La Grande Illusion des petits bourgeois/21

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Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 311-313).

XXI

LE PREMIER ACTE DE MAITRE ROGER CARDONNEL.

À dater du jour de sa réconciliation avec Régine, Roger avait senti le besoin de se brouiller avec les Jacot.

Il alla trouver monsieur Grudal et lui proposa de faire ensemble un journal hebdomadaire à l’usage des ouvriers du canton.

Louis Grudal, qui, depuis la mort de madame Carron, vivait dans une joie profonde et ne doutait plus d’aucun succès, accueillit la proposition avec enthousiasme. Selon que l’avait prévu le chevalier, il ne devait épouser Julie que deux mois plus tard, à l’expiration du grand deuil ; mais ils se voyaient journellement, et ce n’était pas un bonheur incomplet pour ces deux amants qui pendant vingt ans s’étaient contentés d’échanger chaque jour un seul regard. Leur mariage faisait l’amusement des badauds de la ville. Pour Roger, pour un petit nombre seulement, ces vieux amants étaient les saints du temple et inspiraient un attendrissement respectueux. Monsieur Grudal n’ignorait pas les plaisanteries dont son bonheur était l’objet, mais il en portait légèrement le poids.

— Je sais que je les fais rire, dit-il à Roger ; pour moi, ils me font pitié. Qu’ils rient ! Tous leurs rires ne combleront pas le vide laissé par le bonheur à leur foyer domestique. Tenez, monsieur Roger, le monde n’est pas fort ; tant qu’on en sera à rire de la fidélité de l’homme et de l’amour à quarante ans, c’est que les hommes ne seront en majorité que des animaux on des coquins. L’amour n’est encore pour eux qu’une affaire de teint plus ou moins rose. Pour moi, je ne regrette pas tant ma jeunesse ; elle a été prolongée par un sentiment qui est le plus beau de tous et dont les peines mêmes valent mieux que de bas plaisirs. Le moment où chaque jour nos regards se pénétraient… Je défie un débauché de goûter rien de semblable. Nous avons joui pendant vingt ans des primeurs de l’amour, et maintenant le besoin que nous éprouvons de nous réunir va être rempli. Quand deux êtres se sentent liés par une intimité profonde, comment et pourquoi l’âge mûr, la vieillesse même, devraient-ils les séparer ? Si l’amour humain n’est pas la promiscuité animale, il faut que ce soit la fidélité.

— Je me suis demandé souvent, dit Roger, pourquoi vous aimant si fortement, mademoiselle Carron n’a pas eu le courage de rompre avec sa mère pour vous épouser.

— Elle a cru que le devoir le lui défendait. Madame Carron était d’un caractère extrême, exigeant, dont Julie a beaucoup souffert. Elle eût été malheureuse jusqu’à son dernier jour du mariage de sa fille, et peut-être en serait devenue folle. Pouvais-je imposer à celle dont le bonheur m’est si cher cette angoisse et ce remords ?

Le premier numéro du Petit Journal de Bruneray parut peu de temps après. Il contenait des articles, d’ailleurs fort anodins, sur les compagnies financières et sur les salaires ; des conseils de moralité, d’hygiène ; un bulletin politique très-clair et très-précis, des variétés instructives. Ce n’en fut pas moins un événement plein de menaces pour le château. Monsieur Jacot, à l’instar de certains économistes, trouvait que le peuple, devant travailler, ne devait pas lire ; opinion qui évidemment est celle aussi des classes dirigeantes, comme le budget de l’instruction publique en fait foi. Sachant que Roger était le principal rédacteur du Petit Journal de Bruneray, monsieur Jacot insista près de lui pour qu’il cessât cette publication démagogique, et, sur ses refus, le prit en haine. Le premier incident venu fit éclater la brouille, et Roger n’eut plus à craindre les visites de madame Trentin.

Mais cette affaire faillit empêcher sa nomination ou du moins la retarda. La chambre des notaires fut très-froide pour lui, et le curé et le maire, interrogés sur son compte par le procureur général, mirent en avant contre lui les soupçons répandus par Nauthonier. Heureusement le barreau de Paris était un répondant sérieux, qui réduisit à néant ces calomnies, et toute la malice qu’y put mettre le parquet fut de retarder sa réponse d’un mois et demi, tandis qu’il s’empressait de recevoir, à deux lieues de là, un jeune homme qui venait de laisser sur le pavé, pour épouser une belle dot, une jeune fille enceinte.

— Ne vous impatientez pas, disait le chevalier ; c’est le bon ordre qui veut cela.

Pendant tout ce temps, — on était au commencement d’octobre, — Régine et Roger avaient gardé, sauf vis-à-vis de Lucette et du chevalier, le secret de leur réconciliation, et se bornaient à en savourer en eux-mêmes chaque jour les délices. Roger voulait attendre sa nomination pour parler à ses parents. Mais, dès le lendemain du jour où il l’eut reçue, le matin, il se préparait à partir pour la campagne de son père, quand il vit entrer madame Renaud.

— Maître Roger, lui dit-elle, j’ai affaire à vous. Il y a longtemps que j’ai résolu de vous faire faire votre premier acte, et j’étais impatiente, car on ne sait ce qui peut arriver. Dans une demi-heure, le chevalier et monsieur Grudal, que j’ai prévenus hier soir, seront ici, et devant eux je vous dicterai mon testament ; d’ici là, nous allons causer ensemble pour que tout soit bien arrangé.

— Votre testament, chère madame Renaud ! Il n’y a pas là d’urgence.

— Peut-être, on ne sait pas. Je veux être sûre qu’après moi mes filles seront indépendantes. Elles ont assez souffert comme cela, les pauvres petites ! Renaud n’est pas méchant, mais il est dur. C’est dans son idée ; il croit qu’un père doit tout gouverner et que c’est le mieux ainsi. Mais ses filles ont un cœur à elles et n’ont point le sien. Il faut que chacun puisse vivre selon soi. Je ne sais si vous le savez, Roger, c’est de moi que vient toute la fortune. La Bauderie, qui est mon bien paternel, m’appartient par contrat et Renaud n’y est pour rien. Mon pauvre père, en me voyant épouser un homme sans fortune, l’avait voulu ainsi. Je veux à mon tour que ce bien qu’elles ont augmenté soit la propriété entière de Régine et de Lucette. Ma part du magasin sera l’héritage d’Adalbert, qui n’en a pas besoin ; mais je ne puis lui enlever tout. Seulement j’en veux laisser l’usufruit au père, il sera maître en cela ; il y vivra dans ses habitudes et chacun sera tranquille. C’est une si bonne chose, mon enfant, que la tranquillité. Moi j’aurais besoin de vivre comme dans un nid de tourterelles, sans bruit et sans fâcheries. Au lieu de ça, j’entends gronder tous les jours, et j’ai beau savoir que ce n’est pas au fond méchanceté, ça me serre et m’étouffe le cœur. Je devrais y être habituée : eh bien ! non, ça me fait mal comme au premier jour.

Ils élucidèrent alors la question au point de vue légal, et, monsieur de La Barre et monsieur Grudal étant arrivés, Roger fit, comme l’avait voulu madame Renaud, son premier acte à cette occasion. Quand ce fut fini, madame Renaud se leva pour rentrer chez elle.

— Il ne faut pas que je m’attarde, dit-elle ; on va me demander d’où je viens et je ne veux pas le dire.

Elle était un peu pâle, d’émotion sans doute, et Roger voulut lui donner le bras pour la conduire par le jardin. Monsieur Grudal partit, le chevalier les accompagna.

— À présent, je suis tranquille, dit la bonne femme en descendant le perron ; mes pauvres fillettes seront libres, je puis mourir.

— Gardez-vous-en bien, dit Roger ; pour moi, j’ai besoin de vous appeler maman, et cela le plus longtemps possible.

— Oui, je sais, mon cher enfant, et j’en suis bien heureuse. Régine ne m’a rien dit, la petite dissimulée ; mais elle m’a souri et je sais ce que cela veut dire. Pauvre fille ! enfin elle est heureuse, et vous aussi, Roger, vous le serez.

— Oui, chère maman, plus que je ne puis vous le dire. Écoutez, sera-ce trop d’émotions dans un jour, si je puis ce soir vous amener mon père ?

— Ce soir ? Oh ! non ; le plus tôt sera le mieux. Je voudrais vous voir mariés. Mais vous ne craignez pas quelque résistance de votre père, de votre mère surtout ?

— Ils savent à présent que ma volonté est irrévocable dans les choses qui me concernent seul, et me voici tout à fait indépendant. Puis certaines circonstances extérieures, en elles-mêmes bien futiles, auront beaucoup modifié leur sentiment à cet égard.

— Oui, ils nous considèrent un peu plus, nous, leurs vieux amis, parce que mes filles sont à présent reçues dans la société. Voilà de ces misères qu’il faut passer aux gens sous peine de n’aimer personne. Et pourtant, c’est triste !

Elle soupira et porta la main à son cœur.

— Et puis, reprit-elle, je vous autorise, mon cher enfant, à leur dire à l’oreille ce que nous avons fait ce matin. Ça ne nuira pas.

— J’ai bien envie d’une chose, dit le chevalier.

— Quoi donc ?

— D’envelopper ma demande dans la vôtre. C’est ainsi que font les rusés de ce monde quand ils ont quelque chose de difficile à faire passer ; ils mettent ensemble le bon et le mauvais. J’insérerai la pilule du mariage de Lucette dans le sucre de celui de Régine, et peut-être monsieur Renaud avalera-t-il le tout ensemble.

Le visage de madame Renaud devint d’une pâleur de bistre et elle secoua la tête.

— Ce n’est pas votre avis ? dit le chevalier.

— Je ne pense pas que ça réussisse, dit-elle.

Après un instant de silence, madame Renaud parut faire un effort et ajouta :

— Mais il faut bien commencer. Oui, faites cela. Il faut bien voir !

Cependant elle restait en proie à une émotion profonde :

— Pauvre Lucette ! dit-elle en serrant le bras de Roger, tandis qu’ils suivaient l’allée qui conduisait à la petite porte. À présent, toutes mes craintes sont pour celle-là. Je sais qu’elle aura en vous un protecteur et un frère, Roger ; mais comment sortir de là ? Fera-t-elle à son père l’affront d’une sommation ? C’est bien triste. Je ne voudrais pas qu’elle fit cela. C’est comme un voile funèbre sur le mariage, et le père ne s’en consolerait jamais et ne lui pardonnerait pas, non, pas même à son dernier jour. Il aurait tort, je le sais bien. Mais il n’en souffrirait pas moins. Chacun est l’esclave de ses idées. Et Lucette ne verrait jamais ses enfants sur les genoux de leur grand-père. Mon Dieu ! comment faire ?… Et pourquoi, mon cher enfant, les gens sont-ils ainsi, chacun renfermé dans son entêtement ? Il faudrait toujours vouloir les autres heureux. Ça serait alors tout simple.

Elle serra les mains de Roger et du chevalier, et leur dit :

— Eh bien ! à ce soir, si c’est possible.

Ils se concertèrent, et il fut convenu que le chevalier viendrait, à trois heures, savoir le résultat de l’entretien de Roger avec ses parents, et que, si monsieur Cardonnel avait consenti à venir faire la demande, le chevalier se joindrait à eux.

L’entretien fut quelque peu orageux. Roger l’avait prévu. Mais comme il l’avait prévu aussi, l’espoir de vaincre sa volonté n’existait plus, et sur les instances de son fils, monsieur Cardonnel consentit, sans trop de peine, à faire la démarche le soir même, — puisqu’il le fallait, dit-il. — De plus en plus désolée de la ruine de toutes ses espérances, madame Cardonnel alla dans sa chambre pleurer mademoiselle Bourzade, mais laissa partir son mari. Entre deux soupirs, elle se disait aussi que Régine était maintenant parti presque convenable et que la Bauderie valait cent mille francs.

Monsieur et madame Renaud étaient seuls dans leur magasin, quand ils virent entrer monsieur de La Barre, monsieur Cardonnel et Roger. Les joues de la bonne mère prirent aussitôt la teinte bistrée qu’elles avaient eue le matin et ce fut à peine si elle put répondre au salut de ses visiteurs.

— Mes chers voisins, dit monsieur Cardonnel, qui croyait encore aux discours de circonstance, et qui avait mis des gants, chose négligés par lui depuis son séjour à la campagne, mes chers voisins, je viens vous faire une demande qui, après une longue et vieille amitié, doit reserrer encore les liens qui nous unissent. Vous connaissez mes principes : je crois que la fortune n’est pas indifférente au bonheur, et nous sommes dans un siècle où elle est absolument nécessaire. Cependant il y a des sympathies auxquelles il faut obéir et qui sont très-utile également, il faut le reconnaître, en ménage. Nos enfants se connaissent depuis leur naissance, ils s’aiment et ne croient pas pouvoir être heureux dans une autre union. Je viens donc vous demander pour mon fils, qui m’en a prié, la main de votre fille Régine.

Monsieur Renaud était du nombre de ceux de l’Écriture qui ont des yeux, — et même de gros yeux, — pour ne pas voir. Il ne s’était nullement aperçu de la réconciliation des deux jeunes gens et croyait cet amour passé depuis longtemps. Il fut donc à la fois surpris et charmé, une bouffée de sang lui monta au visage ; il se leva, saisit les mains de monsieur Cardonnel et de son fils, et les secouant avec énergie :

— C’est entendu, s’écria-t-il, je vous accorde ma fille ! Certainement c’est une bonne chose que les vieilles amitiés, monsieur Cardonnel ! je n’attendais pas moins de vous. Comme vous dites, la fortune… Mais nous arrangerons cela, que diable ! pour le mieux. Et puis, comme vous dites encore, les sentiments, les qualités de l’esprit et du cœur, et l’amour, c’est tout en ménage. Mon Dieu ! oui, quand les enfants s’aiment, le devoir et la joie des parents, c’est de les rendre heureux. Après tout, c’est leur affaire. Voilà mon idée, et je suis content de voir que vous pensez comme moi.

— Et moi aussi, monsieur Renaud, dit alors monsieur de La Barre, je suis heureux de voir que nous pensons de même sur ce sujet-là ; car je ne suis pas venu simplement pour accompagner mes amis, mais pour vous. adresser une demande pareille. C’est de Lucette maintenant qu’il s’agit. Elle aussi est ardemment aimée, et elle aime de même un jeune homme de bon caractère, de bonnes mœurs, instruit et intelligent ; leur bonheur est attaché à ce mariage. Ce sera donc aussi votre joie. de les rendre heureux. Je vous demande la main de Lucette pour Joseph, à qui je promets d’assurer par contrat de mariage, la moitié de ce que je possède, et le reste après ma mort.

Monsieur Renaud restait muet ; sa face, qui commençait à reprendre le coloris ordinaire, s’était empourprée de nouveau ; ses gros yeux semblaient près de sortir de leur orbite. Enfin il s’écria :

— Joseph qui ? s’il vous plaît. Qu’est-ce que c’est que ce Joseph que vous me proposerez pour mari de ma fille ?… Parce qu’il y a une chose que je ne peux pas croire, monsieur le chevalier, comme nous avons toujours été amis, c’est que vous vouliez m’insulter.

— C’est vous, monsieur Renaud, qui insultez en ce moment la nature et la justice. Parce que ce jeune homme n’a pas un acte de naissance régulier, en a-t-il moins ces qualités du cœur et de l’esprit que vous déclariez, il n’y a qu’un moment, vis-à vis de monsieur Cardonnel, être tout en ménage ? Et c’est pour une simple question de vanité que vous rendriez votre fille malheureuse ! Non, monsieur Renaud ; vous avez dit tout à l’heure une fort belle parole, que je vous demande la permission de répéter. Quand les enfants s’aiment, le devoir et la joie des parents, c’est de les rendre heureux. Eh bien ! Lucette et Joseph s’aiment, de même que Régine et Roger. Votre devoir vis-à-vis des deux couples est le même, et votre joie sera la même, je l’espère, quand vous y aurez réfléchi.

— Ne cherchez pas à me prendre sur mes paroles, monsieur ! s’écria monsieur Renaud en se levant dans un accès de fureur. Je ne suis pas un noble, moi ; mais j’ai du sang dans les veines, monsieur, et de l’honneur ! J’accepte les alliances honorables et je rejette celles qui ne le sont pas. J’ai dit ce que j’ai dit ; mais je n’ai jamais dit que ma fille, mademoiselle Lucette Renaud, épouserait un paysan, et j’en jure par tout ce qu’il a de sacré au monde, elle n’épousera jamais un bâtard !

Cramoisi, hors de lui-même, et se dressant de toute sa grande taille, il étendit la main en proférant ce serment, comme pour apposer sur l’avenir le sceau d’une volonté implacable ?

— Renaud ! dit une faible voix.

Roger courut à madame Renaud et la soutint, car elle chancelait sur son siége. À ce moment, — c’était le samedi soir, — Lucette et Régine entraient ; elles coururent vers leur mère en s’écriant.

La pauvre femme leur jeta un dernier regard et expira dans leurs bras. Tout secours fut inutile : c’était la rupture d’un anévrisme qu’on n’avait même pas soupçonné.