétré dans la salle, irrégularité déjà hautement remarquée par les esprits inquiets de l’endroit, — le scrutin donc avait proclamé quatorze cents votes acquis presque en totalité au candidat impérial. Voyant cela, huit cents électeurs s’étaient transportés près d’un notaire et lui avaient fait dresser un acte par lequel ils déclaraient tous avoir voté pour le candidat de l’opposition, et demandaient l’explication de l’énigme. C’était un scandale affreux, et le commissaire, consterné, venait demander au préfet ce qu’il fallait faire.

Le sang-froid et la lucidité de monsieur Juin de la Prée brillèrent en cette circonstance. Quand le commissaire eut achevé son récit :

— Vous n’avez fait aucune arrestation ? lui demanda-t-il.

— Mais, monsieur le préfet… comment… le bureau ?…

— Le bureau ! s’écria le préfet. Mais vous êtes donc, monsieur, dépourvu de tout sens gouvernemental ? Je parle, il va sans dire de nos adversaires.

— En vérité, monsieur le préfet, cela ne m’est pas même venu à la pensée… Nous sommes déjà assez compromis, à ce qu’il me semble…

— C’est pour cela, monsieur, qu’il fallait faire des arrestations. Il doit y avoir eu quelques prétextes, cherchez bien.

— Il est vrai que la boîte a été bousculée, mais, dans l’indignation….

— La boîte bousculée !… Et vous n’en disiez pas un mot ?… vous n’avez pas arrêté les coupables sur-le-champ ?… Vous n’êtes pas, monsieur, à la hauteur de vos fonctions. Quoi ! l’urne insultée ! Cette urne sacrée, qui représente la majesté populaire et ses inviolables décrets !… Nous sommes ici, messieurs, pour faire respecter la souveraineté du peuple, et nous ne souffrirons jamais que des audacieux contempteurs de l’ordre et des lois se permettent d’y porter une main sacrilège !… Retournez en hâte dans votre ville, monsieur, et procédez sur-le-champ aux arrestations nécessaires. Ceux qui ont touché à l’arche sainte de notre constitution doivent être punis. Et voici la solution de cette affaire, ajouta-t-il en changeant de ton subitement, et en souriant dans sa supériorité d’homme d’État.

Tous l’admirèrent, car ceci se passait en présence de plusieurs chefs de bureau et employés ; tous, excepté peut-être le chef de la comptabilité, qui, à l’exception d’un léger sourire, garda l’air renfrogné qu’il avait depuis son apparition dans le cabinet. Il resta le dernier, et tandis que Roger copiait dans un coin diverses pièces.

— Monsieur le préfet, dit le chef assez brusquement, voilà pourtant une chose que je ne puis faire.

— Qu’est-ce, monsieur ?

— Cette note de quatre mille sept cent vingt-neuf francs, prix des réparations et enjolivements faits à la préfecture dans les appartements de… cette parente de monsieur le préfet. C’est une dépense qui n’a pas été autorisée par le conseil général.

— Au diable le conseil général dit le préfet en haussant les épaules ; il veut mettre le nez partout. Des gens qui ne comprennent rien !…

— Monsieur le préfet, je ne suis pas responsable et je ne puis pas payer ; il n’y a pas de fonds pour cela.

— Ah ça ! mon cher, croyez-vous que je vais me ruiner à embellir les monuments de l’État, moi ? Ça regarde le département.

— Vous savez aussi bien que moi, monsieur le préfet, que le département ne veut payer que les dépenses qu’il ordonne, et que celles-ci… n’étaient peut-être pas nécessaires.

Le préfet haussa les épaules de nouveau.

— Allons donc ! ne faites pas ainsi de la mise en scène. Le département n’est pas si méchant que ça ; il paye très-bien et peut payer plus encore. Écoutez, je veux bien transiger, car je n’aime pas les disputes. Mettez cela sur un autre exercice.

— Je n’en ai pas le droit. Ce sont là des choses…

— Vous l’avez fait d’autres fois. Est-ce que vous voulez que nous nous brouillions cette année, mon cher monsieur Pansard ? Est-ce que vous n’avez pas à me recommander votre fils ? Voyons, il faut s’entr’aider les uns les autres, et, quand votre supérieur a besoin de vous, il ne faut pas abuser de votre position.

— Je voudrais que monsieur le préfet n’abusât pas de la sienne, dit le chef de bureau, ému et perplexe.

— Bah ! laissez donc, tout ceci n’est rien. Quels sont les fonds que vous avez en caisse ?

— Neuf mille francs pour les hospices, quelques centaines de francs pour les écoles, et….

— Eh bien ! attribuez cela sur les hospices ; faites un virement.

— Ah ! monsieur le préfet, je voudrais bien vous être agréable ; mais réellement…

— Faites ce que je vous dis, j’en prends la responsabilité. Bah ! l’on n’y fera peut-être pas attention. En tout cas, je me charge de faire entendre raison au conseil. Son travail achevé, Roger chercha le préfet pour lui annoncer son départ. Il le rencontra, au seuil des jardins, aux prises avec un solliciteur et s’arrêta pour attendre. Quelques mots lui apprirent vite ce dont il était question. C’était un homme qui avait fraudé l’octroi et voulait échapper aux conséquences du procès-verbal.

— Es-tu fou, malheureux ? disait le préfet, qui volontiers, comme les seigneurs d’autrefois, tutoyait les gens du peuple ; tu viens me demander de te protéger contre la loi !

— Eh ! monsieur, vous êtes si bon ! C’est ma sœur qui m’a conseillé de venir vous trouver, parce qu’elle dit comme ça que vous êtes le plus aimable homme de toute la terre.

— Tu as une sœur ?

— Oui bien, monsieur, et une jolie fille, allez !

— Tu as une sœur, imbécile, et c’est avec la vilaine figure barbue que tu viens me demander une grâce ? Envoie-moi ta sœur demain matin et nous verrons.

L’homme partit, Roger pria monsieur Juin de la Prée de lui accorder quelques instants ; ils s’avancèrent ensemble dans le jardin, et Roger dit simplement et froidement qu’ayant reconnu qu’il ne pouvait faire un bon administrateur, il préférait tenter une autre carrière. Monsieur Juin de la Prée parut fort contrarié.

— Je vous croyais plus raisonnable, dit-il vivement. Depuis quelque temps, vous vous taisiez et je vous croyais en train de vous convertir aux saines idées. Eh bien ! monsieur Cardonnel, j’en suis fâché pour vous et pour moi. Votre vie sera manquée, je le crains. On ne parvient pas avec des scrupules ; d’un autre côté… — sa voix prit un accent d’émotion, j’avais confiance en vous malgré tout et j’aimais votre franchise. Il n’eût tenu qu’à vous que nous eussions été amis. Vous êtes puritain, car vous avez beau ne pas me dire vos motifs, je les devine. Tant pis ! Vous ne connaissez pas le monde ; vous ne voulez pas tromper les hommes, vous en serez dupe. Il n’y a que ces deux choses-là.

— S’il en était ainsi, monsieur, dit Roger, il me faudrait bien accepter le rôle humble que m’a tracé la nature ; mais permettez-moi de croire qu’il en peut être. autrement. Il ne manque pas aujourd’hui d’honnêtes gens qui, sans vouloir nuire à personne, sont bien décidés à revendiquer leurs droits.

— À revendiquer pour eux-mêmes, je vous l’accorde ; mais sans nuire à personne, c’est ici que vous vous trompez : ça leur est parfaitement égal. La Révolution n’a pas eu d’autre effet que de mettre des manants à la place des grands seigneurs, de vulgariser la race des gouvernants, de faire de la compétition une cohue et de la rendre par là plus effrénée. L’égalité entre les hommes étant une chimère après tout, l’ordre ancien qui restreignait les honneurs et les onctions dans certaines castes valait mieux ; c’est ce que nous sommes forcés de reconnaître quand nous y réfléchissons, bien que nous ne puissions pas regretter un régime qui nous offre plus de charmes, à nous, fils de races roturières ou parlementaires. Aujourd’hui la vie est un combat, une mêlée, une concurrence enragée ; rien de sûr. Ma foi ! cela vous rend plus hardi, plus âpre ; on va quelquefois un peu rondement, je ne dis pas, mais tout le monde en fait autant, que voulez-vous ? Savez-vous que lorsqu’un ministre, ou l’empereur, ou monsieur de Morny veulent enrichir un particulier, ils l’envoient dans les arsenaux de l’État prendre livraison à dix francs pièce d’armes qui ont coûté quatre-vingts ou cent francs ? On a donné pour quinze millions l’entreprise d’un navire de guerre qui n’a pas pu tenir la mer et qu’on démolit en ce moment. On a fait dans les ministères des virements autrement considérables que celui qui, je l’ai bien vu, vous a scandalisé tout à l’heure. Notre bien-aimé souverain place tous les jours en Angleterre des fonds qui ne sont pas nés dans ses coffres, et des objets d’art pris dans les musées de la France. Il y a des ministres qui fondent l’argenterie de leur ministère et la remplacent par du ruolz. Tout cela vaut encore mieux que d’acheter à vil prix des créances véreuses et d’envoyer une armée française au Mexique pour les recouvrer. Oui, je ne dis pas que nous n’ayions les dents un peu longues ; mais les gouvernements ont toujours été comme cela, mon cher monsieur, et ce sont les sottes idées d’aujourd’hui qui font qu’on s’en offusque. Après tout, songez-y, n’est-il pas accepté que les gouvernants doivent briller et jouir ? C’est de consentement public, cela, puisqu’on leur sert des appointements exceptionnellement larges. Eh bien ! un peu plus un peu moins, faut-il chicaner pour cela ? Oui ou non, avons-nous droit de mener grande vie parce que nous sommes lions ? Sinon, que ne nous paye-t-on une simple journée d’ouvrier ? Si oui, ne regardez pas tant à vos deniers, puisque notre éclat fait partie de votre orgueil. Oh ! ce temps-ci est bête et misérable, il ne sait ce qu’il veut. Il lui faut des princes, des chefs, et il leur demande du désintéressement, de la probité, de la simplicité, des vertus populaires ! Est-ce absurde ? Si les grenouilles veulent un roi, qu’elles se résignent à êtres mangées. Puisqu’on veut un empire, qu’on le paye, que diable !

— Vous avez raison, monsieur, dit Roger ; aussi je suis devenu républicain.

— Hélas ! tant pis pour vous, reprit le préfet ; les républicains mènent une vie dure en ce temps-ci, encore… Je vous en dirais bien long sur ce parti, si vous vouliez m’en croire ; mais ce que je vous dirai pourtant, c’est que, tel que vous êtes, vous ne réussirez pas là plus qu’ailleurs.

— Quand il s’agit de croyances, réussir n’est pas la question.

— Ah ! preux de la vieille chevalerie, s’écria monsieur de la Prée, en regardant le jeune homme avec une sympathie mêlée de tristesse, prenez garde, soit de passer, comme Barbès, toute votre vie en prison, soit de mourir désolé et calomnié par les vôtres mêmes ! Enfin, dit-il tout à coup en changeant de ton, je sens que je ne puis vous retenir ; partez donc, monsieur Cardonnel, et si vous avez besoin de moi et qu’il ne vous déplaise pas d’y avoir recours…

Roger prit congé de cet homme avec un sentiment mêlé d’attrait et de répulsion. Il se sentit déchargé en quittant les murs de la préfecture ; mais, d’un autre côté, il retournait à Paris aussi dépourvu de tout avenir qu’auparavant, et toujours à l’entrée du chemin qu’il avait si hâte de parcourir.

  1. Historique.
  2. Historique. Circulaire de monsieur de Montarby, général de brigade, promu depuis au commandement des divisions de la Drôme et de l’Ardèche.
  3. Dunoyer.