La Grande Illusion des petits bourgeois/14

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Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 273-277).

XIV

MALANDRINS ET PARTAGEUX.

L’imagination dont Roger était doué eut bien vite reprit ses droits. À peine fut-il installé à son bureau, dans le palais de la société des mines de l’Est, qu’il se dit :

— Pourquoi, en m’appliquant à servir les intérêts dont je suis chargé, n’arriverais-je pas promptement à une place de quatre ou cinq mille francs, qui me permettrait d’épouser Regine ?

Il ne s’en dit officiellement pas davantage, mais vaguement il en pensa beaucoup plus long. Aux mines de l’Est, tous les directeurs et membres du conseil d’administration avaient équipage ; plusieurs employés supérieurs s’étaient enrichis. Il n’était question dans ce lieu que de richesse ; on n’y lisait que gros chiffres, on n’y voyait qu’or. N’était-il pas simple que l’esprit de ses habitants fût conduit à croire la fortune facile ?

Pour le moment, Roger n’entendait rien aux affaires de spéculation ; ayant le scrupule et la honte de son ignorance, il travailla sur-le-champ à la dissiper. Du premier coup, il ne saisit pas très-bien ; il cherchait l’utilité de la chose, et suait sang et eau sans pouvoir rien trouver. Pourquoi les mines de l’Est, qui étaient dans l’Est naturellement, avaient-elle cette maison splendide à Paris, ce monde d’employés et d’administrateurs ? Comme il rêvait à cela, dès le premier jour, en sortant, il vit un coup de chapeau qui semblait s’adresser à lui et, levant les yeux, reconnut Fabien Rousselle. Le jeune avocat républicain n’avait pas encore d’équipage, mais il était mis avec la dernière élégance ; la place qu’il avait obtenu par le crédit de madame Jacot était aux appointements de dix mille francs.

— Que vous êtes rêveur ! dit-il à Roger.

— Je cherche tout bonnement à me rendre compte de ce que je fais, dit celui-ci, et j’en suis à, l’a, b, c. Pouvez-vous me dire pourquoi l’administration des mines de l’Est n’est pas à Mulhouse, ou ailleurs, plutôt qu’à Paris ?

Fabien éclata de rire.

— Quoi vous vous imaginez que c’est de l’administration des mines qu’il s’agit ici ? Pas du tout ou si peu que rien. Ceci est une grande maison de jeu, dont les mines sont la raison d’être.

— Une maison de jeu ! répéta Roger.

— Parfaitement. Nous jouons à la bourse, nous trafiquons, nous spéculons. Sur un revenu brut auquel de deux millions que donne l’entreprise, notre directeur a déjà encaissé deux millions pour son propre compte depuis deux ans, sans parler des bénéfices qu’ont faits d’un autre côté, chacun des membres du conseil d’administration. Vous voyez que s’il ne s’agissait que des mines…

Roger eut peur, vis-à-vis de Fabien Rousselle, de passer pour trop naïf ; il s’abstint de toute marque d’étonnement.

— Je vais étudier le monde des affaires, dit-il.

— Et vous serez scandalisé d’avance, je vous le prédis, répliqua Fabien en souriant.

— Sera-ce ma faute ou celle des autres, à votre avis ?

— Eh ! mon cher, il est bien difficile, au temps où nous sommes, de trancher si nettement les questions. D’abord, il y a eu de tout temps des abus, et il y en aura toujours ; l’abus est dans la nature humaine. Puis… il faut vivre !

Ainsi averti, Roger ne chercha plus l’utilité de la chose, — au point de vue général s’entend ; car, au point de vue particulier, elle n’était pas douteuse, — il en étudia le jeu et les ressorts, et l’une des premières découvertes qu’il fit, à son grand étonnement, fut que l’existence même de la société était contraire à la loi, qui défendait les coalitions de patrons comme d’ouvriers, et la réunion des mines en une seule administration. Comment alors se faisait-il que cette énorme illégalité florit et prospérât si à l’aise sous le soleil ou la fumée de Paris, éclaboussant les passants de son insolence ? Il n’osa pas le demander à Fabien Grousselle ; mais il ne tarda pas beaucoup à le deviner, à mesure que passèrent devant lui les noms des administrateurs et gros actionnaires. C’était la fleur de la haute politique. Au reste, l’importance et la valeur des mines étaient telles que les actions avaient monté de cinq cents francs à mille francs. C’était de là que datait la grande fortune de monsieur Trentin du Valion, aussi bien qu’un accroissement de splendeur très-marqué chez les Jacot. Maintenant elles étaient tombées à six cents francs, et oscillaient avec une tendance à la baisse. Que s’était-il passé qui eût pu changer si profondément, en plus et en moins, la valeur d’une chose aussi réelle que celle des gisements houille et de fer ? L’extraction était-elle donc si irrégulière Mais non, c’était toujours à peu près le même rendement de quintaux métriques ; tandis que les dividendes servis aux actionnaires variaient de douze à trente pour cent.

Roger était arrêté sur ce problème, quand il reçut une lettre de son père, qui lui disait ;

« Il vient de me rentrer dix mille francs. J’ai tant besoin de réparer les brèches que m’a faites votre séjour à Paris, que je veux employer cette somme à l’achat d’actions de la société des mines de l’Est, qui donnent un si beau revenu. Une chose me surprend, c’est que les ouvriers n’en sont pas mieux, au contraire ; ils se plaignent que la réunion des compagnies a fait baisser leurs salaires en augmentant leur travail, et aussi de la discipline, qui est devenue de fer, paraît-il, entre les mains de ce drôle d’Adalbert, maintenant sous-directeur, qui fait rapidement son chemin et joue le personnage important. Je ne sais pas, après tout, si ces plaintes sont bien fondées, car c’est surtout par le chevalier, en ceci l’écho de Gabriel, que j’en entends parler ; mais, ce qu’il y a de sûr, c’est que la misère est grande et l’immoralité non moins. Les gens se plaignent de ne rien avoir et boivent tout au cabaret, les femmes et les enfants sont à faire pitié ; il s’est passé dernièrement des choses à faire trembler. Les rues, le soir, sont infestées de drôlesses, et jusqu’à des petites filles : il n’y aura bientôt plus une seule femme honnête à Bruneray, et dans tout le département, dit-on, c’est la même chose. C’est et vraiment cela la pitié qu’on aurait pour ce peuple s’il se conduisait bien. Rien après tout ne les empêcherait d’être honnêtes, s’ils aimaient la vertu. Mais les enfants se pervertissent dans les ateliers ou sont abandonnés dans les rues. C’est honteux ! D’ailleurs tout le monde se plaint : car tout est cher et enchérit sans cesse, y compris le bois et la houille, qui ont monté comme la fonte depuis la réunion des compagnies. C’est le public naturellement qui paye tout cela. Aussi ne serais-je pas fâché de sortir de la masse corvéable et d’entrer dans la situation de ceux qui jouissent du nouvel état de choses. Informe-toi du meilleur moment pour acheter et fais pour le mieux ; cela doit t’être facile puisque tu es à la source.

Roger consulta Fabien Grousselle, qui lui conseilla de ne pas acheter.

— Car les actions tendent à la baisse, dit-il, et ce mouvement, conséquence forcée de la hausse extraordinaire et folle obtenue par divers moyens, ne s’arrêtera peut-être pas au pair, si d’ici là nos directeurs ne trouvent pas des moyens nouveaux de relever le crédit de la société. Pour moi, qui veut spéculer aussi, j’attends : si j’achète, je vous préviendrai.

Cependant le mariage de mademoiselle Marie de La Rive avec monsieur Trentin du Vallon venait d’avoir lieu et des fêtes splendides étaient données à cette occasion. Roger invité, crut devoir assister au premier bal. Quand il entra, vers neuf heures, les salons étaient déjà demi-pleins, et il ne put que saluer madame Jacot, madame Trentin du Vallon n’ayant pas encore paru. Le flot des arrivants était incessant, les salons bientôt regorgèrent. La fortune croissante des Jacot, unie à l’astre nouveau, mais plein d’éclat, de Trentin du Vallon, doublait presque leur influence.

Dans cet entassement, divers mondes se coudoyaient d’une façon étrange : anciens dignitaires de la monarchie bourgeoise d’Orléans, vieux légitimistes mordant aux affaires, jeunes héritiers des grandes familles encanaillés par le plaisir, parvenus de la république, ambitieux de tous les régimes et bonapartistes satisfaits mon-les à l’étiquette diverse, mais profondément réunis par le caractère générique, en une seule classe, celle des jouisseurs. Tous ces gens-là venaient échanger une poignée de main avec monsieur Jacot de La Rive ou monsieur Trentin du Vallon, son gendre, homme de trente-cinq à trente-six ans, de taille moyenne et carrée, pâle, presque blême, aux cheveux noirs, à l’air vulgaire, et dont la boutonnière portait, à côté du ruban rouge, deux ordres d’Espagne et d’Italie, où il s’était occupé de chemins de fer.

Enfin parut la jeune mariée, éblouissante de dentelles et de diamants, vive et souriante comme toujours, avec un aplomb nouveau. Elle parlait vivement, s’inclinait avec grâce, et ses yeux pétillaient.

— Puisse-t-elle être heureuse, se dit sincèrement Roger.

Mais la figure de monsieur Trentin était pour lui comme un nuage sur ce désir. Il n’essaya pas de s’approcher de Marie, et, après avoir satisfait à ses obligations en faisant danser deux ou trois femmes de sa connaissance, il s’adossa au lambris, dans l’embrasure d’une fenêtre, et contempla, tout en rêvant, la cohue sautante. Bientôt à ces gazes flottantes, à ces épaules nues, à ces visages composés ou étourdis, se substitua une autre image, celle de la douce et simple Régine, dans sa robe montante d’étoffe commune, avec ses bruns cheveux tordus, frisés sur la nuque, sa lèvre rose et pure et son regard rayonnant d’amour. Roger avait perdu de vue tout autre objet et s’absorbait dans une contemplation intérieure, quand tout à coup il se sentit comme violemment attiré au dehors, et, levant les yeux, son regard alla d’emblée rencontrer le regard qui pesait sur lui. C’était celui de Marie, et le jeune homme ne put s’empêcher de frémir, car il y vit une étrange volonté de haine et de mépris. Il se redressait indigné, armant ses propres yeux d’une dureté semblable ; mais, emportée dans la valse, elle disparut et ne le regarda plus. Quelques moments après, encore ému de cette impression, Roger parvint à travers la foule, jusqu’à madame Trentin du Vallon, et s’inclinant un peu froidement, lui demanda un quadrille.

— C’est trop tard, monsieur, je n’en ai plus, répondit-elle avec une sorte de hauteur.

Une fois de plus, Roger sortit blessé de cette maison, où il sentait de plus en plus, à mesure que montait leur fortune et que pâlissait la sienne, s’effacer l’illusion, qu’il avait eue, d’une amitié vraie. Ernest lui-même le traitait en protégé. Mais, de la part de Marie, cette déception lui semblait plus âpre, soit qu’il eût eu plus de foi en elle, soit, comme on le prétend, que l’affection d’une femme ait pour un homme plus de charme et une douceur plus secrète.

Roger assurément n’avait pas été infidèle, même en pensée, à son amour : niais la préférence de Marie pour lui, si visible, n’avait pu que le toucher vivement. Le secret qu’il avait cru devoir garder à ce sujet vis-à-vis de sa fiancée avait donné à ce sentiment je ne sais quelle corruption d’intimité, où quelque tendresse était venue facilement se mêler à la reconnaissance.

En apprenant le mariage de mademoiselle de La Rive, si le premier mouvement de Roger avait été presque de blâmer cette jeune fille, dont il r’avait cependant jamais encouragé l’amour, s’il avait en un mot senti, soit dans sa vanité, soit dans son cœur, le froissement plus ou moins vif czusé par l’abandon, il s’était dit bien vite qu’il valait mieux que les choses s’arrangeassent ainsi, et il s’était plu dans le rêve d’une amitié d’autant plus tendre et plus fidèle qu’elle aurait eu sa racine dans un sentiment plus vif. Il n’en savait pas davantage, le naïf jeune homme, sur les variations du cœur humain ; aussi l’accueil de Marie le surprit-il autant qu’il l’affligea.

— Je vais acheter, lui coulait dans l’oreille, à un mois de là, Fabien Grousselle en le rencontrant dans la cour de l’hôtel des mines de l’Est.

— Ah ! vous pensez ?…

— Oui, dépêchez-vous ; Trentin va jouer un grand coup. N’allez pas répéter ce que je vous dis là au moins, tout serait perdu, mais c’est sûr. Achetez beaucoup, vous le pouvez sans crainte.

— Je n’ai que dix mille francs, dit Roger.

— Enfant que vous êtes ! Moi, je n’ai rien du tout et j’achète pour quarante mille francs ; on ne paye pas d’avance, vous le savez bien.

— Et mon rapport ?

— Il sera chez vous demain matin.

— Ah ! tant mieux ; j’en ai besoin. Mon cher, je vous suis obligé. De mon côté, toujours à votre service.

Il faut dire ici que Fabien Grousselle, avocat consultant de la compagnie, avait souvent besoin des conseils de Roger, beaucoup plus fort que lui en droit. Le rapport en question avait été refait à peu près en entier par le simple employé, et c’est à cette circonstance que Roger devait sans doute les bons offices et la constante familiarité du jeune avocat, à qui la tête tournait un peu de sa rapide fortune.

Roger Cardonnel avait trop gardé de ses vertus de province pour acheter sans argent, il en était encore. d’ailleurs à ne pas saisir les fictions du jeu de Bourse Il acheta donc réellement non pour la fin du mois, mais pour l’éternité. Les mines de l’Est étaient alors descendues presque au pair, et il eut pour ses dix mille francs dix-huit actions.

Deux ou trois jours après, en effet, la nouvelle d’une transaction merveilleuse circulait dans les bureaux. Or avait découvert un nouveau gisement d’une richesse extrême, justement dans les propriétés de monsieur Trentin du Vallon et de son voisin monsieur le duc de C…, membre comme lui du conseil d’administration. Ces messieurs, dévoués à l’œuvre commune, cédaient les terrains à la compagnie, dont cette exploitation nouvelle allait accroître les revenus dans une proportion inespérée. Or parlait d’émettre des obligations ou plus tard peut-être de dédoubler les actions.

Le gisement nouveau assurait non-seulement une richesse énorme à la compagnie, mais à la France un surcroît de commerce incalculable. De grands journaux vantèrent les succès de la compagnie, et reproduisirent des annonces où elle promettait cent cinquante francs de dividende à ses actionnaires pour la fin de l’année. Elle allait en outre émettre des obligations dont elle réservait à ses actionnaires au moins les trois quarts. Le journal financier, dont monsieur Jacot était le directeur et en grande partie le propriétaire, délirait d’enthousiasme. Aussitôt les actions des mines de l’Est montèrent ; en quelques jours, elles atteignirent le double du taux d’émission et bientôt le dépassèrent. Monsieur Cardonnel enchanté et désolé tout à la fois, écrivait à son fils : « Que je suis heureux d’avoir acheté ! Que je regrette de n’avoir plus d’argent pour me procurer d’autres actions ! Je crois que si je trouvais à vendre ma diable d’étude, qui me rapporte si peu avec toute la peine qu’elle me donne, je le ferais tout de suite. Il n’y a que la grande industrie où l’on fasse fortune, sans se donner aucun mal. »

Cette dernière phrase fit rêver Roger.

— C’est vrai, se dit-il ; mais comment se fait-il qu’on puisse gagner sans rien faire ? Et d’où vient cet argent, qui ne résulte pas d’une production nouvelle ? Il y a, il est vrai, le gisement nouvellement découvert ; mais ce sont justement ceux qui ne l’exploitent pas qui en recueillent la valeur. Il pensa aux mineurs qui mouraient de faim. Tout cela, se dit-il, est vraiment étrange. Et, de ce moment, son attention fut portée vers l’étude du jeu secret de ces choses et de leur moralité. Sur ces entrefaites, un jour, Fabien Grousselle vint le trouver, d’un air assez échauffé. Mais, en vérité, mon cher, lui dit-il, ce n’est pas cela du tout, et je ne puis pas accepter vos combinaisons. Il s’agissait d’un nouveau rapport que Roger lui avait rendu le service d’élucider.

— J’en ai touché un mot à Trentin, il m’a envoyé promener. Ce n’est pas l’intérêt de nos adversaires qu’il faut soutenir, mais celui de la compagnie.

Cependant quand la compagnie a tort, observa Roger…

— Oh ! candide jeune homme, n’est-ce pas pour n’avoir jamais tort qu’elle paye ses avocats ?

— Fort bien ! Mais si ses avocats l’engagent dans un procès qu’elle doit perdre…

— Perdre ! Une compagnie ! Allons donc ! Il faudrait alors que son tort crevât les yeux, et c’est là justement ce que nous sommes faits pour empêcher. La loi, vous le savez bien, vous qui la connaissez mieux que moi, a toutes sortes de dispositions contradictoires. Il s’agit de dénicher celles qui sont ou paraissent être en notre faveur.

— Mon cher, je suis fâché de ne pouvoir vous aider pour cela ; mais, comme le droit de la partie ne me paraît pas douteux…

Fabien regarda le jeune Cardonnel avec un ébahissement plein d’ironie.

— Vous êtes fabuleux, mon cher ! Et le plaisant de l’affaire, c’est qu’avec cela vous voulez parvenir tout comme un autre ! Je vous souhaite bonne chance. Mais, voyez-vous : ces choses-là étaient bonnes au temps où l’on naissait patricien, grand seigneur, avec une fortune dans son berceau. Alors ceux qui ne voulaient pas davantage pouvaient se draper dans leur toge et dans leur conscience, et laisser de grands mots à la postérité. Mais aujourd’hui, où chacun a son chemin à faire tout seul, à choisir d’être ou de ne pas être, il ne se fabrique plus des mots tels que celui-ci : « Nous rendons des arrêts et non pas des services. » Et savez-vous pourquoi ? Parce que ceux qui ont l’inspiration de les faire n’auront jamais l’occasion de les placer.

— Tant pis pour la société, dit Roger, à la fois blessé et déconcerté du ton de supériorité railleuse que prenait Fabien vis-à-vis de lui.

— Et tant pis pour vous aussi, je suppose.

— C’est possible, mais il s’agissait de consultation et non de conseils.

— Ma foi ! ceux-ci vaudraient bien celle-là, si vous vous décidiez à en profiter. Mais enfin, soit, monsieur Cardonnel ; je vous remercie.

Depuis ce jour, Fabien Grousselle ne consulta plus. Roger et ne le conseilla pas davantage. Or, le mois suivant, Roger fut tout étonné de voir dégringoler les actions des Mines de l’Est. Il s’informa : on lui dit qu’il y avait des doutes sur la valeur du gisement tant vanté. Des actionnaires arrivaient effarés ; on les rassurait. Mais le mois suivant, ce fut une véritable débâcle ; les actions tombèrent au-dessous du cours.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? écrivait monsieur Cardonnel à son fils.

Et ce fut lui-même, peu de temps après, qui lui dit le mot de l’énigme. Il était allé prendre des informations sur place et revenait plein de colère et d’indignation. Le fameux gisement n’était plus qu’une mauvaise plaisanterie ; au-dessous de quelques mètres, il n’y avait rien, presque rien, pas de quoi défrayer l’exploitation. Il était facile, par des sondages, de s’en assurer avant de faire tout ce chantage, écrivait monsieur Cardonnel ; tes directeurs sont des imbéciles ou des fripons. »

Les cris de quelques actionnaires dégrisés et les commentaires des bureaux ne permirent pas longtemps à Roger d’être indécis sur ce dilemne. Monsieur Trentin, monsieur Jacot, monsieur le duc de C…, monsieur le président H…, monsieur le député X…, monsieur le sénateur R…, monsieur le comte G…, monsieur le baron Y…, le diplomate N…, l’avocat Fabien Grousselle et autres, s’étaient empressés de vendre leurs actions au fort de la hausse et avaient réalisé sur elles, entre eux tous, une somme qu’on évaluait au tiers du fonds social de la compagnie, c’est-à-dire trois millions. Il n’y avait de ruinés que les actionnaires, et, tandis que ceux-ci se désespéraient et que l’un d’eux se brûlait la cervelle, ces messieurs achetaient des propriétés en province, grâce auxquelles ceux qui n’étaient pas encore députés allaient se mettre sur les rangs.

— Je suis dans un repaire de bandits, dit Roger en frémissant.

Il se rappela les paroles de Fabien Grousselle : Trentin va jouer un grand coup ! il croyait rêver. Quoi ! ces choses se faisaient, avec cette insolence, en plein jour, et s’avouaient avec ce cynisme ! Quelle différence y avait-t-il donc entre ces financiers habiles et l’homme qui va nuitamment, avec préméditation, forcer et vider un coffre ? Aucune, si ce n’est l’énormité du vol. Ces trois millions, où avaient-ils été pris ? Dans la poche des autres, dans celles des anciens et des nouveaux actionnaires, dont les membres du conseil d’administration avaient pour mission de gérer les intérêts.

Roger restait confondu. Il avait lié connaissance avec son voisin de bureau, un jeune homme à figure intelligente et honnête, qui se nommait Adrien Lacombe. Le soir, tandis qu’ils se promenaient ensemble, il lui exprima son étonnement que de pareilles manœuvres restassent impunies.

— Mais ces choses-là sont passées en coutume, lui dit Adrien ; on les dit, on les sait ; on a même fait des livres là-dessus, mais qui ne sont pas assez lus pour éclairer tout le monde. La grande majorité ne comprend rien aux questions de finances, et les trouve trop ardues à débrouiller, embrouillées d’ailleurs qu’elles sont à plaisir par le jargon de ceux qui les tripotent. Ce mystère, l’éclat des premiers dividendes (ils sont toujours très-beaux

on les prend sur le capital), la passion de s’enrichir

qui tient tout le monde, un fond de bêtise impossible qui caractérise les masses : voilà ce qui fait, depuis plus de trente ans et fera longtemps encore, le succès de ces bandes de brigands, civilement organisées.

— Mais ceux qui savent, comment acceptent-ils ?…

— Ceux qui savent en font plus ou moins partie. Ne voyez-vous pas que presque tous les pouvoirs et fonctions de l’Etat sont représentés au sein de ces compagnies ? Ce sont elles qui, grâce à l’abus des grandes influences territoriales, fournissent presque tous nos députés. Le corps législatif actuel en contient des familles entières. On ne fera pas de loi contre l’agio de longtemps, soyez tranquille. Quant aux tribunaux, il faut que les plaintes soient bien vives, que le scandale soit bien grand, pour qu’ils s’en mêlent. Et d’ailleurs, ces procès-là, quelques révélations qu’ils donnent, ne font pas de mal à ce qu’on a si bien nommé la haute pègre. D’abord, les avocats, même adverses, le président, les témoins, se gardent bien d’appeler les choses par leur nom ; de toutes parts, on met la sourdine, et le vulgaire n’entend que lorsqu’on crie. Puis les excès incriminés passent pour exceptions, tandis qu’ils sont la règle, et le procès fait à une compagnie a pour résultat de laisser croire que les autres sont honnêtes. La presse enfin, oracle de l’opinion, à peu d’exceptions près, les soutient. Mais je vous attriste, vous ne vous doutiez pas de tout cela ?

— Je suis épouvanté, dit Roger ; faut-il donc croire à la pauvreté de ce qu’on nomme l’élite de l’humanité ?

— Non, pas absolument, reprit Adrien ; mais à son égoïsme. Au sein même de ce monde-là, je crois que beaucoup ne comprennent pas ce qu’ils voient tous les jours.

— Mon parti est pris de ne pas rester dans cette maison, dit Roger.

— Mon cher, il y a deux ans que je cherche une autre place, je n’en trouve pas, ou un petit capital qui me permette d’agir par moi-même, et je n’en trouve pas davantage. Tout dans la poche de ces messieurs.

Ils avaient en causant atteint le parc Monceau et suivaient une des allées de côté, quand ils se croisèrent avec une voiture qui marchait au petit pas et dans laquelle Roger reconnut, à demi-couchée, Marie, madame Trentin du Vallon. Elle avait une toilette d’été. blanche et rose, délicieuse de fraîcheur et merveilleuse de richesse ; mais sa pose et l’expression de ses traits, pleins de mélancolie, faisaient un contraste pénible avec cette fraîcheur et cet éclat. Elle tressaillit en reconnaissant Roger, et il ne put s’empêcher de rougir en la saluant. Elle était la femme de cet escroc. Pauvre Marie !

— Vous avez raison, dit-il à Adrien ; beaucoup de ceux mêmes qui vivent de ces infamies les ignorent. La réflexion n’est point la qualité première des humains.

Roger était bien décidé à donner sa démission de l’emploi qu’il occupait à la société des mines de l’Est ; mais un mois seulement restait jusqu’aux vacances, et, par un acte de déférence pour la famille Jacot, il résolut d’attendre cette époque ; l’ouvrage d’ailleurs pressait dans les bureaux. On préparait l’assemblée générale des actionnaires, et, dans les circonstances où l’on se trouvait, cette attente ne causait pas peu de souci aux directeurs. La grosse épine de l’affaire, c’était la vente à la compagnie, au prix de huit cent mille francs, par messieurs Trentin du Vallon et le duc de C…, directeurs de la compagnie, de ce nouveau gisement qui avait si cruellement démenti les promesses du conseil d’administration et trompé les espérances des actionnaires. On craignait un éclat, un refus de ratification par l’assemblée des conclusions du rapport. Cependant les gros actionnaires seuls, possesseurs de vingt actions, pouvaient prendre part aux délibérations, et monsieur Cardonnel devait renoncer au plaisir de se soulager, comme il disait, en exposant ce qu’il avait sur le cœur.

Le rapport était donc l’objet de grands efforts. Il y fallait prouver que le jour n’était pas plus pur que la conduite du conseil et que leurs mains étaient nettes de tout bénéfice dans l’affaire de la nouvelle mine, en même temps que présenter comme un marché légitime et avantageux le payement de huit cent mille francs fait à messieurs Trentin du Vallon et le duc de C… Il y a des problèmes moins ardus. Mais le bruit courait que le rapport de monsieur Fabien Rousselle, aidé de toutes les lumières de l’administration, était un chef-d’œuvre du genre. En attendant, le contentieux suffisait à peine à répondre aux réclamations qui lui étaient faites, à jeter au panier les lettres d’injures et à conjurer les procès.

La veille du jour fixé pour l’assemblée, le chef de bureau du contentieux remit à chacun des principaux employés les vingt actions qui donnaient droit à voter dans l’assemblée, en les priant de vouloir bien remplacer pour cette fois des actionnaires empêchés.

— Nous craignons de ne pas être en nombre, dit-il, et ce serait ennuyeux. Vous me rendrez cela après la séance.

Roger devint tout pâle et se leva aussitôt.

— Reprenez-les de suite, monsieur, dit-il ; ceci est une manœuvre à laquelle je ne m’associerai pas.

Le chef de bureau rougit de colère ; mais, voyant l’effet des paroles de Roger sur les autres employés, qui restaient troublés et hésitants, il prit le ton railleur, parla d’exagération de puritanisme, du devoir des employés de servir la compagnie qui les faisait vivre, et finit par proposer assez clairement le choix entre une action donnée comme récompense, et le renvoi immédiat. Dans le silence qui suivit les paroles du chef, on n’entendit que le souffle de poitrines oppressées, on ne vit que regards mornes et fronts rougis. Placés entre l’honneur et le pain, ces hommes, pères de famille la plupart, un instant hésitants, n’osèrent choisirent que par le silence le parti que leur imposait une implacable nécessité. Roger sortit la tête levée.

— Ma foi, tant pis, je vous suis, s’écria Lacombe en jetant sa plume, et il le rejoignit dans l’antichambre, où le chef parut sur ses talons.

— Fort bien, messieurs, leur dit-il, les dents serrées ; mais gare aux indiscrétions ! Vous vous attaqueriez à forte partie, vous le savez ?

Dès qu’ils furent dans la rue :

— Ouf ! s’écria Lacombe, quel bon air que celui de la liberté ! mais ça ne durera pas malheureusement. L’air de la liberté enivre, mais il ne nourrit pas.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Roger.

— J’allais vous faire la même question.

— Je ne sais pas.

— Moi, il y a longtemps que j’ai une idée. C’est de me faire agent d’affaires honnête. Pourquoi ça ne prendrait-il pas, pour la rareté du fait ? Voyez-vous clairement l’intérêt qu’ont les gens d’être dupés, au lieu d’être bien servis ?

— Non, dit Roger en souriant.

— Vous ne le voyez pas, j’en suis sûr : et pourtant je ne suis pas persuadé qu’ils ne préfèrent pas être dupés. Mais enfin j’en ferai l’expérience volontiers. Seulement, dans le monde où nous sommes, l’homme privé de capital est une valeur immobilisée, un zéro qui attend son chiffre : force, courage, intelligence, activité productive, tout cela n’est rien sans argent, parce que la terre entière est sous le séquestre du capital, qui seul a pouvoir d’accorder une main-levée. Ma famille est pauvre et aurait plutôt besoin de moi.

— Que ne puis-je vous aider ! dit Roger.

— Qui sait ? Votre père a pu mettre dix mille francs dans la poche de messieurs Trentin et Ce ; il a bien quelque autre finance. Pourquoi nous associerions-nous pas ? Vous avez lu la fable de l’aveugle et du paralytique ? Nous voulons rester honnêtes et faire notre chemin : grosse difficulté ; mais peut-être l’association, en doublant nos forces, nous fera-t-elle vaincre ? Faites-vous prêter par votre père dix mille francs. Nous prenons chacun un cabinet, vous d’avocat, moi d’affaires, c’est-à-dire que nous habitons dans la même maison, sous des portes différentes, deux chambres sévèrement meublées, où nous couchons sur un canapé, et décorées au dehors du titre pompeux Cabinet d’affaires : Monsieur Adrien Lacombe, et sous votre sonnette, cette enseigne, plus comme il faut et plus discrète : Monsieur Cardonnel, avocat. Je fais des annonces pour une bonne somme, c’est le sine quâ non. Puis, je suis pas mal intrigant, moi ; je sais voir et dépister les choses ; on ne me trompe pas aisément, Je fais donc des affaires, du moins j’aime à le croire, et je vous adresse, à l’occasion, mes clients, tandis qu’à l’occasion également vous m’envoyez les vôtres. Nous faisons mutuellement notre éloge, et enfin nous partageons profits et pertes fraternellement, à part l’intérêt de votre argent, dont je vous tient compte. Le pacte vous va-t-il ?

— Tout à fait, dit Roger, avec un élan de fraternité juvénile, en tendant la main à Adrien. Ce plan satisfait le plus agréablement du monde mon désir d’agir et de tenter la fortune par moi-même ; reste à savoir si je pourrai décider mon père.

Ils passèrent deux ou trois jours à vivre de projets et firent idéalement des affaires superbes. Après quoi, jugeant que pour le moment ils n’avaient rien de mieux à faire, ils quittèrent ensemble Paris pour aller passer l’automne, morte-saison des affaires, dans leur famille. Roger avait prévenu ses parents de son retour par une lettre partie deux jours avant lui.

— Encore un échec, se disait-il, et toujours au même point après une année d’absence.

Il en souffrait vis-à-vis de lui-même, vis à-vis des siens, et surtout de l’opinion publique. Mais ses plans futurs lui rendaient l’espérance et, par-dessus tout, une joie immense lui remplissait l’âme il allait revoir Régine !