La Grande Illusion des petits bourgeois/Texte entier

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Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 205-320).

ANDRÉ LÉO




LA GRANDE ILLUSION
DES PETITS BOURGEOIS


I

LE VIEUX-BRUNERAY.

Avant 1860, la petite ville de Bruneray, dans la Haute-Marne, comptait à peine trois mille habitants. Bâtie sur un plateau qui domine le cours de la Suize, et dominée elle-même par une chaîne de collines boisées, elle jouissait d’un climat égal et tempéré, et d’un horizon charmant sur le pays d’alentour, très-varié d’aspect, et où se succèdent la plaine, la colline et le vallon, le bois et la prairie. La vigueur des aunes et des peupliers qui bordaient la Suize, et celle des grands hêtres et des chênes qui ombrageaient les chemins, l’épaisseur et la fraîcheur des herbes, attestaient la richesse d’un sol qui, sous le fer de la charrue, s’étendait en longs sillons rougeâtres, aux flancs des collines et sur le plateau. Cette richesse naturelle faisait vivre le pays sans l’enrichir, car Bruneray, fort avant dans les terres, comme disent les paysans, éloigné du chemin de fer, et à trente-cinq kilomètres de Chaumont, n’avait pas même une grande route, et brisait encore les cailloux de son chemin de grande communication, à peine achevé. Ses bourgeois disaient, en pinçant la bouche, qu’ils habitaient un pays perdu ! Les gens du peuple, tous cultivateurs, à l’exception d’un petit nombre d’artisans et de commerçants, qui encore, la plupart, avaient des terres, ou tout au moins un jardin, vivotaient de leur production et de leurs salaires. Il y avait quelques riches et beaucoup de pauvres, comme partout, mais peu de misérables. À vrai dire, cela tenait à la grande résignation de ces pauvres gens. D’insuffisantes cabanes, consistant en une seule pièce, un jardinet plein de gros légumes, avec deux ou trois arbres fruitiers, un porc, une chèvre à l’étable, et quelques poules, du pain et de la soupe tous les jours, un peu de salé le dimanche, des sabots aux pieds, sur le dos une bure rapiécée, la joie de ne pas mendier, et c’était tout.

On parlait encore aux veillées des mauvaises années de l’invasion de 1814 et 1815 ; mais, comme on ne savait point d’où le mal était venu, et qu’on se rappelait seulement les grands efforts du petit caporal pour défendre la patrie, on n’en avait pas moins accepté la légende bonapartiste, que toute la France avait si longtemps répétée, par fausse gloire et vanité, jusqu’à la faire pénétrer dans les plus petits villages, et l’on avait à Bruneray, comme ailleurs, voté avec enthousiasme pour le neveu de l’empereur, puisque, disait-on, il aimait le peuple comme l’autre. Ce n’était pas fort ; mais que veut-on ? les Bruneyriens n’en savaient pas à ce sujet plus que les autres. Un gouvernement ami du peuple, ça valait la peine d’en essayer ; ne lisant pas les journaux, ils n’avaient pas pu se régaler des beaux discours dont avaient du moins joui les Parisiens, et n’avaient connu que par une aggravation d’impôts les bienfaits de la République.

D’ailleurs, ce dont on s’occupait le moins à Bruneray. c’était de politique. On avait pris pour maire le doyen d’âge des bourgeois, un vieux médecin, pour lui faire honneur, et toute la bourgeoisie, à part des paysans des plus riches, formait le conseil municipal. Cette bourgeoisie se composait du juge de paix, de deux notaires, d’un jeune médecin, d’un vieux capitaine, d’un receveur d’enregistrement, d’un percepteur, d’une directrice de poste, du curé et de trois propriétaires. La directrice de poste et le curé ne faisaient pas partie du conseil.

Il y avait encore le greffier, les clercs de notaire, une nièce du curé, une vieille veuve riche et dévote, et les femmes et les enfants, plus ou moins âgés, des chefs de famille cités. Tout cela eut composé une fort jolie société, du moins c’était l’avis de la directrice du bureau de poste, si l’on avait su s’entendre et se réunir. Mais il va sans dire qu’à Bruneray, comme dans toutes les petites villes du monde, on ne s’entendait pas. Des divisions profondes, causées par des motifs dont on ne se souvenait plus, tant ils étaient minces, trop minces pour être les véritables, avaient divisé cette société en trois groupes : deux ennemis déclarés l’un de l’autre, et le troisième neutre, dont la position n’était peut-être pas la moins épineuse, car il était, bon gré, mal gré, le terrain où s’échangeaient les hostilités toutes verbales des deux camps rivaux, qui lui en voulaient chacun également de ne pas rompre avec son adversaire.

Le chef d’une de ces factions, monsieur Cardonnel, était pourtant l’un des hommes les plus pacifiques de ce monde. D’un caractère égal, jovial même, d’une probité rigide, bon époux, bon père, il était de plus un parfait notaire. Tout au plus aurait-on pu lui reprocher parfois quelque intempérance de langue, une plaisanterie un peu salée ; mais qui donc, sous ce rapport, à Bruneray eût pu lui jeter la pierre ? J’entends en eût le droit. Monsieur Cardonnel n’avait pas même d’opinion politique digne de ce nom. « Moi, je suis pour le bon ordre et la justice, disait-il souvent, et voilà tout. » Il ne s’agissait plus que de les reconnaître.

Mais, si pacifique fût-il, monsieur Cardonnel n’avait pu se préserver d’une irritation amère en se voyant enlever chaque jour sa clientèle par l’autre notaire, un collègue, — homme aussi remuant que l’autre était paisible, et qui, mettant de côté la dignité magistrale derrière laquelle monsieur Cardonnel se retranchait, allait visiter les paysans, jasait, trinquait avec eux, flattait habilement leurs préjugés, leurs rancunes, leurs égoïsmes, et les faisait avec honneur s’asseoir à sa table. Dîners bien payés, car depuis que cet homme actif avait remplacé le vénérable et paisible monsieur Héron, les revenus, autrefois si ronds, de l’étude Cardonnel, avaient diminué de moitié, et cette moitié s’en était allée dans les poches de l’homme sans principes, de celui qu’on nommait dans la maison Cardonnel, avec l’expression de mépris la mieux sentie, ce petit sauteur, cet intrigant, et qui s’appelait dans le monde des affaires maître Nauthonier.

En petit comité, baissant la voix, on lui appliquait une qualification plus grande encore : le filou ! Il s’agissait d’une histoire de testament où monsieur Nauthonier était accusé de s’être prêté, moyennant bon prix, à des manœuvres coupables ; mais cela n’avait pu être prouvé, et ces accusations, chuchottées sous le manteau de la cheminée, n’empêchaient que monsieur Nauthonier jouît d’une grande influence et d’une grande considération. Il était au mieux avec les autorités et l’intime du presbytère, allant à la messe et faisant aux élections une vive propagande en faveur du candidat du gouvernement. Dans ses voyages à Chaumont, il était bien reçu à la préfecture et à l’évêché. Quelques faveurs obtenues par sa recommandation avaient produit dans le pays un effet énorme. « Il a le bras long ! » disaient les paysans, et tous affluaient chez lui. Dans la bourgeoisie, son parti était aussi de beaucoup le plus considérable. Sa faconde, opposée à la bonhomie un peu lourde de monsieur Cardonnel, plaisait ; puis il faisait des compliments à tout le monde, et, pour être banale, cette monnaie-là, par exception, n’en était pas moins précieuse. Enfin, quoique marié, mais sa femme était si laide ! — il était galant avec les femmes, qui en raffolaient.

D’autres petits avantages, très-grands, appartenaient encore à monsieur Nauthonier contre son rival : il habitait au centre, juste sur la place du marché, tandis que la maison Cardonnel était située tout à l’extrémité de la petite ville, près de la promenade. C’était le beau quartier, et cette maison, au toit élevé, entre cour et jardin, à porte cochère, commandant tout Bruneray, et qui n’était dominée que par le château, avait un aspect superbe, mais isolé.

Le château d’ailleurs ne l’éclipsait guère ; c’était celui d’un noble ruiné, et l’on eût dit qu’il s’enveloppait pour cacher sa dégradation, des grands arbres de son parc, à travers lesquels on apercevait seulement les toits aigus de ses poivrières.

La décadence de l’étude Cardonnel ne datait que de quelques années. Pendant longtemps, elle avait été prospère, et monsieur et madame Cardonnel avaient pu se bercer des plus doux rêves, des plus ambitieux même, quant à l’avenir de leurs deux enfants, les plus beaux enfants de Bruneray, comme le répétaient à satiété les amis et féaux de la maison, et c’était si vrai que l’envie même ne l’osait nier. La fille surtout, Émilie, était la plus belle fillette qu’on pût voir, et, dès l’âge de dix ans, quand elle passait, fière et bien parée, dans les rues de Bruneray, on s’exclamait, en disant :

— Quelle belle fille ça sera un jour !

— Ah ! monsieur Cardonnel, vous en aurez des coups de chapeau ! disaient les commères.

Et quand Roger, avec sa tête blonde, aux traits fins et nobles, ses beaux yeux brillants, son air intelligent et bon, sa taille bien prise, donnait le bras à sa sœur, l’enchantement était complet ; les exclamations élogieuses, les regards, les saluts flatteurs, pleuvaient, et madame Cardonnel, marchant derrière ses enfants, n’était occupée qu’à contenir la joie orgueilleuse qui perçait partout sur ses traits.

Flagornés, flattés, obéis, ces deux enfants portaient leur royauté, Roger avec assez d’insouciance, Émilie avec une dignité toute royale. Ils n’étaient méchants ni l’un ni l’autre, ils avaient pris la douceur de caractère de monsieur Cardonnel et la fermeté de leur mère. Ils étudiaient volontiers et comprenaient vite. Émilie, dès l’âge de quatre ans, reproduisait avec pureté les airs qu’elle entendait chanter, et tapotait d’un air ravi sur le piano sans faire une fausse note ; et si Roger, qui possédait le talent contraire, attaquait à son tour le clavier, cette cacophonie arrachait à la petite fille des cris de douleur, et elle s’enfuyait en mettant les mains sur ses oreilles.

Quels rêves se bâtissaient au foyer Cardonnel sur ces têtes chéries, soit entre les deux époux, dans l’intimité, soit dans le cercle qui les entourait, et qui alors se composait de la société tout entière.

— Émilie sera une grande artiste, disait madame Cardonnel à son mari. Il faut respecter la vocation ; mais elle n’en sera pas moins un modèle de bon ton et de pureté. Nous irons nous établir à Paris, elle vivra près de nous, et son mari la recevra de nos mains comme une autre jeune fille.

Ce mari-là, que pouvait-il être ? Un prince russe ? un lord anglais ? quelque ambassadeur ? tout au moins un millionnaire ; et si les deux époux Cardonnel ne dirent pas un fils de roi, c’est qu’ils voulurent être modestes.

Quant à Roger, après le collége, que ferait-il ? On ne voyait guère que l’école polytechnique, puisque c’était la première école de France… Ne l’était-ce point ? Il y avait bien l’école normale ; mais, bah ! enseigner les enfants, cela vous a encore et toujours, depuis le temps où les grands seigneurs nourrissaient et bâtonnaient les pédagogues, des airs de cuistre et de pauvre hère. La toge et l’épée seules ont les grandes traditions de commandement et d’éclat ; mais l’école de droit, c’est bien simple. Il y en a tant qui vont à l’école de droit ! Va donc pour l’école polytechnique : ingénieur ou général.

De si hautes ambitions, puisées dans le tempérament de la classe et dans l’atmosphère de l’époque, n’empêchaient pas chez les Cardonnel une simplicité de mœurs qui tenait au fond de bonté, et d’honnêteté de leur nature. Ils étaient ambitieux d’imagination, mais non de cœur. Chose assez bizarre chez des gens préoccupés, en vrais bourgeois, de tout ce qui pouvait rehausser leur importance : alliances, relations, dehors. Leurs plus intimes étaient une famille de petits commerçants, les Renaud, qui tenaient boutique de draps, laines et rouenneries dans leur voisinage. Cette liaison s’était faite par les enfants.

Outre l’école primaire, où, pour rien au monde, la bourgeoisie n’eût envoyé ses rejetons à côté des petits pauvres qu’elle appelait, sans trop de calomnies, « ces petits pouilleux, Bruneray possédait une école tenue par une vieille demoiselle sans fortune, qui ne savait rien ou à peu près, mais en revanche ne recevait que des enfants propres et bien tenus. Madame Cardonnel, comme la plupart des mères bourgeoises, n’avait pas la patience d’instruire ses enfants ; elle les envoya donc, dès l’âge de cinq ans, pour s’en débarrasser, comme on dit, chez mademoiselle Bobêne, où ils firent la connaissance des enfants Renaud, Adalbert et Régine, auxquels vint s’adjoindre plus tard leur petite sœur Lucette.

Adelbert était un de ces petits garçons dont les parents disent : « Il est bon enfant ! » et que le public impartial appelle des polissons. Chargé de ramener sa sœur à la maison, il la plantait là, le plus souvent pour courir à d’autres passe-temps, et Régine, embarrassée, le cœur gros, son petit panier à la main, regardait s’éloigner le mauvais sujet, se demandant comment elle allait franchir toute seule les écueils du chemin : le Cerbère de telle porte, le cours de tel ruisseau, qui semblait un fleuve à ses petits pieds, et par-dessus tout les gamineries d’autres Adalbert, capables de mauvais tours vis-à-vis des petites filles errantes. Ce fut un de ces jours que Roger vint la prendre par la main, en lui disant a Viens avec nous ! » et qu’elle suivit pour la première fois ses deux amis, sous l’escorte respectable de la bonne à mame Cardonnel. Ce devint une habitude, surtout quand Adalbert, évincé par ses allures tapageuses de l’école Bobêne, eut passé chez l’instituteur. Chaque soir désormais, Régine et Lucette revenaient chez leurs parents en compagnie des petits Cardonnel ; on causait amicalement le long du chemin, jusqu’au seuil de la boutique, où l’on faisait halte et l’on se séparait en s’embrassant, Outre les sympathies de caractère et le voisinage, l’intimité était naturelle : Émilie, Régine et Roger formaient à eux trois la première classe de l’école Bobêne, où Roger, plus âgé de deux ans que les petites filles, avait de plus le grade de moniteur.

Il y eût perdu son temps, s’il avait aimé l’étude et puisé lui-même dans les livres ; car, à sept ans, il en savait déjà plus long que mademoiselle Bobêne. À huit ans, il quitta l’école pour étudier le latin sous la direction du curé. Ce fut un chagrin pour les fillettes que de perdre leur camarade ; mais on se dédommagea les jeudis et les dimanches ou encore au jardin, les soirs d’été ; car le jardin des Renaud et celui des Cardonnel n’étaient séparés que par un mur assez bas. Roger se fit un jeu de passer par-dessus, et les petites filles de l’imiter, grâce aux espaliers. Les pleurs de Lucette, restée de l’autre côté du mur, et quelques robes déchirées, décelèrent aux parents le tour de force, qui fut sévèrement défendu. Mais l’obéissance est une vertu, que vingt siècles bien comptés et probablement plusieurs centaines d’autres ont vainement essayé d’inculquer, — ce qui vraiment est décourageant, à l’espèce humaine. Les enfants continuèrent l’escalade, et monsieur Cardonnel, vivement irrité de cette coupable désobéissance…, fit percer une porte dans le mur.

Car, — la différence de rangs toujours mise à part, les familles étaient au mieux ensemble. Le commerçant contractait chez le notaire, et la notairesse achetait chez les commerçants. De plus, le voisinage avait donné lieu à mille petits services échangés de si bonne grâce, avec tant d’empressement, que c’était plaisir d’y avoir recours et qu’on ne s’en faisait faute. Ce qui manquait dans un ménage s’empruntait chez l’autre. Dans une maladie que fit madame Cardonnel, on vit madame Renaud s’installer au chevet de la malade, et gouverner les enfants et la maison. À son tour, madame Cardonnel fut excellente de bonté pour les voisins, quand la petite Lucette faillit mourir d’une angine. On s’envoyait réciproquement les premiers fruits du jardin, le premier gibier de la saison. Toutefois, de la part de la famille Renaud, une respectueuse déférence et un empressement plus vif atténuaient ce qu’un échange trop égal aurait eu de choquant pour l’orgueil des Cardonnel. Ainsi, quand les Renaud allaient, pour emplettes ou affaires, à Chaumont, ils emportaient, de la part de leurs voisins, une liste de commissions, des plus grosses aux plus menues ; mais ils n’eussent jamais consenti à charger de pareils soins monsieur le notaire ou sa femme, et ceux-ci, trouvant l’arrangement naturel, n’y pensaient pas davantage. De même, quand les Cardonnel donnaient un dîner à la société de Bruneray, ils n’invitaient pas les Renaud, et ceux-ci ne s’en fâchaient point : la chose eût été d’une étrangeté vraiment scandaleuse. Mais quelquefois, — le dimanche ou pour quelque fête, pour le réveillon de Noël, pour sauter des crêpes au carnaval ou pour manger du pâté à Pâques, ou pour les fêtes patronales des enfants, on avait « nos voisins a en petit comité ; on leur donnait tout à la fois moins qu’aux autres et beaucoup plus, car cette intimité à part devenait presque familiale.

— Ce sont de si bonnes gens, ces Renaud ! disait madame Cardonnel avec un ton de supériorité qui n’excluait pas un sentiment vrai. Ils nous sont si attachés qu’ils se jetteraient au feu pour nous ! Je crois que, si j’avais le malheur de perdre un de mes enfants, madame Renaud le pleurerait autant qu’un des siens. Puis, ajoutait-elle, une délicatesse, une réserve !… sachant si parfaitement se tenir à leur place et n’être point gênants ! Malgré la différence d’éducation, ce sont pour nous de vrais amis.

La différence d’éducation était-elle si grande ? Il est vrai que madame Renaud n’avait pas de piano et n’avait jamais dessiné d’après la bosse ; peut-être même n’avait-elle jamais appris par cour les exploits de Cyrus, fils de Mandane. Cependant cela n’empêchait pas que les deux femmes ne trouvassent un égal plaisir à échanger leurs observations sur les faits et gestes, moins héroïques, des habitants de la petite ville, sur la manière de faire les conserves, ou sur le prix des denrées. Mais, dans ces moments-là, si une visite arrivait, si quelqu’une des dames de la société, bien empanachée, faisait son entrée dans le salon Cardonnel, madame Renaud tout aussitôt pliait son tricot et s’éclipsait, retenue seulement pour la forme, par son hôtesse, qui disait languissamment :

— Eh bien ! vous partez, madame Renaud ?

— Ne faites pas attention. Je reviendrai.

— Enfin vous êtes chez vous.

Et la boutiquière s’évadait, sans être reconduite, pendant qu’on s’empressait autour de la visiteuse comme il faut.

Peu à peu ces deux familles prirent l’habitude de passer ensemble les veillées d’hiver, à part les jours où madame Cardonnel recevait, car c’était la famille Renaud qui, laissant le coin de son feu, et revêtant manteaux et capuchons, se rendait chez le notaire en passant par la petite porte du jardin. Cette habitude devint une obligation pieuse, à partir du moment où la fortune tourna le dos aux Cardonnel par l’effet des intrigues de leur concurrent, et, dans la solitude relative qui peu à peu se fit autour d’eux, l’amitié des Renaud devint plus attentive, plus dévouée, et prit toute la place demeurée vide.

Un seul autre familier venait souvent partager ces soirées de famille, où l’on jouait et causait, et que varièrent plus tard le jeu et la voix d’Émilie. C’était un homme de quarante ans environ, qui n’était guère connu dans Bruneray que sous le nom du chevalier, nom qui semblait un anachronisme à des oreilles étrangères, mais qui, pour les Bruneyriens, était une des notes les plus familières de leurs harmonies locales. C’était aussi par les enfants que cette amitié était née. Les enfants, par leur insouciance de l’étiquette et des préjugés, sont un lien social ; avec leur vivacité charmante, ils passent tout au travers de ces toiles d’araignées, en brisant les fils, et les relations qu’ils forment sont les meilleures, car ceux qui aiment les enfants sont gens de cœur.

Un jeudi que la petite bande, augmentée par hasard d’Adalbert, avait suffisamment tourné, dans le jardin Cardonnel, la porte qui donnait sur le chemin, du côté du château, se trouvant ouverte, on en franchit le seuil. C’était défendu ! Eh bien, ce n’en était pas moins séduisant, au contraire, et, le cœur un peu agité, moitié de plaisir, moitié de remords, on se demandait si l’on allait prendre à droite ou à gauche, c’est-à-dire monter la colline ou descendre vers la rivière, quand Adalbert proposa d’entrer plutôt dans le parc.

— Oh ! mais ce n’est pas chez nous, dit Émilie.

— Bah ; l’on ne nous verra pas. C’est grand et c’est très-joli.

— Est-ce que tu y es allé ? demanda Roger.

— Souvent, affirma le chenapan avec crânerie. Il y a des nids de merle et de geai, et puis des cerises sauvages.

— Parbleu, j’en ai mangé tout l’été dernier.

— C’est très-mal, monsieur, dit Régine, puisque ces cerises sont au chevalier.

— Tu veux dire qu’elles sont aux geais ; il n’y a qu’eux qui en goûtent. Et puis ça m’est bien égal ; je ne le crains pas, le chevalier : c’est un vieux singe.

Cela fit rire la petite Lucette : mais Émilie, qui était la plus raisonnable, c’est-à-dire la plus attachée aux préceptes qu’elle recevait, gronda Adalbert de cette expression discourtoise. Ils étaient là, indécis, mais fortement attirés, en face du mur du parc, tout éboulé par endroits, et des magnifiques ombrages, qui leur semblaient recéler d’attrayants mystères. Adalbert, serpent tentateur, leur parlait tour à tour de fraises sauvages, — qui ne pouvaient être mûres, car on était en mai seulement, — d’anémones, de nids d’oiseaux, et surtout d’une femme de pierre qu’il avait vue, et dont la pensée excitait en eux à la fois une mystérieuse terreur et un désir ardent.

Émilie et Roger se taisaient, fort songeurs, quand Régine émit un avis timide.

— Entrons, dit-elle, mais seulement pour voir, et puis nous nous en irons tout de suite.

— Oh ! oui, dit Lucette.

— Allons donc ! fit Adalbert, du ton et avec le geste d’un gamin qui a déjà quelque expérience des faiblesses humaines.

— Moi, je me demande, dit Roger, ce que nous dirait le chevalier, si nous le rencontrions. J’ai entendu dire que les nobles étaient fiers et très-méchants, et papa ne les aime pas. Je sais bien qu’à présent ça n’est plus la même chose et qu’ils ne peuvent plus tuer les braconniers ; mais, dame ! nous n’avons pas le droit d’aller chez lui, et…

Il parlait ainsi, d’un ton compétent, en écolier qui sait son histoire ; mais Adalbert savait mieux que lui ce qui se passait au temps présent.

Aussi Adalbert répliqua-t-il :

— On peut toujours tuer les braconniers tout comme autrefois, et les bourgeois tout comme les nobles…

— Allons nous-en, dit Émilie, mais d’un accent peu décidé.

— Je vous dis qu’on ne rencontre jamais le chevalier, reprit Adalbert ; il est toujours dans ses livres ou à la chasse. Bon Dieu ! que de façons !

Sautant dans le fossé, il remonta lentement de l’autre côté par une brèche du mur, du haut de laquelle il se planta en triomphateur, disant à Roger :

— Est-ce que tu montes comme ça, toi ?

— Plus vite ! dit Roger, qui, bouillant à ce défi, l’accepta sans plus de réflexion et fut en deux bonds plus haut qu’Adalbert.

Il jeta alors un coup d’œil autour de lui, et se retournant vers Émilie et Régine :

— C’est joli ! dit-il. Il y a là-bas une belle allée…

Il n’avait pas achevé, que les petites filles étaient déjà dans le fossé et tendaient les mains vers lui. On hissa Lucette par brèche, et nos cinq personnages se mirent à suivre silencieusement la belle allée en jetant des regards un peu craintifs d’abord autour d’eux.

Mais peu à peu la confiance habituelle aux enfants reprit le dessus, et, ne voyant âme qui vive, ni aucune trace de soin et de culture, dans cette belle solitude silvestre, ils oublièrent toute crainte, et de plus en plus avancèrent à l’étourdie, jasant, riant, cueillant des fleurs. Ils étaient là depuis environ une demi-heure, allant de çà, de là, en tout sens, quand Adalbert, qui marchait devant, au détour d’une allée, tout à coup s’arrêta en marquant par ses gestes une grande frayeur.

Émilie pâlit, Régine laissa échapper un cri étouffé, Lucette se serra contre sa sœur, et Roger lui-même, — il n’avait pas neuf ans, se sentit vivement ému, car ils venaient d’apercevoir en face d’eux, tout proche, sous un berceau de feuillage, une forme humaine debout sur une pierre, et qui semblait les regarder fixement. C’est une dame imposante, avec une longue robe traînante, les cheveux relevés, un énorme éventail à la main.

Il faut dire que Bruneray ne possédait pas une seule statue autre que les représentations peinturées et habillées de la Vierge et des saints, qui d’ailleurs, placés dans l’église, constituaient un monde à part, en dehors des réalités. Les enfants furent donc un moment à reconnaître que la dame était en pierre et à revenir de leur effroi. En voyant sourire Adalbert, du moins Roger ne se trompa point sur la malice de son camarade ; il sauta sur lui, le saisit par les épaules et l’envoya rouler sur l’herbe.

— Ah ! c’est une statue ! dit Émilie, se hâtant de reprendre son sang froid.

— Pardi ! c’est la femme de pierre, dit Adalbert. Est-ce ma faute à moi, si vous êtes peureux comme des belettes ?

Il n’y avait que la petite Lucette qui se cachait encore dans la jupe de sa sœur. On la rassura, et tous s’approchèrent avec curiosité de la statue. Ils virent alors, à ses pieds, la tête appuyée sur la première base du piédestal, une autre forme humaine : un enfant, vêtu comme un petit paysan, et qui, le bras replié sous sa tête, semblait dormir.

Un autre moment leur fut nécessaire pour s’assurer que celui-là n’était pas de pierre aussi, et Lucette, de plus en plus étonnée, eut besoin pour cela de toucher ses sabots et le petit bas, qui glissait sous son doigt et qui était bien de laine. Il y avait aussi les joues, qui, si elles se rapprochaient de la pierre pour la fermeté, étaient bien de chair rose pour la couleur. Le petit dormeur était un bel enfant de quatre à cinq ans, superbe de grâce et de santé, dont le visage offrait à la fois l’épanouissement propre aux nourrissons paysans et la finesse de traits qui passe pour appartenir aux races aristocratiques. Un peintre n’eût pas mieux trouvé la pose candide qu’il avait prise de lui-même et à laquelle son costume rustique ajoutait une particulière naïveté.

— Puisqu’il est tout seul avec elle, faut bien que ça soit sa mère, dit Lucette en portant alternativement les yeux sur la femme de pierre et sur l’enfant.

Les plus grands se mirent à rire de la réflexion et n’entendirent pas Adalbert, qui, tout en jetant une pierre par-dessous sa jambe, murmurait en clignant le l’œil, d’un air trop entendu pour son âge :

— Si c’est pas sa mère, c’est sa grand’mère, à ce qu’on dit.

— Oh ! qu’il est joli ! disait Régine en s’agenouillant près de l’enfant endormi. Veux-tu que ce soit notre enfant ? Voyez.

— Et moi ! et moi ! s’écria Lucette, qui avait joui jusque-là du monopole d’être l’enfant de Régine et de Roger.

— Toi aussi, ma petite chérie.

— Ah ! si l’on se met en ménage ? dit Adalbert. Alors voulez-vous être ma femme, Émilie ?

Car cet effronté garçon n’osait pas tutoyer la fière petite fille.

— Non, répondit-elle sèchement.

Et tandis qu’il lui adressait un remercîment ironique, accompagné d’une pirouette, s’appuyant nonchalamment à l’entrée du berceau, elle se mit à considérer, avec son instinct né d’artiste, le petit dormeur.

— Oui, dit-elle, il est beau comme l’Endymion de nos gravures, n’est-ce pas, Roger ? Quel dommage que ce soit un petit paysan !

Au bruit de tous ces propos, le sommeil de l’enfant se dissipait. Il se frotta les yeux, se dressa sur son séant, et fixa de grands yeux étonnés sur la petite troupe qui l’entourait. Aussitôt Régine le combla de caresses ; mais l’enfant, inquiet, un peu sauvage, tourna la tête et chercha des yeux autour de lui ; puis il voulut s’en aller, et, comme on le retenait, il cria d’un ton effrayé :

— Maman ! maman ! Monsieur ! monsieur !

— Je suis là ! dit une voix mâle qui partait d’en haut, et les enfants, interdits, levant les yeux, aperçurent debout sur la roche, à laquelle était adossé le bosquet, un homme qu’ils reconnurent aussitôt, car ils l’avaient tous vu passer parfois dans les rues de Bruneray.

— Le chevalier ! dit Adalbert, et, se courbant, comme s’il eût voulu se mettre à quatre pattes, il fila sous bois, avec la rapidité d’un chevreuil, du côté de la sortie, laissant là ses compagnons. Régine, toute honteuse, resta immobile. Émilie rougit ; mais, sans trop perdre contenance, elle adressa au chevalier un salut de princesse. Roger, bien que fort ému, se conduisit comme un preux ; il ôta son chapeau, et s’approchant d’un air confus et poli de l’homme dont ils avaient violé le domicile :

— Monsieur, lui dit-il, nous avons eu tort d’entrer chez vous sans votre permission. Excusez-nous, c’est la curiosité ; nous n’avons touché à rien, et les petites ont cueilli seulement, comme vous voyez, quelques fleurs sauvages.

— Monsieur, répondit gracieusement le chevalier, je ne m’attendais pas à votre visite ; mais elle m’est agréable, et puisque vous avez, ainsi que ces demoiselles, la curiosité de connaître mon parc, je me ferai un plaisir de vous le montrer moi-même. Venez, il y a une assez jolie grotte où je vais vous conduire, et les plus beaux arbres sont du côté de la maison.

Très-doucement surpris de cet accueil, les enfants suivirent le chevalier, qui, tenant par la main le petit paysan, leur montra en effet tous les détails du parc, et de plus son parterre, dont il prenait grand soin, et une serre, où fleurissaient des plantes exotiques. Ensuite il les engagea à entrer au château pour se reposer, et leur fit boire, car la chaleur était forte, du sirop de framboises, fait par la gouvernante, et qu’ils trouvèrent délicieux. On ne se sépara qu’au bout de deux heures, et le chevalier invita ses nouveaux amis à revenir le voir, si cela plaisait à leurs parents, en leur octroyant la permission de cueillir les fraises et les noisettes du parc aussitôt qu’elles seraient mûres.

Les enfants avaient le cœur trop plein de cette aventure pour ne pas la raconter, au risque d’être grondés pour leur escapade ; ils devinaient aussi, confusément, que l’accueil flatteur qu’ils avaient reçu et l’intérêt de cette aventure, on avait si peu d’aventures à Bruneray, les préserveraient d’une réprimande sévère. En effet, ils ne furent grondés que pour la forme, et non-seulement leurs parents écoutèrent avidement tout ce que d’eux-mêmes les enfants rapportèrent des paroles du chevalier et des détails de son habitation, mais les pressèrent de questions dans tous les sens.

— Ah ! le chevalier vous a dit ceci, cela ? Et comment vous l’a-t-il dit ? De quel air ? Ainsi il savait bien que vous étiez les enfants de monsieur et madame Cardonnel ?… Ah ! il a dit : Vous êtes les filles de monsieur Renaud ? Adalbert aurait dû rester, le gamin, lui qui a de l’esprit. Et comme cela il donnait la main au petit de sa gouvernante ? Et le château est encore beau ?

— Oh ! très-beau ! répétaient les enfants, émerveillés des grandes salles, des hautes fenêtres, des sculptures et surtout des tapisseries où Roger avait reconnu l’histoire de Jeanne d’Arc.

Le chevalier ou plutôt le baron de La Barre des Vreux, car, autrefois le cadet de sa famille, il en était devenu le chef par la mort de son frère aîné, était le dernier mâle d’une maison assez puissante au siècle précédent, pour que sept ou huit familles de bourgeois ou de paysans se fussent enrichies de ses dépouilles, à la vente des biens nationaux. Le château seul, avec son parc et deux ou trois champs attenants, était resté à ses anciens maîtres ; maigre domaine, qui ne suffisait pas même au plus strict nécessaire de six personnes : Monsieur et madame de La Barre et leurs quatre enfants, tous nés dans l’émigration, où leurs parents eux-mêmes s’étaient mariés. C’étaient des gens fiers de cœurs et d’allures, ne sachant point solliciter ; aussi n’eurent-ils qu’une part dérisoire à l’indemnité. La dot de madame de La Barre les nourrit tant qu’elle dura, mais les derniers écus s’en étaient allés pour l’équipement du plus jeune des enfants, entré dans la garde royale en 1828. Le chevalier avait alors dix-huit ans.

La révolution de 1830 fut la ruine complète de la famille. Le père en mourut de chagrin, et la mère vécut peu d’années après. Déjà les deux filles s’étaient faites religieuses. L’aîné des La Barre, capitaine dans l’armée, donna sa démission. Il avait dédaigné de s’enrichir en épousant une dot bourgeoise, et s’était marié avec une jeune fille noble, aimable et jolie, dont il était amoureux, mais qui n’était pas plus riche que lui. Ils revinrent habiter, avec leur fils unique et le chevalier, le château des Vreux, où madame de La Barre mourut de consomption, à peine âgée de trente-deux ans.

Quant au chevalier, ne pouvant sans doute se résoudre à l’oisiveté, il s’engagea, malgré son frère, comme simple soldat, et parvint rapidement au grade d’officier ; mais tout à coup il donna sa démission à l’époque des événements de Paris, en 1839, et revint chez son frère, au moment où son neveu, le jeune de La Barre, âgé de dix-sept ans, partait pour l’Italie, engagé au service du pape Grégoire XVI. Les deux frères vécurent tristement au vieux château, servis par une vieille bonne qui les avait vus naître ; ils ne recevaient personne, étant pour cela trop pauvres, voyaient rarement un ou deux gentillâtres des environs, et n’avaient avec les bourgeois de Bruneray que des relations d’affaires ou de hasard.

Un jour, une terrible nouvelle fut apportée au château, sous forme d’une lettre à grand cachet noir, scellée des armes pontificales. Le jeune de La Barre avait été victime d’une des insurrections fréquentes qui éclataient à Rome en ce temps. Le père, accablé, eut, quoique jeune encore, une congestion cérébrale, et ne survécut à son fils que quelques semaines. C’est ainsi que le chevalier de La Barre s’était trouvé propriétaire du château et seul membre restant de la famille, — à l’exception de ses deux sœurs, religieuses. — Devenu baron par la mort de son frère aîné, il continuait à être appelé dans le pays le chevalier, non sous lequel on l’avait connu pendant si longtemps. Il faut croire que cela lui était indifférent, car il ne reprenait jamais personne à ce sujet. Il vivait tantôt dans sa bibliothèque et tantôt dans son jardin, ne sortant guère que pour aller à la chasse. Il avait alors trente-trois à trente-quatre ans. Comme il visitait quelquefois un gentilhomme des environs, où il y avait une fille à marier, l’opinion publique les fiança ; mais il cessa presque entièrement d’y aller, et l’on dut, pendant quelque temps, ne plus s’occuper de lui à ce sujet, faute de tout prétexte à commérages.

Mais, peu après, ces commérages prirent une autre direction.

Malgré sa pauvreté, le chevalier n’était pas insensible au spectacle de la misère, et plus d’une fois, par l’entremise de sa vieille gouvernante, des voisins indigents avaient reçu, dans leurs maladies, du bouillon de volaille, du gibier, quelques sous même, bien que ce fût la denrée la plus rare au château. Une pauvre femme du village des Vreux, sis de l’autre côté de la colline, perdit son mari d’une fluxion de poitrine, fin trop fréquente de ces pauvres travailleurs dans leurs sueurs de l’été, et resta chargée de deux enfants. On l’assista au château et souvent elle vint travailler au jardin ; elle était jeune encore, intéressante par son air intelligent et doux, et assez jolie. Elle trouva bientôt à se remarier ; mais elle refusa, et cependant bien qu’on ne lui connût aucun amoureux, elle mit au monde la seconde année de son veuvage, un enfant qu’elle fit inscrire sous son propre nom à la mairie. Elle ne pleurait pas et ne se plaignait de personne ; elle pleura seulement du départ de son fils aîné, le petit Gabriel, âgé de dix ans, qui, après l’accouchement de sa mère, désolé des propos qu’il entendait sur son compte, et lui en voulant d’avoir oublié le père mort et de s’être déshonorée, partit pour Chaumont, où il avait un oncle, et ne revint plus. Le chevalier fut accusé d’être le père au bâtard, et personne n’en douta plus quand, après la mort de la vieille gouvernante, ce fut Marie Cardan qui vint, avec son enfant, le petit Joseph, tenir le ménage au château.

La conduite à tenir, en raison de l’accueil fait aux enfants par le chevalier, fut l’objet d’une discussion approfondie entre monsieur et madame Cardonnel.

— C’est bien embarrassant, disait cette dernière. Tu lui dois une visite, c’est évident ; mais s’il ne te la rend pas, ce sera désagréable. Ces nobles ont des préjugés si bêtes !

— Je puis tout simplement aller lui faire mes excuses de l’incartade des enfants avec Renaud…

— Avec Renaud ? par exemple ! Allons donc ! ce serait précisément empêcher qu’il pût te rendre ta visite ; car enfin il n’irait pas chez les Renaud apparemment… des boutiquiers ! Non, non, tu dois tenir ton rang vis-à-vis de ce noble, justement à cause de ses idées et te présenter à lui comme son égal. C’est pourquoi tu ne peux pas y aller avec Renaud.

— Ça aurait eu l’air plus simple. Au lieu que si je lui fais une visite, et qu’il ne me la rende pas, comme tu dis…

— Pourquoi ne te la rendrait-il pas ? Il me semble que nous le valons bien.

— Alors tu voudrais que nous le vissions ?

— Moi ? s’écria madame Cardonnel. Oh ! ce n’est pas que j’y tienne ! Je l’ai vu plusieurs fois ce n’est pas un homme élégant ni qui paraisse bien aimable, cependant il a l’air distingué. Non, je ne tiendrais pas tant à l’avoir chez moi, d’autant que cette affaire de sa bonne…

— Oui, ça n’est pas très-moral, et surtout de l’avoir chez lui ; car autrement on sait bien que les hommes ne sont pas des anges…

— Puis c’est avilissant, de pareilles amours ! une paysanne ! Cela témoigne fort peu de délicatesse.

— Assurément, dit monsieur Cardonnel d’un ton complaisant.

— Oh ! après cela, reprit madame, qui évidemment ne voulait pas damner le chevalier, que sait-on ? On n’a pas le droit d’affirmer que cette femme est sa maîtresse. Il peut l’avoir prise par charité, et croire que son rang le met au-dessus de tels propos. Il ferait mieux de se marier.

— Quoi ! avec elle ? s’écria le notaire abasourdi.

— Es-tu fou ? s’écria madame Cardonnel pleine d’indignation ; avec une jeune fille comme il faut, cela va sans dire. Il y a ici de nos demoiselles qui valent un noble ruiné.

Le notaire en convint, et il fit également ce que désirait sa femme, c’est-à-dire qu’il alla dès le lendemain, en belle tenue, faire visite au chevalier, qu’il n’avait rencontré jusque-là que sur un terrain neutre : une fois dans son étude, très-rarement au café, dans la rue, où l’on se saluait seulement. Cordialement reçu monsieur Cardonnel se risqua à faire observer au chevalier qu’il vivait bien solitaire, et qu’un peu de voisinage le récréerait. La réponse fut courtoise, sans être bien nette, et madame Cardonnel attendit avec impatience l’événement. Elle s’était dit qu’avoir dans son salon « le chevalier, » cela ferait bien. Au bout de huit jours, le chevalier n’ayant pas paru, elle commença à émettre des aphorismes acerbes contre les préjugés nobiliaires ; cependant elle permit à ses enfants de retourner dans le parc, et quand le chevalier vint lui-même, le lendemain, rapporter un objet oublié par eux, — ce qui était cependant peu cérémonieux et par conséquent peu convenable, — elle fut charmante pour lui. Puis, toujours grâce aux enfants et pour reconnaître les bontés que le chevalier avait pour eux, on le combla de prévenances, qu’il dut reconnaître. Bref, il devint l’ami de la maison, car il n’y mit aucune mauvaise volonté, et il n’avait qu’un défaut, dont madame Cardonnel s’étonnait toujours : c’est qu’il détestait l’étiquette. Maintenant, au contraire, elle ne lui trouvait plus assez de préjugés, car il semblait n’établir aucune différence entre les personnes. Il allait chez les Renaud aussi familièrement que chez le notaire ; ses sympathies n’étaient déterminées que par les caractères et les qualités individuelles ; il serrait la main au vieux Pautre, le bourrelier. Cela humiliait madame Cardonnel ; car, de la sorte, l’amitié du chevalier n’était plus un hommage à leur importance extérieure, et seulement à leurs qualités intimes.

Il y avait des années déjà qu’avait eu lieu la première excursion des enfants Cardonnel et Renaud dans le parc du château des Vreux, quand le chevalier entra, un soir d’avril 1800, dans le salon Cardonnel, où l’on se réunissait pour passer ensemble les dernières veillées de la saison, qu’animait la présence de Roger, ramené, par les vacances de Pâques, à la maison paternelle. Les petits personnages avaient singulièrement grandi depuis cette excursion mémorable. Roger était maintenant un jeune homme aussi distingué que l’enfant avait été gracieux ; ses cheveux blonds avaient bruni, ses yeux noirs s’étaient animés, une barbe encore follette couvrait ses joues ; mais il avait gardé l’air d’intelligence et de bonté qui était encore le plus grand charme de sa figure, et sa physionomie, pour avoir plus d’assurance et d’éclat, n’avait pas perdu ces expressions naïves, qui témoignent à la fois d’une grande confiance et d’une grande sincérité.

Roger avait accompli ses vingt ans ; il possédait depuis deux ans son diplôme de bachelier, et, renonçant à l’école polytechnique, par préférence pour les lettres, il étudiait le droit à la Faculté de Dijon.

La beauté d’Émilie avait tenu les promesses de son enfance ; elle était vraiment remarquable, et l’air de fierté qu’avait conservé la jeune fille ne lui ôtait aucun charme, car il n’excluait ni la décence ni la modestie, et s’harmonisait à merveille avec le caractère de cette beauté. On ne pouvait savoir mauvais gré à cette belle enfant de porter noblement la couronne que la nature elle-même avait mise sur son front, et que son talent haussait d’un double éclat ; car, au moment où entrait le chevalier, la voix pure, étendue et passionnée d’Émilie remplissait le salon et ravissait même au dehors les passants attardés.

Les Cardonnel pressant la main de leur hôte, et Roger, dont le regard s’est attaché sur lui au moment où il pénétrait dans le salon, lui demanda :

— Qu’avez-vous, chevalier ?

— Mais, oui, reprend madame Cardonnel, il me semble, baron, que vous avez quelque chose ?

— Vous êtes clairvoyant, Roger, et vous aussi, chère madame, comme de vrais amis. Je vous dirai cela dans un moment. Et s’adressant à Émilie : Vous avez donné tout à l’heure, mon enfant, deux notes admirables. Ah ! que je voudrais vous voir enseigner la méthode qui montrerait ces diamants dans tout leur éclat, et qui donnerait tant de prix à une voix moins belle que la vôtre, celle de ma pauvre belle-sœur. Quand venez-vous passer deux ans à Paris.

— Hélas ! dit madame Cardonnel, c’est ce que j’avais rêvé ! S’il n’y avait pas d’intrigants au monde…

— Chère madame, il y aura du moins un acte que ne fera pas monsieur Nauthonier.

— Comment ? lequel, chevalier ?

— Attendez un peu, voici nos amis Renaud, et je préfère ne dire qu’une fois ce que j’ai à dire.

En effet, on entendait résonner dans l’antichambre les sabots légers que mettaient les dames Renaud pour traverser le jardin humide, et leurs chuchottements, tandis qu’elles déposaient leurs manteaux et capuchons. Puis on vit entrer la bonne madame Renaud, toujours aussi ronde et aussi légère que par le passé, ou peut-être un peu plus ronde, mais n’en tenant pourtant pas plus de place, on ne sait comment, et toujours aussi prompte à aller, venir, veiller, à toute chose et donner un coup de main à tout le monde. Puis Régine… Bon Dieu ! est-ce bien Régine, cette jolie personne aux cheveux bruns, sur lesquels la lumière se jette avec amour et resplendit triomphante, et dont les joues, le front, les yeux, n’ont pas moins d’éclat ? Pourtant on dirait que ses yeux craignent de laisser voir tout ce qu’ils renferment, ils évitent de se fixer avec une sorte de gêne ou de pudeur comme s’il y avait dans le salon quelque chose ou quelqu’un qu’on eût peur de voir, et le regard ne brille et s’échappe, sous la paupière abaissée, qu’au travers de longs cils, qui donnent à son rayonnement un ton ineffable. A-t-elle honte, à peine débarrassée du manteau qui la cachait, de montrer dans toute sa beauté la taille si pleine, si ferme et si souple que modèle la coupe de son corsage ? Se trouve-t-elle trop rose et trop blanche, où demande-t-elle grâce pour la naïve coquetterie de sa toilette, bien simple, mais jolie, et que complète un petit bouquet d’œillets rouges et de résédas, placé à sa ceinture ?

Lucette n’y met pas tant de façons.

Est-ce une petite fille ? est-ce une demoiselle ? On ne sait trop ; elle-même n’en sait rien sans doute et n’a pas l’air de s’en inquiéter. Elle a dans les mouvements cette délicieuse brusquerie d’une future femme qui n’est encore qu’un petit garçon, et elle présente à madame Cardonnel, un bouquet aussi d’œillets rouges et de résédas, pareil à celui de Régine, mais bien moins joli, quoique bien touffu. Pourquoi ? Demandez à Roger, qui regarde l’autre. Peut-être la ceinture de Régine a-t-elle quelque chose de cette ceinture de Vénus qui enchantait toutes choses autour d’elle.

Monsieur Renaud est un homme aux yeux verts, au teint fleuri, qui eût pu faire un beau cuirassier, un robuste laboureur, et qui a passé sa vie à auner du drap dans une boutique. C’est cela peut-être qui lui donne quelque chose d’inquiet et de furibond, il a la parole vive, le verbe un peu haut, — ce qui choque madame Cardonnel, — et se passionne facilement, soit en politique, soit surtout quand il s’agit des affaires locales. Plus d’une fois, il a soulevé des orages au sein du conseil municipal, où il représente le commerce de Bruneray ; mais, comme dit sa femme, c’est une soupe au lait : le temps de tourner la main, il n’y paraît plus. Il n’est pas capable avec cela de tuer une mouche, et, sauf en ce qui concerne ses idées d’honneur et de probité, où il est plus ferme qu’un roi, on peut toujours lui faire entendre raison.

— C’est fort bien, dit madame Carbonnel en coupant court aux premiers échanges d’affectueuse politesse ; mais je n’oublie pas que le chevalier à quelque chose à nous apprendre.

— Ah ! ah ! s’écrie monsieur Renaud, il y a du nouveau ? Moi, je ne sais rien. Dites-nous ça !

Toutes les têtes s’étaient tournées vers le chevalier. Celui-ci n’avait nullement l’air vainqueur et satisfait d’un donneur de nouvelles qui jouit de la curiosité de son auditoire : ses traits, éclaircis par l’arrivée et le sourire des deux demoiselles Renaud, qui semblaient être ses préférées, se rembrunirent ; il toussa légèrement, respira comme un homme qu’un poids oppresse, et dit d’une voix un peu rauque :

— Il ne s’agit pas d’un papotage… C’est une chose faite… Je vends le château.

Le silence qui suit tout grand imprévu accueillit d’abord cette parole, puis les exclamations commencèrent ; mais entre toutes se distingua celle de Régine, qui s’écria d’un ton vivement alarmé :

— Oh !… qu’est-il donc arrivé ? pauvre ami !

Se levant en même temps, les deux mains tendues, elle alla vers le chevalier, et, comme fort touché il la recevait en l’embrassant, tout à coup elle fondit en larmes.

— En vérité, vous seriez si embarrassé ? demanda madame Renaud, et la crainte qu’avait conçue Régine frappa tous les esprits alors. On se regarda. Roger seul ne disait rien, il était immobile et pâle.

— Mon cher ami, dit monsieur Cardonnel en s’approchant à son tour du chevalier et en lui serrant la main, je ne suis plus en mesure comme autrefois… mais cependant, si je pouvais vous être utile, ce serait de tout mon cœur.

— Assurément, dit madame Cardonnel.

— Moi aussi, dit monsieur Renaud.

Lucette, avec un air de tristesse qui semblait étrange sur son frais visage, était venue, elle aussi, embrasser le chevalier.

— Mes bons, mes chers amis, dit celui-ci avec un attendrissement joyeux, je ne savais pas faire tant d’effet. Bien que cette vente m’attriste un peu, je l’avoue, ce n’est pas un malheur, c’est un avantage que j’accepte. Je n’ai pas de dettes, je ne suis pas plus ruiné qu’auparavant, et je vais être moins pauvre. On m’achète les Vreux soixante mille francs.

— Ah ! ah !

— Alors tant mieux.

— Soixante mille francs.

Dès lors tout rentra dans les limites d’une émotion de curiosité, d’imprévu, et l’on se rassit. Régine seule avait peine à se remettre.

— Que tu es donc sotte ! lui dit sa mère.

— Ma chère enfant, dit monsieur de La Barre, merci de vos larmes, pour moi d’abord, puis pour mon vieux nid. Quand j’ai fait ce sacrifice, je n’ai pas pensé seulement à mes souvenirs, j’ai pensé aux vôtres…

— Ce pauvre parc ! dit-elle.

Et de nouveau ses larmes coulèrent.

— Voyons, Régine, ça n’a pas le sens commun, gronda le père.

— Laissez-la, reprit monsieur de La Barre en la couvrant d’un regard attendri ; Régine pleure comme le ciel, au matin, épanche de la rosée. C’est un besoin, laissez-la.

Et il prit paternellement dans sa main la main de la jeune fille, restée assise près de lui.

— Eh bien ! et Roger ? s’écria madame Cardonnel ; on dirait que votre nouvelle amie le rend malade.

— Pas du tout ! répliqua le jeune homme en tressaillant.

Puis il se leva et se mit à marcher dans le salon.

Mais l’attention était toute à la grande nouvelle et les questions se mirent à pleuvoir.

— Et votre acheteur, quel est-il ?

— Oui, est-ce un étranger ?

— Ou quelqu’un du pays ?

— Un étranger, répondit le chevalier ; le même qui a fait racheter tout le terrain compris entre le pied des Vreux et la rivière, et qui vient d’acheter encore toute la plaine des Jocres ; car il paraît que notre sol a un gisement de fer considérable qu’on veut exploiter. Bruneray va avoir un haut-fourneau, comme il y en a déjà d’autres dans le département, et c’est mon acheteur qui en a la direction.

Les visages devinrent sérieux. C’était assurément une importante nouvelle, grosse d’événements futurs, où chacun cherchait sa part probable.

— Ça va faire un grand changement, observa madame Renaud.

— Très avantageux, dit monsieur Cardonnel ; cela va donner une grande impulsion à Bruneray et doublera le chiffre des affaires.

Et il se frotta les mains.

— Ça doublera la population et le commerce, reprit monsieur Renaud, qui frotta ses mains l’une dans l’autre également.

Madame Cardonnel prit l’air d’une femme qui sourit à des rêves couleur de rose, et la figure de Lucette s’empreignit d’un vague émerveillement : car à quinze ans toute nouveauté a des perspectives heureuses.

— Alors ce monsieur va devenir notre voisin ?

— Et comment se nomme-t-il ?

— Jacot, répondit le chevalier, Jacot de la Rive ; mais je crois… j’imagine, ne sais pourquoi, que ce doit être le nom de son village.

— Ah ! voyez-vous, tenez ! voilà pourtant un préjugé de noblesse. Est-ce que cela se voit à l’air des gens ?

C’était madame Cardonnel qui adressait ces paroles au chevalier. Il repartit en riant :

— Vous savez bien que je n’ai pas de ces préjugés-là ; mais enfin… au reste, nous saurons plus tard si j’ai deviné.

— C’est un homme de… quel âge ?

— Quarante à cinquante ans, petit, sanguin, ni gras ni maigre, vif, actif, et qui semble très-intelligent… dans un certain ordre. Son regard est perçant, le menton aigu, la bouche mordante, le nez gros, les mâchoires larges. Il s’exprime aisément et a des manières apprises ; il a du monde… Vous le trouverez aimable. C’est un homme riche, on voit cela rien qu’à son marcher. En quelques coups d’œil, il a eu tout vu, tout prisé, et j’ai eu grand’peine à lui arracher les belles tapisseries de ma chambre, Roger, et certains meubles et objets de famille que je veux garder.

— Ah je crois bien, dit madame Cardonnel avec un grand soupir ; mais, si vous n’étiez pas obligé de vendre, baron, pourquoi ?…

— Chère dame, j’ai pu vivre jusqu’alors de mes trois champs, de mon jardin et de mon parc, mais sans bouger de mon trou et comme un homme pour qui la pièce de cent sous est une rare merveille. Or, le parc est celui d’un millionnaire ; on ne touche pas à ces terrains-là, on n’en vit pas, et c’est tout au plus si l’on s’en chauffe. Quant au château, il est arrivé au point où il menace ruine, faute de réparations, c’est-à-dire faute d’une dizaine de mille francs, que je n’ai pas, et que je n’aurai jamais, si je le garde. Toutes ces choses improductives conviennent à un grand seigneur, que je ne suis plus ; il est donc naturel que je les cède à nos successeurs, les barons de finance. Pour moi, je trouverai bien une petite maison à Bruneray, où me suivra ma bibliothèque, où je me referai un jardin, et où je vivrai, moins inutile aux autres que ne l’ai fait jusqu’à présent.

— Vous êtes un vrai philosophe, mon cher baron, dit madame Cardonnel attendrie, et, avec un élan d’enthousiasme ; en regardant son mari, elle ajouta : Si vous ne trouviez pas ailleurs ce qui vous convient ou plutôt si notre hospitalité vous pouvait être aussi douce qu’il nous serait doux de vous l’offrir, notre maison est bien trop grande pour nous, et l’on pourrait aisément vous arranger un appartement.

Le chevalier se leva pour aller prendre et baiser la main de madame Cardonnel, dont l’attendrissement, de ce fait, alla jusqu’aux larmes.

— Mille fois merci, chère dame, lui dit-il ; je serais trop heureux !… Mais je ne suis pas seul, et il me faut une maison entière et indépendante pour loger avec moi deux personnes, dont je ne me séparerai jamais. En quelque lieu d’ailleurs que se trouve la maisonnette dont je parle, nous serons toujours peu éloignés, et mes meilleurs moments vous appartiendront.

Il y eut un silence après ces mots, que rompit monsieur Cardonnel en demandant au chevalier, si monsieur Jacot ou monsieur Jacot de la Rive était ou non célibataire.

— Marié, il parle de sa femme et de ses enfants.

— Voilà tout un événement dans la société, dit madame Cardonnel.

— Certainement ces gens-là donneront des fêtes, ajouta madame Renaud.

La figure de la belle Émilie devint rêveuse.

— Eh bien ! ça va être une révolution à Bruneray, dit à son tour monsieur Renaud. Allons, il faudra blanchir notre magasin, et faire venir des étoffes de soirée, sans compter le grand nombre d’ouvriers… Oui, parbleu ! nous en ferons des affaires.

— S’il en est ainsi, reprit sa femme, Adalbert pourrait peut-être bien revenir avec nous.

— Oh ! nous n’y sommes pas encore, et le galopin a le temps de faire du chemin et des dettes d’ici là.

— Il vous donne toujours du souci ? demanda le chevalier.

— Mon Dieu ! oui ; il veut à toute force quitter le patron chez qui je l’ai placé. Il prétend qu’il ne gagne pas assez, qu’il est mal nourri : des bêtises. Ce garçon-là se croit né pour avoir ses aises et prétendre à tout. En polisson de vingt ans ! Moi, à vingt-cinq, monsieur, je gagnais trente francs par mois et l’on ne me nourrissait que de haricots. Ces jeunes gens d’aujourd’hui…

— Il n’est peut-être pas si bien traité que tu crois, dit la mère, et puis Dijon est si loin !

— Là, là ! nous savons ce que chantent les mères sensibles. Mais nous aurions une fois plus de vente, que j’hésiterais à le faire venir ; Adalbert ne sera jamais content chez nous. C’est un garçon trop ambitieux et trop têtu pour que nous puissions aller ensemble ; il ne parle que d’entreprises et méprise les petits gains. Mieux vaut aller sûrement. J’aimerais mieux un bon gendre.

À ce moment Régine regardait Roger, dont le mutisme semblait l’inquiéter. Elle rougit et détourna la tête ; Roger en fit autant, et monsieur Cardonnel s’en aperçut.

On fit ensuite de la musique, les jeunes filles chantèrent ; on reparla encore du grand événement, et puis l’on se sépara. Quand monsieur et madame Cardonnel furent seuls dans leur chambre :

— As-tu remarqué, dit-elle à son mari, les paroles du chevalier au sujet de cette femme et de son fils ? qu’il ne s’en séparerait jamais. Cela m’a bien étonnée, de la part d’un homme aussi convenable. C’est la première fois qu’il s’exprime ainsi. Voilà bien les hommes, c’est-à-dire les vieux garçons : ils finissent toujours par être dupés et accaparés par quelque coquine.

— Ça le regarde, répondit le notaire ; mais il y a bien autre chose qui nous regarde, nous, et que tu n’as pas vu.

— Quoi donc ? demanda-t-elle étonnée.

— Roger et Régine rougissent en se regardant. Quand il est ici, la petite n’a plus le même air, et précisément elle n’en est pas moins jolie…

— Régine ! Allons donc ! c’est impossible.

— Pourquoi ? Nous les avons laissés trop ensemble. Vingt ans, dix-huit ans, c’est comme des étoupes : le feu y prend.

— Peuh ! une rêverie ! Régine n’est pas si jolie, à côté d’Émilie surtout, et puis Roger est trop raisonnable et trop sensé… Non, non ; il sait bien qu’il ne peut pas épouser Régine, et ce ne peut être tout au plus qu’une velléité qui passera.

Et elle se mit à reparler des perspectives qui lui ouvraient, pour l’avenir d’Émilie, l’arrivée de ces étrangers et le changement qui allait s’opérer dans les conditions d’existence de Bruneray.


II

JEUNES AMOURS.

Ce même soir, Roger, retiré de sa chambre, au lieu de dormir, éprouvait le besoin de se promener. Il avait étouffé dans le salon toute la soirée ; il lui fallait de l’air et du mouvement. Il se sentait frémissant, inquiet, presque malade, et descendit au jardin sans faire de bruit ; car il était près de onze heures, et tout le monde était couché dans la maison. Les soirées étaient encore fraîches, mais cela lui fit du bien ; il arpenta plusieurs fois la longue allée qui allait du perron au bosquet du bout du jardin, puis il fit le tour par les allées de côté. La lune éclairait, tout était calme. Le profil du clocher de l’Église se découpait sur un ciel gris-bleu, et la masse des maisons, à l’entour, semblait assoupie sous la blanche lumière, ainsi que les grands arbres du parc des Vreux et les courbes des collines ; tandis qu’en bas, du côté de la rivière, la plaine était couverte de moelleuses et blanches vapeurs.

Au premier moment, sous l’impression d’un air plus vif, Roger s’était cru remis de son malaise ; mais bientôt il dut reconnaître que si ses nerfs étaient en meilleur état, il n’en gardait pas moins, au fond de lui-même, cette émotion troublante qu’il ressentait depuis le moment où Régine avait jeté un cri de douleur, en croyant le chevalier menacé dans son repos, où en l’embrassant elle avait pleuré. Il avait alors éprouvé comme le coup d’une lame dans le cœur, et depuis une irritation qu’il ne pouvait apaiser, un attendrissement immense mêlé de fureur. Elle était sensible à ce point ! Elle pleurait ainsi, elle ! Et c’était pour le chevalier !

En passant près de la petite porte qui donnait dans le jardin des Renaud, il se sentit plus ému encore et presque suffoqué d’indignation, et, comme il y avait là un petit banc, sa première œuvre de menuiserie, à lui Roger, un petit banc où Régine s’était assise la première, avec tant de plaisir, il s’y arrêta, et, surpris, inquiet, presque indigné de ce trouble si grand et tout nouveau, il prit sa tête dans ses mains en se disant : Voyons, suis-je fou, suis-je malade, qu’est-ce que j’ai ? Je veux le savoir !

Courageusement, nettement, écartant tous les prétextes, il alla droit au fait.

— Oui, pourquoi ai-je tant de peine de ce que Régine a paru si attachée au chevalier ? Moi aussi, j’aime beaucoup le chevalier, et tout à l’heure cependant il me semblait que je ne l’aimais plus, que je le détestais même, et j’en voulais à Régine encore bien plus, comme si elle m’avait fait une injure, un vol !… Pourquoi ?…

Il baissa la tête sur sa poitrine et rougit même dans cette solitude et dans cette ombre, car la réponse était claire : il était jaloux de Régine ; il ne voulait pas qu’elle éprouvât des sentiments vifs pour un autre que pour lui. Cela l’avait mis hors de lui-même, d’abord de la voir pleurer, et puis que ce fût pour le chevalier. D’autant plus que depuis ses vacances, elle ne lui parlait presque plus et le regardait à peine. Il avait déjà cela sur le cœur, et maintenant…

— Ah ça ! mais je suis absurde ! se dit-il, je déménage. Le chevalier a près de cinquante ans, il est horriblement vieux !…

Il s’en voulut d’avoir une telle pensée ; il en rougit. Certainement il ne croyait pas… c’était impossible ! Ce n’est pas que le chevalier ne fût plus jeune et plus aimable que les autres hommes de son âge ; comme il était célibataire, on le citait encore parmi les gens à marier, et même Roger avait entendu un sot propos de café sur la possibilité d’une union entre le chevalier et Régine, qui était sa favorite. Mais cela, encore une fois, c’était absurde. Roger n’en croyait rien du tout, rien ; il était seulement indigné qu’on pût le dire. Mais… mais il n’était pas moins révolté d’une sensibilité si vive chez Régine pour… pour un autre que pour lui.

— Oh ! ce n’est pas pour moi qu’elle pleurerait ainsi ! se disait-il avec irritation en marchant dans la petite allée. Non ! non ! elle m’aimait bien autrefois, mais aujourd’hui, qu’est-ce que je suis pour elle ?… Rien !

Il allait faire le procès à toutes les femmes et les pendre sur ce fait, quand, s’interrogeant tout à coup :

— Eh bien ! quoi ? est-ce que ?… quoi, est-ce que je l’aime, Régine ?

Son cœur, qui bondit dans sa poitrine, répondit, et le pauvre garçon se sentit subitement tout inondé, tout noyé d’amour. À l’idée qu’elle eût ainsi pleuré pour lui, il se sentait ivre, fou ! Régine !… Eh bien ! oui, jusque-là, il n’y pensait pas ; il croyait même qu’il devait épouser un jour une autre femme. Laquelle ? Il n’en savait rien, il ne s’en occupait pas. Il pensait à son avenir comme son père le lui recommandait tant, et jusqu’à ce qu’il eût une position, pas avant vingt-cinq ans, à trente ans peut-être, il ne pouvait penser à se marier avantageusement… C’est ainsi que font les autres. Grand Dieu ! mais avec Régine, comme c’était plus beau et plus doux ! Là, si bien connue, si charmante et si bonne, aimée dès l’enfance ! Là, tout de suite, le bonheur ! Du moins, il faudrait attendre, mais s’aimer en attendant.

L’aimer ! être aimé d’elle ! Voir ses yeux, qu’elle détourne depuis quelque temps, pourquoi cela ? — se fixer sur les miens ! Alors… éprouver ce frémissement indicible, que déjà plusieurs fois… et pouvoir prendre sa main, et la garder dans la mienne !… Et si pourtant cela me fait trop de mal ?… Causer avec elle dans les allées, ne même se rien dire, seuls ainsi, le soir… et quelque fois peut-être… oui, l’embrasser… lui dire : « Ô ma Régine, je… je t’aime !… »

Il s’arrêta, suffoqué d’émotion ; malgré la fraîcheur de la nuit, le sang brûlait dans ses veines. Revenu vers le petit banc, il s’y jeta, et, tout enivré de l’avenir qui se révélait à lui, mais qu’il osait à peine contempler, par une impression de pudeur, de trouble chaste, aussi naturelle au jeune homme honnête qu’à la jeune fille, il se reporta vers le passé pour y retrouver Régine et l’y contempler, à la lumière de l’amour nouveau qu’il avait pour elle.

Il la revit enfant, si gentille et toujours si bonne, et le premier souvenir qui vint à sa pensée fut celui-ci : Ils étaient tous ensemble, c’est-à-dire elle, Émilie, la petite Lucette et Roger, dans le bosquet du bout du jardin ; se demandant : « À quoi allons-nous jouer ? » C’était un dimanche. Régine avait une robe rose courte, avec des pantalons blancs, et sur son cou ruisselaient ses cheveux blonds, que le soleil baignait de lumière. Roger la regardait et la trouvait jolie. Émilie dit : « Jouons au ménage. » Et Régine, de son petit air innocent et doux : « Je veux bien. » Alors, sans y avoir pensé d’avance, tout à coup Roger avait embrassé Régine en lui disant : « Veux-tu être ma petite femme ? — Oh ! oui, Roger ! » avait-elle répondu. Et il revoyait encore la jolie petite mine dont elle avait accompagné ce consentement, ses beaux yeux naïfs attachés sur lui. Pourtant il n’en avait pas été ému alors, il avait trouvé cela tout simple. Et ils avaient continué de s’appeler « mon petit mari et ma petite femme » avec Lucette pour enfant, jusqu’au jour, où, à dix ans, Roger, entrant au collége, avait quitté la maison maternelle. Alors c’avait été fini. Quand il était revenu, aux vacances, il n’avait plus joué avec les petites filles ; mais il était allé, avec d’autres collégiens de Bruneray, à la pêche, à la promenade, à la chasse, derrière son père. Il avait joué aux boules, au billard, mettant sa dignité à suivre les hommes, et ne pensant plus aux petites filles que pour les taquiner. Quelle sottise, bon Dieu ! Il avait perdu Régine pendant tout ce temps, il ne la retrouvait plus, et il se rappelait seulement, à la suite d’une taquinerie, un regard de reproche qu’elle lui avait jeté, un regard doux et triste qui lui avait fait mal, qui l’avait bien touché, puisqu’il était resté dans son cœur, mais dont il n’avait pas tenu compte.

Ensuite Régine était allée en pension, ainsi qu’Émilie. La distance de plus en plus s’était faite entre eux, la petite pensionnaire timide, silencieuse, effacée dans les souvenirs de Roger. D’ailleurs, à cette époque, les Cardonnel voyaient encore toute la société de Bruneray ; il n’y avait pas eu ces brouilles qui depuis avaient éteint les fêtes ; elles étaient alors fréquentes, pendant les vacances, chez le juge de paix, chez le receveur, chez le nouveau notaire. À ces réunions n’assistait pas la famille Renaud, et c’était à peine si on avait le temps de la voir. Puis Régine était allée passer les vacances chez une parente ; il l’avait perdue de vue pendant près de deux ans.

Aussi quelle impression étrange il avait éprouvé, l’automne dernier, en la retrouvant tout autre, dans sa beauté nouvelle de jeune fille, avec le sourire doux et fraternel de sa petite amie. En causant avec elle, tantôt il retrouvait la Régine enfant d’autrefois, tantôt c’était un être sérieux, intime et doux, qui lui semblait ami de plus haut et de plus loin, et qu’il éprouvait le besoin de pénétrer davantage. Tout l’hiver, quand il avait pensé au foyer, l’image de Régine lui arrivait la première. Toutes les fois qu’il avait une bonne pensée, il se promettait de la lui dire ; un triomphe, il voulait s’en parer à ses yeux. Et, ces dernières vacances, lorsqu’en arrivant il avait couru chez les Renaud, qu’il avait serré la main de Régine et rencontré son regard, son émotion vive, soudaine, l’avait parcouru ; depuis il ne pouvait rencontrer les yeux de Régine sans éprouver la même impression. Était-ce donc pour cela qu’elle voilait son regard de ses longs cils, comme si elle eût voulu, par bonté, le ménager ou bien se cacher elle-même.

Se cacher, elle ! mais alors…

Roger ne put achever cette audacieuse pensée. Un instant de réflexion lui rappela bien que si les hommes aimaient les femmes, ils en pouvaient être aimés également ; mais, dans ce cas particulier, cela lui semblait trop audacieux.

Ah ! si Régine l’aimait seulement autant qu’elle aimait le chevalier !… Non, il voulait bien davantage, et maintenant, qu’il y pensait mieux, il n’était plus jaloux ; non, car ce n’était pas avec cet éclat, devant tout le monde, qu’il eût voulu des preuves de l’affection de Régine. C’était seul, près d’elle, à voix basse, qu’il eût voulu lui parler… s’il avait osé… l’entendre, si jamais… L’ombre même n’eût été de trop, et il mit les mains sur les yeux pour se plonger dans cet ineffable rêve.

Tout en se levant, se rasseyant, allant et venant, Roger ne s’était pas éloigné de la petite porte qui le retenait comme un aimant. Il lui vint alors le désir de la franchir pour aller contempler la fenêtre de Régine. Ce hardi projet n’était pas sans l’émouvoir ; mais tout le monde dormait dans les deux maisons, et d’ailleurs que risquait-il ? La communauté des deux jardins était chose acquise. Roger n’eût pas eu vingt ans, si, venant d’avouer son amour, une telle contemplation ne lui eût semblé nécessaire. Il ouvrit doucement la petite porte et pénétra dans le jardin Renaud.

L’amour a des sens particuliers, car l’atmosphère de ce jardin-là n’était pas semblable à celle de l’autre ; il régnait partout comme un parfum de Régine. Ces fleurs avaient été touchées ou tout au moins regardées par elle : on le voyait à leur air gentil et doux. Ces résédas qu’elle aimait… Il s’agenouilla pour les respirer et les baisa. Il vola un œillet rouge et le mit sur son cœur, et ce cœur palpitait avec ivresse, heureux de battre, parce qu’il aimait.

— Régine ! balbutia-t-il ; Régine, je t’aime !

Et qui eût pu voir ses yeux brillants et humides, son front plus haut, ses lèvres murmurantes et passionnées, tout son être transfiguré, l’eût à peine reconnu depuis la veille. Roger venait de grandir subitement, il se sentait plus fort et meilleur ; l’amour le faisait homme.

Il connaissait la fenêtre de Régine et s’arrêta en face, à quelque distance.

— Elle dort, pensait-il. Elle ne se doute pas que je suis là. Ah ! si elle m’aimait ? L’être ne dort pas tout entier, ses sentiments veillent en lui. Ô Régine ! sens-tu que je l’aime ?

Et sa pensée, du plus chaste élan, allait jusqu’à elle et l’appelait. Au milieu de la tension où il s’absorbait, un bruit le fit tressaillir, et il vit avec stupeur s’ouvrir la fenêtre de Régine et la jeune fille y paraître instinctivement. Roger s’était jeté derrière un petit poirier en fleurs, au travers duquel il la voyait encore. Elle s’était accoudée sur la fenêtre, et, après avoir regardé quelque temps le jardin et le paysage qui s’étendait de l’autre côté, c’est-à-dire le parc du château et la courbe des collines, elle soupira profondément et cacha sa tête dans ses mains.

De nouveau, Roger se sentit brûlé de jalousie.

— Elle ne pense qu’au chevalier ! se dit-il.

Et de rage, sans savoir ce qu’il faisait, il abandonna le rempart fleuri qui le protégeait, il reprit en pleine lumière le chemin de la petite porte. Le bruit du gravier sous ses pas fit lever la tête à Régine ; apercevant cette forme humaine, un cri lui échappa, qu’elle étouffa en reconnaissant Roger. Ils se regardèrent. Elle fit un geste, sembla parler, et il crut devoir se rapprocher d’elle jusqu’au dessous de la fenêtre. Régine se pencha. Comme elle semblait émue !

— C’est vous, Roger ? dit-elle à voix basse.

Elle le voyait bien. Elle ajouta :

— Qu’y a-t-il ?… que voulez-vous ?

Question embarrassante. Roger balbutia.

— Je n’entends pas, reprit-elle. Attendez, j’y vais.

Et elle disparut deux minutes, au bout desquelles ce fut la fenêtre du rez-de-chaussée qui s’ouvrit, encadrant à son tour le buste gracieux de la jeune fille. Cette fois, ils n’étaient séparés que par l’appui de la fenêtre. Le cœur de Roger battait à lui faire mal, et il n’avait pas une seule parole au bout de la langue, ni la moindre idée dans le cerveau.

Régine prit bientôt la parole :

— Vous m’avez fait peur au premier instant, mais je vous ai reconnu bien vite. Qu’est-ce qu’il y a donc, Roger ?

— Rien d’extraordinaire… Je me promenais, et… j’ai eu tort de venir ici, mais… la porte étant ouverte, je… n’ai pas fait attention.

Comment osait-il ainsi mentir ? et pourquoi n’osait-il lui dire la vérité, que tout à l’heure il lui criait du fond de son âme ?

— Ah ! reprit elle, c’est seulement cela ?… Tant mieux ! J’ai cru… je ne savais pas ce qui était arrivé… j’ai craint que quelqu’un chez vous fût malade. C’est pourquoi j’étais descendue, ajouta-t-elle, s’apercevant sans doute en ce moment qu’elle n’aurait pas dû descendre et qu’elle y avait mis trop d’empressement.

Roger, craignant de la voir partir, se hâta de la retenir en disant n’importe quoi.

— Vous n’êtes pas couchée, Régine, à cette heure ?

— Oh !… j’avais différentes choses à mettre en ordre, et puis je n’avais pas sommeil… Eh bien ! et vous, Roger ?

— Oh ! moi, c’est tout différent… je me promenais…

La jeune fille ne put s’empêcher de rire d’une si sotte réponse.

— Ainsi vous passez les nuits à vous promener ?

— Je suis charmé de vous voir si joyeuse, car je vous croyais bien triste. Vous avez tant pleuré ce soir !

Elle baissa la tête et il crut la voir rougir.

— Oh ! c’est vrai ; vous avez dû me trouver bien sotte ? Je ne sais pas ce que j’ai depuis quelque temps, je pleure d’un rien ; je voudrais m’en empêcher et je ne puis pas…

— C’est, reprit-il amèrement, que vous aimez tant le chevalier !

— Sans doute, — et l’intonation de Régine marquait de la surprise, car Roger avait dit cela d’un accent terrible, — sans doute je l’aime bien ; mais ce n’est pas pour cela, et je serais capable de pleurer aussi bien pour autre chose. Non, c’est stupide, aussi je ne veux plus sortir de ma chambre, parce que…

Elle baissa la tête, sa voix s’altéra, et elle balbutia :

— Je dois vous paraître si ridicule !

— Vous ! s’écria Roger, vous ? Ô Régine !

Et ne pouvant trouver de paroles pour repousser assez fortement une accusation si insensée, il saisit la main de Régine Elle allait parler ; la parole mourut sur ses lèvres. Ils restèrent ainsi un instant ; puis la jeune fille retira sa main, que Roger n’osa retenir, et le silence continua. Peut-être était-ce le moment de se dire bonsoir ; mais le clair de lune pouvait bien ne pas exister pour eux, non plus que la nuit, non plus que l’heure, et Régine reprit, comme s’ils étaient dans un salon, en plein jour.

— Eh bien ! quand j’y pense, j’ai toujours envie de pleurer encore, parce que… Oui, certainement, j’ai souffert aussi pour notre ami ; j’ai craint qu’il ne fût contraint à cette vente par de grands embarras et qu’il n’en eût beaucoup de chagrin. Mais aussi notre pauvre parc !… Il me semblait, Roger, qu’il était à nous ; car nous y avons tant couru, tant joué ensemble ! Nous avons laissé là de si bonnes heures, tant de souvenirs ! Que de fois depuis j’y suis retourné seule pour les retrouver ! Cela est si bon l’enfance et si beau ! C’est le temps de ma vie qui m’a semblé le plus doux. Et dire que ce cher parc est vendu à un vilain homme, que je déteste sans pouvoir m’en empêcher, et que nous n’irons plus, moi du moins ; qu’on fera peut-être couper les arbres, nos arbres, qu’on en chassera tous nos souvenirs, toutes ces images !… Vous étiez là encore petit garçon, Roger ; Lucette y est encore un bébé… C’était comme si je vous voyais là, dans tous les coins, derrière tous les arbres ; une sorte de mythologie à moi. Ah ! nous étions si heureux alors !

Elle eut beau faire, une larme se reprit à couler, puis une autre, aux rayons de la lune qui les pénétrait de sa lumière. Elle tourna la tête et voulut sourire, mais elle pâlit sous le regard ardent de Roger.

— Régine ! oui, c’est vrai, car alors nous étions toujours ensemble ! Aujourd’hui toujours éloignés ! Mais… peut-être ne sera-ce pas toujours ainsi…

— Il y a surtout cette clairière, près des noisetiers… parce que… vous vous rappelez bien, Roger ?… le jour où ce chien si laid, si bourru, tout écumant, est venu à notre rencontre. Nous l’avons pris pour un chien enragé, comme il en avait bien l’air. Émilie s’est élancée derrière un arbre, la petite criait ; moi, j’étais glacée d’horreur !… Vous n’aviez qu’un petit bâton à la main, et vous vous êtes jeté au devant de nous !… Depuis ce temps-là !…

Elle ne put achever ; à demi-suffoquée, sa tête se pencha et rencontra celle de Roger, qui transporté, — car, à l’accent, à l’émotion, de ces virginales confidences, il se sentait aimé, — la serra dans ses bras.

— Ô ! Régine ! Régine ! avec quel bonheur encore je donnerais ma vie pour vous !… Ma vie, qui est toute à vous, Régine !

Dès qu’elle en eut la force, elle se dégagea.

— Oh ! Roger… nous sommes fous… Nous ne devons pas nous… nous embrasser ainsi… Non ! Partez ! parce que…

— Pourquoi ?… dit-il suppliant.

— Vos parents, reprit-elle…

Mais elle s’arrêta, confuse. Elle voulait dire sans doute que les parents de Roger n’approuveraient pas leur amour ; mais ce mot, Roger ne l’avait pas encore prononcé pouvait-elle le dire la première ? Oh ! non ! Ses joues s’empourprèrent, et ce fut tout. Si elle se trompait ! Si l’amitié seule dictait à Roger… Certainement elle n’en croyait rien ; mais toute sa naïveté, toutes ses pudeurs, toutes ses ignorances en émoi, refusaient de nommer le grand nom, le nom magique du sentiment dont ils brûlaient tous les deux, elle dit seulement d’un faible accent :

— Il est tard.

— Non, dit Roger, non, il n’est pas tard. Laissez-moi vous parler encore. J’ai tant de bonheur ! Il y a si longtemps que nous n’avons parlé ainsi… tous les deux !

Et voyant bien à ses regards indécis, à son trouble, à son inquiétude même, qu’elle n’avait pas le courage de le refuser, il s’assit tout près d’elle, sur l’appui de la fenêtre, et ils se mirent à causer doucement, tout bas et à demi-mots, s’entendant si bien. Sachant bien qu’ils s’aimaient, ivres de bonheur, ils recueillaient avec dé lices tout ce qui tombait d’amour de leurs yeux, de leurs lèvres, tout ce qui en frémissait dans leur accent et en émanait de tout leur être ; mais le nommer, ils n’osaient, Roger pas plus qu’elle. Dans un coin du jardin, le rossignol aussi chantait sa nuit d’amour, les parfums d’avril s’exhalaient magnétiquement vers eux. La lune les enveloppait de sa lumière bénigne. Ils causaient, ils se taisaient. Au milieu d’un silence, le timbre de l’horloge frappa un coup vibrant, dont la jeune fille tressaillit.

— Cher Roger, dit-elle, déjà une heure du matin ! Partez bien vite !

— C’est impossible ! Il n’était que onze heures quand je suis venu ; ce n’est que onze heures et demie.

Et il se reprit à lai parler. Elle cédait avec remords, s’oubliant plus qu’à demi préoccupée, quand de nouveau le timbre clair et plein retentit trois fois.

Les deux amants sursautèrent, et pourtant Roger osait murmurer encore :

— C’est impossible !

Régine s’enfuyait. Il la retint d’une main, et, tout suppliant, mais sans parler, il prit le petit bouquet d’œillets rouges et de réséda qu’elle avait encore à sa ceinture, le pressa de ses lèvres et le mit sur sa poitrine ; puis il murmura :

— Bonsoir, bonsoir, à ma Régine ! à demain.

Ils se laissaient l’un à l’autre ce ciel que les hommes n’ont sans doute rêvé hors de la terre que pour l’avoir trouvé dans les grandes ivresses du cœur, mais trop fugitif, hélas ! grâce aux entraves que l’humanité se forge à elle-même. Déjà, au fond du bonheur des deux amants, gisait la pensée de l’opposition de leurs familles. Ils ne l’écoutaient pas, ils lui imposaient silence ; ils ne voulaient pas la reconnaître ; mais elle était là, ils le savaient bien. Toutefois, dans ces premières heures, l’enivrement domina tout et leur paradis fut complet. Régine, qui n’avait, elle, jamais cessé d’aimer, pour qui Roger, son Roger, avait toujours été la plus chère et la plus radieuse expression de l’être, Régine, dès qu’elle fut seule, tomba à genoux, joignit les mains avec force et leva son front idéalisé, fixa son regard exalté sur la voûte bleuâtre, scintillante d’étoiles, y cherchant la force invisible à laquelle jusqu’ici l’humanité a reporté ses biens et ses maux. Elle étouffait de reconnaissance ; jamais prière plus ardente, jamais Te Deum plus éclatant, jamais encensoir chargé d’encens plus doux, n’alla parfumer les autres sphères, si les émanations de notre terre arrivent à d’autres sens que les nôtres. Puis elle se releva pieuse et recueillie, s’aimant, se respectant davantage, à présent que Roger l’aimait, et elle retourna furtivement dans sa petite chambre, pleine autrefois de soupirs, où maintenant elle rapportait avec elle le bonheur et toute sa légion de sourires, d’extases, de rêves dorés.

Ils n’avaient pas besoin d’un aveu plus net que les aveux muets de cette nuit charmante. Ils n’en avaient pas besoin pour s’entendre, seulement pour en jouir. Dès le lendemain, une entente merveilleuse, tacite, les réunissait à tous moments, dans tous les coins où ils pouvaient être seuls et où le rideau souriant des rameaux verts, la bonhomie du vieux mur couvert de mousse, ou des lambeaux d’ombre, posaient un voile entre le rayonnement de leurs âmes sur leurs visages et les regards de ceux qui les entouraient. Regards enivrants, serrements de mains furtifs ; peu de paroles encore, bien qu’ils eussent tant à se dire, que chacun à part, intérieurement, ils se parlaient tout le jour.

— Qu’as-tu donc, Régine ? disait maman Renaud. On te parle et tu n’entends pas. Cependant ce n’est pas tristesse, car tout à l’heure je te regardais ; tu avais la figure tout éclairée et l’on aurait dit que tu causais avec quelqu’un.

— C’est vrai au moins qu’on ne sait pas ce qu’elle a, venait dire Lucette en se penchant sur sa grande sœur et la regardant sous le nez. Ah ! bon ! voilà qu’elle pique un soleil à présent !

Car Lucette s’appliquait, pendant les vacances, à apprendre et à parler le langage collégien.

— Quelle est cette jolie garçonne ? demandait un jour une femme monde (ce n’est pas là qu’on académise le plus) en montrant une fillette de quinze à seize ans, à figure mutine et rondelette, grande, mais peu développée, gauche et gracieuse à la fois.

Ce mot, dont une inflexion gracieuse adoucissait la rudesse, est plein de vérité pour l’âge indécis où était Lucette, si l’on admet pourtant que les garçons de quinze ans aient, avec la même pétulance, autant d’innocence et de gentillesse.

Mais les persécutions de madame Renaud, la meilleure des femmes et la plus tendre des mères, aussi bien que celles de Lucette, qui adorait sa grande sœur, n’allaient pas plus loin. Régine pouvait, sans trop de gêne, filer la trame de son doux rêve intérieur. Il n’en fut pas ainsi chez les Cardonnel. Un coup d’œil fortuit avait éveillé les soupçons du notaire ; ils augmentèrent les jours suivants parce qu’il surprit le manége des deux amoureux. Aussi crut-il devoir faire entendre à son fils les conseils de la sagesse, et l’emmenant sous prétexte de visiter la métairie qu’ils possédaient tout proche de Bruneray, — après avoir fait la visite des écuries, distribué au métayer le conseil, l’éloge et le blâme, monsieur Cardonnel passa dans le bois pour marquer des baliveaux, et, bientôt essoufflé de toutes ces opérations, il s’assit sur un tronc coupé, engagea Roger à s’asseoir auprès de lui, et, avec toute la majesté que sait à l’occasion assumer un père qui est officier public, il parla ainsi :

— Tu sais, Roger, nos petites affaires ne vont pas mal. J’ai acheté ça vingt mille francs, il y a dix ans ; ça en vaut trente mille maintenant. J’y ai mis, il est vrai, beaucoup d’argent ; puis en 1819, les terrains n’étaient pas chers. C’était une bonne affaire. Je pensais à vous, je me disais : L’étude sera un jour la dot d’Émilie, il faut que je mette de côté quelque autre chose pour Roger. Dans ce temps-là je croyais aller bien plus vite ; l’étude me rapportait en moyenne, depuis six ans, neuf mille francs. Nous n’en dépensions que le tiers, la vie étant aussi à meilleur marché, et je me disais : Dans vingt ans, si Dieu me prête vie, mes enfants auront chacun soixante mille francs de dot, sans compter ce que je pourrai leur laisser après ma mort. Je comptais sans le misérable qui est venu me voler ma clientèle, et pour qui l’honneur et la délicatesse ne sont que des mots. Pour moi, je ne connais qu’une chose, c’est de faire mon devoir honnêtement, et ce n’est pas ainsi que, dans le monde où nous sommes, on s’enrichit. Ensuite votre éducation, depuis quelques années, a tout absorbé, et même ça ne suffit pas. J’ai dû emprunter. J’espère qu’avant deux ans tu seras docteur, et qu’alors ce sera fini, surtout si ta sœur est mariée, et qu’alors nous pourrons payer nos dettes et économiser de nouveau. Mais, malheureusement, je le répète, il faut en rabattre de tout ce que nous avions imaginé. Du moins, je t’ai donné les moyens de te faire un bel avenir, et il t’appartient malgré tout de réaliser nos rêves. À bien prendre, pour un garçon, quelques dizaines de mille francs de plus ou de moins ne sont rien : c’est l’instruction qui est tout. Intelligent comme tu l’es, tu peux parvenir au premier rang, soit que tu te fasses avocat, soit que tu entres dans la magistrature. Mais pour ça, il faut le vouloir, il ne faut pas s’amuser en route ; il ne faut pas prendre à côté, mais suivre hardiment et tout droit son chemin.

— Tu sais, père, que je travaille, dit Roger.

— Je le sais ; je ne te fais pas reproche de ce côté-là. Tes professeurs ne m’ont jamais fait que des éloges de toi, je sais que tu es le plus rangé de toute l’école : j’en suis bien heureux. Mais il faut que ça continue. Tu as de l’ambition, j’espère ?

— Certainement, répondit le jeune homme, qui eût été vraiment bien obstiné s’il ne l’avait pas sucée avec le lait de sa mère et, depuis le sevrage, dans chacune des paroles et dans tous les actes de ses parents.

— Bien ; mais ce n’est pas le tout que d’en avoir, il faut agir en conséquence, ne penser qu’à cela sérieusement. Tu as vingt ans : c’est l’âge où les sens parlent haut, quand ils n’ont pas parlé beaucoup plus tôt ; mais ta vie studieuse et tes bons penchants t’ont gardé sage, du moins, je le crois, jusqu’à présent. Je ne te demande pas de continuer, ce serait être trop exigeant  ; moi aussi, j’ai été jeune, et je suis trop bon père et trop raisonnable pour ne pas te pardonner de faire comme j’ai fait moi-même, comme nous faisons tous. Je veux te prévenir seulement de ne pas donner dans la folie de prendre l’amour au sérieux. Quand tu seras en bon train, dans cinq ou six ans, dix ans peut-être, suivant les circonstances, tu chercheras une femme, et il faut espérer qu’elle pourra tout réunir, et faire ton bonheur, en même temps qu’elle l’apportera de la fortune ou de belles protections et, si possible, les deux ; en attendant il y en a d’autres qui te feront prendre patience. Je n’ai pas besoin de te dire lesquelles, et si tu es délicat, il ne manque pas dans les villes de petites ouvrières qui ne coûtent pas cher ; et tu es assez joli garçon pour être aimé pour toi-même. Mais, vois-tu, pas de folies ni dans un sens ni dans l’autre. Je n’ai pas d’argent à te donner pour les maîtresses, et, quant à concevoir de l’amour pour une fille honnête, c’est trop tôt, ça ne pourrait pas réussir, et ça te causerait du chagrin, ça te distrairait du travail et nuirait énormément à ton avenir…

Le bon bourgeois s’arrêta, et, ne recevant pas de réponse, il regarda son fils : Roger avait le front rouge et la tête baissée. Monsieur Cardonnel eut un sourire de maître homme, et reprit d’un ton paterne :

— Vois-tu, Roger, je te parle en bon père et en ami. Je connais la vie, moi ; j’ai de l’expérience et je ne veux que ton bien. Il faut prendre garde : à ton âge, on a des yeux ; on trouve à côté de soi une fille jolie, aimable, bonne, honnête… Parbleu ! ça n’est pas difficile de se laisser aller à l’amour, et l’on s’enflamme, on la suit partout, on prend sa main, on va peut-être jusqu’à lui faire des déclarations qu’elle ne devrait pas souffrir ; mais qu’est-ce que cela signifie, quand on ne peut pas l’épouser ? Cela peut être même une mauvaise action, car si la personne n’est pas assez sage pour comprendre qu’elle ne doit pas compter là-dessus, on peut lui causer du chagrin pour toute sa vie. Et surtout s’il s’agissait de bonnes gens, de bons amis, bien qu’ils ne soient pas de votre rang, c’est, ce serait une double faute. Je ne parle pas de séduction, car alors ce serait un crime !

Il était vraiment beau, monsieur Cardonnel, dans la majesté de cette indignation vertueuse ! Mais comment se faisait-il que la même chose fût un crime à Bruneray, et une peccadille, que dis-je ? un arrangement délicat, à Dijon ? Il est vrai que Régine, si elle était moins que les Cardonnel, était plus qu’une petite ouvrière. — La morale des héritiers de 89 est toute dans ces différences.

Roger n’en saisissait ni le ridicule ni l’odieux. Il était fils de sa classe, et bien que des meilleurs, n’était pas arrivé à ces considérations. Mais à défaut de connaissance, il avait l’amour, c’est-à-dire la foi. Aussi les paroles de son père le faisaient-elles horriblement souffrir. Il ne se disait pas qu’il est infâme que, sous prétexte de raison et même de moralité, le père lui-même se charge, — quand ce n’est pas la mère, hélas ! — de dépraver son fils, à ses premiers pas dans la vie ; mais il tremblait de douleur et d’indignation. Pour tout au monde, il eût voulu empêcher que le nom de Régine fût prononcé au bout de telles considérations, et déjà ce nom, cette image, étaient sous-entendus… Le jeune homme se leva ; le soleil baissait à l’horizon.

— N’est-il pas temps de rentrer ? dit-il.

— C’est ainsi que tu me réponds ? observa monsieur Cardonnel, mécontent.

— Mon père, je songerai à ce que tu m’as dit, mais je ne pense pas…

— Allons, parle.

— Je ne t’ai donné jusqu’ici, tu viens de le dire toi-même, aucun sujet de plainte, et par conséquent…

— Et par conséquent, ça va venir, c’est croyable.

— Mais non, pas du tout !…

Et Roger garda le silence.

— Je t’ai parlé comme à un homme, reprit monsieur Cardonnel avec solennité, et tu me réponds comme un enfant.

L’arrivée du métayer, qui venait parler à son maître, épargna à Roger l’embarras de répondre à cette apostrophe. Le martelage, le baliveau, les chênes blancs et noirs, la litière, etc., changèrent la conversation et parurent à Roger rafraîchir l’atmosphère. En revenant à la métairie, il interrogea le bonhomme et l’emmena sur le chemin de Bruneray le plus loin qu’il put ; après son départ, une histoire de chasse, arrivée en compagnie du chevalier, défraya le reste du chemin, et l’on toucha le seuil de la maison sans autre accident que cette remarque paternelle :

— Tu es bien bavard quand on ne t’interroge pas !

L’effet des sages conseils de monsieur Cardonnel avait été de remplir Roger du besoin ardent de parler le soir même à Régine. Qu’avait-il à lui communiquer ? Il ne s’en était pas très-bien rendu compte, mais leur amour était déjà menacé ! Ne fallait-il pas s’entendre ? Chercher un appui, une force nouvelle dans une union plus étroite ? Roger n’avait pas osé demander à Régine un rendez-vous depuis les belles heures passées à la fenêtre, et ils ne s’étaient vus, parlés, que furtivement, sans autre explication que les effluves magnétiques de leurs yeux, de leurs voix, de tout leur être. Maintenant, le jeune homme osait, il n’hésitait plus. Ne devait-il pas partir, hélas ! dans trois jours ?

Mais comment obtenir de Régine ce rendez-vous, sous l’œil observateur de monsieur Cardonnel ? Roger écrivit cette ligne : Il faut absolument que je vous parle ce soir, au jardin, » et la mit sous les yeux de Régine, en lui présentant une romance, au piano, tandis qu’Émilie feuilletait de son côté. Il vit se baisser avec une adorable expression de trouble et de confusion les paupières de la jeune fille ; mais il ne lut pas non dans son regard, et le serrement convulsif de sa main au départ dit : J’y serai.

À onze heures, quand il ouvrit avec précaution la petite porte, il vit Régine tremblante dans l’ombre du mur. Comment ne pas la presser dans ses bras avec reconnaissance, avec adoration, avec protection, avec orgueil, avec une ivresse mêlée de tous ces sentiments à la fois ?

— Oh ! Roger ! dit-elle, oh ! Roger !… C’est bien mal, peut-être…

— Non ! non ! dit-il.

— Mais je n’ai pas voulu vous faire attendre, là… seul… Vous auriez été trop triste ; non, je ne pouvais pas !

Elle l’entraîna dans l’ombre que jetait le mur, jusqu’à un bouquet de bois, qui leur masquait la maison. Elle était émue et semblait près de pleurer, et pourtant, quand la lune frappa son visage, les feux de son regard firent honte à la blafarde lumière qui l’entourait. Comme elle était belle, mon Dieu ! Régine ! Il ne l’avait jamais vue ainsi.

— Pardonnez-moi, lui dit-il, tout tremblant aussi ; j’avais tant besoin de vous parler !… Il fallait absolument…

— Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-elle.

— C’est, répondit-il… et il s’arrêta.

Ce qu’il y avait ? Oh ! c’était après tout bien peu de chose ! On voulait les empêcher de s’aimer ! Était ce par trop absurde ? Et cela valait-il même la peine d’en parler ? Roger ne le crut pas sans doute, car il ajouta seulement :

— Ô Régine ! que je vous aime !

La jeune fille frémit de cet aveu, qu’elle savait bien déjà, mais qu’elle voulait pourtant, et, toute éperdue, son front se pencha jusque sur l’épaule de Roger.

— Moi aussi, dit-elle à voix basse ; oh ! moi aussi, Roger !

Ils oublièrent dans leur étreinte tout ce qui n’était pas le bonheur d’aimer. Puis ils se répétèrent : « Je t’aime ! je l’aime ! » en se regardant, les lèvres débordant de sourires et les yeux en pleurs, et chaque fois un baiser suppléait la parole en vain cherchée, puis exprimée plus encore. Mais bientôt Régine s’écarta de son amant.

— Oh ! que je suis folle : Oh ! que je dois vous sembler coupable !

— Vous !… Toi, ma Régine !

— Oui. Je ne devrais pas être ainsi, vous laisser voir tout ce que je pense. Les femmes ne doivent pas être ainsi, tout le monde le dit.

— Qu’est-ce que cela vous fait, Régine ? Est-ce que nous pouvons nous mentir l’un à l’autre ? Demande-moi tout ce que tu voudras, je te dirai tout… si je me rappelles… car je ne pense plus qu’à toi. Est-ce que tu ne sens pas que ce qu’il y a de plus grand au monde, c’est notre amour ?

Il se jeta sur l’herbe, à genoux devant elle,

— Je t’adore ! Tu es ma vie, ma lumière ; tu es le beau et le bien, Régine. Tu es tout.

Elle aussi, de même, avec une grâce charmante, se — laissa tomber à genoux comme lui.

— J’allais te le dire, mais tu as parlé le premier. Écoute-moi je suis trop heureuse ! et si je mourais demain, je dirais : J’ai connu le bonheur. Que tu es bon ! que tu es grand, mon Roger ! Comment vais-je faire à présent pour te rendre assez heureux ?

Le jeune homme la releva, et la retenant embrassée.

— Te laisser voir, te laisser aimer, lui dit-il avec transport, et…

Et de nouveau ses lèvres s’unirent à celles de Régine. Cette fois peut-être ce ne fut plus la voix du monde. qui parla à la jeune fille, mais une autre plus intime, celle de sa propre pudeur ; s’arrachant aux bras de son amant, elle le retint à distance, de ses mains unies aux siennes. Il subit cette douce autorité, et ils parlèrent à demi-voix, d’un murmure semblable aux voix de la nature, qui chuchottaient autour d’eux, et il n’était pas plus question qu’auparavant dans ce dialogue du discours paternel qui avait provoqué le rendez-vous. Roger n’y pensait plus, Régine oubliait de s’informer, et les raisons qu’ils avaient d’ailleurs leur suffisaient tout à fait.

— Est-il possible, disait Roger, qu’il y ait tant de beauté et tant de grandeur dans un être ? Je ne te connaissais pas. Tu es une divinité, Régine ! Que c’est bon de t’avoir toujours aimée ! Cependant j’ai été bien fou de ne pas te rechercher toujours comme à présent ; car nous avons été des années à passer l’un près de l’autre sans nous arrêter, sans presque nous voir. Nous étions insensés, nous perdions notre bonheur.

— Pas moi ! répondit-elle, doucement, pas moi !

— Comment ?

— Moi, je l’ai toujours aimé, Roger ; tu as toujours été pour moi ce qu’il y a de plus cher, de meilleur au monde. Quand tu m’es quittée, je suis restée à la même place, et, même bien enfant, j’ai pleuré de ton abandon ; tiens, dans ce lieu où nous sommes, plus d’une fois. Je croyais bien alors que ce serait pour toujours, que tu ne me reviendrais jamais. Oh ! c’était cruel, mais enfin je m’étais dit : Eh bien ! je l’aimerai, moi ; je l’aimerai toute seule, et ce sera encore un bonheur, le seul que je puis avoir.

Elle pleurait encore, et Roger, transporté, recueillait ses larmes en la bénissant et en s’accusant.

Il fallut bien se revoir encore, de la même manière, la veille du départ. La jeune fille frémissait songeant, si de telles entrevues avaient été surprises, aux reproches de ses parents, au blâme de tous ; mais, devant les prières de Roger, le besoin de son propre cœur, elle ne pouvait trouver un refus. Cette fois, les tristesses de l’adieu, remplissant leurs âmes, amenaient avec elles mille appréhensions jusque-là écartées.

— Tu m’écriras, n’est-ce pas, ma chère fiancée ? dit Roger.

Elle baissa douloureusement la tête.

— Oui, je l’écrirai, moi, je t’écrirai ; mais je n’aurai pas tes réponses, Roger. Si je recevais des lettres de toi, ce serait dire… Mes parents ne le voudraient pas à l’insu des tiens, et les tiens, Roger (elle fondit en larmes)… Je ne suis pas la femme qu’ils rêvent pour toi, je le sais bien.

— Qu’importe ! dit le jeune homme. Tu es ma femme, la seule que je puisse avoir. Je vais travailler à me rendre indépendant, et alors il faudra bien qu’on me permette d’être heureux.

Il partait en effet plus ambitieux que jamais ; car il voulait, à force de succès, gagner par lui-même tout ce qu’on rêvait pour lui, acquérir ainsi le droit d’imposer son choix à sa famille, et tout mettre avec bonheur aux pieds de Régine.



III

UN GRAND SOULAGEMENT

En 1862, c’est-à-dire deux ans et demi après l’époque où le baron de La Barre des Vreux avait vendu son château à monsieur Jacot de la Rive, un ancien habitant de Bruneray, transporté dans cette petite ville, aurait cru s’être mépris et eût demandé où il se trouvait. Le vieux Bruneray existait bien toujours, avec ses rues étroites et ses vieilles maisons ; mais tout ce qui l’entourait avait changé d’aspect, à tel point qu’il en avait changé lui-même. Au lieu de se présenter comme autrefois, groupe Sombre, entremêlé de verdure, isolé, à mi-rampe de la colline, il étendait maintenant dans toutes les directions, comme des bras de poulpe, des rangées de maisons grandes ou petites, mais toutes neuves, qui descendaient jusqu’au bord de la rivière. Là une usine, grande à elle seule comme tout l’ancien Bruneray, épatait son vaste parallélogramme autour d’une énorme cheminée de brique, d’où sortaient constamment des flots de fumée noirâtre. À cette usine aboutissaient de toutes parts charrettes, voitures, piétons, et ses bruits sourds et profonds, son cliquetis incessant, remplissaient l’air autrefois si paisible et si pur de la vallée. Sur une grande étendue, les sillons rougeâtres des guérets avaient fait place des trous béants, où se trouvait une fourmilière d’ouvriers, qu’on eût pris de loin, à leur dos constamment courbé, presque horizontal, au mouvement répété de leurs bras, maniant la pioche, pour des quadrupèdes fouisseurs. Les routes, bien empierrées et jonchées de scories ferrugineuses, traçaient dans la campagne de longs rubans noirs ; à peu de distance de l’usine, une gare à peine construite, tête de l’embranchement récemment achevé sur le chemin de fer de Paris à Mulhouse, montrait ses files de wagons, ses ballasts, sa voie droite et fine, où de temps en temps glissait un train grondant, et d’où parlait le cri âpre et tourmenté de la travailleuse locomotive.

De la gare au château, sur la courbe adoucie de la colline, serpentait une belle route, déjà plantée de petits ormeaux enfermés dans un treillis vert. À droite, en montant, on avait sous les yeux tout le nouveau Bruneray, consistant, pour le beau quartier, sans parier des auberges, cabarets, gargottes et maisons ouvrières, qui occupaient l’espace au delà et le bas de la colline, en une seule rue, non encore pavée, mais déjà bordée presque à chaque rez-de-chaussée de catés et de magasins, dont quelques-uns affectaient l’élégance chatoyante exportée de Paris sur toute la surface du globe. Quant au château, il était à peine reconnaissable. Le pare, dans sa plus grande partie, était devenu un jardin anglais ; la vieille façade, rafraîchie, avait été enjolivée de sculptures qui lui donnaient quelque chose de l’air d’une lorette poudrée de riz et coiffée à la Pompadour, et l’on y avait adjoint des communs et des écuries, en forme de bastions crénelés.

Autre signe de prospère activité, deux villas étaient en construction non loin du château : l’une, d’architecture mauresque, décelait les goûts artistiques de monsieur Nauthonier, principal notaire de Bruneray ; l’autre, un chalet suisse, représentait les gains faits sur la vente des terrains ferrugineux par un propriétaire du pays.

Mais ces changements extérieurs étaient peut-être les moindres. L’invasion d’une population nouvelle d’ouvriers, d’employés et d’ingénieurs, le luxe, le caractère et les relations des nouveaux propriétaires du château, l’appât des bénéfices que promettait la compagnie, l’essor qu’avait pris soudainement le commerce, toutes ces causes avaient profondément changé les mœurs et l’esprit de Bruneray, autrefois d’une simplicité sinon d’intention, du moins par le fait pleine de bonhomie. Cinq ou six personnes ayant fait des gains considérables soit sur la vente des terrains propres à la construction ou à l’extraction, soit sur les grands travaux qui s’étaient si rapidement accomplis, cela avait allumé tous les esprits, brûlé tous les cœurs du désir d’en faire autant ou du regret amer de ne pouvoir le faire. Et comment échapper à de tels sentiments quand de jour en jour la voix publique répétait des nouvelles de cette importance :

— Monsieur Charbonnier a réalisé vingt mille francs sur l’entreprise des toitures de la gare.

— Vatout l’a emporté pour la fourniture du bois, il va faire agrandir son magasin.

— On va bâtir un hôtel superbe entre la gare et la station.

— Madame Trismanet a loué ses deux chambres cinquante francs par mois.

— Deux modistes de Paris sont venues s’établir dans la rue Basse, on remet le magasin tout à neuf.

— Vous savez la maison de monsieur Vérin, qui n’est pas encore finie, cette belle maison dans la rue Neuve, on a déjà loué le rez-de-chaussée, le premier et les mansardes pour un grand magasin de nouveautés ; un industriel qui vient de Paris !…

Quand, se mettant à sa fenêtre, d’où l’on n’apercevait autrefois que de rares passants ou des enfants barbouillés, on voyait passer, au trot léger de deux beaux chevaux, conduits par un cocher en livrée bleue, en gants blancs, un breack portant soit les dames Jacot de la Rive, à demi-renversées sur les coussins, et dont les robes remplissaient la voiture de nuages de mousseline ou de flots de soie, avec des chapeaux délicieux, ou bien des invités du château. Parisiens pour la plupart, dont les costumes et la désinvolture excitaient alternativement l’admiration ou la critique, mais toujours le plus vif intérêt, même sous la critique, une secrète admiration, l’envie tout au moins cachée ;

Quand de beaux jeunes gens, c’est-à-dire des jeunes gens bien mis ou, si l’on veut, étrangement mis, traversaient, d’un air dédaigneux ou vainqueur, les rues de Bruneray, lorgnant çà et là les indigènes, et entraient au grand café en demandant les consommations les plus parisiennes, que les cafetiers s’empressaient de fournir avec orgueil ; quand on entendait raconter les splendeurs de la fête que madame Nauthonier, ou la mairesse, ou la percepteuse d’enregistrement (les trois grosses maisons de Bruneray) avait donnée aux gens du château et aux principaux de la ville, fête pour laquelle plusieurs toilettes étaient venues de Paris ; quand on lisait dans les journaux le discours du directeur des forges de Bruneray à ses actionnaires, leur prédisant les plus belles destinées dans un temps prochain ; quand les denrées haussaient chaque jour ; quand on ne voyait plus à l’église que robes de soies et chapeaux à plumes ; quand on ne parlait plus que de hauts prix, de belles choses, de grands personnages et de grandes fortunes ; et que jusqu’aux plus humbles du peuple avaient cet air fier et important de gens qui, s’ils ne possèdent pas la richesse, en ont du moins reçu la haute révélation.

Sous de telles influences, les habitants de Bruneray, et particulièrement la société, s’étaient rapidement élevés à la hauteur de la situation. Désormais on ne sortait plus qu’en tenue, quand ce n’eût été que pour se rendre chez son voisin, de l’autre côté de la rue ; on n’alla plus en chapeau de paille, — ou sans chapeau, — cueillir les violettes, au printemps, dans les buissons ; les champignons, dans les bois, à l’automne, ou les noisettes. On se rendait solennellement en grand costume à la promenade des tilleuls, au bout de la ville, les Champs-Élysées de l’endroit ; on s’étudiait à reproduire les façons nouvelles ; on se saignait, on économisait secrètement sur le vivre pour renouveler sa garde-robe ou son mobilier ; on s’inscrivait chez la couturière et la modiste venues de Paris, et l’on payait sans sourciller leurs notes énormes, quand autrefois on marchandait les centimes aux ouvriers du pays. On cessait d’inviter lorsqu’on ne pouvait offrir des glaces au champagne, et les petites soirées d’amis, à l’improviste, où l’on croquait, au coin du feu, des marrons grillés, arrosés de vin de Beaune, où l’on dansait au piano, après avoir chanté des romances, devinrent si ridicules qu’elles disparurent tout à fait. On vécut froidement et silencieusement chez soi, pour ne se montrer qu’armé de toutes pièces ; on s’empesa, de peur de laisser-aller fâcheux ; et toute l’attention, toutes les énergies furent tendues vers la recherche en tout genre du comme il faut.

Dans le peuple de la petite ville et des environs, la révolution n’avait pas été moins profonde. À l’inauguration des travaux, le salaire offert par la direction excédant d’un cinquième le prix courant, toute la population travailleuse s’était précipitée sur ce chantier. Le prix des journées avait haussé dans les champs, et le pauvre avait béni les industriels et porté aux nues le nom de monsieur Jacot. Seuls, les propriétaires et fermiers d’abord avaient murmuré ; mais déjà l’élévation des prix du marché, due à une population plus nombreuse et à la plus grande facilité des transports, compensait au delà pour eux l’élévation des salaires. Celle-ci inspirait toujours au peuple un grand contentement, il bénissait les industriels et seulement commençait à maudire les propriétaires et les commerçants. Il gagnait maintenant dix sous de plus qu’autrefois, mais un pain lui coûtait cinq centimes de plus par livre ; le lait, les pommes de terre, la graisse, la viande de porc, le bois, avaient également haussé ; son loyer avait augmenté d’un tiers et ses besoins avaient fait de même. Il enviait lui aussi la richesse et le loisir, et, comme les autres, il prétendait s’élever. Malheureusement il n’avait pu que remplacer par le drap brûlé du fripier et l’étoffe à cinquante centimes du magasin de nouveautés la solide bure désormais méprisée, porter, au lieu de sabots, des souliers percés, passer le lundi au cabaret. Mais le dimanche, en général, on était superbe, et les vêtements tendaient à se rapprocher de ceux de la bourgeoisie, qui regardait cette prétention d’un air de mépris et la condamnait comme un crime.

Son indignation toutefois était encore plus vive contre les ouvriers venus de Paris ou d’autres centres industriels : mécaniciens, tourneurs, ajusteurs, fondeurs, qui, gagnant beaucoup plus que les manœuvres, se permettaient d’aller au café, où ils jouaient au billard et coudoyaient les bourgeois, et qui chantaient le soir dans les rues des scies parisiennes et des refrains quasi-révolutionnaires, tandis que leurs femmes portaient des volants et des chapeaux… Une horreur ! Les employés formaient dans tout cela une classe intermédiaire, et, selon leur importance, voyaient ou ne voyaient pas la société. Bruneray enfin, de canton rural et paisible, était devenu un petit monde entier, plein d’intérêts divers et complexes, de mouvement, d’agitation même, au point que ses anciens habitants n’avaient pu se remettre encore de l’émotion d’un tel changement et en restaient essoufflés, haletants, comme des gens surmenés par une marche trop rapide.

En effet, quel vaste champ ouvert tout à coup aux ambitions, aux jalousies, aux susceptibilités, aux médisances, aux craintes, aux intrigues ! Ces passions assurément, toutes ces impulsions, existaient auparavant ; mais forcément assoupies, elles ne pouvaient s’exercer qu’à grand’peine, et même en créant parfois, à force d’imagination, l’objet de leur activité. Maintenant c’était à n’y pas suffire ; madame Cardonnel en avait la fièvre, et avec elle combien d’autres !

Le point culminant de toutes les pensées était le château, la famille Jacot de la Rive ; tout partait de là et tout y aboutissait. Monsieur Jacot était le directeur, le monarque de l’usine et de tous les travaux qui s’y rapportaient ; il était également de l’administration du chemin de fer, et sur l’embranchement tout n’allait que par ses ordres. On n’ignorait pas non plus son influence dans une société financière des plus connues et dans certains journaux, l’un politique, l’autre financier, dont il était un des plus forts actionnaires et membre du conseil de surveillance, et l’on partait de là pour dire dans le pays, était-ce exagération ou non ? — qu’une recommandation de monsieur Jacot de la Rive était la fortune d’un homme. Les paysans ajoutaient même :

— Oh ! il s’entend bien avec l’empereur !

Le journal qui comptait monsieur de la Rive parmi ses administrateurs approuvait en effet la politique impériale, et tout au plus offrait parfois des conseils respectueux.

On imagine d’après cela combien de requêtes et de sollicitations devaient affluer chez le grand industriel, et de quelle considération il devait être entouré. Faits, espérances, tout dépendait de lui, tout allait à lui. Les paysans le saluaient bas, admirant en cet homme la puissance, l’activité, l’éclat, qui dans leur vie sombre et sans idéal leur paraît l’idéal même, et ils disaient :

— À la bonne heure ! en v’là un vrai seigneur et un vrai château !

L’industriel pourtant était loin de donner, à proportion de sa richesse, autant que le chevalier ; mais nécessairement il donnait davantage, surtout il pouvait tant donner ! Les espoirs qu’il excitait lui étaient portés en compte, et c’était énorme. Il n’y avait pas d’homme plus populaire dans tout l’arrondissement, et, pour être député, il n’avait qu’à attendre les élections.

Tandis que monsieur Jacot gouvernait ainsi la sphère de l’ambition, sa femme, qui d’ailleurs n’y était pas étrangère, tenait le sceptre du luxe, de l’élégance et de la mode, c’est-à-dire la vanité. — Ambition et vanité, que restait-il qui ne fût à eux ?

Madame Jacot de la Rive avait pris au sérieux la mission de la femme, qui consiste, d’après un grand nombre de penseurs modernes, à faire valoir sa grâce et sa beauté par l’étude approfondie de la parure. Elle y excellait depuis vingt ans ; mais, en dépit de cette date, de l’âge de son fils, qui venait d’atteindre sa majorité, et la beauté en fleur d’une de dix-neuf ans qu’on voyait à ses côtés, elle ne cessait de passer pour une jolie femme et de prétendre à ce titre. Beaucoup même la préférait à sa fille, moins gracieuse et moins aimable, et toutes deux jouissaient de l’admiration générale, qui ne leur donnait point de rivales dans le pays. Pour combien le velours, la soie, la dentelle, les plumes, rubans et bijoux, et surtout l’art qui les disposait, entraient-ils dans ce jugement naïf et complexe ? Il est difficile de le savoir, à moins d’en croire le chevalier, qui affirmait, en petit comité d’amis, que mesdames Jacot, habillées en ouvrières, n’eussent pas été dignes, au point de vue plastique, de figurer à dix rangs au-dessous de la belle Émilie, et que leur grâce tant vantée ne valait pas un sourire de Régine, sa favorite, il est vrai.

Mais qui eût pu concevoir mesdames de la Rive habillées en ouvrières ? Il fallait pour imaginer une telle abstraction un esprit ergoteur, philosophique et bizarre comme celui du chevalier ; il eût fallu avoir le caractère mal fait de ceux qui cherchent des taches au soleil, et l’on n’avait qu’une idée, celle de se chauffer le plus près possible à ses rayons et de s’en éclairer soi-même. Admirer, louer, prouvait la connaissance. Combien affirmaient que madame Jaco ! de la Rive était une femme d’esprit, qut ne l’avaient pas entretenue cinq minutes ! Cette raison est une de celles qui donnent toujours des vertus et de l’intelligence aux puissants. Le petit nombre admis à l’intimité du château en perdait la tête.

On devine quelle compétition avait eu lieu à ce sujet. Les deux années écoulées, depuis l’établissement à Bruneray de l’importante famille, contenaient déjà des drames entiers d’ambitions heureuses ou désespérées ou de manœuvres plus ou moins occul es, qui avaient fait éclater dans la société des haines et des brouilles autrement âpres que celles qui divisaient auparavant la petite ville. La famille Cardonnel n’avait pas été la dernière à désirer l’amitié des Jacot et à la rechercher ; mais, fidèle à son caractère, elle était restée digne dans cette poursuite et n’avait mis en œuvre ni empressements serviles ni dénigrement d’autrui, encore moins les calomnies auxquelles certaines avaient recours pour se débarrasser de leurs concurrents. Il en résulta qu’elle fut victime des moyens qu’elle n’employait pas. Elle reçut, comme tous les notables de Bruneray, la visite de monsieur et de madame Jacot, et la rendit avec empressement, en déployant toute la pompe et toute l’amabilité possibles ; mais, bien que l’accueil eût été cordial et la conversation animée, au point que le soir madame Cardonnel, débordant de joie, répétait :

— Je suis sûre que nous leur avons fait une excellente impression et que nous reverrons bientôt ces dames ; elles sont si charmantes !…

Cette espérance ne se réalisa pas, en sorte qu’après la première quinzaine passée tout entière à célébrer la bonté, l’esprit, l’amabilité des habitants du château, une autre quinzaine s’écoula, pendant laquelle ces belles qualités pâlirent, se nuancèrent d’observations moins bienveillantes, et finirent au bout d’un mois par se trouver changées en sot orgueil et en morgue ridicule. Cela toutefois à voix basse, on désirait tant la protection et l’intimité des Jacot pour l’avenir de Roger et d’Émilie ! Sans parler du monde, vis-à-vis duquel c’eût une humiliation d’être relégué au second plan dans la faveur de ces personnages.

Cette humiliation fut subie pourtant pendant toute la première année, et de qui pouvait-ce être la faute, sinon de l’infâme Nauthonier, le Satan auquel chez les Cardonnel on rapportait tous les maléfices, et qui certainement y avait sa part. On l’avait vu en peu de temps devenir l’agent officieux, puis quasi-officiel, de monsieur Jacot, traiter ses marchés, ses affaires, être familier au château, se faire le cicerone, l’ami, le conseiller de monsieur, le complaisant de ces dames. Sachant que monsieur Jacot désirait agrandir son domaine, il fit le siége de toutes les pièces de terre à la convenance du château, et les obtint pour la plupart de ceux qui les possédaient, à l’aide des moyens que lui fournissaient et sa faconde effrontée, et sa finesse diabolique, et sa connaissance des hommes et des affaires du pays. Il gagna ainsi, outre de bons honoraires, la confiance et la gratitude du grand industriel, en même temps qu’un surcroît de considération, parce qu’on les voyait fréquemment ensemble. On s’adressa à monsieur Nauthonier pour arriver à monsieur Jacot, ainsi que l’on courtise le favori d’un roi. Le vieux médecin était mort, naturellement le maire fut monsieur Jacot, et monsieur Nauthonier, nommé premier adjoint, remplit la fonction du titulaire trop occupé. Pour lui, ce Nauthonier, il trouvait le temps de suffire à tout ; ses clercs lui faisaient la grosse besogne, comme le second adjoint, comme bien d’autres, ceux qu’il savait employer à son profit.

— Vil intrigant ! s’écriait plus fort que jamais, et tout aussi vainement, son rival malheureux, monsieur Cardonnel.

Pour madame, elle ne pouvait plus entendre parler de cet homme sans exaspération, et s’il arrivait qu’elle le rencontrât dans la rue, elle pâlissait d’émotion, de colère, et rentrait chez elle avec des palpitations de cœur ou quelque chose de semblable.

Ces sentiments, quoique violents, étaient concevables. Roger allait achever son droit ; il allait entrer dans la carrière sans protecteurs, et, à défaut de celui-ci, il y rencontrerait sans doute plus d’un Nauthonier. Émilie, la belle Émilie, avait atteint l’âge de vingt ans, sans avoir encore trouvé un parti sérieux, et le clerc de l’étude, l’unique, tandis que monsieur Nauthonier en possédait trois, osait soupirer pour elle, comme si elle eût été la plus vulgaire des filles de notaire. Ces deux enfants, objet de tant d’orgueil et de si beaux rêves, et qui les justifiaient si bien par eux-mêmes, devaient-ils donc s’étioler dans les vulgarités d’une vie pauvre et mesquine ? Le talent d’Émilie se mourait à l’ombre. On avait espéré le produire chez monsieur Jacot de La Rive, tant à Paris, où ils résidaient une partie de l’année, qu’au château, et l’on avait pu à peine le mentionner ; en deux ou trois visites officielles, il n’y avait pas eu moyen de chanter.

Ce fut Roger qui sauva la situation. Aux grandes vacances, il alla faire visite au château, et du premier coup s’acquit les suffrages de trois des membres de la famille : Madame Jacot, que charmèrent sa bonne mine, sa jeunesse, sa timidité jointe à beaucoup de convenance, et sa conversation intelligente ; mademoiselle Marie Jacot, pour ces mêmes raisons ou pour d’autres ; enfin monsieur Ernest Jacot, étudiant en droit, de même que Roger, mais moins avancé que lui de deux années. Ici l’astre des Cardonnel prenait le dessus sur celui des Nauthonier, l’intrigant n’ayant pu faire que son fils eût plus de quinze ans, ce qui le rendait inapte à l’honneur d’être le camarade sérieux d’un jeune homme arrivé à sa vingt-cinquième année.

Parmi les autres fils de bourgeois qui avaient cet âge ou le dépassaient, aucun ne pouvait entrer en comparaison avec Roger pour l’éducation, les manières et l’intelligence ; Ernest Jacot se lia donc promptement avec le jeune Cardonnel, et dès lors les parents furent également invités et recherchés. Émilie put enfin aborder le piano du château, d’autant mieux qu’à partir de cette époque, l’installation étant complète, on donna des fêtes. et des soirées, et madame Cardonnel vit avec transport le talent et la beauté de sa fille resplendir de tout leur éclat.

Ils étaient naïfs à ce point, les Cardonnel, de croire que tout était là, et que de telles supériorités constatées entraînaient infailliblement l’admiration, les hommages, puis la fortune. Ils l’étaient au point de ne pas même soupçonner l’écueil qu’ils côtoyaient et sur lequel il y avait dix chances pour une qu’ils dussent sombrer : la jalousie de celles mêmes à qui ils donnaient le soin de mettre en lumière les perfections d’Émilie. Par miracle, il n’en fut rien, soit parce qu’Émilie était la sœur de Roger, soit que ces millionnaires sentissent leurs propres charmes trop au-dessus d’attraits mal dotés. Il y avait d’ailleurs entre le caractère fier et royal le la figure d’Émilie et les grâces, moelleuses d’une part, évaporées de l’autre, des dames Jacot, une différence qui excluait presque la rivalité. Elles semblèrent au contraire vouloir se montrer parfaites, et accablèrent la jeune artiste d’éloges et d’encouragements.

— Un pareil talent ne peut pas rester à Bruneray, chère mademoiselle, répétait madame Jacot ; il faut vous faire entendre à Paris. Je veux parler de vous à madame Garcia.

Et Marie Jacot ; prenant de son air cavalier le bras d’Émilie, la reconduisait à sa place en disant à Roger, qui marchait près d’elles :

— Comme vous devez être fier de votre sœur !

Et, se penchant à l’oreille d’Émilie, elle ajoutait :

— Et vous de lui !

Qu’eût pensé Régine de ces derniers mots ? Son cœur n’eût-il pas battu bien fort devant une pareille rivale ? Régine savait tout, car tout se sait à Bruneray ; mais son cœur battait d’une confiance trop haute et d’un amour trop tendre pour ne pas ajouter une foi complète aux serments enthousiastes de son jeune amant. Il n’y avait guère d’ailleurs que monsieur et madame Cardonnel capable de rêver le mariage de leur fils avec l’héritière des Jacot. Marie avait déjà dix-neuf ans et ne devait qu’à sa fantastique humeur de n’être pas encore mariée. Elle se plaisait à jouer dans sa liberté, d’une manière toute féline, avec les hommages des nombreux jeunes gens qui se pressaient autour d’elle, et plus cette liberté était grande et celle humeur fantasque, moins on pouvait compter qu’un jeune homme de vingt-deux ans, sans fortune et sans avenir assuré, fixerait son choix. Roger, quand son cœur eût été libre, aurait eu peine à s’y tromper ; il était aimable et poli pour Marie, avec une cordialité de bonne humeur qui éloignait la pensée d’un trouble secret. Les craintes de Régine ne se fixaient que sur l’avenir, dans la prévision d’une opposition de la famille Cardonnel et, par suite, de sa propre famille à elle, et son seul chagrin présent était de voir trop rarement Roger, que les réceptions, les parties de campagne, lui arrachaient.

Leur amour était devenu plus profond par l’intimité d’une correspondance fréquente. Malgré l’abnégation de Régine, qui consentait à écrire seule, Roger n’avait pu recevoir longtemps ces lettres si pleines, si suaves, si chères, sans être dévoré du besoin d’y répondre. Moins d’un mois après son départ, il avait inséré une lettre pour Régine dans une lettre au chevalier, le priant, par un post-scriptum assez embrouillé, de remettre la lettre secrètement, parce qu’il s’agissait… d’une espiéglerie. Régine un jour avait vu entrer le chevalier dans le magasin, ce qui était rare ; il ne le visitait d’ordinaire que le soir, après la fermeture des auvents. Il avait causé d’abord d’un air indifférent ; puis, à l’entrée de deux clientes, il s’était levé et demandant à Régine des greffes de rose, il l’avait emmenée au jardin, laissant monsieur et madame Renaud aux prises avec la pratique. Lucette les avait suivis ; mais à peine arrivés auprès du rosier :

— Ah ! ma chère enfant, dit le chevalier en fouillant ses poches ; sûrement j’ai laissé ma serpette sur le comptoir. Seriez-vous assez bonne pour l’aller chercher ? Je ne voudrais pas affronter de nouveau les beaux yeux de votre cliente, madame Carron, et surtout sa langue.

Lucette, partit en riant, et la serpette sortit aussitôt de la poche du chevalier en compagnie de la lettre de Roger.

— Vous me faites faire là un beau métier, mes enfants, dit-il en remettant la missive à Régine, qui devint plus rose que les roses et baissa le front jusque sous les rameaux de l’arbuste On ne fait ces choses-là dignement que pour son propre compte ; je gronderai Roger. Encore a-t-il voulu me prendre pour dupe en même temps que pour intermédiaire. Ah ! j’en apprends de belles sur ce garçon-là !

— Que vous êtes méchant, dit-elle en lui lançant furtivement un regard humide et tout brillant d’émotion.

— La serpette n’y est pas, cria Lucette du seuil de la maison, et maman a besoin de moi.

Le chevalier lui montra de loin l’objet retrouvé, et la fillette disparut. Enlevant alors pour témoins les greffes demandées, monsieur de La Barre prit la main de Régine, et l’emmenant plus loin :

— Très-méchant ! répéta-t-il, au point que je vous embrasserais tous deux pour cette idée-là, qui est vraiment bonne. J’ai toujours regardé Roger comme un garçon exceptionnellement intelligent, parce qu’à une capacité réelle il joint une sensibilité de cœur, un tact de sentiment, qui l’emportent vers le vrai et le font rencontrer juste, et je trouve qu’il n’en a jamais donné meilleure preuve. Je serai heureux de votre bonheur, je le suis déjà.

— Que vous êtes bon ! reprit la jeune fille, doucement émue, en marchant le front baissé près du chevalier. Bon ! méchant ! tour à tour, selon que je gronde ou que j’approuve ! Ah ! petite fille, voilà l’égoïsme des jugements humains ! Toutefois l’égoïsme à deux est un 1 charmant égoïsme ; et vous ne pousserez jamais à l’excès ni l’un ni Pautre ; j’entends : vous saurez aimer en dehors de votre amour. Eh bien ! Régine, soyez juste, je suis trop l’ami de vos parents à tous deux pour vous remettre des lettres à leur insu ?

— C’est vrai ! dit-elle tristement.

— Ah ! ce Roger ! il s’est dit : Heureux garçon qui ne fait rien ou pas grand chose ! il faut l’utiliser… Je ne demande pas mieux. Cherchez et trouvez… tout ce qu’il vous plaira, je suis à votre service, pourvu que ce soit ouvertement. Après tout, mes enfants, je me demande pourquoi ces mystères ? Vos parents sont au mieux ensemble, ils s’aiment, ils vous aiment ; il y aura, je le sais, quelques objections, mais ce ne pourra jamais être bien sérieux.

— Vous vous trompez, chevalier ; jamais monsieur et madame Cardonnel, madame surtout, ne consentirait à ce que Roger, sur lequel ils fondent de si grandes espérances, épousât la fille d’un simple marchand.

Monsieur de La Barre se mit à rire.

— Oui, reprit Régine, madame Cardonnel est une excellente femme ; je l’aime, je la respecte ; elle est la mère de Roger… Mais… je la connais bien : elle a un orgueil extrême et des préjugés… vraiment ridicules.

Monsieur de La Barre prit la jeune fille par la main.

— Régine !…

Et lui prenant encore l’autre main, et la regardant ainsi bien en face, de son air à la fois bonhomme et incisif :

— Régine, épouseriez-vous un paysan ?

Elle resta interdite, étonnée, confuse, et il se reprit à rire de bon cœur.

— Mais Roger n’est pas paysan ! dit-elle tout à coup, avec une vivacité mutine et en arrachant ses mains au chevalier.

— Voilà, dit-il, une charmante réponse ; mais elle ne conclut pas.

— Demandez-moi si j’épouserais un prince, et je vous répondrai la même chose.

— Ce qui ne conclura pas davantage sur la question. Alors dites-moi ce qu’en penserait monsieur Renaud ?

— Oh ! il refuserait, c’est certain.

— Parfait ; mais alors, mon enfant, dites-moi un peu. s’il faut croire sérieusement au progrès ? Car si l’esprit humain ne cesse d’être accroché à tel cran que pour passer à un autre et s’y accrocher encore… ça me paraît long, et peut-être indéfini… Notre terre est ronde… Et souriant, il regardait Régine comme pour l’interroger, avec l’intention évidente de continuer la conversation ; lorsque rencontrant le regard ému et rêveur de la jeune fille, dont la main, plongée dans la poche de sa robe, y caressait la lettre, le trésor de joies intimes, qu’il venait de lui remettre, le chevalier sembla recevoir le choc d’une autre pensée ; il se haussa les épaules à lui-même, et tendit la main à Régine :

— Adieu, mon enfant.

— Vous partez déjà ? dit-elle d’un ton languissant.

Le chevalier la regarda d’un air malicieux ; elle rougit, et il partit en souriant par la petite porte des Cardonnel, tandis qu’elle s’enfonçait, toute palpitante, avec sa lettre, sous l’abri des bais, coin déjà sacré, où, comme l’abeille à sa ruche, elle retournait porter de nouveau miel.

Il voulait lui écrire !… Il ne pouvait jeter incessamment dans le vide ses élans, ses pensées, qui toujours allaient. à elle ! Il souffrait trop de ne pouvoir la remercier, lui répondre, lui tout dire !… Et Régine, comment aurait-elle eu le courage de s’y opposer ? Noyée de bonheur sous le déluge de ses pages d’amour, appuyée sur les buis, les joues en feu, le cœur tout résonnant des paroles chéries, elle ne songeait qu’à une chose, trouver le moyen qui leur manquait.

Elle le trouva ; il n’en pouvait être autrement, et, dès le soir même, elle se rendait seule chez mademoiselle Forel, sous prétexte de la coupe d’un corsage de mousseline.

Mesdemoiselles Forel sœurs, deux jeunes filles de dix-huit et vingt et une ans, étaient à cette époque, — on posait seulement alors la première pierre de la forge, — les premières couturières de Bruneray, les seules dont les ciseaux fussent acceptés par les dames, toutes les autres n’étant guère qu’ouvrières à la journée, travaillant dans l’indienne ou dans la bure, et ne recevant point un journal et des gravures de Paris. Outre cet avantage, mesdemoiselles Forel se rendaient deux fois par an à Chaumont, où elles prenaient langue sur les modes nouvelles, et d’où elles rapportaient coiffes de chapeaux, velours, taffetas, rubans, dentelles, passementeries, car elles étaient en même temps modistes. Les dames les plus élégantes, comme la maîtresse, la receveuse et quelques autres, avaient, il est vrai, leur couturière à Chaumont, mais elles faisaient faire leurs petits chapeaux et leurs petites robes par les sœurs Forel : mortification assez dure, mais qu’il fallait bien accepter.

Sauf la robe de soie d’Émilie, la clientèle des Cardonnel et des Renaud était également acquise aux deux sœurs, et si, vis à vis des dames Cardonnel, mesdemoiselles Forel n’étaient que de simples couturières, vis-à-vis des Renaud c’était autre chose. Oh ! il existait bien encore une différence, gardez-vous d’en douter, et cette différence était soigneusement marquée et maintenue ; — l’esprit humain, sur ces points importants, est plein de tact et d’activité. — Certes, mesdemoiselles Forel, couturières, travaillant pour le monde, ne pouvaient pas se prétendre les égalés des Renaud, propriétaires d’un magasin, le plus achalandé de la ville. Si encore elles avaient eu elles-mêmes des ouvrières sur le travail. desquelles elles eussent gagné de quoi louer un salon, avec des glaces, pour recevoir leur client, et de quoi porter des robes de soie tous les jours, travaillant peu par elles-mêmes, oh ! alors c’eût été différent. Mais elles n’avaient que deux petites apprenties, et causaient du matin au soir, et bien qu’elles se fissent toujours suivre d’une de ces petites filles, lorsqu’elles allaient essayer des robes, afin de ne pas porter le paquet elles-mêmes, n’eût-il consisté qu’en un fichu de dentelle, cependant elles ne pouvaient prétendre au rang de commerçantes et restaient parmi les artisans. Au moins y occupaient-elles le premier rang, et l’on disait d’elles, dans la société comme dans le commerce :

— Elles sont vraiment très-bien pour leur condition. S’il était permis d’exprimer d’une façon mathématique des choses aussi délicates, on aurait pu dire que les demoiselles Forel étaient aux Renaud ce que les Renaud étaient aux Cardonnel. On avait joué ensemble dans l’enfance, on s’appréciait, on s’aimait, on se rendait service avec empressement ; ne se voyait pas d’une manière officielle, mais on s’abordait amicalement ; on profitait du moindre prétexte pour causer et se réunir, et l’on témoignait de part et d’autre beaucoup de zèle affectueux dans les grandes circonstances : mort, accident, maladie.

Régine était donc allée porter chez les demoiselles Forel son secret, sous le voile d’un corsage de mousseline, et ce n’était pas sans trouble. Maintenant qu’elle était entrée et qu’il s’agissait de parler, émue, honteuse, rougissante, elle y eût renoncé peut-être, s’il ne se fût agi que d’elle-même ; mais Roger le voulait, il en avait besoin, donc il le fallait. Après de longues explications, qu’elle n’entendit pas, sur le corsage, elle fit un effort, et d’une voix altérée :

— Je suis venue vous demander autre chose, dit-elle, sans chercher aucun biais.

— En effet, Régine, s’écria l’aînée des Forel, Marianne, je me demandais ce que vous aviez à être toute silencieuse et toute rouge ainsi. Qu’est-ce donc ? Vous savez bien que, si nous pouvons, nous sommes tout à votre service.

— Voulez-vous recevoir des lettres pour moi ? demanda rapidement Régine après un instant d’hésitation.

Les deux sœurs avaient tressailli de surprise.

— Des lettres pour vous, Régine ? et puis qu’on ne sache pas…

Et la plus jeune, celle qui parlait ainsi, Adolphine, s’arrêta, les lèvres ouvertes d’émerveillement, devant cette chose incroyable de la part d’une fille si posée et si raisonnable que Régine Renaud.

— Des lettres ? dit Marianne, d’un ton plus grave. Eh quoi ! vous voulez recevoir des lettres à l’insu de vos parents ?

— Oui, des lettres de Dijon, reprit Régine avec l’accent douloureux, fier et désespéré d’un confesseur de la foi devant ses juges.

— Oh !… dit Adolphine en joignant les mains et ouvrant les yeux, de l’air le plus ravi.

C’était comme si elle eût dit :

— Bon ! je sais tout maintenant, et c’est délicieux ! Roger Cardonnel !

— Vous écrivez à Roger Cardonnel ? demanda Marianne d’une voix plus basse.

— Oui.

— Ma chère Régine, vous savez combien nous vous aimons ; mais que diront vos parents, s’ils apprennent…

— Faites cela pour moi, Marianne ; et comptez ensuite à jamais sur moi. Voyez-vous, je ne puis pas croire que ce soit mal de s’aimer, surtout quand on ne peut pas s’en empêcher… Est-ce que cela n’est pas plus grand et plus sérieux que toute autre chose ?

— Elle a raison, s’écria Adolphine. Ah ! j’aime bien vous entendre parler ainsi, Régine.

— Est-ce que vous aimez, Adolphine, vous aussi ?

— Moi, non ; pas encore. Mais ça viendra, j’espère…

— Alors, vous ne pouvez pas savoir… C’est égal, je vous remercie. Pour mes parents, Marianne, vous se lez bien que ce n’est pas précisément contre leur volonté… Ils ne demanderaient pas mieux… et c’est seulement à cause des Cardonnel…

— Justement, reprit Adolphine, et pour moi je serai enchantée si ça réussit, à cause de mesdames Cordonnel. Peuh !… Elles sont si orgueilleuses ! Des manières ! comme leurs robes de soie qu’elles vont faire faire à Chaumont ! Elles savaient bien que nous les aurions tout aussi bien faites ; mais c’est un genre, et pour ça elles ne regardent pas à faire des sottises aux gens. Enfin, ce n’est pas pour ça, mais je vous demande si vous ne les valez pas ?

— Et si cela ne réussit pas, dit Marianne, si monsieur Roger plus tard ?… Dame, vous savez, les jeunes gens… Ah ! Régine, vous n’êtes pas prudente, et vous feriez mieux de lui dire d’attendre qu’il ait une position, et qu’il puisse vous épouser. S’il vous aime sérieusement, il peut bien attendre.

— Oui, pour qu’il l’oublie, c’est le moyen, dit Adolphine mécontente.

— S’il m’oubliait, que ce soit tout de suite ou plus tard, j’en mourrai de chagrin, reprit Régine ; mais il m’aime bien, et c’est pour cela qu’il ne peut pas se passer de m’écrire, Marianne, et moi, qui sais combien il en souffrirait, je ne puis pas le refuser.

Adolphine, transportée, embrassa Régine…

— Comme elle est gentille d’être si amoureuse que cela !

— Tais-toi donc, folle ! dit la sœur aînée.

Et d’une figure triste et sérieuse elle cherchait encore des objections ; mais voyant les yeux de Régine remplis de larmes, elle ne put y tenir et l’embrassa aussi en disant :

— Puisque vous le voulez, ma chère, je le ferai. Peut-être fais-je mal ? Mais je n’en sais rien, et je ne puis pas vous faire de la peine.

C’était donc grâce à cet arrangement que Régine et Roger avaient pu entretenir une correspondance active pendant deux ans et demi, jusqu’aux vacances de 1862 époque à laquelle Roger rentrait à Bruneray, muni du diplôme de docteur en droit. Désormais toutes ses études étaient achevées, et il ne s’agissait plus pour lui que d’entrer, comme le répétait invariablement monsieur Cardonnel, dans la carrière.

Le parti qu’il allait prendre était l’objet de grandes préoccupations, de tongs entretiens entre son père et sa mère, comme aussi bien avec leurs amis. Au premier rang de ces amis, ils plaçaient avec orgueil la famille Jacot de la Rive, dont la protection était la base de tous les plans échafaudés dans un sens ou dans l’autre, et entre lesquels Roger devait choisir. Mais on n’osait leur en parler à eux qu’avec réserve, de crainte d’importunité, et ce n’était qu’avec les bons et fidèles Renaud, comme les appelait madame Cardonnel, qu’on s’épanchait sur ce sujet en longues, en intarissables confidences, incessamment reprises, répétées, et dont en effet ils ne se lassaient pas, car il semblait que l’avenir de Roger fût une partie de leur avenir, à eux, et vraiment ils s’en occupaient plus anxieusement que de celui d’Adalbert, qui, toujours mauvaise tête, n’en faisant qu’à son idée, décourageait un peu leurs sollicitudes.

Cependant tout allait bien de son côté depuis quelque temps. Le drôle, — comme disait monsieur Renaud, — le drôle avait décidément quitté, en lui faisant d’assez grosses sottises, le petit boutiquier de Dijon chez lequel son père l’avait placé, et, profitant de son séjour à Bruneray, à l’époque de la mise en activité de l’usine, il était parvenu à obtenir une place dans les bureaux. Comment ? Par le crédit de monsieur Nauthonier, l’odieux ennemi des Cardonnel et par conséquent non moins haï des Renaud ! C’était là un crime, une lâcheté, que monsieur Renaud avait juré à son fils de ne lui jamais pardonner.

Toutefois, depuis dix-huit mois qu’Adalbert était entré en fonctions, il montrait une assiduité au travail, un zèle pour les intérêts du patron, qui lui avaient déjà procuré de l’avancement, et monsieur Renaud disait d’un ton radouci :

— C’est une mauvaise tête ! mais s’il se met dans l’idée de réussir, il réussira, et ça ne serait pas de trop, si toutes diables de nouveautés lui servaient au moins à quelque chose !

Ces diables de nouveautés étaient le cauchemar intime de monsieur Renaud, et non sans cause. L’ancien principal commerçant en lainage et rouenneries du vieux Bruneray avait vu presque toute sa clientèle le quitter, à mesure de l’introduction de ces nouveautés maudites, et du même coup son commerce assez florissant, tomber à plat. Les grandes glaces, le brillant étalage, les mirobolantes annonces, et surtout les invraisemblables bons marchés sur certains articles, qui de temps en temps donnaient la fièvre à tout Bruneray, poussaient la foule au grand magasin de la rue Neuve : À la Ville de Paris ! La foule, hélas ! et plus d’un ami, dont le cœur ne résistait pas à la vanité de se fournir au beau magasin, non plus qu’aux séductions des coquettes étoffes artistement étalées.

— Les imbéciles ! s’écriait monsieur Renaud, furieux, indigné. Ils ne voient pas que tout ça c’est de la camelotte, et que leur Parisien est un affreux charlatan ? Cinquante centimes le mètre ! vingt-cinq centimes ; demain, ça sera pour rien. Bon ! bon ! faites-vous des robes avec ça, vous en perdrez la façon. Des étoffes ramassées on ne sait où, dans les ventes, dans les faillites ! des malpropretés ! Mais, monsieur, moi qui vous parle, je ne vendrais pas ça à mon ennemi ; j’ai trop de cœur et d’honneur. Je ne crains pas, moi, qu’on vienne me reprocher que j’ai livré autre chose que du meilleur, des étoffes solides, qu’on pourrait tirer dessus à quatre chevaux et dont on ne voit pas la fin ! Oui, tenez, ça fait pitié de voir la sottise du monde au jour d’aujourd’hui !

— Tout ça, c’est bon, mon père, disait Adalbert, mais il faut faire comme tout le monde. S’ils veulent de la camelotte, donnez-leur-en. C’est votre affaire de gagner. et vous n’en avez pas d’autre. Le public veut du luxe, faites du luxe ; il vient à la réclame, faites de la réclame ; ayez autant de charlatanisme que le Parisien, et, si vous le pouvez, davantage. Laissez le bon, prenez le clinquant. Tant pis pour les imbéciles ; c’est leur faute s’ils sont attrapés. Ah ! ajoutait-il comme à lui-même en clignant de l’œil et en haussant légèrement les épaules, si je m’en mêlais, c’est moi qui voudrais te le couler, le Parisien !… Mais, bah ! vaut mieux autre chose.

— Je ne veux pas déshonorer le commerce, moi, répondait monsieur Renaud aux conseils de son fils. Tant pis pour les fripons, je n’en veux pas être.

Et il gardait héroïquement sa vieille devanture aux vitres étroites, ses draps solides et chers, ses laines pures, ses popelines véridiques, ses cotons bon teint et ses toiles honnêtes, soigneusement empiles et défendus contre l’air et la poussière par des enveloppes de toile ou de papier. Il se mettait en fureur si on lui disait, du prix d’une étoffe, que c’était trop cher, et que l’on en trouvait à moitié prix au grand magasin.

— Alors il faut acheter au grand magasin, disait-il, autrement vous feriez une grosse sottise.

Et il pliait l’étoffe brusquement. Sa femme avait beau lui représenter qu’on ne prenait pas les mouches avec du vinaigre et autres aphorismes semblables ; elle avait beau se montrer bonne, empressée, aimable pour tous, de jour en jour telle ou telle pratique rebutée sortait de la boutique pour aller au grand magasin, où l’on était reçu avec tant d’honneurs et des manières si insinuantes par de si jolis commis ou de si belles demoiselles, qui avaient tout l’air de grands seigneurs, et avec lesquels on n’osait pas même marchander ; mais qui pourtant vous laissaient tout étonné d’avoir acheté à si bon marché pour une si grosse somme.

Cet état de choses ne contribuait pas à faire de Régine un parti sortable pour le fils des Cardoonel, et vraiment personne n’avait idée de cela. On n’avait pas été pourtant dans les deux familles, et même au dehors, sans ressentir quelque peu l’ardeur de ce feu qui couvait depuis si longtemps déjà par le silence et les précautions des deux amants. Quelquefois madame Cardonnel observait Régine d’un œil soupçonneux et presque hostile, souvent madame Renaud regardait sa fille en rêvant ou en soupirant ; mais ni l’une ni l’autre ne croyaient qu’à une sympathie secrète, un peu trop vive, et fatalement destinée à céder de part et d’autre devant la force des choses et, selon l’expression des Cardonnel, devant les lois de la raison et des convenances : la raison, qui ordonne aux fils de famille d’être plus riches que leur père, et les convenances, qui font de l’union familière une affaire de lucre et de vanité.

Quant au baron de La Barre, il habitait maintenant une métairie achetée trente-cinq mille francs aussitôt après la vente du château, c’est-à-dire avant la hausse considérable sur les terrains qui s’était produite à partir. de la construction de l’usine et du chemin de fer. Il possédait là vingt hectares de bonnes terres en prés, labourages et bois, outre les bâtiments d’exploitation, et s’était mis à faire de l’agriculture.

Au lieu de se faire bâtir, avec l’argent qui lui restait, une maison bourgeoise, qui l’eût laissé sans le sou, le descendant de l’illustre famille de La Barre des Vreux, au grand déplaisir de madame Cardonnel, au scandale de tout Bruneray, s’était logé tout bonnement dans l’humble maisonnette des anciens fermiers, après l’avoir fait crépir à l’intérieur et aménager au dedans, d’une manière propre et comfortable. C’était une horreur ! « Car enfin imaginez-vous, madame, une maison qui fait suite à la grange aux bœufs, sous le même toit, une simple maison de métayer ! Allez donc là-dedans chercher un baron ! » Qui, cette inconvenance choquait vivement les sentiments de tous les gens comme il faut et même ceux des autres, il faut bien le dire ; car les préjugés ne vivent que du consentement et même de l’appui de ceux qui en sont les victimes. Ce fut bien pis, quand on vit le chevalier chausser l’hiver de gros sabots, l’été endosser la blouse, et souvent saisir la fourche et le rateau, en causant avec les travailleurs. Ceux-ci pourtant disaient avec plaisir : « Il n’est pas fier ! » Mais ça les gênait tout de même.

Dans sa tâche agricole monsieur de La Barre avait un aide précieux : c’était Joseph, le fils de sa gouvernante Marie Cardan, ce même petit garçon que Régine un jour avait admiré endormi au pied de la statue d’une ancienne madame de La Barre, contemporaine de Louis XV, Joseph, que les méchants appelaient le bâtard à Marie Cardan, que les malins désignaient à mi-voix sous un autre nom, — avait près de seize ans à l’époque où ils étaient venus s’établir à la Cerisaie ; tout en recevant chaque jour des ieçons du chevalier, il avait toujours travaillé, sous la direction de sa mère, aux travaux du jardinage, et il venait de passer une année chez sa sœur, mariée à un métayer du voisinage, afin d’apprendre à soigner le bétail et à labourer. Joseph avait profité à merveille de cette expérience, car c’était un garçon intelligent et de bonne volonté, et déjà l’on disait qu’il n’avait pas son pareil, pour tracer un sillon droit et profond et bien diriger son attelage.

Après avoir, pendant des années, décerné le blâme à Marie Cardan, on commençait à dire dans le pays qu’elle n’avait pas mal fait de s’attacher au chevalier ; car sans ça elle aurait vécu dans la misère, au lieu que tous ses enfants étaient bien élevés et bien placés. La fille Mariette, avait reçu du chevalier cinq cents francs de dot, plus son trousseau et son mobilier ; pour Joseph, il n’avait pas à s’inquiéter de son sort et l’on connaissait son héritage ; enfin l’aîné, Gabriel, bien qu’il eût quitté le pays, n’avait pas été abandonné, et on lui avait fait apprendre un bon état. En conséquence, Marie Cardan, devenue la mère de deux enfants bien placés et d’un futur propriétaire, voyait-elle maintenant les gens lui faire bonne mine et la traiter plutôt en fermière qu’en domestique, — on l’appelait bourgeoise, — et ceux-là surtout qui l’avaient le plus méprisée, quand elle était pauvre et insultée, étaient les plus empressés à la flatter. Elle souriait, de son air mélancolique et doux, ne faisant reproche à personne, mais n’ayant point l’air de se tromper sur la véritable cause de ces politesses, et elle restait quant à elle toujours la même, tranquille, patiente, réfléchie, parlant peu, mais parlant rarement sans donner un bon avis, agissant bien, et tenant la ferme non-seulement en bonne ménagère, mais en fermière intelligente. Elle représentait la pratique et l’économie, et Joseph et le chevalier, qui s’occupaient d’innover et d’améliorer, ne faisaient rien sans la consulter.

Depuis une année, Marie Cardan avait eu la joie de voir revenir près d’elle son fils aîné, Gabriel, qui, on l’a vu, l’avait quittée brusquement, à l’époque de la naissance de Joseph. Elle ne l’avait cependant jamais perdu de vue ; comme il était allé trouver son oncle à Chaumont, elle avait eu constamment de ses nouvelles et l’avait protégé à son insu.

Gabriel avait été placé dans une maison où l’on exigeait de lui un faible service et où il avait pu suivre l’école du soir. Plus tard, son oncle l’avait envoyé à l’école des arts et métiers de Châlons, où il était devenu mécanicien. Mais, au sortir de cette école, l’oncle lui avait révélé que c’était à sa mère seule, qui avait consacré à cela tous gages, qu’il devait tant de soins et son état, et non point à un parent qui, chargé d’enfants, n’eût pu le faire ; il lui avait en même temps remis une lettre de sa mère, écrite par Joseph. Gabriel, qui était vif, mais d’excellent cœur, avait pleuré, puis avait écrit à sa mère ; mais, ne se sentant pas encore le désir de la revoir dans la situation qu’elle s’était faite, il était parti pour Paris, où il avait passé quelques années en donnant de ses nouvelles assez fréquemment. Enfin il était venu s’embaucher aux forges de Bruneray, dont il était un des meilleurs ouvriers, et il vivait en parfaite intelligence non-seulement avec sa mère et son frère Joseph, mais avec le chevalier.

À ceux qui s’en étonnaient et se permettaient de lui rappeler qu’il s’était exilé autrefois par indignation et chagrin de la conduite de sa mère, Gabriel répondait :

— Dans ce temps-là, j’ai eu tort ; ma mère était veuve et libre d’aimer. Elle a été pour mon père, tant qu’il a vécu, une bonne et fidèle épouse, une bonne mère pour ses enfants. Nous n’avons rien à lui reprocher, et ceux qui l’accusent sont, des imbéciles qui ne jugent de rien que par la routine, et n’ont aucune idée de la liberté de chacun et du respect qu’on se doit les uns aux autres dans ses sentiments.

— Mais le chevalier ? répliquait-on.

— Le chevalier a toujours été bon pour nous, il nous a servi de père, ma mère vit chez lui heureuse et honorée. Qu’est-ce que que je pourrais lui reprocher ? Je ne puis que l’aimer et lui être reconnaissant.

Et si l’on s’obstinait à ne pas comprendre, Gabriel, s’échauffant, reprochait aux gens de n’être indulgents que pour les coquins et de ne juger de rien que par habitude et préjugé ; il frappait des poings sur la table, et comme ces poings étaient bons, les gens se taisaient.

Gabriel et le chevalier discutaient cependant ensemble souvent, mais sans se fâcher, grâce, il faut le dire, au tact et à la bonhomie du chevalier, qui ne s’obstinait point, et qui en fait d’idées, loin de condamner le nouveau de prime abord, en était friand. Gabriel n’était pas de même humeur. Il avait rapporté de Paris des idées qu’on disait extraordinaires à Bruneray, et il voulait qu’on les adoptât comme il les avait lui-même reçues, tout d’un bloc et par une simple affirmation. Il tranchait sur tout, ne doutait de rien, parlait longuement, s’échauffait vite et ne supportait qu’à grand’peine la contradiction.

Le chevalier, avec son absence de parti-pris et sa fine bonhomie, l’assouplit un peu. Une autre personne bien moins spirituelle le dompta tout à fait : c’était Adolphine Forel. Séduit d’abord par sa jolie figure, le bon Gabriel s’était attaché plus profondément à elle en la voyant malheureuse ; car les deux sœurs, elles aussi, dans le grand changement qui avait eu lieu à Bruneray, avaient perdu leur clientèle. Excepté la famille Renaud et deux ou trois autres, toutes ces dames, y compris le haut et le petit commerce, se faisaient habiller désormais par la grande couturière venue de Chaumont et coiffer par la modiste parisienne.

Les pauvres filles en étaient réduites à vivre de pain. et de lait, comme tant d’autres ouvrières, et l’amour-propre froissé, le regret de la situation perdue, augmentaient encore leurs souffrances. Adolphine avait accepté avec empressement les propositions de mariage de Gabriel, assez beau garçon, beau parleur, et dont le salaire atteignait cinq francs par jour. Ils étaient fiancés et devaient se marier sous peu.


IV

UN RENDEZ-VOUS AGRICOLE.

Le jour même où l’on attendait Roger dans sa famille, en cette première semaine des vacances d’août, Régine et Lucette étaient parties de grand matin pour la campagne que possédaient les Renaud, à quatre ou cinq kilomètres de Bruneray. Cette détermination avait bien. un peu étonné leur mère.

— Car, disait-elle à Régine, tu sais que Roger arrive vers les quatre heures, et vous serez difficilement de retour à cette heure-là.

— C’est vrai, répondit Régine ; mais un peu plus tôt, un peu plus tard, cela ne fait rien, tandis que, pour les raisins, cela presse beaucoup, et, puisque le chevalier a choisi ce jour et que c’est convenu…

Elle rencontra le regard étonné de sa mère et, se sentant rougir, elle se leva comme pour chercher quelque chose. Madame Renaud restait peu convaincue ; mais, voyant entrer son mari, elle n’ajouta pas un mot ; car la bonne femme n’était perpétuellement occupée, sans autre parti pris, qu’à empêcher ses filles de souffrir de l’autorité paternelle, un peu rude, qu’exerçait monsieur Renaud, non pas qu’il fût méchant homme, mais seulement par principes et parce que la tradition le voulait ainsi.

Régine et Lucette étaient donc parties par le premier train, car le chemin de fer longeait leur campagne et la station en était peu éloignée. C’était là un avantage que les nouveautés avaient fait à monsieur Renaud, puisque sa propriété en avait fort augmenté de valeur. Ce n’était point une terre d’agrément, mais de rapport : une bonne métairie avec bâtiments d’exploitation, et un simple pied-à-terre à côté de la maison du fermier. Cependant le jardin était bien planté d’arbres fruitiers et d’une belle tonnelle de vignes, qui ce jour là était le but, — à moins que ce ne fut le prétexte, — de l’excursion. Il s’agissait, d’après le conseil du chevalier, d’enfermer les raisins dans des sacs de papier huilé, tant pour les préserver des guêpes, qui les pillaient outrageusement chaque année, que pour aider à la chaleur, que le soleil de la Haute-Marne leur épargnait trop. On avait pris rendez-vous depuis deux jours, le chevalier avec Joseph, devant montrer la méthode et aider à l’opération ; il n’y avait donc pas moyen d’y manquer, ainsi que l’avait judicieusement fait observer Régine à sa mère, et si cela se trouvait être justement le jour de l’arrivée de Roger à Bruneray, mon Dieu ! peut-être, — la chose était probable, — n’y avait-on pas pensé.

Mais, si la nouvelle de cette excursion arrive aux oreilles de quelqu’un de Bruneray, il ne manquera pas de s’écrier :

— Quoi ? des jeunes filles aller seules ainsi !

On pourrait répondre à cela que mesdemoiselles Renaud, simples filles de marchands, — il est vrai que les Renaud disaient négociants, — n’étaient pas tenues à l’étiquette du grand monde. Mais cette excuse manquerait de véracité, la classe des marchands, — ou négociants, — n’ayant eu garde, à Bruneray comme ailleurs, de ne pas copier les habitudes de la haute société. Mesdemoiselles Renaud ne sortaient donc à l’ordinaire de Bruneray que bien accompagnées, et si, pour aller à deux pas de la maison, on ne les faisait pas, comme Émilie, escorter d’une bonne, c’est tout simplement qu’elles n’en avaient pas. Cependant à l’égard de la campagne c’était différent : car il y avait obligation de s’y rendre fréquemment pour le lait, pour les fruits, pour les comptes, pour les récoltes, et monsieur Renaud n’ayant pas toujours le temps de s’en occuper, s’en occupant même fort peu, il faut le dire, il avait bien fallu, par nécessité, écarter sur ce point le strict. décorum. Ce n’était d’ailleurs qu’aller chez soi, et les dix minutes de chemin de fer qui empêchaient que la métairie fût la prolongation du jardin étaient si peu de chose ! Madame Renaud faisait seulement conduire ses filles à la gare par la petite voisine qui venait le matin laver la vaisselle et balayer le magasin de cette façon, nul n’y trouvait à redire.

Descendues à la station, les deux jeunes filles s’engagèrent dans le chemin gazonné, entre deux haies touffues, qui conduisait à la Bauderie, leur campagne. Il était huit heures environ. Cette matinée d’août, rafraîchie par une brise molle, était charmante ; c’était l’heure où les oiseaux se répandent en chansons et les fleurs en parfums, avant l’écrasante chaleur qui bientôt va les allanguir. Les yeux de Régine étaient fixés devant elle, mais si vagues, si noyés de rêveries ! ce n’était pas, bien sûr, le chemin qu’ils regardaient ; ce n’était pas non plus la marche à peine commencée qui lui donnait ce souffle un peu haletant et colorait ses joues d’un ton plus vif que leur rose accoutumé. Elle se taisait, tandis que sa jeune sœur babillait près d’elle, à l’envi des merles. Après s’être donne d’abord complaisamment la réplique à elle-même, tout à coup, secouant pour ainsi dire sa sœur ainée du geste et de la voix, Lucette s’écria :

— Bon ! te voilà encore dans tes rêveries ! À quoi penses-tu ?

Régine sursauta.

— Moi ? À rien.

— À rien ? toujours à rien, bon Dieu ! J’ai une grande sœur qui a perdu l’esprit !

Là-dessus Lucette se mit à faire, tout en marchant, des gestes de comique désespoir, et, comme Régine y faisait peu d’attention, elle s’arrêta brusquement et, passant le bras sous celui de sa sœur en la regardant de près :

— Eh bien ! moi, je le sais à quoi tu penses.

Une vive rougeur couvrit le visage de Régine.

— Laisse-moi donc, petite folle.

— Bien, madame, bien, on vous laissera !

Et ce disant, Lucette se mit à gambader en avant sur le chemin, donnant au panier de provisions qu’elle portait d’effroyables soubresauts.

— Lucette, donne-moi le panier, dit Régine, qui saisit l’occasion de retrouver un peu d’aplomb en reprenant le rôle maternel.

— Ah ! ciel ! Ah ! ciel ! s’écria l’espiègle en se précipitant à genoux devant le panier, après l’avoir déposé par terre ; que de malheurs ! quels renversements, quelles catastrophes, quels mélanges !… Ah ! ces étourdies ! madame ! ces étourdies ! quel fléau !

Puis, se relevant tout à coup, au moment où Régine arrivait près d’elle :

— Eh bien, madame, il y a… qu’il n’y a rien.

Elle emporta de nouveau le panier d’une course folle ; mais, craignant peut-être d’avoir fâché sa sœur, qui n’avait pu retenir un sourire, elle revint d’un pas posé.

— N’est-ce pas qu’on est bien malheureux, madame, d’avoir une pareille enfant ?

— Puisque tu n’as que dix ans, ma pauvre petite ! répliqua Régine.

— Oh ! madame ! est-il permis de calomnier ainsi ?… Vois-tu, petite sœur, je suis trop contente d’avoir là une bonne journée a passer aux champs, à courir avec toi, avec Joseph, avec le chevalier. Ça me met des ressorts dans les membres et je saute presque malgré moi. Mais on va être sage ; tenez, madame, voyez.

Lucette alors prit subitement une démarche grave, onduleuse, tout à fait comme il faut, même avec un peu d’exagération.

— Voyez, je vous prie, madame, si cette demoiselle de dix-sept ans n’a pas l’air d’en avoir trente pour la sagesse, bien entendu ? Ah ! ma chère, que j’ai de chance ! Voici justement le chevalier et Joseph. Un peu plus tôt, je fondais sur eux au bout de ma course, et ma réputation de gravité en aurait souffert.

Elles s’avancèrent alors en souriant au-devant de leurs amis, et à peine Joseph avait-il échangé une poignée de main avec Lucette, qu’il se hâta de la débarrasser de son panier. Joseph maintenant est un grand. garçon de dix-huit ans, à qui l’on en donnerait vingt-trois pour la taille ; mais l’expression timide et naïve de ses traits, en dépit d’une barbe déjà épaisse, annonce son âge véritable. Il s’y mêle toutefois quelque chose de pensif et de sérieux, qui donne à cette jeune figure, déjà remarquable par la beauté de son type, une physionomie différente de celle d’un paysan ordinaire. Car c’est bien un paysan, sa blouse, ses souliers ferrés en témoignent, et plus sûrement ses mains rudes et nerveuses, quoique petites ; car autrement l’élégance de sa taille haute et souple pourrait faire croire à un déguise ment. Il n’a pas ces épaules courbées, cette sorte de dépression qu’imprime au travailleur des champs, même dans la jeunesse, le travail excédant subi dès l’enfance, et il est facile de voir que l’aisance et des soins intelligents ont mis celui-ci à même de ne recevoir de la vie champêtre et du travail que leurs avantages. Le langage de Joseph, quoique très-simple, est celui d’un homme bien élevé, il a quelque chose de la voix et des manières du chevalier, il parle un français tout aussi pur que celui du gentilhomme. En somme, ni paysan, ni bourgeois, rien de convenu ; et l’on pourrait presque dire rien de connu ! car ce n’est pas non plus un berger de l’Astrée, mais un simple travailleur, instruit et bien né.

Lucette le regarda avec une admiration naïve et très-évidemment avec un grand plaisir, sans trouble pour tant, bien que son regard se voile ou se détourne sous une impression de pudeur ou de réserve instinctive, quant à son tour Joseph, mais plus furtivement, la regarde. L’adolescente est devenue jeune fille, mais il n’y a pas bien longtemps, et sa vivacité, sa souplesse et sa pétulance éclatent encore souvent, comme on l’a vu, Sous le vêtement de la demoiselle. Dans ce chemin étroit, naturellement les deux enfants prennent les devants, et Lucette cause avec animation près de Joseph, plus timide. On est d’ailleurs à deux pas de la métairie et l’on n’a que le temps d’échanger peu de mots. Le panier contient avec les provisions un paquet de papier aussitôt, après avoir dit bonjour aux métayers et s’être rafraîchi d’un verre de piquette, on se met à l’œuvre. C’est Joseph qui est le professeur, car il s’occupe encore plus que le chevalier de mettre en œuvre les procédés fournis par leur journal d’agriculture ; il taille les sacs, les ficelles, Régine et Lucette collent ! monsieur de La Barre lui-même les aide, et, comme on a bientôt un nombre respectable de sacs, on se dirige vers la tonnelle, avec une échelle que porte Joseph. Ici, Lucette est tout à fait heureuse. Elle a jeté son chapeau, malgré les réclamations de sa sœur, qui ne voudrait pas qu’elle laissât brûler au soleil son teint blanc. et ses joues roses ; elle a retroussé sa robe, et, dressée sur la pointe des pieds, la taille cambrée, les bras tendus, elle se suspend aux pampres comme une chevrette, s’y accroche les cheveux, s’ébouriffe aux vrilles, grimpes saute, babille et rit. Elle anime à elle seule tout le jardin, que sa voix emplit de notes fraîches, et le soleil lui-même, autour d’elle, rit et danse à travers les jours de la tonnelle. Joseph n’avance pas à l’ouvrage ; il est plein de distractions, qui sont le sujet de nouveaux rires et de taquineries de la part de Lucette. Le chevalier les regarde pensivement, et Régine, qui semble ne rien voir et ne rien entendre, noue silencieusement autour des grappes les sacs de papier.

L’heure s’avançait, le soleil était au zénith, et Régine, plus préoccupée que jamais, la respiration entrecoupée, laissait pendre ses bras à son côté.

— Déjà fatiguée ! lui cria Lucette. Oh ! moi, je ne suis pas lasse du tout ; je travaillerais ainsi tout le jour. C’est si bon d’être dehors !

Monsieur de La Barre tira sa montre, où Régine aussitôt jeta les yeux, et ils échangèrent un regard.

— Venez marcher un peu à l’ombre des chênes ; cela vous fera du bien. Régine, dit-il.

Elle le suivait sans répondre, quand la petite bavarde reprit :

— Chevalier ! Puis s’interrompant : Faut-il dire baron ?

— Cela m’est égal, Lucette.

— Alors, c’est donc madame Cardonnel toute seule qui y tient ? Moi, j’aime mieux le chevalier. Eh bien ! vous ne m’avez pas dit, à propos, comment ce papier huilé peut faire mieux mûrir les raisins ; il me semble au contraire que ça doit les en empêcher, puisqu’ils sont ainsi à l’ombre.

— Joseph vous expliquera cela, répondit monsieur de La Barre, et il s’éloigna, donnant le bras à Régine.

— Allons, monsieur le savant, demanda Lucette.

Joseph, d’une voix émue, mais en termes clairs et simples, donna scientifiquement l’explication demandée, et Lucette demeura silencieuse. Son exubérance était tombée tout à coup. Était-ce la cause de leur solitude ? Mais elle-même n’en savait rien. Joseph, plus timide qu’elle, se taisait également. Elle reprit enfin :

— C’est le chevalier, Joseph, qui vous a appris tout ce que vous savez.

— Oui, mademoiselle ; c’est lui qui m’a enseigné à lire, à écrire, à dessiner, et qui, lorsque j’étais tout petit, en causant avec moi, m’apprenait sans cesse quelque chose. Maintenant, nous étudions ensemble ce qu’il ignorait lui-même, et ses conversations m’aident toujours à voir plus loin. Oh ! ce que je lui dois, à lui, c’est difficile à dire, allez ! Il n’y a que moi qui sache combien il est bon ! et quel noble esprit !…

Sa voix était pleine d’émotion, des larmes lui vinrent aux yeux. Lucette resta muette un instant, un peu embarrassée ; elle n’était sans doute pas sans savoir, comme savent les enfants (connaissance pleine de mystères), ce qu’on disait de la naissance de Joseph. Elle reprit ensuite :

— Oh ! oui, vous devez bien l’aimer et vous trouver très-heureux !

— Je ne sais pas si je suis heureux, dit Joseph ; mais je sais que je l’aime bien.

— Comment ! vous ne seriez pas heureux, Joseph ? Et pourquoi ?

— Oh ? je ne dis pas… seulement, je pense quelque-fois que si je venais à perdre monsieur de La Barre… Il me semble que je voudrais mourir aussi.

Lucette regarda Joseph avec de grands yeux.

— Quoi vous n’aimez donc que lui au monde ?

Le jeune homme ferma les yeux sous ce regard, qui sembla le suffoquer, et ne répondit qu’un instant après :

— … Si il y a ma mère, mon frère Gabriel, et ma sœur… Ils m’aiment bien aussi ; mais, excepté eux…

— C’est déjà beaucoup, dit Lucette, que l’émotion du jeune homme gagnait, elle ne savait trop pourquoi. Mais bien d’autres peuvent vous aimer… plus tard.

— Je n’y compte pas, mademoiselle Lucette…

— Et pourquoi donc ?

— Voyez-vous… je suis content de l’éducation qu’on m’a donnée, mais… il y a aussi des inconvénients… Les bourgeois d’ici me méprisent comme paysan. Et pourtant, dit-il en s’animant, il y en a parmi eux que je trouve grossiers et ignorants, moi, si peu que je sache… Les paysans… ils me méprisent aussi… d’un côté… et ils m’envient de l’autre. Et moi, qui les aimeraient, s’ils le voulaient bien, je ne les trouveraient pas suffisants pour moi. Ne comprenez-vous pas, mademoiselle Lucette, que c’est un malheur de n’avoir pas de pareils ?

Il se tut, et deux grosses larmes roulèrent sur ses joues. Lucette, fort émue, tendait la main vers lui, quand lui-même, se précipitant vers elle et serrant cette main qu’il lâcha bien vite :

— Oh ! je vous en prie, ne répétez à personne, ne répétez jamais ce que je viens de vous dire là. Le chevalier serait chagrin de penser que ses bienfaits ne me rendent pas tout à fait heureux, et d’ailleurs je le suis, je suis heureux malgré tout. Il ne faut pas croire… cela m’est venu tout à l’heure, depuis un moment, et je vous l’ai dil, parce que vous me l’avez demandé ; mais je ne m’en étais jamais dit si long. Oh ! mademoiselle Lucette, ne vous moquez pas de moi !

La gentille enfant leva sur lui des yeux tout humides :

— Comment pouvez-vous me dire cela, Joseph ? Ne voyez-vous pas que, moi aussi, j’ai envie de pleurer ? et je voulais même vous embrasser, mais je ne suis plus une petite fille.

À peine eut-elle dit cela, que ses joues se couvrirent de rougeur, jusqu’à son front et à son cou, tant elle fut confuse. Alors elle ajouta vivement en détournant la tête :

— Asseyons-nous, car il fait si chaud ! et puis nous avons beaucoup travaillé.

Ils s’assirent sur un des bancs ménagés sous la tonnelle, et Joseph, toujours très-ému, reprit :

— Vous êtes bonne ! je sais bien que vous êtes bonne ! et c’est pourquoi je vous ai parlé tout à l’heure sans le vouloir. Mais à présent, j’en suis tout honteux ; je crains qu’en y repensant….

— Eh bien ! quelle idée voulez-vous que j’aie en y repensant ? dit-elle en levant sur lui un regard de reproche. Vous me croyez mauvaise à la réflexion apparemment ?

— Oh ! non, c’est que je crains d’avoir été ridicule, parce que… Je ne pleure jamais devant personne, savez-vous ?… Mais vous ne pouvez pas le croire !

— Si, puisque vous le dites, Joseph ; et alors j’en serai contente, parce que je croirai que si cela vous est arrivé avec moi, c’est que vous m’aimez…

Elle s’arrêta et rougit encore. Joseph avait fait un mouvement, et, baissant la tête sur sa poitrine, il dit presque à voix basse :

— Oh ! oui… Puis il rougit de même.

Alors Lucette se mit à causer très-vite et à faire elle. aussi des confidences à Joseph. Elle trouvait comme lui que l’orgueil était une sottise, et que les dames de Bruneray n’avaient pas tout l’esprit qu’elles auraient dû avoir.

— Elles sont continuellement à se gêner les unes, puis les autres ; elles ne vivent pas pour elles-mêmes, pour leurs enfants, pour leur mari, mais pour savoir ce que qu’on dit d’elles et ce que font les autres. On ne voit pas les gens qu’on aime, on les dédaigne pour ceux qu’on n’aime pas. Oh ! moi, je suis bien contente de n’être pas une dame de ce genre-là ; et pourtant cela ne me sert guère, car c’est assez triste au moins de passer sa vie dans ce magasin sombre, où il fait noir en plein midi, et je conçois bien, quoi qu’en dise papa, que les gens aiment mieux n’y pas entrer et aller dans l’autre. C’est si bon, la lumière, la clarté, l’espace ! Nous deux, ma sœur et moi, notre vie n’est pas bien gaie pour des jeunes filles ; nous ne sommes pas invitées aux fêtes du monde, nous autres, parce que nous sommes des marchands, et d’un autre côté, la fierté aussi nous empêche d’aller aux bals où dansent les ouvriers et les ouvrières. Voilà à quoi cela sert.

— Vous aimeriez donc beaucoup aller au bal, mademoiselle Lucette ?

— Oh ! oui, j’aimerais tant à danser, avec une robe de tulle rose ou bleue… oh ! blanche aussi, cela ne ferait rien ; une robe blanche est très-jolie, mais avec une ceinture rose alors et des roses dans les cheveux. Oh ! j’aime tant le mouvement ! C’est pourquoi je ne puis pas souffrir la ville et le comptoir. C’est si beau d’être au soleil, de marcher, de courir, de vivre au grand air !

— Alors vous voudriez vivre à la campagne ?

— Oh ! je crois bien ! et être fermière, quel bonheur ! Joseph ne répondit pas ; mais ils rougirent encore de compagnie, et Lucette se leva, comme part des guérets un oiseau effarouché, en s’écriant :

— Mais où sont-ils donc, Régine et le chevalier ?

Et elle fila dans la tonnelle, si rapidement que Joseph, plus absorbé, surpris par ce brusque départ, ne la rejoignit que dans l’allée voisine. Ils marchaient ainsi, battant le jardin en tous sens depuis dix minutes, quand, à l’entrée d’un pré attenant, sous de grands chênes, ils virent le chevalier, Régine et…

— Roger ! cria Lucette en prenant sa course, et elle lui sauta au cou.

C’était une habitude de quinze ans, presque toute la vie de cette fillette.

— Comment ? te voilà !

En dépit des recommandations de madame Renaud, le tu lui échappait souvent encore.

— On ne vous attendait que ce soir… à Bruneray. Comment avez-vous su que nous étions là ?

— Il nous a vus, parbleu ! dit le chevalier, Régine et moi, nous nous trouvions près de la barrière quand le train a passé.

— Et alors il est descendu ? Ah ! c’est bien gentil, cela, Roger. Eh bien ! tu… vous ne donnez pas la main à Joseph ?

Car Roger se contentait d’un simple :

— Bonjour, Joseph, accompagné il est vrai d’un sourire tout amical.

Sur l’injonction de Lucette, il sa hâta de donner la main au jeune paysan, mais ce ne fut pour celui-ci qu’une simple formalité.

— Vous le voyez, Régine, dit à demi-voix le chevalier à sa jeune compagne, tandis qu’ils revenaient ensemble du côté de la tonnelle, nous sommes déjà découverts. Heureusement j’étais près de vous. Mais votre sœur n’eût pas cru facilement au motif que vous vouliez donner à votre absence, et, en dehors d’elle, vingt paires d’yeux auront signalé la descente de Roger à cette station, si proche de la Bauderie. Dans un pays comme le nôtre, il faut avoir tout juste autant de cervelle qu’une perdrix, qui pense n’être pas vue parce qu’elle se cache la tête, ou que des amoureux qui n’ont pas de tête du tout, pour imaginer avec mystère des rendez-vous aussi apparents…

— Ne m’accablez pas, méchant homme ? répondit la jeune fille ; je vous ai déjà dit que je n’étais dans tout ceci que l’humble exécutrice d’une volonté supérieure à la mienne…

— Ah ! Régine, c’est que cette volonté vous plaît fort !

Elle baissa les yeux en rougissant.

— Vous avez raison sans doute, et j’ai peut-être tort ; cependant, je n’ai pas encore compris comment on peut, lorsqu’on aime, résister au désir de celui qu’on aime. pour des considérations étrangères à l’amour ou à la conscience.

— À qui le dites-vous ? répondit le chevalier en soupirant, puisque je vous laisse moi-même ordonner de moi tous deux comme vous le faites. Cependant je ne suis pas tout à fait tranquille. Votre mère me l’avait accordé à moi ce rendez-vous, mais ce n’était pas pour le donner à Roger. Voyons, enfants, ne me brouillez pas avec vos parents. C’est une amitié de quatorze ans, une amitié que vous-mêmes vous avez faite, et me voilà vieux.

— Pardon, cher ami, dit-elle en lui serrant vivement la main, j’y penserai désormais, et cela m’aidera à résister à une tyrannie qui, vous le dites bien, m’est trop chère. Quant à notre amitié à nous, oh ! vous l’aurez toujours et bien vive ; toujours, n’est-ce pas, Roger ?

Car il était déjà venu les rejoindre, usant de ses droits sans réserve, et si beau, si éclatant de bonheur, de l’heure si douce qu’il venait de passer près de sa Régine, que le chevalier ne songeant plus, après les avoir grondés, qu’à les gâter de nouveau, se hâta de les laisser ensemble.

Quelques heures après, Roger prenait le train par lequel il était attendu à Bruneray, et les demoiselles Renaud se mettaient en route pour revenir à pied en passant par la campagne du chevalier, laquelle n’était séparée de la leur que par un chemin très-court. Leurs amis les accompagnèrent jusqu’à une faible distance de Bruneray. Quand elles furent seules, Régine rompit le silence :

— Je suis sûre que madame Cardonnel serait mécontente, si elle savait que nous avons vu Roger avant elle.

— Bien sûr ! dit Lucette.

Et, regardant sa sœur, elle reprit d’un petit ton protecteur :

— Sois tranquille, va, pauvre chatte, ce n’est pas moi qui le dirai.

Ce mot amena une coloration sur les joues de Régine ; mais elle se tut, et le silence régnait entre elles depuis un moment, quand Lucette reprit : "

— Oui, mais Joseph ?

— Oh ! Joseph n’est pas bavard.

— Oh ! non.

— Et puis il ne voit pas les Cardonnel.

— Et pourquoi cela ! Il est aussi instruit… plus instruit, je le parie, et mieux élevé qu’aucun des jeunes. messieurs de Bruneray !

— Oui ; mais il est le fils d’une paysanne, et tu sais bien comment sont les gens. Moi aussi, je trouve cela injuste, et, pour moi, Joseph est le fils adoptif du chevalier.

Lucette ne répondit rien ; mais, passant le bras autour de sa sœur, elle l’embrassa.

— Fais donc attention, chère petite folle, nous voici tout près des maisons ; on ne s’embrasse pas sur les chemins. Allons, prenez votre air sage et tâchez d’avoir l’air d’une demoiselle.

— Sage ! sage ! Eh ! je le suis peut-être autant que les autres, si je n’en ai pas l’air.

Régine, à ces paroles, rougit péniblement.

— Que veux-tu dire ? demanda-t-elle.

— Pardonne-moi, petite sœur ; je ne l’ai pas dit exprès. Je n’ose plus t’embrasser à présent, mais j’en aurais bien envie.

Elle rougit alors à son tour, comme d’un souvenir, et reprit d’une voix douce et confidentielle, en se serrant contre sa sœur :

— Vois-tu, je dis trop, en effet, tout ce qui me passe par la tête, et je ne m’aperçois qu’après que je n’aurais pas dû le dire ; quelquefois même encore, je sens que j’ai dit une sottise, sans trop savoir pourquoi… et j’en Suis si fâchée !… Oui, vrai, que je suis encore une petite fille ; mais il faudra que je devienne raisonnable comme une femme à présent, et il est bien temps, n’est-ce pas, Régine ? Aide-moi, petite sœur. Si tu savais comme je l’aime ! Je t’aime ce soir encore plus qu’à l’ordinaire, vrai !… Allons, tu vas voir comme je vais être à présent une personne sérieuse, imposante, et pour commencer…

Elle ramena autour d’elle les plis de son mantelet et de sa robe, se redressa gracieusement, et les deux sœurs, aux bras l’une de l’autre, firent d’une manière irréprochable leur entrée dans Bruneray.


V

QUELLE AVENTURE ?

Le 20 août, c’était la fête patronale des Vreux, le village, autrefois propriété du château, qui reposait dans un creux de la colline, sur le versant opposé à Bruneray.

Et, bien que petit fût le village, c’était une grande fête, où l’on venait de quatre et cinq lieues à la ronde, tant à cause du saint, bien posé en paradis, que d’une fontaine également pleine de vertus ; mais plutôt pour les gens du loin. Quant à ceux du pays, ils ne se portaient pas mieux qu’ailleurs, chose étrange.

Outre les pèlerins, il se rendait aux Vreux ce jour-là un grand nombre de bateleurs, jeux, loteries, carrousels, femmes géantes, phoques savants, et tutti quanti. Des marchands y venaient de toutes les villes voisines, on disait même de Chaumont. Tous les gens du pays, il va sans dire, affluaient ; la jeunesse paysanne y dansait en plein air, et la bourgeoisie de Bruneray allait s’y promener, d’un air moqueur, il est vrai, mais enfin elle. n’y manquait point. Quand on vit à Bruneray, le nouveau, même forain, n’est jamais à dédaigner.

Aussi retrouverons-nous là toutes nos connaissances ; mesdames de La Rive elles-mêmes daignèrent s’y rendre vers deux heures. Lucette et Régine, accompagnées de leur excellente mère, qui s’impose pour les distraire une lourde fatigue ; car, outre les deux kilomètres qui séparent les Vreux de Bruneray, il n’y a de siéges que dans les cafés, et ceux que leur dignité empêche de s’asseoir sur le gazon ne peuvent se reposer que d’une jambe sur l’autre. Lucette et Régine sont à la fête depuis midi ; Lucette est si amusée de tout cela ! Il faut avec elle, bon gré, mal gré, entrer dans toutes les baraques, s’arrêter devant tous les étalages, contempler les danses. Elle est enchantée de rencontrer Joseph pour lui demander toutes sortes d’explications ; car elle persiste, malgré les dénégations du jeune homme, à le traiter en savant. Le jour d’apparat, Joseph a, comme les autres, quitté la blouse, et, dans cet habit de drap bleu foncé, en dépit de sa coupe villageoise, ne dirait-on pas un jeune monsieur ? Lucette, pressée par la foule, s’oublie jusqu’à passer le bras sous celui de Joseph. Sa mère lui fait les gros yeux, et Lucette voit bien qu’elle sera grondée ; cette étourdie n’a garde pourtant de retirer brusquement son bras, et elle attend héroïquement pour cela une occasion ; — héroïquement, c’est beaucoup dire, car elle voit Joseph à la fois si confus et si heureux ! — Quant à Régine, elle a les regards, tantôt noyés et tantôt furtivement inquisiteurs, d’une amoureuse pour qui tout est prétexte à rendez-vous ; elle est capable de n’avoir vu ni lapin, ni carpe, ni phoque, ni géante ; elle a tourné le cercle de la loterie d’une manière qui a fait hausser les épaules à Lucette. Mais ses yeux voient plus loin que tous les autres sur le chemin de la colline, et ils aperçoivent Roger, qui descend en compagnie d’Ernest.

Pour le moment, il n’y a pas au château le moindre vicomte, le moindre reporter, le moindre sportsman de la bohême parisienne. Aussi Ernest de La Rive ne peut-il se passer de Roger. Il l’accapare, le tient par le bras et le tutoie. Il est très-bavard, comme d’habitude, et s’écrie, du haut du chemin, à l’aspect de la foule mouvante et bariolée qui remplit la prairie :

— Dieu ! mon cher, que de femmes ! En voilà de toutes les couleurs, et j’espère que nous allons passer une revue !… C’est qu’elles ne sont pas toutes mal au moins, vos Brunériennes ! Et croiriez-vous, mon très-cher, que je ne sais pas encore ce qu’il peut y avoir de miel au fond de leurs lunes d’amour ? Et je suis ici depuis deux mois ! Et aucune de nos belles visiteuses ne m’a permis de baiser plus que sa main ! Vertus encore farouches ou déjà occupées ! Je n’ai pas de chance et j’enrage, je meurs, je suis affamé ! Je me sens des désirs d’ogre ! Je descends sur ce troupeau comme le loup dans la vallée. Gare dessous !

Le jeune Ernest débitait ses gentillesses en s’éventant de son mouchoir et avec la prétention qu’il avait toujours de dire des choses charmantes ou remarquables. C’était un jeune homme de petite taille, assez délicat et qui complétait à force de soins, de parfumerie et de miévreries, son apparence féminine. Joli garçon, riche, gâté par sa mère, il avait tout ce qu’il faut pour manquer de cœur et de sens commun, et il fallait peut-être lui savoir gré de ne faire de mal que pour son plaisir et même sans trop s’en douter.

Entre ce produit de serre parisienne, nourri de vanités et de sucreries, et déjà tout gangrené de corruption élégante, puisque l’étude même avait été dépouillée de ses rigueurs, et le succès de ses difficultés ; entre Ernest de La Rive et Roger Cardonnel, doucement, mais sainement élevé, et que l’ardeur de l’étude, outre un chaste amour, avait préservé de la vie relâchée des étudiants, il existait une telle différence que leur intimité peut paraître surprenante et faire supposer chez Roger plus de calcul qu’il n’est permis à une généreuse nature. Mais Roger n’a vu tout d’abord dans Ernest que le spécimen d’un monde nouveau, qui lui semble, comme tout inconnu, curieux à connaître, et il a été touché et flatté de se voir recherché par ce beau fils de famille ; car Roger n’est pas un philosophe ; il subit l’influence de tout préjugé ambiant, dont il n’a pas percé la sottise, et il lui faut, comme à tout autre, plus qu’à beaucoup d’autres, car il n’a que vingt-trois ans, le temps de connaître avant de juger. Il est d’ailleurs de ces natures bienveillantes qui ne prêtent à autrui que des qualités jusqu’à preuve contraire, de ces idéalistes qui persistent dans leur rêve aussi longtemps qu’ils le peuvent. Ernest le choque par certains côtés, le séduit ou l’éblouit par d’autres. Roger n’a pas encore de principes nets ; il n’a que des sentiments énergiques, mais tempérés cependant par une modeste défiance de lui-même. Entraîné par sa famille, il a subi le prestige des habitants du château, et la protection qu’il en espère, qui lui est promise, le rend non point servile à leur égard, mais reconnaissant.

Il sourit, quoique avec un peu d’embarras, des confidences d’Ernest, qu’il prend pour de simples plaisanteries, et ils s’avancent, au bras l’un de l’autre, dans le champ de fête. Ernest, appuyé nonchalamment sur Roger, lorgne à droite et à gauche les femmes qui passent ; tout à coup il s’écrie :

— Voilà qui est révoltant !

— Qu’est-ce ? demande Roger.

— Voyez ce balourd qui se donne des airs d’en avoir deux, quand nous n’en avons pas une !

Roger, retournant la tête, vit Gabriel, qui promenait, en leur donnant le bras, les deux demoiselles Forel ; il connaissait un peu Gabriel, pour l’avoir rencontré à la Cerisaie, et il connaissait beaucoup Marianne et Adolphine, intermédiaires de sa correspondance avec Régine. il se hâta donc de saluer ce groupe amicalement, et trois saluts des plus empressés lui retournèrent, dont l’un, éclairé, par le sourire provoquant d’Adolphine, fut tout à fait aimable.

— Vous les connaissez, mon cher, s’écria Ernest, mais alors mettez-moi en relations avec cette jolie blondine, qui me paraît aussi coquette que ravissante. Ma parole d’honneur ! elle est à croquer ; reprit-il en la lorgnant.

Car Adolphine s’était arrêtée et retenait ses compagnons devant l’étalage d’une loterie, comme si elle eût voulu se prêter à cet examen admiratif, qui peut-être ne lui avait pas échappé. Roger hésita, fit quelques objections ; mais, entraîné par Ernest, il vint engager la conversation avec les demoiselles Forel, qui s’y prêtėrent de bonne grâce, malgré le sentiment évidemment contraire de Gabriel. Ernest de La Rive, — il ne prenait pas d’autre nom et avait laissé à son père celui de Jacot. — n’avait pas besoin d’être nommé pour être connu ; adressa la parole à Adolphine, et prit de suite avec elle, sans y mettre plus de façon, le ton de la galanterie. Roger ayant mis à la loterie en faveur de Marianne, Ernest voulut faire de même pour Adolphine ; mais déjà ses manières vis-à-vis d’elle, et peut-être surtout le plaisir qu’elle montrait des hommages du jeune châtelain, avaient indisposé Gabriel : il s’y opposa.

— Mademoiselle est ma fiancée, dit-il à Ernest, et c’est moi seul qui ait le droit de payer pour elle.

— Si mademoiselle n’est que votre fiancée, répondit Ernest d’un ton sardonique et d’un air méprisant pour le malotru qui osait lui tenir tête, elle est libre de faire ce qui lui plaît.

Et il insista de nouveau près d’Adolphine, qui n’osait accepter, mais en mourait d’envie. Elle le remercia d’un air attendri, tandis qu’elle disait à Gabriel :

— Vous êtes vraiment bien méchant !

Pendant ce temps, la chance favorisait Ernest, et la marchande, prenant dans le conflit le parti de la bourse la mieux garnie, présentait Adolphine un vase de verre bleu, enjolivé de blanc, qui, sans avoir de valeur véritable, pouvait exciter le désir d’une pauvre fille sevrée de toute fantaisie. Elle le prit, sans trop savoir ce qu’elle faisait ; puis voulut le rendre à Ernest, qui refusa de le prendre. Gabriel, rouge de colère, avait brusquement dégagé son bras de celui d’Adolphine.

— Donnez ce vase à la sœur, Ernest, je vous en prie, disait Roger. Gabriel est un honnête garçon, ne le fâchez pas.

Mais Ernest, sans l’écouter :

— Non, mademoiselle ; je ne reprendrai pas ce vase, que j’étais trop heureux de vous l’offrir. Gardez-le, et pensez quelquefois en le voyant qu’il me restera de notre rencontre un ineffaçable souvenir.

Il s’était approché d’Adolphine pour qu’elle entendit seule ces derniers mots.

Elfe rougissait d’orgueil et baissait les yeux, toute au plaisir de cet hommage.

Venez-vous, Marianne ? dit Gabriel d’une voix stridente.

C’était abandonner Adolphine. Elle le sentit, tressaillit, et, jetant à Ernest un regard d’adieu fort ému, elle se rapprocha de Gabriel et voulut prendre son bras : elle avait encore le vase à la main.

— Pas avec ceci ! lui dit Gabriel sévèrement.

Adolphine voulut alors passer le vase à sa sœur ; mais Gabriel le prit au passage et le laissa tomber par terre, où il se brisa. Parmi les quelques témoins de cette scène, il y eut des exclamations.

— Oh ! quel dommage, dit seulement Marianne, de sa voix douce et triste.

Mais Adolphine se mit à pleurer.

C’est une brutalité inqualifiable ! s’écria le jeune Ernest en colère. Mademoiselle, continua-t-il en s’adressant à Adolphine, je regrette d’être la cause involontaire de votre chagrin ; mais je crains encore plus vivement, si l’on se conduit déjà de cette manière vis-à-vis de vous, que vous ne soyez plus tard fort malheureuse.

— Vous croyez ça, monsieur ? répliqua Gabriel en faisant un pas vers lui. Eh bien ! c’est ce qui vous trompe. Nous ne sommes pas, nous autres, de ceux qui enjôlent les femmes, pour les jeter après dans la rue ; nous les épousons honnêtement, et ma femme sera traitée par moi avec autant d’honneurs qu’une fiancée, pourvu bien entendu qu’elle soit honnête et ne prête pas l’oreille aux petits crevés qui vivent sur le bien d’autrui.

— Insolent ! s’écria Ernest.

Déjà Gabriel, entraîné par Marianne ainsi que par Adolphine, maintenant effrayée des conséquences de sa coquetterie, avait tourné le dos et s’éloignait.

— Quel est ce manant ? demanda Ernest, qui avait perdu tout son sang-froid, à ceux près desquels il se trouvait, et l’un d’eux s’empressa de lui dire, avec une servile et lâche complaisance :

— Monsieur, c’est un de vos ouvriers mécaniciens, Gabriel Cardan.

— Un qui vient de Paris, ajouta un autre, et que c’est pas là qu’on apprend à respecter ceux qui le méritent.

— Ce n’est pas étonnant, reprit un troisième, puisque c’est un partageux.

— Ernest, dit Roger en entraînant son compagnon, j’espère que vous ne songez pas à vous venger de cet homme ; ce ne serait pas digne de vous, d’autant mieux que c’est vous qui avez eu les premiers torts.

— Vous trouvez, mon cher ? Ce n’est pas mon avis, dit le jeune homme d’un ton sec, et je m’étonne que vous preniez la défense de ce malotru.

— J’y suis intéressé, reprit Roger, car c’est par mon entremnise que vous les avez abordées ; j’ai des obligations à ces demoiselles, et quant à…

— En vérité ! s’écria Ernest en éclatant d’un rire forcé. Eh bien ! mon cher, si vous avez des obligations à ces demoiselles, pourquoi m’empêcher d’en avoir aussi ?

— Je ne sais ce que vous voulez dire, répliqua Roger en rougissant ; mesdemoiselles Forel sont très-respectables. Quant à Gabriel, il est protégé par monsieur de La Barre.

— Ah ! c’est là le fils !… Il paraît que ce brave baron s’est furieusement encanaillé ? Après tout, il a eu raison et je ne demande pas mieux que d’en faire autant. Seulement on ne garde pas sur les bras ces femmes et ces enfants-là.

— Vous trouvez ?… dit Roger en regardant l’héritier des Jacot.

Et, pour la première fois, il se sentit le cœur glacé par cette parole élégante. Il voulut cependant insister encore pour Gabriel, mais il n’obtint que cette parole :

— Mon cher, il ne faut jamais se laisser manquer impunément par ses inférieurs : c’est de mauvais exemple.

Sur ce, apercevant son père, sa mère et sa sœur, qui, en compagnie de deux ou trois personnes, actuellement en visite au château, regardaient les danses en plein air, il se rendit près d’eux, et la conversation en resta là sur ce point.

— Monsieur Roger ! savez-vous, dit mademoiselle Marie de La Brive, je meurs d’envie de danser aussi, dans cette poussière, avec ces bons villageois !

— Je suis à votre disposition, mademoiselle, dit Roger ; mais peut-être…

Et il regarda en souriant madame Jacot et d’autres notables.

— Vous savez, monsieur Roger, que ma fille a toujours quelque fantaisie, mais celle-ci n’est pas exécutable. Vous l’avez sagement compris.

Bientôt les Cardonnel vinrent à leur tour renforcer le groupe Jacot, et l’on devisait gaiement, en se moquant des splendeurs de la fête et de la tournure des campagnards endimanchés, quand, depuis quelques instants, le ciel s’était rembruni, — une pluie torrentielle, un grain, que rien ne faisait prévoir une demi-heure avant, dans le ciel éclatant de cette journée d’août fondit sur le champ de fête et dispersa tous les promeneurs. En un moment, tous les cafés, toutes les baraques, tous les abris furent pleins, et jusqu’au dessous des charrettes, où se blottirent ceux qui ne pouvaient payer l’entrée d’un refuge. Mais la toile des tentes fut bientôt percée, et ceux-là seulement qui avaient pu gagner les maisons du village, ou qui avaient trouvé place dans le grand-café, muni d’une toiture en planches, furent à l’abri de tout dommage.

Ce grand-café, se trouvant assez proche du lieu où l’on dansait, c’est là que s’étaient immédiatement réfugiées les familles Jacot et Cardonnel, ainsi que les autres notables de Bruneray ; devant ce groupe imposant, la foule, même dans l’ahurissement du sauve-qui-peut, avait respectueusement livré passage et n’avait rempli qu’à la suite le grand-café. Lorsque Gabriel et les deux demoiselles Forel y arrivèrent, essoufflées d’une course rapide et déjà trempés à demi, toutes les tables, tous les bancs étaient remplis, et les intervalles même encombrés.

Dans le passage du milieu de la salle, où s’arrêtèrent forcément Gabriel et ses deux compagnes, régnait, grâce au rafraîchissement subit de l’atmosphère, un courant d’air assez vif qui faisait balancer les deux toiles, celle de l’entrée et celle du fond, servant de portes. Adolphine et sa sœur n’avaient sur le cou sur les bras qu’un peu de mousseline tempée ; elles frissonnèrent et Adolphine murmura :

— Nous qui avions si chaud tout à l’heure ; c’est de quoi prendre la mort.

— Mais il y a une autre salle, dit Gabriel.

Et il se fit passage vers la toile du fond et allait la soulever quand une paysanne l’arrêta.

— Oh ! l’on n’entre pas là, dit-elle d’un air mystérieux.

— Pourquoi donc ?

— C’est là que sont les grandes gens du château et de la ville, répondit-elle à demi-voix.

— Ça n’est pas une raison, répondit Gabriel, s’il y a de la place. Faut-il prendre du mal de peur de les gêner ? Sur ma parole, c’est donc tout comme autrefois, sous l’ancien régime ?

Il souleva la toile, et, voyant deux tables vides, il fit signe aux demoiselles Forel de le suivre ; puis il entra en soulevant son chapeau, et, demandant à une fille de café qui sortait de mettre trois couverts, il s’assit à une table et y fit asseoir Marianne et Adolphine.

Cette prise de possession d’une place vide dans un lieu public n’avait assurément rien que de légitime, elle n’avait même rien de choquant au point de vue de nos mœurs et de l’égalité générale. Mais cette base actuelle des rapports sociaux, pour avant qu’elle soit entrée dans l’esprit des lois et dans l’opinion, n’ayant point encore la sanction des réalités, n’étant qu’une donnée, un idéal, et non point un fait, reste pour ainsi dire à l’état mouvant et se voit facilement déplacée par tout fait qui lui est contraire. Depuis l’installation à Bruneray du grand industriel, sous l’influence de plus en plus étendue, de plus en plus exagérée peut-être, de sa richesse et de son pouvoir, ce qui pouvait exister auparavant de sentiment du droit commun et de respect pour l’égalité civile avait fait place à l’admiration, au respect, au culte de cette puissance dont les bienfaits apparents avaient jeté tous les esprits dans les voies d’espérances nouvelles où ils s’exaltaient. On répétait : « C’est la richesse du pays, » et chacun pensait que ce pouvait être aussi la sienne. De ces espérances, monsieur Jacot était l’arbitre ; de ce culte, le plus général de tous, des humains pour la richesse, il était le dieu, ou tout au moins le grand prêtre. Quoi que l’on puisse proclamer d’égalitaire, tant que l’égalité n’existera pas, la misère produira toujours la servitude, et la hiérarchie la servilité. Gabriel avait donc eu raison de s’écrier : « C’est tout comme sous l’ancien régime ! » Jamais baron d’autrefois n’avait été plus puissant et plus respecté que monsieur Jacot.

Tout dieu aime l’encens. Monsieur Jacot de la Rive s’était si facilement et si bien acclimaté, lui et les siens, dans cette atmosphère de respects et d’adoration qu’on lui avait faite à Bruneray, qu’il ne concevait plus les choses autrement. Sa taille en était devenue plus droite et son attitude plus imposante ; il marchait dans sa force et sa majesté, bon prince, mais à condition que son peuple fût humble et soumis. L’audace de Gabriel s’introduisant dans la salle qu’il occupait avec ses élus, et au seuil de laquelle il avait conscience que le respect arrêtait la foule, lui parut donc un crime de lèse-majesté. Il fronça le sourcil à la manière de tous les Jupiters ; madame Jacot fit une moue méprisante que toutes les autres dames imitèrent ; Marie, trouvant la chose originale, se mit à rire et à regarder les deux ouvrières comme on regarde des animaux ou des marbres ; la conversation, qui était fort animée, tomba aussitôt.

Les trois intrus n’étaient pas sans avoir conscience de leur situation. Gabriel faisait bonne contenance, mais non sans irritation et trouble secrets, Marianne était toute pâte, mais ne disait rien. Adolphine, rouge et déconcertée murmurait : « Nous ferions mieux de nous en aller. »

— Non ! répondit Gabriel, et il frappa sur la table pour appeler.

Mais la haute société était servie, et les gens du café, affolés par les demandes qui s’élevaient de toutes parts, dans la première pièce, n’entendaient, ni ne répondaient pas. L’averse durait toujours. Du noble groupe, tombaient sur les trois prolétaires des regards de mépris, et Gabriel entendait son nom prononcé à demi-voix.

— Quel est cet homme ? avait en effet demandé monsieur Jacot. On s’était empressé de le satisfaire avec commentaires. Ernest avait ajouté un mat :

— Ce croquant-là m’a déjà marché sur le pied, dit-il.

— Je vous assure que c’est pourtant un brave garçon, avait dit timidement Roger.

— Monsieur de La Barre le protége, avait ajouté monsieur Cardonnel.

Et ces deux paroles avaient été toute la défense du coupable, dont la sentence pouvait déjà se lire dans les yeux du juge.

Enfin la pluie cessa. Les Jacot et leur groupe sortirent du café, et Gabriel, qui avait enfin obtenu, pour lui et ses dames, du jambon, du vin et du fromage, resta sur le champ de bataille.

Il n’en était pas plus vainqueur pour cela. Au dehors, le bruit de son sacrilége s’étant répandu, le populaire le blâmait avec indignation, et avec lui cette malheureuse ville de Paris, qui paraissait en avoir été complice. Parmi l’entourage de monsieur Jacot, plusieurs, à la sortie du café, avaient repris le sujet de cette inconvenance, et l’on avait dit aussi :

— Voilà bien les ouvriers de Paris ! Ce ne sont pas les nôtres qui auraient osé… Quelle race ignoble et insolente !

— Ce n’est rien, avait dit monsieur Jacot, de l’air d’une majesté qui ne veut pas s’avouer touchée ; ça ne vaut pas même la peine d’y faire attention. Seulement, comme en effet ces gens-là sont de mauvais exemple pour les ouvriers honnêtes, on renverra celui-ci à Paris.

Leur voiture s’avançait et madame allait monter pour retourner au château, quand Marie s’écria :

— Mais nous n’avons pas vu la moitié des magnificences de la fête. Maman, tu m’as promis les baraques. Je veux les baraques, il me les faut !

— Enfant terrible ! dit monsieur Jacot. Mais la pluie…

— La pluie est passée, il fait un soleil superbe, et d’ailleurs s’il pleuvait encore nous serions à couvert.

— Quoi ! mademoiselle Marie, vous voulez entrer là-dedans ? dit Émilie, qui ne désirait elle-même rien tant que d’y aller ; car elle n’était pas gâtée sur les distractions.

— Pourquoi pas, puisque cela m’amuse ? Vous ne voulez pas y entrer, vous ?

— Oh ! Je vous suivrai, si c’est votre fantaisie.

On se prit alors le bras en riant, et, couple par couple, on marcha vers la plus importante des baraques, une ménagerie, qui avait au-dessus de la peinture de tous les animaux de la création arboré ce titre : Aux immortels !

— C’est à faire rêver, dit Ernest, qui donnait le bras à Émilie, en s’arrêtant devant la baraque. Est-ce une invocation aux dieux païens ou aux fauteuils de l’Académie ?

— C’est tout bonnement, répondit Roger, qu’ils vont nous montrer le phénix ou bien la colombe de l’arche.

— Ou le cochon de saint Antoine, dit monsieur Jacot, ce qui parut plein d’esprit et fit beaucoup rire.

Ce fut en ces dispositions joviales que l’aristocratie de Broneray, fit sont entrée dans la vaste enceinte de toile qui recouvrait les monstres du désert.

On les apercevait, en entrant, au fond de l’hémicycle, dont leurs cages formaient la section, et qui, sauf un assez large espace à l’entour, était garni de bancs divisés en trois classes : premières, secondes, troisièmes ; les premières garnies de velours rouge, bleue et lacéré par les ans. Ces places étaient assignées aux spectateurs. pendant les exercices du dompteur ; car autrement, — un cicerone placé à la porte donnait des détails d’un ton plein de générosité et de courtoisie, chaque personne pouvait entrer dans l’arène et défiler à son aise devant les cages, en admirant les terribles animaux.

— Entrez, messieurs ; avancez, mesdames ! Allez considérer le roi des forêts, le lion de l’Atlas, le tigre du Bengale, l’hippopotame du Nil, le boa constrictor, la panthère de Java, le kanguroo d’Australie, et le pélican blanc, victime d’amour maternel, et la sarigue qui porte ses petits dans son sein, et le serpent à sonnettes, et le dragon volant, et le vampire ; oui, messieurs, mesdames, un vampire ! Mais ne craignez rien ; vous sortirez de cet antre de tous les monstres de la création, sains et saufs comme vous y êtes entrés, avec la mémoire ornée de choses étonnantes que vous y aurez vues. Défilez, messieurs ; mesdames, défilez !

Au moment où entraient les Jacot et leur société, quelques personnes occupaient déjà l’arène. C’étaient Régine, Lucette et madame Renaud, avec Adalbert, Joseph et quelques autres. Régine et Roger échangèrent un rapide coup d’œil ; puis les Renaud, cédant la place aux nouveaux arrivants, allèrent se placer au premier banc des secondes. Joseph resta, un moment encore, près de la cage du lion, qu’il considérait avec une attention étonnée. Le roi des forêts, mangeait tranquillement les bribes d’un gâteau que lui avait jeté Lucette, et paraissait y prendre autant de plaisir qu’à la proie la plus saignante.

Dans cet exercice, il passait sa langue sur ses lèvres, et montrait ses dents blanches, et c’étaient justement. ces dents qui absorbaient l’attention de Joseph. Le jeune homme, en voyant entrer dans l’arène le flot des nouveaux visiteurs, se retira jusqu’à la balustrade qui séparait l’enceinte des bancs des spectateurs, et continua de contempler de là le lion de l’Atlas. Roger se trouvant près de lui, un moment après, et lui ayant dit bonjour :

— Monsieur Roger, avez-vous remarqué la mâchoire de ce lion ? c’est bien étonnant.

— Peut-être n’est-il pas de l’Atlas, dit Roger en souriant.

— Qu’est-ce ? demanda Ernest.

— Le lion offrirait une variété de mâchoire qui inquiète ce jeune naturaliste.

Ernest jeta sur Joseph un regard de dédain.

— Ah ! c’est peut-être que les lions de Bruneray ne sont pas faits comme cela ? Mais comment donc ? Il est superbe, ce lion. Oui, ma foi ! cela vaut la peine. Regardez quel port de tête, quelle magnifique perruque ! et comme on sent bien dans ses yeux le calme de la force et la majesté de la grandeur ! Ah ! se trouver seul à seul, dans une gorge de l’Atlas, avec cette royale bête. et un bon fusil !… C’est cela qui s’appelle chasser. Jules Gérard seul a connu les vrais émotions de l’art cynégétique ! Dis donc, papa, si j’allais chasser l’année prochaine dans l’Atlas ?

— Oui, nous avons le temps de voir ça, répondit monsieur Jacot d’un ton peu inquiet de cette fantaisie.

— Que trouvez-vous d’extraordinaire dans la mâchoire de ce lion ? demanda Roger à Joseph.

— Vous savez bien, monsieur, que le lion a d’énormes incisives et les molaires très-reculées, outre des crocs très-puissants ; tandis que celui-ci a les dents plus petites, plus longues et moins espacées. On dirait presque…

— Hein ? demanda Ernest en s’adressant à Roger, comme s’il n’eût pu causer sans intermédiaire avec ce nouveau croquant. »

Roger lui transmit l’observation de Joseph.

— Ah ! ah ! ah ! ricana le jeune Jacot ; mais pas du tout, c’est tout le contraire ! Ce lion a bien la mâchoire de sa race et particulièrement de celle de l’Atlas. Et comment ne l’aurait-il pas ? Eh ! eh ! eh ! savez-vous, mon cher Roger, que les naturels de votre pays sont étonnants ! (Il s’approcha de la cage et donna de sa cravache sur le nez du lion, qui gronda en montrant les dents.) Parfaitement ! Voilà bien les mâchoires puissantes et les dents aiguës qui emportent le buffle ou l’antilope. Ah ! brave bête, va !

— Il ne faut pas l’irriter, monsieur, dit le cicerone.

Joseph s’était retiré depuis un moment et était allé s’asseoir aux secondes places, non loin des Renaud. On annonça alors que les exercices allaient commencer, et le dompteur apparût, vêtu d’un gilet de peau et d’un pantalon collant, la tête nue. Il montra tour à tour son tigre royal, dont il fit l’histoire en récitant Buffon, sa panthère de Java, son kanguroo, sa hyène et son chacal, dans la cage desquels il entra et qu’il fit courber sous sa cravache.

— Et l’hippopotame ? dit une voix.

L’hippopotame, messieurs, nous avons dû le laisser en route, vu la quantité d’eau qu’il faut pour le bain de cet animal.

On se mit à rire, et une autre voix reprit : die

— Et le boa constrictor ?

— Le boa ? Vous allez le voir, messieurs.

Et le dompteur, soulevant un gros tapis, montra un énorme et informe boyau replié.

— Il est empaillé ! cria-t-on.

— Non, messieurs, il dort ; c’est la pluie de tout à l’heure qui l’a plongé dans cette léthargie. Ce n’est pas ma faute, vous comprenez. Donnez-moi le soleil de la zone torride, et alors vous fuiriez, messieurs, mesdames, devant ce monstre, pour qui l’homme n’est qu’une bouchée.

Malgré ces éloquentes paroles, il y eut des murmures et des rires.

— Il est mort ? — Il est empaillé ! crièrent encore quelques voix ; et l’on réclama le sarigue.

— Il est en couches ! répondit une autre voix des troisièmes, celle d’un loustic d’atelier.

Monsieur Jacot formalisé qu’on osât ainsi plaisanter en sa présence, tourna la tête vers les troisièmes, qui se turent.

— Messieurs, je ne sais dire que la vérité : je dois donc avouer que le sarigue est mort d’un accident déplorable ; mais sa dépouille m’est restée, et vous l’allez voir, messieurs, tel qu’il était dans sa vie, absolument, à cela près qu’il est mort.

Il tira le rideau qui cachait le sarigue ; les rires et les murmures continuèrent.

— Le vampire ! le vampire !

— Messieurs, cria le dompteur d’une voix éclatante, je vais entrer dans la cage du lion.

Devant l’émoi que promettait ce spectacle, les sarcasmes tombèrent et le plus profond silence régna.

On vit en effet l’homme, armé d’un simple bâton, entrer dans la cage du roi terrible des animaux et le soumettre à ses moindres signes. Le lion donna la patte, se mit à genoux, se coucha, rampa, reçut dans sa gueule le bras du dompteur et lui lécha la main. On poussa des cris d’admiration. Les femmes pâlissaient ou haletaient, et Adolphine, car Gabriel et les sœurs Forel venaient d’entrer aussi dans la baraque, — Adolphine menaça même de se trouver mal. Le dompteur sortit enfin, aux applaudissements de tous les spectateurs, et, pour prolonger son triomphe et la bonne humeur du public, il se mit à faire faire à un singe des exercices, accompagnés d’un soliloque bouffon, qui excitaient les rires et les bravos de tous les groupes.

Quand tout à coup un grand cri s’élève, un grand cri de terreur : Le lion ! le lion !

Le lion était sorti de sa cage, dont la porte avait été laissée ouverte par le dompteur.

Aussitôt c’est un tumulte indescriptible ; tout le monde est debout, et les cris de terreur deviennent frénétiques lorsqu’on voit le lion s’engager tout droit dans le couloir de sortie, au bout duquel se pressait déjà et se bousculait la foule, cherchant à fuir par la porte étroite. Cette fois, les pauvres étaient les favoris du sort : tout le flot des troisièmes devait s’écouler avant celui des secondes, et enfin celui des premières pût sortir de ce lieu, qui allait devenir sans doute une scène de carnage. Ernest, franchissant les bancs, sans pitié pour ceux qu’il écrasait, criait en vain : a Place ! place ! Laissez passer la famille Jacot de la Rive ! » sans prêter d’ailleurs aucun autre secours aux siens que de les engager à le suivre. Mais déjà Roger, s’armant d’un des bancs longs qui étaient placés sous les pieds des spectateurs des premières, s’était élancé en criant : « À moi, les hommes de cœur ! Arrêtons-le ici le plus longtemps possible ! » Et, en deux bonds, il était arrivé devant le lion, au moment où celui-ci enfilait le couloir et lui avait barré le passage en brandissant d’un air menaçant le banc de chêne, mais sans le frapper, car Roger, avec autant de sang-froid que de courage, pensait que cette bête, domptée et apprivoisée, pouvait être intimidée facilement et qu’il valait mieux ne pas l’irriter.

À l’appel de Roger, cinq hommes seulement répondirent en accourant. C’étaient Gabriel, armé d’un couteau-poignard à lame brillante ; Joseph, un paysan et deux autres ouvriers. Le dompteur, qui tournait le dos aux cages, n’avait été averti de la sortie de son lion que par les cris de la foule ; il était accouru. Mais l’animal, déjà engagé dans le couloir, ne pouvait subir l’influence de son regard ; les yeux fixés sur ceux qui lui barraient le passage avec des intentions évidemment agressives, il s’était arrêté, mais grondait sourdement. Les cris de la foule semblaient l’irriter ; il montrait les dents et restait parfaitement sourds aux appels de son maître, qui, le tirant par la croupe, lui disait :

— Jack ! Jack ! ici, gredin ! tout de suite ! et s’interrompait pour crier à la foule de toute sa voix.

— Rassurez-vous, messieurs, mesdames, il n’est pas méchant, il ne vous fera aucun mal !

Toutes ces actions avaient été presque simultanées et ce qu’il faut des minutes pour décrire n’avait duré qu’un instant. Mais pourtant, dans ce choc si brusque, dans cet affolement de terreur, bien des âmes surprises. avaient déjà laissé échapper le secret de leurs défaillances ou leurs ardeurs. La plupart, lâchement n’avaient songé qu’à eux-mêmes ; quelques-uns avaient couvert de leur corps l’être qui leur était le plus cher ; plusieurs, tout en pâlissant, avaient gardé quelque dignité d’attitude ; les autres avaient bêtement hurlé, follement lutté pour disputer à leurs semblables la chance de n’être pas dévoré. Mais, si âpres que fussent les cris et l’effarement de cette foule, il y en eut peu qui n’entendirent un cri de désespoir et d’amour, jeté avec une puissance d’intonation, une éloquence d’accent indicibles.

— Roger !!!

Et l’on vit Régine Renaud s’élancer, encore plus prompte que Gabriel, Joseph et les trois autres braves, vers Roger ; mais elle fut saisie et retenue dans cet élan par son frère, auquel monsieur Renaud accourut prêter main-forte.

— Laissez moi, s’écriait-elle, laissez-moi mourir avec lui ! je le veux !

Se voyant dominée par une résistance invincible, elle s’agita désespérément, poussa un cri déchirant et s’évanouit. Tout cela sous les yeux des Cardonnel, des Jacot de la Rive et autres, qui franchissant les bancs des premières, se pressaient confusément sur ceux des secondes, et à qui la peur, bien qu’elle fût vive, n’avait point ôté l’usage de leur sens.

Le grondement du lion, bien que peu formidable et fort sourd, avait encore éperonné la terreur de la foule ; les cris de ceux qu’on meurtrissait dans la lutte pour la vie sauve retentissaient déjà, augmentant l’horreur de ce tumulte, et monsieur Jacot s’écriait en vain, d’une voix altérée : « Place ! place ! laissez sortir les dames ! » en poussant devant lui sa femme et sa fille et en les serrant de près. Tout son prestige avait disparu, on ne l’écoutait pas ; quand tout à coup, du petit groupe intrépide qui disputait le passage à l’animal féroce, partirent de grands éclats de rire. Ils retentirent aux oreilles des derniers fuyards comme une chose folle et invraisemblable ; on s’arrêta cependant, et les rires continuant de plus belle, plusieurs des moins ahuris, monsieur Jacot en tête, revinrent sur leurs pas, et virent, à la place du lion de l’Atlas, un magnifique chien de montagne de la plus grande espèce, dont la figure bonne et loyale, bien qu’empreinte d’une certaine irritation, sortait, comme d’un collier de fourrures, de l’énorme perruque du fauve, qu’il venait de rejeter avec ses pattes, afin sans doute de se rendre la vue plus claire pour le combat.

Les explications, les exclamations, les rires se croisèrent. Le dompteur, humilié et désespéré, finit par se faire suivre de Jack, devant qui ses adversaires avaient abaissé leurs armes, non par mépris, car il restait encore un monarque parmi les chiens, mais en hommage aux qualités morales et civilisées de sa race. Maintenant la foule, sous une impulsion contraire, commençait de réaffluer à l’intérieur ; mais monsieur Jacot, reprenant l’exercice de son autorité, fit évacuer la baraque, où il ne resta bientôt plus dans un coin que cinq ou six personnes autour de Régine encore évanouie.

Le cri de celle qu’il aimait avait atteint l’oreille de Roger au moment où il faisait face au lion, pensant être sa première victime. Après la découverte qui faisait cesser tout danger, lui seul ne rit pas et ne trouva pas une parole à proférer ; il se retourna, cherchant Régine des yeux, et l’ayant aperçue courut à elle. Mais, pour la première fois, il reçut des Renaud un accueil farouche.

— Que voulez-vous, monsieur ? lui demanda le père de Régine d’un ton glacial.

— Roger, lui dit à voix basse madame Renaud, il y a eu comme cela assez de scandale. Allez-vous-en bien vite !

Elle soufflait sur le front de Régine, pâle comme une morte, tandis que le père lui frappait dans les mains, et que deux ou trois amies donnaient des conseils ou se lamentaient. Lucette, profitant de ce que le passage devenait libre, avait couru chercher de l’eau.

— Je vous en supplie, dit Roger d’une voix contenue, que son premier regard me revoie vivant ! Sans cela, elle souffrirait encore, et moi, je ne puis l’abandonner ainsi !

— Ah ! Roger, ce n’est pas la dernière fois que vous la ferez souffrir ! dit madame Renaud d’une voix triste.

Mais, à cet instant, le jeune homme avait saisi la main de sa fiancée et la pressait doucement. Il souffrait de ne pouvoir la prendre lui-même dans ses bras, sûr que ses baisers, sa voix, sa puissance d’amour, l’eussent mieux rappelée à la vie que tout ce que d’autres pouvaient faire. Il sembla toutefois que, par une télégraphie secrète, ce toucher eût porté au cœur de Régine le battement du cœur de Roger ; elle fit un mouvement, ses paupières vacillèrent et sa bouche exhala un soupir. Lucette rapportait de l’eau. Sous les ablutions bienfaisantes dont son front fut baigné, la jeune fille rouvrit les yeux. Elle vit Roger, une exclamation faible lui échappa, et bientôt, en même temps que la couleur revenait à ses joues, des larmes abondantes coulèrent de ses yeux.

— Maintenant partez, Roger, dit madame Renaud.

Il s’inclina, serra encore une fois la main de Régine en échangeant avec elle un long regard, et il partait, quand, à la porte de la ménagerie, il se heurta presque avec sa mère, qui rentrait.

— Je te cherchais, lui dit-elle vivement ; que fais-tu ici ?

— Régine s’est trouvée mal…

— Je le sais, et elle aurait mieux fait de s’en dispenser.

— Ma mère, dit Roger d’une voix émue, elle est ici ; on t’a vue, tu vas prendre de ses nouvelles ou bien…

— Ou bien ? répéta-t-elle ; des menaces ! Ah ! mon fils, si tu ne venais pas d’être un héros !…

Elle l’embrassa alors en pleurant d’émotion ; mais à deux pas de là, près de Régine, où il l’entraîna, elle fut immédiatement sèche et désagréable.

— Vraiment, je suis contente de vous voir remise, Régine : mais je vous croyais plus raisonnable. Il faut avoir du courage et ne pas se pâmer comme cela devant tout le monde.

Puis elle se hâta d’emmener Roger en disant avec affectation que ces dames voulaient le complimenter, et que mademoiselle Marie avait été vraiment émue de son héroïsme !

Dès qu’ils furent dehors ;

— Elle m’a déjà demandé, reprit madame Cardonnel avec animation, ce que c’était que cette jeune personne qui avait crié ton nom et s’était évanouie. Oui, en vérité ! comme si elle eût été jalouse ! J’ai répondu négligemment que c’était la fille d’un marchand d’ici. Ah ! Roger ! quelle destinée s’ouvre devant toi ! Il est impossible que tu la perdes pour… un enfantillage ou de folles visées de cette petite sotte, car ce ne peut être que cela.

— Tu te trompes, ma mère ; c’est fort sérieux, répliqua Roger, un peu pâle, et puisqu’il le faut, nous en parlerons.

— Tu veux donc me faire mourir de chagrin, fils ingrat ! s’écria madame Cardonnel.

Et malgré le conseil qu’elle venait de donner à Régine, elle eût éprouvé le besoin, sinon de se pâmer tout à fait, au moins de s’affaisser sous le poids de son émotion, et de se répandre en reproches et en soupirs, si l’on n’eût été en vue du groupe Jacob. Il fallait être héroïque !

— Sois aimable, reprit madame Cardonnel avec un accent suprême, sois-le, Roger, ou tu briserais le cœur de ton père et le mien !

Roger y fit de son mieux, et il lui été difficile de n’être pas flatté de la chaude réception qui lui fat faite.

— Vous êtes bien nommé, monsieur Roger, lui dit madame Jacot ; votre nom est celui d’un preux des anciens temps.

— Madame, je n’ai guère fait, comme don Quichotte, que me battre contre des moulins.

— Le chien revêtu de la peau du lion ! dit en riant Ernest, qui avait repris ses jolies couleurs et tout son aplomb.

— Mais monsieur Roger n’en savait rien, s’écria Marie avec feu, et tout le monde a eu assez grand’peur pour que la beauté de son dévouement ne soit en rien diminuée par cette sotte supercherie. Vous m’avez électrisée, monsieur Roger. C’est bien d’être brave ! Oh ! oui, c’est bien beau ! Et après cela, moi, le lion m’aurait déchirée que je n’aurais pas crié.

— Le preux Roger va devenir le favori des belles, s’écria Ernest ; car enfin, mon cher, une jolie fille s’est évanouie pour vous, sans que vous puissiez le nier : elle l’a crié assez haut. Ah ! Roger ! Roger ! avec votre air calme et vos prétentions à la sagessse ?…

— La personne dont vous parlez, mon cher Ernest, dit Roger, est digne de tous les respects, et je lui sais trop gré de son émotion pour pouvoir en parler en riant.

Mais sa voix fut couverte par celle de sa mère, qui s’écriait :

— Oh ! c’est une petite personne fort bien, mais… fort exaltée !

Puis elle se hâta de changer la conversation.

Dans tout le reste du public nombreux de la fête, il n’était guère question que du même sujet, et l’aventure du chien-lion, et la peur qu’on avait eu si vive, mais si courte, pâlissaient devant l’épisode du roman qui ouvrait aux imaginations et aux commérages tout un champ d’observations et de conjectures. On riait de la peur de celui-ci, de l’égoïsme de celui-là, des roueries du montreur de bêtes ; mais on abandonnait promptement ces sujets parfaitement définis et vite épuisés, pour en revenir à cet éclat de passion qui mêlait le drame à cette comédie.

On admirait sans réserve le courage de Roger, plusieurs, celui de Régine, mais ici le blâme abondait. Était-il convenable pour une femme, une demoiselle, de montrer des sentiments si vifs, si exaltés ? Les femmes la plaignaient de s’être à ce point compromise. On convenait que Roger Cardonnel devait avoir de plus hautes visées. — Qu’il l’aime ou ne l’aime point, ses parents ne la lui laisseraient jamais épouser, disait-on. — Quelques hommes entendus affirmèrent que cette petite était la maîtresse du fils Cardonnel ; il n’en pouvait être autrement. Tous enfin, avec cette aimable joie que l’homme éprouve à entamer délicatement son semblable quand il ne se livre pas à la volupté de le déchirer, répétaient le sourire aux lèvres : Quelle aventure ! bon Dieu, quelle aventure ! Et, dès le soir même, la nouvelle, portée par des hérauts innombrables, couvrait, à cinq ou six lieues à la ronde, le pays.

Ainsi était traité l’aimante et chaste Régine, punie, comme le sont presque toujours les femmes, d’aimer trop loyalement et trop ardemment. Devinant en partie ces rumeurs, elle se cuirassait de dédain et se disait :

— Il est sain et sauf, n’est-ce pas assez de bonheur ?

Cependant, monsieur Renaud, surpris et irrité des sentiments de sa fille et de l’éclat qui avait eu lieu, et croyant sa dignité paternelle intéressée à quelque acte d’énergie et d’autorité, parlait de sa plus grosse voix de mettre Régine au couvent. La bonne mère laissait passer l’orage, et soignait sa fille, toute souffrante encore de l’ébranlement qu’elle avait subi.


VI

DIVERS MOYENS DE PLAIDER UNE CAUSE.

Cette mémorable journée ne s’écoula point, sans qu’une explication orageuse eût lieu entre Roger et ses parents.

À peine madame Cardonnel était-elle rentrée, que sans souci de l’appel du dîner fait par la bonne, et tout en dénouant son chapeau, elle demanda à Roger de vouloir bien expliquer à son père et à sa mère, — Émilie avait été écarté de cet entretien solennel, — l’étrange sortie de la petite Renaud.

Roger, fort troublé ; car il avait réservé cet aveu pour des circonstances plus favorables, dut avouer qu’il aimait Régine et qu’ils s’étaient fiancés.

Pas n’est besoin de dire que madame Cardonnel tomba sur une chaise en levant les bras au ciel. Soit que ce geste ait été donné par la nature, soit qu’il ait été répandu par le théâtre, il paraît entré dans les nécessités d’exprimer de la douleur, quand surtout cette douleur ne tient pas à se laisser ignorer. Madame Cardonnet ne tenait qu’à se répandre, elle frappa impitoyablement sur le culte de Roger.

Régine… une fille de marchand ! une boutiquière ! une petite sotte ! sans éducation, sans manières, sans fortune ! Mais c’était de la folie ! Cela ne supportait pas l’expression ! Il devait en rougir lui-même ! Lui, Roger Cardonnel, appelé à un si brillant avenir !… Ce n’était pas possible ! Il n’y avait pas songé ! Il s’était laissé aller à l’entraînement d’une amitié d’enfance pour cette petite effrontée, car l’éclat qu’elle a fait lui mérite ce nom… une demoiselle comme il faut ne crie jamais en public, lors même qu’on déchirerait sous ses yeux son amant en petits morceaux, et à moins qu’il ne s’agisse d’affec tions permises : d’un père, d’une mère ou d’un frère. On n’aurait jamais cru cela d’elle autrefois, mais aujourd’hui l’on était autorisé à penser que c’était grâce à ses coquetteries…

— Mon pauvre enfant, tu as été égaré ; mais, grâce à les parents, trop tard avertis, tu reviendras dans la voie de la raison, tu comprendras tes intérêts. Comment donc ! Mais si elle t’aimais, elle serait la première à ne pas vouloir t’épouser, puisqu’elle ne peut l’apporter que la pauvreté et l’obscurité. Est-ce aimer cela ? N’est-ce pas le plus profond égoïsme ? Oh ! non, je ne la croyais pas ainsi, cette petite Nitouche. Nous qui avons eu pour elle tant de bonté ! Je permettais qu’elle vit Émilie, malgré la différence des rangs, et, quand elle sont revenues de pension, j’ai dit à ma fille : a Eh bien ! tu continueras de les tutoyer, pour ne pas leur faire de peine ; comme on ne se voit qu’entre soi, cela n’aura pas de grands inconvénients. » Mais cela ne suffisait pas à cette demoiselle ; elle a de l’ambition, à ce qu’il paraît…

— Maman, interrompit Roger, n’en pouvant supporter davantage, si tu persistes à attaquer Régine, je m’en vais. C’est moi qui a voulu son amour, qui l’ai imploré, qui en suis fier. C’est cet amour qui me donnera du courage et me fera conquérir une position que je ne devrai qu’à moi-même, c’est cet amour seul qui peut me rendre heureux.

— Tais-toi, fils ingrat, reprit-elle avec un accent déchirant.

Monsieur Cardonnel, qui, pendant les monologues de sa femme n’avait pu placer un mot, voyant bien qu’il n’en viendrait pas à bout autrement que par un coup d’éclat, revint brusquement sur son fils, en lui décochant ces mots :

— Vous n’aurez jamais mon consentement, monsieur !

— Oui, ingrat ! reprit madame Cardonnel ; car depuis que tu es au monde, nous n’avons pensé qu’à ton avenir, et c’est ainsi que tu nous en récompense ! Tous nos rêves, toutes nos espérances détruites ! Ah ! je n’y survivrai pas !

Elle se mit à pleurer, ce qui donna le temps à monsieur Cardonnel de parler à Roger de ses devoirs envers la société. La société, assura-t-il, demandait à Roger d’être un homme distingué, par conséquent de ne pas épouser une fille de rien ; il parla aussi en père du devoir qu’avait Roger vis-à-vis de ses enfants à naître, et ce devoir consistait à les laisser riches et pourvus d’un nom illustre ; ces enfants là ne pouvaient naître à moins. Et que de reproches n’auraient-ils pas à faire à leur père si celui-ci ne remplissaient pas vis-à-vis d’eux un devoir si simple et si sacré ! reproches muets sans doute, que le respect retiendrait sur leurs lèvres : mais Roger les verrait souffrir de leur humble sort, tourmentés par des besoins qu’ils ne pourraient satisfaire, et son cœur en serait déchiré de douleur et de remords !

Madame Cardonnel, se levant tout à coup, marcha vivement vers Roger avec un grand geste :

— Non, c’est impossible ! Non, tu ne peux pas être insensé à ce point ! Je ne le crois pas, je ne le croirai jamais. Préférer une Régine Renaud, une fille de boutique, une fille sans nom et sans fortune, à mademoiselle Jacot de la Rive, une si charmante personne, la fortune, l’esprit, les honneurs, tout à souhait ! Non, Roger ; tu te plais à nous tourmenter. Au fond, tu ne peux pas penser ainsi, ou bien tu serais fou, fou à mettre à à Charenton.

— Ce qui serait fou de ma part, dit Roger, ce serait d’accepter une pareille supposition. Mademoiselle de la Rive n’est nullement à mon choix.

— C’est-à-dire qu’elle n’est pas comme Régine, elle ne se jettera pas à ta tête ; mais son amabilité pour toi est à remarquer, et il te suffirait de vouloir…

— C’est une erreur !

— C’est une chose sûre !

Et madame Cardonnel se livra à cette affirmation avec tant de zèle, comme jugeant l’argument irrésistible, que Roger ne songea plus qu’à trancher la question en déclarant :

— Après tout, peu importe ! Quand bien même il serait possible que mademoiselle Marie m’aimât, je ne pourrais aimer que Régine.

Pour le coup, madame Cardonnel retomba sur sa chaise, en laissant aller ses bras, comme frappée à mort, et ne trouva plus que des gémissements.

— Misérable ! s’écria monsieur Cardonnel, voilà l’état où tu réduis ta mère !

Ahuri par de telles apostrophes, épouvanté, désolé, mais ne comprenant point qu’on pût lui demander de changer de cœur, le malheureux jeune homme s’enfuyait.

— Roger, lui cria sa mère, où vas-tu ?

Il resta immobile et sans parole.

— Je ne veux pas que tu ailles chez ces gens-là. Tu veux donc me faire mourir ?

— Est-ce le moment d’abandonner votre mère, monsieur ? s’écria monsieur Cardonnel.

Roger resta en proie au supplice le plus cruel. Il pensait aussi que Régine devait s’étonner qu’il n’allât pas prendre de ses nouvelles. Toute la soirée se passa en larmes, en reproches et en soupirs. Émilie elle-même, par une attitude roide et silencieuse, s’associait au blâme contre son frère. En se retirant à onze heures, Roger dut promettre à sa mère de ne pas sortir.

Seul dans sa chambre, il se trouva en proie à un étonnement douloureux, en même temps qu’aux pensées les plus pénibles. Ayant jusqu’alors servi, sans avoir eu à le contrarier, l’orgueil des siens, il n’avait connu que leur tendresse, et il était trop idéaliste pour soupçonner combien il entre d’égoïsme dans les affections familiales. Roger était parfaitement placé pour sentir l’odieux de l’autorité dans les choses du cœur, et la folie de cette affection qui veut faire le bonheur des gens à sa manière et non à la leur ; mais il protestait par sentiment beaucoup plus que par principes. Il trouvait ses parents injustes et déraisonnables, et ne songeait pas qu’il attaquait la grande passion de leur vie et qu’ils n’avaient pas pour Régine l’amour qu’il avait lui-même.

Après tout, ne partageait-il pas leurs visées ambitieuses ? Ne pensait-il pas comme eux que les honneurs et la fortune étaient nécessaires au bonheur, avec celle différence entre eux et lui que, pour lui, Régine était l’élément de bonheur le plus nécessaire. Au fond, Roger n’était pas sans souffrir de l’infériorité de la situation où se trouvait celle qu’il aimait ; il regrettait amèrement l’éclat qui avait eu lieu, et lui aussi en eût voulu à Régine, s’il ne lui en eût été si reconnaissant. Cela dérangeait tous ses plans : c’était, riche, honoré, maître en un mot de l’opinion, qu’il avait rêvé d’imposer à tous son choix, et d’épouser Régine ; comme le roi des légendes épouse sa bergère ; il ne lui plaisait nullement d’être ainsi discuté et condamné d’avance, et son amour-propre en souffrait, bien que, heureusement pour lui, son cœur fût de beaucoup le plus fort.

Tourmenté par l’idée que Régine souffrait de son absence, mais lié par la parole que lui était arrachée sa mère, il lui écrivit et porta cette lettre, le lendemain matin, chez les demoiselles Forel. Quand il entra, une discussion assez vive paraissait engagée entre les deux sœurs, autour d’un magnifique bouquet posé sur la table. Marianne était triste et sévère ; Adolphine, radieuse.

— Voyez donc, dit-elle à Roger, comme votre ami monsieur Ernest de la Rive est galant ! Quel beau bouquet il vient de m’envoyer ! N’est-ce pas admirable ? Les plus belles fleurs de serre ! Oh ! cela sent si bon Et puis voyez ce beau ruban pour lien ! C’est-à-dire une superbe ceinture, tout simplement.

Elle l’avait détachée, et la mit à sa taille en se mirant dans la glace.

— Monsieur Roger, dit Marianne, puisqu’elle ne veut pas me croire, dites-lui donc, vous aussi, qu’elle aurait dû renvoyer cela, et qu’elle devrait le faire encore. Ce n’est point point respectueux pour elle de la part de ce jeune monsieur, et il va se croire autorisé, puisqu’elle accepte son bouquet, à venir lui faire la cour. Tout cela ne peut faire honneur à Adolphine, et lui causera de l’ennui avec Gabriel.

— Pourquoi est-il si jaloux ? reprit la coquette en faisant la moue. C’est pourtant bien agréable de recevoir de si beaux bouquets et d’un si gentil garçon. Car il est très-bien, votre ami, monsieur Roger. N’est-ce pas qu’il ne faut pas lui montrer les dents, comme le veut cette méchante ? C’est une politesse aimable de sa part, tout simplement, et parce qu’il a été fâché, comme il me l’a dit hier, d’une si douce voix, d’avoir été cause d’un chagrin pour moi. Il paraît si bon !

— Je ne veux pas vous dire de mal de lui, répondit Roger ; mais je pense comme votre sœur.

Une moue d’Adolphine témoigna qu’elle goûtait peu ce sage conseil, et Roger, rompant sur cette question, pria Marianne de porter promptement sa lettre à Régine.

— Oh ! l’on ne parle que de vous deux depuis hier, dit Adolphine en riant, et je parie bien que votre mère n’est pas de bonne humeur ?

Roger, contrarié, répondit à peine et rentra chez lui, Madame Cardonnel était fort souffrante ; scènes de la veille se renouvelèrent. Énervé de ces objurgations, et ne pouvant consentir à se croire un parricide, parce qu’il aimait selon son cœur, tout fils respectueux et soumis qu’il avait été jusque-là, Roger perdit patience.

— Où vas-tu ? s’écria de nouveau madame Cardonnel.

— À la Cerisaie, répondit-il.

Et, en effet, il prit le chemin qui conduisait à la ferme du chevalier. Il éprouvait le besoin de provoquer les conseils et peut-être l’intervention de son ami.

Le chevalier n’était pas seul, mais engagé dans une conversation animée avec Gabriel.

— Vous venez nous aider à refaire le monde ? dit-il en voyant Roger.

— Il n’y en a peut-être pas besoin, s’écria Gabriel.

— Si, ma foi ! pour cela, je suis de votre avis ; avec beaucoup d’autres ; sur ce point, vous trouverez la critique de tous les côtés. Mais quant au but et au moyen, c’est différent.

— Des moyens, reprit Gabriel fort animé, ça ne serait pas long, si les opprimés n’étaient pas si bêtes. La communauté des biens, le travail de tous, et à chacun selon ses besoins : ça, vous direz tout ce que vous voudrez, c’est la justice.

— Peut être bien ; mais ce n’est pas la justice qui est difficile à trouver, c’est son organisme. Qui administrera la communauté ? qui donnera à chacun selon ses besoins ? Ne voyez vous pas qu’il y a place là-dedans pour encore plus d’arbitraire que nous n’en avons aujourd’hui ?

— Pas du tout, puisque les administrateurs seront élus.

— Eh ! le beau billet ! Ne le sont-ils pas maintenant ? Et vous voyez… Il n’y a qu’un moyen, à mon avis, d’être le moins mal possible gouverné, c’est de se gouverner soi-même, parce qu’ici la responsabilité personnelle est la sanction de tout bien comme de tout mal. Quand notre sort est réglé par autrui, outre que notre dignité en souffre, nous sommes toujours mécontents et nous avons presque toujours le droit de l’être. Or, concevez-vous un esclavage plus complet que de voir régler par d’autres ce qu’il vous faut d’aliments, de vêtements, de livres, de promenades ou d’amusements ? Le bohémien le plus misérable ne voudrait pas de la richesse à ce prix. Remarquez bien, Gabriel, que toutes ou presque toutes nos plaintes ont pour objet des abus de pouvoir ; ce n’est donc pas hors de la liberté qu’il faut chercher la justice, mais dans la liberté même, et dans la responsabilité personnelle, dégagée de toute entrave, de tout pouvoir ennemi.

— Oui, oui, nous savons ce que c’est que votre liberté ! s’écria Gabriel : la liberté des libéraux, des bourgeois la liberté de mourir de faim ? nous la connaissons celle-là !

— Diable d’entêté, va ! Ne vous ai-je pas dit cent fois que je n’en voulais pas plus que vous de cette liberté hypocrite ; la liberté, c’est l’indépendance ; il n’y a pas d’autre liberté. L’organisation de la justice doit, pour première condition, conférer à chacun l’indépendance ; autrement dit, puisqu’il faut ne laisser place à aucune équivoque, l’instruction, le travail, la sécurité, en un mot, l’égalité des moyens et la suppression de tout pouvoir oppresseur, de tout monopole. Voilà ma formule ; il ne s’agit plus que des moyens.

— Les moyens, reprit Gabriel, c’est la fraternité, c’est le dévouement social.

— Ah ! la rengaine philosophique et chrétienne ! Quelle effroyable confiance, bon Dieu ! pour songer encore à cela après mille huit cents ans, et bien plus, d’incapacité démontrée ! La fraternité ! le dévouement ! mon cher Gabriel ; ce sont des effets à obtenir d’une bonne organisation de la justice ; de bons, de beaux effets, dés lors assurés, la fraternité du moins, parce qu’elle sera non-seulement possible, mais facile et agréable. Mais la fraternité, mais le dévouement surtout, n’existent point à l’état des causes, sauf par exception, dans la nature humaine. Il faudrait pourtant en prendre son parti. La fraternité actuelle, c’est le renvoi brutal et barbare dont vous êtes l’objet aujourd’hui, et l’envie qui vous point en retour de tordre le cou à monsieur Jacot. Qu’en dites-vous, Roger ?

— Qu’est-il donc arrivé ? demanda le jeune homme.

— Ce matin, quand Gabriel s’est présenté pour entrer à l’atelier, on lui a réglé son compte. Il paraîtrait qu’hier il a osé défendre sa fiancée contre les droits du jeune seigneur, et qu’il a violé la majesté royale en entrant dans une salle de café pour le moment transformée en sanctuaire.

— Monsieur Roger le sait bien, dit Gabriel d’un air un peu froid.

Une rougeur couvrit le visage de Roger.

— Oui, dit-il, j’y étais, et je me reproche vivement de vous avoir abordés avec Ernest. Mais cette affaire n’est pas la plus grave, et, bien que vous ayez été un peu vif, je suis sûr qu’à ma prière Ernest reviendra sur sa première impression ; je doute même que ce soit lui qui ait demandé votre renvoi. Je cours lui en parler, n’est-ce pas ?

— Non ! non ! s’écria Gabriel. À ce petit crevé, que j’aurais voulu gifler hier ! Sapristi ! non, pas possible ! J’aime mieux m’en aller, s’il le faut.

— Voyons, reprit le chevalier, vous étiez devenu plus raisonnable tout à l’heure, et vous aviez promis à votre mère de nous laisser faire. Je vais aller demander des explications à monsieur Jacot, c’est convenu ; Roger s’informera, voilà tout. Il ne parlera point en votre nom, il ne suppliera pas, il raisonnera.

— Voyez-vous, monsieur de La Barre, dit l’ouvrier en se calmant, vous dites ça parce que vous ne connaissez pas encore ces choses-là. Raisonner ! Ah ! ben oui ! Pas plus qu’au régiment. Un ouvrier n’est pas soumis ; il ne fait pas le chien couchant devant le patron ou le bon apôtre avec les contre-maîtres, quand ce n’est pas le mouchard, il a l’air de se croire un homme et point un valet ou une machine, crac, à la porte ! parce qu’ils disent que c’est donner le mauvais exemple. Ah ! si vous croyez…

— Enfin vous avez promis de nous laisser faire. Nous sommes incapables, Roger et moi, de sacrifier votre dignité Nous allons voir. Ce serait un grand chagrin pour votre mère que votre départ, outre que cela dérangerait tous vos plans et reculerait votre mariage. Nous avions rêvé de vous voir père de famille à Bruneray.

— Parbleu ! et moi donc ? répliqua Gabriel en s’efforçant de contenir son émotion.

— Eh bien montons au château, n’est-ce pas, Roger ?

En chemin, le jeune homme apprit à son ami quel trouble régnait dans sa propre famille et la vivacité du chagrin et de la colère de ses parents. Le chevalier s’arrêta, stupéfait de cette révélation.

— Vous m’étonnez malgré tout, dit-il ; oui, vous m’étonnez. Je comptais sur de la contrariété, des observations ; mais à ce point ! Ainsi donc va se rompre l’amitié, déjà vieille et qui semblait si profonde, de vos deux familles ? Et ce qui indigne le plus votre mère, me dites-vous, ce serait de voir son fils épouser la fille d’un marchand ! Sur ma parole, c’est une drôle de chose que la cervelle humaine, et je douterais du progrès, si je ne le concevais pas. Savez-vous que je cherche vainement un préjugé nobiliaire dont votre étonnante bourgeoisie ne se soit pas emperée avec le reste et qu’elle ne fasse pas refleurir ? Ces Jacot surtout m’ébahissent. Osez dire qu’ils ne sont pas les nouveaux seigneurs du pays, pouvant refuser l’eau, le feu et la terre à qui leur plaît ? Ne voilà-t-il pas un brave garçon, pour avoir eu la sottise de croire à cette blague superbe qu’on appelle depuis 89 l’égalité civique, et ne s’être pas courbé devant eux le front dans la poussière, sur le point d’être expulsé, privé par la force des choses, ce qui est bien autrement puissant, de son gagne pain, obligé de fuir sa mère et sa fiancée, et d’aller implorer ailleurs du travail, c’est-à-dire la vie, l’honneur, le bonheur, tout en un mot.

Je faisais une supposition tout à l’heure, et ce petit drame se passait en moi, d’un ouvrier, d’un travailleur quelconque, disgracié par les maîtres de son industrie, qui sont peu nombreux, savez-vous ; car, avec le système des compagnies, l’industrie se resserre de plus en plus en un petit nombre de mains.

— Je le voyais donc errer d’usine en usine, refusé partout, frappé d’une sorte d’excommunication nouvelle et réduit à mourir de faim. C’est un peu forcé, je ne dis pas ; mais après tout l’homme sans avances, devant qui le travail se ferme, est promptement réduit aux derniers expédients, surtout s’il est père de famille. On se demande comment l’essor si beau, si élevé, si radical dans ses formules, de l’affranchissement humain, réclamé par les Turgot, les Vergniaud, les Condorcet, les Robespierre et tous les grands révolutionnaires du dix-huitième siècle, a pu aboutir à cette sotte reproduction de l’ancien état, qui s’accuse de plus en plus et qui ressemble à une parodie.

Monsieur de La Barre jeta les yeux sur son compagnon, qui marchait à côté de lui, les yeux pleins de rêverie, et n’en recevant pas de réponse, il sourit un peu tristement.

— Mais vous songez à autre chose, n’est-ce pas, Roger ? et j’aurais dû ne vous parler que de vos propres tourments. Cependant entre la cause de Gabriel et la vôtre il y a peut-être plus de rapports que vous ne pensez.

— Vous croyez, baron ? dit Roger d’un ton à la fois distrait et incrédule.

— Oui ; mais je vous expliquerai ce qu’il m’en semble une autre fois, car vous n’êtes pas disposé pour le moment à m’entendre. Revenons à vos chagrins, mon enfant.

Roger, sans se faire prier, abonda en nouveaux détails, en nouvelles considérations. Avant de toucher le seuil du château, ils convinrent que monsieur de La Barre irait le jour même visiter Régine, et tâcher de faire entendre raison à monsieur et à madame Cardonnel ; puis ils se séparèrent, le chevalier demandant à voir monsieur Jacot et Roger se rendant auprès d’Ernest.

— Monsieur est sur la terrasse, occupé à donner ses ordres au jardinier, avait dit le valet d’antichambre au chevalier.

Et celui ci, refusant d’entrer au salon, s’était dirigé vers le lieu indiqué.

La terrasse avait été construite à quelques vingt mètres seulement du château, sur le point le plus élevé des jardins, et l’on découvrait de là tout le pays environnant des deux côtés de la colline. À ce moment des grandes chaleurs, elle était abritée dans toute son étendue par un velum de toile blanche dentelé de pourpre, et de beaux vases de marbre garnis de fleurs l’ornaient de distance en distance. Assis ou plutôt couché sur un fauteuil rustique, monsieur Jacot parlait à son maître jardinier, qui, debout, le chapeau à la main, le dos courbé, répondait seulement de temps en temps :

— C’est bon ! monsieur sera obéi, je ferai comme l’entend monsieur.

Le colloque fini, le jardinier se retira en saluant respectueusement ; et le chevalier, qui s’était absorbé à quelques pas dans la contemplation d’une belle rose, s’avança. Il fut reçu avec empressement par monsieur Jacot.

— Comment ! monsieur le baron, on ne vous a pas fait entrer au salon ? Vous devez avoir besoin de vous rafraîchir !

— Pas du tout, monsieur ; je suis un paysan, j’aime le grand air, et je supporte fort bien l’ardeur du soleil. Si vous êtes bien ici, je m’y trouverai mieux que partout ailleurs.

— Alors veuillez prendre ce fauteuil ; cependant j’espère pour ces dames qu’elles ne seront pas privées de votre visite ; votre présence est trop rare ici, monsieur le baron.

— Vous êtes si aimable, monsieur, que j’espère un bon succès de ma démarche ; car je viens à vous armé d’une requête.

— Ah ! ah ! S’il m’est possible de la satisfaire, ne doutez pas que ce ne soit avec empressement.

— Rien ne vous est plus facile. Il s’agit d’un pauvre garçon renvoyé ce matin de vos ateliers.

Le sourcil de monsieur Jacot s’abaissa légèrement et ses traits se rembrunirent.

— Ah !… vraiment ?… Mon Dieu ! ce n’est pas moi qui m’occupe de ces choses-là ; mais nous sommes obligés d’avoir des règlements très-sévères et inflexibles… parce que vous comprenez, monsieur le baron, avec un aussi nombreux personnel, sans discipline, l’ordre serait impossible. Si ce garçon a été renvoyé, c’est probablement qu’il aura donné un mauvais exemple, et dans ce cas, je ne pourrais moi-même me permettre d’enfreindre. des lois que je dois être le premier à respecter, si je veux qu’elles soient respectées.

— Vous devinez bien, monsieur, que je ne viens pas solliciter votre intérêt en faveur d’un mauvais sujet. La personne à laquelle je m’intéresse… vivement est un très-honnête et très-bon garçon, un peu vif peut-être ; mais cette vivacité, ou plutôt cette énergie, vient d’un respect de soi, de sa propre dignité, dont la source est trop honorable pour qu’on doive la condamner. Il est un de vos meilleurs ouvriers, je tiens cela d’un de ses contre-maîtres ; il a sa famille dans le pays, est sur le point de s’y marier, et, sans parler des frais qu’entraînerait pour lui un déplacement, — un rien, vous le comprenez, affecte ces petites bourses, — sans parler de la difficulté qu’on éprouve toujours à trouver un nouveau travail, l’obligation de quitter Bruneray, de se fixer ailleurs, très-loin peut-être, dérange tous ses plans et plonge sa famille dans le chagrin. Vous ne voudrez pas être impitoyable pour lui, pour eux, quand surtout on cherche quel est son crime ; car il n’a commis aucun manquement à la discipline, et on l’a congédié sans daigner même l’informer du motif de sa condamnation. Troublé par le regard clair et ferme que le chevalier fixait sur lui, monsieur Jacot se leva :

— Ce garçon vous a dit ce qui lui a plu, mais il y a certainement des raisons… nous ne congédions pas sans causes… sérieuses. Notre administration, vous pouvez m’en croire, monsieur le baron, est très-paternelle. Mais précisément à cause de cela, nous sommes obligés d’exiger de ceux que nous employons certaines conditions de moralité, de convenance… nécessaires… au bon ordre général. C’est dans l’intérêt même de nos ouvriers, dit-il en se rasseyant.

Le baron sourit.

— J’ignorais, dit-il, que vous eussiez entrepris de moraliser notre population ouvrière : c’est une noble tâche et… difficile, si l’on en juge par les résultats. Mais, je vous le répète, monsieur, Gabriel Cardan est assurément l’un des plus moraux et des plus honnêtes parmi les ouvriers de l’usine.

— Gabriel Cardan ? répéta monsieur Jacot. Vous lui portez donc beaucoup d’intérêt, monsieur le baron ?

— Beaucoup, monsieur. Il est le fils d’une personne qui m’est très-attachée et qui gouverne ma maison depuis dix-sept ans.

— J’ignorais cette circonstance, vous pouvez le croire, dit monsieur Jacot, de l’air dont on débite un mensonge poli, et je regrette vivement qu’il me soit si difficile, pour ne pas dire impossible, de reprendre cet ouvrier. Il n’est malheureusement pas toujours resté au pays, et c’est, je me le rappelle à présent, pour une cause très-sérieuse que son renvoi a été décidé. Gabriel Cardan est imbu de ces infâmes doctrines qui mettent en question la religion, la famille, la propriété et menacent la civilisation elle-même, et il s’en faisait le propagateur dans les ateliers. C’est la voix publique elle-même indignée qui nous a signalé ce danger, et qui nous demandait en quelque sorte de faire justice de telles excitations. Nos populations sont profondément attachées aux grands principes de l’ordre social, et vous connaissez leur réprobation pour les partageux.

— C’est pourquoi, permettez-moi de vous le faire remarquer, le danger n’existait pas.

— Eh ! monsieur, à la longue… Après tout, cet appel aux mauvaises passions… Vous avez beau dire, il est plus prudent…

— Puis on vous a surfait et plus que surfait les choses. D’abord je n’ai pas besoin de vous dire que, dans un atelier de mécanique, la propagande est impossible, par la bonne raison qu’on ne l’entendrait pas. Gabriel n’a donc pu exprimer ses idées qu’en dehors de l’atelier, ce qui est le droit de tout citoyen.

— Pardon, monsieur, s’écria monsieur Jacot en se levant de nouveau, il y a de telles doctrines, si coupables, si perverses, que le droit de les exprimer ne peut exister. Il ne saurait être permis de mettre en question les bases mêmes de la société, sans quoi la société serait impossible.

Le chevalier ne répondit pas immédiatement ; son regard devint rêveur, puis il sourit.

— Je vous demande pardon, reprit monsieur Jacot en se rasseyant près de son hôte ; il est difficile de rester calme devant la folie et l’insolence de certaines idées, que le premier venu aujourd’hui, le premier voyou sans instruction et sans moralité, se croit le droit de mettre en circulation. Les lois sur ce point ne sont pas assez sévères, il me semble, car enfin l’ordre public est intéressé… N’est-ce pas votre avis, monsieur le baron ? Vous ne pouvez m’en vouloir assurément de chercher à préserver ces paisibles campagnes d’un tel fléau. Votre protégé réfléchira, et plus tard… il me saura gré de la leçon. Mais l’exemple exige… Pour toute autre chose, veuillez me mettre à l’épreuve, baron.

— Vous venez de me rappeler, monsieur, trés-vivement un souvenir d’enfance, que je vous demande la permission de vous raconter.

— Avec le plus grand plaisir…

Et monsieur Jacot se pencha d’un air aimable vers son interlocuteur.

— C’était en 1820, j’avais dix ans, et mon aïeul, assis près de moi, dans ce jardin, presque à la même place où nous sommes, sur un banc rustique fait d’une planche grossière que vous avez fait détruire, monsieur, et avec raison, car elle ferait tache ici ; mon aïeul me faisait lire les mémoires de Cléry, le valet de chambre du saint roi Louis XVI. Cette épithète vous fait sourire ?… Il n’était point permis chez nous de dire autrement, Cependant le vent du siècle avait malgré tout soufflé sur mon front ; cette révolution me faisait rêver en dépit de moi ; certaines de ses formules m’étaient vennes dans l’oreille et mon esprit les roulait dans un mystère plein d’émoi. Je ne sais quelles paroles je dis à mon grand père qui n’impliquaient pas un blame absola des doctrines révolutionnaires. Mon grand père se leva comme vous vous êtes levé tout à l’heure, monsieur, et il me dit à peu près aussi les paroles que vous avez dites. « Mon enfant, il est des doctrines si coupables, si perverses, et si insensées, qu’il n’est pas même permis de les discuter. Tais-toi, et songe seulement, quand tu seras grand, à extirper ce qui en reste. »

— Eh ! eh ! dit monsieur Jacot, d’une lèvre souriante et d’un œil clignotant, en profitant d’une pause du chevalier, elles ont tenu bon !

— Cependant on préparait alors la loi sur le sacrilége. Les mêmes paroles avaient été prononcées et le même jugement avait été porté, soixante ans auparavant, par mon bisaïeul, gouverneur de la province pour Sa Majesté le roi, en ordonnant le procès, qui fut suivi d’exil et de confiscation, d’un bourgeois coupable d’avoir colporté l’Encyclopédie. Et vraiment, si j’ai mémoire, ce bourgeois ne s’appelait-il point Rive ou de Brive ? C’était peut-être un de vos ancêtres, monsieur ?

— Je ne crois pas… Ma famille est du Nivernais, répondit monsieur Jacot avec une moue d’indifférence.

— Vous vous riez de nous, je le vois, et je gage que vous n’êtes pas de l’avis de mon bisaïeul ni de mon grand père.

— J’honore vos regrets, monsieur, dit noblement l’industriel ; mais, quant à moi, je ne puis qu’approuver une révolution qui a fait cesser de grandes injustices. Les nobles alors possédaient tout : les terres, les charges, les honneurs, le pouvoir, et ils disposaient encore des biens, de l’honneur, de la vie des autres hommes. Cela n’était pas juste, vous êtes trop éclairé pour n’on point convenir.

— J’en conviendrai tant qu’il vous plaira. Je vous apporte simplement un souvenir, une coïncidence qui m’ont frappé ; car voyez, monsieur de La Rive… mon bisaïeul avait parfaitement raison d’affirmer, tout aussi bien que vous le faisiez tout à l’heure, que les doctrines qui ont abouti à la révolution de 1789 mettaient en question les bases de la société : la religion, la propriété, la famille. La religion, c’est hors de doute : Voltaire, d’Alembert, Diderot, d’Holbach, en sont témoins. La propriété, vous savez qu’elle a été confisquée : biens. nobles, biens ecclésiastiques, mainmorte, droits féodaux, dimes, corvées, péages, tout ce qui constituait enfin la propriété dans ce temps-là ; quant à la famille, elle n’a guère été moins bouleversée dans sa constitution d’alors, qui donnait au chef l’autorité absolue sur tous les siens et consacrait le droit de primogéniture. Cependant la société attaquée s’était aussi défendue, elle avait aussi interdit la propagation de ces doctrines perverses… et malgré cela, monsieur, volte cause a triomphé

— C’est qu’elle était bonne, monsieur, répliqua d’un ton légèrement froid monsieur Jacot, dont les petits yeux, plus fins qu’intelligents, attachés sur son visiteur, semblaient chercher à démêler sa pensée. Vous ne voulez pas dire par là, je pense, que ce soit la même chose aujourd’hui, quant au socialisme ? Votre intelligence et votre honorabilité ne me permettent pas de supposer…

— Je ne conclus guère, monsieur, je compare, j’observe, je vis du spectacle de ce monde, très-curieux à regarder. Si peu que je sois semblable à mes ancêtres, je n’en suis pas moins, malgré moi, frappé au coin du passé, ure sorte d’épave du dernier naufrage. Du rivage virte flot m’a jeté, je contemple les autres navires en mer : occupation inoffensive, qui tantôt m’attriste et tantôt m’amuse.

— Oui, vous faites de la philosophie ; mais il ne faut pas trop d’éclectisme. Les abus d’autrefois étaient énormes, on ne saurait le-nier : des propriétés qui tenaient tout un pays ! Si bien qu’il ne restait plus pour les autres le moyen de devenir propriétaires. Des lois, des redevances, des droits qui offensaient la nature !…

Monsieur de La Barre se leva, et allant se placer au point de la terrasse d’où l’on découvrait le mieux le pays environnant :

— Tenez, monsieur, voulez-vous que je vous montre, — à peu près, car nous ne pouvons tout voir, la superficie de l’ancien domaine des La Barre des Vreux en ce canton ?

Monsieur Jacot s’approcha d’un air de curiosité.

— Voyez-vous là-bas, à l’horizon, cette futaie, reste de la forêt qui couvrait alors cinq lieues carrées en arrière et sur les côtés ? Cette forêt nous appartenait. Au nord, nous possédions tout ce qui s’étend, à partir d’ici, jusqu’à cette ligne de terrain, là-bas, plus grise que le ciel ; vous distinguez bien ? Ici c’était le bailliage de Cornecerf, dont les redevances emplissaient chaque année nos greniers let nos caves ; là, nos bonnes terres seigneuriales, cultivées par nos vassaux, et qui bordaient de chaque côté cette rivière de la Suize, dont tout le poisson nous appartenait. Je ne vous énumérerai pas les droits attachés à ces possessions : mes ancêtres étaient d’humeur douce, et ne faisaient pas le mal pour le mal, mais seulement quand il leur plaisait. Le fameux droit du seigneur n’était jamais réclamé ; seulement, lorsqu’une jolie vassale plaisait au seigneur ou à ses fils, comment voulez-vous qu’elle résistât, dans sa misère, à l’appât de quelques dons et de belles promesses ? Et quel mari, quel père, quel frère, eût osé se fâcher contre qui pouvait d’un mot le ruiner et l’exiler ? Il en était de même en toutes choses : la puissance n’a pas besoin de lois écrites, elle les fait elle-même par sa propre force ou réduit à néant celles qui lui sont contraires. La puissance, quelle que soit son organisation ou sa non-organisation, est toujours essentiellement l’abus et l’arbitraire. Vous le sentez bien ?

— Certainement, dit monsieur Jacot ; un esprit tel que le vôtre, monsieur le baron, ne pouvait manquer de le reconnaitre et de sactionner sans récriminations le fait accompli. Le régime féodal avait proscrit les droits de Phumanité, la Révolution les lui a rendus. Quel magnifique domaine ! ajouta-il avec admiration en promenant ses regards sur l’étendue que venait de lui indiquer le chevalier.

— Vous en possédez une partie, monsieur, dit celui-ci.

— Oh ! presque rien, à peine mes entours ; cependant avec les terrains de la compagnie, j’ai tout ce canton-là, voyez, et, ma foi ! jusqu’à la futaie que vous me désigniez tout à l’heure. C’est un beau morceau ! Cornecerf est à vendre, et j’ai bien envie de l’acheter. Comme cela… eh ! eh ! il n’en manquerait pas tant.

— Mais alors, comment en restera-t-il pour les autres ? s’écria te chevalier en répétant avec une satisfaction visible les paroles qu’un moment auparavant monsieur Jacot avait prononcées contre la propriété seigneuriale. Vous aussi et beaucoup des vôtres maintenant vous tenez encore tout un pays, et vos droits n’offensent-ils point encore la nature, puisqu’ils empêchent le droit d’autrui de s’exercer et puisque votre puissance, toujours abusive et arbitraire, vous en conveniez tout à l’heure…

— Monsieur ! s’écria monsieur Jacot, rouge de colère je ne savais pas parler à un jacobin !

— Vous reniez vos pères, dit le chevalier en riant.

— Monsieur !…

— Voyons, mon cher directeur, nous discutons, nous ne nous fâchons pas, je l’espère ? Ce m’est toujours un étonnement de voir la discussion proscrite ou si impatiemment soufferte. Car enfin quoi de plus simple ? Penser implique parler, et l’homme s’enorgueillit de penser. Et sous quel prétexte aujourd’hui défendre la parole ? Qui ? de quel droit ? à qui ? On comprend le tyran d’autrefois proscrivant la liberté ; mais, dans une société fondée sur la liberté d’examen et sur le personnel, — vos glorieuses conquêtes, — comment comprendre que la discussion soit interdite ? et surtout sur les sujets qui intéressent tout le monde ? On allègue les bases de la société ; mais, si vos bases sont si fragiles que la discussion puisse les renverser, il me paraîtrait urgent au contraire d’y aviser et de changer au plus tôt la construction ; si elles sont solides…

— Monsieur le baron… vous me surprenez beaucoup…

— Pourquoi cela ? Parce que j’aime à discuter. Je vous l’ai dit, je suis un philosophe, un raisonneur désintéressé. Je n’ai plus mes préjugés ; cela m’aide à constater ceux des autres. J’observe sans parti pris. Par exemple, j’entends tous les jours glorifier à qui mieux mieux par l’histoire, par les journaux, par toutes les plumes et par toutes les bouches, les confiscations de la propriété en 89, et j’entends, d’autre part, les gens crier au sacrilége dès qu’on ose seulement examiner les conditions, la justice, les abus ou la convenance de la propriété d’aujourd’hui. Que diable ! il n’y a pourtant plus de droit divin, c’est vous-mêmes qui l’avez aboli ! Tout en ce monde, depuis 89, est et doit être soumis à la justice, par conséquent à la discussion. Ces confiscations, qui bouleversaient tout le code ancien, je les ai acceptées, moi, bien que j’en aie été victime ; parlant de là, mon droit me paraît clair de discuter les confiscations ou les mesures restrictives qui pourraient être utiles de nouveau pour le progrès de la justice dans l’humanité. En somme, je désirais vous amener à accepter la liberté de conscience, fruit de votre révolution ; en d’autres termes, la liberté de croyance et de discussion, au profit de votre humble vassal et sujet, celui dont nous parlions au début, et dont je suis venu vous demander la grâce. Mais je crains bien d’avoir été pour lui un triste avocat.

Monsieur Jacot avait pâli ; il éprouvait un embarras visible, et surtout peut-être une émotion qu’il cherchait à contenir et qui devait être de la colère.

— Je ne saurais vous dire, monsieur, que vous m’ayiez intéressé à lui… S’il a pu accomplir une conversion aussi brillante que la vôtre, je ne puis que l’estimer très-redoutable, et me hâter de l’éloigner, de peur qu’il ne convertisse au communisme tout le pays.

— Oh ! nous sommes loin de là, vous pouvez être tranquille.

— Je le suis, monsieur, confiant en mes droits acquis et consacrés.

— Eh ! les nôtres l’étaient aussi, à la pointe de l’épée ! Vous, vous avez pris la hache…

— Et nous les défendrons du bec et des ongles, sans parler du fusil, je vous en préviens, en dépit de toutes les théories qui peuvent séduire les philosophes ou égarer les ignorants !

— Je vois bien que j’ai perdu ma cause, dit monsieur de La Barre en souriant. Ceci me servira de leçon pour me charger d’aucune autre, car je ne sais que raisonner, et ce n’est pas ce qu’il faut. Mais à ce compte, monsieur, c’est moi seul qui suis le coupable et qu’il faudrait exiler, car Gabriel n’est pas fort en théorie, pas plus qu’il n’est méchant d’intention ; c’est donc au nom de son innocuité véritable qu’une dernière fois je vous demande de le laisser à son travail, à sa mère et à sa gentille fiancée.

— Il m’est pénible de vous refuser, monsieur le baron ; mais mon devoir m’y oblige, comme directeur. J’espère que vous me fournirez, comme voisin, l’occasion de quelque revanche.

Ils se quittaient ainsi, courtoisement, en dépit d’une double irritation secrète, et monsieur Jacot reconduisait le chevalier, quand Adalbert Renaud parut sur la terrasse, tenant des papiers à la main. Il s’arrêta à quelque distance en faisant une profonde salutation.

— Bonjour, Adalbert, dit le chevalier.

— Ah ! vous connaissez ce jeune homme, dit monsieur Jacot ; je suis bien aise pour cette fois de pouvoir vous faire l’éloge d’un de vos amis, baron. Ce garçon-là est actif, zélé, intelligent. Il mérite de faire son chemin.

— J’en suis bien aise, monsieur. Restez, je vous prie. Je vais aller présenter mes hommages à ces dames.

— Elles en seront charmées, et Marie est de force à vous parler socialisme. N’allez pas lui monter la tête au moins, baron.

— Je suis persuadé qu’il n’y aurait pas de danger sérieux.

— Je l’espère aussi. Eh bien ! monsieur le baron, veuillez m’excuser.

Et monsieur Jacot, ayant salué son visiteur, appela du geste Adalbert.

— Vous m’avez apporté ce rapport ?

— Oui, monsieur le directeur, répondit le jeune homme, dont le visage, animé à l’ordinaire d’une expression caractéristique de finesse et d’impertinence, était à ce moment d’un sérieux plein de componction.

Alors venez dans mon cabinet, reprit monsieur Jacot.

Adalbert suivit son patron, et tout en marchant un peu en arrière de lui :

— Ah ! monsieur le directeur, je crains de m’être trop avancé…

— Comment ?

— En montant, j’ai fait la rencontre d’une jeune personne de la ville, que je connais un peu, et qui venait au château dans l’espoir de vous parler. Elle était éplorée… elle est fort jolie… Je ne sais si vous comprendrez, monsieur le directeur, que je me sois trouvé contraint… j’ignore comment, de faire ce qu’elle me demandait, c’est-à-dire, selon ma faible importance, de la recommander au domestique de service ; et il l’a fait asseoir dans votre antichambre, où vous allez la trouver.

— Ah ! ah ! vous êtes sensible aux charmes de la beauté, monsieur Renaud ? dit monsieur Jacot avec un sourire de bonne humeur.

— Il faut bien que je l’avoue, monsieur.

— Prenez garde, cela mène loin…

— Je tâcherai, monsieur, à l’occasion que cela puisse mener loin en effet d’aimables personnes, mais à mon profit.

Pour le coup, monsieur Jacot éclata de rire, et frappant sur l’épaule d’Adalbert :

— Ah ! mon gaillard, il paraît que vous êtes décidé à tirer en ce monde votre épingle du jeu.

— S’il se peut, monsieur le directeur, répondit Adalbert, dont la figure un instant reprit son expression habituelle de finesse sournoise ; et pourvu que mon devoir n’en souffre pas, ajouta-t-il en redevenant sérieux.

— Fort bien ! Alors… s’il me faut écouter cette belle éplorée… je ne puis pas la remettre à la fin de notre travail ; car ce sera long… Attendez-moi ici, je vous ferai appeler.

Adalbert s’inclina et resta sur place, laissant monsieur Jacot entrer seul au château. Un sourire alors éclaira sa physionomie et il fit quelques pas dans le jardin ; mais presque aussitôt, voyant mesdames Jacot, accompagnées de monsieur de La Barre, sortir du château et venir ce son côté, il s’éloigna.

— Monsieur le baron, disait Marie, il n’est bruit que des aventures d’hier. Chacun des pas de ce bon gros chien a fait éclater plusieurs poëmes grotesques ou tragiques ; ma femme de chambre m’en racontait ce matin qui m’ont fait bien rire. Mais tout le cède à la déclaration passionnée qu’une demoiselle de comptoir a criée à monsieur Roger en s’évanouissant pour lui. C’est touchant cela, et j’imagine que monsieur Roger ne peut que lui en être fort reconnaissant. Au reste, on prétend qu’il y a là-dessous tout un roman. Est-ce vrai ?

— Je l’ignore, mademoiselle. Tout ce que je puis dire, c’est que la jeune personne dont il s’agit est aussi honnête que charmante.

— On pourrait lui reprocher d’étaler un peu trop ses sentiments, dit madame Jacot.

— C’est d’autant plus héroïque, reprit Marie, et il me semble que dans un cas semblable, un homme est obligé d’adorer la femme qui se dévoue ainsi pour lui, n’est-ce pas, monsieur le baron ?

— Ne lui répondez pas, monsieur ; ma fille est trop curieuse de choses romanesques.

— C’est si amusant, dit Marie.

— Alors, madame, c’est à vous que je répondrai, si vous le permettez les hommes aiment rarement les femmes qui se dévouent pour eux.

— Oh ! mais c’est abominable cela !

— C’est vrai, dit madame Jacot d’un ton mélancolique.

— Il faudrait donc plaindre cette jeune personne aussi honnête que charmante, comme vous dites, monsieur le baron ?

— Je n’en sais rien, mademoiselle ; je ne suis dans le secret de personne, moi. Comment voulez-vous qu’on aille confier des secrets d’amour à un vieil ermite de ma sorte ?

— Pourquoi pas ? Moi, j’aurais beaucoup de confiance en vous, monsieur.

— Petite folle ! dit la mère. Ne la croyez pas si excentrique au moins qu’elle en a l’air.

— Je ne tombe pas dans cette erreur, madame. Je crois que mademoiselle Marie a une imagination vive, hardie, vaste, et que sa curiosité intellectuelle, servie, excitée par les facilités qui l’entourent, aime à explorer tout inconnu avec une intrépidité d’amazone, absolument comme je l’ai vue se lancer à cheval dans les halliers ; mais je crois aussi que cette audace aventureuse n’exclut pas la prudence, que toutes les excursions de mademoiselle Marie ne l’égareront jamais, et qu’elle rentrera toujours au château, à l’heure précise où elle pourrait craindre quelque dommage à chevaucher plus longtemps.

Une rougeur légère passa sur les joues de Marie, à la fin de cette esquisse dont elle était le sujet, et ce fut d’un air un peu déconcerté qu’elle répondit à monsieur de La Barre :

— Ah ! vous avez cette bonne opinion de moi, monsieur ?

— Et tu dois en remercier monsieur le baron, dit sa mère d’un ton satisfait ; car bien d’autres te jugeraient autrement, à l’étourderie de tes propos.

— Bon ! maman ; est-ce que je n’ai pas bientôt vingt ans ? Je ne suis pourtant plus une petite fille. Et puis, ajouta-t-elle d’un air à la fois boudeur et malin, voilà comme sont les gens : on parle autour de vous de tout ce qui se passe, on sait bien après tout que nous ne sommes pas trop folles et que nous ne pouvons nous empêcher de comprendre. Mais, si nous nous permettons de parler comme nous pensons, un peu franchement, alors… ce n’est pas convenable. Pour être une demoiselle comme il faut, est-il absolument nécessaire d’être hypocrite ?

— Voilà qui est parfaitement juste et bien dit, déclara le chevalier en s’inclinant devant la jeune fille.

— Ah ! je suis charmée de votre approbation, car vous êtes difficile, monsieur ; et, puisque vous m’encouragez, au risque de scandaliser maman, je vais plus loin.

Sur cette déclaration, accompagnée d’un frais éclat de rire, madame Jacot parut saisie d’inquiétude.

— En vérité, Marie…

— C’est horrible, mais je veux le dire. On désire que je me marie, on m’en parle tous les jours. Eh bien ! qu’y a-t-il d’étonnant et de scandaleux à ce que je veuille savoir ce que ce peut être que l’amour, et que j’essaye d’explorer le terrain, suivant l’image qu’employait tout à l’heure monsieur le baron.

— Quelle enfant terrible ! s’écria madame Jacot en réponse au sourire paternel du baron.

— J’avoue, madame, que je ne puis qu’approuver…

— Heureusement, comme vous l’avez dit, monsieur, elle est au fond plus raisonnable qu’elle ne paraît.

— Oui, madame, et c’est, je crois, le caractère de ce temps : beaucoup d’audace, de paroles et de théorie ; beaucoup de prudence d’action. Nous rhétorisons à force et sans que cela tire à conséquence ; le souverain donne l’exemple, tout le monde le sait.

— Oh ! monsieur, s’écria Marie, de la politique ! c’est bien mal à vous.

En protestant ainsi, comme elle se retournait à demi, elle vit Roger qui se dirigeait vers eux. Sans affectation, elle prit, — car ils étaient arrivés sur la terrasse, — le troisième des quatre fauteuils rustiques placés sous le velum, en ayant soin de reculer un peu le quatrième, qui restait ainsi à sa droite, vide. Madame Jacot et le baron s’assirent dans les deux autres fauteuils, à gauche de la jeune fille, et, comme celle-ci garda le silence, la conversation s’engagea entre eux, précisément sur le sujet laissé par Marie.

Après avoir salué, Roger s’assit naturellement près de mademoiselle de La Rive, et les arguments continuèrent, pour et contre l’empire, entre le baron et la maîtresse du château. D’abord Marie sembla écouter, elle dit même à ce sujet une ou deux paroles ; mais bientôt, se retournant vers son voisin :

— Aimez-vous la politique, monsieur ?

— Elle m’intéresserait beaucoup, mademoiselle, si elle aboutissait à quelque chose de grand ; mais il me semble que ce n’est guère à présent qu’un almanach, où les jours sont marqués à différents noms, — qui ne sont pas des noms de saints, mais qu’au fond c’est toujours la même chose.

— Et que voudriez-vous de grand ?

Il sembla que Roger ne le sût pas nettement, car il hésita un instant avant de répondre :

— Les droits de la pensée, la liberté, l’honneur national.

— Oh ! je ne vous dirai pas le contraire ; je ne m’occupe pas de politique, et depuis hier je n’ai lu ou entendu lire que la chronique de Bruneray, dont vous êtes le héros, monsieur Roger.

Le jeune homme rougit.

— Et je n’avais pas imaginé jusqu’ici qu’il y eut tant de romans dans petit pays.

— Quels romans vous a-t-on racontés, mademoiselle ? demanda Roger, s’efforçant d’être vaillant, bien qu’il se trouvât déconcerté en face d’un tel adversaire.

— Vous en savez plus long que moi, dit Marie, qui rougissait à son tour, et ce que vous savez, je voudrais le savoir aussi, parce que… Je suis curieuse… et puis… parce qu’on aime à connaître les personnes… qui vous vous entourent.

Elle parlait ainsi rapidement, le visage tourné vers Roger, de façon que sa mère ne pouvait la voir ; mais elle baissait les yeux et sa respiration était un peu oppressée. Les assertions ambitieuses de madame Cardonnel revinrent en ce moment à la pensée de Roger, et, pour la première fois, il eut un soupçon qu’elles pouvaient être vraies, Il n’en rougit que davantage, et, comme il se trouvait presque en face de madame Jacot, celle-ci, jugeant de telles couleurs séditieuses, abandonna le drapeau de l’empire aux mains du chevalier, pour intervenir dans le dialogue des deux jeunes gens.

— Il me semble, Marie, dit-elle à sa fille, que tu n’es pas non plus d’accord en politique avec monsieur Roger ?

— Oh ! nous ne parlons pas politique, répondit l’audacieuse petite personne ; nous étions retournés dans cette salle des miracles, où tout le monde hier a eu tant de peur, excepté monsieur Roger, et il me parlait des épisodes étranges qui s’y sont passés.

— Je serai bien curieuse d’en entendre parler aussi, reprit madame Jacot, et, si vous le permettez, baron…

Le baron s’inclina.

— Nous vous écoutons, monsieur Roger.

À ce moment, Roger ne trouvait plus mademoiselle Marie aimable du tout, mais simplement féroce. Il pâlit un instant, puis tout à coup son œil scintilla ; il venait de saisir un bout de corde.

— Ce n’est pas un épisode étrange, mais touchant, dit-il, que j’allais raconter à mademoiselle. Il existe à Bruneray un couple d’amants séparés, comme dans toutes les légendes, par des parents barbares. Leurs familles autrefois se voyaient par intimité de voisinage ; mais, comme il existait entre elles des différences de fortune et de condition, absolument vaines au point de vue de l’amour, mais toujours influentes sur le vulgaire, à dater du jour où le jeune homme osa demander la main de celle qu’il aimait, et où la jeune fille laissa voir qu’elle aimait aussi, les deux familles furent brouillées, et il fut absolument défendu aux amants de se voir et de se parler.

Roger fit une pause. Le chevalier le regardait d’un air étonné ; madame Jacot l’écoutait avec attention ; Marie avait aux lèvres un sourire affecté, mais au fond de son œil bleu brillait une lueur où l’on eût démêlé beaucoup plus de colère que d’intérêt.

— C’est touchant, en effet. Eh bien ?

— Eh bien ! reprit Roger, le roman n’a que cette page d’action jusqu’à la journée d’hier ; mais, si les autres pages sont blanches pour le lecteur, et se ressemblent toutes, elles contiennent sûrement, pour ces deux êtres qui s’aiment avec tant de fidélité, de simplicité et de profondeur, d’admirables chants inédits, que nous ne pouvons que deviner.

Madame Jacot inclina doucement la tête avec un sourire d’approbation pour le narrateur, mêlé de compatissance pour le héros ; Marie eut un petit rire sec ; le chevalier semblait toujours surpris. Roger reprit :

— Depuis quinze ans, chaque jour, à la même heure, l’amant…

— Depuis quinze ans ? s’écria madame Jacot.

— Comment ? dit Marie, dont le visage se détendit, puis revint à un vrai sourire.

— Ah !… dit le chevalier, comme un homme au fait, en respirant.

— Oui, mesdames, depuis quinze ans, chaque jour, à la même heure, c’est-à-dire à deux heures de l’après-midi, monsieur Louis Grudal, cet amant malheureux, va jusqu’au bout de la promenade et en revient. Il va rapidement et revient à petits pas ; car, au retour, il a en face de lui la fenêtre de mademoiselle Julie Carron, qui à cette heure-là y travaille, assise près de sa vieille mère.

L’été, la fenêtre est ouverte ; elle est fermée l’hiver ; mais, à travers les vitres ou autrement, les deux amant échangent des regards longs ou furtifs, suivant que madame Carron est plus ou moins attentive à son tricot, et ces regards les font vivre jusqu’au lendemain. Ils ne s’écrivent pas, du moins pas qu’on sache ; mais probablement on le saurait ; ils ne se parlent jamais, et ce n’est qu’hier, au moment où toute la salle était en proie à l’épouvante, que monsieur Grudal s’est précipité vers mademoiselle Julie et sa mère pour les couvrir de son corps La mère avait si peur qu’elle ne s’est pas fâchée et que les amants ont échangé, pour la première fois depuis quinze ans, quelques paroles et un long serrement de mains.

— Quelle histoire fantastique ! monsieur Roger, s’écria Marie.

— Très-bien racontée, dit madame Jacot avec un regard caressant adressé au jeune narrateur, et très-touchante en effet.

— Mais tout cela est bien vrai ?

— Très-vrai, dit monsieur de La Barre. Louis Grudal est de mes amis. Fils d’un marchand bourrelier, sa naissance, comme dit madame Carron, est l’obstacle qui le rend indigne de celle qu’il aime : « Quoi ! s’est-elle écriée, ma fille s’appellerait madame Grudal ? Une Carron ! » Vous ne voyez pas peut-être la différence ? mais elle contient tout un monde pour madame Carron. Et c’est pour cela que sa fille est condamnée au chagrin et au célibat. Louis Grudal est libre ; son père lui a laissé une fortune dont il use avec générosité. Il a reçu peu d’éducation, mais il lit beaucoup et ses idées se sont fort développées. Il est républicain.

— Ah ! c’est dommage, dit madame Jacot malicieusement.

— Mais alors, dit Marie, il y a une chose qui me déconcerte, moi, dans cette belle histoire : ces amoureux-là doivent être bien vieux.

— Louis Grudal maintenant doit avoir environ trente-sept ans, mademoiselle Carron n’en a pas moins de trente-quatre.

— Bon Dieu ! mais ce n’est plus si intéressant. Et combien vont-ils attendre encore ? demanda Marie.

— Jusqu’à la mort de madame Carron sans doute ; autant vaut dire indéfiniment, car elle n’est pas très-vieille.

— Mais enfin cette mère-là n’est pas raisonnable, et si l’énergie des amants était à la hauteur de leur constance…

— La fille ferait fi de la volonté de sa mère, n’est-ce pas, Marie ? dit madame Jacot d’un ton de reproche.

— Mon Dieu ! maman, je ne sais pas, moi ; mais cela me semble de la soumission antique.

— En effet, reprit monsieur de La Barre ; mais Bruneray est un des pays du monde où l’opinion est le moins émancipée, et cela passe encore pour un crime, au moins chez les vieux habitants, de faire des sommations à ses parents. Les dévôts même assurent qu’en de pareilles conditions un mariage ne peut être heureux, et mademoiselle Julie, qui est pieuse, on juge sans doute ainsi.

— Est-ce aussi une vertu particulière à Bruneray que la fidélité en amour ? demanda mademoiselle Marie en ayant l’air de s’adresser au chevalier, mais en reportant aussitôt les yeux sur Roger.

Le chevalier, qui saisit cette pantomime, se borna à sourire, laissant ainsi Roger nanti de la question. Il répondit non sans un peu d’émotion :

— Je n’oserais l’affirmer pour tous mes concitoyens, mais je suis porté à le croire.

— C’est admirable ! répliqua-t-elle avec un petit rire saccadé.

L’arrivée d’Ernest changea la conversation.

— Mon cher, dit-il à Roger en arrivant, je n’ai pu parler à mon père ; il est en affaire, m’a-t-on dit, avec une dame. Aussitôt qu’elle sera partie, on m’avertira. l’ai aussi tout ordonné pour notre pêche de demain ; à huit heures, c’est entendu ?

— Il sera trop tard, je vous l’ai dit, observa Roger en souriant ; mais puisque vous avez bien voulu vous rendre à ma prière, je consens à partager toutes les déconfitures qu’il vous plaira.

— Mon cher, se lever avant le jour est inhumain ; puis vous êtes si éloquent, Roger, que vous ferez un discours, et les poissons courront pour vous entendre. Oui, vraiment, poursuivit Ernest en s’adressant au baron, ce garçon-là a comme avocat un bel avenir ; il m’a décidé tout à l’heure à parler en faveur de quelqu’un dont je voulais me venger.

Il est plus fort que moi, dit monsieur de La Barro en soupirent.

— De quoi s’agit-il ? demanda madame Jacot.

— De peu de chose, répondit Ernest : garder à l’usine, au lieu de le renvoyer, ce malappris d’hier, qui est entré dans la salle où nous étions, tu sais, avec ces deux femmes, qui n’étaient pas mal, elles du moins. Et, en y réfléchissant, c’est son excuse à ce garçon-là : il y avait compensation. Tu ne lui en veux pas, maman ?

— Moi ? dit madame Jacot en haussant les épaules. C’était assez… grossier ; mais, si monsieur Roger s’intéresse à cet homme…

Monsieur de La Barre également, dit Roger, pendant que son vieil ami lui intimait vivement de se taire par un geste plein de fine malice.

— Ah ! vraiment, vous vous intéressez à cet ouvrier ? dit Marie avec empressement en regardant Roger.

— Oui, mademoiselle.

— Mais il était de ceux qui sont accourus à votre voix pour arrêter le… lion. À ce titre, s’il a eu quelque tort, et je ne vois pas que ce soit bien sérieux, il mérite une récompense. Alors, moi aussi, je veux parler pour lui. Je ferai valoir cela, dit-elle d’un petit air entendu, et il faudra bien que mon père m’accorde sa grâce.

À ce moment, Ernest vit s’avancer le domestique chargé de l’avertir.

— Bon ! dit-il, mon père est libre ; j’y vais.

Il partit rapidement.

— Je veux y aller aussi, dit Marie.

Elle se leva gracieusement et arrangea sa robe en souriant à Roger ; puis, comme par souvenir, se tournant vers monsieur de La Barre :

— Je lui dirai que c’est un de vos protégés, monsieur.

— Gardez-vous en bien, mademoiselle ; ne lui dites pas un mot de moi, je vous en supplie, et même, dans l’intérêt du succès, je prends la fuite à l’instant.

— Comment cela ? monsieur le baron, demanda madame Jacot.

— Madame, j’ai été refusé tout à l’heure…

— Est-il possible ?…

— Oui, madame.

— Ah ! par exemple, j’en ferai reproche à mon mari.

— Ne lui en veuillez pas, madame ; je l’avais si bien mérité !…

Et monsieur de La Barre se retira, suivi de Roger, emportant la promesse d’Ernest qu’ils seraient avisés le soir du résultat de l’affaire.

— Ah ! Roger ! Roger ! disait le chevalier en descendant la route, vous êtes fort en faveur, mon enfant. Que cela est joli d’avoir vingt-trois ans et l’auréole d’un brave, sans compter celle d’un héros de roman ! mademoiselle Marie va rêver de vous pendant huit jours. Mais qu’avez-vous pu dire à son frère pour qu’il ait pardonné à Gabriel ?

— Tout ce que j’ai pu trouver de bonnes raisons et une fort mauvaise.

— Ah ! parions que c’était celle-là. Voyons ?

— Je lui ai dit que ce n’était pas le moyen de plaire à Adolphine que de renvoyer son fiancé, à moins qu’il ne voulût, car il lui envoie des bouquets, lui donner l’espoir d’être épousée par lui-même. Il s’est mis à rire et m’a dit : « Non pas, non pas ! il vaut mieux qu’elle se marie. Allons, j’espère au moins qu’elle me remerciera,

À ce moment, monsieur de La Barre et Roger se trouvaient au tournant de la route, dominé par la terrasse, quand ils s’entendirent appeler. C’étaient Ernest et Marie, penchés sur la balustrade. Le chevalier s’approcha et Roger, escaladant hardiment un rocher, se trouva presque à mi-hauteur.

— Victoire ! criait Marie en brandissant un rameau fleuri, — une azalée, — qu’elle laissa, fût-ce par mégarde ? tomber aux pieds de Roger.

— Votre protégé peut se présenter demain à l’usine, dit Ernest ; j’ai obtenu sa grâce.

— Monsieur Roger, c’est moi, dit Marie.

— Pas du tout ; quand ma sœur est arrivée, c’était déjà fait. Mon père m’a dit : « Puisque tu y tiens, allons, soit, qu’il reste, et qu’il soit sage désormais ! »

— Monsieur Roger, ne l’écoutez pas. Papa n’avait pas pardonné encore, puisqu’il s’est écrié quand j’ai prononcé le nom de Gabriel : « Parbleu ! tout le monde en a donc après ce garçon ? Qu’il aille au diable ! » Alors je l’ai embrassé, je lui ai dit : « Non, papa, il ne faut pas qu’il aille au diable ; il faut qu’il reste dans l’usine et à Bruneray. Tu ne peux pas me refuser cela. J’y tiens beaucoup. Soit, ma fille, a-t-il répondu, puisque tu le veux, c’est convenu, il restera. Et maintenant qu’on ne m’en parle plus. » Vous voyez, monsieur, que c’est bien moi…

Roger adressa de doubles et vifs remercîments ; le chevalier, d’un peu loin, y joignit les siens, et les deux amis continuèrent leur chemin. Au coude suivant, ils aperçurent devant eux, à peu de distance, une femme assise au bord de la route. Elle portait le costume des ouvrières élégantes de Bruneray, et, quand elle se leva en tournant la tête de leur côté, ils reconnurent Adolphine.

— Il faut lui apprendre de suite la bonne nouvelle, dit le chevalier.

Et il l’appela. Adolphine les attendit et, dès qu’ils furent à portée, les salua d’un sourire.

— Ah ! vous venez aussi du château ? leur dit-elle. Je suis si contente !… Eh bien ! Gabriel ne partira pas.

— Comment, vous savez déjà ?… dit Roger stupéfait.

— Si je sais… je le crois bien, puisque c’est à ma prière que monsieur Jacot a bien voulu reprendre Gabriel. Il a été si bon !… J’en étais toute tremblante… de joie et d’émotion, au point que je me suis assise ici un moment pour me ravoir les idées. Mais, dame ! il faut que Gabriel se rende digne, vous comprenez… Il a des idées absurdes, à ce qu’il paraît ; et puis, ce serait ingrat… Cet homme-là est si bon et si aimable !…

Les deux amis se regardèrent, un peu étonnés, puis ils se mirent à rire.

— Ne soyez pas humilié, Roger, dit le chevalier ; il est probable que vous auriez vaincu, si la place n’eût pas été emportée. Moi seul je n’ai été bon qu’à tout gâter ou peu s’en faut, et je vois clairement aujourd’hui ce dont je me doutais depuis quelque temps : c’est, que de tous les agents de ce monde, c’est le raisonnement qui est le plus vain, quand il n’est pas nuisible.

Ils se séparèrent de nouveau à la porte des Renaud.


VII

UN NOUVEAU SCANDALE

S’en tenant humblement aux conventions sociales, les Renaud n’avaient point imaginé qu’aucun mariage pût avoir lieu entre leurs enfants et ceux des Cardonnel. Au premier moment, leur étonnement se tourna presque en indignation contre Régine, du moins de la part de monsieur Renaud. Ils virent un malheur dans cet amour, une folie de ces deux enfants qui ne pouvait être heureuse. Si les Cardonnel étaient venus de suite en causer avec eux sur le ton de l’affection et du raisonnement, monsieur et madame Renaud seraient entrés dans les vues du notaire et de sa femme et se seraient même piqués de les servir avec d’autant plus de zèle et de rigueur qu’on eût pu les soupçonner d’une complaisance secrète ; mais le silence des Cardonnel et le soin qu’ils mirent à éviter leurs voisins produisirent bientôt l’effet contraire. Ce n’était certes pas aux Renaud de faire les avances.

Après l’éclat dont leur fille était à la fois l’auteur et la victime, ils n’avaient qu’à se renfermer dans une réserve digne et triste, et c’était à ceux dont l’orgueil au fond les repoussait, de les consoler au moins par l’amitié. Ils avaient donc attendu ; puis, rien ne venant de la part de ces amis que pour eux, ils avaient toujours été si empressés à consoler dans les moindres peines, leur sentiment souffrit et leur amour-propre s’irrita. Ainsi, au premier embarras, on les boudait, on les rejetait, eux, des amis de seize années ! après tant de preuves d’affection et de dévouement prodiguées, tant de confiance de part et d’autre et d’épanchements ! Oh ! c’était mal ! On ne voulait toutefois, on ne pouvait pas le croire ; mais il le fallut bien, quand l’absence persista ; alors la parole si familière à la déception humaine s’échappa de leurs lèvres :

— Nous n’aurions jamais cru cela des Cardonnel ; non, nous ne l’aurions jamais cru !

Cette parole chez madame Renaud était suivie de larmes abondantes, et monsieur Renaud aurait imité sa femme, si sa dignité d’homme ne lui eût défendu. Il s’échappait alors, ou jurait à faire trembler quand il avait pu suffisamment avaler la douleur qui le prenait à la gorge.

— Voyons, papa, ce n’est pas notre faute, à nous, si les Cardonnel n’ont pas de cœur, disait alors Lucette, la seule qui osât lui résister en face quelquefois. Régine, pâle et silencieuse, restait dans sa chambre le plus possible, ne fût ce que pour se soustraire aux regards des allants et venants que la curiosité poussait dans la boutique. Adalbert, quand on lui parlait de l’aventure de la ménagerie et des amours présumées de Régine et de Roger, haussait les épaules et blâmait sévèrement sa sœur. Depuis quelque temps on disait de lui, les gens sages, dans Bruneray : « Ce jeune homme se forme beaucoup ; on aurait cru d’abord qu’il eût fait un mauvais sujet, mais il revient aux bous principes et marque beaucoup de sens. »

Il se passa bien des choses étranges pendant la semaine qui suivit le jour fatal de la fête. Monsieur Cardonnel passa devant la boutique des Renaud en ôtant, il est vrai, son chapeau, mais sans tourner la tête, sans envoyer un sourire, sans s’arrêter, et en longeant l’autre côté de la rue, comme s’il eût craint de se trouver face à face avec l’un ou l’autre de ses bons voisins. La petite porte du jardin qui s’ouvrait à l’ordinaire tant de fois par jour, que le plus souvent elle restait ouverte, demeura close ; la bonne des Cardonnel ne vint pas demander le moule à gâteau, ni cueillir du cerfeuil ou du laurier, ni emprunter cette chose ou cette autre qui lui manquait, car elle avait mauvaise tête. Mais on avait jamais reproché ce défaut, il plaisait plutôt ; et les Renaud passèrent les soirées au seuil de leur maison, dans leur propre jardin, où ils se trouvaient comme des âmes en peine, étonnés, ne sachant que faire, et se sentant attirés vers la petite porte comme par un aimant.

Une fois cependant, une seule fois, cette porte s’était ouverte pour donner passage à Roger ; mais la personne qu’il avait rencontrée avait été monsieur Renaud, qui, très-content au fond de le voir, n’en avait été que plus brusque.

— Monsieur Roger, lui avait-il dit, quand tout le monde allait et venait par là, vous, comme les autres, c’était bon ; mais que vous y veniez tout seul, ça n’est pas possible.

Ainsi repoussé, Roger avait pris le parti de la franchir.

— Monsieur Renaud, vous me connaissez ; je n’ai qu’une pensée : acquérir une position et venir vous demander votre fille.

Le père de Régine s’attendait à plus d’hésitation de la part même de Roger ; il fut un moment suffoqué d’émotion et de secrète joie. Mais ce n’était pas un homme à marchander avec les principes et il se remit aussitôt.

— C’est bien à vous, Roger ; mais, sacré nom ! ce n’est pas comme çà que se font les choses. C’est le père, ou la mère, quand le père n’y est plus, qui vient faire la demande, et, bien que nous ne soyons pas de grandes gens, nous y tenons comme les autres.

— Dans ce temps là, monsieur, j’espère…

— Oui, mais vous n’en êtes pas sûr, ni moi non plus, voyez-vous ; je suis même sûr du contraire. Je ne dis pas qu’il n’y ait des raisons, mais… c’est égal… on ne jette pas les amis à l’eau comme ça… Pourtant, comme je suis un honnête homme, je ne veux vous donner qu’un bon conseil, c’est d’obéir à vos parents. L’autorité paternelle, c’est sacré, et je connais une petite tête qui devra en prendre son parti. Et puis votre intérêt, Roger, — je vous dis ça, moi, parce que je vous aime comme si vous étiez mon fils — n’est pas d’épouser la fille d’un pauvre mesureur d’étoffe comme moi, mais quelque demoiselle plus riche et plus huppée. Oui, c’est comme ça, et je vous le dis parce que je ne connais la vérité. Bonjour, Roger !

Et le marchand était rentré dans sa maison en tournant le dos au jeune homme, et celui-ci, le cœur gros, avait dû rebrousser chemin.

Les deux amoureux se consolaient un peu en s’écrivant ; mais ne plus se voir, ainsi à deux pas l’un de l’autre, c’était cruel. D’autant plus qu’ils étaient menacés d’une prochaine et longue séparation. La famille Cardonnel pressait maintenant les négociations qui devaient procurer à Roger un poste avantageux à Paris, et qui avaient lieu, il va sans dire, par l’entremise et la recommandation des Jacot. Roger avait rejeté l’idée d’entrer dans la magistrature, qui convenait peu à ses goûts indépendants et aux velleités d’opposition qu’il avait prises à Dijon, dans la société des jeunes gens de son âge. Il tentait la fortune à l’aide du talent seul, appuyé toutefois de quelques protections, puisqu’on espérait, grâce à monsieur Jacot, le placer en qualité de secrétaire chez un des premiers avocats de l’époque, le premier, disait-on même au château. Dès lors, si Roger plaisait à son patron, — monsieur et madame Cardonnel n’en doutaient pas, — avec les connaissances pratiques excellentes qu’il devait acquérir dans un tel milieu, et les belles relations qu’il y trouverait, on considérait son avenir comme assuré. Il n’était pas douteux non plus qu’il ne rencontrât dans cette société choisie des femmes qui lui feraient oublier Régine et la riche héritière qui, à défaut mademoiselle Marie, si l’on ne pouvait réussir de ce côté, devait faire à la fois son bonheur et sa fortune.

Un autre projet concernant Émilie se greffait sur celui-là. Roger devant vivre à Paris, ce ne serait pas une forte dépense de plus, que sa sœur et sa mère s’y installassent avec lui. De cette manière, Émilie pourrait suivre les cours du Conservatoire ou prendre des leçons d’un professeur. Présentée par mesdames de la Rive dans les salons du grand monde, elle ferait connaître son talent et sa belle voix ; elle donnerait ensuite des concerts, et… les plus radieuses visions de l’amour et de la gloire voltigeaient à l’entour de ce tableau. D’un autre côté, madame Cardonnel pourrait ainsi veiller sur la santé de son fils et sur sa conduite, y compris sa correspondance, lui donner de sages conseils. Le sacrifié dans cette affaire était monsieur Cardonnel, qui restait forcément au soin de l’étude et à celui de remplir la caisse ; mais il acceptait paternellement et philosophiquement cet emploi, tout aussi dévoué que sa femme au succès de leur commun rêve, le brillant avenir de leurs deux enfants. Il pourrait d’ailleurs venir, une ou deux fois, passer quelques jours avec sa famille, assister au premier concert d’Émilie, au premier plaidoyer de Roger. La bonne le soignerait bien ; elle avait ses défauts mais c’était une excellente fille. En cas de maladie, madame Cardonnel pouvait en quelques heures, par le chemin de fer, être auprès de son mari. Tout s’arrangeant enfin, à grand renfort d’imagination et de discussion, les conversations n’avaient pas d’autre sujet.

Toutefois une pensée n’était point dite, qui se trouvait pourtant à l’état de regret importun dans tous les esprits c’est que le mari, le père abandonné, n’aurait même plus à côté de lui la vieille amitié, sûre et douce. les soins intelligents de la bonne madame Renaud, si active, si dévouée, quand ses amis avait besoin d’elle, ni la distraction aimable qu’apportaient Régine et Lucette, aussi bien que la conversation de monsieur Renaud, dont on pouvait médire comme peu académique, mais dont monsieur Cardonnel jusqu’alors s’était arrangé très-bien et peut-être d’autant mieux.

Ce n’était pas de parti pris que les Cardonnel avaient rompu avec leurs voisins ou plutôt avaient cessé de les voir. Au bout de quelques jours, la première colère passée et les premières inquiétudes calmées, s’était demandé quelle attitude il était convenable de prendre vis-à-vis d’eux. Malheureusement il était déjà bien tard. Comment revenir maintenant ? comment expliquer cette froideur subite et rompre la glace qui s’était formée pendant ce temps ? C’était bien embarrassant. Le prétexte manquait, l’explication était délicate ; un nouveau temps d’hésitation s’écoula. Puis l’on en vint à se chercher des excuses, aux dépens de l’adversaire. Après tout, l’on n’était pas allé chez les Renaud, c’était vrai ; mais les Renaud n’étaient pas venus davantage. Or, comme c’était de leur part que les visites étaient le plus fréquentes, c’était donc à eux surtout que revenait la responsabilité de cette abstention. Régine avait été sottement indisposée, mais madame Cardonnel avait été fort souffrante : c’était bien autrement important. Les Renaud peut-être ne l’avaient pas su, mais ils auraient dû le savoir. Madame Cardonnel en vint à penser qu’elle n’avait aucun reproche à se faire et que tous les torts étaient du côté de ses bons voisins, et c’est ce qu’elle disait, d’un air de douceur angélique, à madame Carron, venue en visite avec sa fille et qui lui parlait de cette affaire.

— Moi, je ne veux leur en veux pas ; il n’y a là-dessous qu’un enfantillage, et ils ont bien tort de nous bouder pour cela. Ce sont de braves gens et je n’ai point cesser de les aimer.

— Ça fait votre éloge, ma chère dame, répondait madame Carron, une femme de soixante ans, aux yeux perçants, au nez large et recourbé, à la parole sèche et haute. Mais, voyez-vous, on a toujours des désagréments quand on voit de trop près des gens qui ne sont pas du même rang que soi ; ça oublie la distance, ça se fait des idées saugrenues… Moi, je suis bien en peine pour ça. Je vous dirai : J’aime les vieilles coutumes, et j’allais toujours acheter chez les Renaud, pour ne pas entrer chez les Parisiens ; mais à présent ça m’ennuie, car je ne puis plus souffrir cette petite Régine, et je serais capable, si elle venait pour me vendre, de lui jeter son étoffe à la figure. Et pourtant Julie a besoin d’une robe ; il faudra qu’elle aille l’acheter toute seule, avec la bonne. Qu’en dis-tu, Julie ?

— Comme tu voudras, maman, répondit la demoiselle de trente-quatre ans, tenue par la mère à l’état éternel de jeune fille menée en laisse.

Et sauf la fraîcheur des vingt années, tout dans son air et son attitude était d’une jeune fille en effet. Sa figure, longue et rêveuse, portait l’empreinte d’une douceur et d’une bonté mélancoliques ; sa taille restait mince. Une timidité demi-à gauche, demi-à pudique l’enveloppait. Elle parlait très-peu et n’était guère connue que comme annexe de sa mère. De temps en temps, comme elle avait du côté de son père mort, une petite fortune, elle refusait encore quelque prétendant, et madame Carron disait : « Julie ne veut pas se marier ! »

On parlait encore dans Bruneray de l’évanouissement de Régine Renaud, quand, une dizaine de jours après, éclata un nouveau scandale plus grand encore, et qui dès lors fut à son tour le sujet de toutes les conversations. Mais il faut, pour savoir autant que possible ce qui se rapporte à cette affaire, la reprendre d’un peu plus haut.

Le lendemain de la démarche faite par Adolphine au château, et par laquelle elle avait obtenu que Gabriel pût reprendre son travail à l’usine. Adalbert Renaud se présenta chez les sœurs Forel. Elles maniaient l’aiguille sans relâche comme à l’ordinaire, pliées sur leur ouvrage : Marianne, assise près de la fenêtres Adolphine, près de la table où, planté dans un vase de terre grossier, éclatait le bouquet, encore plein de fraîcheur, qu’Ernest avait envoyé la veille et dont le parfum emplissait la chambre. Le premier mot d’Adalbert fut pour l’admirer.

— N’est-ce pas qu’il sent bon ? s’écria Adolphine.

Elle avait les joues éclatantes, les yeux brillants.

— Je l’ai respiré toute la journée, ajouta-t-elle.

— Prenez garde, dit Adalbert, cela peut faire mal à la tête.

— C’est ce que je lui ai dit, observa Marianne, et puis, moi, je me suis mise à la fenêtre, où je le sens encore assez ; mais elle ne veut pas me croire, et elle reste là le nez dedans depuis hier.

— C’est si bon ! reprit Adolphine. Ça me fait rêver toutes sortes d’idées !… et il me semble, à sentir cela, que je suis une belle dame, dans un beau salon !… Ah ! si c’était vrai !

— À quoi bon te faire ces idées-là, puisque ça ne peut pas être !

— C’est toujours ça de pris sur la tristesse. Dites donc monsieur Adalbert, comme c’est beau au château !… Ah ! et puis il faut que je vous remercie de m’avoir conseillé de m’adresser à monsieur Jacot de la Rive plutôt qu’à monsieur Ernest. Je ne dis pas que celui-ci n’eût pas été gentil, lui aussi ; mais monsieur Jacot a été si aimable !… Oh ! c’est un homme qui sait ce qu’on doit aux femmes ; et il n’est pas encore vieux au moins.

— Il est aussi vert que son fils, dit Adalbert, et s’il vous a fait une bonne impression, il paraît que vous ne lui en avez pas fait une mauvaise ; car je viens justement pour vous prier de sa part de passer lui parler ce soir ou demain. Il m’a dit, — mettons que c’est pour ça, — qu’il avait des observations à vous faire au sujet de Gabriel.

— Vraiment ! s’écria Adolphine en se levant toute bouleversée, et qu’est-ce qu’il peut avoir à me dire ?

Mais dans son émotion il y avait plus de surprise et de joie que d’inquiétude.

— Je ne sais pas, moi, reprit Adalbert d’un air grivois ; il ne m’en a pas dit davantage. C’est parce que hier j’ai vous ai recommandée à lui qu’en m’apercevant… il avait l’air assez mystérieux. Voulez-vous venir tout de suite ? Je descends à l’usine, je vous conduirai, et comme cela vous ne serez pas obligée de demander à tout le monde où est son cabinet.

— Non, non, dit Marianne ; elle a bien le temps. La nuit va venir ; il sera mieux d’y aller demain matin, et puis, Adolphine, il vaut mieux aussi que j’aille avec toi. Ce monsieur n’a rien à te dire que la sœur ne puisse entendre.

— Demain, cela me dérangerait de l’ouvrage. Non, puisque monsieur Adalbert veut bien me conduire, J’aime mieux y aller tout de suite. Attendez-moi seulement un peu.

Elle passa dans leur petite chambre à coucher, et revint peu d’instants après, habillée et coiffée d’une façon coquette ; et, tout en cherchant ses gants :

— J’espère que ce n’est pas quelque nouvelle sottise qu’a faite Gabriel ? Il m’a pourtant bien promis d’être sage.

— Ah ! Vous aurez bien de la peine, dit Adalbert, car il paraît que c’est un garçon qui a des idées tout à fait dangereuses et perturbatrices. Est-ce vrai qu’il a été mis à Mazas, et que c’est pour échapper à la police qu’il a quitté Paris ?

— Bon Dieu ? Que me dites-vous là ? s’écria la jeune ouvrière. C’est-il possible, des choses pareilles ? Si je le croyais, mais alors, dame… C’est que je ne veux pas épouser un repris de justice, moi, au moins !

— Tu devrais savoir que c’est un honnête garçon, si tu l’aimes, dit Marianne. Ne te laisse donc pas dire des choses comme ça.

— Enfin je vais savoir ce que me veut monsieur Jacot de La Rive, reprit Adolphine d’un ton important. Venez, monsieur Adalbert.

— Tu ferais mieux de m’attendre, dit Marianne.

— Ma chère, ce ne serait peut-être pas convenable, puisque c’est moi qu’on fait appeler. Je sais bien me faire respecter toute seule, va !

Ils partirent. Au sortir de la ville, Adalbert offrit le bras à sa compagne, et bientôt l’étourdie, pressée par les questions insidieuses d’Adalbert, laissa échapper ses secrètes pensées. Elle rêvait de l’amour d’Ernest, elle redoutait la misère avec Gabriel ; cette vie de travail incessant et de privations cruelles révoltait, indignait sa jeunesse avide de bonheur, son imagination affolée de luxe et d’éclat.

— Parbleu ! dit Adalbert, ça se conçoit ; vous êtes de celles qui sont faites pour briller, et non pas pour être ainsi à l’attache toute la journée et à se rougir les yeux jusqu’à minuit sur un morceau d’étoffe pour gagner des sous. Dame ! ça ne dépend que de vous.

— Vous croyez ça ? dit Adolphine en minaudant. Vous vous trompez. D’abord je suis une honnête fille, et puis je ne suis pas un parti pour monsieur Ernest.

— Oh ! pour ça, non ; je ne vous dirai pas d’y compter, ça serait trop bête. Mais quant à faire votre fortune d’une autre manière, il ne le peut pas non plus, parce qu’il dépend de son père et n’est jamais trop en fonds.

— Voulez-vous bien vous taire, Adalbert ; pour qui me prenez-vous ?

— Bah ! laissez donc ! J’en ai vu de ces femmes-là à Dijon ; elle avaient une belle maison, des domestiques, une voiture, et l’on ne demandait pas d’où ça leur venait ; mais tous les fournisseurs leur pariaient chapeau bas, et les femmes honnêtes, — qui sont appelées comme ça parce qu’elles y mettent plus de secret, voilà tout, les regardaient en crevant de jalousie.

— C’est égal, une honnête fille doit exiger le mariage, et, si on l’aime, pourquoi pas ?

— Ça, ma petite, reprit Adalbert, en haussant les épaules, je vous le répète, c’est de la bêtise. Celles qui veulent être épousées, une fois sur dix mille on les plante là ; c’est tout ce qu’elles ont. On peut se marier plus tard, je ne dis pas, cela arrive souvent ; mais il faut être riche d’abord. Tenez, vous m’arracherez les yeux si vous voulez, mais je vous dirai la vérité : Vous voulez de la fortune ? Eh bien, votre fortune est là, dans ce cabinet où je vous conduis, non pas avec le fils, qui n’a rien et ne peut faire que des dettes ; mais avec le père, qui est millionnaire ; et, sur ma foi, quand il m’a donné cette commission pour vous, j’ai vu cela dans ses yeux.

Adolphine arracha brusquement son bras de celui d’Adalbert, et sans euphémisme :

— Vous êtes un polisson ! lui dit-elle.

Il éclata de rire ; mais, comme elle semblait décidément fâchée :

— Allons ! dépêchons-nous, dit-il ; j’ai affaire. Voyons, ce sont des excuses qu’il vous faut ; je vous les fais, là ! Mettons que j’ai mal parlé, mais n’oubliez pas ce que j’ai dit.

Et il la pressa de reprendre son bras, qu’elle finit en effet par accepter d’un air boudeur. Cependant l’entretien se rasséréna si bien qu’à la porte du cabinet du directeur Adolphine prit congé d’Adalbert en lui serrant la main ; mais il ne la quitta qu’après l’avoir introduite lui-même près de monsieur Jacot.

Ce que le directeur des forges de Bruneray avait à dire à mademoiselle Adolphine Forel est resté un secret entre elle et lui ; mais ce qu’on apprit beaucoup plus tard, c’est que, peu de jours après, monsieur Jacot, appelant dans ce même cabinet Adalbert Renaud, lui confia une mission pour Paris. Heureux de cette marque de confiance du directeur et charmé d’aller voir Paris, Adalbert sortait en remerciant, quand monsieur Jacot, d’un air négligent, le rappela.

— Dites-moi… à propos… voudriez-vous me rendre un service ?

— Ah ! monsieur le directeur !

Et le zèle d’Adalbert éclatait sur ses traits.

— Vous partez ce soir, à dix heures. Une personne à laquelle je m’intéresse doit partir par le même train. Vous prendrez pour elle un compartiment réservé, et vous l’y ferez monter… seule, bien entendu. De même… il est inutile qu’elle entre dans la salle d’attente, et vous connaissez, assez la gare et les employés pour l’introduire dans le train sans qu’elle soit vue. À l’arrivée à Paris, vous la faites descendre et l’installez à l’hôtel Meurice, rue de Rivoli ; puis vous me télégraphirez dans la journée, — de manière à ce que je puisse partir par le train du soir, — que l’affaire dont je viens de vous charger exige ma présence à Paris. Je compte sur votre discrétion en toutes choses, monsieur Renaud.

— Ah ! monsieur, soyez sûr que je serai digne de votre confiance et que j’en sens tout le prix.

— Tout homme a ses faiblesses, monsieur Renaud, dit alors monsieur Jacot ; pourtant il est bon qu’un directeur ait l’air de ne pas en avoir, surtout dans une petite ville étroite et bigote comme Bruneray. Vous comprenez ? C’est pourquoi je n’ai pas voulu employer mes gens, et pourquoi je vous prie de me rendre ce service d’ami.

Adalbert sortit radieux ; il sentait bien que sa fortune était faite.

Le lendemain, tout Bruneray était en rumeur de la disparition d’Adolphine. Elle avait laissé quelques lignes écrites pour sa mère, où elle lui demandait pardon et rendait sa parole à Gabriel ? Où était-elle allée ? pourquoi était elle partie ? Son billet n’en disait rien, et ne contenait à ce sujet que des phrases vagues et romantiques. Elle promettait seulement à Marianne qu’elles se reverraient un jour.

Marianne fut désolée. D’abord elle aimait sa sœur ; puis, selon le préjugé très-vif encore dans les campagnes et les petites villes qui rend toute la famille solidaire des fautes ou des vertus, mais surtout des fautes de ses membres, elle rougissait de la conduite de sa sœur et n’osait plus se montrer.

Gabriel eut un accès de désespoir et de fureur pendant lequel il jura qu’il méprisait toutes les femmes et ne se marierait jamais. Il accusait Ernest de La Rive du rapt d’Adolphine, et se serait emporté à le provoquer sans les admonestations du chevalier et surtout sans les larmes de Marianne, qui le suppliait de ne pas faire un plus grand éclat, de ne pas lui causer encore plus de chagrin. Comme elle avait pris de l’empire sur lui par sa raison et sa bonté, elle seule le calmait un peu et souvent le soir, il se glissait chez elle, où, parlant de la fugitive, ils pleuraient ensemble.

C’était en effet sur monsieur Ernest que s’étaient portés les premiers soupçons, mais ils ne purent durer devant le dépit très-vif qu’il éprouvait lui-même de la fuite d’Adolphine. Il était allé chez elle commander une belle douzaine de chemises, dont il avait fait largement le prix, et il avait été très-gracieusement reçu. Maintenant le prétexte, c’est-à-dire la commande, restait au profit de Marianne, et l’objet véritable de sa générosité lui échappait. Lui aussi maudissait la coquetterie féminine et répétait à Roger d’un air profondément dégoûté :

— Décidément je n’ai pas de chance dans ce pays !

Il va sans dire que l’imagination des gens de Bruneray ne s’arrêta pas au seuil de ce mystère. Toutes les suppositions possibles et impossibles furent faites, et l’on remarqua tout d’abord la coïncidence du départ d’Adolphine et de celui d’Adalbert. Mais, comme Adalbert, revint, après un séjour à Paris très-court et qu’il resta des mois sans y retourner, ces bruits tombèrent. D’autres soupçons s’élevèrent alors du sein d’un groupe de démagogues que le progrès avait enfantés à Bruneray entre autres nouveautés perverses, et dont Gabriel naturellement faisait partie. Mais, vu précisément cette détestable origine, et que ces soupçons offensaient la moralité du monarque de la contrée, le bienfaiteur du pays, comme l’appelaient les propriétaires et les commerçants, tous les esprits bien pensants les repoussèrent avec indignation, et ils ne servirent qu’à prouver la perversité du parti capable de les concevoir. Madame Carron, quant à elle, ne s’égara pas longtemps à chercher le véritable auteur de la perte d’Adolphine.

— Voilà, s’écria-t-elle, ce que nous amènent ces diaboliques inventions de gaz, de télégraphe et de chemin de fer !

À quoi monsieur Nauthonier répliqua par un mot plein d’esprit, qui fit le tour de la ville

— Dites plutôt ce qu’ils nous emmènent.

Malgré cela, il resta prouvé, dans le cercle dévot de la petite ville, que le progrès des lumières était en raison directe des progrès du mal en ce monde. Au moins était-il heureux que ces choses, puisqu’on ne pouvait les empêcher, fussent dirigées par un homme de bien tel que monsieur Jacot de La Rive, un homme si pieux et si bienfaisant, qui avait fait réparer le maître-autel, et venait d’envoyer de Paris un si beau tableau, une Madeleine, pour la Chapelle du Sacré-Cœur.

À la fin de septembre, tout se trouvait prêt pour le départ de mesdames Carbonnel et de Roger, que le grand avocat acceptait pour secrétaire. Pendant tout ce temps, les relations étaient demeurées suspendues entre les Renaud et les Cardonnel, malgré quelques avancées, d’ailleurs faibles et maladroites de la part de ces derniers.

— Nous ne pouvons cependant pas partir sans leur dire adieu, déclara madame Cardonnel, qui maintenant qu’elle allait emmener son fils et le lancer dans le grand monde, pleine de confiance et d’espoir, ne songeait plus qu’au regret de laisser son mari privé des soins et de la société des bons voisins.

On prit donc un grand parti, ce fut d’aller tous ensemble faire la visite d’adieu. La solennité d’une démarche en corps empêcherait les explications, et tout se passerait plus simplement.

Un soir donc, à l’heure où se fermait la boutique, après dîner, Lucette, qui était sur le seuil de la maison, au jardin, vit la petite porte s’ouvrir et paraître, l’un après l’autre, madame et monsieur Cardonnel, Émilie, Roger. Elle sauta dans la chambre où étaient ses parents et leur jeta d’un souffle haletant la grande nouvelle. Tout fut sans dessous ; monsieur Renaud devint coquelicot et se précipita sur la table pour y prendre un verre d’eau, en écrasant un jurement dans sa gorge. Madame Renaud jeta son tablier de cuisine et défripa sa robe, en pâlissant et en portant la main à son cœur. Plus pâle encore, Régine voulut s’enfuir, mais déjà il n’était plus temps : elle allait rencontrer les arrivants dans le corridor. Ceux-ci n’étaient guère moins émus ; on fit de part et d’autre la meilleure contenance possible et, selon les prévisions de madame Cardonnel, on se tint d’un commun accord dans les généralités de la conversation, sans aborder, tant par timidité que par fierté de sentiment, le sujet qui remplissait tous les cœurs. Monsieur Cardonnel parla des grandes préoccupations qu’il avait eues pour assurer l’avenir de Roger, dont il annonça le prochain départ. Madame Cardonnel ajouta qu’elle et sa fille partaient également, et s’étendit sur l’embarras immense que les préparatifs lui avaient causé. Toutes ces nouvelles étaient déjà connues des Renaud, comme elles l’étaient de toute la ville ; ils n’en parurent pas moins les apprendre. En fait de procédés diplomatiques, une petite ville vaut une cour. Ou plaignit monsieur Cardonnel, et ici l’attendrissement commença ; mais il se contint encore. Enfin madame Cardonnel, se levant, s’approcha de madame Renaud pour l’embrasser. Cette fois, les larmes coulèrent des yeux de l’excellente femme et gagnèrent tout le monde.

— Ma chère voisine, dit madame Cardonnel d’une voix étouffée, il y a eu des malentendus entre nous, oubliez-les. La seule chose durable, ce doit être notre vieille et bonne amitié. Permettez-moi de vous recommander mon pauvre mari !

Il y eut explosion de soupirs et de mouchoirs.

— Vous pouvez être tranquille ! gémit madame Renaud en tendant la main au notaire, qui remercia chaudement.

Émilie et Roger vinrent à leur tour embrasser madame Renaud, dont la générosité fit explosion.

— Vous ne partez pas ce soir, dit-elle ; nous vous reverrons.

— Oh ! nous ne partons que dans deux jours.

— Eh bien ? nous ne vous laisserons pas comme ça. Au revoir !

— Au revoir ! répéta monsieur Renaud avec force poignées de main.

De l’autre côté de la petite porte, madame Cardonnel s’essuya les yeux une dernière fois :

— Je vous le disais bien, tout est arrangé, sans explication désagréable, Ce sont deux bonnes gens ! Il n’y a que cette petite Régine : avez-vous remarqué ? Elle n’a pas desserré les dents. C’est fort niais, cela. Elle eût mieux fait de se tenir ainsi l’autre jour. Je ne sais pas ce qu’elle avait aujourd’hui, je l’ai trouvée presque laide. Eh bien ! mon ami, ajouta-t-elle en s’adressant à son mari, tu iras les voir souvent, n’est-ce pas, et tu t’adresseras à madame Renaud dans tous tes petits embarras ? Comme cela, je serai bien plus rassurée.

Avant le départ, en dépit de la surveillance dont ils étaient l’objet, Régine et Roger eurent une entrevue, la nuit, à l’abri des buis. Ils ne pouvaient affronter sans s’être revus cette séparation nouvelle, Roger était plein d’espoir et de fermeté, Régine mortellement triste. Elle sentait désormais que tout lui était ennemi, et plus que tout, ce monde inconnu où Roger allait s’enfoncer loin d’elle sans qu’elle pût l’y suivre du regard. Puis sa fierté souffrait d’être repoussée, et surtout de paraître un obstacle à l’avenir de son amant. À ses scrupules, Roger répondait :

— Tu es mon bonheur ! Qu’y a-t-il donc de meilleur, et de plus enviable que le bonheur ?

— Oui, dit-elle, et ce sera bien, tant qu’il en sera ainsi ; mais, si jamais cela cessait d’être ainsi, ne fût-ce qu’un instant, je veux le savoir ! j’en ai le droit, et c’est là le seul serment que je te demande.

Il l’écoutait à peine, exhalant, son cœur en protestations d’amour éternel ; mais elle insista, se fit comprendre, et exigea qu’il jurât de l’avenir si là-bas son amour subissait le moindre doute ou s’altérait sous l’influence d’autres sentiments. Il jura par obéissance et sans crainte, mais solennellement : puis ils s’embrassèrent longtemps, pour longtemps, et se quittèrent, éperdus d’amour et de chagrin.


VIII

LE GRAND FOYER.

Si malheureux que fût Roger de quitter Régine, un autre sentiment partageait son âme : Il abordait enfin l’espace libre où lui-même, de ses propres mains, il allait façonner sa vie ; il avait devant lui un monde à connaître et des biens à conquérir, indéterminés, mais qui ne lui en paraissaient que plus brillants, comme des yeux de femme derrière un voile. Toute l’ardeur de sa jeunesse et celle même de son amour, si intéressé dans la question, l’emportaient vers ce but ; toutes ces jeunes forces, prêtes à l’action, s’agitaient en lui et battaient de l’aile pour prendre l’essor.

Dès qu’il se fût arraché à la douceur passionnée des regards et des baisers de son amant, qu’il lui fut impossible de la revoir, il eût voulu dévorer l’espace et le temps. Le voyage lui parut d’une longueur insupportable. Tandis que près de lui sa mère et sa sœur ramenaient incessamment la conversation sur le sujet qui les possédait tous trois : Paris, ses promesses, l’avenir indécis, que chacune de leurs paroles et tous leurs projets, sérieux ou futiles, cherchaient à saisir, il se sentait pénétré d’une lourde impatience et de nouveaux aiguillons. Assis en face d’elles, il répondait à leurs rires par un vague sourire et restait silencieux.

Il n’allait pas seulement occuper une fonction, mais tenter une grande entreprise. Il y avait vingt-cinq ans que Roger entendait parler de son avenir, comme de la grande tâche de sa vie. Constamment entretenu dans l’aspiration d’une richesse et d’un éclat supérieur, il avait grandi, les yeux sur mirage, et croyait à sa réalité future. Bien plus, il s’y sentait engagé d’honneur, et s’il eût échoué, — ce qu’il n’admettait pas trop, — il se serait cru coupable envers ses parents, ses amis, et même envers tout Bruneray, plus qu’envers lui-même car les indifférents, aussi bien que les autres, l’avaient berce de ce refrain : « Quand vous vous serez fait une belle position… » Jusqu’aux plus humbles, qui, d’un air encore plus certain, plus admiratif, lui disaient : « Ah ! quand vous serez un grand monsieur, puissant, riche ! — C’est un enfant qui ira loin ! »

On ne consent pas facilement à frustrer de telles prédictions, et le bon Roger en eût réellement souffert ; peut-être même eût-il cru faire de la peine aux gens. Ce n’était pas un ambitieux de tempéramment, mais d’éducation, comme presque tous les fils de la bourgeoisie. Parvenir était la foi de son enfance et son mot d’ordre, de même que pour les fils des croisés : Dieu et le roy.

Tout ce qu’il avait d’idéalisme et d’inspirations personnelles jetait là-dessus ses élans et ses poëmes. Joint à son amour, c’était à ce moment-là une fièvre chaude, et jamais conquérant marchant à l’assaut du monde ne fut plus ému.

Conquête, en effet, est le mot de la situation, et si vrai, que l’usage en est devenu vulgaire ; tout bachelier marchant sur Paris est un Alexandre en route pour les Indes. Les études classiques ont eu du moins ce résultat d’avoir étendu la race des conquérants et multiplié les procédés de conquête ; elles ont perpétué dans nos idées et dans nos mœurs l’ère antique où nous vivons encore.

— Ah ! se disait Roger, être grand, posséder une chaire, une tribune, un peste élevé quelconque, d’où mon nom retentira par toute la France et par conséquent en Europe ! Revenir comblé d’honneurs, de richesses, et lui dire : « Ô ma Régine ! c’est pour toi ! »

Au-dessous de ce duo ravissant, chantait le cœur des concitoyens de tout rang, dont les voix ne laissaient pas que d’être chatouilleuses et douces. Des sourires se jouaient sur les lèvres du rêveur, et les battements de son cœur se précipitaient à flots puissants vers l’action, vers la lutte, qui devaient lui conquérir ce flamboyant idéal.

Cette émotion même, cette force de volonté, lui donnaient confiance. Pourquoi n’eût-il pas cru en lui-même ? Il était intelligent, actif, instruit. Dans toutes ses études jusque-là, il s’était distingué ; souvent, presque toujours, il avait été le premier : chose que d’après les recommandations paternelles, il considérait comme de son honneur et de son devoir. Quand des concurrents, intelligents aussi ou opiniâtres, l’avaient parfois devancé, grâce à des efforts énergiques, acharnés, il avait ressaisi ce rang précieux ou l’avait du moins disputé avec avantage. Eh bien, il ferait encore ainsi, et vaincrait de même. Force intellectuelle, santé, volonté : que faut-il de plus ?

Dans le wagon de deuxième classe qui les emportait, se trouvait un autre jeune homme à figure également rêveuse, sur laquelle se jouaient aussi de vagues sourires, et plus d’une fois, en y jetant les yeux, Roger crut voir le reflet de ses propres pensées. Seul de sa bande, il restait muet. Cependant, le wagon s’étant à une station à peu près vidé, et madame Cardonnel ayant profité de ce moment pour ouvrir le panier qui renfermait le repas économique de la famille, on se mit en communication avec le voisin, et madame Cardonnel le força par ses instances d’accepter un fruit. De même fit-elle pour une jeune personne d’apparence modeste et timide, qui complétait le personnel du wagon. La conversation devint alors générale, et les présentations se firent indirectement.

La jeune personne était une fleuriste de Chaumont, dont les productions imitaient si bien la nature, qu’on lui avait assuré qu’elle ferait fortune à Paris. Elle y avait une parente qui devait la faire placer dans l’un des meilleurs ateliers ; elle verrait ensuite ce qu’elle pourrait faire, et, dès que cela lui serait possible, elle s’établirait à son propre nom. Là-dessus, ses deux lèvres s’ouvraient sur les dents blanches, et il passait dans ses yeux un nuage ; au travers duquel on démêlait vaguement des équipages à la porte d’un magasin splendide, où trônait une patronne gracieuse, habillée de soie et de dentelles, échangeant contre des pièces d’or guirlandes et bouquets. Madame Cardonnel voulut bien accueillir avec bonté les confidences de l’ouvrière et ne pas lui en vouloir de son état ; elle était elle-même si contente de rouler vers Paris qu’elle avait besoin de causer et de s’épancher.

— Eh bien ! dit-elle, nous pourrons vous acheter quelques échantillons de votre talent… allant cet hiver dans le grand monde.

— On faisait l’hiver dernier beaucoup de couronnes, dit Émilie.

— Oui, mademoiselle. Oh ! j’en ai fait de charmantes. En lilas, c’est d’un joli !

— Il te faudra des couronnes, dit la mère en regardant sa fille ; elles te vont si bien ! Puis cela sied au talent.

— Ah ! mademoiselle est peut-être…

— Ma fille a un grand talent musical, mais elle ne le produit que dans les salons.

— Ah ! mademoiselle est bien heureuse ! C’est si beau !

L’orgueil d’Émilie recevait ces compliments d’un air nonchalant ; mais la joie, le rêve, l’espoir, contenus en elle n’en perçaient pas moins sur ses traits.

À la station suivante, arrêt de vingt minutes ; les deux jeunes gens descendirent et se promenèrent ensemble sur le trottoir en fumant. Une affinité de situation pressentie les poussait aux confidences. Roger dit, sauf Régine, tout ce qu’il avait à dire. L’autre se nommait Alcide Gaudron. Il était fils d’un greffier de Langres, avait fait de bonnes études commerciales, et se rendait à Paris pour être commis dans un grand magasin de nouveautés. Il avait une figure de bonne humeur, large, ronde et franche.

— Voilà, dit-il : à présent, il faut absolument faire fortune. Mon père ne pouvait pas sacrifier beaucoup pour mon éducation, j’ai pris le commerce ; avec de l’ordre et de l’intelligence, c’est encore là où l’on peut gagner le plus. Toutes les carrières sont encombrées, il est partout difficile de parvenir. J’ai pris mon parti. Ça n’est pas brillant comme la magistrature ou la politique ; mais, si je puis me retirer, à quarante ou quarante-cinq ans, — j’en ai vingt, — dans ma petite ville, avec une jolie retraite pour ma vieillesse et de quoi faire une belle position à mes enfants, moi, je ne suis pas ambitieux, je n’en demande pas davantage. Maintenant je suis fixé ; je vois ma vie devant moi, là, toute unie, dame ! sans grandes aventures… Je reste dans la même maison j’y remplis bien mon emploi, je suis assidu, rangé, consciencieux. Je fais les affaires du patron, qui m’accorde un intérêt dans la maison et plus tard me donne sa fille. Alors, je prends le magasin à mon tour et me retire quand j’ai fait ma pelote. Voilà ! Ce n’est pas brillant, comme je le disais ; mais c’est encore assez gentil. Que voulez-vous ? tout le monde ne peut pas être ministre ou empereur. Il n’y a qu’une chose qui me taquine.

— Laquelle ? demanda Roger.

— Vous me direz que c’est bête. Je sais qu’il faut être positif ; le principal est de faire ses affaires. Mais, que voulez-vous ? on a pourtant ses idées et ses sentiments… Je me demande si la fille du patron sera jolie.

Roger se mit à rire.

— Là ! vous vous moquez de moi, ce n’est pas bien. Dame ! je voudrais aimer ma femme : ce n’est pas défendu.

— Non, certes, dit Roger en souriant ; mais alors il ne faut pas d’avance épouser la fille du patron.

— Oh ! je ne dis pas. Cela dépendra de beaucoup de choses. Je ne veux pas vendre mes sentiments… Mais enfin il faut bien se faire un plan d’avenir…

Il était fort neuf, mais très-naïf ; peu logique, mais bon garçon. La jeunesse et la franchise s’attirent réciproquement, et Roger ne le quitta point sans lui demander son adresse, lui-même n’en ayant point encore.

— Ce n’est pas une personne à voir, dit à cela madame Cardonnel ; mais il paraît honnête, et il n’est pas mauvais d’avoir des connaissances partout.

Dans la même pensée, elle prit l’adresse de la parente de la jeune fleuriste, et promit à celle-ci de lui donner de l’ouvrage et de la recommander dans le grand monde.

Paris ! Ce fut dans un silence plein d’émoi qu’ils franchirent les fortifications, roulèrent en gare et montèrent en fiacre. Il faisait nuit, les rues et les becs de gaz, se succédèrent sous leurs regards avides et respectueux. Ils montèrent l’escalier de l’hôtel avec l’émotion de gens qui pénètrent dans un sanctuaire, et se couchèrent avec l’impatience d’être au lendemain.

Leur première impression fut celle de presque tous les provinciaux, celle de presque tous voyageurs, devant les lieux vantés à outrance : ils ne trouvèrent pas que ce fut si grand ! Cela tient avant tout à ce que l’imagination humaine dépasse toujours ses propres créations, mais aussi à ce que toute grandeur est affaire de proportion. À Paris, vu la largeur des rues, maisons ne sont pas plus hautes qu’ailleurs ; la transparence de l’air y manque aux monuments. Enfin, pour arriver à goûter les plus belles œuvres de l’art, il faut une initiation et de l’étude. Ces raisons expliquent l’enthousiasme, — justifié mais trop vantard, — des Parisiens pour Paris, et le froid léger qui saisit à leur entrée beaucoup d’étrangers et de provinciaux, qui d’ailleurs ensuite se gardent bien, soit par timidité, soit par conviction acquise, de ne pas se ranger à l’opinion générale.

Nos Brunériens, comme les autres, ne tardèrent pas à se rattraper. Madame Cardonnel ne se fût point pardonnée de manquer d’admiration ; en sa qualité d’artiste, Émilie fut bientôt prise, et rien n’était plus facile à Roger que d’être ému. Avant de chercher à comprendre et à goûter les choses d’art, avant tout, c’était la ville intellectuelle qui l’impressionnait ; il en aspirait l’air, et ses habitants lui semblaient des êtres à part. « Comme ils sont Parisiens ! » se disait-il en les regardant. Et surtout : « Sont-elles Parisiennes ? » sans se douter qu’il n’avait sous les yeux, pour la très-grande part, que des naturels du Perche, de la Normandie, de la Champagne ou du Languedoc et autres lieux, acclimatés à Paris depuis plus ou moins d’années, et devenus. tous Parisiens en effet par la faculté d’imitation propre aux simiens et à notre race. Paris a sa grâce, mais maniérée, et il n’y a que le naturel qui ne s’imite pas facilement.

Ils ne furent pas moins frappés de la façon de parler, plus maniérée encore. Trop respectueux pour la trouver bizarre, ils la jugèrent originale, conformément à l’opinion des Parisiens eux-mêmes, qui n’ont point d’autre motif, pour répéter les uns après les autres, pendant une certaine durée de temps, certaines phrases ou certains mots, que le désir de donner à leur langage plus d’originalité. Mots, locutions étranges, qu’une diction pittoresque sauvait à peine, et qui, prononcés à Bruneray, n’eussent pas manqué d’être qualifiés de trivialités. Mais comment les croire tels, quand on les entend répéter, avec une grâce négligente, par de charmantes lèvres ou par des gens bien mis qui fument sur le boulevard, et qu’on les retrouvait dans les salons bourgeois, dans les petits journaux, au théâtre aussi bien que dans la rue, Est-ce que ce pouvait être le monde parisien qui fut vulgaire ? Blasphème ! c’était bien plutôt jusqu’aux voyous qui étaient pleins d’esprit et de distinction. Cet esprit se composait alors du Pied qui r’mue, des Bottes de Bastien, du Doigt dans l’œil, du Sire de Framboisy, et autres gentillesses, en attendant qu’il s’élevât jusqu’à : Eh ! Lambert ! as-tu vu Lambert ? Fallait pas qu’il y aille ! Ah ! zut alors, etc.

Le langage politique avait la scie du fait accompli, religieusement insérée dans toute période, dans tout discours, dans tout article, et les orgues de Barbarie accompagnaient tout cela de la scie chantante du jour, qui ajoutait au trivial le décolleté. Oh ! oui, l’Athènes moderne avait sous l’Empire bien de l’esprit ! Elle demandait, elle aussi, des leçons à ses marchandes d’herbes ; mais la halle de Paris n’avait, en fait d’atticisme, rien à enseigner.

Au bout de chaque phrase, on disait aussi : Vous savez ? — Roger ne savait pas, il l’avouait ; on riait alors et le provincial rougissait jusqu’aux oreilles. Malgré tout, ce langage négligé, ce laisser-aller poseur, mais gracieux, cette aménité confiante et qui semblait fraternelle, cette bonne humeur générale et cette vivacité d’allures, le charmaient. Il admirait la faconde intarissable des parleurs, et, comme ce qu’ils débitaient était pour lui chose nouvelle, ne connaissant pas les gens d’esprit ou n’ayant pas lu les revues, auxquels tout cela était emprunté, il prenait ces diseurs pour des penseurs, et admirait comment le génie court les rues à Paris ; tout ce qu’il entendait l’étonnait et l’éblouissait. Pourtant son embarras allait jusqu’à l’angoisse ; car ces beaux discours, presque tous bâtis de paradoxes, se contredisaient entre eux, et lui montraient le monde sous des formes fantastiques, qu’il ne lui avait jamais vues, la société selon des conceptions très-différentes de celles qu’il avait.

Mais cette angoisse n’était pas sans charme, au sortir de la monotonie des études réceptives et de l’uniformité de la vie provinciale. Roger voulait du nouveau, il en avait, il croyait même en avoir une provision incommensurable, et s’y plongeait avec fièvre, avec l’avidité d’un avare auquel se découvriraient tout à coup les trésors du monde entier.

Naturellement les Cardonnel étaient chargés de lettres de recommandation, soit de la part des Jacot de la Rive, soit des autres notables de Bruneray, et de ceux-ci plus que de ceux-là. En pareil cas, les provinciaux tiennent à exhiber leurs relations. Il ne manquait pas non plus de liens à renouer avec des Haut-Marnais établis à Paris. Le chevalier pour sa part avait donné deux lettres à Roger : l’une pour un littérateur qu’il avait connu jeune et pauvre, et qui était devenu sénateur ; l’autre pour un républicain avec lequel autrefois il s’était battu en duel et qui, à la suite de cette rencontre, était devenu son ami. En remettant à Roger la lettre pour le sénateur, il lui avait dit :

— C’est un esprit fin et un cœur froid ; il a beaucoup vécu, beaucoup observé, beaucoup saisi. Je ne pense pas qu’il vous aide, mais il vous donnera des conseils et pourra vous éviter des erreurs.

Quant au républicain, le chevalier avait dit seulement : « C’est un homme de cœur. »

Le sénateur accueillit le nom du chevalier de La Birre des Vreux avec un sourire, questionna Roger au sujet de ce vieil ami, et se plut dans ce souvenir pendant. cinq minutes. Après cela, il questionna Roger sur lui-même et le fit causer. Cet examen parut le ravir. Puis, se rappelant d’autres préoccupations, il le congédia en lui marquant le jour de ses petites soirées de célibataires.

La réception du républicain fut plus chaude, mais il fronça le sourcil en apprenant que Roger allait être secrétaire d’un impérialiste.

— Mon cher monsieur, lui dit-il, vous êtes à cent lieues du bon chemin. Ah ! la jeunesse d’aujourd’hui ! De mon temps, on était du moins républicain à vingt ans et l’on détestait les cafards. Aujourd’hui, l’on est conservateur comme papa ou plus que papa, car il en est plus d’un parmi nous que son fils renie ; on calcule dès le maillot et, qui pis est, l’on pratique. J’espère que vous n’êtes pas de ceux-là au moins ?

— Non, monsieur, dit Roger.

— À la bonne heure ! il y a de l’espoir. Et pourquoi n’êtes-vous pas républicain ?

— Je n’en sais rien, dit le jeune homme en souriant.

— Alors vous y viendrez. Ne vous laissez pas prendre par votre entourage et venez de temps en temps causer avec moi.

C’était un grand vieillard, à la tête longue, au front haut, l’œil encore vif, les joues creuses. Il se mit à parler politique, et raconta confidentiellement à Roger une foule de choses, qu’il savait de bonne source, sur les secrets du cabinet de toilette impérial. Changeant de sujet, il cita les noms de plusieurs personnages du parti républicain, de façon à affirmer son intimité avec eux ; raconta certaines épisodes de la révolution de 1848, connus de lui seul. Il avait été le 15 mai avec Barbés à l’Hôtel-de-Ville, et il avait dû se cacher jusqu’aux jours de Juin, où, voyant la république attaquée par des bonapartistes et par des sauvages, il s’était exposé à tout pour la défendre.

— Jeune homme, ajouta-t-il, j’ai toujours fait mon devoir autant que je l’ai pu. Je suis resté pauvre et obscur : voilà ma récompense. Et pourtant je n’en suis pas moins prêt à recommencer. Tout pauvre et obscur que je sois, si je puis vous rendre service, venez à moi. Ce brave de La Barre sait bien à qui il vous adresse.

Roger le remercia et ils se serrèrent la main.

Cependant le séjour à la campagne du grand avocat, futur patron de Roger, que celui-ci avait cru seulement précéder de huit jours à Paris, se prolongeait. Roger ne restait pas oisif pour cela. Outre ses courses personnelles de curieux enthousiaste à travers Paris, il accompagnait sa mère et sa sœur dans leurs visites, dans leurs emplettes, et s’occupait avec elles de leur installation, qui n’eut pas lieu sans soucis. — Bon Dieu ! quelle différence en toutes choses d’avec Bruneray ! différence ante qui, sur ce point du ménage, était loin d’être à l’avantage de Paris. Tout plus cher, quelque hausse effrayante que les denrées eussent subie dans l’ancien bourg, devenu petite ville. Avec cela, les marchands n’étaient pas convenables ; on ne pouvait pas, comme à Bruneray, leur dire qu’ils n’avaient pas le sens commun, qu’ils écorchaient le monde, enfin marchander. Ils répondaient insolemment : ils ne savaient pas à qui ils parlaient.

Cependant les aménités susdites, qui réellement à Bruneray exagéraient, n’étaient ici qu’au-dessous de la vérité, car ces gens-là vous trompaient indignement et vous colloquaient des rebuts avec les plus belles paroles. Il fallut souvent relever le moral de madame Cardonnel que ces choses exaspéraient. Elle ne comprenait pas surtout qu’on ne la respectât pas davantage et qu’on n’eût pas à cœur de la contenter. Cette égalité de la grande foule, où se noient tous les petits prestiges et qui ne laisse subsister que le plus grossier : celui de l’argent, de la grosse dépense, la révoltait, elle habituée dans sa ville à recueillir le tribut d’hommage dû au nom des Cardonnel.

Et l’appartement ? Quelle cherté, quelle étroitesse ! Puis des hauteurs à briser les jambes ! Ce qu’on escalada par jour d’étages à la recherche d’un logement convenable et pourtant acceptable de prix, c’était à rendre l’âme. Ces dames ne voulurent cependant à aucun prix franchir l’enceinte sacrée de l’ancien Paris et habiter les quartiers populaires. On prit, de guerre lasse, rue de Turin, à l’extrême limite, un petit appartement au troisième, composé de deux cabinets décorés du nom de chambres, dans l’un desquels les deux femmes se serrérent ; mais il y avait un joli salon et une anti-chambre convenable. Après beaucoup de soupirs, de révoltes et d’invocations à la spacieuse maison de Bruneray, on finit par se trouver lassé, et l’on n’eût pas trop souffert, à condition de ne pas bouger, si bientôt l’on n’eût été en proie à un fléau cent fois plus intolérable que la gêne de l’appartement : la cherté des vivres, et l’insolence et les tromperies des fournisseurs, à savoir la bonne.

On n’avait pu trouver qu’une sorte de demoiselle, dont l’élégance et tes airs de grande maison tout d’abord flattèrent la vanité de ces dames. Mais cet agrément fut chèrement payé. On n’osait pas lui parler, et il fallait voir avec quel air de mépris elle accueillait les timides observations de madame sur la nécessité de l’économie. Elle avait l’air vraiment humilié de ces petitesses, et madame Cardonnel alors ne pouvait en effet s’empêcher d’en rougir. Cependant l’argent fondait avec autant de rapidité que le beurre dans les casseroles de la cuisinière, laquelle ne pouvait souffrir que madame eût moins de trois plats au déjeuner et quatre au diner, — ce qu’il y avait de meilleur, bien entendu. — Un beau jour, madame Cardonnel, qui avait cru emporter de l’argent pour plusieurs mois, s’aperçut qu’elle en avait à peine pour deux semaines. Ce fut grand émoi : on tint conseil, et il fut résolu qu’Émilie, de caractère et de main plus fermes, tiendrait le ménage et s’attaquerait aux abus établis par bonne aristocratique. Émilie, en effet, prit vigoureusement le gouvernail, mais il se brisa dans ses mains dès le premier jour ; la bonne, insolente à l’excès, fut chassée par l’altière jeune fille. Tempête effroyable, dont parle encore madame Cardonnel aux bourgeoises de Bruneray, qui n’en peuvent croire leurs oreilles.

— Quoi ? une fille qui refusait de manger du bouilli et prétendait ne pas aimer les haricots !… Est-ce convenable ?

— Oui, madame, et jusqu’au point de m’avoir dit une fois que je la gênais dans sa cuisine. Puis elle allait se promener toute la soirée, sans même dire où.

— C’est incroyable ! Mais alors, madame, il n’y a plus de société possible. Où allons-nous ?

On fit venir de Bruneray une petite paysanne que madame Cardonnel s’occupa de faire à son fouet, et peu à peu le calme se rétablit, au moins pour quelque temps, dans le ménage bouleversé par le cyclone de la domesticité parisienne.

Au travers de ces embarras, Émilie et sa mère étaient allées voir un professeur du Conservatoire, madame R…. présentées par une lettre de madame Jacot de La Rive. Elles en revinrent assez déconcertées. Madame R… avait fait chanter Émilie, avait loué sa voix, mais sans enthousiasme, et lui avait déclaré qu’en fait de méthode elle avait tout à faire. Et d’un air peu encourageant.

— Si vous n’aviez que seize ans, mademoiselle, et que vous voulussiez en faire votre état, je vous dirais : Avec quatre ou cinq ans de bonnes études, vous pourriez arriver à des succès ; mais vous avez vingt ans ou plus n’est-ce pas ? Vous pouvez vous marier d’un moment l’autre, et vous ne visez qu’à un talent de société… Voyez si vous vous sentez le courage d’études sérieuses, qu’il serait inutile de commencer si vous ne les poussiez pas jusqu’au bout.

Émilie s’était attendue à des éloges : elle fut vivement troublée et demanda à réfléchir. Elles allèrent ensuite chez le professeur D…, qui, plus galant, dit à peu près la même chose, mais en termes si adoucis et si aimables, qu’Émilie ne l’entendit pas. Naturellement elle préféra ce professeur. C’étaient des leçons à dix francs l’heure, prises chez lui. Émilie en prit six par semaine et se mit à étudier avec ardeur. La saison des fêtes allait s’ouvrir, et l’on attendait nécessairement le retour à Paris de madame Jacot. Émilie et sa mère préparaient leurs toilettes et couraient les magasins. Tout cela allait nécessiter un nouvel appel à la caisse paternelle, qui déjà violemment surprise par le premier, qu’elle n’attendait pas de deux ou trois mois, avait répondu : « Qu’avez-vous fait de tant d’argent ? De la modération, que diable ! »

Là-dessus, madame Cardonnel avait envoyé à son mari une longue liste de choses dont le digne notaire ne connaissait pas toujours le nom ; elle gémissait la première de tant de dépenses ; mais que faire en présence de la nécessité ? Tout cela était rigoureusement indispensable. On ne peut pas être dans le monde et ne pas faire comme les autres. Il le fallait.


IX

PÉNOMBRES.

Enfin le grand avocat revint à Paris et Roger entra en fonctions. Il n’était que second secrétaire, en quelque sorte sous les ordres ou da moins sous la tutelle du premier, fils d’un magistrat de province, et qui depuis déjà deux ans, jouissait des enseignements du maître. La besogne de Roger consistait à chercher les textes de loi et leurs interprétations diverses, à les résumer ou copier au besoin, à recevoir les clients en l’absence de maître A…, à faire la correspondance. Les fonctions du premier, autrement intimes, étaient d’élaborer les causes et de préparer les discours. L’un et l’autre accompagnait le maître au palais.

Mais la lecture d’une lettre de Roger à Régine rendra mieux compte de sa situation qu’un simple recit :

« … Je m’applique, avec toute ma bonne volonté, à la besogne qui m’est donnée. Je voudrais qu’elle fût plus importante et plus difficile, car je suis dévoré d’un besoin ardent d’essayer mes forces, de les déployer. Ah ! Régine, notre union ne doit-elle pas être le prix de mes succès ? Mais que cela est long ! Su traîner ainsi jour à jour… et encore si le terme était fixé. Mais non, tout reste incertain, et ce but vers lequel je m’élance à chaque instant, je ne l’atteindrai peut-être que dans des année !… Comment ? par quels chemins ? Je ne le sais pas même. Ces textes de loi à fouiller et compulser, me semblent si froids et si lents ! Pourtant cela m’apprend toujours quelque chose. Et il me faut beaucoup savoir.

» Sois-en sûre, ma bien-aimée, je me sermonne comme tu pourrais le faire et me rappelle sans cesse à la patience, sans laquelle on ne peut rien. Mais, si tu savais, il y a une fièvre dans l’air de Paris. Ce mouvement incessant de choses et d’idées vous fouette le cerveau. On ne peut pas vivre tranquille ici. On n’entend parler à chaque instant que de fortunes soudaines, de gains fabuleux, d’aventures étranges, et puis le retentissement incessant des renommées, anciennes ou nouvelles. Des gens deviennent célèbres d’hier à aujourd’hui. Ces choses-là grise ; le sang vous afflue an cœur et au cerveau, et l’on se dit : Et moi ! Et moi !… Il faut traverser tout. Je n’avais jamais eu jusqu’ici d’avidité ou de jalousie ; j’en ressens parfois. Ne m’en veux pas. C’est toi plus que tout autre qui dois me le pardonner.

» Au moins l’ambition sert quelque chose, car je vois tant de jeunes gens perdre leur temps à des plaisirs. dont les meilleurs sont futiles. Je fréquente naturellement Ernest de La Rive, et il ne m’est pas toujours possible de résister à ses instances, quand il veut m’emmener avec lui au spectacle, au café, quelquefois au bois. Le spectacle et l’équitation me font plaisir, mais la société des amis d’Ernest et leurs propos souvent odieux me répugnent. Ces garçons se croient une race à part, née pour jouir de tout sans effort, sans s’inquiéter s’ils sèment autour d’eux la corruption, le malheur ou la ruine. J’ai assisté deux fois à des soupers ; je n’y assisterai plus, je te le jure. Il m’est impossible de tout le raconter, ô ma chère et chaste bien-aimée ; seulement, crois bien que ton amant a horreur de ce qui flétri l’amour, et que plus il t’aime, moins il est capable d’être séduit par de tels exemples. Et même, sans avoir au cœur un sentiment qui inspire le culte de l’amour, il faudrait manquer absolument de délicatesse, avoir le cout aussi bas que l’esprit, pour se plaire dans une telle vie ; je n’ai pas de mérite à fuir de tels plaisirs.

» Ils seraient plus attrayants que j’ai bien autre chose à faire. Je te le dis, mon plaisir, mon besoin, ma rage, ce serait de pouvoir travailler plus activement à mon avenir. J’ai dans les reins Paris qui m’aiguillonne, et toi, mon cher bonheur, qui me tire en avant. J’ai imaginé… — Ce n’est pas moi qui suis chargé de l’examen des causes confiées au maître, — mais j’ai imaginé de m’en confier à moi-même, de celles dont j’entends parler, de les traiter par moi seul, et même de les plaider à voix haute dans ma chambre. Je me mets aussi au courant de la littérature ancienne et moderne ; j’étudie les annales de la criminalité et tout ce qu’on écrit sur ses causes. Un avocat devrait tout savoir. Enfin, je me suis donné de l’ouvrage pour longtemps. Mais tout cela reste presque à l’état de projet. Les visites, les soirées me prennent un temps inimaginable. Monsieur A…, qui est très-bon pour m’a présenté non-seulement à plusieurs de ses amis, mais particulièrement à des personnes influentes, entre autres à madame Versagne, une personne renommée pour son esprit, ses grandes relations, et qui a ce qu’on appelle un salon diplomatique. C’est une femme encore jeune et belle, surtout très-parée, et qui, pour s’occuper de politique, n’a pas délaissé toute coquetterie.

Mais cela importe peu. Faut-il te dire qu’on m’a plaisanté sur son amabilité pour moi : Cette folie n’inquiétera pas ma Régine. Voici ce que je veux te dire, c’est qu’hier, comme j’arrivais chez monsieur A…, au commencement de la soirée (c’était son jour, naturellement je n’y manque pas), il me dit :

— J’attends ce soir le comte de Travire. Vous devez on avoir entendu parler ? Son salon réunit l’élite du monde littéraire et scientifique. Il s’y est fait plus d’une réputation. Je veux vous présenter à lui. J’ai vivement remercié monsieur A… ; mais j’étais si fatigué de n’avoir pas eu depuis huit jours une soirée à moi, de n’avoir pu t’écrire qu’à trois heures du matin, en rentrant, et de ne pouvoir qu’à grand’peine suffire à ma simple besogne de secrétaire, que je lui ai exprimé le désir de ne plus contracter d’obligations nouvelles et de me réserver quelques instants pour l’étude. Il a paru extrêmement étonné, puis il a souri en me disant que, si mes intentions étaient louables, je n’entendais pas mes intérêts.

— Vous voulez, n’est-ce pas, acquérir un nom et une une clientèle ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! ce n’est pas l’étude qui vous les donnera, Ne savez-vous pas que Paris est pavé d’érudits qui meurent de faim ? Soyez instruit autant que possible, fort bien ; cependant, si la science vous manque, il vous sera toujours facile de vous procurer l’aide de quelque piocheur, tandis que les protections nécessaires à la mise en relief de vos talents ne peuvent s’acquérir que dans le monde.

— Est-il donc impossible, monsieur, lui ai-je dit, de parvenir par la seule influence du mérite personnel, aidé d’une ferme volonté ?

Monsieur A… m’a regardé comme si j’avais dit une grosse sottise, et n’a pu s’empêcher de hausser légèrement les épaules.

Voyons, monsieur Roger, m’a-t-il dit, étudiez le le monde où vous êtes, et ne faites plus de ces questions antédiluviennes. On vous trouve charmant, je vous en préviens ; les femmes aiment beaucoup la naïveté. Il faudra pourtant vous débarrasser de celle qui pourrait vous nuire… et garder l’autre, si vous pouvez.

D’un ton plus sérieux, il ajouta :

— Le talent, mon cher monsieur Roger, au temps actuel, il court les rues. Il y a pour une seule place une centaine au moins de concurrents. Comment voulez-vous que cela s’arrange ? Naturellement c’est la faveur qui fait le choix : si donc vous êtes ambitieux, occupez-vous beaucoup plus d’être aimable que d’être instruit.

J’ai donc été présenté au comte de Travire, et me voilà pris pour chaque soir de la semaine, obligé même de me présenter le même soir dans plusieurs maisons. Cette dissipation a son charme, puisqu’elle me procure l’occasion d’entendre parler des hommes distingués ; mais les esprits vides ne manquent pas dans le grand monde plus qu’ailleurs, il me semble. Au reste, je ne juge pas encore nettement, je le sens bien. L’inconnu me trouble ; on me trouve naïf, parce que je ne mens pas et que je respecte l’humanité. Mais ceux qui me raillent la méprisent-ils sérieusement ? Je ne crois pas. Je crois seulement qu’ils ont peu d’estime pour eux-mêmes et qu’ils partent de là pour juger du reste. C’est une mode que ce ton sceptique, ironique, sur toutes choses : cela donne un air de supériorité facile à prendre. Malgré tout, cette faconde m’intimide un peu, et je ne suis pas encore armé contre la raillerie. Cela viendra quand je connaîtrai mieux le terrain où je marche un peu en aveugle pour le moment.

Sais-tu, mon autre conscience, ma Régine adorée, ce qui me trouble le plus ? C’est la conversation que je l’ai rapportée avec monsieur A…, et tout ce qui la confirme dans ce que j’entends et vois. Il serait vrai que le travail, l’effort, le mérite personnel, ne peuvent rien par eux seuls, et que l’avenir d’un homme est tout entier dans le hasard d’une position favorable et l’arbitraire des protections qu’il peut acquérir ? Cela me répugne à croire. Mon orgueil a besoin de plus d’indépendance, et ma conscience de plus de justice. J’ai besoin de me devoir plus à moi-même qu’à d’autres, et ceci n’est point un orgueil faux, n’est-ce pas ? Il n’y a qu’à toi, ma Régine, à qui je puis consentir de devoir tout mon bonheur, parce que je me donne aussi tout à toi. Mais attendre du caprice d’un étranger sa fortune, c’est humiliant, et ne sont-ce pas là d’ailleurs des choses du temps passé ? N’avons-nous pas maintenant l’égalité, le concours libre, c’est-à-dire le droit du plus digne ? Oui, c’est cette manie d’aphorismes amers et sceptiques ; mais je veux croire pour mon compte au juste triomphe d’une capacité sérieuse, d’une volonté forte, et me rendre digne. de la destinée que je rêve pour la partager avec toi.

Avec toi ! Oh ! si tu savais comme cette pensée me remplit de bonheur et de souffrance ! Nous aimer tant, être l’un à l’autre d’avance, et séparés ainsi, ne pas savoir même quand nous nous réunirons. C’est un singulier sentiment que me font éprouver les autres femmes. Je leur en veux à toutes d’être à Paris quand tu n’y es pas, toi. Comme elles sont en général peu simples ! Qu’elles te ressemblent peu ! J’ai toujours envie de leur parler de toi. On dit que les femmes sont jalouses les unes des autres : est-ce vrai ? Mais tu ne le saurais pas, toi. Que tu es loin, ma Régine ! quand je pense que j’ai eu le bonheur infini de t’embrasser, il me semble que c’est un rêve, et je ne sais plus si tant de joie est possible encore. Oh ! dis-moi… »

Mais il serait trop indiscret d’en dire davantage.

Quand Roger s’élevait avec indignation contre le favoritisme et regimbait à suivre ses voies, il y avait dans son fait, semble-t-il, quelque inconséquence. En entrant, grâce à une protection puissante, chez le grand avocat, n’avait-il pas accepté déjà le système, reconnu sans doute sa nécessité ?

C’était l’œuvre de ses parents bien plus que la sienne ; cependant Roger comprenait parfaitement que pour qu’une capacité puisse, dans le milieu où nous sommes, se produire, il lui faut un milieu favorable ; il acceptait également la protection des Jacot ; mais, croyant sincèrement à leur amitié, ce n’étaient point pour lui des protecteurs dont sa fierté eût à souffrir. C’était pour lui une dette naturelle de reconnaissance, qu’il leur payait en affection, qu’il rendrait à d’autres peut-être.

D’ailleurs une logique rigoureuse ne paraît pas être de rigueur dans nos considérations et apologies intérieures. Nous sommes nés et élevés de façon que nos répugnances ne vont guère que du plus au moins dans le même ordre de choses. Sortir de cet ordre qui nous enserre de ses innombrables replis, par le fait, absolument aucun n’en est capable ; et si beaucoup en sortent par la pensée, l’éducation actuelle, chef-d’œuvre de contradictions et de compromis, surtout l’éducation bourgeoise, en donne si long à débrouiller à ceux qui veulent tenter l’aventure, qu’on n’achève jamais, faute de temps.

Quelque bonne part que gardât le jeune Cardonnel de ses préjugés natifs, il n’en passa pas moins, au bout de peu de temps, pour un phénomène curieux dans le monde où il était placé. La race des jeunes gens qui entrent avec des illusions honnêtes dans le milieu mondain, où toutes les fermentations et les corruptions sociales arrivent à l’ébullition, n’est heureusement pas éteinte ; mais le peu de fermeté des caractères et le manque, ou, ce qui revient au même, la confusion de principes propre à l’époque, a promptement éteint, ou réduit au silence, leurs répugnances et les range au niveau commun. Roger ne se rendait pas. Ernest de La Rive et Ferdinand Rougerin, le premier secrétaire, y employèrent vainement leurs exemples et leurs conseils, voire, ce qui est plus puissant, leurs railleries. Roger refusait de se modeler sur ceux qui l’entouraient, de prendre le ton sceptique pour lequel il avait marqué à Régine son peu d’estime ; il s’obstinait à garder sa dignité, sa simplicité et sa bonne foi. Les femmes, ainsi que l’avait dit monsieur A…, lui savait gré de son respect et de sa confiance, dont plus d’une, il faut le dire, tenta d’abuser. Les hommes accompagnaient parfois son nom d’un sourire, et cependant on ne pouvait se moquer de lui, il était trop intelligent et trop fier pour cela. On souriait de ses bévues, car il prenait les gens au mot généralement, et il lui fallait quelque preuve et un grand effort pour reconnaître le mensonge. Plusieurs le plaignaient et auguraient mal de son avenir ; d’autres disaient : « Bah ! il y mettra plus de temps que les autres, voilà tout. »

Un soir, chez le comte de Travire, où était Roger, la conversation tomba sur les titres de noblesse. Un philosophe bourru, qui se trouvait là, fit un réquisitoire contre eux et les traita de sottise. Aussitôt des amis de la maison, et des jeunes gens qui faisaient leur cour s’empressèrent de les défendre, et le philosophe succombait sous le nombre quand Roger vint à son secours. Le comte de Travire écoutait cette discussion sans s’y mêler, avec un sourire de bonhomie. Mais, à partir de ce jour, il ne parut plus apercevoir Roger, qui, froissé de ce mépris affecté, cessa de se présenter dans la maison. Quand le grand avocat apprit de Ferdinand Rougerin cette sottise de son pupille, les fonctions de Roger, toutes gratuites, impliquaient un retour de protection, il leva les épaules et les bras au ciel.

— Priez-le de ma part de nous rester à dîner, monsieur Rougerin ; il faut que je lui parle.

On n’était au repas, outre la maîtresse de la maison, que deux ou trois intimes ; l’affaire fut amenée et le grand avocat gronda paternellement Roger.

— Vous vous ferez passer pour un jacobin, mon cher monsieur Roger, et, pis encore, vous feriez douter de votre savoir vivre. Vous étiez chez un comte pourtant, et qui plus est un comte de l’Empire !

— Monsieur, je ne pouvais supposer monsieur de Travire, qui a beaucoup d’esprit, capable d’une telle petitesse.

— Bah ! cela fait très-bien, c’est un joyau. Accusez-vous les femmes d’en porter ? et, du moment où il le porte, c’est qu’il y tient. Laissez-moi vous donner un bon conseil, monsieur Roger : supposez les gens capables de tout, vous courrez moins de risques de vous tromper.

On rit de la recette, et le grand orateur fit une tirade sur les faiblesses humaines. Assez humilié de sa déconvenue, Roger observa que si les faiblesses humaines avaient tant d’empire, c’est qu’on s’occupait trop de les flatter et pas assez de les combattre.

— Ah ! si vous vous posez en redresseur de torts ! reprit l’avocat.

— Je n’oserais assumer ce rôle, monsieur ; mais il me semblerait indigne de moi de ménager les travers d’autrui dans un intérêt personnel et de renoncer au droit que je possède de dire ma pensée.

— Réfléchissez bien, monsieur Roger, dit l’avocat doucement ; mais avec une certaine fixité de regard qui impressionna le jeune homme ; si vous vous croyez la force de faire remonter le courant… très-bien ; si vous ne l’avez pas, comme il est probable, il est plus simple de faire comme tout le monde. C’est toujours est forcé d’en venir, mais souvent il est trop tard. Vous avez renoncé à une maison où j’avais été heureux de vous présenter, où d’abord vous étiez parfaitement bien vu, et qui est de celles qui donnent à la France la plupart de ses renommés. C’est rétrécir chances. Deux ou trois aventures de ce genre, et la situation deviendrait fort grave. Le monde est moins grand qu’on ne pense ; on y est vite connu et classé, et les influences qui distribuent le succès sont aussi très-peu nombreuses.

— Faut-il donc, monsieur, demanda Roger assez ému, ne plus compter sur soi-même et n’espérer qu’en la faveur d’autrui ?

— Il faut s’aider sans doute ; mais il faut être aidé, cela est certain, et je ne pensais pas que vous l’eussiez ignoré.

Cela dit d’un ton un peu froid, et qui semblait rappeler au jeune présomptueux qu’il avait l’honneur d’être chez un grand homme et de recevoir ses avis, l’avocat adressa la parole à d’autres.

Après le dîner, Roger s’excusa et prit congé : il devait accompagner sa mère et sa sœur chez les Jacot de La Rive. Dès qu’il fut parti, comme il arrive souvent, la conversation s’en prit à lui, et l’on railla impitoyablement son don-quichottisme.

— Bah ! dit Ferdinand Rougerin, il me semble toujours que c’est de la pose. On n’est pas naïf comme ça, que diable ! Venir encore, au temps où nous sommes, réclamer l’âge d’or !…

— Non, monsieur Ferdinand, dit l’avocat, vous êtes injuste ; il est fort sincère. Eh ! mon Dieu, quand nous arrivons de notre village à Paris, nous sommes tous un peu comme cela. Ah ! les belles illusions, les nobles candeurs, les rêves étoilés de la jeunesse ! Mais la vie, l’exemple, l’expérience, nous arrivent bien vite. Roger Cardonnel s’entête, voilà son tort, et s’il persiste ce sera son malheur. Il a cependant une chance, les femmes ; car il est romanesque, et puis il a une tête… qu’on ne. voit pas partout.

— Pas davantage ! s’écria Ferdinand. Vous ai-je dit qu’il n’allait presque plus chez madame V…, parce que nous lui avons fait observer, Ernest de La Rive et moi, qu’elle était particulièrement aimable pour lui… et qu’il le savait peut-être plus que nous.

— C’est inimaginable !

— Il aime une autre femme peut-être ?

— Non, sur ma parole ; je crois qu’il est vertueux.

Ces mots, prononcés d’un ton comique, excitèrent des éclats de rire.

— Eh bien, dit quelqu’un, il reste encore un espoir, c’est qu’il épouse une jolie femme, plus habile et moins timorée que lui, et alors, grâce à sa tête, comme vous dites…

Nouveaux rires.

Pendant ce temps, Roger hâtait sa marche vers la rue de Turin en pensant à Régine, et heureux d’être seul avec cette chère pensée. Chaque semaine, il lui adressait, sous le couvert de Marianne Forel, une longue lettre, écrite jour à jour, et il recevait la réponse de Régine poste restante. Toutes ses impressions, comme on l’a vu, il les lui confiait à mesure, et ce soir-là, froissé dans son amour-propre, inquiet des avertissements de l’avocat, troublé dans sa conscience, malheureux enfin, il lui parlait en esprit, ne pouvant écrire, lui exposait avec chaleur les révoltes de sa fierté, les délicatesses de nature, et goûtait la joie de se sentir approuvé par elle. Oh ! comme il l’aimait ! comme il avait besoin d’elle ! Certes, il ne l’avait jamais oubliée ; mais dans la fuite vertigineuse des heures parisiennes, dans les plaisirs de la vanité, dans l’espérance orgueilleuse du triomphe, sa chère image apparaissait moins claire, elle était moins près de lui qu’à cette heure de déception où il lui semblait sentir cette âme si forte et si tendre s’épancher sur lui tout entière. Ah ! qu’importait avec elle les ennuis extérieurs, le malheur même ? — Oui, mais c’est pour elle qu’il fallait vaincre. — Il se redressa dans son courage, haussa les épaules au souvenir des conseils de bassesse qu’il entendait sans cesse, et se remit à croire, avec tout son orgueil, au juste triomphe des capacités sérieuses, des volontés fermes.

Roger était entré chez les Jacot, plein de mépris pour les jugements du monde ; mais en pareil cas rien ne console mieux les injustices du monde que ses faveurs. Il fut consolé. La réunion, peu nombreuse, se composait de personnes qui lui étaient favorables, et dont plus d’une l’appréciait hautement. Sa bonne chance l’engagea dans une conversation où il lui fut permis de prendre la parole, il s’en tira brillamment et recueillit autour de lui un murmure flatteur.

De son côté, Émilie chanta bien et fut applaudie. Madame Cardonnel croyait toucher au ciel de ses rêves. Elle voyait les hommes s’empresser autour de sa fille avec des regards admiratifs et se disputer sa main pour la danse. Toutefois ce n’était que pour la danse. Mais comment douter que tôt ou tard un enthousiasme plus sérieux ?… Elle était vraiment si belle, Émilie, avec son front de reine, ses traits purs, son expression décente et fière, et la chaste grâce de son maintien ! Comment ne pas désirer pour soi les mots d’amour qu’un chant passionné venait déposer sur de telles lèvres ? Que cette couronne de glycine lui allait bien ! — Était-ce l’ouvrage de la jeune fleuriste rencontrée dans le voyage ? Mais, en si belle réunion, s’occuper d’une ouvrière ne se peut. Il y a dans le salon de madame Jacot des représentants du meilleur monde parisien, des noms, des femmes à la mode, des notoriétés de richesse, qui n’en sont pas, quoique très-laides, le moins bel ornement, à en juger par les empressements sérieux dont elles sont l’objet tant de la part des maîtres de la maison que de leurs hôtes Quelle fierté pour la notairesse de Bruneray ! et quel orgueil de voir sa fille reine au milieu de ces royautés ! Oui, Émilie est bien belle, et il est permis d’admirer, comme le fait Roger, le désintéressement de mademoiselle Marie, qui accable son amie de prévenances, et, sans mesquine jalousie, affronte constamment son voisinage. À la vérité, il n’y eut jamais deux types plus différents : l’une un peu froide, l’autre pas assez peut-être ; celle-là d’une beauté plastique incontestable, l’autre rachetant le peu de régularité de ses traits par une vivacité de physionomie qui devient chaque jour plus attrayante, à mesure sans doute qu’elle pénètre mieux la vie, ses sentiments, et les nuances de la pensée. Marie possède une admirable chevelure d’un blond ardent, et, de plus en plus, sa taille prend des attitudes charmantes, et ses mouvements perdent leur rudesse en conservant. leur soudaineté, originalité qui lui est particulière. Ses yeux bruns sont changeants à faire rêver. Ce n’est plus l’enfant terrible, c’est une femme qui pourrait l’être, à moins qu’elle ne fût généreuse, exquise, héroïque, folle, que sait-on ? Il y a dans cette vive désinvolture un monde de choses imprévues, et dans ces yeux une intelligence en éveil et hardie qui fait tout pressentir.

Naturellement, quand Émilie et Marie se donnent le bras, la sœur rencontre le frère et lui parle. Marie partage l’entretien avec beaucoup de vivacité, et sa figure expressive dit assez le plaisir qu’elle éprouve à causer avec Roger et l’intérêt qu’elle attache à ses réponses. Mais il est bien entendu que l’amitié des Jacot et des Cardonnel est une amitié étroite ; quoi donc d’étonnant ? Rien, se dit tout haut Roger ; cependant, au fond de lui-même s’agite une autre impression qu’il n’ose s’avouer. Il est très-reconnaissant envers Marie de l’affection qu’elle témoigne à sa mère et à sa sœur, et ses sentiments pour elle sont pleins de respect. Il ne peut manquer d’être assidu près d’elle et de l’inviter souvent à danser. Mais quand ils sont ainsi en tête-à-tête, il lui est difficile de ne pas voir que la respiration de la jeune fille est plus entrecoupée, qu’elle a des regards à la fois plus vifs et plus timides, et plus d’une fois n’a-t-il pas senti sa petite main nerveuse serrer comme involontairement la main de son danseur ? « Elle est si expansive ! » se dit-il encore. Mais un doute muet intérieur répond à cette pensée formulée.

Il n’y pensait point, quand ce soir-là, comme il achevait de parler d’une façon à la fois si sûre et si heureuse, et tandis qu’autour de lui s’élevait un murmure d’approbation, il vit les yeux de Marie fixés sur lui et ne put s’empêcher de tressaillir. Il était étrange, ce regard. Ce n’était pas l’adoration d’une amante, telle que l’exprimait les yeux de Régine ; ce n’était pas l’orgueil tendre d’une mère ou d’une amie, mais un éclat de désir et de volonté, une sorte de prise de possession. Roger en éprouva un frémissement où il entrait sans doute beaucoup de cette émotion physique dont, sous les regards d’une femme, un jeune homme à peine à se défendre, mais aussi je ne sais quelle appréhension. Il devait bientôt après danser avec elle : ce ne fut pas sans émotion qu’il l’alla chercher, et pour lui parler, timide, il ne trouva que des banalités. Marie attacha sur lui un regard pénétrant qui semblait lui dire : — Vous parliez si bien tout à l’heure, qu’avez-vous donc ? — Et, le voyant sous ce regard plus troublé encore, ce fut elle qui dirigea la conversation, avec des yeux brillants d’éclat, on eût dit de triomphe, Roger à la fin reprit courage, et leur entretien devint animé. Une dame de province à toilette chargée, qui leur faisait vis-à-vis, ayant été l’objet d’une raillerie mordante de Marie.

— Comment pouvez-vous, lui dit-il, être si méchante, vous qui êtes si bonne ?

— Qui vous fait croire que je suis bonne ? lui demanda-t-elle.

Roger hésita.

— Vous n’en savez rien ! s’écria-t-elle avec un petit éclat de rire.

— Oh ! si.

Alors dites.

Votre affection pour ma sœur… pour nous…

— Ah ! c’est être bon que d’aimer les gens… aimables. Mais c’est tout naturel, il me semble ? Vous voyez bien que vous vous trompez, je ne suis pas bonne du tout.

— J’en ai encore d’autres preuves.

— Ah ! voyons.

— Je me souviens avec quel empressement vous avez demandé à votre père la rentrée en grâce d’un ouvrier…

— Ah ! à Bruneray, les vacances dernières ? Mais qui vous a dit que c’était par bonté ?

— Il me semble…

— Est-ce moi, reprit-elle avec une étrange animation, qui ait plaint le sort de cet homme et qui me suis chargée de sa cause ?

— Non, mais dès qu’on vous en eut parlé…

On ? qui on ?

— Moi, dit-il avec un peu de surprise et en rougissant.

— Eh bien ! tout est là, reprit-elle et cela ne prouve pas que je sois bonne.

Alors, malgré son aplomb et sa hardiesse, elle rougit et parut confuse. Roger brouilla la figure ; il était éperdu. Quand ils se retrouvèrent à côté l’un de l’autre, au repas, tout plein d’embarras, il parla de sa reconnaissance. Marie ne répondit pas. Elle était rêveuse comme il ne l’avait jamais vue et cela lui donnait un charme nouveau. Elle détournait les yeux. Il saisit pourtant un de ses regards et le vit brillant de feux humides.

— C’est impossible, se disait-il ; je suis fou !

Mais il partit bouleversé, plein à la fois d’attendrissement et de tristesse.


X

LE DÉFENSEUR DE LA VEUVE ET DE L’ORPHELIN.

Il est impossible qu’un homme ne soit pas flatté d’être l’objet de l’amour d’une jeune fille aimable, et quand cette jeune fille est de plus une riche héritière, gâtée par la louange, entourée d’hommages et recherchée à l’envi, l’émotion qu’en ressent l’amour-propre peut-elle manquer de se communiquer au cœur ? Mais Roger aimait sincèrement. Si touché qu’il fût, son sentiment pour Marie ne pouvait aller au delà d’une vive reconnaissance, et, plus réservé encore dans sa pensée, il voulait douter. Sa mère ne le souffrit point ; d’autant plus clairvoyante qu’elle voulait croire, observant et interprétant sans cesse la physionomie et les paroles de Marie, tantôt madame Cardonnel accusait son fils d’être ingrat pour un amour si touchant, tantôt elle lui reprochait de vouloir à toute force manquer son avenir. Sans doute, il ne pouvait actuellement demander mademoiselle de La Rive en mariage ; mais il pouvait lui parler et la prier d’attendre qu’il se fût distingué par quelque belle plaidoirie, qui promettrait au monde un nouveau maître de la parole, ce qui revient à dire un homme capable d’arriver à tout. S’il ne parlait pas à Marie, que pouvait-elle faire ? Ce que font les jeunes filles en pareil cas : ne pas se croire aimée et marier par dépit, c’est-à-dire être malheureuse, et voilà comment tu l’auras payée de ses sentiments pour toi.

Tel était, plus ou moins varié, le sujet de l’entretien quand on se rendait chez les Jacot, et, quand on en sortait, madame Cardonnel, prenant le bras de son fils et le serrant contre sa poitrine, lui disait d’une voix pleine de notes confidentielles :

— Eh bien ! as-tu déclaré ton amour à Marie ?

— Je ne puis pas déclarer un amour que je n’ai pas, répondait Roger.

Madame Cardonnel alors repoussait le bras de son fils, se prétendait prête à mourir de chagrin, accusait Roger de n’avoir aucune affection pour elle, et finissait par tomber sur Régine, cette petite coquine, cette vile intrigante, ce monstre de perversité. Il en résulta des scènes fort vives entre le fils et la mère, jusqu’à ce qu’Émilie, plus intelligente que celle-ci, lui eût fait comprendre qu’elle était en train de rendre le nom de Marie insupportable à Roger, Madame Cardonnel cessa alors de persécuter son fils ouvertement ; mais elle n’en fut que plus acharnée à son but par d’autres moyens, insinuations, petites intrigues. Roger voulait se montrer plus rarement chez les Jacot. Ce lui fut impossible, madame Cardonnel considérant comme un manque d’égards très-grave que Roger refusât de les accompagner. Or, elles ne manquaient aucune réunion, grande ou petite, et malgré cela madame Cardonnel trouvait encore des prétextes, commissions ou autres, pour envoyer Roger dans cette maison l’y rendre utile.

Monsieur et madame Jacot s’apercevaient-ils de ce manége ? Il ne semblait pas ou peut-être ne s’en inquiétaient-ils guère. Mais monsieur Jacot était fort souvent absent ; quant à madame, on la disait absorbée par les brillantes qualités d’un jeune avocat secrétaire, qui n’était pas, Roger…

Émilie eût désiré, comme sa mère, que son frère fit un si beau mariage ; elle s’indignait surtout qu’il aimât Régine ; mais sa fierté ne pouvait s’accommoder d’aucune indélicatesse, et plus d’une fois elle fit à sa mère des représentations qui obligeaient celle-ci de se justifier. Comment donc ? mais il n’y avait rien de mal dans tout cela ; il n’y avait rien que de très-pur et de très-touchant dans un engagement de cœur, en vue du mariage, et en attendant que les convenances extérieures pussent permettre sa réalisation. N’est-ce pas ce que l’on voit dans les plus beaux romans ? Non, certes, madame Cardonnel n’avait pas le plus léger trouble de conscience, puisqu’elle ne songeait à rien que d’honorable !…

— Et si les Renaud en eussent fait autant ?

Madame Cardonnel, dans sa défense, allait même jusqu’à invoquer les droits de l’amour contre l’ambition des parents.

Elle oubliait Régine.

Un sentiment de délicatesse vis-à-vis de Marie ordonnait à Roger de ne point parler de ces choses à sa fiancée, et, bien qu’il éprouvât le besoin de tout lui dire, il avait encore un autre malaise dont il recula pendant longtemps la confidence, tant il était inquiet de se l’avouer à lui-même : c’est que plus il avançait dans la connaissance des affaires de son patron, le grand avocat, moins il arrivait à voir les choses au point de vue où les considérait cette lumière du barreau. Il s’en voulait également de ne pas admirer suffisamment cette éloquence verbeuse et colorée que tout le monde exaltait. Tandis qu’une partie de l’auditoire pleurait ou se mouchait, lui, Roger, le secrétaire du grand orateur, il restait froid ; il n’était pas touché, il ne se sentait pas. convaincu ! Cette abondance de phrases cadencées et de mots sonores lui tiraillait tout au plus les nerfs et produisait sur son style un effet étonnant en sens inverse ; elle le rendait sobre, il allait de plus en plus droit au fait ; cherchait l’argument logique, le mot juste et simple, et monsieur A…, de moins en moins satisfait, disait :

— Vous devenez sec, monsieur Roger. Qu’avez-vous donc ? Au commencement cela allait mieux.

Au commencement, en effet, dans quelques pages d’essais, par lesquelles monsieur A… avait voulu interroger le talent de son élève, Roger avait déversé tout ce que son imagination et la rhétorique avaient pu lui fournir d’éblouissant. Sa verve était-elle donc déjà épuisée ? Devait-il renoncer à cette éloquence, qu’il avait rêvée de mettre au service de la vérité et de la justice, de vouer à la défense des opprimés ?

Cela devenait d’autant plus embarrassant que, depuis le mois de janvier, Roger était devenu premier secrétaire en raison du départ de Ferdinand Rougerin, appelé aux fonctions de sous-préfet dans l’Aude. Rougerin devait cela au crédit à la cour du grand avocat, son patron, aidé de celui d’une dame du grand monde ; ayant peu de facilité d’élocution, il avait préféré au barreau la carrière administrative, où son esprit fin, ses manières aimables et son ambition déliée, lui promettaient des succès. À cette occasion, Roger s’entendit renouveler des conseils qu’il avait déjà reçus, tant à son départ de Bruneray qu’à son arrivée à Paris.

— Il a bien fait, disait-on de Ferdinand Rougerin, et vous devriez en faire autant, c’est le plus sûr. Tenter la fortune soi-même, cela est toujours plus chanceux qu’une place du gouvernement. Avec cela, une fois qu’on a mis le pied à l’étrier, c’est fini : on n’a plus qu’à se bien conduire, à exécuter ponctuellement les ordres de ses chefs et à faire, de temps en temps, dire un mot de soi en bon lieu. On est sûr ainsi de toucher ses appointements jusqu’à la fin de sa vie ou d’avoir au moins une bonne retraite. Ensuite on représente le pouvoir, c’est respectable.

— Pour moi, disait une haut-marnaise de leurs amis, femme d’un juge au tribunal correctionnel, j’aurais eu dix fils qu’ils auraient tous été fonctionnaires.

Et les trois qu’elle avait l’étaient, bien entendu.

Cette opinion rencontrait peu de contradicteur et donnait souvent fort à réfléchir à madame Cardonnel. Cependant plusieurs répondaient que précisément toute la bourgeoisie destinant ses fils aux places de l’État, cela produisait un encombrement qui rendait forcément l’avancement difficile ; que si le fonctionnarisme était sûr, il était trop souvent modeste ; tandis que les carrières libérales, telles que le barreau, la spéculation et même la science, permettaient l’espérance de grandes et rapides fortunes ; qu’en particulier le don de bien parler impliquait toutes les capacités, et même et surtout celle de gouverner l’État.

— C’est vrai, disait madame Cardonnel, qui ajoutait in petto : « En effet, pourquoi mon fils Roger ne deviendrait-il pas ministre ? »

Désormais donc, c’était Roger qui préparait les causes du grand avocat, travail qui devenait de moins en moins satisfaisant pour lui-même et pour maître A… Il était rare que le maître et l’élève aboutissent aux mêmes conclusions et employassent les mêmes arguments, Pour le choix même des causes, qui abondait, il se trouvait toujours que celles que Roger eût préférées étaient écartées par maître A… et réciproquement.

Un jour, à une heure de distance, deux causes se présentèrent : celle d’un notaire qui avait détourné pendant dix ans les fonds et valeurs à lui confiés par ses clients jusqu’à la somme d’un million, et celle d’une pauvre veuve qui avait été dépouillée par lui. Roger communiqua en même temps les deux requêtes, et ce fut la cause du notaire que choisit maître A… Ce fait causa une vive impression à Roger, et, à partir de ce moment, son dégoût alla croissant.

Il semblait que maître A… eût pour les chenapans une prédilection particulière ; toutefois fallait-il qu’ils eussent de l’argent, beaucoup d’argent même. Il avait la réputation, et s’en vantait, d’obtenir souvent des acquittements dans les cas les plus véreux. Peut-être n’était-ce pas du tout à sa parole, car il embrassait toujours en somme la cause des gens recommandés par des préjugés sociaux ou des influences de position, d’argent, de famille, en un mot la cause des forts. Une fois cependant il plaida pour rien et sollicita pourtant la cause. Il s’agissait d’un crime si épouvantable, si atroce, que la malheureuse curiosité publique, si instinctive et si animale encore, faute de nobles attractions, devait se passionner et se passionna en effet pour ce procès. L’indignation de Roger s’accrut.

— Je ne puis vous aider en ceci, dit-il à maître A… Que dire en faveur de ce misérable, à moins de parler contre la légitimité de la peine de mort en elle-même ?

— C’est une idée, répondit en souriant maître A…, et je le ferai sans doute ; mais avant tout il faudra nier.

— C’est impossible.

— Rien ne l’est à la parole humaine, jeune homme ! Si elle ne servait qu’à proclamer l’évidence, où serait l’art ? Son chef-d’œuvre au contraire, est de faire à son gré la lumière et les ténèbres. Laissez de côté la logique, parlez au sentiment. Après avoir mis l’hypothèse à la place de la réalité, tournez et retournez-la sous toutes ses faces, retenez-y longtemps l’esprit des auditeurs, faites-la vivre en eux ; puis accumulez le pathétique et puisez-le soigneusement dans les préjugés de tous. Il ne faut pas craindre d’être banal ; tout le monde l’est, et c’est à tout le monde que vous parlez. Clichez ! clichez ! cela sert toujours, et c’est ce qui sert le mieux. Gardez-vous bien de croire que ce soit par des pensées fortes et nouvelles que vous puissiez frapper les esprits : c’est tout le contraire. Que vos phrases soient redondantes et vos accents sonores, car ce qui est d’abord ébranlé par la parole, ce sont les nerfs, — et ne détestez pas les rengaines : ce sont elles qui mènent le monde et surtout le monde moderne. Servez-vous de l’idéalisme, n’en ayez pas…

Roger courbait la tête sous ces conseils, sans pouvoir les accepter ; on demandait de n’être pas lui-même. Non, sa nature franche et généreuse ne pouvait suivre de telles voies ; mais, eût-il été maître sur ce point de sa volonté, qu’il eût refusé de déroger aux règles de justice, d’humanité, de secours aux faibles, qui étaient le fond de sa conscience, et, malgré les exemples qui lai étaient donnés, il persistait à croire qu’il y avait là aussi les éléments d’une carrière aussi éclatante que noble et sérieuse.

Il réfléchissait, il est vrai, que le désintéressement ne conduit guère aux richesses. Maître A… était fort riche. et avait grande maison. — Mais, tant pis ! se disait-il en soupirant ; je me contenterai de la gloire. Après tout, il espérait bien une médiocrité dorée.

Tandis que les hauts faits du célèbre assassin portaient dans toute l’Europe absolument, c’est-à-dire jusque dans les plus pauvres chaumières, le nom et les plaidoiries de maître A…, Roger trouva le temps un jour de renouveler sa visite à monsieur Rogard, le républicain ami du chevalier. Mais il trouva la famille dans la désolation : monsieur Rogard avait été arrêté, quelques jours auparavant, sous l’inculpation de société secrète. C’était un double malheur ; car, s’il était condamné, — les accusés de l’Empire l’étaient toujours, outre la peine qui lui serait appliquée, il tombait sous le coup de la loi de sureté générale, qui menaçait de transportation, au gré du pouvoir, tout condamné de cette catégorie.

— Mon mari ne pourra supporter une telle situation, disait madame Rogard, pauvre femme vieillie par les épreuves. Je le connais, la tête en partirait. S’exiler… mais nous avons nos enfants ici, et puis comment partir ? comment vivre ailleurs ?

Ils étaient allés trouver un avocat, fort suspect lui-même, qui avait la spécialité de plaider gratuitement de telles causes, et naturellement les perdait toujours. Roger ne dit rien, mais il conçut la pensée d’intéresser maître A… au malheur de cette famille et d’obtenir pour elle le secours de sa parole influente. En revenant tout rempli de cet espoir, il parlait du fond de son âme à maître A…, comme il se proposait de parler en sa présence. Il trouva le grand avocat tout exultant de joie.

— Ah ! mais, en voilà une belle, dit-il à Roger en se frottant les mains. Vous savez comme tout Paris, comme toute la France, l’affaire du duc de…, arrivée ce matin même ? C’est moi qui la plaide.

Roger frémit et demeura silencieux. Le duc de… était le dernier des assassins dont il eût voulu prendre la défense ; car cet homme, allié à la famille impériale, et qui n’avait à alléguer pour sa défense ni le manque d’éducation, ni la misère, avait tué de sa main, comme autrefois les gentilshommes tuaient les manants, un adversaire politique dont le langage ne lui avait pas paru suffisamment respectueux. C’était là une sauvage recrudescence des rages autoritaires de l’ancien régime, un défi à la société nouvelle, et Roger avait ardemment partager l’indignation que cet acte avait partout suscité. Pour le coup, il éprouva le besoin de rompre avec une situation qui blessait de plus en plus sa conscience et où il sentait le déshonneur l’envahir ; mais il voulu rendre l’épreuve complète. Il exposa donc à maître A… l’affaire de Rogard et lui dit :

— C’est un pauvre et honnête homme. Votre parole et l’autorité qui s’y attache pourraient le sauver.

La réponse de maître A… se lut immédiatement sur ses traits : c’était une surprise qui allait jusqu’au mécontentement.

— Vous n’y songez pas, dit-il avec brusquerie, j’irais me charger, moi, d’une affaire pareille ! C’est affaire à B…, le républicain, s’il trouve qu’elle en vaut la peine. Pour moi, je ne suis pas avec ces gens-là.

— Ne doit-on faire du bien qu’à ses amis ? demanda Roger. Vous, monsieur, qui prisez tant les préceptes de l’Évangile !

Maître A… fronça le sourcil.

— Mon cher monsieur, nous n’avons pas de pathétique à faire ici. Occupons-nous de nos affaires, celle du duc de… tout d’abord. Elle en vaut la peine celle-là.

— Le duc de… n’est pas un honnête homme malheureux.

— Et que m’importe ! c’est un beau client. Écoutez, monsieur Roger, si vous voulez mettre du sentiment dans les affaires, cela vous regarde ; moi, je n’ai pas à perdre mon temps à cela.

— Pardon, monsieur, c’est que je m’adresse depuis quelque temps une terrible question. J’avais cru embrasser une carrière utile, bienfaisante, où j’aurais particulièrement à venir en aide au droit méconnu, à la faiblesse opprimée. Au lieu de cela, je vois que nous ne sommes par le fait autre chose que les défenseurs du crime, que les soutiens de ceux qui déjà possèdent dans la société des immunités et des privilèges dont ils ont abusé indignement. Or, il me semble que travailler à atténuer, à innocenter de tels vices, de telles déprédations, de telles violences, n’est autre chose que manquer d’abord à sa propre conscience et de plus fausser autant que possible la conscience publique, en diminuant ce qui reste à notre époque de moralité ?

— Monsieur, s’écria maître A…, pâle de colère, je vous ai comblé de bontés, et vous m’insultez !…

— Non, monsieur ; je vous remercie de vos intentions favorables à mon égard, mais je dois reconnaitre qu’il m’est impossible de les servir.

— Et vous faites bien, monsieur ; il y a longtemps que vous auriez dû prendre ce parti et m’épargner vos niais scrupules. Vous apprendrez bientôt que vivre et philosopher sont deux choses distinctes, et vous verrez à quoi vous serviront vos beaux sentiments. Avant de donner des leçons à ceux qu’on devrait respecter, monsieur, il faudrait comprendre quelque chose à ce que l’on fait soi-même. Vous vous piquez de vertu, et visez au succès : c’est une sottise.

Il n’y avait plus qu’à saluer et partir : c’est ce que fit Roger. Quand il fut dans la rue, il ressentit ce froid léger qui suit un emportement plein de graves conséquences ; mais, d’un autre côté, sa conscience était satisfaite ; il respirait, déchargé de l’atmosphère qui, chez le grand avocat, l’oppressait.

— Eh bien ! se dit-il, je vais me lancer tout de suite, à mes risques et périls, en dehors de ces protections trop lourdes, et lutter, de tout mon courage, contre les sinistres prévisions de maître A… Si monsieur Rogard veut me confier cause… Je suis jeune encore, mais j’ai beaucoup à dire et peut-être ne sera-t-il pas si mal défendu. Après tout, ajouta-t-il, toutes mes aspirations. sont républicaines : je vais jeter la sonde de ce côté-là.

Il pensa alors à un jeune homme dont il avait fait la connaissance chez madame Jacot, le même auquel on attribuait les préoccupations de cette dame : c’était aussi le secrétaire d’un autre grand avocat, mais celui-ci républicain.

Roger se promit d’aller chez lui de bonne heure le lendemain, s’il ne le rencontrait pas dans la soirée, et courut de suite chez les Rogard offrir ses services. À son grand étonnement, sa proposition fut très-froidement reçue. Madame Rogard dit qu’elle en parlerait à son mari, mais qu’on avait déjà monsieur T…, qui avait bien voulu se charger de la cause.

— Fort bien, répondit Roger. Mais j’avais pensé que dans l’intérêt de monsieur Rogard, un inconnu vaudrait mieux.

Il ne sembla pas que madame Rogard fût de cet avis, malgré ses remercîments, et Roger revint assez mortifié.

— Ils ont donc raison, je suis un rêveur ? se disait Roger. Ma foi ! tant pis, je veux essayer de vivre à ma façon et d’être content de moi. Je vais prendre place au barreau tout simplement, et je verrai ce que l’y puis faire.

Mais la pensée de Régine le tourmentait.

— Avec cela, quand pourrais je me marier ? se disait-il.

Dans l’après midi, il se rendit chez monsieur Jacot de La Rive. Placé par lui chez maître A…, Roger lui devait l’explication des motifs pour lesquels il avait quitté ce poste. En outre, il gardait pour ses plans futurs l’espérance de la protection de monsieur Jacot.

XI

LE PRINCE

Au moment où il arrivait devant l’hôtel des Jacot de La Rive, Roger aperçut Marie à l’une des fenêtres ; mais elle se retira aussitôt, et il n’eut pas le temps de la saluer, Il monta et demanda monsieur Jacot.

— Monsieur est parti pour la Haute-Marne, ce matin même.

— Ces dames ?

— Madame est sortie.

Roger allait se retirer, quand une porte s’ouvrant sur l’antichambre laissa voir Marie qui se dirigea vers le salon, et tout à coup revint sur ses pas en voyant Roger, avec une exclamation qui ressemblait assez à de la surprise. Après lui avoir demandé, d’un ton plein du plus vif intérêt, des nouvelles de sa mère et de sa sœur, elle dit qu’elle avait une commission pressée pour Émilie et le pria d’entrer au salon.

— Ma mère doit rentrer à l’instant, ajouta-t-elle.

Roger la à suivit. Ils se trouvèrent seuls.

La commission pour Émilie, ayant l’importance d’un écheveau de soie, ne les tint pas longtemps ; mais Marie affirma de nouveau que sa mère allait rentrer ; c’était permettre à Roger de rester, le lui imposer presque ; il resta donc, et n’eut rien de mieux à faire que d’apprendre à mademoiselle de La Rive ce qu’il venait dire à son père : la rupture survenue entre lui et maître A…. Marie fit un soubresaut.

— Est-il possible ? bon Dieu ! monsieur Roger. Et pour quelle raison ?

Le jeune homme expliqua d’un ton pénétré ses étonnements, ses dégoûts, ses longs ennuis, et l’indignation qui l’avait saisi. Marie en fut vraiment touchée.

— Oh ! monsieur Roger, dit-elle, vous êtes bien tel que je le pensais ! Vous êtes bon, généreux ; vous avez le cœur si grand…

Elle avait dit ces mots rapidement. Un long soupire, qui gonflait son sein, lui coupa la parole, et elle détourna la tête pour cacher la rougeur qui envahissait tout son visage. Roger rougissant à son tour, la remercia par quelques mots confus ; elle reprit vivement :

— Oui, mais qu’allez-vous faire maintenant ?

— Je ne sais trop. J’ai envie de m’établir avocat, tout simplement, et de tenter la fortune moi-même.

Le front de Marie se couvrit d’un nuage et elle fixa les yeux à terre, comme en proie à de fâcheuses réflexions.

— Ce ne doit pas être facile de percer ainsi, dit-elle ; vous y mettriez… dix ans peut-être… Oh ! c’est vraiment bien fâcheux !

Et, relevant les yeux sur lui :

— Est-ce que vous n’avez pas d’ambition, monsieur Roger ?

— Si, mademoiselle ; j’en aurais beaucoup même, je l’avoue. Je voudrais être fort, je voudrais être puissant, je voudrais même être riche, mais pas aux dépens de l’honnêteté.

— Ah ! voilà peut-être le difficile. Pourtant… tout ceux qui réussissent ne sont pas de malhonnêtes gens, il me semble.

— Assurément non, dit Roger, pensant que le père de mademoiselle de la Rive devait au moins être excepté.

— Mais il ne faut pas trop de rigueur. Tenez, je crois que je connais le monde mieux que vous. Ah ! si je pouvais… Il me semble que, si j’étais homme, j’aurais su faire mon chemin malgré tout ; car j’ai aussi de l’ambition, moi…

— Vous n’en avez pas besoin.

— Si… L’ambition d’une femme, c’est au moins de ne pas déchoir ; et puisque son sort dépend de celui qu’elle épouse, elle veut qu’il soit placé dans un rang honorable, au premier rang, s’il est possible. Ce n’est d’avoir de grandes qualités, monsieur Roger : il faut pour être comprises, qu’elles puissent briller sur un plan élevé ; sans cela elles sont pour le monde comme si elles n’étaient pas.

— Qu’importe l’opinion du monde quand on est heureux d’aimer, dit Roger en pensant à Régine.

Il n’en comprenait pas moins fort bien le sentiment exprimé par Marie et le partageait même puisqu’il voulait réussir, avoir, s’il se pouvait, une haute position avant d’épouser sa fiancée ; aussi avait-il dit cela plutôt par esprit romanesque, par résignation future, ou peut-être encore par cette habitude d’opposer dans la conversation une idée à une autre. Il ne s’aperçut de l’imprudence de sa phrase qu’en voyant la jeune fille rougir de nouveau, et l’envelopper d’un regard à la fois plein d’amour et d’impatience. Elle garda un instant le silence, et mit la tête dans sa main, en s’appuyant sur la table de laque près de laquelle elle s’était assise ; mais ce silence était plein d’agitation.

Roger ne put s’empêcher de la contempler et fut ému. Jamais elle n’avait été si charmante ; car, si l’esprit, la vivacité, l’intelligence, éclataient habituellement sur sa physionomie, on n’y voyait point cette douceur de sentiment dans laquelle en ce moment elle était plongée. Une teinte rose couvrait son visage ; ses cils étaient abaissés, et Roger crut les voir humides ; son sein agité aspirait l’air par ses lèvres entr’ouvertes ; elle était vêtue d’un peignoir de cachemire bleu à lisérés roses, garni de dentelles aux manches et au corsage, d’où ressortait la blancheur de son cou long et flexible, ombré de ses beaux cheveux dorés. En pensant : Elle m’aime ! Roger ne put réprimer un frémissement d’orgueil mêlé d’un élan de tendresse. Mais presque aussitôt il se reprocha ce mouvement et se dit : « Je ne dois pas la tromper. » L’angoisse d’un aveu loyal, nécessaire, le saisit ; seulement il ne trouvait pas de paroles. S’arrachant à l’impression qui l’avait dominée, Marie se redressa :

— Oui, dit-elle, le bonheur d’aimer suffirait, si l’on vivait seul ; mais c’est impossible, et les choses sont autrement compliquées. Il y a des orgueils légitimes qui doivent être satisfaits. Vous avez de l’ambition, nous nous sommes avoués cela tout à l’heure. Je serais désolée que vous n’en eussiez pas. Tenez, je parie que vous n’avez pas encore vu qu’il faut dans la société obéir ou commander ; souvent même les deux ensemble. Vous ne voulez pas, vous ; je le conçois, vous n’êtes pas fait pour cela. C’est pourquoi il vous faut quelque part la première place. Alors vous pourrez être fier, noble, grand, tout à votre aise ; mais jusque-là, monsieur Roger, quelles que soient vos révoltes, il faut attendre, supporter patiemment des ennuis nécessaires. Voyez, je vous parle raison, moi ; mais je veux aussi vous servir. Je parlerai à papa ; il faudra qu’il vous trouve une place, la plus indépendante possible. Je le lui dirai. Cependant il y aura toujours, sans doute, des difficultés, des froissements… Vous serez raisonnable, n’est-ce pas ?

Elle le regardait de l’air dont on exige un serment. Il se déroba, feignant de ne pas comprendre.

— J’y tâcherai certainement, mademoiselle ; mais je n’oserais m’y engager, car c’est selon qu’on l’entend ; pour moi, je ne crois pas que ce soit manquer de raison que de sauvegarder, à quelque prix que ce soit, sa conscience et sa dignité.

— Mais alors, dit-elle tout à coup d’un ton irrité, où cela vous mènera-t-il ? À attendre dix ans, quinze ans peut être, ou à n’atteindre jamais une position digne de vous. Ce serait un peu tard !

— En effet, reprit le jeune homme, froissé de ce ton impérieux, mais que voulez-vous ? si telle doit être ma destinée…

Le pied de la jeune fille, que chaussait une pantoufle rose et bleue, frappa le parquet ; des lueurs de colère s’allumèrent dans ses yeux tout à l’heure si doux.

— Ah ! c’est ainsi ! dit-elle… Si c’est ainsi !

De nouveau ses paupières s’abaissèrent et sa tête se pencha, mais cette fois sous une impression âpre et cruelle. Roger se reprocha cette douleur.

— Je reconnais bien mal votre bonté pour moi, dit-il, et, se penchant vers la jeune fille, il prit sa main et voulut la porter à ses lèvres. Marie la retira vivement.

— Laissez-moi, monsieur ; pas de ces libertés-là, je vous prie ! Parce que ma mère n’est pas ici… Au reste, je vois qu’elle ne rentrera pas bientôt, comme elle l’avait dit.

Très-confus, Roger se leva.

— Mille pardons, mademoiselle, de vous avoir tant occupée de moi ; mais, quelque maladresse que je puisse commettre, ne doutez jamais de ma respectueuse amitié.

En même temps, il la salua, tandis que, sans faire un mouvement, Marie le regardait avec hésitation. Lorsqu’il fut au seuil, elle se pencha en avant comme pour le rappeler, mais ses lèvres restèrent muettes et la porte se referma. Alors elle se leva brusquement et marcha dans le salon à grands pas, avec des gestes pleins d’une irritation douloureuse. Elle essuya de son mouchoir de dentelle des larmes qui tremblaient à ses paupières ; puis elle se contempla dans la glace, y prit les attitudes qu’elle avait eues un instant auparavant en face de Roger, haussa les épaules, recommença de marcher d’un pas brusque et saccadé, versa encore quelques larmes, et, sur le bruit d’un coup de sonnette, quitta le salon.

Un peu étourdi par les émotions diverses que lui avait causées son entretien avec mademoiselle de La Rive, Roger fit quelques pas dans les Champs-Élysées, et bientôt, voyant approcher l’heure du dîner, reprit le chemin de son domicile. Il n’avait rien dit encore à sa mère de sa rupture avec maître A… et n’était pas peu tourmenté du chagrin qu’elle allait en ressentir, des reproches que peut-être elle allait lui faire. Cependant il ne pouvait plus reculer cette explication, car madame Cardonnel devait, le soir même, rencontrer mesdames Jacot, et l’eût reçue de leur bouche. Il entra plein de souci. À peine sa mère l’eut-elle vu :

— Arrive donc, lui dit-elle ; nous avons une grande nouvelle à l’apprendre !

— Oh ! maman !… dit Émilie.

Elles étaient toutes deux rayonnantes, et la réserve de la jeune fille n’était évidemment qu’affectée.

— Mon fils, reprit madame Cardonnel, j’ai toujours dit que ta sœur était digne d’un prince. Eh bien ! le prince est venu.

— Qui ? demanda Roger, le prince Ghilika ?

— Justement ; tu sais combien il avait admiré la voix d’Émilie au concert de mademoiselle de Courcelles ? Hier, aux Italiens, il l’a lorgnée toute la soirée, et enfin, comme il connaît Ernest de La Rive, il s’est fait présenter dans notre loge. Il est d’une galanterie ! d’une amabilité !… Émilie a été fort gentille avec lui, bien qu’elle n’ait pas quitté ses airs de princesse… Mais, avec un prince, quoi de mieux ? Bien que nous eussions avec nous monsieur Vallon, le prince a voulu absolument nous reconduire dans son équipage. Je ne sais pas si c’était bien convenable, qu’en dis-tu ? Mais enfin il m’en a priée avec tant d’instance, que je n’ai pas su comment le refuser. J’ai failli aller dans ta chambre cette nuit, quand nous sommes rentrées, pour le conter cela. Mais tu dormais et je pensais te voir matin. Attends, ce n’est pas tout. Je lui avais accordé la permission de venir ; il ne s’est pas fait attendre. À trois heures, il était ici avec ce bouquet ; vois-le, est-il magnifique ? Il nous a parlé de sa famille, de ses grands domaines en Moldavie ; c’est un étrange pays, à ce qu’il paraît ; des serviteurs comme en Orient, qui se prosternent pour vous parler. C’est là, a-t-il dit en regardant Émilie, qu’une femme est vraiment reine ! Hein, c’est assez significatif ? Mais il dit qu’il adore la France et ne pourrait passer une année sans venir à Paris. Enfin il nous a offert une loge à l’Opéra pour lundi prochain, et m’a demandé la permission de revenir aussi souvent qu’il ne serait pas importun.

— Tout cela me paraît un peu bien vif, dit Roger. Il est vrai que c’est un étranger…

— Sans doute et un Oriental ; puis enfin un prince, et il n’est pas habitué, je pense, à trouver les portes fermées. Si tu le voyais regarder Émilie ?… Je t’avoue que j’en suis toute saisie. J’avais bien pensé à quelque chose de pareil, mais je ne l’espérais pas trop.

— En vérité, maman, dit Émilie, je t’en prie, ne parle pas ainsi. Jusqu’ici le prince Ghilika est une connaissance nouvelle, et rien de plus.

— Bon ! bon ! ne te fâches pas. Mais, comme je le disais à Roger, il suffit de voir les regards qu’il attache sur toi. Et puis, tu es vraiment si princesse que la Providence te devait cela.

— Te plaît-il ? demanda le jeune homme à sa sœur.

Elle prit un petit air désintéressé, au travers duquel éclataient l’orgueil et la joie.

— Mais… assez. Sa physionomie est pleine de distinction ; il a de grandes manières, il s’exprime fort bien.

— C’est un fort beau garçon, ajouta la mère, et d’une générosité ! Je l’ai vu donner cinq francs à l’ouvreuse. Il faut qu’il soit très-riche. Est-ce bien loin la Moldavie ? Tu me la feras voir sur la carte, Roger.

— Il y a autre chose à voir, dit-il. Je prendrai des renseignements.

— Sans doute, mais il est clair que c’est un grand seigneur. Pour son caractère, nous l’étudierons. Il faut savoir seulement si la famille est sans reproche. Après ça, pour des princes, cela importe peu.

— Comment cela ? maman.

— Sans doute, quand il s’agit d’une famille bourgeoise, on tient à un bon renom, par orgueil. Mais les familles princières sont toujours honorées quoi quelles fassent et ce qui déshonore les autres, pillages ou assassinats, ne leur fait rien. Du reste, on sait bien que les fils ne ressemblent pas toujours aux pères.

— Ah ! maman, dit Roger, il me semble que ton enthousiasme va très-loin.

Cet enthousiasme lui profita cependant, car madame Cardonnel voyait trop en beau l’avenir pour s’inquiéter outre mesure de la situation de son fils. Elle ne le sermonna que légèrement et dit :

— Nous nous adresserons au prince. Il a de si belles relations !

En effet, à peine eut-on parlé devant le prince Ghilika de l’embarras de Roger, qu’il s’écria :

— Mais permettez-moi de vous servir ! Que voulez-vous ? J’ai assez d’amis influents : les premiers noms de France, des hommes d’État, des écrivains, des savants ! Voulez-vous que je vous présenté à mon ami le comte de D…, ancien pair ? à M. V…, le diplomate ? au duc de G… ? à M. de R… ? Je suis du cercle de ces messieurs. Je fais aussi partie de la Société des agronomes réunis, qui est composée de l’élite des hommes d’État en retraite, et de beaucoup de jeunes légitimistes. J’ai un faible, je l’avoue, pour les milieux aristocratiques, bien que je ne méconnaisse pas la valeur des idées nouvelles. Affaire d’éducation. Mais tous ces chers collègues ne sont pas si désintéressés des affaires qu’ils n’aient de grandes influences partout. Voulez-vous une audience du ministre ? Je me fais fort de vous la procurer promptement, avec de chaudes recommandations. Je suis membre également de plusieurs sociétés savantes et industrielles, et tout mon crédit est à votre disposition.

Roger accepta une recommandation pour monsieur C…, vieil avocat de renom, qui, retiré depuis peu du barreau, charmait ses loisirs par des occupations agricoles dans le Maine, où il possédait de grandes propriétés. Le but du jeune homme était double ; interroger sur tes projets l’expérience de l’avocat et parler du prince. Au nom de celui-ci, la porte s’ouvrit aussitôt, et monsieur C… accueillit son serviteur de l’air le plus affable. Mais, quand Roger lui eut communiqué son projet de tenter la fortune au barreau de Paris avec ses propres forces, le vieil avocat branla la tête d’un air désespérant.

— Mauvaise affaire ! dit-il, mauvaise affaire ! Je ne vous conseille pas cela. Avez-vous un talent exceptionnel ?

— Mais, monsieur, dit Roger, je ne me permettrais pas de croire… je n’ai pas encore essayé mes forces.

— Vous auriez un talent exceptionnel, qu’il vous faudrait toujours une belle occasion de vous produire, et cette occasion-là peut n’arriver jamais, — ou bien plusieurs causes ordinaires, assez rapprochées les unes des autres, puis qu’on vous remarque et qu’on n’ait pas le temps de vous oublier. Rien n’est difficile à acquérir comme une notoriété publique : vous ne pouvez pas, comme un marchand, afficher votre nom ; vous ne pouvez pas même le faire recommander, comme font les littérateurs, La clientèle se fait par connaissances et par position, au palais, chez les avoués, et non dans le monde. Des amis et des protecteurs, c’est fort bien ; mais ils peuvent n’avoir aucun procès de leur vie, ou hésiter à vous le confier ; car c’est un dévouement véritable que de confier sa cause à un inconnu. Or, vous savez, le dévouement ne court pas les salons. D’un autre côté, s’il s’agit de vous recommander à d’autres, générosité plus facile… on ne parle pas dans le monde, généralement de ses affaires litigieuses. Vous étiez au cœur de la place, il fallait y rester ; notez que je ne juge pas vos motifs, je les crois fort honorables ; mais cela même me prouve que vous n’êtes pas de caractère à vous faire place dans une société où il faut savoir tirer parti de tout, pour creuser sa mine sans dévier. Avec un caractère généreux et susceptible, on n’arrive à rien. On dit qu’il faut saisir l’occasion : ce n’est pas assez, il faut la faire, Il y a en France moins de causes que d’avocats, et naturellement ce sont les plus rusés qui l’emportent. Non, jeune homme, faire son chemin sans protections, et même sans protections spéciales, c’est une chimère. Tâchez de vous faire bien venir de quelque autre maître du Palais ; en un mot, de, retrouver ailleurs la place que vous avez perdue, et rendez-vous utile et agréable à votre patron, ou bien épousez la fille ou nièce d’un avoué. Tout ira bien alors, si vous savez pousser à la roue. Mais seul, vous avez la chance d’être aussi méconnu dans dix ans qu’aujourd’hui.

Tristement, Roger le remercia, et, au moment de prendre congé, ramena l’entretien sur le prince Ghilika.

— C’est un charmant jeune homme, dit monsieur C….

— La société des agronomes réunis a dû certainement prendre des renseignements sur lui avant de l’admettre ?

— Je le suppose. Il nous a été présenté par messieurs D… et G…, des noms suffisants…

— Quant à sa famille…

— Il a donné dix mille francs d’un coup à la société, en vrai prince !

— Quant à ses mœurs ?

— Il nous a offert l’autre jour un dîner superbe et délicieux ; nous avions des hanaps en verre de Bohême, et il nous a priés de les garder, et les a fait porter chez chacun de nous, disant que c’était la coutume de son pays. Oh ! son honorabilité est hors de doute !

Roger sortit, plein d’espérance pour l’avenir de sa sœur, mais fort inquiet et perplexe à propos du sien. Le prince ne partageait pas cette inquiétude.

— Sachez seulement ce que vous voulez, dit-il à Roger, et je me fais fort de vous l’obtenir ; car il n’est rien qu’avec de belles relations, on ne puisse avoir. Si je n’étais pas étranger, moi, et que j’eusse le goût d’un emploi, je serais déjà à la tête d’un service quelconque. Et je ne dis pas, ajouta-t-il en regardant Émilie, que je ne me fasse pas naturaliser. Il suffirait qu’une volonté chère, en m’accordant le bonheur, m’imposât une nouvelle patrie. Mais parlons de vous. Si vous ne teniez pas absolument au barreau, où il ne dépend pas de moi de vous faire une place, dans l’administration, par exemple, c’est là qu’on peut arriver d’emblée en peu de temps, à moins que vous ne préfériez la diplomatie ?… Dans la haute industrie, il ne serait pas impossible non plus de vous avoir une place de confiance, d’où vous arriveriez à être associé, directeur, patron. Enfin voyez, tâtez-vous.

Roger hésitait ; ses instincts démocratiques l’éloignaient de pareils emplois. Et pourtant ce n’était faute que tout le clan de la bourgeoisie haut-marnaise qu’ils voyaient à Paris ne lui répétât :

— Vous voyez, monsieur Roger, il faut être fonctionnaire ; il n’y a que cela de sûr.

Madame Cardonnel, convertie à cette idée, joignait ses exhortations à celles de leurs amis ; monsieur Cardonnel. fort affecté de l’insuccès de Roger, appuyait ce parti, Du côté des Jacot, rien ne s’offrait, bien que Marie, selon sa promesse, eût stimulé la bonne volonté de son père. La résistance du jeune homme était à moitié vaincue, lorsqu’un jour le prince monta d’un air affairé :

— Je viens, dit-il à Roger, qui se trouvait au salon, de rencontrer mon ami intime, monsieur le préfet Juin de la Prée, qui est venu passer quelques jours à Paris, Je lui ai tout de suite parlé de vous. C’est un homme charmant ; vous devez en avoir entendu parler ? Adoré de son département, il n’y a personne de plus aimable ; des manières !… Un homme de l’ancienne cour, avec tout l’esprit qu’on peut avoir aujourd’hui. Eh bien ! justement, il a besoin d’un secrétaire particulier. Je lui ai dit :

— Mon cher, j’ai votre affaire, j’ai même mieux que ce qu’il vous faut : un jeune homme de talent et du plus bel avenir, docteur en droit, plein d’instruction, caractère noble et doux, tournure des plus distinguées…

— Prince, veuillez ménager ma modestie, s’écria Roger en riant.

— Mon cher, vous en avez de trop. Au temps où nous vivons, il faut savoir ce qu’on vaut. Bref, puisque vous ne voulez pas que j’achève de vous rapporter tout ce que j’ai dit de vous, j’en viens à la proposition nette : Voulez-vous être le secrétaire particulier de monsieur Juin de la Prée, aux appointements de deux mille quatre cents francs et avec la promesse, que j’ai exigée de lui, que vous seriez sous-préfet dans un an ? Quant à la préfecture, plus tard je m’en charge, pour peu que Dieu et une autre divinité, dit-il, en jetant un coup-d’œil langoureux vers Émilie, — me prêtent vie seulement trois ou quatre ans. Voyez, j’ai promis à mon ami Juin de lui rendre réponse ce soir ; si vous le voulez, cette réponse sera votre présentation.

— Ah ! prince, que vous êtes bon ! s’écria madame Cardonnel en venant lui prendre les mains. Tu ne peux pas hésiter, cria-t-elle à Roger : c’est ta fortune. Préfet ! te voir préfet ! quel bonheur !

Émilie était fort émue, et les regards qu’elle adressait au prince n’étaient pas moins éloquents que des paroles. Roger ne pouvait échapper à la pression de ces influences et de sa propre impatience d’agir qui le dévorait ; cependant il eût voulu prendre conseil de Régine, réfléchir encore. Mais il fallait se hâter : monsieur Juin de la Prée n’était plus que pour deux jours à Paris, et on lui avait déjà proposé une autre personne. Sur les instances de sa mère, du prince et d’Émilie, Roger consentit.

Le soir même, le prince, qui paraissait enchanté de cet arrangement, présenta Roger au préfet. Monsieur Juin de la Prée était vraiment, comme on l’avait annoncé, un homme fort aimable, beau de figure, plein d’affabilité, de bonne humeur et d’esprit, ayant à quarante-cinq ans, sauf un peu de calvitie, toutes les manières d’un jeune homme. Il accueillit Roger en ami, presque en camarade, emmena les deux jeunes gens au café Anglais, et les tint pendant une heure sous le charme d’une conversation spirituelle, mais sceptique et souvent fort leste.

— Vous le voyez, il n’est pas gourmé, dit le prince à Roger au sortir de cette entrevue ; il a trouvé le secret de rendre aimable l’autorité, que tant d’autres rendent détestable.

— Il est certain, observa Roger, qu’il n’affecte pas d’austérité.

— Mon cher, c’est franchise. Qui est-ce qui n’use pas du pouvoir pour contenter ses goûts, dites-le moi ?

Tout avait été convenu dans cette entrevue et Roger devait partir dans trois jours. Il les employa à faire des visites d’adieux interroger encore quelques personnes au sujet du prince Ghilika. Il alla trouver à cet effet le président de la société des sciences géographiques, dont le prince était membre.

Vous devez avoir eu, lui demanda-t-il, des renseignements circonstanciés lors de l’admission. Ce n’est pas que je doute de la grande honorabilité d’une personne à qui je dois déjà des services ; mais il s’agit de ses assiduités près d’une jeune fille, et l’on ne saurait être trop prudent.

— Certainement, répondit l’honorable président, d’un air un peu surpris. Mais nous n’avons au sujet du prince Ghilika que des certitudes morales. C’est un jeune homme riche et généreux, il nous a fourni un prix cette année ; il est connu des gens du meilleur monde, il porte un beau titre, aucun doute n’est possible sur son honorabilité, et nous l’avons reçu par acclamation.

En achevant ces mots, il regarda Roger d’un air qui disait : Vous êtes fameusement difficile, vous ? Et Roger n’était pas éloigné d’être de son avis, il se trouvait ingrat. Cependant, comme il s’était dit qu’en l’absence de son père il devait le représenter près de sa sœur, il questionna encore le lendemain son jeune ami Fabien Grousselle, qu’il rencontra chez les Jacot. Grousselle connaissait le prince et en fit l’éloge. D’un air souriant, observant du coin de l’œil les assiduités du prince auprès d’Émilie :

— Je comprends le but de votre enquête, dit-il ; mais, mon cher, il me semble que vous devez fort vous applaudir. Le prince est plus que généreux, il est magnifique. Je sais, il ne faudra pas parler de cela à votre sœur, qu’il a payé les faveurs d’une petite débutante par le don d’un fort beau diamant ; il a donné des dîners qui étaient bien effectivement des dîners de prince. Assurément c’est un riche et galant homme, et l’on ne peut douter de sa parfaite honorabilité.

Ce soir-là, quand Roger apprit son départ à madame Jacot, Marie, comme si elle n’eût pas entendu, se pencha vers sa voisine et se mit à lui parler en riant d’un rire forcé. Derrière l’éventail qu’elle agitait, le regard de Roger vit une rougeur colorer ses traits ; il ne pouvait manquer de l’inviter à danser. Ils parlèrent du prince et d’Émilie. Marie avait dans la parole un accent strident et dans les mouvements quelque chose de nerveux.

— Pourquoi, dit-elle, est-on prince ? Et pourquoi ne l’est-on pas ?

Elle s’élança dans la contredanse au milieu du nuage de tulle rose qui l’enveloppait, laissant Roger sur cette question. Pour lui, se rappelant de quelle manière presque insultante elle avait relevé et interprété, dans leur précédente entrevue, une familiarité qui, dans sa pensée à lui, avait été fort innocente, il se tenait dans une grande réserve. Elle revint aux sujets brûlants, avançant et reculant tour à tour, comme un enfant qui joue avec le danger, non sans crainte. Roger répondait à peine ou détournait la conversation. À la fin, elle lui dit brusquement :

— Vous allez partir ?

— Oui, mademoiselle.

— Quand cela ?

— Demain. Je vous ferai bientôt mes adieux.

— Est-ce vrai, monsieur Roger, ce que disait votre mère, qu’il est convenu que vous serez sous-préfet dans un an ?

— On me l’a promis, mademoiselle.

— Oh ! alors il ne faudra que des protections et quelques années d’attente pour obtenir que vous soyez préfet ; mon père fera sa part de démarches pour cela, surtout s’il est député. Préfet ? oui, c’est la place qu’il vous faut, monsieur Roger, et plus tard mieux, beaucoup plus peut-être ; je suis heureuse que ce soit ainsi !

Elle se tut, Roger la remercia ; tout à coup, de son ton de parti pris étourdi :

— Mais ce qui me fait de la peine, beaucoup de peine, c’est votre départ.

On jouait les premières mesures du galop. Ils partirent emportés dans les bras l’un de l’autre. La rapidité de leur mouvement autorisait Roger à ne pas répondre, et Marie s’abandonnait, tendre, émue, aux dernières mesures, à voix basse :

— Roger, vous ne m’oublierez pas !

Et Roger sentit la petite main gantée qu’il tenait dans la sienne la serrer d’un mouvement quasi-convulsif. Il tressaillit. Tout ensemble, un élan de reconnaissance et un sentiment de loyauté le pénétrèrent.

— Je dois pourtant lui parler, se dit-il.

Mais l’orchestre avait cessé de jouer. Il n’avait plus qu’à reconduire sa danseuse, et ils se trouvaient près de la place de Marie. Le temps, l’expression lui manquèrent ; étourdi par tout cet imprévu, ne sachant que répondre, il rendit à la main qu’il tenait encore son étreinte. Marie venait de s’asseoir, toute rose d’émotion, dans son nuage de tulle rose. Il la salua profondément et sortit pour prendre l’air.

Les adieux furent cérémonieux, comme tous les adieux en public, non pourtant sans un regard et un nouveau serrement de main, qui ajoutèrent au trouble et au tourment de Roger.

— Il ne s’est pas encore déclaré, disait le lendemain madame Cardonnel à son fils en l’embrassant ; mais je vais m’arranger de manière à ce que ce ne soit pas long. Il l’aime, je n’en puis pas douter : c’est timidité, manque d’occasion. Je l’écrirai tout. Sois raisonnable et songe à ne pas décourager tes protecteurs. Mais désormais, je le crois, l’avenir est à nous. Je suis bien heureuse !


XII

UN MONARQUE DÉPARTEMENTAL.

En arrivant à la préfecture de X…, Roger trouva une jolie chambre préparée pour lui, et peu après il s’asseyait devant un succulent dîner, en tête-à-tête avec monsieur Juin de la Prée. Le préfet le combla d’attentions, le fit causer et parut émerveillé de son instruction.

— Vous êtes dans les conditions désirées, lui dit-il ; vous en savez au fond plus que moi, et, une fois au courant des choses de détail et des particularités locales, vous pourrez gouverner à ma place le département.

— Je me garderais bien d’usurper ce rôle, dit Roger.

— Comment donc, mon cher ? mais je vous en prie. Je ne suis pas travailleur, mais je vais vous dire mes petits défauts ; j’aurais plus tôt fait que de vous les laisser voir ; j’ai besoin d’aller flâner à Paris de temps en temps ; j’ai besoin d’aller à la chasse, de me lever tard, d’aimer quand le cœur m’en dit. Je vais souvent au café, au spectacle ; j’ai beaucoup de visites à faire, et il y a ici beaucoup d’aimables dames qui donnent de charmantes soirées. Comment voulez-vous que je puisse suffire à tout ? Je serai donc trop heureux que vous puissiez agir à ma place.

— Fort bien monsieur, dit Roger.

Mais in petto, ce laisser-aller de l’administrateur vis-à-vis d’un jeune homme qu’il connaissait à peine lui sembla si étrange, que sa physionomie, toujours trop franche, en dit quelque chose. Monsieur Juin, l’ayant regardé, se mit à rire.

— Vous n’étiez pas depuis longtemps à Paris, monsieur Cardonnel ?

— Non, monsieur ; depuis quelques mois seulement. J’ai achevé mes études en droit l’année dernière.

— En province ?

— Oui, monsieur.

— Je m’en doutais.

— Pourquoi cela, monsieur ?

— Vous ne vous en fächerez pas ? Rien de plus rare et de plus beau que d’avoir des illusions à vingt-cinq ans. Cela ne se rencontre déjà plus.

— Et quelle raison vous fait croire, monsieur, que j’ai plus d’illusions qu’un autre ?

— La pureté de votre regard et la grande sincérité de votre physionomie qui réfléchit vos impressions. Nous ne causons que depuis une heure, et je crois vous connaître déjà beaucoup. Pourquoi rougissez-vous ? Je n’en abuserai pas ; au contraire, je me sens tout porté à vous estimer et à vous aimer pour cela même. Tout le monde n’est pas franc, mais tout le monde aime la franchise. Pour moi, c’est aussi mon défaut. Je ne vous ferez pas de grandes phrases, moi ; je vous dirai les choses comme elles sont, et vous apprendrez avec moi en un mois plus qu’avec d’autres en une année. Mais faudra mettre les illusions de côté.

— Lesquelles, monsieur ?

— De vieilles rengaines morales, auxquelles vous tenez beaucoup peut-être. Par exemple, avouez-le, quand je vous ai dit tout à l’heure que j’avais l’intention de vous faire faire ma besogne, vous vous êtes dit que j’en prenais fort à l’aise avec mes fonctions ?

— Moi, monsieur, je vous en prie…

— Ne niez pas : d’ailleurs vous ne savez pas mentir ! Eh bien ! c’est vrai, je ne dis pas non, je fais comme il est dans la nature de faire ; on se repose quand on peut. Vous êtes plus jeune que moi, et vous apprendrez le métier : ça ne vous fera pas grand mal. Est-ce que vous ne savez pas que c’est la règle, cela ? Toutes les grandes directions sont des sinécures.

L’empereur a un ministre de sa maison ; vous êtes le mien. Chaque ministre de même a son directeur du personnel, qui est le vrai ministre, et il en est ainsi partout, en toutes choses. Vous n’êtes pas, je l’espère, assez révolutionnaire pour le trouver mauvais. Il est vrai que c’est celui qui a l’honneur et l’argent qui ne fait rien, et que c’est celui qui travaille qui n’est pas payé ; mais ceci est encore la règle générale. Quand on entre dans les affaires, il faut tout d’abord se débarrasser de ce préjugé, que tout doit être réglé suivant la justice. D’où vient un pareil entêtement, je n’en sais rien ; car le monde n’a jamais été gouverné que par l’arbitraire ; on fait à ce sujet de l’hypocrisie ; moi, qui, si j’ai d’autres vices, n’ai pas celui-là, j’affirme et je continue bonnement vieille tradition héréditaire. D’ailleurs je ne suis préfet que pour cela.

Il s’arrêta, souriant à Roger, dont le trouble était visible.

— Eh quoi ! voyons, ma franchise vous fait peur ? vous n’y êtes pas habitué ? Songez donc que ceux qui parlent autrement font de même et souvent bien pis ; car je ne suis pas un mauvais diable, moi, vous verrez. On me touche facilement, je fais du bien quand je peux ; je ne sais pas réciter de rôle, voilà tout, j’ai le parler franc et il me plaît d’aller au fond des choses. Vous allez faire avec moi des études sur le vif. Vous m’avez été recommandé par un galant homme, on désire vous pousser rapidement. À propos, vous connaissez beaucoup le prince Ghilika ?

— Depuis peu de temps, monsieur, mais…

— J’ai soupé deux fois avec lui ; c’est un charmant compagnon… Je dirai donc : Vous avez beaucoup étudié les livres ; c’est maintenant la vie et les hommes qu’il faut connaître. Une fois votre besogne faite, je ne vous gênerai pas, vous serez libre comme l’air. La préfecture est à nous deux. Je me suis marié, il y a quelques années, voulant, comme tout le monde, faire une fin : dot superbe, femme agréable ; mais de sottes idées… elle m’eût voulu fidèle… Vous sentez… Nous nous sommes séparés à l’amiable. Elle vit à Paris, sous prétexte de santé. Tout le monde sait d’ailleurs ce qui en est. Cette séparation m’a contrarié sous un rapport ; car elle pouvait me nuire ; mais je suis bien en cour, et, en fin de compte, cela me constitue une liberté entière, dont vous jouirez aussi bien que moi. Il y a ici de gentilles personnes, pas du tout farouches ; la population féminine, à X…, est généralement charmante. N’allez pas croire que l’on m’en veuille ici de n’être pas gourmé. C’est le contraire, aussi bien dans la bonne société que dans la mauvaise. Avec moi, vous serez partout bien reçu, et, si vous êtes galant, vous n’aurez qu’à choisir. Les femmes raffolent toujours de ceux qui les aiment.

On était au dessert, monsieur Juin ajouta :

— Je vais passer la soirée dans une maison fort agréable ; si vous n’êtes pas fatigué du voyage….

— Merci, monsieur, dit Roger ; pour ce soir, je préfère ne pas sortir.

— À votre aise ! liberté complète. Amour et liberté, voilà le charme de la vie ! Donc, à demain les affaires, et bonsoir, monsieur Cardonnel ; si vous avez besoin de quelque chose, ordonnez, vous êtes chez vous.

Il tendit la main à Roger et sortit en fredonnant.

Roger, quand il fut seul, laissa ber sa dans. ses mains ; puis, gêné par le va-et-vient des serviteurs, il demanda les jardins, et s’y promena longtemps, la tête nue, malgré le froid printannier, assez vif, qui régnait dans l’atmosphère. Il se disait :

— Voilà un préambule qui promet. Suis-je donc condamné à me heurter partout contre des impossibilités morales ? Quel homme étrange ! Il m’a dit des choses odieuses du ton le plus aimable et, en s’efforçant de me corrompre, il semble plein de bonté pour moi. Ne pas croire à la justice, n’est-ce pas ne croire à rien ? Et alors, à quoi bon ? Si je m’en croyais, je prendrais la fuite dès demain ; car il me paraît probable que je vais perdra mon temps ici une seconde fois. Mais on me dirait fou… et d’ailleurs il faut pourtant me prendre à quelque chose en ce monde. Tourner le dos à tout ce qui me froisse, autant vaudrait de suite me retirer dans un coin. Ai-je donc une susceptibilité maladive ou bien ai-je raison contre tous ? Quel est le mot de cette énigme qui se présente à moi depuis quelques mois ? Jusque-là, j’ai laissé dire autour de moi des choses que je ne cherchais pas à saisir ou que je n’étais pas apte à comprendre ; mais, depuis que je vis par moi-même, je ne trouve qu’antagonisme entre les choses et moi. Cependant je ne suis pas seul de ma nature, il serait insensé de le croire, et d’ailleurs je sais le contraire, je l’ai senti bien des fois. Qui donc a fait le monde au rebours des désirs des honnêtes gens ?

— Après tout, se dit-il après avoir de nouveau récapitulé sa conversation avec monsieur Juin, après tout, cet homme est franc, cynique peut-être, soit ; mais au moins je verrai et je saurai tout, je puis toujours attendre et me décider en toute connaissance plus tard.

Roger remonta dans sa chambre, y constata, sans pouvoir se défendre d’y trouver plaisir, toutes les élégances et les commodités réunies, et bientôt après sortit dans la ville pour la reconnaître un peu. Elle était semblable aux autres villes de province et du monde entier : quartier riche et quartier pauvre. Celui-ci bas et obscur, tortueux, infect ; là hurlant de joies brutales, ici gros de silences étouffants ; l’autre quartier, propre, étincelant, superbe plein d’air, d’espace et de fête, aux cafés splendides, aux théâtres retentissants de musique, aux hôtels vivement éclairés, derrière les fenêtres desquels on voyait passer des toilettes somptueuses, et qui suaient le luxe, le comfort, les joies de l’esprit, toutes les essences supérieures de la vie humaine.

Pour la première fois, ce contraste frappa Roger, et, pour la première fois, il se demanda quel était le but de l’activité qui s’impose à tous les jeunes hommes ; si elle était vaine ou sérieuse, si l’on devait tourner incessamment dans le même cercle ou s’avancer vers un but déterminé ? Précisant davantage, il finit par se demander si les directeurs de ces agglomérations humaines, gouvernants ou préfets, pour les appeler de leur nom, avaient à maintenir simplement l’état de choses ou à l’améliorer ; à quel point de vue enfin ils en étaient les arbitres.

— Pour n’avoir qu’à maintenir, se dit-il, il faut que l’état de choses soit prouvé bon ou du moins le meilleur qui puisse exister ; pour tendre à améliorer, il faut un idéal supérieur. Lequel ?

— En un mot, se dit-il, les préfets sont-ils des hommes d’élite, chefs d’une doctrine, des instituteurs de peuples ou de simples délégués et favoris d’un pouvoir intéressé à se maintenir par tous les moyens ? En d’autres termes, le pouvoir est-il moral ou ne l’est-il pas ?

Il eut peur d’être trop naïf en se posant cette question. Mais le souvenir de tant de discours officiels bien sentis et pleins de beaux sentiments, et le poids toujours si imposant des faits, et l’autorité du consentement général, rétablirent l’équilibre de la balance. Après tout, se dit-il, je n’ai guère entendu jusqu’ici et n’ai moi-même dans l’esprit que des affirmations mal étudiées ou des railleries superficielles. Voici le moment d’approfondir tout cela.

— Donc, ajouta-t-il en reprenant le chemin de la préfecture, je vais jusqu’à nouvel ordre ouvrir les yeux le plus grands que je pourrai ; je déciderai ensuite.

Le lendemain, Roger se leva de bonne heure pour être à la disposition du préfet ; mais ce ne fut qu’après onze heures que celui-ci parut en robe de chambre.

— Avez-vous passé une bonne nuit ? dit-il à Roger. Pour moi je ne suis rentré qu’à une heure et j’ai eu peine à m’endormir. J’étais excité !… nous avons bu du champagne et joué ! Madame C… est vraiment charmante. Dieu quels yeux ! et comme elle sait s’en servir ! Je vous mènerai dans cette maison.

— Je n’ai rien pu faire en votre absence, monsieur, dit Roger.

— Tudieu ! quelle ardeur, jeune homme ! Venez déjeuner.

En déjeunant :

— Tout à l’heure, dit monsieur Juin de la Prée, nous dépouillerons ma correspondance et nous recevrons les rapports des chefs de bureau ; mais, pour vous mettre au fait, je vais vous donner des indications générales. Sachez qu’il y a, en tout ordre de choses, deux classes distinctes : dans l’opinion, les bons et les mauvais esprits ; dans le pays, les bons et les mauvais citoyens ; dans la presse, les bons et les mauvais journaux, les bons et les mauvais livres ; dans la magistrature, dans l’armée, dans l’administration, les bons, autrement dits les zélés, prêts à tout faire, et les tièdes et raisonneurs, autrement dits les suspects. Ormus et Ahriman, le bon et le mauvais ange, le ciel et l’enfer. La division est très-simple et les deux catégories très-faciles à reconnaître : tous ceux qui sont avec nous sont bons, tous ce qui est contre nous est digne du feu éternel. Ce sont les propres maximes de l’Évangile.

— Mais non tout à fait celles de notre droit public actuel, observa Roger.

— Bravo ! j’attendais que vous me diriez cela ; car il nous faut des clairvoyants connaissant et comprenant leur époque, et non pas des imbéciles tout d’une pièce. Rien n’est plus nécessaire, pour diriger les hommes, que de s’être imbu de l’esprit du temps où l’on vit, afin d’en parler le langage et de ne jamais le heurter ouvertement. Notre droit, notre esprit public actuels, demandent l’égalité de toutes les croyances et de toutes les opinions ; en un mot, le liberté de conscience. Seulement la nature humaine veut tout le contraire. Je vous parlais tout à l’heure de l’Évangile : citez-moi une religion, un parti, une secte, une doctrine qui n’ait pas condamné ses adversaires et ne les ait pas traités en ennemis ? On ne règne pas autrement, c’est impossible. Imaginez, je vous prie, un gouvernement qui laisse la bride sur le cou à ses ennemis, un parti quelconque qui cesserait de combattre : l’un et l’autre devront succomber promptement.

— C’est… assez vrai, dit Roger, étourdi de cette logique ; cependant la justice…

— Est un rêve, un simple préjugé, reprit le préfet, et, je vous le disais hier, le premier dont il faille se défaire. L’idée de justice est en opposition directe avec la grande loi de la nature, qui est l’instinct, la nécessité de la conservation. Donc je répète avec l’Évangile : Tout ce qui n’est pas avec nous est contre nous, et les ennemis de mon père, — notre père est le souverain qui nous paye et nous donne de l’avancement, — les ennemis de mon père doivent être liés et jetés au feu. Il y a pourtant les neutres : ce sont le clergé, les orléanistes et les légitimistes ; nous sommes obligés d’en faire nos alliés ou nos complices, et de ne guerroyer avec eux qu’à la dernière extrémité. Ce sont puissances qu’il faut ménager, ne pouvant les vaincre ; mais l’ordre social rend la chose facile. Car, si nos intérêts différent dans le détail, ils sont les mêmes dans l’ensemble. Notre rôle est donc de vivre avec eux dans une paix courtoise mais armée, pleine de bons offices, de mamours, de petits cadeaux et d’attentions délicates… sans les perdre de l’œil un seul instant. Reste l’opinion publique, ce quelque chose de bête, d’indécis, de jobard et de flottant, qu’on ne nomme ainsi que par antiphrase. C’est pour elle surtout qu’il est nécessaire de connaître l’esprit du temps et la manière de s’en servir ; car, en dépit du catéchisme, en dépit de l’histoire, qui nous montre le privilége et l’arbitraire, lois essentielles des constitutions humaines, en dépit des faits qui les consacrent, les proclament et les formulent à crever les yeux des plus myopes, les fausses idées de droit public égalitaire, issues de la révolution française, ont tellement pénétré les masses qu’il faut absolument leur parler ce langage, et que ce serait les révolter que de dire les choses comme elles sont. Toute la politique d’un bon administrateur, aussi bien que celle du chef de l’État, consiste donc à savoir mettre d’accord, dans ces discours, la réalité de ses actes avec ce faux idéal ; à monter agréablement, dans la même guirlande, l’égalité et le privilége, le pouvoir et la liberté, la haute sagesse tutélaire du gouvernement et la souveraineté populaire et autres bourriches semblables ; à prouver enfin que la loi la plus riche en carcans et en menottes est directement inspirée par les principes de 89. Logiquement parlant, cela semble difficile ; ce n’est rien pourtant, grâce au public actuel, dont l’illogisme fait tous les frais nécessaires à sa propre persuasion, et qui, né, bercé, grandi, dans le perpétuel antagonisme du fait et de l’idée, habitué à se nourrir de phrases, se délecte précisément de ces beaux contrastes et se sent le cœur ravi dès qu’il a l’oreille charmée. La prétention de l’homme à être penseur est peut-être la plus ridicule de toutes, monsieur Roger. Un cerveau qui pense véritablement, qui voit par lui-même, qui roit, c’est-à-dire ne prend pas des vessies pour des lanternes et distingue l’ombre du corps, c’est un phénomène des plus rares. Il faut tâcher d’en arriver là pour gouverner les autres. Je vous ai dit le fond de la politique ; nous en allons voir l’application. Venez travailler.

Roger suivit le préfet dans son bureau. Sur le plateau qui réunissait les lettres à son adresse, monsieur Juin de la Prée tria quelques billets parfumés, qu’il lut tout d’abord en souriant ; puis, passant le reste à Roger, il le pria d’ouvrir lui-même. La première lettre était une demande de secours, celle d’une veuve réduite à la misère avec six enfants.

— Renvoyez cela aux bureaux.

— Sa position est bien touchante et bien terrible, dit Roger tout ému des plaintes de la pauvre femme.

— Je ne dis pas, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Si l’on voulait écouter toutes ces demandes, les fonds de l’année y passeraient dans un mois. Nous avons à peu près la centième partie de ce qu’il faudrait pour soulager efficacement les maux de cette sorte. Les employés verront ce qu’ils ont à faire. Six enfants ! Elle a quarante ans au moins, cette femme-là !

Vint un curé de campagne, qui dénonçait l’instituteur comme ayant refusé de chanter au lutrin, et dont l’épître, conçue en termes arrogants, se terminait ainsi : « monsieur le préfet jugera, je pense, qu’un tel exemple d’irréligion ne peu qu’affaiblir le respect de l’autorité, déjà si ébranlé dans les masses, et que nous ne pouvons en conscience le recommander à notre troupeau ; que si de fâcheux exemples, souvent trop éclatants, ne viennent pas contrarier d’une façon trop évidente nos exhortations.

— Dieu me pardonne, dit le préfet, ce papelard a l’intention de jeter là quelque pierre à mon adresse. Ils ne me trouvent pas assez dévôt, non point parce que je ne pratique pas ; ça leur est égal, pourvu que j’officie aux grandes fêtes, et c’est ce que je fais rigoureusement ; mais parce que je n’ai jamais fait cadeau d’une châsse des os de mort ni d’aucune robe à la Vierge. Tudieu ! j’aime mieux les vivants, et en fait de vierges… Pourtant, je ne suis voltairien qu’en tout petit comité ; mais ils savent tout. Prenez la plume, monsieur Cardonnel, et répondez à ce digne prêtre avec autant d’esprit que de dévotion, et prenez garde que les choses soient bien balancées. Quant à l’instituteur, nous le signalerons au recteur.

Quand Roger eut fait la lettre, le préfet la lut et s’écria :

— C’est joli, mais trop vif. L’esprit l’emporte, et, maintenant que j’y songe avec plus de sang-froid, c’est lui qui doit céder le pas à la dévotion. Veuillez prendre une autre feuille de papier. C’est égal, vous rédigez fort bien.

Alors il dicta en atténuant ce qu’avait dit Roger.

Une lettre d’une écriture fine, assez élégante, écrite sur papier musqué, parlait de malheurs vagues et de la générosité bien connue de l’aimable et digne préfet que le département avait le bonheur de posséder.

— C’est une femme ? dit monsieur Juin en prenant la lettre des mains de Roger. Oui, Marthe G… Répondez trois ou quatre lignes pour accorder une audience demain, dix heures du matin. Style administratif, impassible, C’est ici qu’il ne faut pas s’engager avant d’avoir vu.

— Voici deux demandes pour la fondation de bibliothèques dans deux communes rurales.

Le préfet haussa les épaules.

— La toquade actuelle. Ce sont pourtant ces imbéciles de libéraux qui propagent cela. En voilà un parti stupide ! Continuellement occupés de ménager le chou et la chèvre, dont ils veulent le lait, les voilà maintenant qui imaginent de travailler à l’instruction du peuple, quand pour rien au monde ils ne voudraient changer la loi qui le condamne à travailler au bénéfice de leurs jouissances et de leur oisiveté. Et devinez comme ils s’y prennent ? En acceptant tous les donateurs et tous les livres, sans choix aucun. Cela rappelle la distribution effrénée de bibles aux Chinois et aux Algonquins. Un tel système n’est dangereux tout au plus que pour nos arrière-neveux ; car il va sans dire que la tolérance de ces braves gens, si elle accepte les publications apostoliques, n’aura pas attendu le socialisme. Cependant il y a parmi eux des gens à surveiller, et la chose en principe est à entraver le plus possible, sans en avoir l’air. Quelles signatures ?… Oh ! Pelleport, un rouge ! Attendez, je dicte :

« Monsieur,

» La population de Franclave est essentiellement agricole ; elle est disséminée dans la campagne. Les distances entre les habitations et l’agglomération principale, peu importante d’ailleurs, sont considérables. Les travaux des champs absorbent tous les instants du cultivateur ; vous ne le trouverez jamais très-disposé à venir, le soir, s’endormir sur un livre[1].

» Par ces motifs, l’autorisation que vous me demandez est tout à fait inutile. C’est avec regret que je le constate, en vous félicitant de votre zèle si bien intentionné pour l’instruction populaire.

Le préfet,
Juin de la Prée.

— Voyons l’autre ?

— Crésaille !… Ah ! un libéral chrétien, un niaîs remuant. Pour celui-là, il n’y a pas moyen de le refuser. Parlez-lui seulement du danger des mauvaises passions chez les esprits incultes, et de sa haute responsabilité, je réponds que ses choix n’éveilleront pas la fibre révolutionnaire.

À ce moment, entra un chef de bureau qui paraissait assez agité ; il tenait à la main plusieurs imprimés.

— Et qu’y a-t-il, monsieur Gérard ?

— Il s’agit des élections prochaines, monsieur le préfet. Ces circulaires dépassent toutes les bornes. En voici une d’un républicain et l’autre d’un légitimiste, qui vraiment sont à déférer au parquet. Je ne sais si vous on jugerez comme moi.

— Voyons celle du légitimiste :

« Pour moi, la révolution française est, après le crime des Juifs, le plus grand des crimes et la cause unique de toutes les calamités, de toutes les convulsions, de tous les désastres que la France a subis depuis qu’elle a consenti à se courber sous son joug[2]. ».

— Eh ! eh ! c’est réussi, dit en riant le préfet. Et quel est le signataire ?

— Le général M…

— En voilà un sabre qui sait parler ! C’est tout de même difficile à laisser passer. Je vais écrire confidentiellement au général, monsieur Gérard, et le prier d’être plus politique. Il est vrai qu’il sait bien que nous ne le soutenons pas ; puis j’en référerai au ministre de la guerre.

— Pensez-vous qu’on le destitue ? demanda Roger.

— Non, mon cher monsieur, répondit en souriant monsieur de la Prée. Il sera seulement changé de résidence, avec de l’avancement. Peut-être s’ennuyait-il où il est. Et maintenant qu’a dit le républicain ?

Il parcourut la circulaire.

— Ce n’est pas mal du tout, dit-il ensuite en la passant à Roger. Au moins, c’est un esprit logique. Il démontre en termes très-clairs l’incompatibilité du suffrage universel et du régime monarchique. Diable ! il ne faut pas laisser écrire ce monsieur-là. Envoyez, monsieur Gérard, cette circulaire au procureur impérial, s’il ne la connaît déjà, en lui disant que je suis d’avis d’une confiscation immédiate. Faites porter par un exprès. Tenez, écrivez ici, deux lignes suffiront.

Puis il sonna, et quand le garçon de bureau, porteur de la lettre, fut parti :

— Eh bien ! nos élections, où en sont-elles ? demanda le préfet en se tournant vers monsieur Gérard.

— J’y fais de mon mieux, monsieur le préfet. Nos blouses font merveille chez les marchands de vin ; ils disent que, si le républicain est élu, les principaux fabricants ont juré de fermer leurs ateliers, et l’on nous croit d’autant mieux que notre grand filateur, monsieur Braud, dit la même chose à qui veut l’entendre ; mais il y a un de ces messieurs qui nous fait grand tort, monsieur le préfet, parce qu’il agit non-seulement sur ses ouvriers, mais sur l’opinion publique : c’est monsieur Marchand. Je crois qu’il serait très-facile de le faire taire et peut-être de l’avoir avec nous. Voici comment : il a un de ses fils, un grand mauvais sujet, qui s’obstine à vivre à Paris, où il est employé au ministère des finances. Si l’on donnait à choisir à monsieur Marchand entre le renvoi de son fils du ministère ou sa nomination à une bonne perception du département, ce qui lui ferait faire tout de suite un mariage que les parents désirent beaucoup, je crois qu’il n’hésiterait pas longtemps.

— Bravo ! monsieur Gérard. Eh bien ! cela me semble facile, je vais m’en assurer, et… vous avez le moyen de faire sonder monsieur Marchand ?

— Oui, monsieur ; nous avons quelques amis communs. Je m’en charge.

— Très-bien ! très-bien !

— Oh ! monsieur le préfet, j’ai d’autres tours dans ma gibecière. Je couve plus d’une bonne idée. Vous verrez.

— Monsieur Gérard, vous êtes un homme précieux. Vous mériteriez la croix.

— Je n’oserais m’en croire digne ; mais si monsieur le préfet croyait que cet honneur peut m’être accordé…

— Je dis comme vous, monsieur Gérard, je m’en charge ; seulement, vous savez, il faut réussir d’abord.

— Nous réussirons, monsieur ie préfet, j’en suis certain ! À la fin de cette séance, Roger reçut deux rapports à faire, dont le préfet lui avait dicté le sens et les conclusions. La première concernait un tronçon de chemin de fer qui devait traverser le département, et il s’agissait de prouver que la ligne courbe est la plus courte, afin que ce chemin de fer desservit les propriétés d’un grand industriel, ami du gouvernement. Le second proposait d’allouer par exception une retraite, — au maximum, — à un ancien receveur général, qui n’avait ni atteint l’âge de la retraite ni exercé le temps nécessaire ; mais qu’un scandale financier avait forcé à donner sa démission. Il s’agissait de faire valoir les infirmités qu’il avait contractées dans l’exercice de ses fonctions, et d’émouvoir la pitié en faveur de cette famille, privée tout à coup d’un traitement de trente mille francs.

Roger examina les pièces à l’appui de ces demandes, médita un instant, et se mit à marcher avec agitation, Il avait à chercher des arguments contre sa conscience et à conclure à l’encontre sa raison. Quelles infirmités pouvait avoir contractées dans l’exercice de ses fonctions un homme pourvu de grosses rentes, de beaux appartements, de bonnes voitures, de nombreux serviteurs, et qui n’avait autre chose à faire que des vérifications de comptes ? Quelle récompense pouvaient avoir méritée ses tripotages ? Pourquoi cette exception en faveur d’un homme qui avait joui pendant vingt ans d’un traitement de trente mille francs, quand on avait refusé — il y avait une heure — pareille supplique d’un pauvre employé renvoyé pour cause d’infirmités véritables, et qu’il devait avoir effectivement contractées dans l’exercice de ses fonctions de facteur de la poste, aussi écrasantes que mal payées.

— La loi est formelle, avait répondu le préfet ; il vous manque cinq ans ; je n’y puis rien, moi. Ce n’est pas ma faute, si vous n’avez pas accompli le temps qu’elle demande.

— Ni la mienne, avait soupiré le pauvre homme.

— Que voulez-vous ? Il faut être prévoyant, économiser pour sa vieillesse. Tout ce que vous pouvez obtenir, c’est une légère gratification de quarante ou cinquante francs. Faites un placet au ministre ; je veux bien l’apostiller. Nous verrons.

Et le pauvre avait dû remercier, et il s’en était allé tristement.

Aussi pourquoi n’avait-il pas économisé pour sa vieillesse sur son traitement de cinq cent quarante-sept francs ! Il n’était pas riche, lui, et sa position n’était pas intéressante, comme celle d’une famille bien née, qui se voit supprimer trente mille francs d’appointements et n’a pas trop de six mille francs pour se consoler !

Roger fit les rapports très-courts et avec un dégoût profond, s’excusant vis-à-vis de lui-même par la pensée que s’il refusait, un autre les ferait à sa place. Ses arguments furent d’une sécheresse extrême. Tandis qu’il s’évertuait à diriger le tracé du chemin de fer, à travers des plaines inhabitées, vers la riche demeure de l’industriel, il se demandait à combien de familles de travailleurs on enlevait ainsi un petit revenu, qui leur eut fourni secours, aisance ou joie ; combien de fatigues et de privations on leur imposait en les frustrant de ce réseau, qui eût desservi plusieurs villages.

Quand il eut fini, il s’essuya le front.

— J’étais encore indécis en politique, se dit-il ; si je reste ici quelques semaines, je deviendrai plus que républicain.

Le lendemain, ce ne fut qu’à midi que le préfet parut, toujours souriant. On déjeuna, et, comme la veille, on passa au dépouillement de la correspondance ; après quoi monsieur Juin de la Prée reçut les communications des chefs de bureau et leur donna ses ordres ; à l’employé du bureau des secours :

— Ah ! lui dit-il d’un ton confidentiel, assez haut toutefois pour être entendu de son secrétaire, j’ai à vous recommander une misère des plus intéressantes, une femme bien née, tombée dans le malheur, et qu’il faut obliger avec discrétion. Faites-lui remettre cent francs à domicile.

— Fort bien, monsieur le préfet ; veuillez me donner son adresse.

— Ah ! oui, son adresse… où est-elle ? Ne savez-vous pas, monsieur Cardonnel, la lettre d’hier ?

— Cette pauvre veuve, mère de six enfants ? Très-bien, monsieur.

— Mais pas du tout, il s’agit d’une jeune femme ; elle s’appelle Marthe, voilà tout ce que je sais.

— Ah ! hum !… sans doute, celle qui est venue ce matin au petit lever, dit l’employé dans sa barbe, en se penchant sur Roger pour l’aider à chercher dans les papiers. Oui, oui, c’est intéressant. Et c’est pour ça que je suis obligé de refuser dix francs aux vrais meurt-de-faim. Ah ! sac…

C’était un vieux à tête de loup, qui n’en avait pas moins l’air d’un brave homme, et le rouge lui en était monté à la figure, tandis qu’il bougonnait ainsi. On retrouva l’épître, et le vieil employé sortit en l’emportant d’un air de mauvaise humeur, dont le préfet ne fit que sourire.

Le préfet paraissait d’ailleurs préoccupé d’une autre lettre qu’il avait reçue dans la matinée, dont le parfum emplissait encore le cabinet. Ayant fait appeler l’architecte de la préfecture :

— Monsieur, lui dit-il, j’attends sous huit jours une femme de mes parents, élégante et charmante, du goût le plus fin ; je voudrais la bien recevoir, et franchement nos appartements sont affreux et tout à fait indignes d’elle. Il faudrait nous créer là, rapidement, un joli boudoir parisien. Vous êtes un homme de goût ; je me fie à vous ; voyez donc cela. J’irai vous rejoindre tout à l’heure. Nous allons jeter un coup d’œil sur vos rapports ; monsieur Cardonnel.

L’architecte sortit, et Roger présenta ses rapports, sur lesquels le préfet fronça bientôt le sourcil.

— Mais je ne reconnais pas là votre facilité ; monsieur, dit-il à Roger ; c’est d’une sécheresse à faire peur, cela manque de conviction.

— C’est vrai, monsieur, je n’en avais pas, dit Roger.

— On en a quand on veut, mon cher monsieur, quelle folie ! Voyons, seriez-vous puritain ? C’est fort mal porté.

— Je vous avoue, monsieur, que j’ai le ridicule de ne savoir dire que ce que je pense.

Monsieur Juin fit entendre un sifflement moqueur et haussa les épaules.

— Seule ! allons donc ! C’est singulier. Un homme de votre mérite ne peut pas vouloir bêler avec le troupeau. Quoi ! vous pouvez trouver mauvais qu’on réclame un soulagement pour une famille tombée de la richesse dans l’infortune ? Mais c’est de la cruauté, cela ! Six mille francs, songez-y, pour des gens habitués au luxe, c’est la misère.

— Ce sont de telles gens, monsieur, qui peuvent faire des économies ; j’ai songé à ceux auxquels l’on n’accorde rien.

— Jeune homme, il faut que le socialisme vous ait ôté le jugement.

— Je n’en ai jamais rien lu.

— Est il possible ? Alors vous avez besoin d’étudier l’économie politique. Elle vous dira comment la constitution sociale est par ce qu’elle est, absolument comme le bon Dieu, et ne peut pas être autrement. Tous nos besoins, mon cher monsieur, sont relatifs ; en ceci la morale n’existe pas. Il y a telles recherches qui peuvent sembler insensées, et qui, pour une femme élégante, par exemple, sont plus nécessaires que le pain. En somme, toutes les conditions se compensent, et il n’y a rien de plus juste au bout du compte que l’inégalité.

— Permettez, monsieur, dit Roger. Il y a pourtant une distinction capitale à faire. L’enfant qui demande la lune, l’homme qui veut un cordon, la femme qui veut des diamants, ce ne sont pas là des besoins vrais. Il n’est plus question ici que de la spirale capricieuse du désir, qui toujours monte et ne finit jamais. Ce sont des besoins relatifs ou plutôt de simples désirs, qui usurpent un nom sérieux. Mais il y a des besoins absolus, commun à toute l’espèce humaine manger, boire, dormir, se chauffer l’hiver, avoir des vêtements suffisants et propres, un logement aéré, des soins dans la maladie, le repos dans la vieillesse, la liberté pour l’enfant de développer ses forces intellectuelles et physiques, l’instruction, une alternative mesurée de travail et de loisir. Voilà des besoins vrais, car la souffrance et l’atrophie répondent à leur non-satisfaction. Le traitement d’un bas employé, tel que celui d’un facteur de la poste, par exemple, c’est-à-dire cinq cent quarante-sept francs, ou même celui d’un expéditionnaire, quinze cents francs, peuvent-ils actuellement suffire à ces besoins ? Non. S’ils le pouvaient, comment d’autres auraient-ils besoin de cinquante fois ou de vingt fois plus ?

— Ah çà, dit le préfet en riant, vous êtes un vrai démagogue. Fort bien, nous aurons de quoi causer. Il ne faudrait pourtant pas, monsieur Cardonnel, pousser tout cela trop au sérieux ; j’entends jusqu’à nuire à vos fonctions. J’espère vous convaincre facilement. Mais, en vérité, où prenez-vous tout cela ? Ah ! voilà ce que c’est que le matérialisme. Depuis qu’on ne compte plus sur les peines et les récompenses de l’autre monde, on s’inquiète beaucoup trop en celui-ci de cette fausse idée de justice ; qui devait rester mystique à perpétuité. Qu’est-ce que vous fait sourire, jeune homme ?

— Je vous demande pardon, monsieur, c’est une question qui m’a traversé l’esprit.

— Faites-la.

— Je me demandais si vous croyiez vous-même à ces peines et à ces récompenses.

— Ah ! ah ! vous voulez tout savoir, je le vois. Eh bien ! monsieur, comme préfet, j’y crois ! J’y crois, avec toute l’indignation d’un honnête homme et d’un chrétien, contre ces doctrines funestes et ravalantes qui tendent à bouleverser la société. Comme homme, je tiens à prendre des plaisirs de ce monde toute la part que je puis, jugeant que c’est le plus sûr. Maintenant le ciel n’a jamais été autre chose qu’une image de la terre ; si l’on a glorifié les humbles, c’était la bascule nécessaire pour leur faire prendre patience ; mais si là-haut, où l’on dispose de l’infini, le nombre des élus est resté petit, comment pourrait il en être autrement sur la terre ? Lisez les économistes, monsieur Hoger ; il vous diront que la misère est un mal nécessaire, que dans la meilleure organisation sociale, la misère et l’inégalité sont choses inévitables [3]. Le pieux Léon Ramber vous dira… Tenez, je l’ai ici.

Et le préfet, se dirigeant vers la bibliothèque de son cabinet, mit la main sur le volume.

— Il vous dira que vouloir supprimer la misère, c’est en quelque sorte condamner la Providence ; qu’en retranchant la pauvreté de ce monde, on en retrancherait le travail. Les économistes vous prouveront que l’aumône est un gaspillage de fonds et ne sert qu’à contrarier les. arrêts de la nature, qui veut que tout homme dont le riche n’a pas besoin disparaisse de ce monde. Il faut lire et méditer tout cela ; car, si vous voulez devenir homme d’État, vous devez perdre les illusions poétiques et enfantines du sentiment ; vous êtes dans la nécessité de vous bronzer le front et de vous cuirasser le cœur. Oui, comme l’établit Renan, le spectacle du luxe, ce la distinction et du bonheur des classes élevées, est le seul épanouissement auquel peuvent prétendre les classes pauvres, de même que dans la fleur, admirable de couleurs et de parfums, s’accomplit la destinée de l’humble racine ; l’égalité, si elle était possible, serait la mort du beau, la fin de toute élégance. Et je finis par un argument ad hominem : Vous êtes jeune et beau garçon, fils d’une famille qui place en vous son espoir. Vous voulez parvenir, vous aspirez aux honneurs et à la richesse, et vous parlez d’égalité ! Pourquoi ne vous êtes-vous pas fait maçon ? Il faut être logique.

Monsieur Juin de la Prée sourit d’un air satisfait en voyant Roger déconcerté par les derniers mots, et sortit en lui faisant un signe amical.

— Il est certain que j’ai besoin de réfléchir, se dit Roger ; mais si vraiment l’injustice et l’égoïsme étaient la loi de la vie, adieu ma jeunesse, adieu la joie intime du cœur, adieu le sourire de l’espérance et jusqu’à l’amour même. Il me semble que j’aurais tout perdu.

À partir de ce jour, il ne lit plus d’objections, se bornant à écarter les enseignements de l’aimable préfet et à observer le train des choses.

Roger vit épurer le jury ; il écrivit sous la dictée du préfet des circulaires aux juges de paix, qui les changeaient en agents de police tant à l’égard des maires que des citoyens, dont les opinions ne répondaient pas à l’esprit d’ordre qui dirigeait le gouvernement. Au sujet de l’élection prochaine, il vit distiller la calomnie, se jouer tous les moyens, l’intimidation et la corruption agir. Il vit fonctionner l’inégalité sous toutes ses formes, sanctionnée d’un côté par l’impassibilité des masses, que ces choses, dans leur ignorance, ne peuvent toucher, de l’autre par la peur du sabre, ultima ratio de la génération d’Attila à celle de Voltaire. Il vit la littérature et la philosophie d’un siècle de rénovation intellectuelle et morale, qui, au drapeau du droit divin, a substitué celui du droit humain, servir au fourbissage des casseroles impériales et préfectorales ; il vit décorer des chenapans et jeter des honnêtes gens sur le pavé ; il vit la loi violée comme en un jour de saccage, et la France traitée en pays conquis. Et le jour où n’en pouvant plus voir davantage, il s’apprêtait à donner sa démission, il reçut l’une dans l’autre ces deux lettres de son père et de sa mère.

« … Après la cruelle impression que j’ai reçue, mon cher Roger, de ta retraite d’une place qui nous avait coûté tant de soins, et nous faisait concevoir tant d’espérances, la nouvelle que me donne ta mère de ta nouvelle position, encore plus avantageuse que t’a procurée le prince Ghilika, m’a rendu l’espoir et la vie. J’espère que cette fois tu sauras maîtriser les vivacités de la jeune tête, et t’appliquer au travail sérieux d’un homme qui veut parvenir. J’ai travaillé pour toi depuis vingt-cinq ans, et je serai heureux de tous les sacrifices que tu m’as coûtés, si je puis te voir à ton tour commencer ton travail d’homme et remplir ton devoir vis-à-vis des tiens, Songe, mon enfant, que la vie n’est pas une fantaisie, mais une tâche sévère, qui n’est sans doute pas façonnée au gré de tous nos désirs, mais que nous devons accepter telle qu’elle est, puisqu’il n’est pas en notre pouvoir de la réformer. Remplis simplement les fonctions qui te sont confiées, quand même tu n’en pénétrerais pas du premier coup les raisons et l’utilité. Ne raisonne pas trop vite : c’est toujours le tort des jeunes gens, quand ils devraient songer pourtant qu’il y a chance que tout le monde soit plus raisonnable qu’eux, et qu’il y a sûrement de bonnes raisons pour que les choses soient ce qu’elles sont. J’espère que monsieur Juin de la Prée tiendra la promesse qu’il a faite au prince, et que j’aurais le bonheur de te voir dans un an sur l’échelle du pouvoir administratif. Je sais que tu avais un brin d’opposition dans l’esprit, mais il faut oublier cela ; beaucoup de mauvaise têtes critiquent ce gouvernement, et, j’en conviens, aussi quelques gens de mérite ; il y a bien quelques reproches à faire à son origine ; mais il n’en est pas moins servi par tout ce qu’il y a d’hommes considérables et bien posés dans la nation, et obéi par tout le monde ; il n’y a donc pas de déshonneur à en faire autant. Enfin je l’avoue que toutes mes ressources me sont en ce moment nécessaires pour maintenir à Paris ta mère et ta sœur, qui y font une dépense du diable. Il paraît qu’il n’y a pas moyen de faire autrement. Mais, quand Émilie sera mariée (quel beau mariage ! mon fils, j’en suis trop heureux !), eh bien ! ma foi ! il sera temps ; car mes économies n’allaient pas au bout du monde. Tâche d’ici là de faire le mort, puisque tu as des appointements qui, avec la table et le logement, doivent amplement te suffire. Après je serai à ta disposition ; mais j’espère que tu n’en auras pas besoin.

» Ton père qui t’embrasse,
» Timoléon Cardonnel.

« Mon cher enfant, disait madame Cardonnel, le chagrin de ton absence est compensé pour nous par la pensée de la belle position que tu occupes. Nous voici dans les grandeurs jusqu’au cou ; je ne me sens pas de joie, Toujours j’avais eu le pressentiment de cette grande fortune, depuis le jour où, après avoir tant désiré d’avoir des enfants exceptionnels en intelligence et en beauté, j’ai reconnu que le ciel m’avait exaucée. Le prince, mon cher fils, a enfin parlé à ta sœur ; j’avais eu soin de les laisser seuls ensemble. Il s’est mis aux genoux d’Émilie et lui a dit que ses vœux les plus chers étaient d’être son époux ; mais qu’il avait à compter avec l’ambition de sa famille, qui voulait le marier avec une princesse du pays. Il avait écrit à son père et faisait faire là-bas des démarches actives pour obtenir son consentement. Il a même proposé à la sœur (elle m’a dit cela en grande confidence, n’aie pas l’air de le savoir) un enlèvement qui, dit-il, vaincrait tous les scrupules et toutes les résistances de sa famille, parce que, paraît-il, un Moldave n’a que sa parole et que c’est là-bas une chose sacrée. Mais ta sœur a repoussé avec indignation cette proposition. Pourtant, il n’y avait que ce moyen, en les accompagnant moi-même… Je sens toutefois combien c’est grave, et je crois d’ailleurs que ton père ne pourra jamais s’y décider. Combien durera la résistance de cet abominable vieux prince ? Nous faisons ici une dépense d’enfer. Le prince est si magnifique… Il a offert des diamants à ta sœur ; mais elle les a noblement refusés. Ils ne peuvent être que la parure de la princesse Ghilika, a-t-elle dit. Mon fils, il y a des duchesses qui nous en vient ! Avec cela nous manquons d’argent, et je te supplie d’être économe : ton père est aux abois… Garde bien la place que tu as. Mais je ne puis croire qu’il soit même utile de te dire cela. Tu n’es pas une mauvaise tête, et ce n’est qu’à des scrupules exagérés qu’il faut attribuer la fugue que tu as faite. Beaucoup de gens me complimentent sur la situation. C’est un marche-pied pour arriver à tout, et tu sais que tous les honneurs et les agréments de ce monde sont pour les gens en place.

» Ta tendre et heureuse mère,
» Almédorine Cardonnel. »

Roger se prit la tête à deux mains avec désespoir.

— Ils me rendront fou, dit-il ; que faire ? Mon sentiment n’est pas douteux ; mais ai-je le droit de me donner raison contre tout le monde ? et même est-il possible, est-il probable, que, plus que tout le monde, je puisse avoir raison ? La France, l’Europe, l’humanité, sont aux pieds des gens que je méprise ; ils trônent sur les estrades, ils dominent dans les conseils ; on se courbe sur leur passage. Ils ont à leurs pieds les acclamations de la foule, les éloges des savants, l’hommage de tout ce qui compte ; car peu de leurs ennemis ont le pouvoir de compter. La littérature, au moins en grande partie, les couronnes, de concert avec la religion… Oui ! Eh bien ! ou je suis halluciné, et il ne fait pas jour à midi, où ces gens-là commettent des infamies.

Serait-il vrai, comme l’affirme le préfet, que la politique exige cela, et que le maintien du privilège est nécessaire au salut de la société ?… Au moins, en ce qui me regarde, une chose est certaine : c’est que je ne suis pas né pour ces pratiques, elles m’écurent. Dois-je m’en accuser ? M’efforcer de les trouver bonnes ?… Mais, au nom de la réalité même, toutes les fois que je verrai quelque part de la franchise en quoi que ce soit, je pourrai considérer la chose comme digne d’attention, de respect même… Mais là où je rencontre la fourberie, où je vois la conscience, la foi, l’intérêt d’autrui livrés comme marchandise dans l’ombre, il faut que j’abjure tout mon être, que je devienne fou ou que je dise : Ceci est le mal ?

Mais alors il revoyait et entendait monsieur la Prée lui dire de son ton railleur et léger :

— Vous voulez parvenir, vous aspirez aux honneurs et à la richesse, et vous parlez d’égalité ! Pourquoi ne vous êtes-vous pas fait maçon ?

Cet argument semblait à Roger formidable. Il ne voulait pas plus être maçon qu’il ne voulait être coquin ; mais il désirait être privilégié, c’était une inconséquence que de repousser le privilége. Il essayait alors d’établir les choses du plus au moins et entrait dans une foule de considérations où il sentait fléchir sa bonne sous l’égoïsme. Il se noyait enfin dans les tristesses et les incertitudes où vivent tous ceux de notre temps qui rejettent les corruptions du vieux système sans savoir par quelle organisation le remplacer.

Monsieur Juin, toujours plein d’attention pour son jeune secrétaire, le présenta dans les maisons où il allait lui-même. Dans ces maisons, les premières de la ville, aucun homme n’était plus aimable et plus aimé que monsieur le préfet. On le recevait avec un empressement plus vrai que cérémonieux. Les femmes l’entouraient et l’admiraient ; on l’écoutaient, et réellement nul esprit n’était plus charmant. Il donnait à son effroyable scepticisme moral les grâces de l’indulgence et les charmes de la tendresse, et Roger lui-même ne pouvait pas échapper à la séduction des paroles et des manières de cet homme, quelque répulsion qu’il éprouvât pour ses actes.

Un jour ils achevaient de déjeuner, quand on apporta une dépêche à monsieur Juin de la Prée. Il en parut à la fois fort ému et fort embarrassé, et après un instant de réflexion :

— Il faut que je parte sur l’heure, dit-il à Roger, sans même avoir le temps de dépouiller ma correspondance ; ayez la bonté de faire pour le mieux, et de remettre à demain ce qui pourra vous embarrasser. Je ne prévois rien d’important. Il faut d’ailleurs que vous appreniez à me remplacer, vous ferez vos premières armes.

Il se fit aussitôt conduire au chemin de fer en disant aux domestiques de la préfecture que monsieur Cardonnel répondrait pour lui en son absence.

Roger fit sa besogne ordinaire avec la même répugnance, dina seul, et allait sortir quand on introduisit près de lui un jeune homme porteur d’une botte. Ce personnage avait des allures mystérieuses ; il salua obséquieusement et ouvrit sa boîte et d’une voix contenue :

— Je viens, monsieur, de la part de mon beau-père vous montrer un spécimen de notre opération. C’est admirablement réussi, et le plus avancé y serait trompé. Voyez : voici une des vieilles pièces d’argenterie et voici le ruolz. Qu’en dites-vous ? La seule différence est à l’avantage de notre travail ; il est plus brillant et solide, je vous en réponds ! Cela peut durer vingt ans et plus sans altération, au moins pour les pièces qui ne servent pas journellement, et, d’ici à vingt ans, monsieur le préfet aura le temps…

Roger regardait et écoutait comme un homme qui a peine à comprendre.

— Je ne suis pas le préfet, dit-il enfin, et je ne sais ce que c’est que cette affaire. Monsieur le préfet sera ici demain ; vous pourrez revenir.

— Vous n’êtes pas le préfet ? murmura l’orfèvre confus, mais alors… il ne faudra pas parler de cela, monsieur.

— J’en serais fort embarrassé, monsieur ; je ne sais ce que c’est et je ne m’occupe pas ici des choses du ménage.

L’orfèvre le regarda d’an ceil équivoque et partit, espérant ne pas avoir été compris.

— Brrr ! fit Roger, en frémissant des pieds à la tête après le départ de cet homme, je suis décidément dans une caverne de bandits !

Le préfet arriva le lendemain, ramenant avec lui sa parente, une Parisienne de la plus haute élégance et des plus… maniérées. Elle fut installée dans les appartements préparées pour la recevoir, et dont l’architecte avait fait un nid de satin et de dentelles, sans compter les aménagements nouveaux pratiqués à grand renfort de percées et de cloisons.

Madame Juliette de La Vaude — c’est le nom que portait la dame, — prit le lendemain possession entière de la préfecture. Elle partageait les repas du préfet et de Roger, et tout d’abord il ne fut pas difficile au jeune homme de voir que sa onne mine était appréciée. Madame Juliette daigna faire grande attention à lui et lui décocha même quelques regards langoureux. Il n’était pas difficile non plus de voir que le préfet était fort amoureux de sa parente.

— C’est une des plus jolies femmes de Paris, avait-il dit à Roger.

Roger l’eût trouvée plus belle, si elle eût été moins maquillée et plus aimable, si elle n’eût eu par moments l’accent vulgaire et le mot grossier. Au bout de deux jours, il se demandait quelle pouvait bien être la compagnie que fréquentait madame de La Vaude, qui nommait les hommes de sa connaissance par leur nom, sans dire a monsieur » quelquefois par le petit nom, et parlait sans détour des amants de ses bonnes amies. Un soir que le préfet, à son grand regret, dut accepter un diner en ville, Roger et madame Juliette dinèrent seuls ensemble. La jeune femme était déscendue pimpante et coquette, et ses yeux brillaient d’un éclat nouveau. Elle voulut faire la maîtresse de maison et servir Roger, l’accablant de prévenances et de pétits soins, et lui adressant à tout propos des compliments, dont le jeune homme avait assez de peine à n’être pas ému.

— Quoi ! vingt-cinq ans ! Je vous en aurais donné vingt-deux ou vingt-trois à peine. Vingt-cinq ans ! et vous n’êtes que secrétaire ! Voilà comme on traité en ce monde les hommes supérieurs. Je connais des bonshommes de plâtre et de pain d’épice qui sont à vingt ans secrétaire d’ambassade ; à ving-cinq ans déjà dans les grandes positions. Vous manquez peut-être de protecteurs, car cela est tout. Mais savez-vous que j’ai fait un sénateur, moi ? J’ai de hautes connaissances, monsieur Cardonnel, et il paraît qu’on ne peut rien me refuser.

Elle disait cela en jetant dans les yeux du jeune homme ses plus doux regards, et penchant vers lui sa jolie tête d’un air d’abandon naïf :.

— Le croyez-vous ?

— Ce n’est que trop facile à croire, madame, répondit-il en baissant les yeux et en rougissant.

— Eh bien, alors, je veux vous demander une chose, c’est de vous laisser protéger par moi.

— En ai-je le droit, madame ?

— Oh ! comme vous y allez !… Eh bien, et le patron ? Roger ne savait pas vraiment être allé si vite et n’en avait pas eu l’intention. Il fut épouvanté de la méprise et s’excusa gauchement.

— Vous êtes un véritable enfant, s’écria madame Juliette en riant. Bon Dieu ! quelle timidité ! À cette heure, on vous donnerait seize ans. Quoi ? vous avez encore peur des femmes ? Avez-vous pour des revenants ?

— Je ne pense pas.

— Donnez-moi le bras pour une promenade au jardin. Moi, j’ai peur de l’ombre !

Roger eût préféré sortir seul ; mais il obéit. Quand ils furent dans les allées, — et, malgré sa peur de l’ombre, madame Juliette prit les plus obscures, tant la présence de Roger la rassurait, elle lui renouvela sa question d’un ton languissant :

— Voulez-vous que je vous protége ?

Roger s’était aguerri devant la persistance du danger.

— Je vous remercie, madame, répondit-il résolument. Je veux tâcher de parvenir par moi-même.

Cette réponse jeta madame Juliette dans un accès d’hilarité.

Madame Juliette reprit alors on s’adressant à Roger :

— Vous êtes le jeune homme le plus extraordinaire que j’aie jamais vu ! Mais d’où venez-vous, bon Dieu ? Pourquoi n’avez-vous pas dit que vous vouliez arriver par votre mérite seul ? C’eût été plus cliché. Eh bien ! mon pauvre enfant, vous n’arriverez pas du tout, je vous le prédis. D’abord, vous n’êtes pas galant vis-à-vis des femmes ? C’est un grand moyen. Voyez Juin : c’est par là qu’il est devenu préfet ; c’est mademoiselle Abigail, celle qui m’a précédée au Vaudeville, qui l’a lancé dans la compagnie du prince N… Quand on a soupé plusieurs fois ensemble à la Maison-d’Or, on n’a plus rien à se refuser, et c’est comme cela que Juin est devenu administrateur de la France. Toujours un peu flonflon, et pas solennel comme d’autres ; avec cela très-hardi. Sa séparation d’avec sa femme, ça n’est pas dans les règles de l’administration. Chacun se dévore à huis clos, soit ; mais qu’on reste ensemble. Eh bien ! on lui passe tout. Savez-vous pourquoi ? Parce que c’est un homme qui adore les femmes, ce qui fait qu’elles en raffolent. Jeunes, vieilles, bégueules ou autres, elles l’intéressent toutes ; il a toujours quelque chose d’aimable à leur dire, et ce qu’il dit, il en pense toujours un peu. Les plus honnêtes d’ici feraient une révolution pour conserver leur préfet. Avec ça, il n’est plus jeune du tout ; mais, ma foi ! il est si vif et si galant, qu’on le trouve plus charmant que bien des jeunes gens trop flegmatiques.

— Madame, dit Roger, croyez-vous à l’amour ?

— Lequel ? demanda-t-elle en riant.

Celui qui tient à garder… au milieu des plus grands dangers… la foi jurée.

— Décidément, dit madame Juliette avec un nouvel éclat de rire, vous êtes le merle blanc ! Mais où prenez-vous qu’il y ait danger ? Moi aussi, je garde la foi jurée ; seulement, pendant que mon préfet, là-bas, fait la cour à deux ou trois dames, je cause avec un jeune secrétaire, qui pour être timide, n’en est peut-être pas moins présomptueux. Brrr ! il fait froid ; remettez-moi donc mon châle sur les épaules.

Elle le retint une heure encore, s’appuyant sur son bras, ingénieuse en coquetteries ; puis, le ramenant enfin vers la maison, à l’heure où monsieur Juin devait arriver :

— Promettez-moi, lui dit-elle, que si nous nous rencontrons à Paris quelques jours plus tard, vous me direz la vérité pure…

— Sur quoi, madame ?

— Sur la foi jurée.

— Il faut bien vous le promettre, puisqu’on ne peut rien vous refuser.

Elle le menaça du doigt en riant et remonta dans sa chambre.

À dater de cette soirée, Roger s’attacha à éviter des tête-à-tête que madame Juliette, au contraire, cherchait avec ardeur. Le préfet sut gré à son jeune secrétaire de cette réserve ; mais madame de La Vaude, ou plutôt l’actrice du Vaudeville, comme elle l’avait elle-même, sans y penser peut-être, dit à Roger, finit, pour cette raison ou pour toute autre, par trouver la préfecture ennuyeuse et par la quitter au bout de deux semaines.

Au sujet de son propre départ, le jeune Cardonnel s’était fixé à lui-même un mois d’épreuve, et le terme approchait ; il sentait de plus en plus, malgré l’appréhension du chagrin et de la déception qu’il allait causer à sa famille, qu’il lui était impossible de prolonger cette situation.

L’élection avait eu lieu, accompagnée de tripotages qui soulevaient le cœur de Roger. Ils avaient eu leur récompense, et monsieur Gérard avait gagné la croix ; le candidat impérial avait la majorité. Toutefois, on avait eu de la peine ; l’opposition se réveillait dans le département. La préfecture était dans tout l’enivrement de la victoire, quand un commissaire de police, débarquant de l’express, se présenta. Il venait signaler un cas fort grave : dans la commune de C…, commune de douze cents électeurs, où dominaient les mauvaises doctrines, le scrutin, par une maladresse fâcheuse due à trop de zèle de la part du bureau, — tout installé quand les électeurs avaient pénétré dans la salle, irrégularité déjà hautement remarquée par les esprits inquiets de l’endroit, — le scrutin donc avait proclamé quatorze cents votes acquis presque en totalité au candidat impérial. Voyant cela, huit cents électeurs s’étaient transportés près d’un notaire et lui avaient fait dresser un acte par lequel ils déclaraient tous avoir voté pour le candidat de l’opposition, et demandaient l’explication de l’énigme. C’était un scandale affreux, et le commissaire, consterné, venait demander au préfet ce qu’il fallait faire.

Le sang-froid et la lucidité de monsieur Juin de la Prée brillèrent en cette circonstance. Quand le commissaire eut achevé son récit :

— Vous n’avez fait aucune arrestation ? lui demanda-t-il.

— Mais, monsieur le préfet… comment… le bureau ?…

— Le bureau ! s’écria le préfet. Mais vous êtes donc, monsieur, dépourvu de tout sens gouvernemental ? Je parle, il va sans dire de nos adversaires.

— En vérité, monsieur le préfet, cela ne m’est pas même venu à la pensée… Nous sommes déjà assez compromis, à ce qu’il me semble…

— C’est pour cela, monsieur, qu’il fallait faire des arrestations. Il doit y avoir eu quelques prétextes, cherchez bien.

— Il est vrai que la boîte a été bousculée, mais, dans l’indignation….

— La boîte bousculée !… Et vous n’en disiez pas un mot ?… vous n’avez pas arrêté les coupables sur-le-champ ?… Vous n’êtes pas, monsieur, à la hauteur de vos fonctions. Quoi ! l’urne insultée ! Cette urne sacrée, qui représente la majesté populaire et ses inviolables décrets !… Nous sommes ici, messieurs, pour faire respecter la souveraineté du peuple, et nous ne souffrirons jamais que des audacieux contempteurs de l’ordre et des lois se permettent d’y porter une main sacrilège !… Retournez en hâte dans votre ville, monsieur, et procédez sur-le-champ aux arrestations nécessaires. Ceux qui ont touché à l’arche sainte de notre constitution doivent être punis. Et voici la solution de cette affaire, ajouta-t-il en changeant de ton subitement, et en souriant dans sa supériorité d’homme d’État.

Tous l’admirèrent, car ceci se passait en présence de plusieurs chefs de bureau et employés ; tous, excepté peut-être le chef de la comptabilité, qui, à l’exception d’un léger sourire, garda l’air renfrogné qu’il avait depuis son apparition dans le cabinet. Il resta le dernier, et tandis que Roger copiait dans un coin diverses pièces.

— Monsieur le préfet, dit le chef assez brusquement, voilà pourtant une chose que je ne puis faire.

— Qu’est-ce, monsieur ?

— Cette note de quatre mille sept cent vingt-neuf francs, prix des réparations et enjolivements faits à la préfecture dans les appartements de… cette parente de monsieur le préfet. C’est une dépense qui n’a pas été autorisée par le conseil général.

— Au diable le conseil général dit le préfet en haussant les épaules ; il veut mettre le nez partout. Des gens qui ne comprennent rien !…

— Monsieur le préfet, je ne suis pas responsable et je ne puis pas payer ; il n’y a pas de fonds pour cela.

— Ah ça ! mon cher, croyez-vous que je vais me ruiner à embellir les monuments de l’État, moi ? Ça regarde le département.

— Vous savez aussi bien que moi, monsieur le préfet, que le département ne veut payer que les dépenses qu’il ordonne, et que celles-ci… n’étaient peut-être pas nécessaires.

Le préfet haussa les épaules de nouveau.

— Allons donc ! ne faites pas ainsi de la mise en scène. Le département n’est pas si méchant que ça ; il paye très-bien et peut payer plus encore. Écoutez, je veux bien transiger, car je n’aime pas les disputes. Mettez cela sur un autre exercice.

— Je n’en ai pas le droit. Ce sont là des choses…

— Vous l’avez fait d’autres fois. Est-ce que vous voulez que nous nous brouillions cette année, mon cher monsieur Pansard ? Est-ce que vous n’avez pas à me recommander votre fils ? Voyons, il faut s’entr’aider les uns les autres, et, quand votre supérieur a besoin de vous, il ne faut pas abuser de votre position.

— Je voudrais que monsieur le préfet n’abusât pas de la sienne, dit le chef de bureau, ému et perplexe.

— Bah ! laissez donc, tout ceci n’est rien. Quels sont les fonds que vous avez en caisse ?

— Neuf mille francs pour les hospices, quelques centaines de francs pour les écoles, et….

— Eh bien ! attribuez cela sur les hospices ; faites un virement.

— Ah ! monsieur le préfet, je voudrais bien vous être agréable ; mais réellement…

— Faites ce que je vous dis, j’en prends la responsabilité. Bah ! l’on n’y fera peut-être pas attention. En tout cas, je me charge de faire entendre raison au conseil. Son travail achevé, Roger chercha le préfet pour lui annoncer son départ. Il le rencontra, au seuil des jardins, aux prises avec un solliciteur et s’arrêta pour attendre. Quelques mots lui apprirent vite ce dont il était question. C’était un homme qui avait fraudé l’octroi et voulait échapper aux conséquences du procès-verbal.

— Es-tu fou, malheureux ? disait le préfet, qui volontiers, comme les seigneurs d’autrefois, tutoyait les gens du peuple ; tu viens me demander de te protéger contre la loi !

— Eh ! monsieur, vous êtes si bon ! C’est ma sœur qui m’a conseillé de venir vous trouver, parce qu’elle dit comme ça que vous êtes le plus aimable homme de toute la terre.

— Tu as une sœur ?

— Oui bien, monsieur, et une jolie fille, allez !

— Tu as une sœur, imbécile, et c’est avec la vilaine figure barbue que tu viens me demander une grâce ? Envoie-moi ta sœur demain matin et nous verrons.

L’homme partit, Roger pria monsieur Juin de la Prée de lui accorder quelques instants ; ils s’avancèrent ensemble dans le jardin, et Roger dit simplement et froidement qu’ayant reconnu qu’il ne pouvait faire un bon administrateur, il préférait tenter une autre carrière. Monsieur Juin de la Prée parut fort contrarié.

— Je vous croyais plus raisonnable, dit-il vivement. Depuis quelque temps, vous vous taisiez et je vous croyais en train de vous convertir aux saines idées. Eh bien ! monsieur Cardonnel, j’en suis fâché pour vous et pour moi. Votre vie sera manquée, je le crains. On ne parvient pas avec des scrupules ; d’un autre côté… — sa voix prit un accent d’émotion, j’avais confiance en vous malgré tout et j’aimais votre franchise. Il n’eût tenu qu’à vous que nous eussions été amis. Vous êtes puritain, car vous avez beau ne pas me dire vos motifs, je les devine. Tant pis ! Vous ne connaissez pas le monde ; vous ne voulez pas tromper les hommes, vous en serez dupe. Il n’y a que ces deux choses-là.

— S’il en était ainsi, monsieur, dit Roger, il me faudrait bien accepter le rôle humble que m’a tracé la nature ; mais permettez-moi de croire qu’il en peut être. autrement. Il ne manque pas aujourd’hui d’honnêtes gens qui, sans vouloir nuire à personne, sont bien décidés à revendiquer leurs droits.

— À revendiquer pour eux-mêmes, je vous l’accorde ; mais sans nuire à personne, c’est ici que vous vous trompez : ça leur est parfaitement égal. La Révolution n’a pas eu d’autre effet que de mettre des manants à la place des grands seigneurs, de vulgariser la race des gouvernants, de faire de la compétition une cohue et de la rendre par là plus effrénée. L’égalité entre les hommes étant une chimère après tout, l’ordre ancien qui restreignait les honneurs et les onctions dans certaines castes valait mieux ; c’est ce que nous sommes forcés de reconnaître quand nous y réfléchissons, bien que nous ne puissions pas regretter un régime qui nous offre plus de charmes, à nous, fils de races roturières ou parlementaires. Aujourd’hui la vie est un combat, une mêlée, une concurrence enragée ; rien de sûr. Ma foi ! cela vous rend plus hardi, plus âpre ; on va quelquefois un peu rondement, je ne dis pas, mais tout le monde en fait autant, que voulez-vous ? Savez-vous que lorsqu’un ministre, ou l’empereur, ou monsieur de Morny veulent enrichir un particulier, ils l’envoient dans les arsenaux de l’État prendre livraison à dix francs pièce d’armes qui ont coûté quatre-vingts ou cent francs ? On a donné pour quinze millions l’entreprise d’un navire de guerre qui n’a pas pu tenir la mer et qu’on démolit en ce moment. On a fait dans les ministères des virements autrement considérables que celui qui, je l’ai bien vu, vous a scandalisé tout à l’heure. Notre bien-aimé souverain place tous les jours en Angleterre des fonds qui ne sont pas nés dans ses coffres, et des objets d’art pris dans les musées de la France. Il y a des ministres qui fondent l’argenterie de leur ministère et la remplacent par du ruolz. Tout cela vaut encore mieux que d’acheter à vil prix des créances véreuses et d’envoyer une armée française au Mexique pour les recouvrer. Oui, je ne dis pas que nous n’ayions les dents un peu longues ; mais les gouvernements ont toujours été comme cela, mon cher monsieur, et ce sont les sottes idées d’aujourd’hui qui font qu’on s’en offusque. Après tout, songez-y, n’est-il pas accepté que les gouvernants doivent briller et jouir ? C’est de consentement public, cela, puisqu’on leur sert des appointements exceptionnellement larges. Eh bien ! un peu plus un peu moins, faut-il chicaner pour cela ? Oui ou non, avons-nous droit de mener grande vie parce que nous sommes lions ? Sinon, que ne nous paye-t-on une simple journée d’ouvrier ? Si oui, ne regardez pas tant à vos deniers, puisque notre éclat fait partie de votre orgueil. Oh ! ce temps-ci est bête et misérable, il ne sait ce qu’il veut. Il lui faut des princes, des chefs, et il leur demande du désintéressement, de la probité, de la simplicité, des vertus populaires ! Est-ce absurde ? Si les grenouilles veulent un roi, qu’elles se résignent à êtres mangées. Puisqu’on veut un empire, qu’on le paye, que diable !

— Vous avez raison, monsieur, dit Roger ; aussi je suis devenu républicain.

— Hélas ! tant pis pour vous, reprit le préfet ; les républicains mènent une vie dure en ce temps-ci, encore… Je vous en dirais bien long sur ce parti, si vous vouliez m’en croire ; mais ce que je vous dirai pourtant, c’est que, tel que vous êtes, vous ne réussirez pas là plus qu’ailleurs.

— Quand il s’agit de croyances, réussir n’est pas la question.

— Ah ! preux de la vieille chevalerie, s’écria monsieur de la Prée, en regardant le jeune homme avec une sympathie mêlée de tristesse, prenez garde, soit de passer, comme Barbès, toute votre vie en prison, soit de mourir désolé et calomnié par les vôtres mêmes ! Enfin, dit-il tout à coup en changeant de ton, je sens que je ne puis vous retenir ; partez donc, monsieur Cardonnel, et si vous avez besoin de moi et qu’il ne vous déplaise pas d’y avoir recours…

Roger prit congé de cet homme avec un sentiment mêlé d’attrait et de répulsion. Il se sentit déchargé en quittant les murs de la préfecture ; mais, d’un autre côté, il retournait à Paris aussi dépourvu de tout avenir qu’auparavant, et toujours à l’entrée du chemin qu’il avait si hâte de parcourir.


XIII

MÉTAMORPHOSE.

Dans ce voyage de retour, pour conjurer ses tristes pensées, Roger toutefois emportait un charme avec lui. C’était une lettre de Régine, reçue la veille de son départ.

Il relisait ce passage :

« Après ce que tu m’as dit, je me demande comment tu peux hésiter encore. Mon ami, il n’est pas une seule des raisons que te donne monsieur Juin pour justifier ses actes, qui ne servirait aussi bien à la justification d’une bande de brigands, voulant établir ses droits à piller et rançonner un pays. Si le privilége était la loi de nature, si le grand nombre devait être éternellement la proie d’une minorite hardie et rusée, pourquoi pas Mandrin aussi bien qu’un autre ? Je souffre avec toi, tu le penses, de voir ta position sans cesse remise en question, et notre avenir ainsi retardé ; mais il m’est encore plus pénible de te savoir associé à des choses odieuses, et j’espère que la prochaine lettre me dira : Je pars.

» Et puis, que vas-tu faire ? Et quand pourrons-nous être réunis ? Je me fatigue la tête à chercher dans les professions libérales celle qui te conviendrait le mieux, et je ne trouve que médecin ou professeur. Je les aimerais parce qu’elles sont utiles ; mais il paraît qu’aucune profession n’est moins libre et plus ingrate au temps où nous sommes l’enseignement. Puis, ce sont des vocations précises, et tu n’as sans doute ni l’une ni l’autre, puisque tu n’y as pas songé. Enfin ce serait trop long, plus long que toute autre chose. Mais je ne vois rien en dehors qui me plaise au cœur et à la conscience, et me donne l’espoir de ta prompte indépendance, qui peut seule nous réunir.

» Tu ne sais pas ce que je pense bien souvent ? — Oui ; car, depuis que j’ai cette idée, j’y reviens sans cesse. Quand tu es parti, je disais, avec toi, avec d’autres, que je serais bien heureuse et fière quand tu reviendrais, honoré d’un poste éminent, riche de beaux appointements, et que, du haut’de cette autorité acquise par toi, tu prendrais par la main ton humble Régine en disant : Voilà ma femme, la seule que je puisse aimer ! Ce serait beau sans doute ; mais que cet orgueil est peu de chose en comparaison du bonheur d’être ensemble et de s’aimer ! Combien d’années ce plan doit-il nous séparer, et pour n’être jamais réalisé peut-être ? Ce que tu as vu déjà du monde et du peu d’honnêteté des gens qui ont pouvoir et succès me fait peur. Il me semble que tu devras trouver un peu partout la même chose, que partout on t’imposera des conditions que tu ne pourras accepter. Alors je regarde autour de nous : tant de gens se contentent à moins ! Quand je suis à la Bauderie avec Lucette, et que je vois la campagne si belle et si riche, donner à ceux qui la cultivent en la possédant toujours plus que le nécessaire, je ne puis m’empêcher de soupirer et de me dire : Oh ! sans l’ambition, comme on serait heureux !

» Alors je m’imagine te voir en fermier, propre et même élégant comme Joseph, qui devient de plus en plus un garçon remarquable d’intelligence et de bonté. Moi, je suis fermière et… Oh ! quand je reste un peu longtemps dans ce rêve, j’en sors les yeux pleins de larmes. C’est si doux, si beau !

» Lucette, elle aussi, adore la campagne, et, te le dirai-je ? il me semble que Joseph n’est pas étranger à ce goût-là. Je tremble d’y penser. Pour ma pauvre petite sœur, ce serait un tourment à l’inverse du nôtre, mais aboutissant aux mêmes chagrins. Dire que les sentiments vrais, ceux qui gouvernent la vie, sont ce qu’il y a de plus méprisé au monde, et qu’on leur accorde cent fois moins de droits qu’à la vanité !

» Je me permets de trouver notre bon ami le chevalier imprudent à cet égard, et pourtant je n’ai pas encore. osé lui en parler. Chaque fois que nous sommes à la Bauderie, et nous y allons très-souvent maintenant, car nous prenons de plus en plus goût à cultiver ce domaine, nos deux voisins viennent nous aider de leur expérience. Ce serait plaisir que de voir le bonheur qu’ont ces deux enfants à être ensemble, si… les parents étaient aussi raisonnables que les enfants. »

Plus loin, dans un autre paragraphe, Régine disait :

« Il n’est bruit ici que du mariage de ta sœur avec un prince ; monsieur Cardonnel nous l’a dit et en parle à tout le monde. J’en suis bien aise pour Émilie, si elle doit être heureuse ; mais je ne puis me défendre de l’égoïste pensée qu’un tel mariage, en exaltant l’orgueil de ton père et de ta mère, nous éloigne encore l’un de l’autre. Ils te voudront une princesse aussi. Ah ! pour la première fois, je regrette de ne pas l’être ! »

Ce fut le cœur serré, dans l’attente d’une surprise pénible de sa mère en le voyant, que Roger sonna rue de Turin. Mais l’accueil fut tout autre qu’il n’avait pensé. A peine madame Cardonnel eut-elle entrevue son fils qu’elle s’élança dans ses bras et, le serrant de toute sa force :

— Ah ! lui dit-elle en fondant en larmes, que tu as bien fait de venir !

Étonné, tout en rendant à sa mère ses caresses, il cherchait à comprendre, quand il aperçut, à l’autre bout du salon, Émilie couchée sur une chaise longue toute pâle.

— Ma sœur est malade ! s’écria-t-il.

— Crois-tu ? la pauvre enfant, un pareil coup ! Et madame Cardonnel, essuyant ses larmes, conduisit Roger près d’Émilie, qui, à la vue de son frère, avait caché son visage dans ses mains et sanglottait.

— Mais qu’y a-t-il, au nom de Dieu ? cria Roger. Vous me faites une peur ! Mon père !…

— Ton père est accablé comme nous…

Il respira.

— Mais comment ? n’as-tu pas reçu ma lettre ?

— En ! non, je ne sais rien ; dis vite.

— Mais alors, pourquoi es-tu venu ?

— Bon ! nous agiterons cela après. Dis-moi d’abord ce que tu m’as écrit.

Il s’assit près d’Émilie, l’embrassa, et se préparait à écouter sa mère quand elle lui fit un signe d’intelligence.

— Tu as besoin de te rafraîchir, mon enfant ; viens dans la salle à manger… Toi, reste tranquille, ma chérie ; nous allons rentrer tout à l’heure.

Ils passèrent dans la salle à manger, et, sans permettre à sa mère d’ouvrir le buffet, Roger la supplia de parler.

— Hélas ! mon fils, dit-elle, quand nous croyions être au comble des honneurs et de la fortune, nous n’étions que le jouet d’un misérable. Le prince était… ah ! c’est trop cruel à dire, un infâme escroc !

— Est-il possible ? balbutia Roger atterré.

— Ce n’est que trop vrai ; la chose est depuis hier dans les journaux, et peu s’en est fallu que le nom de ta sœur… On a mis ses initiales. Il devait épouser, dit-on, une jeune femme d’une grande beauté et d’un talent remarquable, d’une bonne famille de province. Tu connais la fierté d’Émilie ; juge si elle doit souffrir. Et elle aimait cet homme ! Ah ! malheureuse que je suis ! moi qui ai tout favorisé… Nous craignons, tu comprends, que sa réputation en souffre. On nous a vus partout ensemble. Nous avons reçu tant de compliments… que j’acceptais, et maintenant ma fille n’ose plus se montrer. Nous avons condamné notre porte ; on dit que nous sommes parties pour la campagne, et en effet, dès que ta sœur sera en état de supporter le voyage, nous partirons.

— Elle est si désolée, la pauvre enfant, poursuivit madame Cardonnel, ses nerfs sont dans un tel état, que le moindre mot renouvelle ses larmes. C’est pourquoi je n’ai pas voulu te raconter cela devant elle.

— Mais enfin, dit Roger, cela est inimaginable ! Un homme de ce rang a mille moyens de se procurer de l’argent, sans commettre des escroqueries. Il fait des dettes, cela revient au même, je l’avoue ; mais enfin les choses sont ainsi, qu’il n’en est pas déshonoré.

— Je ne l’ai donc pas dit, s’écria douloureusement madame Cardonnel, que ce n’était pas un vrai prince ?

— Quoi ?…

Il s’appelle Basiliscos tout simplement, comme qui dirait Basile. Oui, mon cher enfant, et c’est là précisé ment le plus humiliant, c’est le pire de tout, parce que si c’eût été un vrai prince, il n’aurait pas, comme tu dis, été déshonoré pour cela. On aurait dit : C’est une frasque de jeune homme, une légèreté de grand seigneur ; mais, je te le répète, c’est un vulgaire fils de marchand, un voleur pur et simple ! Oh ! vois-tu, je connais la sœur ; elle ne se relèvera jamais de ce coup. Elle aurait supporté un malheur, mais non pas une pareille humiliation.

— Enfin quelles escroqueries a-t-il faites ?

— Chez les principaux joailliers de Paris, des diamants de toute beauté qu’il engageait ensuite : c’est affreux !

— Mais comment ?

— Voici toute l’histoire : Ce… ce misérable était venu à Paris avec les économies de son père, une vingtaine de mille francs, probablement pour un commerce. Il a d’abord essayé quelque chose, je crois ; mais voyant qu’il ne gagnait guère, il s’est établi au Grand-Hotel, s’est fait appeler le prince Ghilika, a fait la connaissance de personnes bien posées, qui l’ont accepté sur son luxe et sur son nom, et s’est introduit par elles dans la société des Agronomes réunis et dans d’autres encore. Nulle part, comme il donnait de l’argent, on ne lui demandait d’autre titre. C’est alors qu’ayant tout dépensé, il alla dans son équipage, avec un ami décoré, prendre des diamants à crédit chez un joaillier, puis chez d’autres. Il engagea ces diamants pour des sommes énormes, soutint son luxe avec cela et donna même des à-comptes aux joailliers. Son effronterie, son aisance, étaient telles qu’on ne soupçonnait rien ; et puis comment soupçonner un filou dans l’ami de monsieur le duc de G…, dans le compagnon du, fils de monsieur le comte de D…, ancien pair de France, et tutti quanti, qui le fêtaient et acceptaient ses, diners ? Est-ce qu’on soupçonne un homme qui se promène au Bois dans un équipage de de vingt mille francs, qui a des habits de chez le premier tailleur et qui donne des fêtes ? Ah ! bien oui ! Lui demander ses papiers ? On n’ose seulement pas le regarder, on se courbe devant lui et on le laisse tromper les familles honnêtes ! Ah ! tiens, vois-tu, Roger, le monde est trop méprisable !

Elle oubliait, la bonne madame Cardonnel, que le monde n’avait fait ni plus ni moins qu’elle. Roger restait abattu, stupéfait encore. Il se rappelait tous les hommes marquants interrogés par lui sur le compte du prince Ghilika, et qui lui avaient à l’envi répondu, d’un air presque étonné de ses questions :

— Oh ! certainement, on ne peut mettre en doute la parfaite honorabilité d’un homme qui donne ici dix mille francs, là des hanaps de verre de Bohême, là un diamant, là de fins diners. Décidément le prince Ghilika est un galant homme !

— Enfin, reprit madame Cardonnel, c’est le principal créancier, le grand joaillier S…, qui a fait tout découvrir. Le prince, — je ne puis m’empêcher de l’appeler ainsi, — lui devait trois cent mille francs ; il a écrit en Moldavie, a fait faire des recherches, et a trouvé ses diamants chez un juif. On allait arrêter Basiliscos ; mais il a eu vent, je ne sais comment, de l’affaire, et il est parti, laissant un déficit de plus d’un million. Mais crois-tu qu’avant de fuir, quand nous ignorions tout encore, il a eu l’audace de venir renouveler ses supplications à Émilie pour qu’elle consentit à un enlèvement ? Et la sœur, ajouta-t-elle en baissant la voix, a eu plus d’un assaut à soutenir pour sa vertu, elle me l’a avoué depuis. Imprudente ! Moi qui les laissais seuls ensemble !… Penser que mon Émilie, cette reine de fierté, a pu si longtemps être associée à ce misérable comme sa fiancée !… Et rentrer à Bruneray avec cette honte, quand nous avions déjà triomphé partout de ce mariage ! Oh ! non, vois-tu, Roger, c’est à ne s’en relever jamais !

Elle sanglottait, et Roger lui-même accablé ne savait comment la consoler.

À ce moment, on sonna. C’était un lettre pour Émilie, Madame Cardonnel et Roger se rendirent près d’elle.

— Je ne reconnais pas cette écriture, disait madame Cardonnel en regardant l’enveloppe. Émilie l’ouvrit, son visage se couvrit de pâleur, et bientôt elle jeta la lettre loin d’elle en s’affaissant sur les coussins. Roger ramassa la feuille ouverte et, à la prière de sa mère, il lut tout haut :

« Chère et belle Émilie,

» Tout est découvert. Je n’ai plus rien à vous avouer ; mais je ne puis résister au besoin de justifier à vos yeux un malheureux qui ne mérite pas les souillures dont l’opinion publique, parce qu’il n’a pas réussi, l’accable. Vous m’aimiez, Émilie ; si votre cœur est aussi grand que votre fierté, ce n’est pas pour un changement de nom que vous aurez perdu toute estime et toute compassion pour moi. Basiliscos ou Ghilika, il s’agit du, même homme, de cet homme que vous aimiez, j’en suis certain, non pour un titre, mais pour lui-même, de celui qui tant de fois à vos pieds en reçut l’aveu si doux. Vous ne refuserez pas de m’entendre, et peut-être alors serai-je en partie justifié.

» Je suis intelligent et hardi. Il m’a suffi de voir le monde peu de temps pour reconnaître que ses couronnes et ses biens n’étaient que pour ceux qui savaient s’en emparer, et non pour les naïfs qui les attendent. J’ai vu que par les voies ordinaires je ne pourrais que vivoter, et je voulais vivre. Il n’y avait pour cela que. deux moyens : éblouir ou trahir, s’imposer comme un égal à cette élite de puissants, nés ou parvenus, qui tient le monde dans ses mains ; ou se faire leur courtisan et valet, leur exécuteur de basses œuvres. La fierté de mon caractère m’a fait choisir le premier.

» Pour cela un capital énorme était nécessaire. Qui n’a rien ne peut prétendre à rien ; on ne prête qu’aux riches. Ce dicton est vrai de toute rigueur. Je me suis donc fait riche pour pouvoir emprunter. J’ai emprunté sur parole, comme font tant d’autres jeunes gens qu’une presse odieuse se garderait bien de salir du nom de voleurs, parce qu’ils sont, eux, de grands seigneurs authentiques. Je n’ai point volé les diamants, ils sont en gage.

» Je n’ai jamais nié ma dette ; je la reconnais et la payerai, je l’espère. Encore un peu de temps et, largement intéressé dans une affaire financière, moins honnête peut-être que celle qu’on me reproche, et dont messieurs Jacot de La Rive, Trentin du Vallon, le duc G…, le marquis de S…, et d’autres coryphées du grand monde, sont les organisateurs, je devenais millionnaire ; j’allégeais ma situation. Avec un premier million, j’en gagnais cinq ou dix ; c’est infaillible. Et alors, Émilie, j’achetais ce titre de prince qu’on m’a tant de fois reproché d’avoir pris d’avance, et qui n’est pour tout homme un peu philosophe qu’une poudre aux yeux à l’usage des sots.

» Alors, Émilie, j’étais votre époux, je vous faisais souveraine de ce monde bas et ladre, qui n’est grand que par l’oripeau, qui se prostitue devant toute force. Nous avions la royauté dans sa vérité, dans sa splendeur : celle de l’intelligence, de la beauté, de l’amour, et nous l’avions, grâce à la richesse, sans laquelle aucune supériorité ne compte. Ne vous flattez pas, Émilie, de régner sans elle ; hors de ses serres-chaudes, aucune fleur ne peut s’épanouir. Trop fière pour recourir à l’intrigue, vous resterez l’objet d’une admiration stérile. Il n’y a que moi peut-être qui, comprenant votre valeur, pouvais me faire un bonheur de vous enrichir. Ce rêve est-il à jamais perdu ?…

» Émilie, je vous adore, je me sens capable de tout pour vous posséder ; si votre cœur est constant, si votre esprit peut s’élever au-dessus des préjugés vulgaires, attendez-moi deux ans ; j’abandonne la vieille Europe, et vais agir sur un théâtre plus neuf et plus grand. Cette fois, avec plus de promptitude et d’audace, avec tout le mépris des hommes qu’il faut pour les dominer, dans deux ans je serai millionnaire et homme d’État, ou je me serai brûlé la cervelle.

» À vous toujours,

» Stephan Basiliscos. »

— Quelle effronterie ! cria madame Cardonnel.

Sans dire un mot, Émilie étendit la main vers le feu de la cheminée et du regard ordonna à son frère de brûler la lettre. Roger restait rêveur ; sa mère, lui tirant la lettre des mains, la jeta au feu.

— L’infâme ! cria-t-elle encore.

— Certes, dit Roger, il ne peut être l’époux d’Émilie ; mais c’est un homme étrange et il a raison sur plus d’un point.

— Madame, dit la bonne en ouvrant la porte, c’est des dames qui disent qu’elles veulent absolument vous voir.

Elle remit une carte à sa maîtresse.

— Mesdames Jacot de La Rive, lut madame Cardonnel.

Elle consulta sa fille du regard.

— Qu’elles entrent, répondit Émilie.

— Ne dites pas que je suis ici, dit Roger en s’esquivant.

Il ne voulait pas avoir à expliquer devant elles son retour à Paris, dont madame Cardonnel, trop absorbée d’autre part, n’avait pas encore songé à lui demander compte. De la salle à manger, il put entendre à peu près ce qui se passait : d’abord de grandes condoléances, pleurs et baisers, entre Émilie et Marie ; des explications entrecoupées des plus vives exclamations, enfin les conseils qui nécessairement devaient clore.

— C’est un grand coup, dit madame Jacot, assurément ; mais mademoiselle Émilie est pleine de courage et d’énergie. Eh bien ! à sa place, je forcerais une telle aventure à me servir, au lieu de me nuire. Bien que son nom n’ait pas été mis sur les journaux, il est dans toutes les bouches ; on ne parle que du faux prince, de ses diamants, et de la sotte mine que font en ce moment tous ceux qui l’ont patronné : M. V…, le duc de G…, l’ancien pair D…, sans compter la société toute entière des agronomes réunis et la société impériale des sciences géographiques. Si mademoiselle Émilie donnait un concert dans la quinzaine au moins, — car tout s’oublie si vite à Paris ! — elle aurait assurément beaucoup de monde ; on voudrait la voir, on parlerait d’elle ; ce serait une célébrité obtenue d’emblée, et si vous saviez combien il est difficile de percer par le seul talent !

Roger n’entendit pas la réponse d’Émilie et peut-être n’en fit-elle pas ; mais il vit en idée de quel air de dignité offensée elle dut, à une telle proposition, détourner la tête. Madame Jacot n’eut d’ailleurs aucun succès.

— Oh ! madame, vous n’y pensez pas ! s’écria madame Cardonnel.

— Oh ! maman ! dit à son tour Marie.

— Pourquoi pas ? Il n’y a que le savoir-faire en ce monde. Vous ne voulez pas croire cela ! Les délicatesses ne mènent à rien, il faut forcer l’attention. Du reste, l’idée ne vient pas de moi ; elle est de monsieur Fabien Grousselle, qui me le disait hier soir. Il considérait cela, en outre, comme un acte de vaillance, car il ne faut jamais paraître écrasé. Mademoiselle Émilie n’a pas à porter le deuil d’un escroc.

— J’ai à porter celui de ma confiance trompée, madame, dit la jeune fille d’une voix éclatante. Dès que j’en aurai la force, nous partirons pour Bruneray.

— Vous avez tort, mon enfant, c’est en province qu’on est le plus exposé à la curiosité des gens, et si vous la craignez…

— Vous viendrez bien nous dire adieu ? demanda Marie.

— Oh ! certainement.

— Et monsieur Roger, reprit-elle, il sait la nouvelle ? Il doit en avoir bien du chagrin.

— Sans doute, répondit évasivement madame Cardonnel.

Et bientôt après les deux visiteuses se retirèrent.

Émilie eut une crise terrible après leur départ.

— C’est un désert qu’il me faudrait, répétait-elle avec l’accent du désespoir et l’œil plein d’une sombre flamme.

Il fallut enfin que Roger avouât que pour lui aussi tout château non princier, mais préfectoral, avait croulé. C’était le dernier coup, et madame Cardonnel gisait anéantie.

Elle se releva pour conduire dès le lendemain, en suppliante, son fils chez les Jacot. Le grand industriel seul pouvait caser cet incorrigible, qui, bouleversé par les pleurs et les reproches de sa mère promettait de ne plus l’être.

Quand ils entrèrent au salon, où se trouvaient seules Marie et sa mère, la jeune fille eut, en apercevant Roger, un vif mouvement de joie et de confusion. Elle lui donna la main et le fit asseoir près d’elle.

— Vous êtes revenu pour adoucir le désespoir d’Émilie ? dit-elle ; c’est bien à vous.

Et, d’un regard à inquiéter sa mère, elle caressait pour ainsi dire la noble et belle figure de Roger.

— C’est ce que j’aurais fait assurément, dit-il, si j’avais dû rester là-bas ; mais me voici, hélas ! revenu pour tout à fait et tel que devant.

Marie sauta sur sa chaise.

— Ce n’est pas possible ! dit-elle.

Mais, en ce moment même, d’un ton lamentable, madame Cardonnel racontait l’affaire à madame Jacot. Un nuage chargea le front de Marie, ses traits se contractèrent, et, les dents serrées, elle écouta.

— En vérité ? dit madame Jacot ; mais, pardonnez-moi, monsieur Roger, il me semble que vous n’êtes pas raisonnable. Quoi ? pour la seconde fois, une position excellente ! Tout cela ne se trouve pas facilement.

— Il est bien vrai qu’il y avait beaucoup à dire, allégua madame Cardonnel, qui sentit alors le besoin d’excuser son fils ; un arbitraire incroyable !…

— Mon Dieu ! mais c’est pourtant comme cela, chère madame, reprit madame Jacot d’un ton aigre-doux ; il ne faut pas rêver l’âge d’or sur cette pauvre terre, Enfin, je ferai tout certainement pour vous obliger, et je reparlerai à monsieur de La Rive et à quelques-uns de nos amis.

— Si l’on pouvait donner à Roger une place d’avocat consultant à la société des mines, par exemple, comme vous avez fait pour monsieur Grousselle.

— Oh ! madame !… sans doute je veux bien, moi… Mais il y a longtemps que monsieur Grousselle attendait cette place, et il n’y en a pas tous les jours comme cela !

— Vous aussi, mademoiselle Marie, vous parlerez à votre père, n’est-ce pas ?

— Je veux bien, madame, dit-elle en desserrant les lèvres tout à coup avec un petit rire strident… Mais je ne sais pas, moi, si cela peut vraiment faire plaisir à monsieur Roger. Je suis sûre qu’il n’aime pas le monde, et que sa vocation serait plutôt de vivre au village avec des pipeaux, en faisant des vers, près d’une bergère de son choix…

— Ah ! vous êtes méchante, dit madame Cardonnel.

— Oh ! madame, c’est une plaisanterie !

Elle riait encore, et Roger, dans ce rire, entendait rouler des notes de colère froide. Il sourit sans protester et sortit, irrité, humilié, blessé au vif dans ses sentiments d’indépendance.

— Est-il possible, se disait-il avec rage, qu’on ne puisse, avec du courage et du travail, se suffire à soi-même ? N’est-il pas odieux qu’ayant une force et une valeur, il faille aller, pour obtenir le droit d’employer cette force, mendier la faveur de tel et tel ?

Il passa la journée et la nuit suivante à chercher dans quelle voie il pourrait entrer par lui-même : il ne vit rien. Partout des portes fermées, où, pour être admis, il fallait au préalable gagner l’agrément du concierge et implorer les bonnes grâces du maître de la maison. Point de domaine commun, de concours national autre. que ce que dirigeait le gouvernement, qui s’en était fait, — Roger venait d’apprendre jusqu’à quel point, — une autre propriété particulière. Le monde entier du travail, des activités de toutes sortes, parqué en grands et petits fiefs, gouvernés chacun par un monarque. Aucune carrière où l’on pût entrer la tête haute, sans autre passeport que celui de la capacité voulue. Dans son indignation, Roger songea au doux rêve de Régine : être fermiers ! Mais, pour cela même, il fallait une avance que son père, indigné d’un tel choix, ne lui eût pas concédée… Et puis, toute son éducation l’éloignait de ce travail : c’était enfin un parti extrême, et rien n’était après tout désespéré. Il refoula les révoltes de sa fierté, courba la tête, et se reprit à espérer en monsieur Jacot.

Roger eût voulu accompagner à Bruneray sa mère et sa sœur, au moins pour quelques jours ; il eût eu le bonheur de revoir Régine, et de lui dire et d’entendre. d’elle tant de choses que le papier était toujours insuffisant à porter. Mais madame Cardonnel s’opposa vivement à ce désir ; au lieu de faire la dépense de ce voyage, Roger devait rester à Paris pour ne pas perdre un moment dans la recherche d’une place nouvelle, et stimuler le zèle de ses protecteurs. Elle lui traça toute une liste de personnes à voir, de démarches à faire, et l’accabla de recommandations sévères et solennelles. Plus tard, quand la santé d’Émilie et son courage seraient rétablis, elles reviendraient… On gardait l’appartement. Quant à la petite bonne, enfant de Bruneray, devenue Parisienne et déjà perdue de vices, selon l’expression de madame Cardonnel, elle restait à Paris et allait exercer dans une autre maison ses dispositions précoces à faire danser l’anse du panier.

Resté seul, Roger eut des jours de tristesse mortelle. Il commençait à douter de l’avenir, de celui du moins que son imagination étouffée par l’ambition de ses parents, lui avait peint comme un phare allumé quelque part au sommet des choses ; il se trouvait profondément diminué dans sa foi, dans sa confiance. Entre lui et le monde sur lequel il devait agir il sentait un dissentiment qui devait amener fatalement des malentendus.

— Et cependant, se disait-il, pourquoi ? Le monde est l’œuvre, l’action incessante des hommes, et je ne puis. être si différent des autres ! D’où vient que je me sens si profondément étranger, hostile parfois jusqu’à l’indignation, jusqu’au dégoût, à ses mœurs, à ses façons d’agir ?

Il ne démêlait pas ce problème que tant d’autres se sont posé.

Un jour qu’il s’était rendu tristement chez les Jacot, où il ne sollicitait guère que par sa présence :

— Monsieur, lui dit le grand industriel, j’ai une place à vous offrir dans les bureaux de la société des mines de l’Est, c’est au contentieux, où nous avons besoin de légistes. Les appointements ne sont pas élevés, deux mille quatre cents francs ; mais vous pourriez obtenir plus tard un poste plus important. Je ne demanderai pas mieux que de vous y aider.

Roger remercia et accepta : c’était au moins une pierre d’attente,

— Je vous ai particulièrement recommandé, ajouta monsieur Jacot, à monsieur Trentin du Valon, directeur de la société, que vous avez pu rencontrer ici, et qui va prochainement appartenir à ma famille. Son mariage avec ma fille est décidé.

Roger répondit par une phrase de félicitation banale ; au fond, il était surpris de cette nouvelle, et dans cette surprise il y avait un peu de mortification.

— Elle s’est décidée vite, pensait-il. Et il ne pouvait s’empêcher de soupçonner, plus bas encore, quelque rapport entre cette brusque décision et le récent insuccès qu’il venait de subir.

Comme il marchait pensif sur le boulevard :

— Vous savez la nouvelle ? lui demanda Fabien Grousselle en l’arrêtant ; mademoiselle Marie épouse Trentin du Vallon, un de nos seigneurs financiers, parvenu de la plus belle volée, millionnaire en trois ans et qui a de l’avenir. Des deux parts, c’est un beau mariage.

Et il regarda curieusement Roger, qui n’eut pas de peine à faire bonne contenance.

— Vous n’êtes pas furieux ? ajouta Fabien.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’il me semblait que, si vous aviez été seulement demi-millionnaire ou en passe d’une belle fortune, vous auriez été préféré par mademoiselle Marie. Vous étiez le rêve, Trentin n’est que la réalité.

— Vous vous trompez.

— Après ça, mon cher, si la dot vous échappe, les droits du cœur vous restent. En pareil cas, l’on gagne d’un côté ce qu’on perd de l’autre. Vous êtes désintéressé… Madame Trentin du Vallon sera sous peu une des plus charmantes femmes à la mode, libre de faire le bonheur et d’ailleurs aussi, la fortune d’un galant homme.

— Dites au moins d’un homme galant, dit Roger. Mais vous vous trompez sur mes sentiments pour mademoiselle Marie ; elle m’inspire assez de respect et d’amitié pour que je sois blessé de vous entendre parler ainsi.

— Je n’y ai pas mis de méchanceté, dit Fabien ; vous savez que je suis l’ami de la maison.

Cette réponse faite en souriant par un homme qui était l’amant avoué de la mère, excita les rires de ceux qui les entouraient, et Roger, plus triste que jamais, rentra chez lui, se sentant menacé d’un nouveau danger le ridicule de croire à quelque chose,


XIV

MALANDRINS ET PARTAGEUX.

L’imagination dont Roger était doué eut bien vite reprit ses droits. À peine fut-il installé à son bureau, dans le palais de la société des mines de l’Est, qu’il se dit :

— Pourquoi, en m’appliquant à servir les intérêts dont je suis chargé, n’arriverais-je pas promptement à une place de quatre ou cinq mille francs, qui me permettrait d’épouser Regine ?

Il ne s’en dit officiellement pas davantage, mais vaguement il en pensa beaucoup plus long. Aux mines de l’Est, tous les directeurs et membres du conseil d’administration avaient équipage ; plusieurs employés supérieurs s’étaient enrichis. Il n’était question dans ce lieu que de richesse ; on n’y lisait que gros chiffres, on n’y voyait qu’or. N’était-il pas simple que l’esprit de ses habitants fût conduit à croire la fortune facile ?

Pour le moment, Roger n’entendait rien aux affaires de spéculation ; ayant le scrupule et la honte de son ignorance, il travailla sur-le-champ à la dissiper. Du premier coup, il ne saisit pas très-bien ; il cherchait l’utilité de la chose, et suait sang et eau sans pouvoir rien trouver. Pourquoi les mines de l’Est, qui étaient dans l’Est naturellement, avaient-elle cette maison splendide à Paris, ce monde d’employés et d’administrateurs ? Comme il rêvait à cela, dès le premier jour, en sortant, il vit un coup de chapeau qui semblait s’adresser à lui et, levant les yeux, reconnut Fabien Rousselle. Le jeune avocat républicain n’avait pas encore d’équipage, mais il était mis avec la dernière élégance ; la place qu’il avait obtenu par le crédit de madame Jacot était aux appointements de dix mille francs.

— Que vous êtes rêveur ! dit-il à Roger.

— Je cherche tout bonnement à me rendre compte de ce que je fais, dit celui-ci, et j’en suis à, l’a, b, c. Pouvez-vous me dire pourquoi l’administration des mines de l’Est n’est pas à Mulhouse, ou ailleurs, plutôt qu’à Paris ?

Fabien éclata de rire.

— Quoi vous vous imaginez que c’est de l’administration des mines qu’il s’agit ici ? Pas du tout ou si peu que rien. Ceci est une grande maison de jeu, dont les mines sont la raison d’être.

— Une maison de jeu ! répéta Roger.

— Parfaitement. Nous jouons à la bourse, nous trafiquons, nous spéculons. Sur un revenu brut auquel de deux millions que donne l’entreprise, notre directeur a déjà encaissé deux millions pour son propre compte depuis deux ans, sans parler des bénéfices qu’ont faits d’un autre côté, chacun des membres du conseil d’administration. Vous voyez que s’il ne s’agissait que des mines…

Roger eut peur, vis-à-vis de Fabien Rousselle, de passer pour trop naïf ; il s’abstint de toute marque d’étonnement.

— Je vais étudier le monde des affaires, dit-il.

— Et vous serez scandalisé d’avance, je vous le prédis, répliqua Fabien en souriant.

— Sera-ce ma faute ou celle des autres, à votre avis ?

— Eh ! mon cher, il est bien difficile, au temps où nous sommes, de trancher si nettement les questions. D’abord, il y a eu de tout temps des abus, et il y en aura toujours ; l’abus est dans la nature humaine. Puis… il faut vivre !

Ainsi averti, Roger ne chercha plus l’utilité de la chose, — au point de vue général s’entend ; car, au point de vue particulier, elle n’était pas douteuse, — il en étudia le jeu et les ressorts, et l’une des premières découvertes qu’il fit, à son grand étonnement, fut que l’existence même de la société était contraire à la loi, qui défendait les coalitions de patrons comme d’ouvriers, et la réunion des mines en une seule administration. Comment alors se faisait-il que cette énorme illégalité florit et prospérât si à l’aise sous le soleil ou la fumée de Paris, éclaboussant les passants de son insolence ? Il n’osa pas le demander à Fabien Grousselle ; mais il ne tarda pas beaucoup à le deviner, à mesure que passèrent devant lui les noms des administrateurs et gros actionnaires. C’était la fleur de la haute politique. Au reste, l’importance et la valeur des mines étaient telles que les actions avaient monté de cinq cents francs à mille francs. C’était de là que datait la grande fortune de monsieur Trentin du Valion, aussi bien qu’un accroissement de splendeur très-marqué chez les Jacot. Maintenant elles étaient tombées à six cents francs, et oscillaient avec une tendance à la baisse. Que s’était-il passé qui eût pu changer si profondément, en plus et en moins, la valeur d’une chose aussi réelle que celle des gisements houille et de fer ? L’extraction était-elle donc si irrégulière Mais non, c’était toujours à peu près le même rendement de quintaux métriques ; tandis que les dividendes servis aux actionnaires variaient de douze à trente pour cent.

Roger était arrêté sur ce problème, quand il reçut une lettre de son père, qui lui disait ;

« Il vient de me rentrer dix mille francs. J’ai tant besoin de réparer les brèches que m’a faites votre séjour à Paris, que je veux employer cette somme à l’achat d’actions de la société des mines de l’Est, qui donnent un si beau revenu. Une chose me surprend, c’est que les ouvriers n’en sont pas mieux, au contraire ; ils se plaignent que la réunion des compagnies a fait baisser leurs salaires en augmentant leur travail, et aussi de la discipline, qui est devenue de fer, paraît-il, entre les mains de ce drôle d’Adalbert, maintenant sous-directeur, qui fait rapidement son chemin et joue le personnage important. Je ne sais pas, après tout, si ces plaintes sont bien fondées, car c’est surtout par le chevalier, en ceci l’écho de Gabriel, que j’en entends parler ; mais, ce qu’il y a de sûr, c’est que la misère est grande et l’immoralité non moins. Les gens se plaignent de ne rien avoir et boivent tout au cabaret, les femmes et les enfants sont à faire pitié ; il s’est passé dernièrement des choses à faire trembler. Les rues, le soir, sont infestées de drôlesses, et jusqu’à des petites filles : il n’y aura bientôt plus une seule femme honnête à Bruneray, et dans tout le département, dit-on, c’est la même chose. C’est et vraiment cela la pitié qu’on aurait pour ce peuple s’il se conduisait bien. Rien après tout ne les empêcherait d’être honnêtes, s’ils aimaient la vertu. Mais les enfants se pervertissent dans les ateliers ou sont abandonnés dans les rues. C’est honteux ! D’ailleurs tout le monde se plaint : car tout est cher et enchérit sans cesse, y compris le bois et la houille, qui ont monté comme la fonte depuis la réunion des compagnies. C’est le public naturellement qui paye tout cela. Aussi ne serais-je pas fâché de sortir de la masse corvéable et d’entrer dans la situation de ceux qui jouissent du nouvel état de choses. Informe-toi du meilleur moment pour acheter et fais pour le mieux ; cela doit t’être facile puisque tu es à la source.

Roger consulta Fabien Grousselle, qui lui conseilla de ne pas acheter.

— Car les actions tendent à la baisse, dit-il, et ce mouvement, conséquence forcée de la hausse extraordinaire et folle obtenue par divers moyens, ne s’arrêtera peut-être pas au pair, si d’ici là nos directeurs ne trouvent pas des moyens nouveaux de relever le crédit de la société. Pour moi, qui veut spéculer aussi, j’attends : si j’achète, je vous préviendrai.

Cependant le mariage de mademoiselle Marie de La Rive avec monsieur Trentin du Vallon venait d’avoir lieu et des fêtes splendides étaient données à cette occasion. Roger invité, crut devoir assister au premier bal. Quand il entra, vers neuf heures, les salons étaient déjà demi-pleins, et il ne put que saluer madame Jacot, madame Trentin du Vallon n’ayant pas encore paru. Le flot des arrivants était incessant, les salons bientôt regorgèrent. La fortune croissante des Jacot, unie à l’astre nouveau, mais plein d’éclat, de Trentin du Vallon, doublait presque leur influence.

Dans cet entassement, divers mondes se coudoyaient d’une façon étrange : anciens dignitaires de la monarchie bourgeoise d’Orléans, vieux légitimistes mordant aux affaires, jeunes héritiers des grandes familles encanaillés par le plaisir, parvenus de la république, ambitieux de tous les régimes et bonapartistes satisfaits mon-les à l’étiquette diverse, mais profondément réunis par le caractère générique, en une seule classe, celle des jouisseurs. Tous ces gens-là venaient échanger une poignée de main avec monsieur Jacot de La Rive ou monsieur Trentin du Vallon, son gendre, homme de trente-cinq à trente-six ans, de taille moyenne et carrée, pâle, presque blême, aux cheveux noirs, à l’air vulgaire, et dont la boutonnière portait, à côté du ruban rouge, deux ordres d’Espagne et d’Italie, où il s’était occupé de chemins de fer.

Enfin parut la jeune mariée, éblouissante de dentelles et de diamants, vive et souriante comme toujours, avec un aplomb nouveau. Elle parlait vivement, s’inclinait avec grâce, et ses yeux pétillaient.

— Puisse-t-elle être heureuse, se dit sincèrement Roger.

Mais la figure de monsieur Trentin était pour lui comme un nuage sur ce désir. Il n’essaya pas de s’approcher de Marie, et, après avoir satisfait à ses obligations en faisant danser deux ou trois femmes de sa connaissance, il s’adossa au lambris, dans l’embrasure d’une fenêtre, et contempla, tout en rêvant, la cohue sautante. Bientôt à ces gazes flottantes, à ces épaules nues, à ces visages composés ou étourdis, se substitua une autre image, celle de la douce et simple Régine, dans sa robe montante d’étoffe commune, avec ses bruns cheveux tordus, frisés sur la nuque, sa lèvre rose et pure et son regard rayonnant d’amour. Roger avait perdu de vue tout autre objet et s’absorbait dans une contemplation intérieure, quand tout à coup il se sentit comme violemment attiré au dehors, et, levant les yeux, son regard alla d’emblée rencontrer le regard qui pesait sur lui. C’était celui de Marie, et le jeune homme ne put s’empêcher de frémir, car il y vit une étrange volonté de haine et de mépris. Il se redressait indigné, armant ses propres yeux d’une dureté semblable ; mais, emportée dans la valse, elle disparut et ne le regarda plus. Quelques moments après, encore ému de cette impression, Roger parvint à travers la foule, jusqu’à madame Trentin du Vallon, et s’inclinant un peu froidement, lui demanda un quadrille.

— C’est trop tard, monsieur, je n’en ai plus, répondit-elle avec une sorte de hauteur.

Une fois de plus, Roger sortit blessé de cette maison, où il sentait de plus en plus, à mesure que montait leur fortune et que pâlissait la sienne, s’effacer l’illusion, qu’il avait eue, d’une amitié vraie. Ernest lui-même le traitait en protégé. Mais, de la part de Marie, cette déception lui semblait plus âpre, soit qu’il eût eu plus de foi en elle, soit, comme on le prétend, que l’affection d’une femme ait pour un homme plus de charme et une douceur plus secrète.

Roger assurément n’avait pas été infidèle, même en pensée, à son amour : niais la préférence de Marie pour lui, si visible, n’avait pu que le toucher vivement. Le secret qu’il avait cru devoir garder à ce sujet vis-à-vis de sa fiancée avait donné à ce sentiment je ne sais quelle corruption d’intimité, où quelque tendresse était venue facilement se mêler à la reconnaissance.

En apprenant le mariage de mademoiselle de La Rive, si le premier mouvement de Roger avait été presque de blâmer cette jeune fille, dont il r’avait cependant jamais encouragé l’amour, s’il avait en un mot senti, soit dans sa vanité, soit dans son cœur, le froissement plus ou moins vif czusé par l’abandon, il s’était dit bien vite qu’il valait mieux que les choses s’arrangeassent ainsi, et il s’était plu dans le rêve d’une amitié d’autant plus tendre et plus fidèle qu’elle aurait eu sa racine dans un sentiment plus vif. Il n’en savait pas davantage, le naïf jeune homme, sur les variations du cœur humain ; aussi l’accueil de Marie le surprit-il autant qu’il l’affligea.

— Je vais acheter, lui coulait dans l’oreille, à un mois de là, Fabien Grousselle en le rencontrant dans la cour de l’hôtel des mines de l’Est.

— Ah ! vous pensez ?…

— Oui, dépêchez-vous ; Trentin va jouer un grand coup. N’allez pas répéter ce que je vous dis là au moins, tout serait perdu, mais c’est sûr. Achetez beaucoup, vous le pouvez sans crainte.

— Je n’ai que dix mille francs, dit Roger.

— Enfant que vous êtes ! Moi, je n’ai rien du tout et j’achète pour quarante mille francs ; on ne paye pas d’avance, vous le savez bien.

— Et mon rapport ?

— Il sera chez vous demain matin.

— Ah ! tant mieux ; j’en ai besoin. Mon cher, je vous suis obligé. De mon côté, toujours à votre service.

Il faut dire ici que Fabien Grousselle, avocat consultant de la compagnie, avait souvent besoin des conseils de Roger, beaucoup plus fort que lui en droit. Le rapport en question avait été refait à peu près en entier par le simple employé, et c’est à cette circonstance que Roger devait sans doute les bons offices et la constante familiarité du jeune avocat, à qui la tête tournait un peu de sa rapide fortune.

Roger Cardonnel avait trop gardé de ses vertus de province pour acheter sans argent, il en était encore. d’ailleurs à ne pas saisir les fictions du jeu de Bourse Il acheta donc réellement non pour la fin du mois, mais pour l’éternité. Les mines de l’Est étaient alors descendues presque au pair, et il eut pour ses dix mille francs dix-huit actions.

Deux ou trois jours après, en effet, la nouvelle d’une transaction merveilleuse circulait dans les bureaux. Or avait découvert un nouveau gisement d’une richesse extrême, justement dans les propriétés de monsieur Trentin du Vallon et de son voisin monsieur le duc de C…, membre comme lui du conseil d’administration. Ces messieurs, dévoués à l’œuvre commune, cédaient les terrains à la compagnie, dont cette exploitation nouvelle allait accroître les revenus dans une proportion inespérée. Or parlait d’émettre des obligations ou plus tard peut-être de dédoubler les actions.

Le gisement nouveau assurait non-seulement une richesse énorme à la compagnie, mais à la France un surcroît de commerce incalculable. De grands journaux vantèrent les succès de la compagnie, et reproduisirent des annonces où elle promettait cent cinquante francs de dividende à ses actionnaires pour la fin de l’année. Elle allait en outre émettre des obligations dont elle réservait à ses actionnaires au moins les trois quarts. Le journal financier, dont monsieur Jacot était le directeur et en grande partie le propriétaire, délirait d’enthousiasme. Aussitôt les actions des mines de l’Est montèrent ; en quelques jours, elles atteignirent le double du taux d’émission et bientôt le dépassèrent. Monsieur Cardonnel enchanté et désolé tout à la fois, écrivait à son fils : « Que je suis heureux d’avoir acheté ! Que je regrette de n’avoir plus d’argent pour me procurer d’autres actions ! Je crois que si je trouvais à vendre ma diable d’étude, qui me rapporte si peu avec toute la peine qu’elle me donne, je le ferais tout de suite. Il n’y a que la grande industrie où l’on fasse fortune, sans se donner aucun mal. »

Cette dernière phrase fit rêver Roger.

— C’est vrai, se dit-il ; mais comment se fait-il qu’on puisse gagner sans rien faire ? Et d’où vient cet argent, qui ne résulte pas d’une production nouvelle ? Il y a, il est vrai, le gisement nouvellement découvert ; mais ce sont justement ceux qui ne l’exploitent pas qui en recueillent la valeur. Il pensa aux mineurs qui mouraient de faim. Tout cela, se dit-il, est vraiment étrange. Et, de ce moment, son attention fut portée vers l’étude du jeu secret de ces choses et de leur moralité. Sur ces entrefaites, un jour, Fabien Grousselle vint le trouver, d’un air assez échauffé. Mais, en vérité, mon cher, lui dit-il, ce n’est pas cela du tout, et je ne puis pas accepter vos combinaisons. Il s’agissait d’un nouveau rapport que Roger lui avait rendu le service d’élucider.

— J’en ai touché un mot à Trentin, il m’a envoyé promener. Ce n’est pas l’intérêt de nos adversaires qu’il faut soutenir, mais celui de la compagnie.

Cependant quand la compagnie a tort, observa Roger…

— Oh ! candide jeune homme, n’est-ce pas pour n’avoir jamais tort qu’elle paye ses avocats ?

— Fort bien ! Mais si ses avocats l’engagent dans un procès qu’elle doit perdre…

— Perdre ! Une compagnie ! Allons donc ! Il faudrait alors que son tort crevât les yeux, et c’est là justement ce que nous sommes faits pour empêcher. La loi, vous le savez bien, vous qui la connaissez mieux que moi, a toutes sortes de dispositions contradictoires. Il s’agit de dénicher celles qui sont ou paraissent être en notre faveur.

— Mon cher, je suis fâché de ne pouvoir vous aider pour cela ; mais, comme le droit de la partie ne me paraît pas douteux…

Fabien regarda le jeune Cardonnel avec un ébahissement plein d’ironie.

— Vous êtes fabuleux, mon cher ! Et le plaisant de l’affaire, c’est qu’avec cela vous voulez parvenir tout comme un autre ! Je vous souhaite bonne chance. Mais, voyez-vous : ces choses-là étaient bonnes au temps où l’on naissait patricien, grand seigneur, avec une fortune dans son berceau. Alors ceux qui ne voulaient pas davantage pouvaient se draper dans leur toge et dans leur conscience, et laisser de grands mots à la postérité. Mais aujourd’hui, où chacun a son chemin à faire tout seul, à choisir d’être ou de ne pas être, il ne se fabrique plus des mots tels que celui-ci : « Nous rendons des arrêts et non pas des services. » Et savez-vous pourquoi ? Parce que ceux qui ont l’inspiration de les faire n’auront jamais l’occasion de les placer.

— Tant pis pour la société, dit Roger, à la fois blessé et déconcerté du ton de supériorité railleuse que prenait Fabien vis-à-vis de lui.

— Et tant pis pour vous aussi, je suppose.

— C’est possible, mais il s’agissait de consultation et non de conseils.

— Ma foi ! ceux-ci vaudraient bien celle-là, si vous vous décidiez à en profiter. Mais enfin, soit, monsieur Cardonnel ; je vous remercie.

Depuis ce jour, Fabien Grousselle ne consulta plus. Roger et ne le conseilla pas davantage. Or, le mois suivant, Roger fut tout étonné de voir dégringoler les actions des Mines de l’Est. Il s’informa : on lui dit qu’il y avait des doutes sur la valeur du gisement tant vanté. Des actionnaires arrivaient effarés ; on les rassurait. Mais le mois suivant, ce fut une véritable débâcle ; les actions tombèrent au-dessous du cours.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? écrivait monsieur Cardonnel à son fils.

Et ce fut lui-même, peu de temps après, qui lui dit le mot de l’énigme. Il était allé prendre des informations sur place et revenait plein de colère et d’indignation. Le fameux gisement n’était plus qu’une mauvaise plaisanterie ; au-dessous de quelques mètres, il n’y avait rien, presque rien, pas de quoi défrayer l’exploitation. Il était facile, par des sondages, de s’en assurer avant de faire tout ce chantage, écrivait monsieur Cardonnel ; tes directeurs sont des imbéciles ou des fripons. »

Les cris de quelques actionnaires dégrisés et les commentaires des bureaux ne permirent pas longtemps à Roger d’être indécis sur ce dilemne. Monsieur Trentin, monsieur Jacot, monsieur le duc de C…, monsieur le président H…, monsieur le député X…, monsieur le sénateur R…, monsieur le comte G…, monsieur le baron Y…, le diplomate N…, l’avocat Fabien Grousselle et autres, s’étaient empressés de vendre leurs actions au fort de la hausse et avaient réalisé sur elles, entre eux tous, une somme qu’on évaluait au tiers du fonds social de la compagnie, c’est-à-dire trois millions. Il n’y avait de ruinés que les actionnaires, et, tandis que ceux-ci se désespéraient et que l’un d’eux se brûlait la cervelle, ces messieurs achetaient des propriétés en province, grâce auxquelles ceux qui n’étaient pas encore députés allaient se mettre sur les rangs.

— Je suis dans un repaire de bandits, dit Roger en frémissant.

Il se rappela les paroles de Fabien Grousselle : Trentin va jouer un grand coup ! il croyait rêver. Quoi ! ces choses se faisaient, avec cette insolence, en plein jour, et s’avouaient avec ce cynisme ! Quelle différence y avait-t-il donc entre ces financiers habiles et l’homme qui va nuitamment, avec préméditation, forcer et vider un coffre ? Aucune, si ce n’est l’énormité du vol. Ces trois millions, où avaient-ils été pris ? Dans la poche des autres, dans celles des anciens et des nouveaux actionnaires, dont les membres du conseil d’administration avaient pour mission de gérer les intérêts.

Roger restait confondu. Il avait lié connaissance avec son voisin de bureau, un jeune homme à figure intelligente et honnête, qui se nommait Adrien Lacombe. Le soir, tandis qu’ils se promenaient ensemble, il lui exprima son étonnement que de pareilles manœuvres restassent impunies.

— Mais ces choses-là sont passées en coutume, lui dit Adrien ; on les dit, on les sait ; on a même fait des livres là-dessus, mais qui ne sont pas assez lus pour éclairer tout le monde. La grande majorité ne comprend rien aux questions de finances, et les trouve trop ardues à débrouiller, embrouillées d’ailleurs qu’elles sont à plaisir par le jargon de ceux qui les tripotent. Ce mystère, l’éclat des premiers dividendes (ils sont toujours très-beaux

on les prend sur le capital), la passion de s’enrichir

qui tient tout le monde, un fond de bêtise impossible qui caractérise les masses : voilà ce qui fait, depuis plus de trente ans et fera longtemps encore, le succès de ces bandes de brigands, civilement organisées.

— Mais ceux qui savent, comment acceptent-ils ?…

— Ceux qui savent en font plus ou moins partie. Ne voyez-vous pas que presque tous les pouvoirs et fonctions de l’Etat sont représentés au sein de ces compagnies ? Ce sont elles qui, grâce à l’abus des grandes influences territoriales, fournissent presque tous nos députés. Le corps législatif actuel en contient des familles entières. On ne fera pas de loi contre l’agio de longtemps, soyez tranquille. Quant aux tribunaux, il faut que les plaintes soient bien vives, que le scandale soit bien grand, pour qu’ils s’en mêlent. Et d’ailleurs, ces procès-là, quelques révélations qu’ils donnent, ne font pas de mal à ce qu’on a si bien nommé la haute pègre. D’abord, les avocats, même adverses, le président, les témoins, se gardent bien d’appeler les choses par leur nom ; de toutes parts, on met la sourdine, et le vulgaire n’entend que lorsqu’on crie. Puis les excès incriminés passent pour exceptions, tandis qu’ils sont la règle, et le procès fait à une compagnie a pour résultat de laisser croire que les autres sont honnêtes. La presse enfin, oracle de l’opinion, à peu d’exceptions près, les soutient. Mais je vous attriste, vous ne vous doutiez pas de tout cela ?

— Je suis épouvanté, dit Roger ; faut-il donc croire à la pauvreté de ce qu’on nomme l’élite de l’humanité ?

— Non, pas absolument, reprit Adrien ; mais à son égoïsme. Au sein même de ce monde-là, je crois que beaucoup ne comprennent pas ce qu’ils voient tous les jours.

— Mon parti est pris de ne pas rester dans cette maison, dit Roger.

— Mon cher, il y a deux ans que je cherche une autre place, je n’en trouve pas, ou un petit capital qui me permette d’agir par moi-même, et je n’en trouve pas davantage. Tout dans la poche de ces messieurs.

Ils avaient en causant atteint le parc Monceau et suivaient une des allées de côté, quand ils se croisèrent avec une voiture qui marchait au petit pas et dans laquelle Roger reconnut, à demi-couchée, Marie, madame Trentin du Vallon. Elle avait une toilette d’été. blanche et rose, délicieuse de fraîcheur et merveilleuse de richesse ; mais sa pose et l’expression de ses traits, pleins de mélancolie, faisaient un contraste pénible avec cette fraîcheur et cet éclat. Elle tressaillit en reconnaissant Roger, et il ne put s’empêcher de rougir en la saluant. Elle était la femme de cet escroc. Pauvre Marie !

— Vous avez raison, dit-il à Adrien ; beaucoup de ceux mêmes qui vivent de ces infamies les ignorent. La réflexion n’est point la qualité première des humains.

Roger était bien décidé à donner sa démission de l’emploi qu’il occupait à la société des mines de l’Est ; mais un mois seulement restait jusqu’aux vacances, et, par un acte de déférence pour la famille Jacot, il résolut d’attendre cette époque ; l’ouvrage d’ailleurs pressait dans les bureaux. On préparait l’assemblée générale des actionnaires, et, dans les circonstances où l’on se trouvait, cette attente ne causait pas peu de souci aux directeurs. La grosse épine de l’affaire, c’était la vente à la compagnie, au prix de huit cent mille francs, par messieurs Trentin du Vallon et le duc de C…, directeurs de la compagnie, de ce nouveau gisement qui avait si cruellement démenti les promesses du conseil d’administration et trompé les espérances des actionnaires. On craignait un éclat, un refus de ratification par l’assemblée des conclusions du rapport. Cependant les gros actionnaires seuls, possesseurs de vingt actions, pouvaient prendre part aux délibérations, et monsieur Cardonnel devait renoncer au plaisir de se soulager, comme il disait, en exposant ce qu’il avait sur le cœur.

Le rapport était donc l’objet de grands efforts. Il y fallait prouver que le jour n’était pas plus pur que la conduite du conseil et que leurs mains étaient nettes de tout bénéfice dans l’affaire de la nouvelle mine, en même temps que présenter comme un marché légitime et avantageux le payement de huit cent mille francs fait à messieurs Trentin du Vallon et le duc de C… Il y a des problèmes moins ardus. Mais le bruit courait que le rapport de monsieur Fabien Rousselle, aidé de toutes les lumières de l’administration, était un chef-d’œuvre du genre. En attendant, le contentieux suffisait à peine à répondre aux réclamations qui lui étaient faites, à jeter au panier les lettres d’injures et à conjurer les procès.

La veille du jour fixé pour l’assemblée, le chef de bureau du contentieux remit à chacun des principaux employés les vingt actions qui donnaient droit à voter dans l’assemblée, en les priant de vouloir bien remplacer pour cette fois des actionnaires empêchés.

— Nous craignons de ne pas être en nombre, dit-il, et ce serait ennuyeux. Vous me rendrez cela après la séance.

Roger devint tout pâle et se leva aussitôt.

— Reprenez-les de suite, monsieur, dit-il ; ceci est une manœuvre à laquelle je ne m’associerai pas.

Le chef de bureau rougit de colère ; mais, voyant l’effet des paroles de Roger sur les autres employés, qui restaient troublés et hésitants, il prit le ton railleur, parla d’exagération de puritanisme, du devoir des employés de servir la compagnie qui les faisait vivre, et finit par proposer assez clairement le choix entre une action donnée comme récompense, et le renvoi immédiat. Dans le silence qui suivit les paroles du chef, on n’entendit que le souffle de poitrines oppressées, on ne vit que regards mornes et fronts rougis. Placés entre l’honneur et le pain, ces hommes, pères de famille la plupart, un instant hésitants, n’osèrent choisirent que par le silence le parti que leur imposait une implacable nécessité. Roger sortit la tête levée.

— Ma foi, tant pis, je vous suis, s’écria Lacombe en jetant sa plume, et il le rejoignit dans l’antichambre, où le chef parut sur ses talons.

— Fort bien, messieurs, leur dit-il, les dents serrées ; mais gare aux indiscrétions ! Vous vous attaqueriez à forte partie, vous le savez ?

Dès qu’ils furent dans la rue :

— Ouf ! s’écria Lacombe, quel bon air que celui de la liberté ! mais ça ne durera pas malheureusement. L’air de la liberté enivre, mais il ne nourrit pas.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Roger.

— J’allais vous faire la même question.

— Je ne sais pas.

— Moi, il y a longtemps que j’ai une idée. C’est de me faire agent d’affaires honnête. Pourquoi ça ne prendrait-il pas, pour la rareté du fait ? Voyez-vous clairement l’intérêt qu’ont les gens d’être dupés, au lieu d’être bien servis ?

— Non, dit Roger en souriant.

— Vous ne le voyez pas, j’en suis sûr : et pourtant je ne suis pas persuadé qu’ils ne préfèrent pas être dupés. Mais enfin j’en ferai l’expérience volontiers. Seulement, dans le monde où nous sommes, l’homme privé de capital est une valeur immobilisée, un zéro qui attend son chiffre : force, courage, intelligence, activité productive, tout cela n’est rien sans argent, parce que la terre entière est sous le séquestre du capital, qui seul a pouvoir d’accorder une main-levée. Ma famille est pauvre et aurait plutôt besoin de moi.

— Que ne puis-je vous aider ! dit Roger.

— Qui sait ? Votre père a pu mettre dix mille francs dans la poche de messieurs Trentin et Ce ; il a bien quelque autre finance. Pourquoi nous associerions-nous pas ? Vous avez lu la fable de l’aveugle et du paralytique ? Nous voulons rester honnêtes et faire notre chemin : grosse difficulté ; mais peut-être l’association, en doublant nos forces, nous fera-t-elle vaincre ? Faites-vous prêter par votre père dix mille francs. Nous prenons chacun un cabinet, vous d’avocat, moi d’affaires, c’est-à-dire que nous habitons dans la même maison, sous des portes différentes, deux chambres sévèrement meublées, où nous couchons sur un canapé, et décorées au dehors du titre pompeux Cabinet d’affaires : Monsieur Adrien Lacombe, et sous votre sonnette, cette enseigne, plus comme il faut et plus discrète : Monsieur Cardonnel, avocat. Je fais des annonces pour une bonne somme, c’est le sine quâ non. Puis, je suis pas mal intrigant, moi ; je sais voir et dépister les choses ; on ne me trompe pas aisément, Je fais donc des affaires, du moins j’aime à le croire, et je vous adresse, à l’occasion, mes clients, tandis qu’à l’occasion également vous m’envoyez les vôtres. Nous faisons mutuellement notre éloge, et enfin nous partageons profits et pertes fraternellement, à part l’intérêt de votre argent, dont je vous tient compte. Le pacte vous va-t-il ?

— Tout à fait, dit Roger, avec un élan de fraternité juvénile, en tendant la main à Adrien. Ce plan satisfait le plus agréablement du monde mon désir d’agir et de tenter la fortune par moi-même ; reste à savoir si je pourrai décider mon père.

Ils passèrent deux ou trois jours à vivre de projets et firent idéalement des affaires superbes. Après quoi, jugeant que pour le moment ils n’avaient rien de mieux à faire, ils quittèrent ensemble Paris pour aller passer l’automne, morte-saison des affaires, dans leur famille. Roger avait prévenu ses parents de son retour par une lettre partie deux jours avant lui.

— Encore un échec, se disait-il, et toujours au même point après une année d’absence.

Il en souffrait vis-à-vis de lui-même, vis à-vis des siens, et surtout de l’opinion publique. Mais ses plans futurs lui rendaient l’espérance et, par-dessus tout, une joie immense lui remplissait l’âme il allait revoir Régine !


XV

NUITS ÉTOILÉES.

À la sortie du chemin de fer, Roger se trouva dans les bras de son père. Tandis qu’ils montaient la rampe qui de la gare conduisait à la ville haute, ce fut, suivant l’habitude de ceux qui se revoient après une longue absence, une bordée d’épanchements. Monsieur Cardonnel était trop indigné contre les administrateurs des Mines de l’Est pour ne pas s’associer aux sentiments de son fils à leur égard ; mais cependant il ne lâchait point la corde des sacrifices nécessaires pour parvenir, et répétait de temps en temps que ne pouvant faire à son gré la vie, il fallait bien la prendre telle qu’elle est.

— Père, disait Roger, tu aurais fais comme moi à ma place.

— Je ne sais pas, moi ; je ne dis pas ; je dis seulement qu’on peut faire son chemin, que diable ! et que voilà une année de perdue fort sottement.

Et malgré les efforts de Roger qui s’épuisait à remettre sous les yeux paternels tout ce qui l’avait révolté dans ses diverses fonctions, l’irritation de l’honnête notaire restait double et indécise. Il en voulait beaucoup certainement aux gens qui avaient mis son fils dans la nécessité de quitter successivement trois postes pleins d’espérances ; mais il en voulait à son fils presque également. Ces gens et leurs infamies assurément le choquaient, mais le fait de voir Roger sans place le choquait peut-être davantage encore. Le jeune homme parla de son nouveau plan.

— Oui, c’est cela ! Toujours les parents ! Tu me prends peut-être pour Crésus. Moi, je ne demanderais qu’à l’aider en effet ; mais si tu veux faire la mauvaise tête…

— Eh ! qu’ai-je fait ?

— Rien, parbleu ! c’est bien le malheur. Je ne veux pas te faire de reproches, après tout, ce n’est peut-être pas ta faute. Mais il y a pourtant des gens qui réussissent. Tiens, vois ce drôle d’Adalbert : il n’y a pas deux ans qu’il est à la forge, et le voilà presque l’alter ego de monsieur Jacot. Au premier jour, on le verra directeur de l’usine. Il gagne déjà trois mille six cents francs ; alors il en gagnera huit mille, sans compter l’intérêt qu’il a pris dans les affaires, à ce qu’il paraît.

— Mais tu le traites d’intrigant.

— Parbleu ! parce qu’il l’est.

— Et tu voudrais que j’en fisse aulant ?

— Pas du tout ; mais on peut faire son chemin d’une autre manière.

Cette assertion valait peut-être la peine d’être approfondie ; mais Roger ne s’y arrêta point ; car on approchait de la maison Renaud, et, tandis qu’il s’efforçait de garder une attitude indifférente, toute son âme passait dans ses yeux, cherchant à saisir derrière une fenêtre l’ombre de Régine. Il ne la vit pas et lui en voulut un peu. Sans doute, il comprenait sa réserve, n’étant pas soul ; mais ses yeux à lui ne l’eussent pas saisie hors de la portée de ceux des autres, au fond même de la chambre, où il n’eût demandé qu’à l’entrevoir. Enfin, quoi qu’on fit maintenant, il allait la retrouver.

Après avoir embrassé sa mère et sa sœur, toujours triste et pâle, Roger ne vécut plus que de cette attente. Au diner, il crut pouvoir et devoir même s’informer des Renaud.

— Ils vont bien ! répondit sa mère ; ils viendront ce soir.

Elle parla ensuite des bontés qu’ils avaient eues pour monsieur Cardonnel pendant leur absence et pour Émilie depuis leur retour. L’intimité d’autrefois semblait rétablie. Après le dîner, Roger soutint la conversation sans savoir ce qu’il disait ; son âme pure cette fois était tout oreilles.

Enfin ! enfin ! des pas se firent entendre, la porte vitrée donnant sur le jardin s’ouvrit.

— Ce sont les Renaud, dit tranquillement madame Cardonnel.

Et Roger se leva, pâle d’émotion, et s’avança vers la porte du salon, qui s’ouvrit à son tour.

— Ah ! ce cher Roger, dit monsieur Renaud en le serrant maternellement dans ses bras.

Il passa de là dans ceux de madame Renaud, et puis… et puis ce fut Lucette, et il l’embrassa aussi, et, ne voyant plus personne, il se retint à la main de la jeune fille, tout étourdi.

— Régine ! lui dit-il d’une voix basse, mais pleine d’angoisse.

— On l’a envoyée chez notre tante de Biesles, dit rapidement la fillette, et, faisant un brusque mouvement, comme pour arranger sa robe, elle ajouta, presque à l’oreille de Roger : Elle a bien pleuré, pauvre…

Roger s’assit sans plus rien voir et répondit sans entendre ce qu’on lui disait. Au bout de quelques instants, sous un prétexte, il sortit et passa dans le jardin. Il était fou de douleur et d’indignation. Il maudit sa famille. — Et c’est ainsi qu’on l’aimait. Lui retirer sa seule joie, son seul bonheur, sa Régine !… Oh ! c’était odieux ! il se vengerait ; il voulait partir, il ne voulait pas rester en proie au féroce égoïsme de famille pour qui son cœur n’était rien. Ah ! pourquoi leur avait-il annoncé son retour ? Il ne s’était pas défié, et c’est ainsi qu’on avait abusé de sa confiance !… Oh ! Régine ! Régine ! On l’avait contrainte de partir !… Elle avait pleuré !…

Et lui aussi, les larmes le gagnèrent et il s’enfonça dans le coin le plus reculé du jardin.

— Il aime toujours Régine, disait le soir à sa femme le père Renaud. As-tu remarqué comme il a été saisi de ne pas la voir ? C’est un brave garçon. Pourtant, s’il le veut absolument, quand il aura une place, il faudra bien que ses parents se fassent une raison… Ils ne peuvent pas vouloir le rendre malheureux, puisque c’est une honnête fille qu’il aime… Enfin nous avons fait notre devoir, nous autres et nous le ferons toujours, quoi qu’il arrive. L’honneur avant tout !

Roger alla le lendemain voir le chevalier, qui lui conseilla la patience.

— Vous êtes encore entièrement dépendant de vos parents, mon cher enfant, lui dit-il. Comment imposer votre volonté, n’ayant aucune force qui vous soit propre ? Vous ne pouvez non plus, n’ayant rien, parler sérieusement de mariage. Il faut attendre.

Cette considération ne faisait qu’envenimer d’une amertume nouvelle le désespoir de Roger. Les vacances n’étaient plus pour lui qu’un long ennui, et l’inaction le rongeait. Il eut bientôt, par l’entremise de Marianne Forel, une lettre de Régine ; mais, surveillée par sa tante, elle n’en pouvait recevoir de son amant. Éloignés seulement de quelques heures, ils se trouvaient plus séparés qu’à Paris.

En dépit des réunions et des parties de plaisir qui signalent toujours les vacances à campagne, Roger s’enferma le plus qu’il put, dans une solitude farouche, et ne vit guère que le chevalier et les Renaud. Chez le premier, il trouvait, avec la plus franche amitié, les plaisirs d’une conversation intellectuelle, et il admirait la vie simple et saine de cette famille ; car c’était véritablement une famille que formaient ensemble monsieur de La Barre, Marie Cardan et Joseph. Le jeune homme, habitué au travail musculaire dès l’enfance, mais qui n’en allait pas connu l’excès, si fatal au développement des forces du jeune travailleur, qui de plus avait joui d’une nourriture suffisante, était arrivé à une force remarquable et passait, malgré sa jeunesse (il avait à peine vingt ans), pour le meilleur agriculteur de la contrée.

Le chevalier, d’abord simple amateur, s’était, depuis son séjour à la Cerisaie, habitué de plus en plus au travail agricole, et y pouvait consacrer chaque jour plusieurs heures ; à certains moments de presse, la journée entière. Sa santé en était devenue florissante, et ses forces s’étaient accrues à l’âge où elles déclinent ordinairement. Après cette gymnastique du corps, la lecture les délassait ; l’étude à certaines heures exerçait leur esprit. À les voir, à les sentir pénétrés de cette joie du travailleur qui aime sa terre et jouit de la faire fructifier et de l’embellir, souvent Roger se rappelait le rêve de Régine et se, sentait entraîné vers lui. Mais ce n’était qu’une velléité ; songeant tout bas à ses enfants, à l’ambition, qu’à l’instar de son propre père il devait avoir pour eux, il se rejetait bientôt vers d’autres plans et retournait à Paris associer ses efforts à ceux l’Adrien Lacombe dans la poursuite de la fortune.

Chez les Renaud, Roger retrouvait les traces chéries de Régine et parlait d’elle avec Lucette. La gentille enfant avait accompli en cette année quelque chose du travail mystérieux de la fleur qui, le soir encore en bouton, se retrouve au matin à demi-épanouie. Elle exhalait un fugitif mais délicieux parfum d’amour. Avec Roger, c’étaient toujours les mêmes manières fraternelles et enfantines, l’appelant encore « petit papa, » comme au temps où dans leurs jeux elle était leur fille à tous deux, lui et Régine ; mais y mêlant tout nouvellement des airs de charmante maternité quand, seule avec lui, elle s’efforçait de le consoler en lui parlant de l’absente. Était-ce par reconnaissance ou pour éclaircir un doute que Roger lui parlait de Joseph ? Lucette ne songeait point à cacher le plaisir qu’elle en éprouvait ; une ou deux fois pourtant, comme une Eve qui se voit nue, tressaillant, rougissant, elle se jeta au cou de Roger en criant : Méchant !

— Qu’ai-je fait ? demandait-il.

Elle répondait :

— Je ne sais pas.

Et vraiment elle ne savait guère, et il n’avait rien fait. que lever un coin du voile dont l’enfant se couvrait encore les yeux.

— Es-tu folle, Lucette ? disait madame Renaud, témoin de cette accolade.

— Pourquoi, maman ?

— Il serait pourtant bien temps de laisser là ces manières de petite fille.

— Quoi ! parce que j’embrasse Roger ? Oh ! mais je n’embrasse que lui, maman. Et puis, tu as beau dire, je ne veux pas grandir. Il n’y a de sage que les enfants.

Elle continuait de le tutoyer, en dépit de son père et même de la mère des Cardonnel, et, de temps en temps, le soir, dans leurs réunions, quand elle le voyait triste, elle venait, de sa jolie voix, lui souffler dans l’oreille : Frère ! mon frère Roger !

Avec Marianne Forel, intermédiaire fidèle de leur correspondance, Roger pouvait encore parler de Régine, sans compter les jours bénis où la bonne fille lui remettait une lettre, grand bonheur, mais empoisonné par le chagrin de n’y pouvoir répondre. Marianne allait se marier. À force de pleurer Adolphine avec elle, Gabriel avait fini par s’apercevoir que l’aînée valait cent fois la cadette pour la beauté, le sens, la moralité, le savoir-faire, sans être pour cela dépourvue de charme, Un beau jour, cette opinion l’avait dominé au point qu’il l’avait affirmée à Marianne en la conjurant de lui rendre le bonheur, et Marianne, désespérée, avait fini par céder aux prières de Gabriel et à la joie de le rendre heureux. Ils allaient donc tout prochainement entrer en ménage, et Marie Cardan était heureuse de voir son fils aussi fixé, car elle tremblait toujours de lui voir reprendre sa vie errante. Ce n’était pourtant pas sans peine et sans sacrifier beaucoup au sentiment filial que Gabriel restait à l’usine de monsieur Jacot, où son caractère indépendant et sa seule qualité d’ouvrier parisien l’exposaient à la malveillance des patrons.

Deux fois déjà, sans la protection du chevalier et celle de monsieur Renaud, qui pour cela était allé parler à son fils et lui monter, disait-il, une fameuse gamme, Gabriel eût été renvoyé de la forge avec une mauvaise note sur son livret une fois, pour avoir protesté contre une mesure qui avait pour effet d’abaisser le salaire en augmentant le travail ; une autre fois, pour avoir essayé d’organiser une société de résistance, Bien souvent, le jeune ouvrier s’emportait contre cette obligation de mutisme et de l’humilité qui lui était faite ; il maudissait le patron, le directeur, et surtout Adalbert Renaud, leur âme damnée, disait-il, Mais il s’apaisait ensuite devant les prières de sa mère et de Marianne et devant la nécessité de gagner son pain. Quelquefois il causait politique avec Roger. Celui-ci le trouvait extravagant et n’avait pas toujours tort ; Gabriel en revanche trouvait Roger très-bourgeois et avait quelquefois raison. Roger doutait de la possibilité d’établir l’égalité, Gabriel la voulait faire immédiate, Ils se quittaient mécontents, ce qui heureusement ne les empêchait pas de se retrouver amis.

Toutes ces distractions ne suffisaient pas à dissiper le chagrin de Roger, ni à combler l’ennui mortel qu’il éprouvait dans ce Bruneray désert, qu’il s’était attendu à trouver si plein. Il errait parfois, la tête baissée, du côté de la promenade, qui était proche de la maison, et il lui arriva souvent d’y rencontrer monsieur Louis Grudat, qui, voisin aussi de ce lieu, le fréquentait en dehors même de l’heure de son rendez-vous journalier sous la fenêtre de mademoiselle Carron. Chaque fois, Roger salua ce concitoyen plus âgé que lui, mais sans lui parler, car ils n’avaient jamais eu que des relations accidentelles et très-rares. Cependant il observa que monsieur Grudat lui rendait ce salut avec empressement et le regardait comme s’il eût désiré lui parler. Roger n’avait aucune raison d’être hostile à ce désir ; à la première nouvelle rencontre, au lieu de presser le pas, il marcha côte à côte de monsieur Grudat, qui, jetant sur lui un regard doux, affectueux et timide, finit, après quelque hésitation, par lui confier que le temps était ce jour-là un peu chaud.

— C’est vrai, dit Roger. L’été n’en finit pas cette année.

— Vous ne vous plaisez pas ici autant qu’à Paris, monsieur Roger ?

— Je… je suis bien aise de voir ma famille, monsieur.

— Oui, et… vos amis. Les amis sont autant que la famille. Je ne sais pas si vous êtes de mon avis, monsieur Roger. Il y a trente-huit ans que je suis au monde, et je ne suis pas toujours resté à Bruneray ; moi aussi, j’ai été à Paris quelque temps. Mais, à bien regarder tout ce qui se passe, j’ai toujours trouvé que ce qu’il y a de plus beau, de meilleur et de plus sûr au monde, ce sont les affections du cœur.

En achevant ces mots, il regarda le jeune homme d’un air qui répétait sa question.

— Assurément, je suis de votre avis, dit Roger.

— Oui, je le crois. Bien que nous ne nous soyions presque jamais parlé, je vous connais un peu, car je vous ai vu grandir et je vous crois bon et affectueux… intelligent aussi, je le sais ; mais pour moi, que l’on soit bon et capable d’aimer, c’est le principal. Eh bien !…

Il rougit comme une jeune fille, et d’un air embarrassé :

— C’est pour cela que je voudrais causer avec vous, parce que…

— Je causerai avec vous avec grand plaisir, monsieur, dit Roger. Demain, si vous voulez, je puis aller chez vous. Pour le moment, je vous laisse, ajouta-t-il ; car ils approchaient de la fenêtre de mademoiselle Carron.

— Oh ! ce n’est pas que vous me gêniez, puisque… mais surtout… c’est cela, oui… venez demain…

— À deux heures, je serai chez vous, reprit le jeune homme.

Et il saluait, quand mademoiselle Carron, qui sans doute était seule à ce moment, se présenta debout au balcon de sa fenêtre. Monsieur Grudat ne vit plus Roger, et celui-ci fut ébloui de l’expression qui transfigura les traits, à l’ordinaire placides et ternes, de son compagnon ; tandis que de son côté mademoiselle Carron lui sembla comme illuminée et rajeunie. Ce fut l’irradiation et comme l’échange de deux flammes spontanément jaillissantes d’une source cachée. Roger comprit à ce moment comment ces deux êtres pouvaient vivre depuis des années de cette seule rencontre, et il s’éloigna saisi d’attendrissement et de respect.

Le lendemain, il se rendait, à l’heure dite, chez monsieur Grudat, assez intrigué de ce que pouvait avoir à lui dire cet original, et soupçonnant qu’il voulait l’interroger sur le mouvement démocratique à Paris, qui venait de se réveiller, pour la première fois depuis l’Empire aux élections de cette année, — car monsieur Grudat passait pour républicain, et ce n’était pas la moindre de ses étrangetés aux yeux des habitants de Bruneray, ni la moindre cause de l’horreur qu’éprouvait pour lui madame Carron, — En effet, l’entretien s’engagea sur ce sujet ; mais il était visible que monsieur Grudat suait sang et eau pour arriver à autre chose. Il dit enfin :

— Moi, je ne reconnais pas l’autorité des parents sur leurs enfants en matière de sentiments, monsieur Roger, surtout à un certain âge.

Le jeune homme eut une idée bizarre :

— Il veut peut-être que je l’aide à enlever mademoiselle Carron, se dit-il. Ma foi, pourquoi pas ?

— Je suis complément de votre avis, répondit-il. En fait de sentiment, nul n’a le droit de décider pour d’autres, et il est triste que nos mœurs soient encore sous ce rapport en arrière des lois.

— Je suis moi-même un cruel exemple des abus de cette autorité, vous le savez, reprit monsieur Grudat. Par le fait, comme en droit, nous serions libres de nous unir, mademoiselle Carron et moi (il rougit en prononçant ce nom) ; mais elle ne veut pas désoler sa mère, et je respecte ses scrupules, bien qu’ils nous rendent malheureux. Cependant nous nous voyons un peu tous les jours ; c’est au moins cela. Je vous dirai même, à vous seul, — car je ne parle jamais de ces choses à personne ici, — que nous pouvons de temps en temps nous écrire. Et maintenant j’ai entendu dire… je ne sais pas s’il est vrai… que… que…

— Parlez, monsieur, dit Roger, et, si c’est un secret. que vous ayiez besoin de me confier, soyez sûr de ma discrétion.

— Oui, l’on m’a dit que vous étiez malheureux aussi… dit rapidement monsieur Grudat en baissant les yeux. Pardonnez-moi de me mêler… d’une chose que vous ne m’avez pas confiée, mais votre situation m’a fait beaucoup de peine. À votre âge, moi, j’ai tant souffert avec la résignation forcée qui est venue alors… et comme je pourrais vous aider, si vous vouliez…

Roger eut en effet un moment de confusion. Il ne croyait pas son secret devenu à ce point un bruit de ville. Mais, devant le trouble et la timidité de monsieur Grudat, ne pouvant douter de sa délicatesse, il répondit :

— J’ignorais que mes sentiments fussent aussi connus, monsieur ; mais ce n’est pas vis-à-vis de vous que je le regrette. Vous êtes l’homme le plus apte à les comprendre.

— Oui, d’autant mieux que j’ai souvent admiré combien mademoiselle Renaud paraît bonne et intelligente ; je sais que Julie aime beaucoup à causer avec elle, quand elle va acheter, et moi-même je lui ai souvent parlé. Eh bien, monsieur Roger, voilà ce que je voulais vous dire : j’ai un ami intime à Biesles, un honnête homme, un père de famille qui déteste le despotisme partout. Il voit la tante de mademoiselle Régine, et, si voulez écrire, je n’ai qu’à lui demander de remettre vos lettres, il le fera.

Roger saisit la main de monsieur Grudat et la serra chaudement. Ce qu’il désirait si ardemment sans moyen de l’obtenir, pouvoir communiquer avec Régine, il l’avait donc enfin, grâce à la bonté de cet homme qui la veille lui était étranger, mais qui, de son propre mouvement, par la similitude de leurs situations, venait de se faire son ami.

Il combla monsieur Grudat de remerciements, et retourna chez lui pour écrire à Régine, le cœur tout ému de reconnaissance et tourmenté d’un remords ; car il s’était associé quelquefois sottes plaisanterie faisait dans Bruneray sur les vieilles amours de monsieur Grudat et de mademoiselle Carron, dans ces réunions d’oisifs à tête vide, dont la médisance et le préjugé font tous les frais. Un instant, la comparaison établie par mademoiselle Carron entre leurs amours le fit frémir. Vieilleraient-ils donc ainsi ?… Mais il se dit :

— Non, Régine, elle, n’est pas dévote ; elle n’a pas le caractère timide et passif de mademoiselle Carron, et, sûre de son droit, elle l’imposera à sa famille, comme je ferai moi-même.

Il se mit donc à écrire avec une abondance qui caractérise les amoureux ; il peignit en traits de feu l’âpreté de la déception qu’il avait eu à son arrivée, et, alléguant l’impossibilité, — elle existait certainement à ses yeux, de passer les vacances à quelques lieues d’elle sans la voir, il lui demandait une entrevue. Puis il porta la lettre chez monsieur Grudat, qui la mit sous nouvelle enveloppe à l’adresse de son ami.

Le soir même, à table :

— Tu vas chez monsieur Grudat ? dit à Roger monsieur Cardonnel.

— Oui, je l’ai rencontré sur la promenade ; nous avons causé politique, et il m’a engagé à voir son jardin.

Monsieur Grudat, horticulteur passionné, avait le plus beau jardin de Bruneray.

— Eh bien, tu n’y vas pas mal dans les nouvelles connaissances. Il paraît que tu y es entré deux fois aujourd’hui.

— Ah çà ! il y a donc une police vénitienne à Bruneray ?

— Dame, on a trouvé cela extraordinaire, deux visites en un jour.

— Et puis, Roger, vois-tu, dit madame Cardonnel, monsieur Grudat n’est pas un homme à voir. D’abord il n’est pas de la société ; puis c’est un homme bizarre et de mauvais principes, un républicain.

— Je suis républicain aussi, dit Roger.

— Tais-toi donc ! Ce n’est possible ! Quelle horreur !

— Mais si, je t’assure, depuis que j’ai passé dans les préfectures et dans les banques…

— Tais-toi, malheureux enfant ! Tu veux donc absolument que je désespère de ton avenir ?

Elle s’enflamma là-dessus, déclara que Roger le faisait exprès ; qu’avec les plus belles dispositions du monde, il ne parviendrait jamais à rien ; que les gens sages prenaient le monde comme il est, et que la preuve que Roger y mettait de la mauvaise volonté, c’est qu’il fuyait les amitiés honorables et utiles et n’en cherchait que de méprisables.

— Un Grudat ! qu’est-ce qui voit un Grudat ? je vous le demande. Un fils de bourrelier ! un original ! un irrégulier ! un homme ridicule ! et qui ne fait rien comme les autres ! un garçon qu’on a vu tout petit barbotter dans le ruisseau avec la canaille de l’endroit, et dont la mère portait la cornette et le père le tablier de cuir ! Comme si cela pouvait se permettre d’avoir des opinions à soi !…

Pauvre madame Cardonnel ! Elle ne connaissait pas le plus gros des crimes de monsieur Grudat, et elle ne vit pas, quelques jours après, son fils, enfermé dans sa chambre, lire et, fou de joie, couvrir de baisers la lettre chérie qui répondait à la sienne, en consentant à l’entrevue demandée.

« La maison de ma tante est à vingt minutes de Biesles. » — Suivait une description minutieuse de la maison et du chemin qui y conduisait. — « Prends une chambre dans l’un des hôtels de Biesles et sors vers onze heures. Tu me trouveras dans l’enclos qui fait suite au jardin, et où tu peux entrer aisément du chemin par la haie. S’il fait clair de lune, comme je crois, dirige-toi vers l’angle au fond, à droite, où sont de grands pommiers à l’ombre épaisse… Te voir ! ô mon Roger ! te revoir enfin ! Et tu me demandes et tu me supplies, quand je suis folle d’y songer ! Oui, je sais, je me rappelle que je fais là une chose qui serait sévèrement jugée, et tout ce qu’on fait peut se découvrir… Mais je ne puis pas même fixer ma pensée sur ce point-là. Je ne pense qu’au besoin infini que j’ai de te voir et de satisfaire ainsi ton propre désir. Si les autres me blâment, tu me remercieras, toi. Eh bien, alors pourrai-je souffrir ? Puis, me blâmer, en ont-ils le droit ? Quel mal leur fait notre amour ? et s’il ne nuit à personne, pourquoi donc avoir honte ? Oh ! non, t’aimer n’est pas une honte pour moi, va, j’en suis bien fière ! C’est la qualité qui me plaît le plus, la seule qui me plaise en moi. Je ne suis pas égoïste à nous deux ; au contraire, plus je t’aime, plus mon cœur s’est agrandi. Jo besoin du bonheur des autres ; mais je n’ai besoin d’autre opinion que de la tienne, mon Roger, et quand la terre entière devrait savoir notre rendez-vous, je serais encore trop heureuse de te le donner. »

Transporté de joie par cette chère lettre, Roger s’occupa immédiatement de fixer le jour de l’entrevue. Son prétexte fut une visite à un ami de Saint-Blin, visite pour laquelle il prit huit jours, et, celui du départ fixé, de concert avec ses parents, il se hâta de l’écrire à Régine et de procurer à la société de Bruneray le nouveau scandale d’une visite à monsieur Grudat.

Biesles est un village aux environs de Chaumont, sur la grande route, et qu’entourent de grands bois. À peine arrivé à Chaumont, Roger prit la patache qui se rend à Biesles et descendit à la principale auberge ; puis il sortit dans le village, comme si il allait voir quelqu’un, et se jeta bientôt dans la campagne. Il s’agissait de reconnaître la maison où vivait Régine. De quel pas il marchait, le cœur oppressé pourtant ! Quel éclat, quelle sonorité, quel aspect tout particulier avait pour lui cette journée ! Ceux qui ont aimé le sauront. Il marchait sous le poids d’un trouble délicieux, immense, ayant le bonheur à distance de quelques heures, ce qui n’est pas moins doux et plus grand peut-être que de le toucher. Il eut bientôt reconnu la maison, conforme à tous les signes indiqués, et suivit le chemin qui la côtoyait, tremblant à l’idée qu’il allait peut-être apercevoir sa chère fiancée. Elle aussi était en éveil ; son cœur battait de même tout. près de là ! Et Roger marchait à petits pas, sondant tous les coins d’un regard ardent.

Cette maison était une ferme bien tenue où Régine, selon son rêve, pouvait être fermière, mais, hélas ! sans le fermier. Après l’enclos, sorte de grand verger, venait une cour spacieuse, puis la maison, et puis le jardin, que le chemin longeait encore. Un chapeau de paille, une cornette s’étaient montrés dans la cour ; mais nulle part la forme chérie que cherchait Roger, quand, après la maison, dans un bosquet de laurier-cerise qui fermait de ce côté le jardin, il vit deux femmes assises et penchées comme sur un ouvrage d’aiguille. Ces femmes. lui tournaient le dos, et de grands chapeaux de paille couvraient leur tête en cachant le cou jusqu’aux épaules. Cependant il n’hésita pas : l’une d’elle était bien Régine ; l’autre plus forte et vêtue d’une robe de gros orléans brun, semblait une de ces propriétaires de campagne demi-bourgeoises, demi-paysannes, qui mettent bravement la main à l’ouvrage. Ce fut elle qui rompit le silence tout à coup :

— Tu ne dis rien aujourd’hui, petite ? À quoi penses-tu ?

Un frémissement parcourut le cœur de Roger quand la voix chérie se fit entendre.

— Oh !… à rien, tante… je veux dire… si ! je pense qu’il est peut-être temps d’aller coucher nos petits poulets.

Ce fut un rire franc, rire de paysanne qui répondit tout d’abord.

— Tu te moques de moi, petite ; il n’est pas cinq heures. Oui bien, ils seraient contents ; car ils en ont encore à picorer pour deux heures de temps, les pauvres petits ! Ah ! Régine, va, on a raison de dire que cervelle d’amoureux va tout de travers.

— Je croyais qu’il était plus tard.

— Le temps te dure donc bien avec nous ?

— Ce n’est pas cela, ma tante. Si c’était en un autre temps, vous savez que j’aime bien être avec vous.

— Tu ferais mieux d’y rester toujours, va, et de ne plus songer à autre chose. Si tu voulais, ton cousin Georges serait si heureux ! Il me le disait hier encore, parce qu’il n’ose pas te le dire à toi. C’est un beau et brave garçon, au moins ; quoiqu’il soit mon fils, je puis le dire.

— Oui, chère tante, c’est vrai, et j’aime bien Georges, mais je ne puis pas être sa femme.

— Parce que tu as de folles idées… Ah ! ma pauvre petite, si tu savais : les jeunes gens qui vont à la ville, il ne faut jamais compter dessus. S’il pouvait t’épouser tout de suite, je ne dis pas ; mais, si ça doit durer seulement deux ou trois ans, avec sa famille qui ne le veut pas… vois-tu, c’est des histoires, ça, à coiffer sainte Catherine. Il ne faut pas se fier aux hommes comme à soit Vous autres, jeunes filles, vous vous imaginez que c’est la même chose. Ah ben ! oui, va ! le meilleur n’en vaut guère. Quand on a vécu longtemps en mariage, on sait à quoi s’en tenir. S’ils ne vous disent point leurs fredaines, ils vous racontent celles des autres ; car la langue leur démange toujours là-dessus, et l’on en sait vite assez pour n’avoir plus de confiance. Ton bel amoureux s’amusera comme un autre et il finira par l’oublier.

— Ma tante, ne le calomniez pas.

— Eh ! ma pauvre petite, il est comme les autres.

— Non, dit Régine d’une voix vibrante et avec un ton d’autorité ; non, il m’aime et il est loyal ! Je crois en lui comme en moi, plus qu’en moi, s’il est possible.

— Allons, allons, ne te fâche pas, reprit la tante d’une voix plus douce. Moi, ce n’est que pour ton bien que j’en parle et par crainte de ce qui peut t’arriver. Ça serait dommage si tu restais vieille fille, et c’est pourtant ce qui est arrivé à plus d’une pour avoir eu trop de confiance en des étourneaux.

— Je n’ai pas pour de cela, ma tante, dit la jeune fille, — et à ce moment Roger put entrevoir son front pur et et ses yeux inspirés qui s’élevaient avec sa pensée, je n’en ai pas peur, car si Roger n’est pas mon mari, je n’en aurais jamais d’autre… et je ne vieillirai pas, ajouta-t-elle d’un accent plus sourd, mais plus vibrant encore.

Roger n’entendit pas la réponse de la tante. Il n’était occupé qu’à contenir son cœur. Oh ! comme il souffrait de ne pouvoir la remercier à genoux ! Il avait entendu tout ce colloque en s’approchant doucement, dérobé aux yeux par le tronc d’un chêne. Mais il entendait venir dans le chemin, il ne pouvait rester là ; il se retira doucement et sans bruit, continua sa route sur le chemin gazonné qui amortissait les pas. Cependant il vit encore à travers les feuillages, Régine tourner la tête d’un air inquiet, comme si elle sentait sa présence. Rentré à l’auberge, il soupa, monta de bonne heure dans sa chambre ; à dix heures, sortit sans être aperçu et reprit, le chemin de la ferme. La lune, d’un croissant pâle, éclairait ; Roger pénétra dans l’enclos et attendit.

C’est en de telles attentes que l’extension indéfinie du temps par le sentiment et la pensée se fait sentir à nous. La demi-heure de solitude que Roger passa dans l’angle obscur des pommiers lui dura des heures, et, comme la clarté de la lune était trop faible pour qu’il pût distinguer les aiguilles de sa montre, il fut bientôt persuadé que Régine avait rencontré d’insurmontables obstacles, qu’elle ne viendrait pas ! Non, elle ne viendrait pas ! Est-ce qu’un bonheur pareil pouvait arriver ? Est-ce qu’il était possible ?… Sa tante, ce cousin audacieux, peut-être l’avaient épiée… Le sang montait à la tête du jeune homme ; c’était à peine si un reste de prudence le retenait, et il n’en eut plus tout quand il se fut imaginé pour des raisons encore inédites-que Régine était en quelque danger. Alors il quitta l’angle obscur, suivit la haie de l’enclos et marcha d’un pas précipité vers la maison. Tout à coup l’aboiement d’un chien retentit, et la ferme allait être mise en éveil, quand… Ô bonheur !… oui, oui, le bonheur est possible !… mais comme il fait mal !… Quand une forme de femme se détacha sur le fond blafard de la nuit.

C’était elle !… c’étaient ces lignes adorées ; c’était cette forme qui renfermait à elle seule toutes les poésies, tous les charmes, toutes les ivresses ! Elle s’approcha du chien, se baissa, et, le flattant de la main, lui parla tout bas. Il se tut alors et Roger vit s’avancer vers lui celle qu’il attendait et le gardien même de la maison ;

Mais, à mesure qu’il approchait de l’étranger, le chien grondait sourdement. D’une main, Régine le flattait ; de l’autre, elle fit signe à Roger d’aller en avant… Ce n’était pas de ce côté que le poussait une force irrésistible, il obéit pourtant ; mais, passé la limite de la cour, il n’y tint plus, et ses bras et son cœur, qui pendant une année l’avaient si ardemment et si vainement appelée, et l’étreignirent dans une ivresse ou disparaissaient toute prudence, tout autre souci. Le chien tournait autour d’eux, flairant cet étranger si bien reçu ; mais, plein de confiance en Régine et dépourvu de préjugés humains, il n’hésita pas longtemps, et, quand ils reprirent leur marche, Roger sentit dans sa main le museau humide de l’animal, qui demandait sa part de caresses.

Sous l’angle obscur des pommiers gisait un tronc d’arbre coupé ; Roger y fit asseoir sa chère fiancée et se mit à genoux devant elle, tandis que le chien se couchait tranquillement à leurs pieds.

Ils n’avaient encore pu se parler ; suffoqués du bonheur de se revoir, ils se contemplaient, et, plus forts que l’obscurité, leurs yeux saisissaient les changements survenus en eux. Régine prit entre ses mains la tête de son amant :

— Oh ! tu as souffert ? murmura-t-elle.

Et elle baisa ses yeux, sous lesquels la déception avait remplacé d’un trait profond l’illusion fleurie. Pour lui, il la retrouvait plus belle : ses fréquentes visites à la Bauderie, le travail fortifiant de la campagne, l’air des champs qui plus souvent avait remplacé l’air de la boutique, l’avaient rafraichie et développée ; les mains jointes, il l’admirait et l’aspirait des yeux, des lèvres… Enfin leurs poitrines se détendirent, de longs soupirs s’en échappèrent, et les paroles vinrent, entrecoupées d’abord, puis d’une abondance extrême. Ils ne s’étaient pas parlé depuis un an. Il fallait tout se dire, et les deux récits à chaque instant s’entre-coupaient, se croisaient, s’enchevêtraient en un seul écheveau, plein de lazzis bizarres, au point qu’enfin un rire frais, qui heureusement pouvait être pris pour une roulade d’oiseau rêvant. le jour, retentit sous les pommiers, et presque aussitôt Régine fondit en larmes ! disant :

— Ô Roger, que je suis heureuse !

Sur ce joli rire, les feuilles des pommiers frémirent un peu, les oiseaux s’étirèrent languissemment, le chien bâilla et se rendormit ; puis tout, rentra dans le calme, et les herbes continuèrent à se bercer au vent léger de la nuit, dans la blanche clarté du croissant lunaire et la rosée de filtrer lentement, car un couple d’amants n’est dans la nature qu’une harmonie de plus.

Ce que, cette nuit-là, ce coin d’ombre entendit de confidences charmantes, de doux aveux ; ce qu’il renferma de bonheur et de poésies serait trop long, trop malaisé surtout à redire. Et maintenant, c’était au rebours d’auparavant que le temps passait et des heures entières s’écoulaient plus vite, beaucoup plus vite que n’avait fait la longue demi-heure de solitude. Si bien qu’ils ne surent ce que c’était que cette clarté blanche qui de plus en plus s’étendait et venait, indiscrète, pénétrer dans leur asile.

— Est-ce un météore ? disait Roger.

— C’est… non, et ne peut être le jour, dit-elle, oh ! c’est impossible.

— C’est impossible, répéta-t-il.

Et le doux entretien recommença. Mais, de temps en temps, le bruit d’une éruption à travers les feuilles des pommiers se faisait entendre ; le chien se mit à quêter dans le pré, un cœur de joyeux ramages partit de tous les buissons. Il fallait se rendre à l’évidence. Oui, c’était le jour, et cette chère nuit d’amour déjà s’était envolée. Mais ce n’était pas, ce ne pouvait être la dernière ; ils se verraient encore au retour de Saint-Blin. Le jour fut convenu. Roger promit d’attendre avec plus de patience, et ils se séparèrent enfin devant le danger presque assuré d’être surpris par les gens de la ferme s’ils tardaient encore.

— Imbécile ! fou que je suis, se disait Roger en s’approchant de Biesles, pourquoi pas la nuit prochaine ? Et que vais-je faire à Saint-Blin ? Pourvu que j’y passe un jour ou deux !…

Il était trop tard !

Il quitta le village dans une épouvantable colère contre lui-même.

Son séjour à Saint-Blin lui parut interminable, malgré la bonne humeur de son camarade, et maintes parties de pêche et de chasse. Il revint enfin à Biesles, et de nouveau retrouva Régine, à onze heures, sous l’abri sombre des pommiers.

Ce n’était pas moins doux que la première fois, ce ne fut pas moins enthousiaste ; mais l’aspiration de l’âme humaine à des biens toujours nouveaux s’oppose à la ressemblance complète de deux bonheurs. La première entrevue en attendait une seconde, celle-ci devait être la dernière ; cruelle pensée qui rendait les heures, encore plus courtes, l’amour plus ardent. Penché sur sa Régine, que jamais il n’avait trouvée si enivrante et si belle ; torturé par la pensée de l’heure qui s’enfuyait, et qui dans un moment allait délier leurs bras et les séparer encore pour une année, le jeune amant savourait et souffrait tout à la fois les joies et la privation du bonheur, et des révoltes jusque-là contenues grondaient en lui. Depuis plus de quatre ans, depuis l’age où la virilité gonfle le cœur de l’homme, il avait choisi sa compagne et ils avaient scellé d’un mutuel consentement le pacte d’amour qui les lait pour la vie. Depuis ce temps, il éprouvait dans toute sa plénitude le désir, le besoin d’être heureux, de vivre de cette vie à deux que lui imposaient également la nature et l’amour. Plus la route était aride, plus il trouvait de dégoût et de déception parmi les hommes, et plus il eût besoin de cette infinie douceur que lui apportaient la présence et la tendresse de Régine, de l’appui de son jugement et de sa parole.

Mais, tout au contraire, la loi sociale lui disait : « Plus la vie l’est ingrate, aride et désolée, plus tu souffres, et plus tu dois rester seul, » Loi implacable, qu’il subissait, qu’il acceptait à l’ordinaire, il le fallait bien ; mais qu’en ce moment il ne comprenait plus. À cette heure caché dans un coin de la terre, seul avec elle, l’amour ces enveloppant d’un nuage, lui dérobait tout le reste. La perdre encore ! se séparer d’elle ! Jamais ! — Ne sommes-nous pas l’un à l’autre pour toujours ? Ne seras-tu pas ma femme ? et ne l’es-tu pas dès à présent ?…. Ô Régine, moitié de ma vie ! Ah !… plus cent fois ! source même à laquelle toute ma vie aspire, car sans toi je ne puis plus vivre !…

Il délirait ; jamais encore, dans l’intimité de leur chaste amour, elle ne l’avait vu ainsi, et saisie jusqu’au fond de l’âme par ce changement, enveloppée de ces flammes, elle se sentit elle-même envahie d’un trouble profond. Elle se leva du tronc où elle était assise, et instinctivement se dirigea vers la partie du verger que la lune, alors arrondie, baignait de sa pure clarté. Il la retenait, mais elle l’entraînait avec plus de force.

— Où vas-tu ? disait-il avec reproche ; où vas-tu ? Nous étions si bien ici !

— Non, je te vois moins gai. Comme la lune est belle ce soir, et toute la nature, vois, Roger.

— Là-bas, je te sentais mieux. Reviens, ô ma bien-aimée ! Il n’y a de beauté qu’en toi !

Mais elle le repoussa vivement :

— Laisse-moi ?

— Tu me repousses, toi, Régine ? Oh ! tu ne m’aimes pas comme je l’aime !

— Je ne t’aime pas !

Alors elle fondit en larmes.

— Oh ! Roger, vois là-bas, le ciel blanchit ; ne troublons pas ces derniers instants ! Je t’aime de toute mon âme, tu le sais, tu le sais ! Notre sort, quel qu’il soit, sera le même ; seulement, je t’en prie, gardons notre force et notre raison.

— La raison ! dit-il avec mépris ; l’amour est la raison suprême, tu ne le sais pas ? Je te l’ai dit : si nous sommes l’un à l’autre, et nous le sommes, il n’y a point de lieu ni d’heure, c’est toujours ! Ah ! si tu m’aimais comme je l’aime, la vie, le bonheur tout entier seraient à nous dès ce soir, et plus rien au monde ne pourrait nous séparer ! Oh ! Régine ! Régine ! par pitié ! aime-moi autant que je t’aime !…

À demi-prosterné devant elle, il l’entraînait, l’emportait presque dans ses bras.

— Roger, lui dit-elle, en effet, je suis toujours à toi ; nous ne pouvons nous séparer, même en pensée, et c’est pour nous deux, cher maître de notre destin), que je te supplie. Ce n’est pas une heure de faiblesse qui doit décider de notre avenir. Pouvons-nous être unis ? Tu le sais trop bien, hélas ! non, pas encore. Alors pourquoi ruser avec la force des choses, nous cacher, rougir, avoir un jour peut être à implorer l’indulgence et l’appui de ceux qui vous persécutent ? Si j’étais ce soir la femme, je voudrais te suivre demain ; et toi, pourrais-tu me quitter ? Mais où est le lieu qui nous recevrait ? Quelle indépendance avons-nous acquise ? Je puis prête, si tu le veux, au plus dur travail ; mais ce travail même le trouverions-nous ? Je l’aime plus que ma vie, mais c’est pour notre dignité que je t’implore. Soyons fiers ! soyons forts ! C’est notre honneur et notre salut !

Il tomba à ses pieds en sanglottant, l’adora comme un être supérieur, délira d’enthousiasme après avoir déliré d’amour, et, sur mille nouveaux serments, baisers, espoirs et promesses, ils se quittèrent aux premières lueurs de l’aube, ivres d’amour et dévorés de tristesse.


XVI

LES EXPÉRIENCES D’UNE FEMME OISIVE.

Le plan d’Adrien Lacombe s’était accompli. Au second étage d’une maison de la rue de Beaune, on pouvait lire, sur le même palier, ces deux inscriptions Agence d’affaires : M. Adrien Lacombe, — celle-ci écrite en pleine porte et en plein œuvre, et l’autre, minuscules, sous la sonnette d’en face : Me Cardonnel, avocat.

La foule n’encombrait pas l’escalier, on pouvait se mouvoir entre les deux portes ; néanmoins nos deux amis avaient fait quelques affaires, grâce, il faut le dire, à l’activité remuante d’Adrien. Avec une audace de joueur, il avait couvert d’affiches les murs et les journaux ; avec une effronterie dont il se moquait lui-même, il parlait hautement de ses relations étendues, des moyens d’information dont il disposait, de sa grande capacité en affaires et de celle de son ami.

Depuis six mois que durait leur association. Adrien Lacombe avait acheté pour des clients cinq ou six maisons de campagne, opéré des placements, et renvoyé à Roger plusieurs affaires litigieuses. Roger avait enfin abordé la barre et plaidé, non sans succès. Les gens entendus avaient été frappés de sa logique sobre et concluante, des arguments simples et nouveaux qu’il faisait valoir. D’autres, il est vrai, le public en général, l’avaient trouvé d’une indigence ridicule en fait de phrases à effet, et complétement dépourvu de la grande éloquence des tirades sonores, et, comme il plaidait court et serré, certains clients avaient jugé n’en avoir pas assez pour leur argent.

— Tâchez d’être un peu plus charlatan, mon cher, disait Adrien ; dans la foule, il n’y a pas d’autre moyen de se faire entendre que de crier très-fort. Grâce à une centralisation effrénée, la société est devenue un tohu-bohu où l’on marche à l’aveuglette. Illuminez, criez, vous attirez du monde. Sinon, personne. Pas de délicatesse ou vous êtes perdu. Faites la réclame pour le bon motif, comme d’autres la font pour le vol. Au temps où nous sommes, il n’y a pas d’autres moyens d’arriver.

Roger recevait ces conseils en souriant et n’en tenait compte. Deux impressions le dominaient à ce sujet : d’abord les répugnances originelles, instinctives, de sa nature droite et délicate ; une modestie, assez aristocratique au fond, qui attendait l’hommage sans vouloir le demander ; puis le secret espoir de vaincre malgré tout ! par la seule force de sa capacité, de sa vraie valeur. Il ne pouvait se résoudre à réussir par des moyens qui l’eussent diminué à ses propres yeux, et se flattait de l’emporter doublement par un succès pur de toute fraude, complet de noble orgueil.

Il n’y avait à ce sujet qu’une seule objection à lui faire, et son père seul en avait le droit : c’est qu’il ne faisait pas ses frais à Paris.

Cependant il avait satisfait ses conseillers sur un point : il allait dans le monde. Presque toutes ses soirées étaient prises, et il dépensait en gants, en cravates et en voitures, avec les billets de concert et de loterie, la moitié de son budget. Mais jusque-là, cette mise de fonds ne lui avait point rapporté de causes. Il est vrai qu’il ne flattait personne et ne s’était fait le d’aucune coterie. On le trouvait aimable et on le voyait avec plaisir. C’était tout. Le plus souvent, d’ailleurs, il se perdait dans la foule, abandonnant la parole à ceux qui la disputaient.

Par suite de la rupture de Roger avec la compagnie des mines de l’Est, ses rapports avec les Jacot étaient devenus froids et rares. Cela s’était fait sentir même vis-à-vis de la famille Cardonnel, et, pendant l’été précédent, madame Cardonnel et Émilie n’avaient pas été peu froissées de l’indifférence dont elles avaient été l’objet de la part des châtelaines de Bruneray, d’une seule visite faite à grand’peine, et du luxe insolent déployé par madame Trentin du Vallon, qui maintenant, au milieu de certaines baronnes parisiennes et d’une volée de jeunes boulevardiers, semblaient avoir complétement oublié son amitié, si démonstrative quelques mois auparavant, pour Émilie. C’était donc fort rarement, et suivant les recommandations de son père et de sa mère, pour ne pas rompre avec des voisins puissants, que Roger se présentait chez les Jacot ; il n’y était allé que deux ou trois fois dans tout l’hiver. À sa dernière visite, il avait rencontré Marie chez sa mère ; elle était visiblement attristée, mélancolique, mais pour cela non moins affable ; car, se souvenant tout à coup de leur ancienne amitié, elle s’était inquiétée de la position de Roger, l’avait forcé de parler de lui-même, et plus d’une fois avait attaché sur lui des regards langoureux et tristes, comme si elle eût eu des confidences à lui faire ou le besoin d’être plainte par lui.

Un soir du printemps de 1864, que Roger allait quitter son cabinet, où, comme il arrivait le plus souvent, il se trouvait seul, on sonna. Il alla ouvrir lui-même, n’ayant plus à cette heure le valet en livrée dont, par un mécanisme ingénieux de sonnettes, d’heures différentes et de combinaisons improvisées, il partageait la possession avec Adrien Lacombe. En face de lui, il vit une femme ou plutôt un amoncellement de soie et de dentelles, où tout d’abord il ne reconnut rien. Saluant, il s’effaça ; mais l’inconnue lui tendit la main, et, derrière le voile épais, se fit entendre une voix fraîche et stridente.

— Vous ne me reconnaissez pas ?

— Ah ? pardon, dit-il ; j’étais si loin de m’attendre à la visite de madame Trentin du Vallon.

— Hélas ! dit-elle.

Et, sans rien ajouter, elle entra et s’assit, regardant autour d’elle d’un air d’intérêt.

— C’est ici que vous recevez vos clients, monsieur Roger ?

— C’est avec l’antichambre tout mon appartement, madame.

— Oui. Oh ! ce ne sont pas les meilleurs qui font fortune, je le sais, je le sais. Pourquoi faut-il que l’on sache toujours trop tard ?

— Vous aussi, madame, vous auriez à vous plaindre de la vie ?

— Et pourquoi non ? Est-ce à vous qu’il faut apprendre, à vous qui êtes assez fort pour les dédaigner, que l’éclat, les apparences, ne sont pas le bonheur.

— J’espérais que pour vous ils ne l’empêchaient pas.

Marie jeta dans les yeux du jeune homme de longs regards pénétrants, où, derrière son voile de tristesse et de langueur, scintillait cette flamme aventureuse et hardie qui brillait autrefois dans les yeux de la jeune. fille, comme dans ceux de la femme aujourd’hui, mais tempérée alors par une certaine naïveté, maintenant effacée.

— Vous l’avez espéré ? dit-elle d’un ton de reproche ; alors, vous n’étiez pas plus clairvoyant que moi. Et encore, est-ce bien le bonheur que j’espérais ! Non ? Je voyais déjà qu’il n’était pas possible pour moi. Je me suis mariée, parce qu’il faut se marier… Quelle folie, mon Dieu !

Elle leva au plafond des yeux désolés, joignit les mains et les laissa retomber sur ses genoux. Roger se sentait embarrassé de ces confidences. Quel était leur but ? Madame Trentin vit sans doute cet embarras, elle reprit :

— Aujourd’hui, après moins d’un an de mariage, cette chaîne, dont j’ignorais le poids, m’est devenue si lourde, si odieuse, que j’en suis à vouloir la rompre, et que, n’osant consulter à ce sujet un étranger, je suis venue près de vous, près d’un ami, afin que vous me disiez si je puis recouvrer ma liberté.

— Est-il possible ? s’écria Roger, vivement ému. Croyez à tout mon dévouement, madame. Je crains seulement… La loi est fort insensible…

— Il ne me resterait donc plus qu’à fixer mon sort moi-même ! s’écria-t-elle avec un nouveau regard adressé au ciel.

Et ses yeux ainsi étaient véritablement très-beaux.

— Calmez-vous, chère madame, dit Roger en lui prenant la main, et…

Il voulait dire : « et racontez-moi vos griefs, » mais il hésitait en face de confidences aussi délicates.

— Qui, je dois tout vous raconter, dit-elle ; il le faut bien. Oh ! monsieur Roger !

Elle mit sa tête dans ses mains.

— Vous êtes le dernier peut-être à qui je devrais faire de tels aveux… mais je puis… non, je ne pourrais pas parler à d’autres… Je me suis plainte à ma mère, elle m’a conseillé de me distraire. D’autres m’ont donné de plus fâcheux conseils. Sans doute, il est cruel à mon âge de renoncer au bonheur ; mais, si du moins je pouvais obtenir la liberté d’être seule, ne plus appartenir qu’à moi-même !…

De nouveau elle se voila le visage. Roger n’osait l’interroger.

— Enfin, dit-il au bout d’un silence, vous voudriez réellement une séparation ?…

— Si je le veux ? certainement !

— Une séparation judiciaire ?

— Il le faut bien !

— Vous savez que pour l’obtenir, il est nécessaire d’avoir à alléguer des faits précis ? Des antipathies, si vives qu’elles soient, ne suffisent point.

— Mais c’est abominable, cela ! Quoi ! pour cesser d’être mariés, il ne suffit pas de se haïr !

— Non ; la loi en ceci est aussi grossière que l’esprit du conquérant qui l’a dictée, et pour qui le mariage n’était autre chose qu’une mesure de police sociale et un acte matériel. Le seul vrai bien, le bien moral, y est sans valeur, lui seul ne compte pas.

— Quelle barbarie !

— Oui, sur ce point comme sur bien d’autres, c’est toujours l’esclavage antique, la hiérarchie ; nulle part, le droit individuel qui, nouveau venu de moins d’un siècle, n’entre encore dans nos lois et dans nos mœurs qu’en qualité d’hôte et d’étranger.

— Sauvez-moi ! s’écria-t-elle en lui tendant ses deux mains et en s’approchant de lui si près que leurs têtes se touchaient presque ; arrachez-moi à l’opprobre d’être malgré moi la femme de cet homme ! J’espère en vous : ne me découragez pas, j’en mourrais.

— Avez-vous des faits ? dit le jeune avocat d’une voix oppressée.

— Si j’en ai ! D’abord ceci est la moindre des choses, mais il faut tout dire ; d’abord monsieur Trentin du Vallon, au lieu de me laisser toucher l’intérêt de ma dot, qui est de six cent mille francs, ceci est à moi pourtant ! — se permet de régler ma pension lui-même, et ne me sert que quinze mille francs. Ce n’est pas que je tienne beaucoup à ma toilette ; non, j’ai trop de chagrin pour cela ; mais le procédé est indigne, blessant ; il me révolte !

— C’est son droit légal, dit Roger, répondant à la muette question de ces yeux, à la fois brillants et langoureux, qui ne quittaient pas les siens.

— Mais c’est odieux !

— Sans doute ; malheureusement on ne peut rien que d’après la loi. Mais ensuite…

— Ensuite ? dit-elle.

Elle s’arrêta, détourna la tête en rougissant, et murmura :

— Ah ! monsieur Roger, vous êtes bien… jeune pour un confesseur !

— Comptez sur mon plus profond respect, madame, dit-il avec émotion ; au reste, si vous préfériez faire vos confidences à l’un de mes confrères en cheveux blancs, j’en connais un fort digne… et je m’entendrais ensuite avec lui…

— Ce ne serait pas un ami pour moi, reprit Marie vivement ; tandis que vous… Oh ! je crois à votre amitié, à votre loyauté, à votre générosité, monsieur Roger, et c’est pour cela que je suis ici !

Il la ranima en serrant la main qu’elle lui tendait. Elle ne la retira pas ; mais, au contraire, se rapprochant de lui, comme un enfant qui a peur, elle mit l’autre main sur le dossier de la chaise de Roger et courba le front, de manière à pouvoir lui parler presque à l’oreille. C’était en effet quelque chose de l’attitude d’une pénitente vis-à-vis de son confesseur. Mais quel que fat le trouble de Marie, peut-être n’était-ce pas elle à qui la situation causait le plus d’embarras. Enveloppé ainsi des effluves de beauté, de grâce, de distinction, qui émanaient de cette jeune femme, attendri par ses douleurs, et disposé d’avance à l’émotion vis-à-vis d’elle par les sentiments qu’elle lui avait témoignés autrefois, et que sa démarche et ses paroles lui révélaient encore, le jeune homme se sentait beaucoup plus ému qu’il n’eût voulu l’être. Sa main trembla dans celle de Marie ; mais, toute entière sans doute à ses propres impressions, elle ne la retira point, et ses paroles à voix basse, portées par un souffle doux et chaud et haletant, passèrent dans l’oreille de Roger.

— Ceci est le comble de l’infamie. Je ne suis pas respectée, ma volonté n’est rien ! monsieur Trentin a une clef de ma chambre où il peut entrer à toute heure. J’ai redemandé cette clef, et il me l’a refusée d’abord en riant ; puis, quand j’ai sévèrement insisté, avec des mots indignes, outrageants… Il me croit à lui, cet homme qui n’est pas à moi ! Il a une maîtresse, je le sais, tout Paris le sait ! Et quand je lui demande au moins de me délivrer de… sa présence, il ne comprend pas. Cet homme est infâme, il me fait horreur et j’en suis venue à le haïr. Tout cela n’est-il pas horrible !

— Pauvre !… pauvre chère… madame !… murmurait le jeune avocat en serrant la main de Marie.

— Oh ! oui, pauvre ! bien pauvre, allez, malgré ma richesse ; car je n’ai ni bonheur, ni dignité, ni amour, rien ! D’où me vient ce malheur, grand Dieu ! J’ai vingt et un ans, on me dit jolie : est-ce vrai ? je ne sais pas ; mais j’ai une âme pour aimer, oui, une âme ardente, qui eût pu faire mon bonheur et celui d’un autre. Et me voilà condamnée à ne point aimer. Et ce qu’on m’a présenté comme un contrat d’amour et de confiance, n’est qu’une oppression et une infamie ! Ah ! si j’avais su ! Mais… dans le chagrin d’un sentiment, d’un espoir trompé, qui me laissait indifférente à tout le reste, on m’a présenté cet homme en me vantant ses talents, sa largeur d’esprit et de caractère. En effet, il donne à sa maîtresse, une certaine Juliette, du Vaudeville, dix mille francs par mois : — c’est de la largeur assurément ; — il était l’associé de mon père, qui désirait ce mariage. Sous les croix qui le chamarraient et l’élégance extérieure dont il s’entoure, je n’ai pas vu cette vulgarité, cette bassesse, qui maintenant me soulèvent le cœur. Ah ! j’ai eu tort sans doute ! mais j’en suis amèrement punie, et vous devez me plaindre, vous, monsieur Roger !

Renversée sur sa chaise, elle pleurait ; elle avait arraché ses gants, et l’une de ses mains effilées couvrait et découvrait tour à tour d’un mouchoir de dentelle ce visage mobile, animé, auquel jusqu’alors Roger n’avait vu exprimer que des impressions spirituelles, gracieuses, vives, mais non touchantes et passionnées. Il fut saisi de cette nouvelle beauté qui se dévoilait à lui ; ces yeux en pleurs, éclatant de flammes ; ces lèvres rougies, qui, d’un seul pli, sans parler, criaient la colère, la douleur ou l’amour, et ces mains fines, nerveuses, puissantes dans leur petitesse, qu’on sentait, à leurs contractions, capables de tout broyer autour d’elles : liens, résistances, êtres ou obstacles !

Leur conversation fut longue. Ne fallait-il pas en effet, comme elle-même l’avait dit, que son avocat devint son confesseur ? Les griefs qu’elle alléguait étaient graves certainement ; ils constituaient abondamment l’outrage du lieu conjugal, l’indignité du mari et le malheur de la jeune épouse ; mais ils ne suffisaient pas pour rompre légalement un lien qui, par le fait même, était rompu, puisque l’essence de ce lien est l’unité d’amour. Cependant Marie ne voulait point être désespérée ; elle avait dit à Roger : « Sauvez-moi ! » elle était venue lui demander non-seulement des conseils, mais des consolations. Elle emporta l’un et l’autre. Son désir de séparation ne pouvait être satisfait que par deux moyens : sévices devant témoins, chose outrageante et plus que difficile à obtenir dans un certain monde, ou l’inconduite sous le toit conjugal, peu probable à la ville, mais à peu près certaine à la campagne, rassura madame Trentin du Vallon, Or, its allaient au premier jour s’établir dans un château princier, que le financier venait d’acheter aux portes de Paris : Marie aurait les yeux ouverts, et, dès les premiers indices, consulterait son avocat.

— Ne viendrez-vous pas me voir ? dit-elle d’un air tendre et suppliant en lui tendant la main.

Roger hésita.

— Je m’en ferai un devoir, dit-il enfin.

— Un devoir ! répéta Marie avec reproche en lui jetant les yeux dans les yeux.

Il se troubla.

— Je n’osais pas dire un bonheur.

— Ah ! dit-elle, à la bonne heure ! Et merci !

Elle prit la main du jeune homme, la pressa sur sa poitrine, le regarda encore, baissa les yeux, et ajouta :

— J’ai besoin de votre… amitié.

Puis elle marcha vers la porte, la tête baissée comme sous un doux poids ; lui jeta encore un long regard, lui serra longuement la main, et partit, laissant dans la chambre le parfum délicat et pénétrant dont ses vêtements étaient imprégnés, et bien plus, toute une atmosphère d’idées troublantes, irritantes, douces et pénibles, tout un tumulte de sensations et de souvenirs.

Après ce départ, Roger se jeta sur une chaise, où il resta quelque temps rêveur ; puis, comme s’il étouffait il alla ouvrir toute grande la fenêtre. Il eût voulu faire fuir cette atmosphère dont il se sentait enveloppé. Marie était restée devant ses yeux ; successivement il voyait toutes les expressions qu’elle avait eues, il entendait tous les mots qu’elle avait dits, et qui prenaient, ainsi répétés et isolés du courant d’idées qui les produisait, une signification encore plus vraie. Il se revoyait lui-même ; il rougissait d’avoir été trop ému, trop… affectueux peut-être. Il ne voulait pas… mais comment, vis-à-vis d’une femme malheureuse, qui vous comble de marques de confiance et d’affection ?… Comme elle est devenue énergique et belle ! se disait-il. Quelle créature intelligente et passionnée !… Elle, si charmante et si distinguée, à ce Trentin !… C’est épouvantable ! Certes, je serais heureux de la délivrer !…

Mais il sentait que c’était là une tâche périlleuse, et déjà il n’était pas content de lui-même. Les manières de Marie à son égard l’inquiétaient. Était-elle naturelle, c’est-à-dire naïve, dans l’expression de ses sentiment pour lui, ou volontairement imprudente ? Pourquoi revenait-elle ainsi à lui après une longue froideur ? Après tout, qu’importe ! Il serait poli, serviable, amical, comme autrefois, rien de plus. Et cela dit, il voulut penser à autre chose, mais les mêmes préoccupations revinrent l’obséder. Sa vanité, ses sens, sa compassion, elle avait remué tout en lui, et le tumulte ne s’apaisait point. Il se mit à la fenêtre pour se distraire, et les effluves de mai, que lui jetaient les parfums d’un jardin voisin, et le rayonnement des flots de la Seine, et les peupliers du quai, et la gaieté sonore et printanière des voix qui passaient, ne firent que rendre plus vives les impressions qu’il fuyait.

— Je n’ai jamais vu créature plus pénétrante, se dit-il.

Mais aussitôt, il rougit de cette parole.

Et Régine ? — Ah ! celle-là le pénétrait autrement, chère et pure aspiration de tout son être, de toute sa vie ; astre chéri, toujours lointain, hélas ! Il voulut se réfugier en elle, se mit à son bureau, prit la plume et traça quelques lignes. Non ! Il ne pouvait pas lui écrire ce soir ; il ne se sentait pas dans la situation d’esprit convenable, et il préféra sortir.

Depuis dix-huit mois, Roger vivait à Paris ; il avait près de vingt-six ans, et n’était plus, à beaucoup d’égards, le même que nous l’avons vu lorsque, absorbé par la famille, par son amour précoce et surtout par les innéités de sa noble et délicate nature, il entreprenait sans crainte et sans doute le combat de la vie pour conquérir sa place et sa fiancée. La vie, telle qu’elle est faite actuellement, gâte incontestablement l’homme, souvent le corrompt beaucoup plus qu’elle ne l’améliore. Ce système, qui fait de tout succès le prix d’un combat dans la mêlée, qui substitue dans le cœur de la jeunesse l’ambition à la poésie, et retarde forcément le mariage à trente ans, ce système est celui même de la corruption des mœurs ; il fait de tous les heureux des jouisseurs affamés qui donnent le ton à la foule, font prédominer en toutes choses le cynisme et la grossièreté des parvenus.

On l’a dit justement : l’innocence est une ignorance. La vertu vaut mieux, mieux comme force, moins par la pensée, à jamais dépourvue de sa chasteté, qui est une grande force aussi. Mais, entre l’innocence et la vertu ou plutôt en dehors d’elles, il y a beaucoup de situations diverses, qui s’éloignent de la première sans se rapprocher de la seconde. Pour qui n’a pas une moralité fondée sur des principes définis, certains, c’est un abaissement moral infaillible que produit le spectacle de la corruption. Après le premier choc, après la révolte première, l’accoutumance vient, les répulsions peu à peu s’apaisent ; on arrive à ne point considérer comme un si grand mal ce qui est le tort de tout le monde, et par se trouver assez vertueux d’être seulement moins coupable.

Roger n’en était pas là. Son intimité constante avec Régine et son amour pour elle, de mariage qui était sa plus chère pensée, l’avaient sans cesse ramené au point de départ ; toutefois il s’en écartait de plus en plus. Sa camaraderie avec Adrien Lacombe, et le spectacle constant des mœurs parisiennes, avaient, cette année-là surtout, usé bien des susceptibilités en lui, d’autre part développé jusqu’à l’irritation les désirs naturels à sa jeunesse. Il s’était laissé entraîner par son associé dans certains mondes où l’on faisait des affaires comme ailleurs, et c’est ainsi qu’un beau jour ou plutôt une belle soirée, il s’était rencontré face à face avec Adolphine, maintenant une des étoiles du monde des femmes qui reçoivent de celui-ci et donnent à celui-là, et qui, en reconnaissant Roger, lui avait sauté au cou, s’était emparée de lui, et lui avait raconté en riant beaucoup le secret de son départ de Bruneray. Cependant elle s’était attendrie au souvenir de sa sœur. Pauvre Marianne ! Elle avait été heureuse d’apprendre son mariage avec Gabriel.

— Ça lui sera toujours un soutien, car une femme seule, voyez-vous, au prix où est le travail, c’est ni plus ni moins qu’une agonie. Mais Marianne est de celles qui aiment mieux mourir que de faillir. J’ai songé bien souvent à lui envoyer de l’argent, mais je sais qu’elle n’aurait pas voulu le recevoir. À présent, je suis contente, si elle venait à manquer, vous me rendriez le service de lui faire accepter ça comme de vous ; car après tout ce n’est pas un mari qui la garantira contre la misère. Les enfants viendront… Je voyais bien tout cela, moi, surtout avec Gabriel, qui était un peu mauvaise tête, et c’est pourquoi le cœur m’a manqué. Savez-vous que j’ai bu de l’eau et mangé du pain des mois durant, pas autre chose, que j’en avais un mal d’estomac… et toujours, du matin au soir, tirer l’aiguille !… c’est-il vrai, ça ?… Je sais qu’il y a des gens qui me méprisent, mais je le leur rends bien. Si j’ai mal fait, qu’est-ce donc qu’il faut dire de ce vieux Jacot, qui tient pourtant le haut du pavé, et qui m’a mise où je suis, moi, et combien d’autres avant et depuis moi ? Et son fils, et tous ces gens qui ne sont occupés qu’à séduire les femmes et s’en faire duper. Quant à leurs pimbêches, est-ce qu’elles en font moins que nous ? Elles sont seulement plus hypocrites. Dites donc cela à Marianne, quand vous la verrez ; moi, je n’oserais pas. Il n’y a que les filles comme elle de respectables, mais elles sont aussi trop dupes. Car enfin il est drôle, allez, le monde : on y recommande la vertu et l’on n’y récompense que ceux qui n’en ont pas. Ceux-ci ont tout le bien-être, le plaisir, les arts, la puissance ; pour les vertueux, ils meurent de faim, de fatigue ; ils sont roulés dans la saleté et la guenille, ils n’y voient pas plus loin que leurs quatre murs, et encore sont méprisés comme des chiens partout ailleurs que dans les livres ou les discours. Ma foi ! c’est trop bête ! Oui, j’ai connu cette vie-là et j’en ai eu assez. Je ne me sens pas faite plus qu’une autre pour souffrir et être dédaignée ; s’il y a des bégueules qui font la mine en passant auprès de nous, il y en a plus d’une au fonds qui nous porte envie, et les coups de chapeaux et les platitudes ne nous manquent pas. Les hommes battent ou mangent les femmes honnêtes, ils se laissent battre ou manger par nous. On aura beau dire : je suis bien aise de ce que j’ai fait, et, si c’était à faire, je recommencerais.

Cette fille logique s’était admirablement développée dans un nouveau milieu comme beauté et comme esprit ; elle n’était pas une des moins recherchées de son monde ; elle en était une des plus décentes et des plus sûres. Le regret de sa sœur et le chagrin de ne pouvoir lui être utile semblaient être son unique souci. Elle supplia Roger de revenir la voir, et lui parla toujours de Marianne. Si l’entretien (s’égara parfois, si elle ne put résister au désir d’apprendre à Roger qu’il était fort beau garçon, elle ne lui garda pas rancune de n’avoir pas répondu à ses avances ; Adrien Lacombe d’ailleurs était empressé pour deux.

Ces fréquentations, bien qu’elles n’eussent entraîné Roger dans aucun désordre, avaient nécessairement affaibli sa délicatesse : l’autre monde, plus légal d’ailleurs, ne l’entamait pas moins. D’une part, si l’on condoyait des femmes entretenues et des hommes encore plus entretenus, puisqu’ils l’étaient par elles en sous-ordre, si l’on voyait la débauche des vieillards lutter avec la lâcheté des jeunes gens ; d’autre part l’adultère était chose commune, quasi-convenue ; et ces amours illicites n’étaient souvent, comme le mariage lui-même, qu’un honteux calcul d’ambition. Partout enfin les oreilles du jeune homme étaient habituées forcément à ce langage qui présente le vice comme chose naturelle, inévitable, même au milieu de ce monde, et plaisante, tandis qu’il voyait ces habitudes vicieuses elles-mêmes, embellies par toutes les poésies de la beauté, de l’imagination de l’esprit, du cœur même parfois. Si Roger eût été l’époux de celle qu’il aimait, tout cela et glissé sur lui, ou plutôt il l’eût jugé de haut ; mais, contraint au célibat, affamé d’amour, il en était arrivé à cacher sa chasteté comme un ridicule et à la garder comme un supplice.

C’était donc une partie dangereuse que jouait l’amant de Régine en consentant à être l’avocat ou plutôt le confident des chagrins de madame Trentin du Vallon. Il le sentit alla jusqu’à chercher quelque défaite, mais il se trouva cruel. Cette jeune femme réclamait son amitié, son secours. Était-ce par tant de dureté qu’il devait reconnaître les sentiments de confiance et d’affection qu’elle lui témoignait, sentiments qu’il avait déjà froissés autrefois, qu’elle lui rendait avec une persistance touchante, et dont il ne pouvait se défendre de lui être reconnaissant….

Il ne se rappelait pas à ce moment, — ces manques de logique ou de mémoire ont souvent pour cause des vanités ou des velléités secrètes, — comment il avait jugé la brusque détermination de Marie, lorsqu’en le voyant une seconde fois tourner le dos à la fortune, elle s’était décidée à épouser monsieur Trentin. Alors il s’était dit : a Elle avait du goût pour moi, cela est certain ; mais elle en a beaucoup plus pour l’éclat et la fortune. Elle ne m’aimait pas sérieusement. » Et il s’en était félicité, non sans une pointe de déception vaniteuse. Il n’y avait donc là rien d’attendrissant et qui pût créer à madame Trentin du Vallon des droits au dévouement de Roger. Et maintenant, mariée, quand elle revenait trouver celui qu’elle avait sacrifié à l’ambition, Roger, en se dérobant à sa fantaisie, eût-il été cruel ou prudent ?

Il reçut bientôt un billet de madame Trentin du Vallon par lequel elle l’informait de son départ pour Chante-Fontaine, leur château, et le priait de l’y venir voir au plus tôt ; elle avait besoin de lui. Le billet était signé Marie.

Roger partit la semaine suivante pour Chante-Fontaine.

Il ne devait y rester qu’un jour ; il en resta quatre, Marie l’en avait prié. Elle était à peu près seule, et l’amitié lui était si douce ! Au cas où une affaire appellerait Roger à Paris, une dépêche était sitôt transmise !

Il revint, triste et mécontent de lui-même, se sentant coupable vis-à-vis de Régine et tourmenté dans la loyauté de son amour. Fallait-il avouer à sa fiancée qu’une autre femme avait pu lui arracher des galanteries, presque des aveux, et lui causer une émotion qui durait encore ? Il n’en eut pas le courage. Mais il avait pris l’habitude d’ouvrir son âme devant Régine, et, bien que depuis quelque temps il ne lui dévoilât pas comme autrefois toutes ses pensées, toute sa vie, au moins rien de grave ne se passait en lui qu’il ne l’indiquât en quelques traits. C’était leur pacte si fidèlement rempli par elle ; c’était le besoin de leur cœur et le devoir de leur conscience. Roger, pour la première fois, y manqua, mais non sans remords et sans trouble, et le flot intarissable d’effusions douces et charmantes, qui d’ordinaire coulait de sa plume, s’épuisa cette fois promptement.

Il eut bientôt à correspondre avec Marie, qui, sous un prétexte ou sous un autre, lui écrivait souvent ; et ces lettres étaient si spirituelles, que Roger, par amour-propre, s’efforça d’y répondre dignement cela lui prit du temps et surtout le préoccupa ; des affaires vinrent se joindre à tout cela, et la correspondance avec Régine en souffrit.

Quelquefois, le matin, dans le cabinet du jeune avocat, entrait furtivement madame du Vallon elle-même, toute effarée, toute gentille, en négligé charmant, et qui, d’un pas leste, accourant donner la main à Roger, lui disait :

— Je suis venue hier soir de Chante-Fontaine, et ce matin, en allant chez ma modiste, je suis venue vous dire bonjour, et puis ceci encore…

Le ceci était une de ces confidences d’intérieur auxquelles la consultation légale n’avait absolument rien à voir, mais qui marquaient plus ou moins les torts de monsieur Trentin et les malheurs de Marie ; elles étaient toujours suivies de larmes ou d’épanchements intimes de la part de la jeune femme, dont Roger avait ainsi l’occasion d’admirer une fois de plus la délicatesse, les sentiments ardents ou élevés. Et le bonjour durait long. temps, à moins qu’un client ne survint, ce qui était rare.

Du côté de Régine, les lettres devenaient tristes, inquiètes, et contenaient même des reproches, dont Roger, ne pouvant aire la vérité, ne se justifiait qu’assez maladroitement.

Il attendait une réponse de sa fiancée un jour, quand au lieu d’une lettre de Régine, on lui en remit une de Marie. Elle le suppliait de venir immédiatement à Chante-Fontaine, ayant des choses graves à lui communiquer.

Réellement il fut très-contrarié. Il sentait de plus en plus le besoin de rompre avec ces coquetteries, qui le brûlaient, et de rendre à sa Régine, à sa conscience, à son propre cœur, la paix dont ils avaient besoin, Il s’était fait une joie, ce jour même, de recevoir la lettre de son amante et de lui répondre avec abondance de cœur, en écartant, hélas ! mais pour n’y plus revenir, les nuages chargés de foudre qui avaient obscurci leur ciel. Il hésita à se rendre à Chante-Fontaine. Si madame Trentin n’eût pas parlé de faits graves, il se fût certainement excusé. Il pensa même à lui écrire en toute sincérité ses scrupules et sa résolution à accomplir ainsi une rupture amiable. Mais, quoi ! juste au moment peut-être où cette femme, après tout malheureuse et qui mettait sa confiance en lui, avait le plus besoin d’un secours décisif ? Il partit en se promettant de revenir, le soir même, par le dernier train.

La chose était difficile, car il n’arriva qu’à sept heures et demie à Chante-Fontaine. On lui dit que madame était au jardin, et la femme de chambre, comme si elle en avait reçu l’ordre, l’y conduisit. Pendant quelques minutes, Roger, guidé par cette fille, erra dans les magnifiques allées qui faisaient suite au parterre, et dont les plus étroites se recourbaient en longs berceaux, ouvrant çà et là sur des éclaircies : pelouses ornées de statues ou bassins ornés de jets d’eau, parfois sur des grottes encore plus sombres. Chante-Fontaine était une de ces folies des financiers, du dix-huitième siècle, tombées, par droit de conquête et d’affinités, entre les mains des financiers modernes. Ils aperçurent enfin madame Trentin du Vallon, traversant une des allées qui aboutissaient au château. Elle regardait de leur côté et se dirigea de suite vers Roger ; la femme de chambre s’en retourna.

À voir cette jeune femme venir à lui sous la longue voûte de feuillage qui l’encadrait, tandis qu’il marchait lui-même au-devant d’elle, Roger ne put se défendre d’une émotion poétique. Le soleil couchant, qui traversait obliquement la verte muraille, jetait dans l’allée des vapeurs roussâtres ; au fond, l’arcade lumineuse montrait un coin de prairie ensoleillée et le rouge horizon. Avec sa démarche vive, un peu saccadée, Marie s’avançait assez semblable à une Pompadour d’autrefois. Vêtue d’une robe de mousseline à fond blanc, semé de bouquets de coquelicots et de bluets, peu décolletée, mais transparente au corsage, avec une ceinture pareille qui flottait, elle était nu-tête et ses cheveux d’or, relevés droit au sommet, retombaient en boucles autour de son visage, noués de longs rubans rouges et bleus, que le vent soulevait. L’ombrelle marquise qu’elle tenait à la main ressemblait assez à un éventail, et ses petites pantoufles de maroquin rouge, à talons, apparaissaient de temps en temps dans les mouvements de sa robe légère.

Cette coquette et fraîche toilette n’avait rien qui fût en harmonie avec le chagrin ; cependant, le visage de Marie était triste, et quand, s’arrêtant près de Roger, elle lui serra convulsivement la main, il crut voir qu’elle avait pleuré.

— Qu’avez-vous, chère amie ? (Cette appellation leur était ordinaire depuis quelque temps.) Aurai-je donc toujours le chagrin de vous voir désolée ? dit-il.

Marie, aussitôt après leur rencontre, s’était retournée du côté opposé au château ; ils redescendaient l’allée.

— Et comment ne le serais-je pas toujours ? dit-elle. Ai-je autre chose à goûter désormais que du malheur ? Un peu plus, un peu moins vivement, selon les circonstances, voilà tout.

— Et il s’est produit quelque circonstance nouvelle… grave ? m’avez-vous écrit.

— Oui, je croyais même que vous le saviez déjà. On désigne clairement monsieur Trentin comme l’auteur du coup de bourse opéré ces jours-ci, vous savez ? sur une fausse nouvelle. Les journaux en ont tant parlé ! Il y va de poursuites, et cet infâme petit journal la Crécelle a osé dire que monsieur Trentin méritait le bagne. On ne l’a pas nommé, vous sentez ; mais il est si clairement indiqué… J’ai dit à monsieur Trentin : « Ou vous êtes coupable ou vous poursuivrez ce journal. Je ne veux pas que le nom que je porte soit insulté. » Mon ami, il s’est mis à rire, et m’a répondu toutes sortes de sottises, d’où il résulte pour moi la certitude qu’il est bien effectivement l’auteur de cette fausse nouvelle, qui lui a fait gagner je ne sais combien. Comprenez-vous cela ? Ainsi ce n’est pas assez d’être, comme femme, offensée et désespérée ; ce n’est pas assez de tout mon bonheur perdu, il me faut encore trembler à chaque instant de me voir déshonorée par cet homme ! Mon ami, il me faut une séparation, il me la faut à tout prix.

— Hélas ! que ne puis-je vous la procurer !

— Mais enfin la loi ne peut forcer une honnête femme à partager la responsabilité d’actes qu’elle réprouve !

— Chère amie, dit Roger, à la honte de ce siècle, il faut l’avouer, la femme ne compte en aucune donnée d’honneur ni de justice.

Les yeux de la jeune femme brillèrent de colère.

— Bien ! dit-elle ; qu’ils n’osent donc se plaindre des conséquences, car ils ont tout mérité. Mais véritablement ceux qui ont fait la loi étaient donc des gens insensibles à l’infamie, et ceux qui consentent à l’appliquer sont donc dépourvus de sens moral ?

— Hélas ! répondit-il, ce que la plupart des hommes appellent leur sens moral, n’est autre chose que les habitudes de leur cerveau.

Marie fit un geste de mépris ; mais en même temps, comme si elle eût voulu confirmer immédiatement l’aphorisme qu’il venait d’émettre :

— Enfin, dit-elle, qu’on s’enrichisse par des moyens honnêtes, comme mon père, par exemple, fort bien ; mais des moyens frauduleux, des ruses, des fourberies calculées, cela est intolérable, et je ne puis, moi, partager cette infamie.

Roger se lut, respectant son ignorance. Elle poursuivit :

— Que me reste-t-il donc ? Ni l’amour ni l’honneur, ni bonheur ni orgueil ! De quoi nourrir ma vie désormais ? Et je n’ai que vingt ans ! Et je ne vois d’autre refuge que la mort !

Elle se renversa la tête, et son regard, avant de s’adresser au ciel, passa sur Roger, avec l’expression déchirante d’un être qui se voit perdu et crie au secours, et, dans ce mouvement, de ses cheveux d’or, secoues dans un rayon de soleil, il sembla jaillir des étincelles. Roger lui saisit les mains :

— Taisez-vous ! ne soyez pas si cruelle !

— Cruelle ! moi !… Comment ?

— Parce que c’est une douleur, un sacrilége à faire maudire la vie que de vous entendre, vous si jeune, si belle, si vivante, parler de désespoir et de mort !

Il était vivement ému. Cependant le désespoir qu’il cherchait à consoler n’avait sans doute rien d’incurable ; car, si Marie n’eût penché la tête, il eût pu voir une lueur de joie et de triomphe éclairer son visage. Comme, à lui serrer ainsi les mains, il la rapprochait de lui, elle parut chanceler et s’appuya sur l’épaule du jeune homme.

— Ah ! Roger, Roger ! Alors dites-moi, si vous le savez, où peuvent encore être pour moi de bonheur, la vie ?

Il frémit et ne répondit pas. Marie se redressa un peu pâle.

— Vous ne le savez pas ? dit-elle amèrement ; vous ne le savez pas ?

Et elle s’éloigna brusquement.

Dans cette marche un peu vagabonde, que dirigeait le caprice des pas de la jeune femme, ils étaient arrivés à un rond-point mystérieux, que décorait la statue d’un enfant ailé, posée sur une sorte d’autel quadrangulaire, orné de bas-reliefs. L’enfant avait le carquois traditionnel, mais non le bandeau ; sa pose était victorieuse, son air à la fois dominateur et rusé, et sur le socle se lisaient ces vers de Voltaire :

Qui que tu sois, voici ton maître, etc.

Marie alla s’appuyer sur l’autel, voilant à demi des plis de sa robe le bas-relief qui représentait Hercule aux pieds d’Omphale ; elle posa sa tête dans ses mains, et bientôt des larmes coulèrent entre ses doigts.

— Marie ! chère Marie ! s’écria Roger.

L’enfant de pierre les regardait de son air de triomphe moqueur. La jeune femme releva la tête en découvrant son visage couvert de pleurs, elle regarda la statue et l’inscription. Avec un amer sourire :

— Oui, le maître de la vie ! Mais que c’est ridicule de le faire enfant ! L’amour, de notre temps, a grandi ; c’est plus que jamais un dieu, mais un dieu sévère, qui veut des sacrifices, n’est-ce pas, Roger ? Et ceux qui n’ont pas su lui en faire à temps sont maudits ?

Il hésitait à répondre ; elle reprit :

— L’amour ! Eh bien ! oui, je n’ai pas plus le courage d’accepter une vie sans amour qu’une terre sans soleil. Pourquoi, comment, ai-je pu croire qu’il me serait possible d’être heureuse avec cet homme ? je n’en sais plus rien. Il y a des aveuglements passagers, après lesquels on se retrouve face à face avec l’abime. À présent, je recule d’épouvante et d’horreur, à l’aspect de ce désert de glace. Vous avez lu Jean-Paul et son effrayant désespoir quand, après avoir exploré le monde, il n’y trouve pas Dieu. J’éprouve cette même impression cent fois jour, et la nuit, au réveil, seule, dans les ténèbres, quand, regardant ma vie, je n’y vois l’amour. De vivrai-je ? Comme tant d’autres, j’ai essayé de la vanité. Je me suis amusée, tout l’automne dernier, cet hiver encore, aux folies des femmes à la mode. J’ai eu l’honneur d’être sans rivale plusieurs fois pour le bon goût ou peut-être l’étrangeté de ma toilette. Cela ne pas été du cœur l’horrible vide, et déjà ces niaiseries m’excèdent. J’ai essayé dernièrement de lire et d’étendre mon esprit ; mais j’ai senti que pour trouver de la joie à s’embellir soi-même, il fallait avoir en vue la joie d’un autre, aimer, être aimée. L’amour enfant, il ne manque pas dans le monde ; il est partout autour des femmes, rieur, jaseur, galant, indiscret. Mais celui-là, je le méprise. L’amour que je comprends, c’est celui qui remplit la vie, c’est la passion qui anime deux cœurs du même souffle, le dieu qui éclaire et réchauffe le monde… Malgré moi, je l’implore, ne pouvant vivre sans lui… Je préférerais la mort à l’horrible douleur que j’éprouve quand à cet appel répond seul un froid silence, et que je puis croire, comme Jean-Paul, que mon Dieu est mort.

Depuis longtemps, elle avait quitté le rond-point du petit Amour, et parlait ainsi en marchant rapidement, d’un pas fébrile. Roger la suivait, l’écoutait, sans chercher à l’arrêter, sans songer à ne pas la suivre. La fièvre qui brillait dans les yeux de Marie semblait le brûler aussi. Quand elle cessa de parler, il dit seulement :

— Vous aimerez ! Et comment ne seriez-vous pas aimée ?

— Le croyez-vous ? dit-elle vivement. Est-il bien vrai que vous le croyiez, Roger ?

— Oh ! oui, répondit il.

Le soleil s’était couché ; il faisait un calme délicieux. Ils se trouvèrent bientôt aux limites du parc, en face d’un pré entouré de bois et déjà couvert d’ombre. Sans s’arrêter, Marie passa la barrière.

— Où allez-vous ? demanda Roger.

— Je ne sais pas

Il prit le bras de la jeune femme, le mit sous le sien, et ils suivirent le sentier, saisissant au passage les fleurs qui le bordaient. Au bout du sentier, c’était la garenne : ils y entrèrent ; il faisait déjà nuit sous ces arbres. Au bout de quelques pas, Marie s’arrêta.

— Qu’avez-vous ? lui dit Roger.

— Comme il fait sombre !

— Avez-vous peur ? lui demanda-t-il d’une voix qui voulait être railleuse, mais qui tremblait.

— Peur ! avec vous ? Oh ! non, jamais.

En même temps, elle s’avança, l’entraînant. Ils marchaient dans ces ténèbres pleines de bruissements indécis, de frôlements d’ailes, de baisers de l’air et des feuilles, de chuchottements doux ; sur son bras nu, Marie sentait battre le cœur du jeune homme.

— Roger, murmura t-elle d’une voix harmonieuse ; oh ! Roger, pardonnez-moi.

— Pourquoi ? demanda-t-il avec trouble et d’une voix rauque.

— Parce que le malheur dont j’ose me plaindre, je l’ai mérité. C’est moi seule qui ai perdu ma vie. J’étais… alors j’étais un enfant ; car il y a des années qui sont des jours et des jours qui valent des années. Je connais maintenant la vie ; alors je la rêvais. D’instinct, j’étais attirée vers… vers le bonheur vrai ; mais je n’ai pas su le reconnaître et l’aimer sans défaillance… quand même… contre tout préjugé, contre toute volonté contraire… J’ai abandonné l’être noble et fier qui avait fait battre mon cœur, je me suis détournée du beau pour aller à l’infâme… Aujourd’hui… aujourd’hui, je sais ce que j’ai perdu, et je me vois aussi coupable que malheureuse… Ah ! Roger, vous disiez tout à l’heure que je pouvais être aimée !… En suis-je digne ?…

— Trop ! cent fois trop ! dit-il, vaincu par la séduction, pénétré par d’énervantes effluves, la raison stupéfiée, les sons ivres.

— Eh bien ! oui, oui ! reprit-elle avec passion ; oui, j’en suis digne, parce qu’aujourd’hui, plus que jamais, je… je t’aime ! ô Roger !…

Ses cheveux parfumés inondèrent le visage du jeune homme ; sous l’émotion de l’aveu, elle fléchissait… il l’entoura de ses bras….

Quand Roger revint à Paris, quelques jours après, on lui remit deux lettres de Régine. À les voir seulement, il devint pâle et fut quelque temps sans les ouvrir. La première contenait ce passage, sur lequel il resta longtemps :

« Aujourd’hui encore, ta lettre n’est pas venue ; c’est le troisième jour que je l’attends. Marianne m’avait dit : Soyez tranquille, dès qu’elle sera arrivée, je vous la porterai. Je voulais bien attendre, mais je n’ai pas pu : les minutes étaient trop lentes et trop lourdes, j’étouffais. Il me fallait échapper à ce supplice, et je préférais la certitude… J’ai pris un prétexte nouveau, je suis allée comme la veille, comme l’avant-veille, chez Marianne… On finira par comprendre, je le sens bien, et c’est ce qu’elle m’a dit en me grondant. Mais ce que j’ai vu tout de suite dans ses yeux, c’est qu’elle n’avait pas de lettre… ; cependant je le lui ai demandé, elle m’a dit non ! Alors je me suis assise, et elle m’a dit que je n’étais pas raisonnable, qu’elle ne me reconnaissait plus. — Et moi aussi, je ne me reconnais pas. Que voulez-vous qu’il lui soit arrivé ? me répétait-elle. S’il était malade, on le saurait. C’est qu’il est occupé, des affaires lui sont venues : tant mieux !

» Je l’ai regardée dans les yeux et elle s’est tue avec embarras. J’étais bien sûre qu’elle mentait pour me consoler, car elle est tendre et bonne et elle aime aussi…

» C’est la quatrième fois depuis deux mois que tes lettres ont du retard, mais celui-ci est le plus long.

» Je n’ai que deux idées dans la tête : un accident, une maladie… et cette idée-là me rend folle d’angoisse, car je ne puis courir à toi… Pourtant c’est la supposition à laquelle, est-ce possible ? je m’arrête le plus volontiers. L’espoir s’y attache ; on guérit… Que m’importe ! Je partirais, j’oublierais le reste du monde ; si tu mourais, nous, serions morts en nous aimant. L’autre, celle que ton retard est le fait de l’oubli… non, je ne puis la supporter ; car celle-ci, ce serait la vraie mort, sans espoir et sans consolation.

» Toi, cesser de m’aimer ! nos âmes cesser de vivre embrassés dans cet élan d’ardent amour et de confiance absolue, sans cesse renouvelé, comme le flot d’une source infinie, qui est notre vie depuis quatre ans. Oh ! qu’alors je serais heureuse de n’avoir jamais vécu ! Mieux vaut n’avoir pas connu la vie que d’avoir à la rejeter comme empoisonnée ; ne plus croire ! cesser d’aimer !…

» Pardonne moi, je suis folle ; je blasphème contre ton cœur, mon Roger. Oui, vraiment, je suis coupable de dire ces choses, car je sens bien que cela ne peut pas être et ne devrait pas se dire. Je souffre tant, pardonne-moi. Pourquoi ne serait-ce pas aussi insensé de supposer que tu peux cesser de m’aimer, que ce le serait d’imaginer que je pourrais moi-même cesser de vivre pour toi, cher but de tout mon être ? J’ai tort ; c’est odieux, mais c’est que je ne sais pas et ne puis m’expliquer… Je t’en supplie, ne me fais plus souffrir ainsi, vois-tu, c’est trop cruel. Toi, je ne l’ai jamais fait attendre, tu ne peux t’en faire une idée. Toute la semaine, j’attends le jour de cette lettre ; ce jour-là depuis l’aube est jour de fête. Les heures se traînent ; elles sont longues, mais pourtant belles. Chaque minute en passant me dit : Il s’approche, il vient à toi ! Tu vas toucher bientôt ce papier sorti de ses mains, et savourer les tendresses que son cœur y a versées pour toi ! J’ai tant besoin de t’entendre me dire que tu m’aimes ! Ce n’est pas que je doute ; c’est seulement que j’en ai besoin. Pendant six jours, je lis et relis ta lettre dernière ; mais quand le septième est arrivé… mon cœur crie d’une faim nouvelle. Tout vit de nourriture en ce monde ; moi, c’est de toi que je vis.

» Oh ! si je pouvais suspendre ma pensée ! Car j’ai toujours là cette horrible question qui me bat les tempes : D’où vient ce retard, pendant trois jours ?… Les jours sont si longs ! quelques lignes si vite écrites ! Et quelle raison possible de ne pas m’écrire, depuis trois jours !…

» … Enfin j’ai ta lettre ! Je la lis et relis depuis trois heures, et, pour la première fois, je sens le besoin de mettre un peu d’ordre dans mes pensées avant de t’écrire ; mais je ne veux pas, moi qui sors de cet enfer, te causer la moindre inquiétude… si tu devais être inquiet. Je t’envoie donc aujourd’hui ces pages, et t’écrirai demain ou après-demain.

» Toujours à toi, de toute mon âme,

» RÉGINE. D

En achevant cette lecture, le visage de Roger était couvert de larmes. Il les essuya et pâle, comme un condamné, il ouvrit la seconde lettre :

« Je n’ai pas voulu t’écrire avant d’être bien sûre de mes sentiments. Au fond, depuis que j’ai reçu ta dernière lettre, ils sont toujours les mêmes ; je n’ai fait que les dégager et les constater. Depuis vingt-quatre heures que j’y réfléchis, je reviens sans cesse au même point, et voici, Roger, ce qui se passe en moi.

» Après cette attente anxieuse, passionnée, que m’a causée ton retard, j’ai reçu ta lettre avec transport ; je l’ai dévorée. J’ai vu qu’aucun motif sérieux, — tu ne m’en donnes aucun du moins, — ne t’avait obligé au silence. Rassurée sur toi désormais, toute mon exaltation a tombé, je ne sais quel froid m’a saisie ; je me suis sentie subitement transportée dans une autre atmosphère, qui m’a semblé, qui me semble encore, être celle de la réalité, et j’ai vu notre situation sous un nouveau jour.

» Tu as changé pour moi, cela est certain, et ce changement remonte surtout à deux mois environ. Autrefois, pour rien au monde, tu ne m’aurais causé de telles inquiétudes, tu aurais fait des miracles pour m’éviter le retard d’un jour. En outre, ton langage n’est plus le même. Ta m’aimes encore, tu me le dis, et je ne puis te faire l’injure d’en douter ; mais quelque chose combat en toi, même ton amour pour moi ; je sens sous les paroles un monde de réticences ; tu n’exhales plus tes sentiments, tu m’écris. Si tu savais à quel point je te sais, Roger ! Pour moi, ton écriture a des expressions comme ton visage ; ton style a des accents comme ta voix ; je te sais plus sans doute que tu ne te sais toi-même, plus que je ne me connais, moi ; car mon moi n’était guère que le point de départ de ma vie qui s’accomplissait en toi, et j’avais trop de bonheur à te contempler pour avoir le temps de me regarder moi-même. Je te parle déjà au passé, chose affreuse. Que sera-t-il de moi, je ne sais ; mais ma conviction est que toi tu as changé, et que, malgré ton serment, tu ne m’en a pas averti.

» Roger, tu ne peux l’avoir oublié ; la seule garantie la seule promesse que je t’ai demandée, ça été de m’avertir si je cessais d’être ton bonheur. C’était ma pensée profonde, absolue ; je n’en ai pas d’autre aujourd’hui. Quand tu m’as demandé ma vie, je te l’ai donnée, parce que je t’aimais, parce que tu m’as juré, et que je l’ai cru, que tu ne pouvais être heureux sans moi. Aimée à demi, d’un amour chancelant, indécis, pourrais-je accepter le sacrifice que tu me fais de ton ambition et de ton accord avec la famille ? Non, non, pas de sacrifice ! Tout pour toi, la condition même de ton bonheur, ou rien. Et même, je te l’avoue, il n’y aurait pas d’obstacles entre nous, tes parents implorerait mon alliance, que pour moi il en serait de même. Tout le monde me dit, me croit calme, raisonnable : cela n’est pas. Ne le sais-tu point ? Ne l’as-tu pas quelque peu compris ? J’aime avec passion ; je ne comprends l’amour qu’entier, profond, ou je méprise. Je t’aime trop ardemment pour accepter d’être froidement aimée, et j’aimerais mieux pleurer toute ma vie mon rêve évanoui.

» Tu vis depuis quelque temps à part de moi. Comment fais-tu ? L’amour et la confiance ne sont-ils pas — identiques ? Garder à moi seule une pensée, un intérêt, un rien même, que sais-je ? Non, je ne pourrais pas ce serait me séparer de toi sur ce point, et le faire à ton insu me semblerait un crime.

» Je ne veux pas t’en dire davantage. Par-dessus tout, ce qu’il me faut, c’est la vérité. Laissons tout le reste. Pas de méprise ! pas de fausse pitié ! Ô Roger ! ceci est solennel, et tu n’as pas le droit même de me ménager, et moi, je ne veux pas l’être. Si ton amour a diminué, je dois le savoir, et s’il a pu diminuer, c’est qu’il peut s’éteindre. Sache bien que mon seul but, mon âme tout entière, c’est ton bonheur à toi. Si je le perdais, je n’aurais plus rien. Si, devenu mon mari, tu étais, je ne dis pas malheureux, mais indifférent, tu m’aurais trompée, et, s’il m’était défendu de mourir, je te maudirais.

» S’il était possible qu’une autre femme… Eh bien ! tu te serais trompé en croyant m’aimer. Tu n’es pas capable d’une lâcheté vulgaire… Hélas ! que dis-je, ô ma chère idole ! est-ce moi qui peux t’insulter ? Pardonne-moi, je ne sais plus où je suis. Comme une feuille arrachée d’un sommet, je descends en tourbillonnant, j’ai le vertige. À cette heure, après plus de deux mois de malaises, de vagues tourments, j’exagère peut-être : rectifie-moi. Mais la vérité seule la plus complète peut nous sauver. Je ne sais ce que c’est ; mais il y a quelque chose, je le sens, je le sens ! Parle à ta fiancée, à ton amie, si tu veux.

» À toi,

régine. »

P.-S. « Je rouvre cette lettre, craignant de ne pas t’avoir assez dit que je veux la vérité, que je suis forte ; que ton bonheur, quel qu’il soit, sera le mien. Sache bien, sache toujours, que s’il y a au monde un être sur lequel tu puisses compter, aussi longtemps qu’il vivra, c’est moi. Rappelle-toi aussi que notre amour, c’est ma religion, que je l’ai placé trop haut pour y souffrir nulle atteinte ; s’il a pu diminuer, c’est qu’il peut s’éteindre, et il me le faut unique, éternel. S’il n’est plus sacré, si cela était possible, Roger… mais sois tranquille, je ne ferais pas même de reproches ; je ne demande que ta loyauté. Et même si l’aveu te semblait trop pénible, plutôt que de chercher… ou seulement d’atténuer… tais toi, ne me réponds pas ; je comprendrai. »

Penché, sur ces pages, et longtemps après que sa lecture avait dû cesser, Roger demeurait immobile. Enfin il plia les lettres, les serra dans un tiroir, et, posant sa tête entre ses mains, il se dit à lui-même d’une voix brisée :

— J’ai tout perdu !

Puis il pleura. Au bout de quelque temps, il se mit à écrire ; mais, à mesure que les pages se succédaient, en les relisant il les déchirait. La nuit s’écoula dans cette occupation stérile, entrecoupée de va-et-vient dans la chambre et d’accès de désespoir. À la fin, ayant repris les lettres de Régine, il s’arrêta sur la dernière ligne : « Ne me réponds pas, je comprendrai. »

— Elle a raison, dit-il tout haut ; cela vaut mieux. Je ne mérite pas même qu’elle me plaigne !

Et il brûla sa dernière page à la flamme pâle de la bougie, que réfléchissaient les premières lueurs du matin.



XVII

LA CONFESSION DE ROGER.

À monsieur le baron de la Barre, à la Cerisaie, commune de Bruneray (Haute-Marne).

« Paris, 20 mai 1868.
» Mon ami,

» J’ai un parti décisif à prendre, mon angoisse est profonde ; j’éprouve le besoin de vous consulter.

» Avant-hier, Adrien Lacombe, mon associé ou du moins, s’il ne l’est pas légalement, celui avec lequel j’ai partagé depuis quatre ans les chances bonnes ou mauvaises d’une association fraternelle, est venu me trouver. Il avait la figure défaite ; l’air accablé dont il s’assit près de moi me mit de suite dans l’attente de quelque malheur. Il me dit :

» C’est un aveu gravé et triste que je viens vous faire ; il m’en coûte, et j’avais pensé à vous écrire ; mais j’ai préféré une explication verbale, qui me donnera toute votre pensée, votre pardon aussi, je l’espère, et après laquelle nous pourrons encore une fois nous serrer la main.

» Quand nous avons commencé de lutter ensemble, je m’étais flatté de pouvoir, à force d’activité et de savoir-faire, vaincre honnêtement les obstacles et bâtir le nid confortable que chacun de nous rêve au moins pour sa vieillesse. Je me lançai dans la mêlée avec des intentions douces et pacifiques ; au milieu des drames et des tragédies qui se déroulent sur la scène du monde, je m’étais arrangé un vaudeville ; je rêvais une bergerie dans la bataille. J’ai été vaincu, je devais l’être. Vous savez déjà combien de fois il m’est arrivé d’être frustré du fruit de mes peines pour avoir eu trop de pudeur vis-à-vis de la mauvaise foi d’autrui. Je viens d’être trompé d’une façon horrible par un homme qui a extorqué ma signature en me suppliant de le sauver de la mort et du déshonneur, et en me présentant des garanties fausses que, devant ses larmes, je n’ai pas suffisamment vérifiées. Il m’eût semblé insulter la nature humaine ; j’ai la bêtise d’y croire, j’en ai besoin. Cette affaire me crée un déficit de quarante mille francs, qu’il faudrait pouvoir payer après-demain. D’un autre côté, j’avais trop présumé de mes forces à me lancer en plein courant de la vie mondaine et commerciale ; il y faut des nerfs de coupe-jarrets ou des vertus d’anachorète, — encore les anachorètes allaient-ils sagement au désert. — Comme tant d’autres, j’ai perdu pied. J’ai fait des folies pour Adolphine et j’ai cinquante mille francs de dettes à peu près. Il n’y a pas de moyens honnêtes de gagner cent mille francs du jour au lendemain : je suis donc en faillite.

» Vous êtes mon premier créancier. Je vous rapporte vos dix mille francs, c’est tout ce qui me reste. Heureusement notre association était toute morale, et vous n’êtes pas responsable de mes sottises. Elles étaient trop connues cependant pour que ma chute ne jette pas de la défaveur sur vous, et c’est ce qui me désole. Pardonnez-moi, Roger, et avant que nous nous séparions, serrez-moi la main. Vous savez que mes intentions étaient bonnes ; j’avais seulement trop présumé de mes forces. N’étant point de la race des gens capables de tout pour satisfaire leur ambition, j’aurais dû vivre à l’écart, piètrement, du moindre métier ; car prétendre lutter contre ces écumeurs, sans être armé comme eux, était tout bonnement leur fournir une victime de plus. Après tout, c’est tant pis pour moi, je l’ai mérité ; mais ce qui fait mon regret mortel, je vous le répète, c’est de vous avoir compromis au lieu de vous servir.

» Je l’avais déjà embrassé ; je cherchais à relever son courage ; mais je me heurtais à une résistance morne et muette, et je finis par comprendre qu’il avait résolu de se tuer. À force de raisonnements et de prières, j’ai vaincu cette résolution ; je l’ai forcé, mon père me le pardonnera t-il ? — de reprendre les dix mille francs et de partir immédiatement pour l’Amérique, avec l’espoir de relever sa fortune et de réhabiliter son nom. Il est en ce moment sur les flots de la Manche. Je reste seul, en proie aux pensées les plus tristes et au plus grand embarras.

» Si j’ai su relever le courage d’un autre et ranimer en lui l’espérance, mon ami, il faut bien avouer que je n’ai pas sur moi le même empire. La présence d’Adrien, caractère aimable et compagnon plein d’entrain, me servait jusqu’ici à masquer un peu le vide de mon existence ; il avait sur moi l’influence d’une responsabilité, d’une habitude et d’une affection. Depuis son départ, la solitude m’envahit comme une nuit funèbre ; je me sens pris d’un complet découragement. Toutes les douleurs auxquelles j’imposais silence se mettent à crier, toutes les lacunes de ma vie se creusent en abîme ; plus vivantes que jamais, toutes mes blessures se reprennent à saigner, et, quand je cherche à choisir un parti, le dégoût de la vie m’arrête au milieu de mes plans, de mes réflexions, submerge tout et menace de me submerger moi-même.

» Vous le savez, je crois, ma position ici était loin d’être satisfaisante. Malgré l’appui que me prêtait Adrien et que je lui rendais mal, je n’ai pu, depuis cinq ans, gagner assez pour n’avoir pas besoin de recourir de temps en temps à mon père, chose de plus en plus mortifiante et pénible pour moi. Seul, ma position devient pire, et par conséquent je ne puis la conserver ; d’autant mieux que, plus je réfléchis au passé, moins l’avenir. m’inspire de confiance.

» J’ai eu des succès ; à certains moments, je me suis cru en voie de devenir riche et célèbre, puis cela passait. Le peu de bruit fait quelque temps autour de mon nom s’apaisait ; d’autres à leur tour occupaient l’attention publique et savaient la mieux conserver. Adrien disait que c’était ma faute, et j’en suis persuadé. Les moyens de conserver, de propager, de grandir un succès, me manquent, et plus encore, me répugnent ; tout ce qui sent l’intrigue me blesse, m’est antipathique, faire, comme tant d’autres effrontément, l’éloge de moi-même, cela m’est impossible, tout comme de m’attacher à une coterie pour parvenir grâce à elle, en flattant ses vanités et en servant ses passions. Je n’ai pas non plus un de ces talents qui s’imposent, si tant est qu’ils s’imposent toujours par eux-mêmes, ce que je ne crois pas ; le courant des circonstances me paraît, dans la société où nous sommes, bien plus fort que le génie. Mais enfin je n’ai pas l’éloquence verbeuse, sonore, imagée, que de nos jours la foule acclame et qui, j’ose le dire à vous seul, qui ne me croirez pas capable d’une lâche envie, n’est d’ailleurs pas mon idéal. Mes efforts sérieux, ma bonne foi, ce que j’ai de capacité pour distinguer le vrai du faux, et le jeu secret, douloureux souvent inconscient, des passions humaines, auraient besoin, pour être appréciés, d’une attention et d’un esprit de justice que la foule n’a pas. Il m’est arrivé de perdre par une plaidoirie nouvelle tout le bénéfice d’une première, qui avait excité l’enthousiasme. O a dit de moi : « Il n’est d’aucun parti, il ne sait ce qu’il veut… » Ce que je voudrais, c’est être juste ; or, pour être d’un parti et avoir son aide, il faut lui appartenir, épouser ses erreurs comme ses vérités, servir ses injustices aussi bien que ses vues ; en somme, pour première et absolue condition, lui faire le sacrifice de sa conscience. Je n’ai jamais pu ni voulu faire ce sacrifice-là.

» Il m’est arrivé d’avoir des parents et des amis qui semblaient se donner à moi gratuitement. Je leur ai été reconnaissant, je les ai aimés, sans les flatter jamais, chose qui m’est trop étrangère. Il m’est doux de penser du bien des autres ; j’éprouve une sorte de pudeur souffrante à le leur dire. Aimer ne dit-il pas tout ? Ces gens ont disparu. Certes, il me reste des amis ; mais, par une affinité naturelle, ce sont gens de ma nature, humbles et pauvres pour la plupart, ceux d’ailleurs que j’aime. le plus aisément.

» Il y a là, mon ami, vous le voyez, des choses incurables. Je racontais un peu tout cela l’autre jour à votre ancien ami le sénateur, que j’ai rarement ennuyé de mes visites, mais chez lequel je vais pourtant quelquefois avec plaisir, car c’est un homme d’un bien vif esprit. Il m’a répondu avec brusquerie :

» — Vous n’avez pas le droit de vous plaindre, car vous êtes de ceux qui s’obstinent à vivre dans un monde. imaginaire et ferment les yeux à la vie réelle. Il vous semble dur de n’avoir pas l’appui, la bonne volonté des autres ? Vous mettez-vous en peine de leur être utile ?

» Un peu étonné de cette bordée, je lui répondis :

» — Mais oui, quand je peux.

» Il se mit à rire.

» — À qui ? à qui ?

» — Mais à ceux qui en ont besoin.

» Il éclata de plus belle.

» — J’en étais sûr ! Mon cher monsieur, allez vous faire berger dans l’Arcadie. C’est justement le contraire qu’il faut être utile à ceux qui n’ont pas besoin, leur imposer vos services et obtenir les leurs en retour. Faire du bien aux malheureux, c’est vouloir toute sa vie rester pauvre et malheureux soi-même ; faire du bien, être utile, agréable aux riches, aux puissants, à la bonne heure ! voilà le seul moyen de faire fortune. Le bon sens le dit. Qui veut de l’eau n’en demande pas au sable aride, mais à la rivière.

» Le fait est que, n’ayant su lui être bon à rien, il ne m’a pas aidé d’une ligne de sa plume, dont la recommandation vaut presque un succès. J’ai tenté d’écrire, vous le savez. Ayant des chagrins et des loisirs, j’ai cherché la consolation de cet intime épanchement où l’on prend à la fois pour confident l’humanité et soi-même ; fécondée par la douleur, je le crus du moins, ma pensée avait besoin de créer. J’ai écrit un roman et un livre d’économie politique, ce qui a paru bizarre à tout le monde ; tout bonnement parce que ce sont ces choses, l’amour et la justice dans les rapports humains, qui m’occupent le plus fortement. Après des peines infinies, mais inutiles, pour trouver un éditeur, je fis, ayant en main la somme nécessaire, éditer le roman à mes frais. Il ne l’eût jamais été sans cela ; je n’avais pas de camaraderie littéraire.

» Ce livre eut quelque succès et me donna l’illusion que la carrière des lettres pouvait m’être ouverte. Mais pour qu’elle fût lucrative, je reconnus bientôt qu’il me fallait poursuivre la voie du journal et non celle du livre, celui-ci depuis longtemps ayant été tué par celui-là, de même que la littérature d’étude et de pensée a été tuée par la littérature facile. J’entrepris le siège des journaux comme j’avais l’année d’avant, entrepris le siège des éditeurs. Cette fois, j’eus en apparence plus de chance. La petite notoriété que j’avais acquise m’ouvrit les portes ; je fus admis à présenter ma copie ; j’obtins même çà et là qu’elle fut insérée…, et je finis, après maints dégoûts, par abandonner la partie. Passons sur les détails, trop longs à raconter. En deux mots, ma fierté, ma dignité, puis-je dire, ne put s’accommoder de la hauteur de certains accueils, de promesses violées avec le sans-gêne le plus insultant, du sacrifice exigé de ma pensée, de ce rôle de suppléant, en un mot, que doivent remplir tous ceux qui n’ont pas acquis par une célébrité fort rare le droit d’imposer leurs conditions, ou qui n’ont pas la chance heureuse de trouver un protecteur, un ami, parmi les directeurs de la presse.

» Et c’est là entre le monde et moi le point sensible, irritant, l’obstacle permanent qui s’oppose à mon succès en toute chose. Il faut, à moins de circonstances exceptionnelles, s’abaisser ou périr. Être soi est impossible. On n’arrive à vaincre que par suite de défaites et de capitulations, on ne monte qu’en se courbant, on ne devient grand en apparence qu’en s’avilissant en réalité.

» Peut-être suis-je plus susceptible que d’autres ; mais je connais assez d’hommes et de situations pour savoir que cette souffrance ne m’est pas particulière, que beaucoup ne l’éprouvent pas moins pour céder davantage à la nécessité, et je ne puis pas ne pas voir qu’il y a là un vice social des plus funestes, que cet abaissement forcé, général, des caractères, est une des causes les plus actives de démoralisation. Le mal n’est pas seulement en politique, il est partout, et, le triste César qui règne écarté, il en resterait tant d’autres, que pour cela nos mœurs et notre état ne changeraient point.

» Mon livre d’économie politique, édité à mes frais encore plus que le précédent, puisqu’il n’est pas vendu, n’a eu d’autre résultat que de me faire une assez mauvaise réputation au barreau, où je suis désormais signalé comme utopiste, note écrasante pour un homme qui a, comme dit mon père, son chemin à faire. Vous êtes, mon ami, un des rares qui ont approuvé ce cri de conscience, et vous êtes le seul, à ma connaissance, qui l’aie trouvé timide, trop atténué de considérations contraires et d’atermoiements. Je crois que vous avez raison ; mais je vous l’ai déjà dit : à se trouver en contradiction constante avec le milieu où l’on vit, le caractère s’affaiblit et la pensée devient moins sûre d’elle-même, surtout quand il vous manque cette indépendance matérielle qui est la condition nécessaire de l’autre, et que toute manifestation de liberté intellectuelle et morale. tend précisément à vous enlever de plus en plus.

» Eh bien, je vais avoir trente ans ; il y a plus de six ans qu’après avoir complété des études qui passaient pour excellentes, je travaille à me faire une indépendance, à obtenir le droit qu’à partir de vingt et un ans la nature et la loi accordent à tout homme d’accomplir sa destinée humaine, de vivre en famille. Puis-je songer à me marier, n’étant pas encore parvenu à me suffire à moi-même ? Oui, disent nos mœurs, qui ont identifié l’épouse au capital nécessaire à la vie de famille. Mais là n’est pas la moindre de mes répugnances. Aimer moyennant finance, il n’y a point de mœurs faciles, point d’Otahiti qui me paraissent au-dessus de cette infamie. Je vois tous les jours une quantité de gens, qui ne sont pas des coquins, et qui même ont sur d’autres points des sentiments honnêtes, accomplir de gaieté de cœur et en toute sûreté de conscience un pareil acte. Je ne les juge pas, je les plains et m’épouvante de cette oblitération du sens moral : grosse inconséquence d’autre part, car c’est sous prétexte de sa faiblesse qu’on infériorise la femme, et c’est sur elle que, pour les trois quarts, l’homme se repose du soin de le faire vivre, lui et les siens. Elle est le grand secours sur lequel comptent tous ces fiers à barbe qui font profession de la mépriser, et qui, après avoir exploité sa jeunesse et sa pauvreté pour leurs plaisirs, exploitent sa richesse pour leur ambition. Je suis vraiment plus fier que cela. Je n’irais pas jusqu’à rougir d’épouser une femme plus riche que moi, si je l’aimais ; seulement, il me faut aimer, et je ne saurais poursuivre dans le mariage d’autre but que l’amour.

» En dépit des conseils et des encouragements qui souvent m’ont été donnés, je n’ai donc sollicité la main d’aucune fille d’avoué ni de juge ; aucune dot ne m’a séduit, et, si grand besoin que j’eusse de cette force qui est la condition nécessaire de toute action, de toute entreprise, sans laquelle toutes les autres forces se trouvent enchaînées, le capital, je me suis toujours refusé à faire du mariage une association commerciale.

» Or, si l’on a dans pareille disposition d’esprit, trois chances contre une d’aimer une femme pauvre, je n’ai pas même l’unique chance contraire. Sur ce point ma destinée est faite. J’ai connu, j’ai aimé la seule femme qui pût être mon amour et mon bonheur Je l’ai perdue pour avoir lâchement trahi la foi jurée et m’être rendue indigne de sa confiance. J’ai senti par mes remords, par le respect que j’avais de notre amour et par son propre langage, que je ne pouvais être pardonné ; j’ai cherché à l’oublier, je n’ai pu.

» Celle qui m’avait rendu infidèle à force de séductions n’avait que les charmes extérieurs de l’esprit et de la beauté ; jamais je n’ai pu me donner à elle profondément et pour elle, avide de prendre, elle est incapable de se donner. De plus, cette liaison était adultère, et, malgré les assertions contraires de madame X… j’ai bientôt reconnu qu’elle ne voulait en aucune façon rompre le lien conjugal, et y trouvant des conditions de sécurité et de convenances mondaines. Ceci m’a enlevé toute estime, et j’en suis venu à reconnaître que l’amour passionné qu’elle disait et croyait peut-être avoir pour moi n’était qu’une simple fantaisie intellectuelle, une des expériences d’un esprit curieux, fantasque, hardi, que l’oisiveté, la richesse et l’éducation ont faussé et stérilisé. Depuis longtemps cette liaison est rompue, et je vis dans l’isolement d’une tristesse que rien ne peut consoler.

» En somme, cher ami, je ne crois plus au bonheur et je suis découragé de l’ambition. Cela signifie que je ne vois pas bien la raison d’être et l’intérêt de mon existence. Pour tout vous dire, puisque ceci doit être une confession entière, sans penser formellement au suicide, dont j’ai eu la joie de détourner Adrien, l’idée d’une maladie mortelle qui viendrait m’ôter le souci de penser à moi me sourirait agréablement. Il me reste pourtant le désir de guérir, puisque je vous consulte avec l’espérance que vous m’écrirez un bon avis.

» Une chose qui me tient à cœur est la crainte d’affliger davantage mes parents, dont j’ai si mal satisfait l’opinion, bonne ou mauvaise, et le plus vif plaisir que désormais je puis éprouver, ce serait de leur être agréable, utile. Mais je n’en vois pas le moyen sans m’abdiquer moi-même. Le pourrais-je ? C’est douteux. En tout cas, je ne le veux pas.

» C’est peut-être cette persistance d’instinct et de volonté qui seule me met à part de la foule. Je ne suis pas un phénomène, et ils sont nombreux, ceux que blesse comme moi le train des choses ; ils s’y plient seulement, en général, avec plus de facilité et de résignation. Mais comment se fait-il, me direz-vous, que le monde soit organisé au rebours du désir général, de l’honnêteté générale, de la morale prêchée de bonne foi depuis des siècles par la conscience humaine, de la morale officielle elle-même, hommage hypocrite rendu la vérité ? D’où vient cette double contradiction du fait et de la parole ? du fait et de l’idéal secret tout cœur honnête ? Y a-t-il vraiment une nécessité contraire à l’honneur ? Le croire serait abdiquer toute morale. Tel est pourtant l’athéisme du monde officiel et dévot. Je préfère l’autre.

» Ah ! mon ami, la religion de mes vingt ans ! quand je croyais avec tant de puissance à l’amour, à l’humanité ! Qui me la rendra ? Quand je me compare avec ce temps-là, je me sens mort. Alors je brûlais d’ardeur et de certitudes ; aujourd’hui je n’ai plus que des répugnances… et des regrets. Était-ce bien la peine de vous en dire si long et de vous ennuyer de ma misère ?…

» Enfin vous me pardonnerez, je le sais, et me donnerez un bon avis, puisque je suis condamné à choisir où rien ne m’attire. Dois-je rester à Paris ? Où dois-je aller ? Le monde est partout le même. Me connaîtriez-vous une utilité que je ne me connais pas ? Trouveriez-vous dans les cendres de ma vie une étincelle qui pût se rallumer ? Que sais-je ? Ce n’est point volontairement que je boude la vie. Mais je suis las et désespéré ; je suis dans une disposition à suivre, quel qu’il soit, le conseil que vous me donnerez ; car, avec vous je sais pouvoir compter aussi bien sur une délicatesse parfaite que sur une intelligence pénétrante.

» À vous, mon bon et bien cher ami.

» Roger Cardonnel. »


XVIII

CROQUIS À LA PLUME.

Réponse de M. de la Barre à Roger Cardonnel.

« Mon cher enfant, tout d’abord je vous remercie de votre confiance. Je vais tâcher de la mériter.

» Vous pensez bien que je ne consens pas à votre désespérance. Ainsi donc, mon pauvre Roger, c’est à un homme de cinquante-huit ans que vous, à trente ans, avant trente ans, vous venez demander plus de foi et d’espérance. Eh bien ! mon enfant, le vieillard vous les donnera. Car plus je vis, moi, plus elles me remplissent en dehors, il est vrai, du temps où nous sommes, et qui est, j’en conviens, cruellement triste ; mais dont je vois si bien les causes transitoires que je ne puis m’en affecter comme de choses éternelles. Mon ami, le présent n’accable que ceux qui ne voient pas au delà. Mais, avant de philosopher sur l’état des choses, allons au fond de votre propre état. Car j’aurais beau vous montrer, en fussé-je capable, la vérité même, si vous ne la voyez point, peu importera ; nos passions sont le verre blanc ou noir à travers lequel nous voyons la vie. Quand je vous aurais prouvé mathématiquement que le soleil est aussi brillant que jamais, que les hommes sont peut-être en ce moment peu plus fourvoyés, mais pas plus mauvais qu’auparavant, qu’il y a du bonheur en ce monde pour qui sait le prendre, si le bien qui seul vous touche ne peut être à vous, le soleil à vos yeux restera obscur, les hommes méchants et la vie. empoisonnée. Commençons donc par éclaircir les verres, et venons à la base principale de votre philosophie : Régine.

» En vérité, je ne puis répondre de ses dispositions, et je sais qu’elles résultent, sur le point surtout dont il s’agit, d’un sentiment très-profond, par conséquent très-délicat et très-susceptible. Pourtant, lorsque j’ai appris par votre lettre que vous l’aimiez toujours, moi qui suis votre ami, Roger, autant que le sien, j’ai ressenti une joie très-vive et très-décidée, preuve certaine de mon espoir. C’est qu’elle vous aime encore, j’en suis persuadé. Elle n’a pu cesser de vous aimer. Si son amant n’eût été qu’un misérable, assurément le mépris, dans cette âme noble eût tué l’amour. Mais une infidélité, si grave qu’elle soit au point de vue du sentiment, n’implique pas une déchéance absolue, surtout quand elle est avouée. Vous avez offensé votre amante, vous ne l’avez pas trompée. Vous avez été faible, non abject. Pendant cinq ans, dans ce tourbillon mondain qui brise et dissout tant de caractères, vous n’avez pas cédé, comme presque tous aux conseils de l’ambition, et votre cœur est toujours à elle. Eh bien ! Roger, oui, j’espère, que vous pourrez vous retrouver l’un et l’autre et être encore heureux. Vous vous aimez, vous êtes libres : en vérité, il ne s’agit pas là d’un miracle à faire, et le miracle serait plutôt que cette chose n’arrivât point.

» Pauvre Régine ! Mais savez-vous que tenter par tous les moyens cette réconciliation serait même un devoir pour vous ? Je ne vous dirais pas cela, si vous ne l’aimiez point, si cette œuvre n’était pas celle de votre propre bonheur ; mais, cela étant, je vous le dis, pour ré pondre d’avance aux conseils de crainte et d’humilité que pourraient vous inspirer vos remords. Vous avez brisé le cœur et perdu la vie d’une des plus nobles créatures, et condamné au morne isolement d’une vie si incomplète une des âmes les mieux faites pour s’épanouir dans l’amour et dans la maternité. Régine n’épousera jamais un autre homme que vous. On a fait tout au monde inutilement pour la marier à son cousin Georges, un garçon aimable et superbe, ma foi ! qui l’adore. Vous n’avez pas vu comme moi sa douleur. Elle vous la cachait si bien dans vos rares apparitions à Bruneray, et vous vous fuyiez l’un l’autre. Vous ne l’avez pas vue surtout la première année, puisque vous n’êtes pas venu aux vacances ; moi, je l’ai vue, et ça été une de mes souffrances les plus amères d’assister impuissant à l’œuvre de destruction qu’opérait la douleur sur cette jeune vie, si énergique et si pure.

» Elle n’a pas jeté dehors une seule plainte, et je n’ai vu pleurer que Lucette, la seule sans doute qui, dans leur tendre et continuelle intimité, a pu quelquefois surprendre les larmes de sa sœur. Mais Régine, on la vit seulement s’étioler, comme une fleur privée de soleil, et pendant quelque temps les progrès du mal furent si rapides que je craignis de la voir mourir. Ses parents s’inquiétèrent, firent des sacrifices ; on la mena aux eaux. Régine vit sa mère désolée et, je crois, fit un effort. Elle se donna avec une passion nouvelle aux travaux de l’agriculture passa toutes ses journées à la Bauderie ; elle a transformé ce domaine et en a considérablement accru la valeur ; en même temps, la terre ne lui faisait pas oublier l’homme : elle a instruit et moralisé tous ceux qu’elle emploie et qui, grâce à elle, jouissent aussi d’un bien-être plus grand. Son père heureusement, tout entêté qu’il est, et comme il déteste les occupations rurales, l’a laissée libre. Lucette l’a secondée avec goût et dévouement, et la bonne mère a tout protégé, tout aplani sans rien dire.

» Physiquement, Régine est guérie ; moralement, non.

» Dans les premiers temps, j’ai voulu, espérant lui être utile, forcer un peu sa confiance ; elle s’y est refusée. Son regard seul, fixé sur moi, me dit avec une éloquence profonde : « On ne touche pas à cela, si ami soit-on. » Et je n’osai plus. Depuis, bien que sa confiance en moi et son amitié soient grandes, je le sais, il n’en a guère été davantage. Parfois seulement, dans nos conversations sur des sujets généraux, elle m’a laissé entrevoir la gravité de cette blessure, cachée au plus profond d’elle-même et qu’elle recouvre, la chère enfant, le plus qu’elle peut de sourires et de bontés pour ceux qui l’entourent. « Ainsi, me disait-elle dernièrement, il est un bonheur à la portée des plus désespérées, c’est d’aimer le bonheur des autres et d’y travailler. Ce n’est pas naturel à notre égoïsme ; mais, quand on a franchi le pas difficile, on trouve dans cette sphère nouvelle des joies très-douces et plus élevées. »

» Régine est donc actuellement dans un état de paix relative, moins favorable peut-être que les orages de la passion à son retour vers vous ; mais, pour s’être élevée dans la vie du sentiment, cette âme est loin de s’être insensibilisée, rétrécie ; elle n’en est au contraire que plus vaste, et, bien qu’assez forte pour suppléer aux lacunes ne sa vie, elle ne peut ne pas regretter ces deux grandes sources : l’amour, la maternité, auxquelles tout être doit s’abreuver pour être complet. Enfin je vais ajouter un mot qui est presque une trahison : dans ses dispositions actuelles, elle sera bien moins déterminée par son intérêt que par le vôtre, et l’argument le plus puissant sur sa décision sera la persuasion que sans elle vous ne pouvez être heureux ; car, je vous le répète, elle vous aime toujours.

» Ce serait donc œuvre de temps, de persuasion et de persistance. Un à un seulement, se peuvent renouer tant de liens rompus, s’amollir et se détendre tant de fibres contractées. Il faut pour cela que vous soyiez à Bruneray, non pour quelques semaines, même pour quelques mois, mais à demeure et pour toujours. Or, c’est là justement, mon cher ami, ce que j’ai à vous conseiller d’autre part, en l’état de vos affaires, et en dehors même de vos intérêts de sentiment.

» Vous m’avez posé la question même sur laquelle je médite depuis que je suis en âge de réfléchir, et cet âge a été avancé pour moi par le malheur, la persécution, l’exil. Je suis né à l’étranger. Quand je rentrai en France, je n’avais que cinq ans, il est vrai ; mais déjà je pus sentir la contradiction des faits avec les idées que nourrissait encore ma famille. J’étais bercé de prétentions effrénées d’orgueil, et nous vivions dans une amère pauvreté. Cela heureusement ne me rendit ni sot ni méchant. J’étais né avec des instincts d’étude ; j’observai, je notai, plus tard je compris et de plus en plus. Vous marchez exactement sur la même voie ; mais, plus vieux que vous, ma synthèse est plus avancée que la vôtre. Je vais vous l’exposer ; vous me direz si elle vous semble juste, et, comme mon avis sur le parti que vous avez à prendre en découle, vous saurez mieux s’il peut vous convenir.

» Je pense autant de mal que vous du temps actuel ; mais pour cela je suis loin de désespérer, parce que, — je vous l l’ai dit, — les causes du mal m’apparaissent à la fois comme naturelles et comme transitoires. Nous vivons dans une confusion de mots, d’idées, de faits, absurde et cruelle, et seul le Dieu de Babel pourrait débrouiller la quantité de contradictions que renferme non-seulement chaque parti, mais chaque individu. Dans ce chaos, les définitions nettes passent pour choquantes ; on les traite en ennemies, en monstres vomis par l’enfer, et l’imbroglio ne se contente pas d’être grotesque, il devient sanglant et le deviendra peut-être de plus en plus.

» Aucune expression, à notre époque, n’est plus commune que celle de progrès ; on vante sans cesse, emphatiquement les miracles de l’idée nouvelle, et cependant ce siècle ne peut rien fonder, et rien n’avance que dans le domaine des sciences exactes, ainsi nommées par opposition avec l’état des sciences morales et politiques. On reconstruit le passé démoli ; on le démolit de nouveau, et puis on le recommence. La politique est un musée d’antiques et de revenants, une accumulation de contradictions enchevêtrées ; la morale a perdu ses vieilles bases et n’en a pas encore de nouvelles ; elle ne possède plus que des clichés ; la bonne foi s’en est allée avec la foi, et ceux qui répugnent à l’hypocrisie se font cyniques. Le recueil de nos lois, de nos discours et de nos actes, prendra quelque jour, en tête de l’histoire de l’ère nouvelle, le nom mythologique de Chaos.

» Cependant, vous avez raison de le dire, mon ami, l’homme de cette époque, en général, vaut mieux qu’elle, et sa conscience proteste contre l’œuvre qu’il subit plus qu’il n’en est l’auteur.

» Pour moi, la raison du malaise, des douleurs et des incohérences de ce siècle, est toute entière en ceci ! qu’il est le point où se rencontrent, comme deux nuages chargés d’électricité contraire, l’ère ancienne qui date du commencement des sociétés et l’ère nouvelle, qui n’est pas encore, mais dont le principe est proclamée. Point unique jusqu’ici dans l’histoire humaine : car tous les changements survenus auparavant n’ont été que des modifications de la même idée, et, seule, notre époque a été saisie de la tâche immense de créer, d’organiser un ordre nouveau, sur un plan entièrement opposé à l’ordre ancien.

» Qu’y a-t-il en effet de plus opposé que l’ordre unitaire, fondé sur le principe d’autorité, avec son organisation naturelle, la hiérarchie, — et l’ordre qui doit découler de ce principe : l’égalité, puisée dans le droit individuel ? Qu’y a-t-il de plus différent qu’une société dominée par Dieu, que représente le monarque, et successivement tous les mandataires de l’autorité divine et royale, et une société basée sur le droit humain, où tous au même titre sont associés, maîtres de la chose commune, entre l’ordre de droit divin et l’ordre de droit humain ?

Il ne s’agit plus ni du développement paisible et régulier qui se voit dans la nature, dans l’individu, dans la science, d’après des bases données, en dehors de l’état de crise. Il s’agit d’une transformation radicale des lois et des mœurs. Or, cette transformation, qui doit, qui seul peut la faire ? L’homme évidemment ; mais pour cela il faut qu’il se transforme lui-même. Le combat existe dans son propre sein, et il est trop peu maître de sa pensée pour l’être de son œuvre.

» En de tels états de crise, les lois supérieures et exceptionnelles de la nature se trouvent en lutte avec ses lois ordinaires. Nous sentons le besoin du nouveau, mais sans le bien concevoir. Nous avons l’avenir à faire, mais nous sommes bien plus faits de passé que d’avenir. Et combien même le veulent avec rage, avec dévouement cet avenir, qui sont encore plus que d’autres les hommes du passé ? Aussi mêlons-nous d’une façon bizarre, souvent grotesque, parfois terrible, ce que nous avons d’idéal nouveau aux préjugés dont nous sommes pétris. Nous ne sommes ni d’hier, ni de demain, ni même d’aujourd’hui, puisque aujourd’hui n’existe qu’à l’état de larve ; notre vie est un combat entre les ténèbres et la lumière, où les ténèbres l’emportent. Nous subissons une mue, notre enfance est aux prises avec puberté.

» Cette crise doit durer aussi longtemps que restera incompris, comme il l’est de la très-grande majorité, le sens du mouvement formulé par la révolution française. Il est douloureux, il est presque singulier, de voir combien encore nous sommes loin de cette intelligence. L’esprit humain est comme la sybille antique, il rend l’oracle sans le comprendre.

» Je suis mieux placé que vous, Roger… Un homme de la caste féodale, dépossédée, veux-je dire, quand il est capable de sortir de ses préjugés et de ses rancunes pour aller à la pensée, est mieux placé qu’un membre ou un descendant du tiers-état pour comprendre la Révolution. Entre le privilége et l’égalité, il n’y a pas pour nous de moyens termes. Vous déchirez mes chartes et confisquez mes biens, vous touchez à mon droit divin : au nom de quel droit ? — Au nom du droit humain, au nom de la part de bien-être, d’éducation et de liberté, qui revient à tout homme, de par l’égalité de la nature, et que votre privilége confisque. — Fort bien ! je sens la justice au-dessus de mon intérêt, et le progrès social plus légitime qu’une superstition ; je me résigne pour moi et je me réjouis pour l’humanité.

» Mais comment se fait-il, qu’après ce sacrifice, comme avant, je voie des hommes esclaves, non plus, il est vrai, par les termes de la loi, mais par la force des choses : ce qui revient au même et semble encore plus fatal. Comment se fait-il que ce citoyen déclaré libre, égal, souverain, croupisse encore dans l’ignorance, et ne soit libre, si même il l’est, que de choisir son maître ? Comment se fait il qu’il y ait encore des trônes, des bâtons de commandement, des supérieurs et des inférieurs, des courtisans, des valets, des sbires, des bourreaux, des dorures et des haillons, des cachots et des dragonnades ? et que le seul changement produit soit de pouvoir entendre sortir de la bouche d’anciens manants, parlant à leurs vassaux d’aujourd’hui, les quos ego et les j’ai failli entendre, qui ne pouvaient autrefois être prononcés par les dieux, les rois et les gentilshommes ?

» Ce qui m’a le plus frappé en lisant les cahiers de quatre-vingt-neuf, c’est cette phrase, ce vœu qui revient sans cesse : que toutes les places et fonctions soient accessibles à tous les citoyens sans distinction de naissance. Est-ce le manant qui parle ainsi ? Évidemment non. C’est le bourgeois, l’homme du tiers-état, déjà bouillant d’orgueil et d’ambition, qui, fier du bien-être et de la culture qu’il a conquis, parle sous le nom du peuple. Tout le système actuel est dans cette demande répétée, dans ce refrain impatient, boute-selle de la concurrence.

» En vain, la déclaration des droits de l’homme a proclamé son sublime axiome, première pierre de la construction nouvelle : Tous les hommes sont libres et égaux en droits. — Libres de concourir, égalité devant la loi, ajoute le tiers-état, entre parenthèse.

» On n’en comprenait pas alors davantage, et ce n’était pas l’héroïque folie de Babœuf, l’égalité par la force, autrement dit par les moyens monarchiques, par le droit ancien, qui pouvait mettre sur la voie.

» Cette accessibilité de tous à tout, cette égalité non pas de chances, non pas de moyens, — puisque le pauvre et l’ignorant n’ont aucun moyen et ne peuvent avoir que la chance imprévue, phénoménale d’un hasard heureux, tandis que l’instruit, le riche, les ont toutes ; — cette égalité de prétentions pouvait-elle créer un ordre nouveau, la réalisation de la nouvelle justice, l’égalité ? Non, certes ; ce ne fut au contraire qu’une sorte de légitimation, de consécration, de l’ordre ancien, où l’on demandait accès ; c’était y apposer la signature du peuple, à la seule condition d’ouvrir l’arène à un plus grand nombre de joûteurs.

» La hiérarchie, loin d’être détruite, était confirmée, et les constituants, voulant mettre un roi constitutionnel à la tête de ce replâtrage, étaient plus logiques cent fois que la Convention abattant Louis XVI. En effet, tant que le canton, la commune, seront commandés par un sous-préfet, puis par un préfet, relevant lui-même du gouvernement unitaire, tant que l’État sera construit à la manière d’une toile d’araignée, dont tous les fils aboutissent au centre, et que de ce point central partira toute l’impulsion donnée aux extrémités, tout le mouvement permis au corps social, peu importe que le gouvernement se nomme roi, empereur ou assemblée ; peu importe qu’il ait une seule tête ou mille ; peu importe son organisme simple ou compliqué : vous avez toujours la monarchie, du moins sont plus triste résultat, le sujet, le citoyen esclave, politiquement et socialement parlant, ce qui ne peut aller l’un sans l’autre. Vous avez toujours le droit divin ; l’autorité vient toujours d’en haut, d’un sommet quelconque Dieu, monarque, aristocratie de fortune, d’intelligence ou d’opinion.

» L’idéal de l’ordre ancien était de faire de la société, au lieu d’une association d’individus, un individu immense. Dans cet organisme, dont les castes de l’Inde donnent la formule la plus naïve, tels jouent le rôle du cerveau, tels celui du cœur, tels celui des membres, et il semble au législateur que, cela étant, l’ordre le plus admirable doit régner au sein de la société, comme dans l’organisme humain, où tout concourt et consent. Il ne s’aperçoit pas que construire ainsi la société, comme on fit Dieu, à l’image de l’homme, c’est, par une aberration étrange, sacrifier l’individu à l’individualité, la réalité à l’abstraction ; car, chaque membre du corps social étant lui-même une unité, possédant cœur et cerveau, forme un être complet, et ne peut s’accommoder du rôle de simple rouage dans une machine encore plus absurde que gigantesque. Il n’y a pas d’humanité, il n’y a pas de vie en dehors du moi. Chaque moi est pour lui-même l’humanité toute entière. C’est donc en vue du moi, de l’individu, que l’ensemble doit se faire, et non pas à l’ensemble que doit se plier l’individu.

» Il a fallu des milliers de siècles d’histoire pour que cette vérité si simple fût, je ne dis pas reconnue, elle ne l’est pas encore, — mais soupçonnée. C’est ce grand soupçon, cet éclair de vérité, qui a fait la Révolution et formulé ses principes ; tandis que, par l’action de ses chefs et de ses meneurs, tous plus ou moins pétris du sang et de l’esprit des générations précédentes, ce fut la conception ancienne, le fanatisme et les procédés anciens, qui inspirèrent ses actes. La Terreur fut une autre monarchie, plus funeste qu’aucune à la république ; car, tout incomplète que soit la logique des masses, elle ne pardonne pas à une cause de ne pas se comprendre elle-même et d’emprunter le langage et les armes de ceux qu’elle combat.

» Au lieu de relever le pauvre de sa misère et d’investir la femme de son droit de personne humaine, ce qui eût à jamais démocratisé le droit, la révolution jacobine fit de la violence et détruisit sans fonder. Je ne l’accuse pas, remarquez-le bien ; elle fit cela de bonne foi et parce qu’elle n’était pas capable alors de voir autrement : son impuissance fut celle même de la nature humaine. Mais tout notre mal ne vient pas moins de cette impuissance ; de ce qu’on acclama l’idée, sans comprendre sa réalisation ; de ce que le droit de l’individu ne fut pas immédiatement traduit en pouvoir ; de ce que le travail, au lieu de devenir une force, resta un servage monarchiquement organisé dans le patronat, au lieu de l’être démocratiquement dans l’association (bien entendu, libre) ; de ce qu’en politique, au lieu que le mandataire fût constamment tenu en laisse par le mandant, on laissa celui-ci tomber au pouvoir de son élu, comme cela s’étale aujourd’hui, presque sans scandale, et du moins sans répression. Souveraineté du peuple, égalité, liberté, droit, tout resta fictif, nuageux, stérile. On ne sortait pas en vain, — hélas ! on n’en était pas sorti, — d’une rêverie religieuse qui, pendant des dizaines de siècle, avait placé hors de la terre ses paradis.

» On abattit la tête du roi, mais l’âme et le sang monarchique restèrent dans la famille, par l’autorité de l’homme et du père ; dans la vie sociale, par l’autorité du riche sur le pauvre ; dans l’administration, par l’autorité sans contrôle du fonctionnaire ; dans la politique, par l’unité et la centralisation du pouvoir. D’où il s’ensuit que la monarchie revient sans cesse, infailliblement, naturellement, comme certains animalcules dans certaines fermentations, comme le fruit de l’arbre, se placer à la tête de cet ordre dont elle n’est que le couronnement. Et mêler dans ses discours la sagesse tutélaire des majestés royales et les décrets de la Providence à la souveraineté populaire, à la liberté, à l’égalité, etc. ; accumulation de contradictions qui fournissent au langage de ce siècle plus de non-sens et d’hypocrisie que n’en ont consommé peut-être tous les siècles précédents.

» Cependant, si le régime bâtard, inauguré par ces terribles restrictions dont j’ai parlé : liberté de concourir, égalité devant la loi, apportées par la bourgeoisie à la déclaration des droits de l’homme, si ce régime resta dans la donnée de l’ordre ancien, au lieu de renouveler la face du monde par la réalisation du principe nouveau, ce ne fut pas pourtant une chose indifférente et sans effet que d’universaliser ainsi le nombre des concurrents aux honneurs et à la fortune. Dans le franc régime de droit divin, la concurrencé était limitée par la caste ; l’intrigue assurément y régnait, et l’on y trouvait le parvenu, mais dans une mesure aussi restreinte que le nombre des privilégiés. Tandis que le système nouveau, tout en conservant les vices et les abus de la hiérarchie : le commandement, l’obéissance l’arbitraire, etc., éveille toutes les ambitions, étend indéfiniment le champ de l’intrigue, et fait plus que centupler le nombre des appétits, sans pouvoir augmenter celui des satisfactions.

» Je sais bien que chaque gouvernement trouve moyen de créer des places nouvelles ; mais, en dépit du dédoublement des fonctions, en dépit des sinécures, tout le monde ne peut être fonctionnaire : ce qui est dommage, car il n’y aurait plus de producteurs. Il reste un nombre toujours plus grand d’aspirants sans emploi, de poursuivants malheureux des honneurs et de la fortune, et, bien que l’ambition générale soit refroidie par ces insuccès, la rage d’être quelque chose s’étend de plus en plus, gagne les derniers rangs. Tous en effet ne. sont-ils pas admis au banquet… de l’espérance ? Tous ne sont-ils pas dignes, non pas d’être libres, mais d’être chefs ? Et comment ne voudrait-on pas l’être quand, de même qu’au beau temps des aristocraties antiques, le travail producteur est méprisé et ne donne que la misère ?

» C’est qu’en vérité il n’y a pas de refuge. Oui, chacun peut être chef, bien que tous ne le puissent pas ; mais s’il n’est pas chef, il demeure esclave. S’il ne devient pas riche, il faut qu’il soit pauvre et dépendant. D’un côté, toutes les perspectives de l’ambition ; de l’autre, gêne, humiliation, misère, peut-être jusqu’à la mort ; car, dans ce champ de la concurrence, aucun secours assuré à l’individu que le sien propre. la guerre, et la plus âpre, la plus impitoyable de toutes les guerres, la guerre civile ; pis encore, la guerre sociale, où l’on combat seul et où l’on n’est guère entouré que d’ennemis, car chaque homme tombé est une chance de plus dans le jeu de ceux qui restent debout. On le sait si bien, qu’on cache comine un affront sa misère et ses défaites. On meurt de faim silencieusement et bien habillé. Vaincre ou mourir ici, n’est pas le cri de l’héroïsme ; c’est l’arrêt de la nécessité.

» La solidarité, dont tous les éléments de réalisation existent dans la nature des choses humaines, jusqu’ici n’est qu’un mot créé par une aspiration ; l’humanité (en tant que vertu) n’est qu’un instinct. » C’est ainsi que, par une simple erreur de conception, cet élan sublime d’amour et de justice, qui fut l’âme de la révolution française, se trouve, chose étrange, avoir produit le régime le plus anti-humanitaire, le plus anti-social qui ait jamais été en vigueur.

» Car, dans les régimes précédents, il y avait du moins un contrat, et dans l’idée-mère, sinon dans l’abus, des obligations réciproques. Ici rien que la guerre dans la mêlée. Ce principe si puissant de l’individualité humaine, qui devait être réglé par la justice, a été livré au hasard.

» En de pareilles conditions, qui doit l’emporter ? — Est-ce le mérite et la vertu, comme l’affirment la rhétorique et le langage officiel ? — À d’autres ! nous sommes dans un temps de fortunes rapides et de coups de main, où monsieur Prudhomme lui-même refuserait d’accorder au succès les couronnes de la vertu. Par le fait, sauf le désordre, qui est plus grand, nous sommes toujours comme en monarchie de droit divin, et vous avez raison de le dire : César écarté, le système resterait le même ; car, de par la hiérarchie, le monarque y est partout, à la tête de tout, dans l’ordre économique aussi bien que dans l’ordre politique. La cour seulement s’est étendue, et le palais de Versailles aujourd’hui, c’est la France entière. Or, les monarques ont toujours des valets et des courtisans, et préfèrent toujours à l’honnête homme ces gens prêts à tout le vicieux et le servile.

» C’est donc à ces gens-là, mon cher Roger, que le monde, à l’heure où nous sommes, est fatalement livré. Cette fureur de compétition, cette ardeur de lucre, cette émulation effrenée, ont nécessairement ajouté à la confusion des idées l’immoralité des moyens. Les vainqueurs de l’arène sont naturellement les plus forts, les plus audacieux ou les plus dépourvus de vergogne et de scrupules. Certes, j’admets, je connais des exceptions honorables. Sur le grand nombre d’hommes de cœur et de talent qui périssent dans la mêlée, quelques uns arrivent par l’effet de circonstances favorables et d’appui désintéressé ; assurément la bienveillance, la justice, la générosité habitent encore et toujours la terre. Mais elles n’y ont qu’une action fortuite et très-secondaire, arbitraire d’ailleurs comme tout le reste. Elles ne sont qu’une exception, et c’est leur règne que nous poursuivons, que poursuit l’humanité au travers de ses déviations les plus profondes.

Depuis le fameux « enrichissez-vous ! » et la corruption politique érigée en moyen de règne, le vice et l’effronterie ont de plus en plus pris leurs coudées franches et semblent parvenus sous l’Empire au plus beau degré de floraison. Mais l’humanité est de nature progressive ; chaque jour des procès nouveaux, de scandaleuses chroniques, le langage même de ces drôles, redevenus naïfs de par la perte complète du sens moral, nous dévoilent des audaces et des abjections nouvelles. Tout mouvement s’accélère par sa propre force, et qui sait ce que nous garde l’avenir jusqu’au jour de l’effondrement ?

» Mon cher Roger, que peuvent aller faire dans cette galère des hommes doués de probité et de délicatesse ? Pauvres, ils y sont immédiatement foulés aux pieds ; armés comme vous de certains avantages de fortune et de position, ils ne font qu’y végéter. Vous avez de vous-même rebroussé chemin devant des infamies auxquelles vous ne vouliez pas participer ; si vous aviez entrepris la lutte, comme le font des hommes de foi robuste, vous auriez été brisé. Mais vous n’étiez que naïvement ambitieux, voulant parvenir par le talent et l’honnêteté. Vous voilà débarrassé de cette illusion. Mettez donc franchement de côté l’ambition elle-même.

» Mon ami, c’est la plus grande illusion, la plus énorme bévue, de la part de la petite bourgeoisie, j’entends par là tout ce qui n’est pas du petit nombre des élus du capital et des grands emplois, que son attachement au système que je viens de vous exposer, car elle n’en récolte aucun avantage, et les maux de ce régime ne pèsent pas moins sur elle que sur le peuple lui-même.

» Je ne suis pas, vous le savez, de ces nobles rancuneux qui en veulent à la bourgeoisie de sa victoire ; je ne suis pas non plus de ces bourgeois révolutionnaires qui hurlent contre les bourgeois, plus bourgeois eux-mêmes qu’ils ne pensent. Au contraire, j’estime que cette bourgeoisie moyenne est dans l’état actuel la partie la plus saine de la nation, ce qui ne revient à dire autre chose sinon que certaines conditions de bien-être et d’instruction sont plus favorables à la moralité en général, que la grande richesse ou la misère. La séparation des hommes en races, toujours plus ou moins fictive, est devenue maintenant un pur non-sens. Bourgeoisie, noblesse même, sortent nécessairement du peuple et y retournent sans cesse. Il n’y a plus dans l’humanité de race particulière que celle dont je parlais tout à l’heure, celle des parvenus, et ceux-là viennent de partout. Leur race tient, dans l’ordre des types universels, à celle des oiseaux de proie, aigles et vautours, et la mauvaise réputation de la bourgeoisie tient à ce qu’ils viennent naturellement grossir ses rangs et la dominer. Mais ni la générosité ni le dévouement, ni la droiture, ni l’intelligence sous tous ses aspects, ne manquent dans cette classe moyenne, assainie par l’éducation et le bien-être, et qui donne le niveau auquel devrait promptement s’élever le à peuple entier dans une république bien administrée. Elle n’a d’autre défaut que de croire au système et de laisser profondément entamer par lui, et de plus en plus, les qualités qu’elle possède, et surtout son honnêteté.

» Comment ne voit-elle pas les douleurs et les mystifications que ce système lui inflige, oui, je le répète, autant qu’au peuple même ! Celui-ci porte plus allégrement sa misère, quand elle ne va pas à l’extrême, que la bourgeoisie ne porte sa pauvreté ; l’orgueil la mine. Vivre pauvrement ne serait rien, travailler ne serait pas une peine ; on a santé, gaieté, activité. Mais la fainéantise aristocratique est restée l’idéal de ces parvenus du travail ; mais leur prétendue haine des suprématies n’en était que l’amour ; on tourne le dos à l’avenir et l’on n’aspire qu’au passé. Le travail manuel est encore à leurs yeux chose servile, infâme ; on préfère manger du pain sec ou se ruiner tout à fait, plutôt que de se priver d’une domestique, plutôt que de ne pas paraître aussi riche que tels et tels. Et les garçons cherchent des femmes dotées et se marient sans aimer ; tandis que les filles, ayant horreur, à l’instar des plus nobles dames, d’une mésalliance, coiffent sainte Catherine.

» Comment le bourgeois calculateur, — mais calculateur à courte vue, ne consent-il pas à supputer le chiffre énorme de pertes qu’entraîne pour la société l’état de compétition et de guerre où ses forces sont entre elles ? Ce n’est plus l’état d’association, l’état de vie, de santé, où tout concourt et consent, où rien ne se perd ; mais une lutte, un saccage, des ruines continuelles, capitaux contre capitaux ! Et au plus fort le sceptre de l’exploitation du bon public, lequel, enjeu de la bataille, applaudit ! Bel emploi d’une force sociale, que l’écrasement d’une autre force sociale ! Mais le bon bourgeois répète : Le mal des uns fait le bien des autres. Axiome négateur de la société, né dans la société humaine, et qui prouve que l’instinct, bien plus que le raisonnement, nous conduit encore.

» Ce qui le prouve non moins, mon cher Roger, c’est l’examen, au point de vue purement logique, d’un système encore plus absurde peut-être qu’immoral, et qui, pour être accepté, demande chez l’homme encore plus de bêtise que d’égoïsme. Est-ce donc autre chose qu’un leurre, on pourrait dire un piége, — au point de vue social, que cet appât tendu à tous et qui ne peut être la proie que de quelques-uns ? Spectacle étrange que celui d’une nation, d’une humanité entière affolée, de quelle ambition ? De celle de tous pour être le premier, ou si l’on veut les premiers ! Chacun a contre lui quatre à cinq mille chances, mais il en est une en sa faveur ! Et cela suffit pour qu’il se voue corps et âme à la défense d’un ordre aussi bienfaisant. Les yeux fixés sur ceux qui s’élèvent, il ne compte pas ceux qui tombent, et lors même qu’il a succombé, chose à peu près sûre, il ne s’en prend qu’au sort, et console sa foi de cette pensée qu’il aurait pu réussir.

» L’homme est plus naïf qu’on ne pense, et les Machiavel ne sont que les commentateurs de systèmes trouvés par la passion et l’instinct, plus que par l’intelligence. Autrement, et si l’idée de réaliser la justice par la concurrence n’était pas née tout bonnement du mélange des conceptions anciennes et nouvelles dans le cerveau humain, ce serait à coup sûr un trait de génie de la part des ambitieux qui fourvoyèrent ainsi l’aspiration générale vers l’égalité. Il est certain que jamais on n’abusa mieux de la naïveté humaine qu’en réinstaurant de cette façon l’inégalité et le despotisme sous les apparences égalitaires. Qui accepterait l’esclavage militaire, sans l’espoir d’être maréchal de France ? qui voudrait obéir aujourd’hui, s’il n’espérait commander ? Les petits, qui se savent en nombre, et que l’idée nouvelle a malgré tout pénétrés, se résigneraient-ils à leurs sujétions et à leur misère, si chacun d’eux ne caressait dans sa mesure l’espoir de grandir ? Dans l’administration, dans le commerce, dans la justice, l’employé inférieur exigerait plus d’égards et commettrait moins de bassesses, s’il ne se disait sans cesse : « Quand je serai chef !… » Il ne le sera pas, il ne peut pas l’être ; beaucoup d’appelés, peu d’élus. (Les places du moins n’étaient pas limitées en paradis.) Mais aux positifs de ce temps, être appelés suffit.

» Puissance de l’espoir et de la sottise ! Voilà trente et quelques millions d’individus que rend dociles, déraisonnables et dupes, l’espoir de quelques centaines de postes que quelques centaines d’entre eux seulement peuvent occuper.

» Et, pour comble de logique, notre siècle a supprimé la loterie, comme une immoralité, quand le système social lui-même n’est qu’une loterie.

» Comment, disent les raisonneurs du parti, un tel arrangement n’est pas le chef-d’œuvre et la limite de la justice, du moment qu’il n’y a d’interdiction formelle pour aucun ?

» Mais, au nom du sens commun, est-ce de rôt ou de fumée que l’estomac se nourrit ? Au point de vue particulier, que sert un droit dont on n’a point l’exercice ? et, au point de vue social, qu’importe que ce soient ceux-ci eu ceux-là ? qu’importe qu’un manant commande au lieu d’un noble, si l’on commande toujours ? Le privilége est-il moins le privilége pour appartenir à tels hommes plutôt qu’à tels autres ? Est-il moins fâcheux d’être malmené, parce qu’il ne serait pas impossible que vous pussiez à votre tour malmener autrui ? L’humanité n’est pas quelques-uns, elle est tous ; car elle vit tout entière en chacun. Donc, c’est en chacun qu’elle doit être satisfaite pour l’être en tous. Revenons donc à la déclaration des droits de l’homme, abandonnons l’ordre ancien, et fondons l’ordre nouveau par des institutions qui donnent à chaque citoyen sa part de pouvoir, à chaque enfant sa part d’éducation, à la société l’organisme égalitaire, c’est-à-dire l’association dans toute sa liberté et sous toutes ses formes.

» Voilà, mon cher Roger, quel serait le véritable intérêt de la bourgeoisie moyenne ; car elle ne souffre pas moins que le peuple des exactions et des abus de pouvoir du gouvernement ; elle n’est pas moins que le peuple, elle est plus directement que lui, grâce à ses épargnes, la proie des ambitieux qui exploitent le monde. Et c’est très-faussement qu’elle se croit appelée à recueillir les bénéfices du système, même dans la petite part que la concurrence pourrait lui attribuer, car il exclut les petits moyens, les vertus paisibles, les qualités sérieuses, et n’a de primes que pour les aventuriers sans scrupules, que pour les audacieux sans vergogne.

» Au lieu de tourner le dos au progrès, et de traiter en ennemi le travailleur qui justement aspire, lui aussi, comme elle autrefois, à sortir de l’humiliation et de la misère, la bourgeoisie devrait le prendre pour allié contre les vrais partageux, les vrais pillards, les vrais ennemis de la société, contre cette horde sauvage et conquérante, héritière des routiers et des malandrins, dont le système favorise les mauvais instincts et multiplie la race funeste, et qui a pris sous l’Empire un si bel essor. Le monde aujourd’hui leur appartient, et ils en exclueront de plus toute pudeur, toute honnêteté, toute humanité, tout droit, si l’on ne se hâte de fermer le champ de bataille et d’intrigue ouvert à leur activité.

» Est-ce donc dans un système de guerre sociale permanente que la bourgeoisie peut trouver la stabilité qui lui est si chère ? Non, c’est dans la paix fondée sur la satisfaction des intérêts. Or, les intérêts sont-ils satisfaits quand un petit nombre jouit aux dépens du reste ?

» Je pourrais prendre ainsi une à une toutes les formules par lesquelles la bourgeoisie exprime ses aspirations honnêtes, paisibles, et lui démontrer que toutes, et de plus en plus, trahies par le système actuel, elles ne peuvent être réalisées que par l’accomplissement d’un programme qui identifie la justice et l’égalité. Je pourrais lui démontrer qu’au rebours de ce qu’elle croit, c’est à la concentration des capitaux, à l’accumulation des richesses dans quelques mains, à la reconstitution d’une féodalité nouvelle, déjà pourtant bien réelle et bien visible, qu’aboutit cet état de choses qu’elle croit être sur la foi de faux calculs, et de rengaînes intéressées, la diffusion démocratique de la propriété. C’est logique d’ailleurs ; la guerre aboutit à la conquête, le mieux armé est toujours le plus fort, et de plus en plus accroît sa puissance…

» Mais j’ai déjà noirci trop de pages, Roger, et il n’est pas besoin, au point où vous en êtes, de tant d’arguments pour vous convaincre. Je reviens à vous dire : Abjurez toute ambition, tout faux orgueil. Vous vous dites démocrate, soyez-le sincèrement. Vous êtes honnête homme, prenez-en votre parti, et revenez à la position modeste que vous avez dédaignée. Votre père, vous le savez, menacé dans sa santé, dans sa vie même, par le travail sédentaire, aspire ardemment à quitter le notariat. L’étude serait déjà vendue, si votre sœur avait voulu accepter pour mari tel ou tel aspirant qui s’est présenté pour successeur et pour gendre. Émilie, c’est ma conviction, ne se mariera jamais, incapable qu’elle est de rien rabattre de son idéal, où l’ambition se confond avec des délicatesses respectables. Prenez l’étude de votre père, et, pour vous comme pour lui, le plus tôt vaudra le mieux ; épousez Régine, du moins je l’espère, et contentez-vous dans cette vie, avec un bien-être suffisant, de la paix et de l’amour, qui sont de grands biens. Avec cela, vous serez heureux autant qu’on peut l’être.

» Voilà mon conseil, que naturellement je crois bon.

» Laissez-moi ajouter une grande nouvelle : Madame Carron vient de mourir. Julie est libre d’épouser celui qu’elle aime, et depuis huit jours Louis Grudat a interrompu sa promenade, sans doute par respect pour la douleur de sa fiancée. Ils se marieront probablement dans six mois, car Julie respectera jusqu’au bout des convenances. Elle a maintenant quarante ans ou peu s’en faut, mais qu’importe ? Ils s’aiment.

» Une autre encore : Gabriel est renvoyé de l’usine pour excitation à la révolte ! — Ô liberté ! ô égalité ! ô fraternité ? C’est un gros crime assurément, Toutefois il a ces circonstances atténuantes, que de plus en plus, grâce aux vexations et à l’arbitraire du règlement, sans cesse revu et corrigé par le nouveau directeur, mons Adalbert, le travail devient moins productif pour les travailleurs, tandis que la cherté des vivres augmente.

La loi permet la grève, mais les patrons l’interdisent, et, comme les patrons sont plus forts que l’ouvrier, c’est la volonté du patron qui est en réalité la loi. Les ouvriers ont cédé ; ils n’avaient que cela à faire ou à mourir de faim. Gabriel et quelques autres meneurs ont été renvoyés. On se les montre du doigt dans Bruneray comme des pestiférés, et nos bourgeois les considèrent comme très criminels. Ce sont en effet de grands coupables : ils ont défendu leurs intérêts ! Est-ce que cela a des droits ? Ô révolution française !

» Grand embarras pour le jeune ménage, qui a déjà, vous le savez, deux bambins à élever. Que Gabriel aille travailler ailleurs, dira-t-on. Fort bien. D’abord, pour un ménage d’ouvrier, c’est une grosse difficulté de changer de lieu, outre le chagrin de quitter le pays, les amis et la famille. Mais enfin Gabriel est allé se présenter aux forges des environs : refusé, car son crime y était connu. Il est allé plus loin : là on lui a demandé son livret, bien que la loi ait récemment aboli cette institution de servitude. Il n’a pas voulu le présenter, et, l’eût-il fait, ce serait revenu au même, car on lui eût demandé compte de cette lacune de cinq ans. Il ne l’a pas présenté, bien entendu, à la signature d’Adalbert, qui y eût ajouté quelque mauvaise note ; ou se fût informé de lui aux forges de Bruneray… et on l’eût évincé un peu plus tard, au lieu de l’évincer tout de suite. Je vous l’ai dit : féodalité nouvelle.

» Au revoir, Roger, à bientôt, je l’espère.

» Votre ami,
» JACQUES DE LA BARRE. »



XIX

LA TABLE D’HÔTE.

Le 5 juin 1868, le train de Paris à Mulhouse filait sur sa ligne, aux abords de Troyes en Champagne. Il était onze heures de l’après-midi ; le ciel était pur, l’air chaud, et le soleil rayonnant. Le panache de fumée, sortant à flots troubles et pressés de la gueule de fonte, s’allongeait en blanchissant à l’arrière du train, et s’épandait en voiles de plus en plus ténus dans la campagne : Tout riait à l’entour : les blés verts, les arbres touffus, et les cabanes fleuries des garde-barrières. Le sifflet aigu retentit ; plusieurs têtes se penchérent aux portières pour voir l’aspect de la ville de Troyes. Tout à coup une secousse effroyable eut lieu ; les voyageurs furent jetés les uns sur les autres à l’intérieur des wagons ; on entendit le bruit sourd des roues labourant le sol ; le train déraillait.

En même temps les cris perçants retentirent ; la peur venait accroître le tumulte et l’horreur de l’accident. Bientôt cependant le train fut arrêté, et l’on vit immédiatement s’élancer hors des voitures les voyageurs les plus valides, qui délivrèrent les peureux et s’occupèrent des blessés. Les contusions ne manquaient pas ; mais deux ou trois blessures seulement paraissaient graves. Un seul voyageur, frappé à la tempe, était mort sur le coup, au milieu de sa femme et de ses enfants, qui tout en lui prodiguant leurs soins, en voyaient bien l’inutilité et poussaient des cris déchirants.

— C’est la faute de l’aiguilleur ! criaient le mécanicien et les employés.

Alors les invectives et les malédictions tombèrent sur cet homme, qui lui-même, accouru sur le théâtre de l’accident et signalé, se vit entouré, menacé, frappé même par ceux des voyageurs que la peur avait le plus exaltés. On le traîna devant le mort et les blessés, en le sommant de contempler son ouvrage ; quelqu’un proposa de le mettre en pièces. Livide, éperdu, le malheureux s’écria :

— Il y a plus de trente heures que je n’ai dormi, et je venais de m’assoupir, malgré moi. C’est ma faute, oui, et j’aimerais mieux être mort : mais c’est aussi la faute à ceux qui nous donnent plus d’ouvrage qu’un homme n’en peut faire.

— On ne doit pas dormir quand on a la vie des voyageurs entre ses mains, canaille ! s’écria d’un ton rogue et colère un monsieur d’environ trente ans, mis avec luxe, orné d’une grosse chaîne d’or, et dont le buste cambré, la tête haute et l’air magistral, annonçaient un homme pénétré de son importance.

— Je vous demande pardon, monsieur, dit à son tour, d’une voix haute et ferme, un jeune homme ; on doit dormir, parce que la nature l’exige, et, comme vient de le dire ce malheureux, c’est à l’avarice des administrateurs de la compagnie, qui, eux, dorment la grasse matinée en économisant sur le sommeil de leurs, employés, c’est à eux que remonte la responsabilité de cet accident, comme de tant d’autres.

— Qu’on savez vous ? reprit l’autre avec emportement. Il y a une sorte de gens qui accusent toujours les compagnies : c’est le moyen de détruire toute subordination et de multiplier les accidents. On ne doit pas parler. ainsi.

— Il me plaît de parler ainsi, parce que je dis la vérité, répondit son interlocuteur.

Et tous deux s’envisagèrent ; leur physionomie changea tout à coup en s’adoucissant.

— Ah ! c’est vous, Roger ?

— C’est vous, Adalbert ?

— Vous vous rendez au pays ?

— J’y reviens.

— Quoi ! tout à fait ?

— Peut-être.

— Vous n’avez donc pas réussi, comme on le dit. Voilà une chose que je ne puis pas comprendre ; avec vos moyens…

— Vous ne pouvez en effet le comprendre… avec les vôtres.

— Eh ! eh ! vous voyez, avec du travail… j’ai maintenant dix mille francs d’appointements et un bel intérêt dans l’affaire. Je pourrais aujourd’hui me passer de monsieur Jacot, et monsieur Jacot se passerait difficilement de moi. Ma foi ! l’ambition vient en mangeant. Dans dix ans, je serai le premier quelque part, et j’aurai assez fait pour la prospérité du pays et donné assez de preuves de mes capacités administratives, pour pouvoir prétendre, comme tant d’autres, à l’administration de la France. Entre nous, mon cher, votre sœur a eu tort ; mais je ne lui en veux pas car je suis en pourparlers aujourd’hui pour épouser l’héritière des La Roche-Brisson, qui ont des propriétés considérables dans l’Aube, Je viens de faire ma première visite, et l’affaire se fera probablement.

— Chacun suit sa voie, dit froidement Roger. Comment se portent vos parents ?

— Comme à l’ordinaire. Bah ! vous savez, je suis un peu en froid avec eux. Mon père a toujours ses idées d’un autre monde. On crie parce que je mène les choses vigoureusement ; c’est ainsi qu’il faut faire : dompter ou être dompté. Il faudrait être un grand sot, et avoir dans l’esprit bien peu de ressources, pour choisir le second parti quand on peut prendre le premier. Régine a pris une occupation un peu étrange pour une femme, mais elle s’en tire à merveille. Vous ne reconnaîtriez plus la Bauderie ! Lucette a dans la tête une sottise qui m’inquiète, mais le père heureusement est là pour y mette ordre. En vérité, mon cher, je suis fâché de vous voir si peu heureux. Si vous aviez quelque besoin de mon crédit : j’ai de fort belles connaissances et, sans me flatter, de l’influence. Usez-en.

— Merci, dit Roger : mais je ne suis pas solliciteur.

— Sacrebleu ! s’écria Adalbert en regardant autour de lui, il fait chaud, il fait faim, et nous sommes à plus d’une demi-lieue de la ville. Il ne faut pas rester ici.

En même temps, voyant des voitures qui arrivaient au nombre de trois, il courut au-devant, et voulut monter dans la première. Quelques personnes indignées l’en firent descendre en réclamant le droit des blessés d’autres se taisaient, et ces mots circulaient tout bas :

— C’est le directeur des forges de Bruneray.

Les blessés établis dans la première voiture, on mit le mort avec sa famille dans la seconde.

— La troisième pour les dames, cria quelqu’un.

Mais, sans s’inquiéter de cette injonction, Adalbert Renaud, mettant une pièce dans la main du cocher, escalada le marche-pied ; puis se retournant vers Roger :

— Venez-vous ?

— Non, monsieur, répondit Roger sèchement.

— Comme il vous plaira !

Et le directeur des forges, l’ancien polisson des rues de Bruneray, l’ancien commis réfractaire, partit au galop, en laissant là plusieurs dames, assez empêchées de certains sacs, dont elles ne voulaient pas se séparer, et d’une assez longue route à pied par la grande chaleur.

Déjà les voyageurs des troisièmes, tous chargés de paquets à faire plier un âne, s’étaient mis bravement en route par un chemin latéral conduisant directement à la ville. La compagnie, qui avait envoyé des hommes d’équipe déblayer la voie, ne semblait nullement occupée du transport de ses voyageurs. Tout le monde prit bientôt son parti : le gros des hommes marcha en avant, sans s’inquiéter de ceux qui restaient derrière. Un petit nombre seulement restèrent près des femmes, prirent une partie de leurs fardeaux, et s’occupèrent de distraire les enfants épouvantés. De ce nombre, était Roger. Une jeune personne, de mise modeste et de taille fluette, marchait péniblement, portant un sac de nuit plus lourd qu’elle. Il prit le sac, et, dans le petit débat de politesse qui eut lieu à cette occasion, tous deux s’envisagèrent avec cette hésitation qui se peint sur la figure de gens tentés de se reconnaître, mais n’étant pas sûrs de leur fait.

— Il me semble vous avoir déjà vue, madame ? dit Roger.

— Oui, monsieur, dit-elle aussitôt avec assez de vivacité, mais il y a longtemps : c’était dans le train de Chaumont à Paris, dans une voiture de seconde, à la fin de l’année 1863. Vous aviez avec vous votre mère et votre sœur.

— Ah ! je me rappelle maintenant : vous êtes fleuriste ?

— Oui, monsieur.

— Et vous alliez faire connaître votre talent à Paris ?

— Hélas ! dit-elle, oui ; j’avais bien des espérances en ce temps-là.

Elle soupira et ne dit plus rien, et Roger, par discrétion, ne l’interrogea pas. Cette dernière troupe arriva enfin à Troyes quelque temps après la première, et la plupart des femmes qui la composaient disparurent les unes après les autres. Soit qu’elles fussent de la ville, soit qu’elles eussent leurs plans particuliers, on se trouvait réduit à cinq ou six personnes, quand on arriva en face d’un hôtel d’où sortait un excellent parfum de cuisine. On était exténué de fatigue, de faim, de chaleur, et chacun, après une aussi vive secousse, éprouvait le besoin de se reposer avant de poursuivre son voyage.

— Entrez, mesdames et messieurs, dit un garçon qui se tenait sur la porte. C’est l’heure de la table d’hôte, et nous avons déjà beaucoup de voyageurs du chemin de fer après le terrible accident qui vient d’arriver.

Ils entrèrent. Le salon où on les introduisit était déjà rempli d’une foule assez compacte, composée en effet, outre les habitués de l’hôtel, d’une grande partie des voyageurs du train déraillé : au premier rang figurait Adalbert, étalé sur un divan qu’il occupait à lui seul. Toutes ces personnes causaient vivement, et l’appétit général s’exhalait en exclamations. Du mort et des blessés, il n’était déjà plus question.

Tout à coup, un garçon vint annoncer, en ouvrant la salle à manger, que la table était servie. Ce fut un sursaut général. Adalbert se leva comme par un ressort, et fut, en un clin d’œil à la porte, où beaucoup déjà se pressaient. L’empressement était tel qu’on se bouscula. Voyant cela, plusieurs se retirèrent, tandis que d’autres n’en furent que plus acharnés à se faire passage. Un mot du garçon avait jeté l’inquiétude : « Il n’y aura pas assez de place. »

Quand les impatients eurent défilé, il se trouvait dans la salle une douzaine de personnes qui s’étaient retirées de cette bousculade, les unes avec timidité, les autres avec dédain. Elles passèrent alors ; mais, toutes les places étant prisés à la grande table, elles durent aller s’asseoir à une table plus petite, placée au bout de l’autre, en travers. Là même il manquait deux places ; on dut appeler le garçon pour mettre deux couverts de plus ; mais aucun ne s’assit avant que tous les autres ne pussent s’asseoir, à l’exception de deux femmes qui étaient du nombre et qu’on plaça les premières. À vrai dire, on était fort gêné, et, tandis qu’à la grande table on avait ses coudées franches, surtout ceux du haut bout, qui s’étaient assis les premiers en repoussant les couverts à côté d’eux, à la petite table, on avait à peine la liberté de mouvements nécessaire.

Il est presque superflu de dire qu’au nombre de ces déshérités se trouvait Roger. Il était ce jour-là en veine de reconnaissance, car il venait de rencontrer le jeune commis de nouveautés, Alcide Gaudron, qui, de même que la fleuriste, avait été son compagnon de route, lors de son premier voyage à Paris en 1863. Ils s’étaient revus une ou deux fois la première année, puis s’étaient entièrement perdus de vue dès la seconde. Après s’être serré la main et avoir échangé des excuses réciproques :

— Eh bien ! demanda Roger, avez-vous épousez la fille du patron ?

Alcide fit un grand geste, qui envoyait la chose au diable.

— Elle était laide, dit-il ; mais la vérité m’oblige à dire que je ne l’ai pas refusée. Il s’agissait bien de cela ! Ah ! vous me rappelez mes illusions. En avais-je assez dans ce temps-là ? Me voici tout bonnement commis-voyageur et c’est probablement la seule destinée à laquelle je puisse prétendre, si tant est que je puisse la garder ; car il me manque pour cela du chic et de la roublarderie. Tenez, je devrais être en ce moment à pérorer à la grande table, au lieu d’être ici. — Ah ça ! nous servirez-vous bientôt quelque chose ? demanda-t-il au garçon qui passait…

Car ils n’avaient rien fait encore que de déplier leurs serviettes, et déjà la grande table, après avoir mangé le potage, jouait des fourchettes.

— Tout de suite, monsieur.

Ils attendirent, mais leur position était fâcheuse. La grande table étant sur le chemin de la cuisine, tous les plats y étaient déposés, et les garçons de service avaient beau les accompagner de cette recommandation : « Faites passer, messieurs, faites passer ! » chacun se jetait sur les mets à sa portée, se servait abondamment, et les plats se vidaient en un clin d’œil. En outre, tous ces beaux convives réclamaient à tue-tête qui du pain, qui du vin, qui de l’eau, qui tel ou tel condiment, et les garçons, affolés, n’entendaient pas les réclamations courtoises des gens de la petite table. Ils obtinrent enfin la soupière, mais il y restait à peine quelques cuillerées ; on les offrit aux dames galamment et l’on demanda d’autre potage ; il n’y en avait plus.

Pendant ce temps, les plats appétissants (on se nourrit bien à Troyes), se succédaient et disparaissaient sur la grande table, et il n’arrivait au bout que quelques restes, qu’on semblait laisser par pitié aux humbles du banquet. Ceux-ci murmuraient, s’indignaient et réclamaient de temps en temps, quand un garçon paraissait, mais sans éclater. On arrivait à la fin, et les estomacs de la petite table n’étaient guère moins vides qu’auparavant, quand Alcide Gaudron se leva :

— Messieurs et mesdames, il faut que cette mauvaise comédie finisse. Je vais faire une révolution. Bénissez le ciel d’avoir parmi vous un homme à qui l’état de commis-voyageur a donné plus d’audace que ne lui en avait d’abord accordé la nature.

En même temps, il alla tout bonnement enlever des mains d’un garçon le plat que celui-ci s’apprêtait à déposer sur la grande table, d’où s’élevèrent des exclamations furieuses.

— Messieurs, leur dit Alcide, politesse pour politesse ; nous vous renverrons les os.

On put donc manger à la petite table, où chacun félicita le commis.

— Je gage, dit-il, qu’aucun de vous n’en eût fait autant.

Il y eut un silence.

Il est certain que se disputer ainsi la pâture est chose répugnante, dit quelqu’un.

Répugnante, soit ; mais il faut manger.

— On ne devrait jamais oublier les besoins d’autrui, dit un ecclésiastique, à figure pâle et douce, qui se trouvait à la petite table.

— Bah ! qui s’en occupe aujourd’hui ? dit un autre, un militaire.

— Messieurs, dit Roger, la société ressemble fort à cette table d’hôte, où l’on s’arrache les plats, sans penser à son voisin. Partout ailleurs, comme ici, ne sont-ce pas les égoïstes et les audacieux qui s’emparent des premières places ? En regardant le cercle que nous formons, il me vient la pensée que notre réunion n’est pas le fait du hasard, mais d’une sorte de triage des affinités. Pourquoi sommes-nous à part de la grande table ? Parce que nous sommes entrés des derniers dans la salle. Et pourquoi sommes nous entrés des derniers ?

— Parce que les cohues me répugnent, dit l’un.

— Et moi aussi, dit un autre.

— Parce qu’il est honteux de voir des êtres raisonnables et moraux, ou qui devraient l’être, se ruer ainsi à l’assaut des plats.

— Et moi aussi !

— C’est cela !

— C’est cela !

— Et pensez-vous, messieurs, et vous, mesdames, dit Roger, que cette délicatesse ait fait beaucoup nos affaires dans la vie actuelle ? Je croirais presque pouvoir affirmer qu’aucun de nous n’est parmi les favorisés de ce monde ?

— Pas moi du moins, dit le militaire. Ma délicatesse m’a servi à n’avancer qu’à l’ancienneté pour avoir vu trop clair dans des tripotages. À l’heure qu’il est, messieurs, savez-vous qui fabrique des généraux à la France ? Ce sont les jésuites. Ils font recevoir en masse de leurs élèves à la Flèche, à Saint-Cyr, à l’école polytechnique. J’en connais, moi, qui ont passé par là. Ça s’en va-t’en guerre avec un chapelet en poche, ça communie, ça va à la messe et ça se confesse aux jésuites. Les uns y croient, les autres n’y croient pas. Mais peu importe, tous font leur chemin, et rondement, et nous passent sur le corps, à nous autres, avec un sans-gêne !… Pas même besoin de services : le scapulaire suffit. Puis l’on trouve à ces gens-là des héritières qui leur font rouler carrosse.

Eh bien ! messieurs, vienne une guerre civile ou étrangère sérieuse, une guerre de frontières peut-être, d’invasion, la France est entre les mains de ces gens-là, qui feront d’elle, ad majorem Dei gloriam, mais non pas à son honneur. N’ayant pas été élevé par les jésuites, si j’avais voulu m’affilier à la société de Saint-Vincent-de-Paul, j’aurais pu aussi me faire protéger ou simplement obtenir justice. Mais cela me dégoûtait ; d’un autre côté, je n’ai pas voulu me prêter à des pillages… Suffit, je n’en puis pas dire davantage, et d’ailleurs ça ne servirait à rien. Tout ce que je puis ajouter, c’est que j’ai quarante-cinq ans, vingt-trois ans de service, deux décorations, deux blessures, pas une peccadille à ma charge, et que je suis toujours capitaine et mourrai tel, par la seule raison que je ne suis pas un intrigant, que j’aime mon pays et déteste la calotte.

— Pardon, monsieur, ajouta-t-il en s’apercevant tout à coup de la présence de l’ecclésiastique et en rougissant beaucoup. Je n’ai pas dit cela pour vous, je suis sûr que vous ne le méritez pas.

— Non, monsieur, dit le prêtre avec douceur ; car je reconnais avec vous que le haut clergé en général, ainsi que l’ordre dont vous vous plaignez, font de la religion un usage coupable. J’ai cru à vingt ans à l’élévation des petits, au redressement des torts par la doctrine chrétienne. Je suis disgrâcié pour avoir refusé de recommander en chaire et au confessionnal un candidat officiel, et je me rends à une cure dans la montagne, où je vivrai plus que pauvre au milieu des misérables.

Tout le monde s’inclina devant ce brave homme, et ses deux voisins lui serrèrent la main.

— Ma foi, dit un autre des convives de la petite table, un grand jeune homme aux cheveux noirs rejetés en arrière, dont la physionomie exprimait un dédain rêveur, puisqu’on raconte son histoire, je dirai la mienne.

— Je suis fils d’un légiste et n’avais aucun goût pour la chicane. J’ai fait des vers en naissant ; une fois bachelier, je suis allé chercher la gloire à Paris, ne doutant pas de l’y trouver ; car mes essais littéraires m’avaient déjà fait une grande réputation dans mon village. À Paris, je ne connaissais personne, ce qui ne m’empêcha pas de m’adresser au public avec confiance. On ne parla pas de moi jusqu’au jour où je fis connaissance d’une poëtesse, qui me fit faire des articles pour ses amis. Ceux-ci me donnèrent tout bonnement du génie. J’arrivai par eux dans un de ces journaux où l’on chante d’un bout à l’autre, sur toutes gens et sur toutes choses, la blague chère aux Parisiens. Je ne sais ni commérer, ni calomnier ; on me trouva bête et l’on me renvoya. Alors je fus pris d’une grande indignation contre les choses de ce monde ; malheureux, affamé, je m’aperçus que d’autres souffraient, et mon sens moral et ma dignité se courroucèrent contre les abus du pouvoir et la corruption pratiquée par les tuteurs de la société. Sur tout cela, je portai des articles à un journal sérieux. On m’y dit que je n’étais pas dans le ton, que ces choses étaient vraies, mais devaient être dites d’une autre manière, avec de savantes atténuations. D’abord cela m’irrita ; mais comme je mourrais de faim, je finis par mettre de l’eau dans mon encre. Alors on me fit comprendre qu’on était assez de monde autour du plat de la rédaction.

Un jour enfin j’eus un protecteur, ami de l’ami d’un parent que par chance je possédais. On me donna une plume et des émoluments ; mais un jour il m’arriva de traiter le même sujet que mon protecteur, et de récolter des adhésions nombreuses où son appel était resté inaperçu. Un tel succès me perdit. À partir de ce moment, je fus abreuvé de dégoûts, d’insultes, et je dus me retirer. Dans une crise de misère et de désespoir, m’étant adressé à un littérateur en renom, il me proposa d’être son secrétaire. J’ai soulagé sa veine épuisée et composé plusieurs de ses ouvrages. Depuis trois ans, j’ai obtenu sous son nom de beaux succès ; sous le mien, je ne trouverais pas d’éditeur et ne pourrais fixer l’attention du public. Ce monde est fait de telle sorte que le droit acquis y tue le droit naturel, que la vieillesse étouffe l’enfance, que le passé brise en germe l’avenir. Je viens d’hériter d’un toit et d’un enclos dans mon village, et j’y vais remplir une place de greffier de justice de paix, mille francs d’appointements, obtenue par le crédit de ma famille. Avec cela, je vivrai moins dépendant, — je l’espère du moins, et j’épouserai une petite cousine.

— Monsieur, s’écria un homme pâle et maigre, au dos voûté, qui depuis la conquête du plat par Alcide Gaudron, mangeait de toutes ses dents, les réflexions que vous venez de faire sont trop justes, et je suis un cruel exemple de cet étouffement des forces nouvelles par les caduques. Notre société est comme une forêt sans culture, où l’ombre des vieux arbres empêche tout germe nouveau de grandir, et où les mousses et lichens ont seuls permission de croître. Toute ma vie a été dévouée aux progrès de la mécanique, cette science qui doit affranchir l’homme de tout travail pénible et donner à tous les loisirs de l’éducation et de l’esprit. C’est moi qui ai trouvé les nouvelles machines à perforer qui ont tant accéléré les travaux et économisé, depuis quelques années, une quantité considérable de temps et de forces. Mais cette découverte a fait la gloire d’un autre, à qui ma pauvreté m’a forcé de la communiquer, et qui jouit à ma place des avantages du brevet. Que d’autres découvertes j’eusse faites, si les moyens d’expérience ne m’eussent manqué ! Sans la matière, que peut le génie ? Concevoir par l’abstraction de grandes idées, et ne pouvoir, faute d’argent, les réaliser ; voilà mon supplice, mon désespoir. Je cherche en vain le capitaliste qui voudra consacrer quelques mille francs à la réalisation d’un système de navigation insubmersible. Ceux qui savent amasser ne savent pas risquer, et les amants de l’or ne sont point ceux de la science. Je sens en moi des forces immenses, et je mourrai sans avoir trouvé le moule où couler ma création.

Il laissa tomber sa tête dans ses mains, écrasé d’une douleur nouvelle. On le plaignit ; toutes ces douleurs secrètes s’excitant les unes les autres à la plainte, un autre reprit aussitôt :

— Monsieur, votre histoire est un peu la mienne ; je suis médecin ; je me suis voué à la recherche des causes des maladies, ce qui me semblait le meilleur moyen de les combattre, et j’ai prouvé qu’elles viennent toutes, soit de chagrins domestiques, soit de misère, soit d’intempérance, ce qui réduit la pratique médicale à une bonne hygiène morale et physique, et socialement parlant, une meilleure distribution des richesses. Pour cet ouvrage, les médecins et les pharmaciens se sont ligués contre moi ; on m’a couvert de calomnies, on m’a fait perdre ma clientèle, et, réduit à laisser la place aux charlatans, qui droguent, purgent et enterrent, je vais me faire médecin de campagne, avec le chagrin de savoir d’avance que je ne pourrai soulager que trop imparfaitement ceux qu’épuisent à l’œuvre le travail et les privations.

— Moi, messieurs, dit un homme à lunettes, dont la peau jaune était presque aussi luisante que les revers de son habit râpé, je n’ai à me plaindre que d’une seule chose, inexplicable pour moi : je suis professeur, j’ai les meilleures notes, mes supérieurs me prodiguent l’éloge et les promesses ; j’accomplis mes devoirs avec régularité, avec zèle. J’ai six enfants, tous élèves de l’Université ; je suis pauvre, et depuis quinze ans j’attends en vain de l’avancement. Tous les nouveaux-venus me passent sur la tête, des gens même sur lesquels il y a beaucoup à aire, tant sur le rapport de leur savoir incomplet que de leur moralité. Cependant tout le monde est bienveillant pour moi : cela vient, me dit-on, du ministre. Mais il change souvent et c’est toujours la même chose. Je n’ai pas de chance.

On ne put s’empêcher de sourire et Alcide Gaudron s’écria :

— Pour moi, je ne parlerai qu’après les dames, si elles veulent bien nous faire leurs confidences. Mais il y a encore monsieur qui n’a rien dit.

La personne ainsi interpellée était un homme de figure discrète et composée, qui avait tout écouté sans rien dire. Il eut un léger tressaillement, mais se remettant aussitôt :

— Vous serez assez généreux, messieurs, pour me permettre de vous dire la chose en deux mots : je suis fonctionnaire ; non-seulement je ne suis pas intrigant, mais je voudrais rester honnête. Outre cet embarras, j’ai une famille, et… si j’ai dû renoncer à l’avancement, je suis obligé de conserver ma place et de manœuvrer jusqu’à ma retraite.

— Fort bien, monsieur, dit Roger ; il y a des réticences aussi éloquentes que de longues histoires. Ces dames voudront-elles maintenant prendre la parole ?

Elle se regardèrent comme pour s’inviter mutuellement à commencer, puis la fleuriste se décida.

— Je ne sais pas raconter si bien que vous, messieurs, dit-elle ; mais je comprends bien que vous voulez dire que les gens timides ou plus délicats que les autres sont toujours foulés en ce monde. C’est aussi ce qui m’est arrivé. Sans me vanter, j’ai un joli talent pour les fleurs, je comptais m’établir à Paris et faire fortune ; mais comme je n’avais pas d’argent, il m’a fallu entrer dans un atelier. Là, j’ai été exploitée d’une façon abominable ; on me donnait trois francs par jour, et je voyais vendre vingt et trente francs des fleurs que j’avais faites en moins d’une demi-journée et dont la fourniture ne coûte presque rien. J’ai fait tout mon possible pour pouvoir me mettre à mon compte et travailler pour moi, au lieu de travailler pour les autres ; mais il eût fallu de l’argent, et je n’ai pas voulu du seul moyen de s’en procurer qu’ait une fille pauvre. Pourtant je voyais ma patronne devenue riche et partout fort honoré par ce seul moyen, ainsi que tant d’autres. J’ai travaillé en chambre ; mais, ne pouvant pas vendre dans la rue, il me fallait toujours porter mes fleurs à un magasin qui m’achetait quatre ou cinq francs ce qu’il revendait vingt-cinq francs. J’ai préféré quitter Paris et revenir à Chaumont, où, si l’on vend moins cher, il est plus facile de se faire connaître, et j’ai idée de marier avec un garçon qui m’aimait et qui m’est resté fidèle…

— À la santé de votre hymen ! dit Alcide Gaudron, et il se tourna vers l’autre dame, une personne de trente ans environ, pâle et sérieuse, dont les manières décentes révélaient l’intelligence.

— Je suis institutrice, dit-elle, et je suis en même temps fière et de caractère indépendant. C’est dire en un mot ce que j’ai souffert ; mais il faut l’avoir éprouvé pour le bien comprendre, car aucune profession plus que celle-ci ne vous rend le jouet des grands. Plusieurs parviennent à dominer cette situation par la flatterie et l’hypocrisie. J’en ai vu profiter de leur position pour faire de riches mariages. Pour moi, j’ai toujours péri par trop de franchise. Ma dernière place, où, après beaucoup d’épreuves, je me trouvais, par exception, aussi bien qu’on peut l’être chez les autres, vient de m’être enlevée par une fille qui ne sait rien, mais qui, payant d’audace, a su se faire passer pour savante près de gens qui savent moins qu’elle encore. J’ai…

Elle balbutia, rougit :

— J’ai eu des moments… difficiles. Aujourd’hui je me rends dans une commune où je dois tenir une école libre et où je ne sais quelle destinée m’attend.

— Vous me rendez confus, mademoiselle, dit Alcide Gaudron, car après vous je ne sais comment oser me plaindre. Cependant, je déteste mon métier, c’est bien quelque chose. J’avais embrassé le commerce avec le désir naïf de faire une fortune rapide, qui pousse tant de gens dans cette carrière. On m’avait assuré qu’avec de l’ordre, de l’honnêteté, de l’assiduité, je pouvais être sûr de réussir ; mais bientôt j’ai vu qu’il y fallait premièrement, deuxièmement, troisièmement, et ainsi de suite jusqu’à dixièmement, du capital, du capital, et toujours des capitaux. Le commerce, comme autre chose et peut-être plus qu’autre chose, est une bataille. Quelques trucs, beaucoup de réclame et d’étalage, sont les armes du combat. Mais il ne s’agit plus aujourd’hui comme autrefois de mettre quelques gains de côté et de succéder au patron ; il n’y a plus même de patron, mais de simples directeurs, et les employés sont tout bonnement les manœuvres salariés de cette industrie ; car maintenant un magasin est une entreprise de capitaux, affaire de grandes compagnies comme tout le reste. Je faisais là partie de la plèbe, et n’avais aucune espérance de réaliser jamais le fonds nécessaire pour élever un magasin ; à peine aurais-je pu monter une boutique dans quelque petite localité ; mais alors je courais le risque de me voir détruit par quelque commerçant à grand tapage, qui pût jeter en réclames quinze ou vingt mille francs, et, après m’avoir écarté de son chemin, exploiter à son aise la foule. À part ce danger possible, j’en vis un permanent, résultant de la multiplicité insensée des commerçants, qui fournit un quantum annuel de faillites certaines, car le nombre des vendeurs ne peut raisonnablement dépasser celui des acheteurs. Par l’appât qu’il offre d’un côté à l’avidité, de l’autre à la paresse, le commerce est devenu un véritable chancre social, qui, tout en diminuant de plus en plus le nombre des producteurs, pompe de plus en plus les sucs de la production, et, faute de pâture, se dévore lui-même.

Depuis peu de temps, je suis commis-voyageur ; mais, ne sachant pas mentir comme il faut, ni ruiner habilement mes concurrents, je m’attends à être remercié au premier jour. Que ferais-je alors ? Je n’en sais rien. De toutes les professions, plus ou moins libérales, qui sont le lot de la classe bourgeoise, je n’en vois aucune, parmi celles que je pourrais aborder, qui me sourie. Employé d’administration, rat de cave, huissier, greffier, que sais-je ? Le vrai nom de chacune est misère et et dépendance. Toutes celles-ci et bien d’autres sont, comme le commerce, établies en vue de consommer et non de produire, et devraient être réformées aux trois quarts. Je me ferais volontiers cultivateur, si je n’étais arrêté par la monotonie de la soupe aux choux et l’éreintemnent du travail forcé. Sans les professions parasites, le paysan aurait du rôti et du loisir.

— Je pense tout à fait comme vous, mon cher Alcide, dit Roger.

Il fit à grands traits l’histoire de ses propres déceptions et finit en disant :

— Il est évident pour moi, comme il devrait l’être pour vous, messieurs, que la société où nous sommes n’est pas une association fondée sur un contrat équitable, mais un champ de lutte, une arène, où dominent naturellement ceux qui sont doués des qualités propres à la lutte, c’est-à-dire les forts, les rusés, les audacieux sans scrupules, et même, nous en avons d’éclatants exemples, — les criminels. Comment se fait-il que les hommes honnêtes et sincères, qui, malgré la corruption qu’exercent sur l’opinion de telles influences, restent malgré tout en majorité, ne s’unissent pas pour changer un système immoral dont ils sont les dupes ?

— Eh ! monsieur, s’écria le militaire, les hommes seront toujours ambitieux, égoïstes et vicieux. Il faudrait tout bonnement à la tête de la société un homme juste, un général probe et ferme, comme il y en eut autrefois, et des lois sévères, maintenues par une ferme discipline.

— Il faudrait, dit le prêtre, s’aimer les uns les autres.

— Messieurs, reprit Roger, il y a des mille ans que ces remèdes ne remédient à rien, et il serait bien temps d’en chercher d’autres.

— Lesquels ? demanda l’écrivain.

— J’y ai songé beaucoup depuis quelque temps, dit Roger, et il me paraît qu’au rebours de l’autorité, qui donne à l’homme les vices de l’esclavage et du tyran ; au rebours de l’inégalité, qui excite l’ambition, l’envie, la lutte, et proscrit la fraternité, il faudrait investir chaque être humain de toute la liberté, de toute l’instruction et de tout le bien-être qui le feraient maître de son développement, content de son sort, et capable de traiter d’égal à égal avec autrui.

— Et les moyens ?

— Si le but était adopté, les moyens naîtraient du concert de tous.

— Mais, pour se concerter, il faut se réunir, dit le médecin en souriant ; or, les réunions sont sagement interdites.

Le professeur se leva tout effaré.

— Messieurs, pas de complots contre l’ordre public ! dit-il.

Et il s’en alla, suivi du fonctionnaire.

— Hommes intrépides ! dit Alcide Gaudron. Mesdames, soyez plus courageuses ; donnez nous votre avis.

Les femmes ne doivent pas parler politique, dit la fleuriste.

— Elles feraient mieux d’en parler, riposta le commis-voyageur, que d’en faire comme elles la font.

— À qui la faute ? dit l’institutrice de sa voix grave. Celles qui s’en occupent sérieusement, comme il est naturel à tout être qui pense et qui s’inquiète de son propre sort, sont ridiculisées et combattues, et cela bien moins par les conservateurs que par vos prétendus démocrates. Si elles travaillent contre ceux-ci, avouez qu’ils l’ont mérité.

— L’émancipation des femmes ! dit l’écrivain d’un ton sardonique.

— Monsieur, dit le savant à Roger d’un air ému et scandalisé, tout ce que vous dites là ressemble fort à du socialisme.

— Peut-être bien, monsieur ; mais, si le socialisme nous aidait à réformer l’état de désordre, de guerre et de corruption où nous sommes ?…

— Jamais, monsieur, jamais !

— Plutôt que le socialisme, vous préférez le désordre, la démoralisation, la ruine ?

— Oui, monsieur, tout plutôt que ces théories abjectes et odieuses, destructives de l’ordre social.

— Qu’est-ce qu’elles peuvent bien dire ? demanda Roger ; il faudra décidément que je le sache.

— Je vous prie de croire, dit le savant, que je ne les ai jamais lues.

— Et vous, monsieur ?

— Ni moi.

— Ni moi.

— Alors qu’il soit permis de n’en pas parler et de discuter quand même.

Mais les interlocuteurs restaient soupçonneux et pleins de pudiques réserves, quand un garçon vint annoncer que le train partait dans dix minutes. Alors tout le monde se leva. Roger serra la main d’Alcide Gaudron, qui était à Troyes pour quelques jours et prit le chemin de la gare. Comme il se tenait modestement aux vitres de la salle d’attente des troisièmes, il vit passer, au milieu des voyageurs des premières, Adalbert, majestueux et triomphant, et bientôt après il se retrouvait, à côté de la petite fleuriste, sur la dure banquette d’un wagon de troisième classe.

— Le retour est moins beau que le départ, lui dit-elle en souriant.

— Qui sait ? répondit-il.



XX

UN NOUVEL AMOUR.

Dans quatre heures à peu près, Roger allait être à Bruneray, où il se proposait de passer le reste de sa vie. Quelle destinée l’y attendait ? Cette question l’occupait uniquement, tandis qu’au milieu de la fumée des pipes et des cigares de ses compagnons, ouvriers et paysans, mêlés à un certain nombre de petits bourgeois, étourdi par le roulement du train, il voyait fuir à droite et à gauche les plaines ensoleillées. Sur le fond de ce paysage, se détachaient, visibles pour lui seul, tous les tableaux de sa vie passée, qu’une même figure éclairait toujours. Il la revoyait enfant dans leurs jeux, puis jeune fille, toujours bonne, tendre et charmante. L’enfant, chose particulière, avait été exceptionnellement sérieuse et sage dans le sens vulgaire donné à ce mot, c’est-à-dire obéissante. La conscience, qui était la force et la grandeur de son caractère, la rendait alors soumise, ne se sentant pas capable encore de comprendre. Peu à peu, elle avait acquis l’audace de s’affirmer ; on l’avait vu plus gaie, plus spontanée, à mesure qu’elle jugeait et approuvait ses propres sentiments.

Enfin elle était devenue une femme vraiment indépendante, héroïque, pour soutenir et défendre ce qu’elle aimait, bonne et tendre pour les siens, douce, indulgente pour les faibles, digne et souvent dédaigneuse vis-à-vis des forts, jugeant toutes choses avec le charme d’un esprit neuf et l’énergie d’un grand caractère ; avec cela, toujours simple et si peu soucieuse de l’opinion de ceux qu’elle n’estimait pas ! Il la contemplait ainsi dans ses perfections et l’adorait ; puis une douleur âpre lui mordait le cœur, il se disait : « Elle était à moi, et je l’ai perdue ! »

La retrouverait-il, comme monsieur de La Barre lui en donnait l’espérance ? Oh ! comme il avait besoin de le croire !… Mais il n’osait pas. Et pourtant il l’aimait tant ! C’était un droit cela, c’était une force : il l’aimait tant !… Oui, mais pouvait-elle maintenant le croire ? pouvait-elle excuser, comprendre, ce qu’il ne pouvait lui-même excuser à ses propres yeux, ce qu’il ne comprenait plus ?

Leur amour n’était pas un de ces contrats vulgaires d’intérêts, de convenances et de vanité, où l’on vient l’un à l’autre de n’importe où, biffant le passé, ne concluant que pour l’avenir. Cet amour était leur foi, leur conscience, et il l’avait flétri !

Non, malgré ce qu’en pensait monsieur de La Barre, elle ne pouvait plus l’aimer, elle ne l’aimait plus ! Il se rappelait leur première entrevue dix-huit mois après. Si elle avait été froide et dure, c’eût été mieux. Mais elle avait souri et lui avait tendu la main comme à un ami qu’on revoit, et son attitude vis-à-vis de lui avait été constamment calme, sereine même. Elle était seulement bien pâlie ; mais, si un pareil changement dans son cœur n’avait pu se faire sans souffrance, il n’en existait pas moins. Elle ne l’avait pas même évité, ils s’étaient trouvés seuls, et, lui plein de trouble, elle avait continué à parler du même ton tranquille et comme si jamais… Ah ! pour rien au monde, il n’eût eu l’audace !… Ils étaient ainsi devenus comme étrangers.

Oui, c’était plus désespérant peut-être. Elle s’intéressait à lui toujours ; elle s’inquiétait de ses peines, de son avenir. Elle lui avait fait sentir maintes fois qu’elle était son amie… et ne pouvait plus être sa femme.

Par moments, un voile humide couvrait les yeux de Roger et il ne voyait plus de la campagne qu’une vapeur rougeâtre et des silhouettes confuses.

— Vais-je donc seulement lui donner le spectacle de ma misère ? pensa-t-il. Si j’échoue près d’elle, vivre à Bruneray, là, tout près, la voyant presque chaque jour, et séparés à jamais !…

Il faillit bouleverser tous ses plans, et, s’il eût été maître de ses pas à cette heure, peut-être eût-il rebroussé chemin ; un moment après, dans un sentiment d’amour plus profond, plus absolu, il se dit :

— Eh bien ! la voir et jouir de son amitié sera encore mon bonheur, si je ne puis en avoir d’autre.

Roger songeait aussi à sa famille, à sa sœur, dont la vie lui semblait non moins manquée, non moins triste que la sienne. Elle aussi avait essayé vainement de se faire une place à Paris parmi les artistes, où son talent, la beauté de sa voix, ses progrès, la plaçaient au-dessus de bien d’autres, pourtant acceptés, et qui vivaient fructueusement soit d’une place acquise, soit de leurs leçons ou des concerts qu’ils donnaient. Émilie n’avait recueilli que des éloges ; ceux de la presse lui avaient été quelquefois même accordés, mais si parcimonieusement et à de si longs intervalles, en dépit de démarches pénibles et réitérées, qu’ils n’avaient pu l’aider suffisamment à se faire un nom. Elle présentait partout, accompagnée de sa mère. Un jour un critique d’art, dans un tête-à-tête accidentel, lui avait reproché cela.

— Vous avez tort, lui avait-il dit ; même sans mauvaise intention décidée, cela effarouche et coupe court à l’intérêt. Il ne faut pas paraitre comme cela armée jusqu’aux dents ; laissez au moins quelque espérance.

Émilie s’était indignée et avait mis à la porte l’audacieux donneur de conseils, mais elle n’avait pu l’empêcher d’ajouter ces derniers mots en guise d’adieu :

— Ma pauvre enfant, vous ne comprenez rien au train de ce monde : on n’y rend jamais service gratuitement ; je parle, bien entendu, des gens influents et non pas des benêts du sentimentalisme ; sans un protecteur, vous ne ferez jamais rien ; et si vous procédez souvent comme aujourd’hui vis-à-vis des gens qui vous veulent du bien… En somme, il n’y a pas dans Paris plus d’une dizaine de voix autorisées, de qui dépend absolument la destinée des artistes… Je ne vous donne pas six mois pour vous être fermé tous les chemins Bien le bonjour !

Moins de six mois après, en effet, Émilie quittait Paris, découragée, atteinte dans sa fierté des plus vives blessures. Elle avait trouvé des amis sans doute, c’est-à-dire des gens qui eussent éprouvé un plaisir sincère à la voir réussir ; mais qui avaient par devers eux trop d’autres amitiés, trop d’occupations et trop d’intérêts personnels à soigner, pour pouvoir l’aider avec l’ardeur nécessaire. En revanche, elle s’était fait des ennemis puissants ; les concerts qu’elle avait donnés lui avaient occasionné plus de frais qu’ils n’avaient fait de recettes. Enfin elle avait renoncé sans retour à une carrière où l’humilité, sinon pis, lui était imposée comme première vertu, regrettant les sollicitations auxquelles sa fierté s’était abaissée, et emportant de son insuccès et de ses épreuves une amertume profonde.

Il y avait quelques mois à peine qu’Émilie était revenue à Bruneray, quand un Américain, suivi de deux valets en livrée, était descendu dans le principal hôtel de la petite ville et s’était fait conduire chez monsieur Cardonnel. Il avait demandé à parler en particulier au digne notaire, et peu d’instants après celui-ci, visiblement ému avait fait passer son hôte au salon, où madame Cardonnel et sa fille avaient été appelées. L’entretien avait duré dix minutes, puis l’Américain était parti et avait quitté Bruneray par le train suivant. La chose avait paru d’autant plus mystérieuse que les Cardonnel avaient refusé de répondre aux questions qu’on leur avait adressées sur ce sujet. Toutefois, la bonne madame Cardonnel n’était pas femme à rien cacher de ce qui pouvait être à l’avantage de ses enfants, bien plutôt y eût-elle ajouté du sien. On sut donc à petit bruit que le personnage était un grand seigneur, fou d’amour pour Émilie, qu’il avait vue autrefois à Paris, et qui était venu lui offrir sa main et sa fortune ; mais Émilie avait refusé, ne voulant point quitter ses parents et sa patrie. Sur quoi l’on glosa, disant, — car on avait fini par soupçonner quelques corrections à faire dans les récits de ce genre édités par madame Cardonnel. — S’il était si amoureux, pourquoi n’eût-il pas consenti à rester ici ? Remarque faite avec d’autant plus d’acrimonie que le séjour à Bruneray d’un nabab américain, n’eût pas été indifférent à ceux qui parlaient.

Toutefois cette aventure avait accru la réputation de fierté de mademoiselle Cardonnel, aux refus de laquelle maints jeunes aspirants notaires auraient craint de s’exposer. C’était une raison pour laquelle monsieur Cardonnel trouvait difficilement à se défaire de son étude. Deux jeunes clercs avaient déjà été dédaigneusement écartés. Adalbert Renaud, qui devenu directeur de la fabrique, avait également eu l’audace de demander la main de mademoiselle Émilie, — affaire sans doute de secret orgueil local, car pour la dot il pouvait prétendre à plus de richesse, avait été refusé avec plus de dédain encore. Depuis quelque temps, il ne se présentait plus personne ; Émilie avait déjà vingt-huit ans, et monsieur Cardonnel, menacé d’apoplexie par l’effet combiné d’un tempérament sanguin et d’une vie trop sédentaire, et à qui les médecins conseillaient la chasse et la campagne, attendait toujours ; ne pouvant se décider à remettre à un autre qu’à un gendre cette étude dont le prix en argent, une fois payé, était loin de valoir les avantages.

Tout ceci roulait dans la tête de Roger, et ce n’était pas sans angoisse qu’il se demandait s’il n’allait pas nuire à l’avenir de sa sœur en demandant l’étude pour lui-même ! Quelques compensations qu’il pût lui offrir, n’était-ce point la condamner au célibat ?

— Enfin nous en causerons, se dit-il en descendant à Chaumont, où il prit immédiatement le train qui devait, une heure après, le déposer à Bruneray.

Il voyait avec émotion les stations se succéder, quand, à la dernière tout proche de la Bauderie, l’idée lui vint de descendre et d’aller trouver monsieur de La Barre, à la Cerisaie. Sa famille ne l’attendait pas ; voulant examiner la situation et s’expliquer de vive voix, il n’avait pas annoncé son retour. Il n’était encore que six heures du soir ; il avait le temps de dîner avec son ami, et de se rendre chez ses parents dans la soirée. Il descendit.

Le soleil, à cette époque des plus longs jours, était encore haut et la chaleur assez forte ; mais Roger n’avait que deux à trois kilomètres à faire pour se rendre à la Cerisaie. Il prit le chemin qui contournait le domaine de la Beauderie. Il marchait, agité, oppressé, sentant peser sur lui je ne sais quelle force, l’influence des lieux sans doute. Pouvait il oublier les entrevues qu’il avait eue là même avec Régine, et le bonheur, l’ivresse qu’ils avaient autrefois à se revoir ; tandis que maintenant, s’ils venaient à se rencontrer…

Cette idée lui coupa la respiration, et il s’arrêta un moment, essuyant son front, déjà couvert de sueur par une marche précipitée. Il était en face d’un chemin gazonné, qui entrait sur les terres de la Bauderie, et qui était le plus court pour aller à la Cerisaie.

— Bon pour les voisins, se dit-il avec tristesse, pour moi, je ne puis me permettre cette familiarité.

Quelle joie pourtant de pénétrer sur cette terre, qui était la sienne, de passer où elle-même avait passé, de respirer son air et de toucher du regard les choses dont elle prenait soin ! Ce coin était le plus éloigné de la maison, et, au silence qui régnait, on pouvait être sûr de ne rencontrer personne. Roger céda à la tentation, et aussi vite avait-il marché jusque-là, aussi lentement se plut-il à fouler cette route de gazon, que bordaient d’un côté un champ de blé, de l’autre un bois, qui interceptait les rayons d’un soleil couchant. Dans ce chemin tout à l’ombre, régnaient une fraîcheur délicieuse et un silence interrompu seulement par le chant des oiseaux du bois. À mesure qu’il avançait, Roger se sentait de plus en plus ému ; comme un doux fardeau, la présence latente de Régine pesait sur lui, et il murmurait en lui-même :

— Oh ! si elle savait seulement combien je l’aime !…

Il s’arrêta frémissant. En face de lui, un peu à sa gauche, dans une partie du champ éclairée par le soleil, une femme était debout, près d’un carré de petits pois à rames dont, armée de ciseaux, elle coupait les gousses, les jetant ensuite à poignées dans un panier placé par terre auprès d’elle. Cette femme lui tournait le dos, et sa tête était couverte d’un grand chapeau de paille ; mais cette taille, à la fois forte et souple, il la connaissait bien. C’était elle ! elle, dont l’attraction magnétique l’avait appelé de là-bas ici, maintenant il le voyait bien. Et cependant il était sur le point de s’enfuir. Il mourait du besoin de la revoir et tremblait d’être revu par elle. Qu’allait-elle lui dire ? De quel droit avait-il osé pénétrer chez elle sans être annoncé, puisque, hélas ! le temps. était passé où ils avaient, pour se présenter l’un à l’autre à l’improviste, le droit qu’a cet hôte chéri, le bonheur, à qui nul ne dit : Pourquoi viens-tu ? Il fit un pas en arrière ; mais il resta, trop heureux, après une année d’absence, de la voir enfin, celle que dans sa pensée il voyait toujours, mais sans cette douceur et cette force que possède la réalité.

Régine avait atteint le bout de la planche de pois, et le panier était presque plein. Elle y déposa les ciseaux, le mit à son bras, et, de l’autre main, souleva sa robe pour passer à côté des blés. Un instant après, elle venait dans le chemin vers Roger. Elle baissait la tête et semblait songeuse : le bord de son chapeau cachait son front et ses yeux ; sa robe de toile blanche, à petites raies noires, relevée sur une jupe de toile grise, n’avait d’autre ornement qu’une ruche de pareille étoffe autour du cou et sur le devant ; ses pieds étaient chaussés de bottines de cuir écru, et ce costume, en harmonie avec ses occupations, recevait d’elle une grâce, une simplicité charmantes.

C’était bien la bergère idéale qui, depuis Théocrite, hante tous les cerveaux des poëtes, mais que refuse à la réalité cette fausse et coupable division des travaux de l’esprit et de ceux du corps, qui divise aussi la race humaine et inflige à chaque être le mal d’un excès et le vice d’une oisiveté. Le pas ferme, la taille souple et cambrée, la tête rêveuse, le bras arrondi qui portait légèrement le panier plein, tout dans cette jeune femme accusait à la fois l’intelligence, la force et l’activité. Une vapeur lumineuse, tamisée par les feuilles du bois, l’enveloppait, et on la sentait intimement pénétrée des harmonies qui l’entouraient, en même temps que par sa présence elle semblait les animer et leur communiquer une vie plus haute.

Roger, adossé dans l’ombre à un jeune chêne, au bord du chemin, et respirant à peine, la regardait et attendait. À quelques pas seulement, sans doute, cette forme vague frappa Régine ; elle leva les yeux, et tout à coup, à peine entrevue, sa physionomie calme et pensive fut bouleversée par une expression indicible de surprise, de passion, d’égarement. Un cri sourd s’échappa de sa poitrine, elle s’arrêta instantanément et resta une minute. immobile ; puis il la vit chanceler et se précipita vers elle.

— Régine ! oh ! pardon !

Elle étendit faiblement la main comme pour le repousser :

— C’est vous !… Vous êtes là !… Comment ?… Oh ! vous m’avez fait mal !…

Elle porta la main à son cœur et laissa glisser le panier à terre, puis, faisant quelques pas, elle alla s’appuyer contre un des arbres du bois, passant le bras autour du jeune tronc. Et, toute pâle, elle cherchait à se remettre. Roger restait devant elle.

— Oh ! pardonnez-moi, dit-il d’une voix étouffée, je ne savais pas vous rencontrer. Je suis descendu à la station ; je voulais aller à la Cerisaie et… J’ai eu tort de prendre ce chemin, puisque… puisque ma présence vous fait tant de mal !

— Je suis vraiment trop… nerveuse, dit-elle ; je me croyais seule et… c’est moi qui vous demande pardon de vous accueillir ainsi.

En même temps, elle voulut sourire ; mais une contraction nouvelle passa sur ses traits et ce fut en sanglots qu’elle éclata. Alors, comme si elle eût pris le parti de s’abandonner à ses impressions, ne pouvant les vaincre, elle se laissa glisser assise sur le talus que formait au-dessus du chemin le bord du bois, cacha sa tête dans ses mains, et laissa couler des larmes si abondantes qu’elles ruisselèrent bientôt le long de ses mains.

Roger s’était mis à genoux devant elle, et des larmes aussi mouillaient ses yeux.

— Régine, disait-il, c’est moi qui vous fais pleurer ainsi ! Oh ! je suis trop misérable ! Oubliez-moi plutôt tout à fait ! Je n’étais pas digne d’être aimé de vous.

Il disait cela dans sa douleur de la voir souffrir ; puis avec la réflexion lui vint l’espérance, et se démentant tout à coup :

— Ah ! s’écria-t-il, Régine ! Ah ! si vous m’aimiez encore !

Elle ne répondit pas ; il s’enhardit, prit sa main sans trop de violence et lui adressa des mots passionnés. Mais alors elle le repoussa vivement et se leva toute droite en s’essuya son visage où le feu de l’indignation séchait déjà les larmes.

— Monsieur Cardonnel, dit-elle, vous n’avez pas le droit de me parler ainsi ! Il m’était assez cruel déjà de vous avoir pour témoin de ma faiblesse ; vous pouviez me plaindre, mais au moins me respecter.

Elle jetait sur lui des regards étincelants de colère et de fierté : il ne l’avait jamais vue ainsi.

— Accablez-moi, lui dit-il, vengez-vous ! Je vois que vous le pouvez, car vous ne m’aimez plus, et moi je vous aime plus que jamais.

— Vos sentiments varient aisément, dit-elle d’un ton âpre ; cela passera encore.

— Oh ? reprit-il douloureusement, c’est vous qui me parlez d’une façon si cruelle ? Je ne vous reconnais plus !

Et, pâlissant de douleur à son tour, il mit la main sur le même arbre où elle s’était appuyée toute à l’heure. Un instant Régine garda le silence, puis avec plus de douceur :

— Je suis loin de vouloir vous blesser et vous faire souffrir, dit-elle ; mais je viens d’être bouleversée, jetée hors de moi-même… vous l’avez bien vu… par une surprise… Je vous croyais si loin d’ici !… Voici la première fois que je donne le spectacle d’une faiblesse… ridicule, et c’est devant vous !… Je l’avoue, j’en suis irritée… Veuillez m’excuser. Vous n’avez pas fait à dessein de me surprendre ; je regrette de vous avoir blessé, mais laissons cela. Vous êtes venu passer quelques jours à Bruneray ?

— Je viens avec l’intention de m’y fixer pour toujours… si toutefois ce projet ne doit pas vous être pénible ?

— Je n’ai en aucune manière le droit de modifier vos résolutions, monsieur Roger.

— Sans doute, nous sommes étrangers, dit-il avec amertume.

— Non, certainement, nous sommes amis ; je n’ai jamais cessé de vous traiter comme tel, et vous ne pouvez croire, j’en suis sûre…

Une larme revint perler aux paupières de Régine et sa voix faiblit.

— Vous ne pouvez croire que votre bonheur ou votre malheur me soit indifférent. Ah ! vous avez l’intention… Peut-être faites-vous bien. Nous en causerons plus tard, aujourd’hui je vous quitte. Au revoir.

Elle reprit son panier.

— Vous ne voulez pas me permettre de le porter au moins quelque pas ? demanda Roger.

— Non, merci. Au revoir.

Elle partit en même temps, et lentement, brisé d’émotion, il poursuivit son chemin, sans oser retourner la tête. Quand elle fut loin de lui, qu’elle n’entendit plus dans le lointain résonner ses pas, avant de prendre le sentier qui la ramenait à la maison, Régine s’enfonça dans le bois, et se jetant sous la mousse, dans un endroit écarté, elle se mit à pleurer encore.

L’arrivée de Roger, le soir, dans sa famille, après un long et affectueux entretien avec monsieur de La Barre, causa également une vive surprise, mais heureuse. Cette maison devenait de plus en plus triste. L’humeur d’Émilie s’altérait. La musique était toujours son occupation favorite ; mais l’ambition, qui pendant quelque temps y avait mêlé sa passion, désormais découragée, ce n’était plus qu’une distraction sans objet, où des souvenirs pleins d’amertume infiltraient lentement le dégoût. L’Église était venue jeter ses amorces sur ce désenchantement, et maintenant mademoiselle Cardonnel chantait, aux grandes fêtes, à la tête d’un chœur de jeunes filles formées par ses soins. Elle brillait également dans les réunions de la société et dans le concert qu’on donnait, une fois par an, pour les pauvres. C’était tout. Madame Cardonnel, trompée dans ses espérances maternelles, s’attristait et n’avait guère de conversation qui ne fût accompagnée de longs soupirs. Le père était visiblement fatigué ; ses joues hautes en couleur, parfois violettes, donnaient de continuelles inquiétudes ; le bain de pieds intervenait fréquemment, et on le soignait toutes les quinzaines. Il était évident que cette situation ne pouvait se prolonger sans danger. Madame Cardonnel, vraiment inquiète, en convint aisément avec son fils ; mais, quand Roger parla de prendre lui-même immédiatement l’étude, elle n’en jeta pas moins les hauts cris. Quoi ! c’était là que devaient aboutir tant de dé penses, tant de temps perdu et de si belles espérances !

— Chère maman, dit Roger, ce sont ces espérances qui nous ont fait perdre tout le reste. Que veux-tu ? je ne suis pas de la race des conquérants.

— Mais au contraire, tu étais né avec des qualités brillantes dont tu n’as jamais voulu tirer parti. Je ne sais pas quel terrible entêtement…

— J’étais né pour faire un parfait notaire, et tu le verras.

— Non, certes ; ce n’est pas toi qui saurais lutter de ruse et d’intrigue avec un Nauthonier.

— De ruse et d’intrigues, non, pas plus que mon père. Mais je lutterai pourtant à ma manière, par l’honnêteté, par le bon sens.

— C’est ce qui ne réussit jamais.

— Chère maman, alors comment osais-tu avoir de l’ambition pour moi ? Me voulais-tu donc un misérable ? Non, les vertus paisibles et le langage simple de la vérité ne réussissent pas dans la cohue d’ambitions et d’appétits dont Paris est le centre ; mais sur place, au grand jour des champs, j’en espère mieux. Le fond mouvant et vaseux sur lequel reposent en dernier lieu toutes les intrigues et toutes les escroqueries de ce monde, c’est l’ignorance du peuple. Je tâcherai de l’éclairer.

— Si tu comptes là-dessus ! elle est trop épaisse…

— Parce qu’on ne fait rien pour la détruire et qu’on fait tout pour la conserver. Mais le peuple entend le langage du bon sens et surtout celui de ses intérêts. Je l’aime, il m’aimera peut-être, et aura confiance en moi.

— C’est fort douteux.

— Eh bien ! je vivoterai avec la conscience d’avoir fait mon possible pour bien faire.

— Très-bien, mais avec cela on n’arrive à rien.

— À rien, avec les satisfactions de la conscience ? Voilà de ces mots qu’une femme chrétienne seule peut oser dire. Ah ! pauvre maman !…

— Parlons sérieusement, dit madame Cardonnel ; si tu as accomplis ce beau projet, il faudra te marier. Alors… que dirais-tu de mademoiselle Bourzade ? Elle aura soixante mille livres de dot, sans compter…

Roger se leva, saisit la tête de sa mère dans ses deux mains, l’embrassa, et prit la fuite.

— Hélas ! quel terrible enfant ! dit madame Cardonnel demeurée seule, avec tant de qualités !… Il ne comprendra jamais ses intérêts !…

Avant de passer outre à son projet, Roger s’efforça toutefois de sonder les intentions de sa sœur et pria sa mère de l’aider. Émilie lui déclara péremptoirement, à l’un et à l’autre, qu’elle n’épouserait point le titulaire d’une place, mais un homme qu’elle aimerait, et avoua qu’elle ne trouvait nullement probable que cet homme pût être l’un des futurs aspirants à l’étude de maître Cardonnel. Roger comprenait trop ces délicatesses pour les combattre. Il représenta seulement à Émilie que l’idéal qu’elle cherchait n’était guère de ce monde, pour une femme condamnée à rester sur place, dans un coin obscur, et que ce qu’elle sacrifiait, c’était la vie même, la maternité, sinon l’amour.

— Je préfère souffrir que de m’abaisser, répondit-elle, en relevant son beau front d’artiste.

Son frère lui parla vainement encore d’un brave garçon, clerc de son père, dont elle était l’idole et dont elle eût fait le bonheur : Elle fut inflexible. Il ne s’occupa plus alors que d’assurer à se sœur les compensations auxquelles elle avait droit et il les força dans le sens le plus avantageux pour elle. Ayant obtenu de monsieur Cardonnel que l’étude fût considérée comme sa dot et celle d’Émilie, il porta l’estimation à dix mille francs en sus du prix le plus élevé qu’on eût offert, et s’engagea à servir l’intérêt à sa sœur de la moitié, plus le remboursement à des époques rapprochées. Monsieur et madame Cardonnel devaient se retirer dans leur campagne, à une lieue de Bruneray ; Émilie restait avec son frère dans la maison paternelle.

Ces arrangements pris, Roger fit sa demande à la chambre des notaires, et prit effectivement, pendant les trois mois de stage qui lui étaient imposés, la direction de l’étude. Monsieur Cardonnel, en attendant l’ouverture de la chasse, alla soigner ses salades, ses melons et ses espaliers, ne venant à la ville que pour la signature des actes et pour voir ses amis et ses enfants.

L’habile Nauthonier fut désagréablement frappé d’avoir en face de lui, au lieu du bonhomme, un jeune homme instruit, et dont la belle mine, la franchise et la cordialité attiraient la sympathie de tout le monde. Il insinua partout qu’il fallait que monsieur Roger eût fait bien des dettes et de bien tristes affaires à Paris (où l’on ne sait jamais tout ce qui se passe) pour être venu échouer à Bruneray. Il parvint ainsi à jeter sur la réputation du futur notaire les soupçons les plus sombres et les plus vagues ; toutefois la présence de Roger avait pour effet de les écarter. Sa parole franche, claire, allant droit au fait, très-opposée aux finasseries de Nauthonier, plaisait aux gens et surtout aux jeunes. Il passait comme un rayon sur les ténèbres répandues devant ses pas ; c’était un combat entre la lumière et l’ombre.

Il éprouva dans ses fonctions moins d’ennui qu’il n’avait pensé, parce qu’il y trouva l’occasion d’y faire du bien et d’y prévenir maints procès et imbroglios que Nauthonier excellait à faire naître. Plus d’une fois, il fit entendre le langage de la vraie justice et de la nature à des oreilles qui n’avaient encore entendu que celui de la loi, et donna volontiers des consultations pour le seul plaisir de rendre service, et sans penser que c’était se préparer des clients, d’abord aussi la nouveauté le servit, et il put croire à un grand succès.

— Maintenant, je pourrais me marier, se disait-il.

Et il soupirait profondément, car il ne savait qu’augurer des sentiments de Régine. Elle était redevenue pour lui simple et bonne, son amie, comme elle l’avait dit ; mais cette amitié n’allait pas jusqu’à l’expansion, et il sentait toujours entre elle et lui le mal secret d’une invincible réserve. Tout en elle semblait dire :

— On ne me retrouve pas, quand on m’a trahie. Je ne crois plus.

Elle était d’ailleurs si calme, si gaie même parfois, qu’on n’eût pu soupçonner en elle même un regret, et qu’il fallait à Roger le souvenir de leur première entrevue pour ne pas y être entièrement trompé. Madame Cardonnel qui pensait toujours à se donner pour belle-fille mademoiselle Bourzade, une belle enfant de seize ans, fille d’un propriétaire enrichi par la vente de ses terrains et le bénéfice d’une entreprise, madame Cardonnel ne craignait plus Régine, et disait à son mari en parlant d’elle et de Roger :

— Ils sont devenus raisonnables ; c’était un enfantillage.

Mais Roger se souvenait des éclairs de passion que le choc de leur subite rencontre avait fait jaillir des yeux, du cœur de Régine. — Elle m’aime ou me hait, se disait-il. Mais pouvait-elle le haïr, elle, dont il connaissait l’âme, ardente, oui, profondément ; mais seulement dans le sens des sentiments les plus élevés et les plus tendres ? Monsieur de La Barre aussi l’encourageait.

— Avec moi, disait-il, elle ne se contraint pas, et je la vois toujours triste, mais souvent abattue et plus rêveuse qu’auparavant. Votre présence l’agite, donc elle est combattue. Espérez et attendez.

Ils ne se voyaient pas fréquemment, comme autrefois, Régine et Lucette habitant la Bauderie pendant presque toute la semaine. Mais elles venaient le samedi soir, d’assez bonne heure, jusqu’au lundi matin, les samedis et dimanches soir, avec ou sans Émilie, Roger passait la soirée dans le jardin des Renaud. Ceux-ci l’accueillaient comme autrefois, en fils d’adoption, et Lucette en frère. Quelquefois aussi on se rencontrait à la Cerisaie, absolument comme si Roger eût été averti d’avance du jour où les demoiselles Renaud devaient aller visiter leur voisin.

Un mois et demi environ après le retour de Roger, un événement eu lieu dans la famille Renaud, qui obligea ces demoiselles à de plus longs séjours à Bruneray. C’était le mariage d’Adalbert. Il épousait décidément mademoiselle la Roche-Brisson, une des héritières du département et qui appartenait en outre à une famille des plus distinguées. À partir de ce mariage, le directeur des forges de Bruneray, le favori de monsieur Jacot, prenait rang dans la haute société ; le fils du père Renaud devenait un personnage. Mademoiselle La Roche-Brisson avait quatre-vingt mille francs de dot ; un de ses oncles était député, son père était juge, et toute sa famille noblement apparentée. Entrer dans cette famille, ayant déjà la fortune en main, c’était, comme Adalbert l’avait dit à Roger, prendre des droits assurés à l’administration, probablement au gouvernement de la France, comme on le sait, si égalitaire. Monsieur Renaud, pour le coup, abjurait ses rancunes contre ce mauvais sujet, et tout fier, se frottait les mains.

Il est certain que par là même la famille Renaud se trouvait élevée dans l’échelle sociale. Mesdemoiselles Renaud, les sœurs du directeur des forges, qui allait avoir une maison, et l’une des plus riches de Bruneray, qui allait donner des dîners et des réunions, mesdemoiselles Renaud, d’ailleurs si bien élevées, belles-sœurs d’une La Roche-Brisson, devenaient des personnes à voir, et qui pouvaient être recherchées, pour peu qu’elles eussent de la fortune. On parla beaucoup de l’importance qu’avait prise le domaine de la Bauderie et de la science agricole des deux sœurs. La chose avait paru d’abord assez ridicule ; elle devint originale.

Régine et Lucette, si peu de vraie sympathie qu’il y eût entre elles et leur frère, ne pouvaient refuser d’assister aux fêtes du mariage, ainsi que monsieur et madame Renaud. Elles y eurent beaucoup de succès, et leur jeune belle-sœur, enfant de dix-huit ans, mariée comme on les marie à cet âge, se prit pour elles de vraie amitié. Touchées de cette affection, Régine et Lucette fréquentèrent la jeune madame Renaud et l’aidèrent de leur présence dans les réunions qu’en vrai parvenu, Adalbert ouvrit dès le lendemain de son mariage. Elles furent dès lors partout invitées, mais elles refusèrent.

— Vous avez tort, leur disait madame Cardonnel ; il faut se hâter de prendre rang. Vous ne pouvez pas dédaigner cela.

Elles le dédaignèrent pourtant, et la vieille bourgeoise, haussant les épaules, commença de formuler cet aphorisme, qu’elle répéta dès lors fréquemment, que la jeunesse n’avait plus le sens commun.

Un dimanche, un jour que monsieur et madame Cardonnel passaient presque toujours à Bruneray depuis leur séjour à la campagne, on annonça monsieur et madame Adalbert Renaud. C’était leur visite de noces aux Cardonnel. Toute la famille se trouvait en ce moment réunie dans le jardin avec les Renaud, leurs « bons voisins, » — il y avait une nuance de protection de moins depuis quelque temps dans la manière dont madame Cardonnel disait ces mots, — et Joseph, venu, à la demande de monsieur Cardonnel, pour lui apporter certaines graines et des indications horticoles. Justement, à ce moment, Joseph, assis près de monsieur Cardonnel à une table rustique, donnait à l’ancien notaire ses explications. En entendant annoncer le directeur de la forge et sa jeune femme, qui venaient dans l’allée du jardin à la suite de Rose, monsieur Cardonnel se leva très-vivement, et, s’adressant à Joseph du ton dont on congédie un subalterne :

— C’est bon, mon garçon, dit-il ; je te remercie, et, si je n’ai pas tout retenu, j’irai te demander le reste à la Cerisaie.

Un geste de la main, quoique léger, compléta l’impertinence, et le bonhomme se dirigea, de toute la vitesse de ses pas, au-devant de ses visiteurs. Joseph n’était pas admis d’ordinaire dans l’intimité des amis du chevalier. Quand celui-ci venait à Bruneray, généralement il y venait seul, à moins de raisons particulières ; mais, quand les Renaud ou les Cardonnel allaient à la Cerisaie, ils y trouvaient Joseph, établi comme dans sa propre maison, et, s’ils acceptaient un couvert à la table du chevalier, c’était non-seulement en compagnie de Joseph, mais de sa mère, qui, si elle tardait à s’y asseoir par humilité native, et si elle se levait à tous propos pour servir ses hôtes, pourtant s’y plaçait de temps en temps, sur les invitations réitérées de monsieur de La Barre. En appelant Joseph chez lui, monsieur Cardonnel avait donc l’obligation de le traiter en égal, ne fût-ce que par déférence pour le chevalier, et il l’avait fait à peu près jusqu’au moment où la belle visite du jeune parvenu était venue troubler ce bon sentiment. Mais, en vérité, le bâtard de Marie Cardou pouvait-il être admis dans le cercle où l’on recevait une La Roche-Brisson ? Le bourgeois, pris sur le décorum cher à sa race, avait donc, choix presque infaillible, sacrifié l’amitié et congédié le jeune manant.

Celui-ci, rougissant de l’outrage, s’était levé, et, sans se hâter, prenant son chapeau d’une main distraite, il avait contemplé d’un regard froid le personnage en l’honneur duquel on le chassait. Qui, à ce moment, eût comparé les deux types eût été saisi de leur différence. Adalbert avait une certaine ressemblance originelle avec ses sœurs ; mais les habitudes de polissonnerie d’abord, ensuite de flatterie et de morgue alternatives dont son visage avait contracté l’expression, le large bien-être, fort mêlé d’intempérance, dont il jouissait depuis quelques années, toutes ces causes avaient extrêmement vulgarisé sa physionomie, avili ses traits, et imprimé à sa taille et à sa démarche quelque chose à la fois de guindé et de licencieux. Chez Joseph, au contraire, un port de tête d’une rare noblesse, une taille élégante, des traits fins et expressifs, s’alliaient à la splendeur d’une santé rurale en plein développement. Cette beauté particulière du fils de Marie Cardou, qui semblait due à l’alliance en lui de deux races, était le sujet des commentaires du pays, et il passait pour ressembler trait pour trait à la dame de pierre, arrière-grand-mère du chevalier, qui habitait le parc du château. Il est certain qu’en cette occasion la fierté domina chez Joseph une timidité habituelle, et qu’il prit l’affront en vrai gentilhomme. Il jeta un sourire ironique sur Adalbert, et, cherchant du regard pour les saluer ceux qui lui gardaient leur attention, c’est-à-dire seulement madame et mesdemoiselles Renaud, il se retirait, quand il sentit un bras se passer sous le sien et une voix douce, mais plus ferme qu’à l’ordinaire, dire assez haut pour que tout le monde l’entendit :

— Monsieur Joseph, seriez-vous assez bon pour m’accorder quelques minutes ? J’ai à vous parler.

Tous les regards se tournèrent du côté de Lucette, qui, fièrement appuyée au bras du jeune homme, les soutint d’un air à la fois héroïque, tendre et charmant. Une flamme d’orgueil et d’amour illumina le front de Joseph. En même temps, Roger, qui, arrivant de l’autre bout du jardin, avait vu cette scène, après avoir salué rapidement le jeune couple, courut à Joseph et lui prit la main en insistant pour le faire asseoir. Monsieur Renaud fronçait les sourcils, Adalbert haussait les épaules, et monsieur Cardonnel et sa femme restaient embarrassés et mécontents.

— Merci, monsieur Roger, dit Joseph en réponse aux instances de son ami, vous êtes bien bon ; mais je n’y tiens pas.

Cela dit, il s’inclina et s’éloigna, accompagné de Lucette et de Roger.

— Qu’est-ce que ça veut dire, ces bêtises-là ? demanda à sa femme, en roulant de gros yeux, monsieur Renaud.

— Je t’expliquerai ça plus tard, lui répondit-elle.

Et en même temps elle mit la main sur son cœur, geste qui lui était familier dans ses chagrins.

Roger revint s’asseoir auprès de Régine. Il la vit profondément émue, et, tandis que monsieur et madame Cardonnel, Émilie et monsieur Renaud, soutenaient amplement la conversation avec les jeunes époux, il se pencha vers elle :

— Vous souffrez ? murmura-t-il.

— Il fait si chaud, répondit-elle à voix haute.

— Voulez-vous un verre d’eau ?

— Oui, je vais le chercher.

— Non, je vous l’apporterai.

Ils coururent ensemble, tandis que madame Cardonnel criait :

— C’est vrai, Roger, dis à Rose d’apporter des rafraîchissements.

Roger devança la jeune fille, mais elle entra sur ses pas alla s’asseoir dans la salle à manger. Une minute après, il revint près d’elle, portant un verre d’eau, qu’elle but à petites gorgées, toute oppressée. Il fouillait les armoires pour trouver de l’eau de fleur d’oranger.

— Mais ce n’est rien, disait-elle.

— Oh ! laissez-moi vous soigner un peu, ce sera bien bon à vous !

— Votre sœur vient d’être admirable, dit-il ensuite.

Régine lui jeta un regard profond et, de nouveau attendrie, s’essuya les yeux.

— Pauvre chère fille, dit-elle, si héroïque et si bonne, que deviendra-t-elle aux prises avec ces préjugés odieux ? Le monde encore, ce n’est rien, mais la famille !… Mon père ne se doute de rien, et c’est grâce à cela que ces deux enfants peuvent garder le bonheur de se voir. Mais où cela peut-il aboutir ? Je n’attends que malheur pour ma sœur chérie, pour cette chère petite fauvette que j’ai élevée dans mon sein et qui semblait faite pour mener la vie comme un chant joyeux. Oui, tout à l’heure, en la voyant si brave et si charmante, j’aurais voulu pouvoir courir à elle et la serrer dans mes bras ; je me suis contenue à cause de mon père ; mais le cœur m’a battu dans la poitrine comme à une mère qui voit sa fille en danger. Pourtant je suis courageuse ; mais je ne le suis plus quand je prévois le martyre de cette enfant. Et ma pauvre mère ? Elle n’est pas heureuse.

Elle baissa les yeux et appuya la tête sur sa main. Roger l’écoutait avec une vive émotion. C’était la première fois qu’elle lui faisait confidence de ses propres sentiments, et se plaignait à lui.

— Le chevalier, dit-il en hésitant, pourrait beaucoup à cela, je crois, s’il le voulait bien.

— J’y ai songé, murmura-t-elle ; mais… il n’a jamais rien dit à cet égard.

— J’esseyerai de lui en parler, dit Roger.

— Prenez garde ! Il aime Joseph, Lucette même, autant que nous. C’est bien délicat. Peut-être espère-t-il que la résistance de mon père sera vaincue ; mais il se trompe, il se trompe absolument. Jamais mon père ne consentira au mariage de sa fille avec le fils d’une paysanne et surtout un fils sans père.

— Ô aristocratie ! s’écria Roger. Combien y en a-t-il en ce monde ?

— Autant que de conditions, dit-elle, autant que de vanités.

Elle se leva pour retourner au jardin. Roger l’arrêta.

— Reposez-vous encore.

— Je suis calme à présent.

— Non, vous êtes encore oppressée, vos yeux sont encore émus. Oh ! comme vous savez aimer !

Il s’arrêta, la voix étranglée. Mais moi ? s’écriait son cœur, moi, tu ne m’aimes plus ?

On eût dit que Régine entendait cette voix ; une rougeur passa sur son visage.

— Lucette est bien votre sœur, lui dit-il encore ; elle aussi, tout à l’heure, a fait face au lion pour celui qu’elle aime.

Une émotion nouvelle se peignit sur les traits de Régine.

— Laissez-moi me remettre, murmura-t-elle, et retournez au jardin.

Il obéit, heureux d’être commandé, et peu d’instants après il vit revenir Régine, accompagnée de Rose, qu’elle aidait à porter les rafraîchissements. Elle était de nouveau calme et armée de ce tranquille sourire dont elle recouvrait l’agitation d’un cœur si plein de tendresse et de douleurs. Ce soir-là, un rayon d’espérance anima Roger : elle l’avait pris pour confident.

Un jour que Roger était allé voir le chevalier, celui-ci le conduisit tout bonnement à la Bauderie. Il avait un gros prétexte et dit en entrant :

— Voilà un visiteur qui m’arrive comme je partais pour venir chez vous. Je n’ai pas voulu le renvoyer et je vous l’amène.

— Monsieur Cardonnel sait qu’il ne peut être ici que bien accueilli, répondit Régine du ton d’une maîtresse de maison aimable et polie.

Elle avait une lettre à la main, et ajouta un moment après en souriant :

— J’ai une nouvelle à vous annoncer.

— Ah ! ah !

— Cette lettre est de ma tante et m’annonce le mariage de mon cousin Georges.

— Bah ! Il a donc fini par se consoler ?

— On se console toujours, dit Régine d’un ton léger.

— Non, dit vivement Roger, non ! ceux qui aiment véritablement…

— Ceux qui aiment véritablement, interrompit Régine, avec un rire ironique, où sont-ils ?

Roger ne répondit pas et sortit presque aussitôt ; il prit, d’un pas emporté, désespéré, le premier sentier qui s’offrit à lui.

— Ah ! se disait-il, elle ne m’aime pas ; elle ne me hait pas, simplement elle me méprise ! Je la comprends maintenant. Mais comment peut-elle me frapper ainsi, sans pitié, si cruellement ? Ah ! pour moi, m’eût-elle trahi, je ne pourrais jamais lui faire tant de mal !

Il errait ainsi, en blessé qui se débat, dégoûté plus que jamais de la vie, se disant qu’il n’était venu à Bruneray que pour souffrir mille fois davantage, accusant son amante et l’invoquant tour à tour.

— Venge-toi, lui disait-il ; je t’ai souffrir, mais tu n’as donc pas compris que j’ai plus souffert encore ? Ah ! pourquoi ne suis-je pas mort ? Cruelle vie ! Être méprisé de celle qu’on aime ! Ah ! Régine, Régine !

Il parlait ainsi tout haut quand, au détour d’une haie, il se trouva en face de Régine.

Elle voulait parler, mais resta sans voix devant l’expression de ce visage bouleversé par la douleur.

— Oh ! Roger, dit-elle enfin, qu’avez-vous ? Serait-ce… est-il possible ?…

— Vous n’en doutez pas, répondit-il amèrement ; soyez tranquille, avec moi, les coups porteront toujours. Mon cœur est à vous et vous pouvez en faire ce qu’il vous plaira. Une vengeance comme la vôtre a cela de bon, qu’on peut arracher cent fois le cœur à son ennemi avant qu’il ne meure.

— Venez, lui dit-elle, effrayée de son exaltation ; les autres sont là, je ne veux pas qu’on vous voie ainsi.

Et pour la première fois, depuis des années, elle prit son bras, et l’entraîna derrière la haie, par le sentier qu’il venait de parcourir, dans une allée touffue de noisetiers ; là, abandonnant le bras de Roger, et se plaçant devant lui les yeux pleins de larmes.

— Croyez du moins, je vous en supplie, que je n’ai pas eu l’intention de vous faire du mal. Ce mot m’est échappé, et je l’ai regretté tout de suite, surtout en vous voyant sortir.

— Régine, lui dit-il, je ne sais ce qui m’est le plus cruel de votre douceur ou de vos attaques. L’une et les autres me font également sentir combien vous me méprisez, et cela, c’est l’arrêt sans merci. C’est plus que le deuil de toute espérance, plus que la mort !

— Vous vous trompez, dit-elle en tremblant. Je ne vous méprise pas !

— C’est vrai ? c’est bien vrai ? s’écria-t-il. Ah ! merci, Régine ! Hélas ! murmura-t-il par un retour douloureux, pourtant ce serait peut-être justice, et moi-même, plus fier en face des autres, j’ai peine, vis-à-vis de vous, à ne pas me mépriser.

— Je ne vous juge pas, je ne sais pas, je ne comprends pas : j’ai souffert, voilà tout… et je souffre de vous voir souffrir.

— Vous me voudriez indifférent, n’est-ce pas ?

Elle se tut devant cette question, mais une rougeur vint colorer son visage ému.

— Oh ! Régine, s’écria-t-il tremblant d’espérance ! oh ! si vous pouviez me pardonner !

Elle hésita encore et répondit :

— Si c’est pardonner que vouloir sincèrement le bonheur de… d’une personne, je vous ai certainement pardonné, Roger.

— Non, dit-il ; mon bonheur, vous le savez bien, n’est qu’en vous. Me pardonner, ce serait m’aimer encore !

— Je suis toujours, dit-elle d’une voix oppressée, votre amie…

— Ce n’est pas assez ! Toi, mon amie ! Ah ! Régine, se peut-il ?… Non, tu ne peux pas ! Quand on s’aime comme nous nous aimions, l’amitié ne se comprend plus, le cœur s’en indigne ; le mien n’a que des élans pour toi. Rends-moi l’amour d’autrefois.

Il parlait ainsi à mains jointes, suppliant et passionné, devant elle, pâle et tremblante.

— L’amour d’autrefois ! murmura-t-elle ; ressuscite-t-on ce qu’on a tué ?

— Ah ! cria-t-il, tu ne m’aimes plus !

Et à son tour il devint pâle comme un mort. Elle fit un pas, lui prit la main :

— Roger !

— Oui, je comprends, dit-il à voix basse, vous êtes bonne, vous avez pitié de moi : c’est tout.

— Non, tu ne comprends pas, reprit Régine avec éclat ; je ne puis, je n’ai pu cesser de t’aimer, je ne l’ai pas même voulu ; mais, quand tu parles de l’amour d’autrefois, je puis bien te dire qu’il n’existe plus et ne peut jamais revivre. N’était-ce pas une confiance avant même d’être un bonheur ? C’était ma religion moi, et qui jamais eût pu me faire croire que tu pouvais me trahir ? Toi seul !… Je croyais… mais des paroles ne peuvent dire… L’amour d’autrefois !… si pur, si naïf ! C’est comme un petit enfant, souriant et beau, que tu aurais égorgé dans mon sein : une chose sacrée à jamais flétrie ! Ne me le demande plus. Si nous pouvions encore nous aimer d’amour, ce ne serait plus le même ; celui-là est mort, je le pleure toujours.

— Oui, je le comprends maintenant. Je sais… Moi-même j’ai tant pleuré, tant regretté, tant souffert, tant désiré d’effacer l’ineffaçable ! Oh ! Régine, tiens, je voudrais mourir. Tu me plaindrais alors et m’aimerais mieux.

Régine fit un mouvement de la main vers lui, mais la retira.

— Écoutez-moi, Roger, dit-elle ; pourquoi vous obstinez-vous en des souvenirs… cruels, et continuer d’aimer une femme si exigeante que moi, quand d’autres le sont si peu ? Il y aurait entre nous désormais des susceptibilités, des souffrances, peut-être des défiances mortelles. Un amour flétri ne refleuri pas. Il reste peut-être une grande, une tendre affection, mais sévère, attristée, qui se rapproche de la maternité plus que de l’amour, et n’a plus de celui-ci la candeur, les oublis, les sourires, la jeunesse charmante et forte. Vos parents, Roger, seraient heureux de vous voir épouser une jeune fille riche, d’ailleurs naïve et gentille, qui vous aimerait, sans demander compte de rien, et dont la gaieté, la confiance, vous feraient une vie nouvelle. Ne m’en veuillez pas, ajouta Régine en répondant au regard de reproche qu’il fixait sur elle, j’y ai beaucoup pensé, je vous parle sérieusement ; loin de vouloir vous faire de la peine, je n’ai en vue que votre bonheur.

— Je vous remercie, lui dit-il amèrement ; je n’ai jamais mieux senti combien votre sollicitude est en effet… désintéressée. Mais comment me jugez-vous, que vous me parliez d’épouser une autre femme, quand je vous déclare que je n’aime que vous et que je vous aime plus que jamais.

Régine ne répondit pas et prit lentement le chemin qui ramenait à la maison. Il la suivit, devinant amèrement la pensée qu’elle n’osait pas exprimer cette fois et qu’il traduisait ainsi :

— Ne savez-vous pas changer d’amour ?

À ce moment il comprit mieux de quelles épines, de quelles susceptibilités douloureuses de tous les instants leur vie pouvait être semée, en raison d’un souvenir cruel ; il y arrêta fermement sa vue, et se tournant vers Régine, après un long silence :

— Vous m’avez éclairé, lui dit-il, sur une chose à laquelle je n’avais pas assez pensé, croyant trop facilement peut-être qu’un grand élan de cœur pouvait triompher de tout et tout effacer. Je sens maintenant que je pourrais avoir toute ma vie à porter la peine de la désillusion que je vous ai causée, de la blessure profonde que j’ai faite à notre amour. Eh bien ! laissez-moi vous dire que cette perspective ne m’ébranle pas, et que souffrir près de vous, par vous, me sera toujours cent fois plus doux que de souffrir seul ; car, je vous en donne ma parole, sans vous, je resterai seul.

Une faible rougeur monta au visage de la jeune fille, des larmes perlèrent à ses yeux, mais elle garda le silence. Ils étaient d’ailleurs à peu de distance du groupe formé dans le verger par le chevalier, Joseph, qui était venu le rejoindre, et Lucette. Mais, en vérité, ces amis n’étaient pas gênants ; car, au lieu de venir à la rencontre de Régine et de Roger, en les apercevant, ils s’éloignèrent et ne se laissèrent rejoindre qu’à la maison.

Il était bien jeune et bien candide celui-là, c’était l’aube fraîche et splendide du sentiment, l’amour de Joseph et de Lucette, qui s’affirmait sans honte dans leurs regards brillants, dans l’accord constant de leurs impulsions et de leur parole. Depuis peu de temps, ils se l’étaient avoué. L’amour et la jeunesse avaient enfin triomphé chez Joseph de la timidité souffrante que le vice de sa naissance fui imposait, souffrance que dans son absence de préjugés, son mépris pour ceux des autres, monsieur de La Barre ne comprenait pas assez. Tendre pour Joseph cependant, autant que peut l’être le meilleur des pères, il avait encouragé le jeune homme et s’était chargé de sonder le terrain près de la famille ; mais il n’avait parlé qu’à madame Renaud, et celle-ci, bien émue, la pauvre femme, avait conseillé l’attente en promettant de disposer doucement son mari, s’il était possible, à un tel mariage, mais l’espérant peu. Les jeunes gens, plus forts d’espérance et d’illusions, attendaient en goûtant la joie de se voir et de s’aimer.

— Et puis, disait Lucette, je voudrais auparavant, oh ! si c’était possible ! voir ma Régine heureuse.

Elle en parlait souvent avec le chevalier, qui avait pour elle de grandes faiblesses, et il s’agitait certainement à la Cerisaie tous les éléments d’un complot, mieux formé, plus sérieux, que bien d’autres que le pouvoir a l’habitude de découvrir de temps en temps.

Depuis leur explication, quelque douloureuse et peu concluante qu’elle eût été, l’intimité de Régine et de Roger avait fait un pas immense. Ils étaient éclairés désormais sur leurs sentiments. Le soupçon, l’irritation, avaient disparu. Ils se savaient toujours profondément chers l’un à l’autre et malheureux. La pitié chez Roger, plus amère en raison des reproches qu’il s’adressait, devenait chez Régine inquiète et tendre. Elle ne le fuyait plus, et il n’était pas difficile de voir qu’elle aussi trouvait un charme encore attristé, mais profond, dans leurs entretiens, qu’elle recommençait à vivre de sa vie à lui, qu’il était toujours le premier objet de ses pensées.

D’autre part, Lucette et le chevalier ne l’entretenaient que de Roger, notaient ses accès de tristesse, et rapportaient fidèlement toutes les paroles de désespérance et de misanthropie qu’il exhalait devant eux quelquefois.

Une indisposition qu’il eut alors alarma Régine outre mesure.

— Mon ami, disait à Roger le chevalier, vous avez perdu la jeune fille, vous retrouverez la femme et la mère. Devenez infirme, votre mariage est fait. Toutefois il vaut mieux attendre.

Au mois d’avril, on apprit l’arrivée à Bruneray de madame Trentin du Vallon. Maintenant ses visites aux dames Cardonnel étaient des plus rares ; aussi fut-on assez surpris de la voir entrer chez les Cardonnel, un soir, au jardin où se trouvaient réunis Roger, sa sœur, Lucette et Régine, arrivées une heure auparavant de la Bauderie. Elle avait une de ces toilettes que voient rarement les petites villes : robe de soie mauve, ruchée à l’infini ; chapeau de tulle mauve, orné d’une verte et délicate guirlande ; châle de dentelle, sein demi-nu, et tout un luxe de détails et de miévreries. Elle combla Émilie de démonstrations, fut sérieuse avec Roger, et regarda les demoiselles Renaud en clignant des yeux, d’une façon impertinente. Douloureusement froissé de cette rencontre, Roger eût donné tout au monde pour que cette femme ne fût pas venue et que Régine n’eût pas été là.

Celle-ci, calme et dédaigneuse, examinait madame du Vallon comme celle-ci l’avait examinée, et restait à part de la conversation. Bientôt les deux sœurs voulurent se retirer, mais Émilie crut devoir les retenir. Elles devaient sortir ensemble. Madame du Vallon profita de ce moment pour se lever et alla à quelques pas contempler des fleurs qui semblaient fort l’occuper.

— Monsieur Roger !

Il se rendit près d’elle, mais avec une répugnance visible.

— Quoi, lui dit-elle, est-ce possible ce que j’ai appris, que vous voulez être notaire à Bruneray !

— C’est parfaitement vrai.

— Mon cher, cela n’a pas le sens commun. Quelle chute ! Voyons, il fallait vous adresser à moi. Un homme de votre mérite ne fait pas ainsi ; je vous aurais certainement trouvé quelque chose. Voulez-vous écrire au Constitutionnel seulement pendant six mois ? Je vous ferai avoir une recette particulière.

— Vous savez bien que je ne veux rien accepter…

— De moi, n’est-ce pas ?… Et pourtant vous avez accepté plus que tout cela…

— L’amour, dit-il d’un ton légèrement âpre, est un échange…

— Où l’un donne toujours plus que l’autre.

— Oh ! oui ! s’écria-t-il amèrement.

— Mon cher Roger, vous n’êtes pas aimable du tout. Vous avez déjà des airs de notaire. Non, vrai, je ne puis me faire à cette idée-là !

— Vous humilierait-elle ?… rétrospectivement ? À quoi bon ? y a des choses qui sont comme si elles n’avaient jamais été. Puis, vous saviez fort bien que mes goûts étaient simples.

— Dites extravagants. On peut être sentimental dans la jeunesse, cela fait bien ; mais on n’en finit pas moins par se pourvoir du mieux possible. Vous étiez fait pour arriver. Je croyais autrefois, Roger, pouvoir être fière. de vous ; je voudrais encore…

— Je serais honteux de vous causer tant de déceptions, si notre vie avait encore des attaches communes ; mais…

— Ah ça ! pourquoi avez-vous l’air si gêné ? et pourquoi me laissez-vous marcher ainsi près de vous sans m’offrir le bras ? Auriez-vous à ménager cette petite personne là-bas, qui nous regarde d’un air si étrange ?

Roger n’avait pas osé depuis ce colloque regarder du côté de mesdemoiselles Renaud. Il suivit cette fois la direction des regards de madame Trentin et rencontra les yeux de Régine. Elle les détourna aussitôt ; mais l’expression de ce seul regard montra à Roger qu’elle avait compris, par une intuition particulière à l’amour, la signification de leur entretien, de la familiarité de madame Trentin vis-à-vis de lui, et de son attitude gênée à lui vis-à-vis d’elle. Il en fut saisi de honte et de douleur.

— À propos, reprit Marie, vous avez toujours mes lettres ? Avouez que je suis confiante… depuis quatre ans…

— Je vous les renverrai, en échange des miennes, n’est-ce pas ?

— Ah ! vous y tenez ? Vous allez vous marier, peut-être ?…

Quand Roger fut enfin délivré de sa visiteuse, Régine n’était plus là.

Elle souffrait ! Il en était sûr. Cela lui donna de l’audace, et, sur un prétexte, quittant sa sœur, il passa dans le jardin des Renaud. Ce ne fut pas sans un trouble profond qu’il s’approcha de ce coin des buis, où il n’avait pas pénétré depuis le temps des entrevues chastes et brûlantes du premier amour, C’était là qu’en son absence, autrefois elle venait rêver ; c’était là qu’elle devait pleurer maintenant. Il la vit en effet dans l’ombre épaisse ; assise sur une pierre, la tête dans ses mains, et il se jeta à ses genoux.

Régine tressaillit, eut peine à retenir un cri et se leva d’un bond. Dans le peu de jour qui restait, ses yeux étincelèrent.

— Quoi ! vous ici ? dit-elle. Ne vous rappelez-vous plus ce qu’était autrefois ce lieu ?

— J’ai senti que vous pleuriez et j’ai tout osé, répondit-il.

— Vous avez eu tort, dit Régine, avec amertume ; mon âme est remplie de dégoût, de haine, et ce n’est pas votre présence qui peut me guérir. Ne venez pas ainsi près de moi ! Pourquoi y êtes-vous jamais venu ? J’avais une foi, plus chère que ma vie : vous l’avez éteinte, J’avais un amour qui était mon culte : vous l’avez flétri. Laissez-moi, je vous en conjure. Ah ! vous pouvez venir ici, ce soir, ce soir, après !…

— Régine, ce malheur de ma vie est mort depuis longtemps.

— Laissez-moi, vous dis-je, et que m’importe ? Vos paroles me font mal ; vous m’avez changée de monde, je croyais, autrefois ; je ne sais plus que haïr et mépriser !

— Ah ! je le vois, dit-il en se relevant, il vous est impossible de me pardonner.

— Qu’est-ce que pardonner ? Oublier, soit ! Mais c’est cela qui est impossible. Autrefois je me confiais, les yeux fermés, à l’amour, avec émoi, mais avec bonheur ; aujourd’hui, j’ai peur de l’insulte et de l’étrangère. Nous ne sommes plus deux. C’est horrible ! Des pas impurs sont imprimés sur la neige de nos sentiers. Il vaut mieux mourir ou se séparer. Il faut que l’un de nous deux parte, Roger.

— C’est bien, dit-il, immobile et froid de douleur ; je partirai.

— J’aimerais mieux que ce fût moi, reprit Régine ; mais comment ?… J’y tâcherai. Roger allait se retirer quand elle le retint par le bras.

— Tu ne sais pas, lui dit-elle, ce qu’est ce lieu ? Toute la vie de mon âme est là. Ce que nous y avons ressenti ensemble… Rappelle-toi, si tu le peux désormais. Oh ! Roger, que c’est beau un amour qui est une religion, que c’est grand ! Ce qu’il y avait alors d’aube et de printemps dans nos cœurs, mêlé à des choses sublimes !… Je serais morte en souriant pour toi, et de même j’aurais donné ma vie pour faire du bien aux autres ou pour rapprocher de plus près le monde de la lumière par un noble élan. Que j’étais bonne alors ! que J’étais heureuse que je t’adorais ! L’amour est un appel des choses infinies, du grand avenir. C’est le progrès dans l’âme. L’abandon, le doute, au contraire, tout l’édifice de lumière s’en va, fond dans la boue. Lui ? Quoi ! cela est possible ! Lui ! Toutes les fibres du cœur se révoltent, elles étaient siennes ! On regarde partout si l’on ne rêve pas, s’il fait jour encore. Il y a dans ce lien, Roger, plus de larmes tombées que de feuilles, et puis tous les rayons d’autrefois, je les garde à part… Hélas ! je les garde trop ; c’est avec cela que je l’écrase et te désespère, pauvre Roger ! Nous étions si haut autrefois que je ne puis me résigner à descendre. C’est mortel !

Elle cessa de parler, et reprit après un silence :

— Pardonnez-moi aussi, je vous fais beaucoup de mal.

Roger ne put lui répondre. Il mit un genou en terre lui baisa la main et partit.

Maintenant tout était fini, toute sa vie était à terre. Qu’allait-il faire ? Il n’en savait rien. Mourir lui semblait cent fois préférable à la vie terne et froide qui désormais l’attendait. Mais avant tout il devait partir, puisqu’elle le lui avait demandé. Il irait dès le lendemain parler à son père, le supplier de lui rendre sa liberté ; il arrangerait tout du mieux possible et tâcherait lui-même de trouver son remplaçant. Mais elle qui restait, elle ne serait jamais consolée ? Il avait perdu la vie de celle qu’il adorait ! Rien n’y pouvait désormais : ni le repentir, ni la mort, ni l’amour ! Rien. Ce qui était brisé ne pouvait revivre. Il avait tué leur chaste amour, la vraie foi dans le cœur de sa fiancée. Que n’était-il mort lui-même ?

Au jour, il se leva, épuisé de douleur, brisé de fatigue. Il lui semblait qu’une année s’était passée depuis la veille. La veille, il espérait encore. Il descendit : Nul n’était levé, la maison était vide et morne. Il se dit : voilà ma vie désormais ! Et, poussé par le besoin de soulagement, étouffé par une oppression écrasante, if sortit dans le jardin, espérant y respirer mieux. Mais le jardin, pas plus que la maison, ne contenait assez d’air pour sa poitrine.

Comme il marchait dans la grande allée, arrivé devant l’allée transversale qui conduisait à la petite porte des Renaud, il vit cette porte s’ouvrir. C’était… oui, c’était Régine ! Elle était en peignoir du matin ; un bonnet en réseau, orné d’une petite dentelle, contenait ses longs cheveux dénoués ; elle s’avança rapidement vers lui. Ses joués gardaient encore la trace des larmes de la veille ou plutôt celle de la nuit ; cependant son visage était rose comme l’aube et ses yeux surtout brillaient d’un étrange éclat. Bien surpris de cette apparition à cette heure, mais toujours heureux de la voir, il fit quelques pas au-devant d’elle. Régine l’envisagea et, le voyant si défait, des larmes lui vinrent aux yeux.

— Oh ! Roger, dit-elle.

Elle passa le bras sous celui de Roger, en le serrant fortement, et marcha vers la petite porte. Il se laissait entraîner, plein de pensées confuses, le cœur violemment agité. Au sortir de la petite porte, Régine prit l’allée des huis et s’arrêta dans le coin touffu, asile de leurs joies et de leurs douleurs ; là, quittant le bras de Roger, elle lui prit les deux mains et le regardant avec tendresse :

— Une longue nuit s’est passée pour moi comme pour foi depuis hier, dit-elle. Après ton départ, mon exaltation peu à peu s’est calmée, et je n’ai plus songé qu’au mal que je venais de te faire, à ton désespoir, à ton morne adieu. Je me suis trouvée barbare, je me suis maudite ; j’ai repassé toute ma vie depuis que je t’aime, tant de bonheur et tant de pleurs ! et encore une fois, j’ai pleuré notre bel amour ; mais j’en ai découvert un autre plus grand, aussi grand du moins dans un autre ordre, et je te dis à mon tour ce que tu m’as dit : souffrance ou bonheur, oubli ou regrets, je veux t’aimer et vivre avec toi. Quand je m’irritais dans ma douleur et m’infligeais ma propre souffrance, j’étais égoïste encore et me vengeais à mon insu. Mon amour pour toi monte d’un degré, il dominera tout. Je t’aimerai pour le bonheur de te rendre heureux, et déjà je me sens heureuse de t’aimer d’une façon nouvelle. Oui, je voue de nouveau ma vie à la tienne, et ne te demande qu’un peu de temps pour nous reconnaître et nous retrouver. Oublie ce que je t’ai dit et pardonne-moi mes combats.

Déjà Roger la pressait sur son cœur avec délire.

— Merci ! lui disait-il en paroles entrecoupées ; merci ! Oh ! tu es la plus grande des femmes ! Ô ma Régine, tu me rends la vraie vie ! Oui, nous avons été chassés de notre Éden ; ce siècle n’en souffre point, mais nous y rentrerons à force d’amour. Il nous rendra la foi, il nous donnera l’oubli. Ô Régine ! il y a deux forces et deux vertus ; la seconde est la plus douloureuse ; mais la plus solide. Crois en moi plus qu’auparavant.

— Je t’aime ! dit-elle.

Et les petites feuilles des buis, leurs confidentes, qui depuis quatre années n’avaient plus entendu que des pleurs et des soupirs, frémirent au bruit d’un baiser.


XXI

LE PREMIER ACTE DE MAITRE ROGER CARDONNEL.

À dater du jour de sa réconciliation avec Régine, Roger avait senti le besoin de se brouiller avec les Jacot.

Il alla trouver monsieur Grudal et lui proposa de faire ensemble un journal hebdomadaire à l’usage des ouvriers du canton.

Louis Grudal, qui, depuis la mort de madame Carron, vivait dans une joie profonde et ne doutait plus d’aucun succès, accueillit la proposition avec enthousiasme. Selon que l’avait prévu le chevalier, il ne devait épouser Julie que deux mois plus tard, à l’expiration du grand deuil ; mais ils se voyaient journellement, et ce n’était pas un bonheur incomplet pour ces deux amants qui pendant vingt ans s’étaient contentés d’échanger chaque jour un seul regard. Leur mariage faisait l’amusement des badauds de la ville. Pour Roger, pour un petit nombre seulement, ces vieux amants étaient les saints du temple et inspiraient un attendrissement respectueux. Monsieur Grudal n’ignorait pas les plaisanteries dont son bonheur était l’objet, mais il en portait légèrement le poids.

— Je sais que je les fais rire, dit-il à Roger ; pour moi, ils me font pitié. Qu’ils rient ! Tous leurs rires ne combleront pas le vide laissé par le bonheur à leur foyer domestique. Tenez, monsieur Roger, le monde n’est pas fort ; tant qu’on en sera à rire de la fidélité de l’homme et de l’amour à quarante ans, c’est que les hommes ne seront en majorité que des animaux on des coquins. L’amour n’est encore pour eux qu’une affaire de teint plus ou moins rose. Pour moi, je ne regrette pas tant ma jeunesse ; elle a été prolongée par un sentiment qui est le plus beau de tous et dont les peines mêmes valent mieux que de bas plaisirs. Le moment où chaque jour nos regards se pénétraient… Je défie un débauché de goûter rien de semblable. Nous avons joui pendant vingt ans des primeurs de l’amour, et maintenant le besoin que nous éprouvons de nous réunir va être rempli. Quand deux êtres se sentent liés par une intimité profonde, comment et pourquoi l’âge mûr, la vieillesse même, devraient-ils les séparer ? Si l’amour humain n’est pas la promiscuité animale, il faut que ce soit la fidélité.

— Je me suis demandé souvent, dit Roger, pourquoi vous aimant si fortement, mademoiselle Carron n’a pas eu le courage de rompre avec sa mère pour vous épouser.

— Elle a cru que le devoir le lui défendait. Madame Carron était d’un caractère extrême, exigeant, dont Julie a beaucoup souffert. Elle eût été malheureuse jusqu’à son dernier jour du mariage de sa fille, et peut-être en serait devenue folle. Pouvais-je imposer à celle dont le bonheur m’est si cher cette angoisse et ce remords ?

Le premier numéro du Petit Journal de Bruneray parut peu de temps après. Il contenait des articles, d’ailleurs fort anodins, sur les compagnies financières et sur les salaires ; des conseils de moralité, d’hygiène ; un bulletin politique très-clair et très-précis, des variétés instructives. Ce n’en fut pas moins un événement plein de menaces pour le château. Monsieur Jacot, à l’instar de certains économistes, trouvait que le peuple, devant travailler, ne devait pas lire ; opinion qui évidemment est celle aussi des classes dirigeantes, comme le budget de l’instruction publique en fait foi. Sachant que Roger était le principal rédacteur du Petit Journal de Bruneray, monsieur Jacot insista près de lui pour qu’il cessât cette publication démagogique, et, sur ses refus, le prit en haine. Le premier incident venu fit éclater la brouille, et Roger n’eut plus à craindre les visites de madame Trentin.

Mais cette affaire faillit empêcher sa nomination ou du moins la retarda. La chambre des notaires fut très-froide pour lui, et le curé et le maire, interrogés sur son compte par le procureur général, mirent en avant contre lui les soupçons répandus par Nauthonier. Heureusement le barreau de Paris était un répondant sérieux, qui réduisit à néant ces calomnies, et toute la malice qu’y put mettre le parquet fut de retarder sa réponse d’un mois et demi, tandis qu’il s’empressait de recevoir, à deux lieues de là, un jeune homme qui venait de laisser sur le pavé, pour épouser une belle dot, une jeune fille enceinte.

— Ne vous impatientez pas, disait le chevalier ; c’est le bon ordre qui veut cela.

Pendant tout ce temps, — on était au commencement d’octobre, — Régine et Roger avaient gardé, sauf vis-à-vis de Lucette et du chevalier, le secret de leur réconciliation, et se bornaient à en savourer en eux-mêmes chaque jour les délices. Roger voulait attendre sa nomination pour parler à ses parents. Mais, dès le lendemain du jour où il l’eut reçue, le matin, il se préparait à partir pour la campagne de son père, quand il vit entrer madame Renaud.

— Maître Roger, lui dit-elle, j’ai affaire à vous. Il y a longtemps que j’ai résolu de vous faire faire votre premier acte, et j’étais impatiente, car on ne sait ce qui peut arriver. Dans une demi-heure, le chevalier et monsieur Grudal, que j’ai prévenus hier soir, seront ici, et devant eux je vous dicterai mon testament ; d’ici là, nous allons causer ensemble pour que tout soit bien arrangé.

— Votre testament, chère madame Renaud ! Il n’y a pas là d’urgence.

— Peut-être, on ne sait pas. Je veux être sûre qu’après moi mes filles seront indépendantes. Elles ont assez souffert comme cela, les pauvres petites ! Renaud n’est pas méchant, mais il est dur. C’est dans son idée ; il croit qu’un père doit tout gouverner et que c’est le mieux ainsi. Mais ses filles ont un cœur à elles et n’ont point le sien. Il faut que chacun puisse vivre selon soi. Je ne sais si vous le savez, Roger, c’est de moi que vient toute la fortune. La Bauderie, qui est mon bien paternel, m’appartient par contrat et Renaud n’y est pour rien. Mon pauvre père, en me voyant épouser un homme sans fortune, l’avait voulu ainsi. Je veux à mon tour que ce bien qu’elles ont augmenté soit la propriété entière de Régine et de Lucette. Ma part du magasin sera l’héritage d’Adalbert, qui n’en a pas besoin ; mais je ne puis lui enlever tout. Seulement j’en veux laisser l’usufruit au père, il sera maître en cela ; il y vivra dans ses habitudes et chacun sera tranquille. C’est une si bonne chose, mon enfant, que la tranquillité. Moi j’aurais besoin de vivre comme dans un nid de tourterelles, sans bruit et sans fâcheries. Au lieu de ça, j’entends gronder tous les jours, et j’ai beau savoir que ce n’est pas au fond méchanceté, ça me serre et m’étouffe le cœur. Je devrais y être habituée : eh bien ! non, ça me fait mal comme au premier jour.

Ils élucidèrent alors la question au point de vue légal, et, monsieur de La Barre et monsieur Grudal étant arrivés, Roger fit, comme l’avait voulu madame Renaud, son premier acte à cette occasion. Quand ce fut fini, madame Renaud se leva pour rentrer chez elle.

— Il ne faut pas que je m’attarde, dit-elle ; on va me demander d’où je viens et je ne veux pas le dire.

Elle était un peu pâle, d’émotion sans doute, et Roger voulut lui donner le bras pour la conduire par le jardin. Monsieur Grudal partit, le chevalier les accompagna.

— À présent, je suis tranquille, dit la bonne femme en descendant le perron ; mes pauvres fillettes seront libres, je puis mourir.

— Gardez-vous-en bien, dit Roger ; pour moi, j’ai besoin de vous appeler maman, et cela le plus longtemps possible.

— Oui, je sais, mon cher enfant, et j’en suis bien heureuse. Régine ne m’a rien dit, la petite dissimulée ; mais elle m’a souri et je sais ce que cela veut dire. Pauvre fille ! enfin elle est heureuse, et vous aussi, Roger, vous le serez.

— Oui, chère maman, plus que je ne puis vous le dire. Écoutez, sera-ce trop d’émotions dans un jour, si je puis ce soir vous amener mon père ?

— Ce soir ? Oh ! non ; le plus tôt sera le mieux. Je voudrais vous voir mariés. Mais vous ne craignez pas quelque résistance de votre père, de votre mère surtout ?

— Ils savent à présent que ma volonté est irrévocable dans les choses qui me concernent seul, et me voici tout à fait indépendant. Puis certaines circonstances extérieures, en elles-mêmes bien futiles, auront beaucoup modifié leur sentiment à cet égard.

— Oui, ils nous considèrent un peu plus, nous, leurs vieux amis, parce que mes filles sont à présent reçues dans la société. Voilà de ces misères qu’il faut passer aux gens sous peine de n’aimer personne. Et pourtant, c’est triste !

Elle soupira et porta la main à son cœur.

— Et puis, reprit-elle, je vous autorise, mon cher enfant, à leur dire à l’oreille ce que nous avons fait ce matin. Ça ne nuira pas.

— J’ai bien envie d’une chose, dit le chevalier.

— Quoi donc ?

— D’envelopper ma demande dans la vôtre. C’est ainsi que font les rusés de ce monde quand ils ont quelque chose de difficile à faire passer ; ils mettent ensemble le bon et le mauvais. J’insérerai la pilule du mariage de Lucette dans le sucre de celui de Régine, et peut-être monsieur Renaud avalera-t-il le tout ensemble.

Le visage de madame Renaud devint d’une pâleur de bistre et elle secoua la tête.

— Ce n’est pas votre avis ? dit le chevalier.

— Je ne pense pas que ça réussisse, dit-elle.

Après un instant de silence, madame Renaud parut faire un effort et ajouta :

— Mais il faut bien commencer. Oui, faites cela. Il faut bien voir !

Cependant elle restait en proie à une émotion profonde :

— Pauvre Lucette ! dit-elle en serrant le bras de Roger, tandis qu’ils suivaient l’allée qui conduisait à la petite porte. À présent, toutes mes craintes sont pour celle-là. Je sais qu’elle aura en vous un protecteur et un frère, Roger ; mais comment sortir de là ? Fera-t-elle à son père l’affront d’une sommation ? C’est bien triste. Je ne voudrais pas qu’elle fit cela. C’est comme un voile funèbre sur le mariage, et le père ne s’en consolerait jamais et ne lui pardonnerait pas, non, pas même à son dernier jour. Il aurait tort, je le sais bien. Mais il n’en souffrirait pas moins. Chacun est l’esclave de ses idées. Et Lucette ne verrait jamais ses enfants sur les genoux de leur grand-père. Mon Dieu ! comment faire ?… Et pourquoi, mon cher enfant, les gens sont-ils ainsi, chacun renfermé dans son entêtement ? Il faudrait toujours vouloir les autres heureux. Ça serait alors tout simple.

Elle serra les mains de Roger et du chevalier, et leur dit :

— Eh bien ! à ce soir, si c’est possible.

Ils se concertèrent, et il fut convenu que le chevalier viendrait, à trois heures, savoir le résultat de l’entretien de Roger avec ses parents, et que, si monsieur Cardonnel avait consenti à venir faire la demande, le chevalier se joindrait à eux.

L’entretien fut quelque peu orageux. Roger l’avait prévu. Mais comme il l’avait prévu aussi, l’espoir de vaincre sa volonté n’existait plus, et sur les instances de son fils, monsieur Cardonnel consentit, sans trop de peine, à faire la démarche le soir même, — puisqu’il le fallait, dit-il. — De plus en plus désolée de la ruine de toutes ses espérances, madame Cardonnel alla dans sa chambre pleurer mademoiselle Bourzade, mais laissa partir son mari. Entre deux soupirs, elle se disait aussi que Régine était maintenant parti presque convenable et que la Bauderie valait cent mille francs.

Monsieur et madame Renaud étaient seuls dans leur magasin, quand ils virent entrer monsieur de La Barre, monsieur Cardonnel et Roger. Les joues de la bonne mère prirent aussitôt la teinte bistrée qu’elles avaient eue le matin et ce fut à peine si elle put répondre au salut de ses visiteurs.

— Mes chers voisins, dit monsieur Cardonnel, qui croyait encore aux discours de circonstance, et qui avait mis des gants, chose négligés par lui depuis son séjour à la campagne, mes chers voisins, je viens vous faire une demande qui, après une longue et vieille amitié, doit reserrer encore les liens qui nous unissent. Vous connaissez mes principes : je crois que la fortune n’est pas indifférente au bonheur, et nous sommes dans un siècle où elle est absolument nécessaire. Cependant il y a des sympathies auxquelles il faut obéir et qui sont très-utile également, il faut le reconnaître, en ménage. Nos enfants se connaissent depuis leur naissance, ils s’aiment et ne croient pas pouvoir être heureux dans une autre union. Je viens donc vous demander pour mon fils, qui m’en a prié, la main de votre fille Régine.

Monsieur Renaud était du nombre de ceux de l’Écriture qui ont des yeux, — et même de gros yeux, — pour ne pas voir. Il ne s’était nullement aperçu de la réconciliation des deux jeunes gens et croyait cet amour passé depuis longtemps. Il fut donc à la fois surpris et charmé, une bouffée de sang lui monta au visage ; il se leva, saisit les mains de monsieur Cardonnel et de son fils, et les secouant avec énergie :

— C’est entendu, s’écria-t-il, je vous accorde ma fille ! Certainement c’est une bonne chose que les vieilles amitiés, monsieur Cardonnel ! je n’attendais pas moins de vous. Comme vous dites, la fortune… Mais nous arrangerons cela, que diable ! pour le mieux. Et puis, comme vous dites encore, les sentiments, les qualités de l’esprit et du cœur, et l’amour, c’est tout en ménage. Mon Dieu ! oui, quand les enfants s’aiment, le devoir et la joie des parents, c’est de les rendre heureux. Après tout, c’est leur affaire. Voilà mon idée, et je suis content de voir que vous pensez comme moi.

— Et moi aussi, monsieur Renaud, dit alors monsieur de La Barre, je suis heureux de voir que nous pensons de même sur ce sujet-là ; car je ne suis pas venu simplement pour accompagner mes amis, mais pour vous. adresser une demande pareille. C’est de Lucette maintenant qu’il s’agit. Elle aussi est ardemment aimée, et elle aime de même un jeune homme de bon caractère, de bonnes mœurs, instruit et intelligent ; leur bonheur est attaché à ce mariage. Ce sera donc aussi votre joie. de les rendre heureux. Je vous demande la main de Lucette pour Joseph, à qui je promets d’assurer par contrat de mariage, la moitié de ce que je possède, et le reste après ma mort.

Monsieur Renaud restait muet ; sa face, qui commençait à reprendre le coloris ordinaire, s’était empourprée de nouveau ; ses gros yeux semblaient près de sortir de leur orbite. Enfin il s’écria :

— Joseph qui ? s’il vous plaît. Qu’est-ce que c’est que ce Joseph que vous me proposerez pour mari de ma fille ?… Parce qu’il y a une chose que je ne peux pas croire, monsieur le chevalier, comme nous avons toujours été amis, c’est que vous vouliez m’insulter.

— C’est vous, monsieur Renaud, qui insultez en ce moment la nature et la justice. Parce que ce jeune homme n’a pas un acte de naissance régulier, en a-t-il moins ces qualités du cœur et de l’esprit que vous déclariez, il n’y a qu’un moment, vis-à vis de monsieur Cardonnel, être tout en ménage ? Et c’est pour une simple question de vanité que vous rendriez votre fille malheureuse ! Non, monsieur Renaud ; vous avez dit tout à l’heure une fort belle parole, que je vous demande la permission de répéter. Quand les enfants s’aiment, le devoir et la joie des parents, c’est de les rendre heureux. Eh bien ! Lucette et Joseph s’aiment, de même que Régine et Roger. Votre devoir vis-à-vis des deux couples est le même, et votre joie sera la même, je l’espère, quand vous y aurez réfléchi.

— Ne cherchez pas à me prendre sur mes paroles, monsieur ! s’écria monsieur Renaud en se levant dans un accès de fureur. Je ne suis pas un noble, moi ; mais j’ai du sang dans les veines, monsieur, et de l’honneur ! J’accepte les alliances honorables et je rejette celles qui ne le sont pas. J’ai dit ce que j’ai dit ; mais je n’ai jamais dit que ma fille, mademoiselle Lucette Renaud, épouserait un paysan, et j’en jure par tout ce qu’il a de sacré au monde, elle n’épousera jamais un bâtard !

Cramoisi, hors de lui-même, et se dressant de toute sa grande taille, il étendit la main en proférant ce serment, comme pour apposer sur l’avenir le sceau d’une volonté implacable ?

— Renaud ! dit une faible voix.

Roger courut à madame Renaud et la soutint, car elle chancelait sur son siége. À ce moment, — c’était le samedi soir, — Lucette et Régine entraient ; elles coururent vers leur mère en s’écriant.

La pauvre femme leur jeta un dernier regard et expira dans leurs bras. Tout secours fut inutile : c’était la rupture d’un anévrisme qu’on n’avait même pas soupçonné.

XXII

UN COUP D’ÉTAT.

La perte de cette excellente madame Renaud, de cette mère si tendre, fut un deuil pour beaucoup de gens, et pour ses deux filles une immense douleur. Lucette surtout, en apprenant les détails de la scène dont la mort de sa mère avait été le dénoûment, s’accusa d’en être la cause, et les raisonnements de ses amis restèrent vains contre cette superstition des grandes douleurs, qui se plaisent à s’exagérer elles-mêmes. La vivacité de la pauvre enfant disparut, ses joues pâlirent, et tous ses mouvements prirent une langueur qui formait un contraste si profond avec ses allures naturelles, que Régine, à la voir ainsi, ne pouvait retenir ses larmes. Lucette, en même temps que sa mère, pleurait son propre bonheur, dont elle croyait devoir le sacrifice à la mémoire et aux dernières volontés de la chère morte. Dès les premiers moments, les deux sœurs avait recueilli, de la bouche de leurs amis, toutes les particularités de ce dernier jour, dans lequel leur mère avait tant agi pour elles en leur absence ; elles avaient appris par Roger l’existence et la teneur du testament, et l’avaient cent fois interrogé sur les dernières paroles échappées de ce cœur, si tendre, désormais brisé. Roger avait dit et cru devoir tout dire. Il avait répété ces paroles à Lucette : « Fera-t-elle à son père l’affront d’une sommation ? Je ne voudrais pas qu’elle fît cela… c’est comme un voile funèbre sur le mariage… Le père ne s’en consolerait jamais et ne pardonnerait pas, même à son dernier jour… Il aurait tort, mais n’en souffrirait pas moins… Jamais Lucette ne verrait ses enfants sur les genoux de leur grand-père… »

Et toutes ces paroles, justes sans doute à leur point de vue, mais dites sans décision formelle, au hasard de la pensée, avaient été scrupuleusement recueillies par Lucette et devenaient pour elle, grâce à la majesté de la mort, un arrêt.

Désolé de l’effet qu’elles avaient produit, Roger s’efforça vainement de faire entendre à la jeune fille qu’elle dénaturait plutôt les intentions d’une mère si douce et si bonne, en leur donnant sur sa destinée une influence fatale, qu’elle ne devait point abdiquer sa liberté, et qu’il était loin d’être prouvé que ce fût un sacrifice juste et pieux que celui de deux jeunes et belles destinées sacrifiées à l’entêtement vaniteux d’un vieillard. D’une intelligence moins indépendante et moins hardie que celle de Régine, Lucette n’avait d’héroïsme que dans le sentiment, et restait plus impressionnée par les tendances générales. L’idéalisme chrétien la dominait encore et lui rendait séduisantes les beautés du sacrifice. Où Joseph lui-même échouait, Roger ne pouvait pas l’emporter. Régine, elle, se taisait, jugeant l’attente nécessaire ; mais d’autant moins portée à sacrifier l’avenir de sa sœur aux préjugés de monsieur Renaud, qu’elle avait peine à contenir vis-à-vis de ce dernier, l’âpre ressentiment des longues souffrances et de la mort de sa mère. Et pourtant, comme l’avait reconnu la pauvre femme, sans pouvoir dominer l’impression cruelle que lui causait le contact incessant d’une nature si opposée à la sienne, monsieur Renaud n’était pas méchant. Il avait seulement la manie et le préjugé du tyrannat domestique, et se croyait très-fort en grondant et en exigeant beaucoup. On n’imagine pas de quelle somme de vertu et de bonheur l’humanité sera enrichie le jour où les préjugés seuls de la sottise auront disparu.

Obligées de diriger activement l’exploitation de la Bauderie, les deux jeunes filles restèrent d’abord alternativement près de leur père, le mariage de Régine étant, par suite des circonstances, différé. Mais, quand monsieur Renaud eut eu connaissance du testament, qui, disait-il, le frustrait, la situation ne fut plus tenable. Plus que les emportements et les injures personnelles, les reproches à la mémoire de la chère absente devinrent trop cruelles aux deux sœurs, qui se retirèrent. à la Bauderie. Adalbert, non moins furieux que son père, malgré les vingt mille francs de rente qui eussent dû modérer son avidité à l’égard d’une part de trente et quelques mille francs, accusait hautement sa mère et attisait le feu de la colère du vieillard. Peu s’en fallut que celui-ci ne se brouillât avec les Cardonnel, et, comme dans les petites villes il se trouve toujours un gros de gens inoccupés et bavards, prêts à prendre part pour ou contre toutes les causes, toutes « ces histoires, » comme on dit, firent grand bruit dans Bruneray.

Il va sans dire que la Bauderie recevait souvent les visites de Joseph et de Roger, presque aussi attristés l’un que l’autre.

— Si je dis à Lucette que je ne veux pas me marier avant elle et que je subordonne ainsi notre bonheur à sa décision, ce sera, je le sais, un argument d’un grand poids, avait dit Régine à son amant. Me permets-tu de l’employer ?

Et, tout en soupirant de regret et en rougissant des révoltes de son égoïsme, Roger avait dit oui. La situation était donc doublement cruelle et perplexe.

Trois mois s’étaient écoulés depuis la mort de madame Renaud. On était en janvier, la neige couvrait la campagne, les travaux champêtres étaient interrompus, et la nature, en ceci plus intelligente que l’homme, imposait aux plus pauvres le repos et marquait le temps de la réflexion, de l’étude et du loisir, après les grands travaux. C’était le temps aussi où l’angoisse de l’avenir et le regret du passé agissent plus fortement sur l’âme, face à face avec elle-même et privée d’activité extérieure, où rêves, désirs, projets flottent ou flambent sous le manteau de la cheminée, capricieux ou ardents, comme la flamme, dont l’image se mêle au penser.

À la Cerisaie, dans la chambre habitée par le chevalier, un grand feu flambait dans l’âtre, et le chevalier, enfoncé dans un vieux fauteuil de tapisserie, les pieds au feu, un livre à la main, fermé sur ses doigts, rêvait. Le jour baissait, la neige éclatante renvoyait avec vigueur la lumière pâlie ; mais l’ombre gagnait les coins de la chambre, et déjà les lueurs du foyer se réfléchissaient dans la vieille glace, enguirlandée et sculpté, qui faisait face à la cheminée. Cette chambre frustre, aux murs vêtus d’un simple papier gris, éclairée par deux fenêtres basses, comme le plafond, contenait un ameublement de haut prix en chêne sculpté, auquel manquaient seulement le vernis et le relief qu’y eût donnés l’ornemaniste. C’étaient un grand lit à courtines de damas d’un rouge violet, un bureau près de la fenêtre, une armoire, un vieux piano en bois de rose, contrastant avec les autres meubles, des chaises de vieux chêne sculpté, et une bibliothèque qui garnissait du haut en bas d’un côté toute la paroi. Le chevalier se leva pour aller regarder aux fenêtres ; les arbres dépouillés se dressaient mornes sous le ciel blafard, la campagne était muette et solitaire ; tous les animaux se tenaient retirés dans leurs asiles, comme l’homme dans sa demeure ; le vent seul s’élevait, sifflant, et par moments enlevait une pluie de neige qu’il lançait contre les vitres. Le visage du chevalier exprima de l’inquiétude, et il quittait la fenêtre, quand une femme entra et se tint debout, sans parler, en face de la cheminée.

— Joseph n’est pas rentré ? lui dit le chevalier.

— Pas encore. Le dîner est prêt. Si vous voulez ?…

— Je préfère l’attendre. Mais pourquoi ne vient-il pas ? Le temps est mauvais.

— Il est, vous le savez bien, à la Bauderie. Il voudrait n’en pas bouger, et pourtant quand il revient… — Elle poussa un long soupir. — Hélas ! il a trop de peine, mon Joseph ! L’amour lui tourne la tête, et sa Lucette le fera mourir de chagrin.

— Je le trouve aussi bien sombre depuis quelques jours.

— Oh ! vous ne voyez pas tout. Moi, je le connais encore mieux, et j’ai peur de quelque malheur.

— D’un malheur ! Y pensez-vous, Marie ? Mais, dit-il en la faisant asseoir dans le fauteuil où il était auparavant, ne restez donc pas debout ainsi. Que dites-vous ? Les mères s’exagèrent facilement…

— Non, Jacques, dit-elle, non, bien sûr : je le sens là, Joseph est bien malheureux ! Je n’ai jamais voulu vous en entretenir, parce que… à quoi çà eût-il servi ? Mais il y a longtemps que je sens que l’enfant n’est pas heureux à cause que… dame ! à cause qu’il n’est pas né comme tout le monde. Ça l’a pris à mesure qu’il a grandi, et, depuis qu’il aime Lucette, ça lui ronge le cœur. Il est fou de cette petite ; il a vingt-cinq ans, il est sage comme une fille, et tout ça, voyez-vous, elle a tort de le désoler ainsi. Ah ! si j’osais lui parler ! Tenez, l’autre nuit, j’en étais quasiment comme folie, et j’ai failli me relever pour l’aller trouver, Lucette, et lui dire : « Si vous aimez Joseph, ne le faites pas tant souffrir. » — Sa mère lui a-t-elle donc emporté le cœur ? Oui, je vous le dis, Jacques, il faut décider cette petite, vous qui savez si bien dire ; autrement il arrivera malheur.

— Quoi ! dit le chevalier fort ému, vous êtes sûre que Joseph souffrait de sa naissance, même avant le relus du père Renaud ?

— De longtemps, je vous le dis, oui, bien avant de songer à se marier, et du moment où il en a vu le reproche dans les yeux de tous….

— Je ne l’aurais pas cru susceptible…

— Vous ne comprenez pas ça, vous, parce que vous êtes fort ; mais aussi avez-vous les moyens de l’être. Et croyez-vous qu’il y a beaucoup de gens qui puissent porter sans souffrir le mépris d’autrui ? il sait bien, comme nous, que c’est injuste ; mais quoi ? les autres croient avec raison, et ça ne change pas leur idée.

Le chevalier resta silencieux un moment ; puis, s’approchant de la mère de Joseph, il lui dit d’une voix émue :

— Il y a un reproche dans vos paroles, chère Marie. Ainsi, je vous ai fait souffrir tous les deux ?

— Moi ? dit-elle vivement ; oh ! non, Jacques, pas moi. Pour moi, j’ai été trop heureuse de vous aimer et de voir votre fils devenir ce qu’il est, élevé par vous. Ne vous reprochez rien pour moi, Jacques ; je n’ai qu’à vous bénir et vous adorer comme le bon Dieu ! D’une si pauvre créature que j’étais avant, vous avez fait une heureuse ; j’étais comme dans la nuit, vous m’avez donné le jour. Quand j’aurais dû beaucoup souffrir pour vous, ça ne m’aurait été qu’une joie : mais je vous aimais trop pour seulement y penser. Oh ! oui, allez, ils peuvent bien me mépriser tant qu’ils voudront ! Quand vous aimez et respectez votre pauvre Marie, comme vous le faites, comme si elle était une dame, et que vous me dites que je suis votre femme pour nous ; qu’est-ce que ça me fait le reste ? Est-ce que les autres vous valent, vous ?

En parlant ainsi, elle lui pressait les mains en levant les yeux sur lui avec un amour qui était plutôt de l’adoration, et le type toujours pur de cette simple paysanne avait pris quelque chose de l’idéale beauté que revêt à tout âge la figure humaine dans l’exaltation du sentiment.

— Merci, chère Marie ! dit le chevalier en la baisant au front ; je sais ce que vaut votre cœur, mais je crains maintenant d’en avoir abusé, du moins en ce qui concerne notre fils. Je crois à vos pressentiments maternels et… il faudra sans doute prendre un parti… Ce soir même, je parlerai à Joseph.

— Le voici, dit-elle, en se levant et elle alla au-devant de son fils dans la pièce d’entrée, qui servait à la fois de cuisine et de salle à manger.

Le jeune homme était couvert de neige. Il secoua ses souliers et ses habits sur le seuil et vint embrasser sa mère, comme il en avait l’habitude lorsqu’il rentrait.

— Mais tu as la fièvre ? dit-elle.

— Moi ? pas du tout ! s’écria-t-il en relevant la tête : et dans son mouvement son œil secoua comme des étincelles. Ses cheveux bruns, légèrement bouclés, découvrirent son front, et sa tête eut une expression puissante de passion et de fierté.

— Je crains de vous avoir fait attendre, monsieur, dit-il, en serrant la main du chevalier ; je vous demande pardon. J’espère toujours que vous ne m’attendrez pas.

— Tu sais bien, méchant enfant, dit monsieur de La Barre, que ta présence est la moitié de notre appétit. Et comment vont ces dames ? car tu viens de la Bauderie ?

— Oui, monsieur, elles vont comme à l’ordinaire.

— Lucette n’a pas pitié de le faire voyager par un temps pareil, et ne songe pas à venir s’établir ici ?

Une contraction nerveuse agita le visage de Joseph, et ce ne fut pas sans effort qu’il répondit à peu près sur le même ton :

— Pas plus qu’auparavant.

Monsieur de La Barre n’insista pas, et le dîner se fit en causant de choses plus indifférentes. Malgré les instances de sa mère, Joseph ne mangea pas. Après le dîner, le chevalier reprit le chemin de sa chambre, et, voyant que Joseph ne le suivait pas :

— Viens donc près de mon feu, lui dit-il ; tu es un peu mouillé, tu te sécheras mieux qu’ici, et ta mère viendra bientôt nous rejoindre.

Joseph obéit. Quand ils furent assis auprès du feu, Monsieur de La Barre laissa tomber la conversation et, feignant de sommeiller, observa Joseph du coin de l’œil. Bientôt le regard du jeune homme devint fixe, les muscles de son front et de son visage se crispérent, et, dans une mobilité éclatante, il offrit l’image d’une poignante douleur. Tout à coup, au milieu du silence que le foyer seul remplissait de ses crépitements, une voix le fit tressaillir.

— Joseph, que penses tu en ce moment ?

— Monsieur ! dit-il avec beaucoup de trouble.

— Joseph ! reprit monsieur de La Barre, en lui prenant la main et d’une voix empreinte de solennité : tu sais que je t’aime et que depuis ton enfance mes soins les plus assidus ont été pour toi. Eh bien ! c’est au nom de cette grande affection que je te demande de me dire la pensée qui l’occupait à l’instant où je t’ai parlé.

— Monsieur !… mon ami !… s’écria Joseph en se levant avec agitation, ne me la demandez pas, je vous en supplie !

— Je te l’ai demandée, je désire ardemment la savoir, et je te prie…

— Non, vous auriez le droit de m’accuser d’ingratitude ; non, n’essayez pas !

— Je ne puis forcer la volonté, mais je persiste,

— Ah ! vous êtes cruel ! dit Joseph. Eh bien !…

Il s’arrêta,

— Pas d’atténuation, mon enfant ; je te demande la vérité : c’est une affaire de conscience.

— Vous voulez nous briser le cœur à tous, reprit Joseph avec agitation ; vous le voulez !… Je souhaitais la mort et me demandais si j’avais le droit de me la donner, à cause de ma mère et de vous.

Ayant dit cela, il resta debout, les yeux à terre, pâle d’émotion.

Monsieur de La Barre ne l’était pas moins. Tous deux un instant restèrent immobiles ; puis le chevalier prit Joseph dans ses bras, et le serrant contre lui :

— Pardonne-moi ! lui dit-il d’une voix étranglée, pardonne-moi !

Il s’assit ou plutôt retomba dans son fauteuil, et Joseph se jeta à ses genoux.

— Vous ! s’écria-t-il, vous me demandez pardon, quand c’est moi… qui suis un ingrat !… Oh ! mon ami, je devrais être fier et heureux de vos bienfaits, et je ne puis… mon courage cède… je ne puis supporter l’idée…

Il s’arrêta en voyant, avec une surprise extrême, le visage baigné de larmes du chevalier. C’était la première fois qu’il voyait pleurer celui dont la force d’âme avait toujours guidé la sienne, et il en restait saisi, quand la porte s’ouvrit sous la main de Marie. Tous deux tressaillirent, et tandis que monsieur de La Barre passait son mouchoir sur son visage, le jeune homme s’était vivement relevé. Ni l’un ni l’autre pourtant n’avaient de secrets pour cette mère, pour cette femme tendrement aimée ; mais l’émotion a besoin d’être partagée et répugne à s’expliquer. C’est pourquoi tout intervenant, fût-il le plus cher, effarouche et glace. La simple paysanne, sans avoir raisonné ces choses, les savait ; elle devina tout d’un coup d’œil, et s’adressant au chevalier :

— J’ai mis tout en ordre, dit-elle, et à présent, si vous n’avez pas besoin de moi, je vais me coucher, car j’ai le mal de tête.

Elle embrassa Joseph, souhaita le bonsoir à monsieur de La Barre, et les laissa en tête à tête pour toute la soirée.

Pendant quelque temps, le silence régna entre eux ; puis, tout bruit s’étant éteint dans la maison, le chevalier se leva du fauteuil où il était assis. Une émotion douce et profonde régnait sur ses traits.

— Tu souffres, mon enfant, de n’avoir pas de père ? dit-il à Joseph. N’as-tu donc jamais senti, jamais deviné que tu en avais un ?

Joseph, les yeux fixés sur le chevalier, à demi-éclairé, hésitant, restait éperdu, quand il vit dans les yeux de celui qu’il aimait déjà comme le meilleur des pères, éclater cette flamme d’amour paternel jusque-là contenue, et se sentit de nouveau pressé dans les bras de monsieur de La Barre, appelé de ce doux nom :

— Mon fils ! Ô mon cher fils !

En ce moment, dans le transport délicieux qu’il éprouvait, Joseph oublia l’amour même.

Jamais, dans sa candeur, Joseph n’avait soupçonné le lien profond qui l’unissait à monsieur de La Barre, et le peu de relations que sa jeunesse active et studieuse avait eues avec les jeunes gens du pays, la déférence qu’il leur inspirait, avaient empêché les commérages qui circulaient à ce sujet de venir jusqu’à lui. Avoir quelquefois maudit dans ses chagrins le père qui l’avait abandonné, et se trouver tout à coup le fils de l’homme qu’il aimait et vénérait le plus au monde, et qui toujours avait rempli vis-à-vis de lui les devoirs d’un père, c’était un bonheur si inespéré, si violent, que le jeune homme en était écrasé. Longtemps monsieur de La Barre lui-même s’abandonna aux délices de ces impressions nouvelles ; ils répétèrent longtemps, pour la seule joie de les dire et de les entendre, ces noms de père et de fils, tant désirés secrètement l’un par l’autre.

— Ô mon père, dit enfin le jeune homme, pourquoi ne me l’avoir pas dit plus tôt ?… Vous attendiez sans doute que je fusse digne d’être votre fils ; mais le suis-je ? Aujourd’hui surtout… Ah ! j’aurai maintenant le courage de vivre !

— Maintenant tu seras heureux, dit vivement monsieur de La Barre, et j’aurais dû plutôt faire cesser tes chagrins. J’ai poussé trop loin une résolution que je croyais bonne, et je dois m’excuser de l’avoir fait tant souffrir. Écoute, voici mes raisons :

— Tu sais que la famille de La Barre des Vreux était autrefois souveraine de ce pays. Un de mes ancêtres commença de se ruiner à la cour sous Louis XIV, ses fils l’imitèrent sous Louis XV. Il restait cependant encore près d’un million de fortune à mon aïeul quand il émigra. La Révolution confisqua tout, sauf le château, qui ne put être vendu. Au retour de l’émigration, nous retrouvâmes un logement et ce fut tout, en y ajoutant le bois de chauffage du parc et le blé de deux maigres champs. Mon aïeul avait une pension ; ma mère, quelques milliers de francs. Cela nous permit de vivre, dans le sens le plus étroit du mot pour des gens qui comptaient au nombre de leurs besoins les plus impérieux celui de commander, et parmi leurs obligations les plus sacrées, celle de ne point travailler de leurs mains. Si mon père, mon frère et moi, nous eussions nous-mêmes labouré nos champs et cultivé nos jardins, émondé nous-mêmes les arbres du parc, si ma mère et mes sœurs eussent pu consentir à s’occuper d’une basse-cour, à avoir vache, porc et chèvre, nous eussions vécu dans l’aisance. Mais on ne songeait qu’à regretter de n’avoir ni maître d’hôtel, ni valet de chambre, ni laquais, et ce n’était qu’à force d’activité et de dévouement que notre unique bonne suffisait au service de six personnes pleines d’exigences, qui pour rien au monde ne se fussent servies elles-mêmes. Je te vois étonné, Joseph, bien que tu aies entendu parler de ces choses ; cet étonnement qui t’a causé d’autres souffrances est une grande force ; quoi qu’elle t’ait coûté, réjouis-toi de l’avoir.

Il ne manquait pas autour de nous de misérables ; je voyais les enfants des Vreux courir les pieds nus dans la boue. Cependant ils riaient. Moi je ne pouvais pas. Nous vivions enveloppés dans le linceul de notre fortune passée ; chacune de nos heures avait ses impressions de regret et de souffrance ; nous ne sentions la vie que par les privations, et la plus amère de toute était celle du respect, ou plutôt de la servilité des autres ; car un salut ordinaire, celui qui s’échange entre égaux, nous offensait. Quand un paysan avait passé près de monsieur le baron sans ôter son chapeau, nous voyions rentrer mon père dans un état d’exaspération et de souffrance impossible à dire. Il se croyait au-dessus des autres, et un geste, l’absence d’un geste, de leur part, le bouleversait.

Ce n’est que plus tard, par la réflexion, que j’ai compris l’admirable dévouement de notre servante. Cette fille, malgré ses façons de respect, avait pour nous une profonde pitié ; elle nous aimait et nous soignait en infirmes.

J’ai d’abord détesté la Révolution ; il n’en pouvait guère être différemment avec mon éducation. Elle n’était pour moi, comme elle peut et dont l’être d’ailleurs, aux yeux des légitimistes, qu’une usurpation brutale, un simple changement de règne. Un jour, en lisant la prise de la Bastille, dans un livre révolutionnaire égaré chez le curé du village, — le cœur me battit d’une étrange façon. C’était le sentiment de la liberté humaine (dont l’orgueil n’est qu’une déviation) qui s’éveillait en moi.

Dès lors je fus ébranlé ; mais quoi ? je ne pouvais comprendre : si la Révolution française était venue délivrer le pauvre et l’opprimé, qu’étaient donc ces enfants nus et sans instruction, ces infirmes, ces mendiants, ces vagabonds, ces travailleurs hâves et exténués, tout ce peuple misérable qui, s’il passait insolent devant notre pauvreté, se courbait toujours devant riche et dépendait de lui pour sa triste vie, comme nos vassaux autrefois ? Il se passa bien des années avant que je pusse démêler l’énigme des tâtonnements de l’humanité aux prises avec la réalisation d’une idée, comprendre ces ténèbres après l’éclair. Nous sommes actuellement fourvoyés dans une impasse dont nous ne sommes pas éloignés peut-être de toucher le fond, et d’où il nous faudra sortir, sanglants et meurtris, pour reprendre le grand chemin. En attendant, nous nous heurtons dans l’ombre et nous vivons d’illogisme et de contradictions.

Le métier des armes, étant le seul qu’un noble puisse prendre sans déroger, nous fut imposé, à mon frère et à moi. Aucun n’était plus en contradiction avec mes goûts ; j’adorais l’étude et détestais la brutalité. Garde du corps à dix-huit ans, en 1823, je fus licencié par la révolution de 1830, en raison de laquelle mon frère, plus âgé que moi de dix ans, capitaine et marié, donna sa démission. Nous nous retrouvâmes huit au château, dont un enfant, qu’on appelait dans ses langes monsieur le chevalier, et qui n’était que l’héritier de notre misère. À cette époque, mes sœurs avaient, l’une vingt-quatre, l’autre vingt-huit ans ; c’étaient deux admirables filles, bonnes et tendres malgré leur orgueil de race, faites pour être mères, pour aimer et pour donner le bonheur. Elles se mouraient d’ennui et de misère.

Je les vis prendre le voile ; je vis tomber leur belle chevelure, et ces malheureuses entrer vivantes dans la tombe, parce que l’orgueil leur défendait d’épouser un homme qui ne fût pas de leur rang, et de goûter les joies d’une humble fermière. Pour ne pas être à charge aux miens, je me fis soldat, et ce fut là que je devins épris de liberté, d’égalité, de moralité humaine, à force de voir l’homme avili et tyrannisé. Le lendemain du jour, en 1839, où l’on nous fit charger des citoyens qui réclamaient la liberté, je me retirai du service. Mon père était mort depuis longtemps d’amertumes accumulées ; ma mère, également ; et ma belle-sœur se mourait. Quelle noble nature et quelle charmante femme ! Elle était musicienne inspirée, et j’ai là son piano, meuble le plus cher de mes souvenirs. Mais elle aussi ne pouvait supporter cette vie étroite et mesquine, cette pauvreté cruelle qui la blessait à chaque instant du jour. Elle mourut. Je proposai vainement à mon frère de changer radicalement de vie et d’élever mon neveu pour le travail. Il me traita de fou. Pour l’enfant, d’ailleurs, c’était trop tard ; il avait déjà toutes les folies de sa race à jamais empreintes dans le cerveau. Il est mort en défendant de son épée le siége même de la tyrannie. Je suis resté seul de tous, et je me jurai de rester seul, afin de ne pas continuer cette race de martyrs.

Pas plus avec une fille bourgeoise qu’avec une fille noble, je n’aurais pu vivre simplement, en homme, travailler de mes mains, et élever mes enfants à l’abri de tout orgueil. Le virus a passé d’une race dans l’autre, et l’effet principal de la révolution humanitaire a été de l’infuser dans les plus humbles veines, tout prêt à se développer, au moindre souffle de la fortune.

Je restai donc seul, avec mes livres et mon jardin, que je faisais moi-même, au scandale des travailleurs du voisinage, qui en rougissaient pour moi. Ma vieille bonne seule me disait : « Monsieur le baron fait bien ! » Tous deux, à force d’industrie, nous trouvions moyen de donner un peu, dans nos entours, aux enfants et aux malades. On venait à nous dans le malheur avec plus de confiance qu’on n’allait aux riches. Nous eûmes un jour le cœur navré par le malheur d’une veuve, restée seule avec deux enfants, et qui ne possédait pas même un toit pour s’abriter. Assez délicate, elle se tuait de travail et manquait de nourriture. Ma vieille servante prit les enfants au château, nous partageâmes notre pain ; je fis venir la mère pour m’aider au jardin quand elle n’avait pas de journées, et nous la nourrissions de notre mieux. C’était une femme d’un caractère droit, élevé, d’un sentiment profond, qui peu à peu conquit mon admiration et mon respect. Nous causions ensemble, tout en travaillant ; elle ne savait rien, et cependant je lui faisais tout comprendre. Belle encore malgré ses épreuves, elle avait un charme plus touchant. Je l’aimai sincèrement, elle m’aima, et son dévouement pour moi alla jusqu’à supporter la honte qu’on inflige surtout à la femme, parce que c’est elle qui, s’exposant le plus, la mérite le moins.

Tu me croiras, Joseph, quand je te dirai que si alors je n’épousai pas ta mère, ce ne fut pas un préjugé qui m’en empêcha. Je le lui dis, et elle accepta ma pensée : pour le bonheur de cet enfant, n’en faisons pas un baron, mais un homme. Si je lui transmettais mon nom et mon titre, malgré nous, l’influence de l’opinion publique le gagnerait comme une gangrène, et orgueilleux, il serait misérable. Tandis que pauvre et sans nom, il prendra possession de deux richesses que nous pouvons lui donner : le travail et l’instruction. Ayant à lutter contre les préjugés de naissance, il ne les méprisera que mieux.

Je croyais en effet, Joseph, j’espérais t’inspirer la force de n’en pas souffrir ; c’était une dure loi, va, que je m’imposais de ne pas t’appeler mon fils et de me laisser frapper cent fois le jour de ce nom de Monsieur, si blessant pour moi dans ta bouche, quelque tendre que fût l’accent avec lequel tu le prononçais. J’espérais voir Lucette t’épouser malgré l’opinion ; cette protestation m’eût semblé belle et digne d’être achetée par quelques souffrances….

— Ah ! mon père, interrompit le jeune homme, elle l’eût fait, s’il ne se fût agi que du monde ; mais il s’agit de ses affections, et non-seulement je ne puis vaincre sa résistance, mais j’ose peine l’essayer, car je voudrais la combler de bonheur et non pas exiger d’elle des sacrifices !

— Je ne te fais pas de reproches, mon enfant, je me justifie ; car en songeant que je t’ai laissé souffrir, c’est moi que j’accuse, je ne cherche pas d’autre coupable.

Ils s’embrassèrent de nouveau, et cette longue nuit d’hiver passa, comme une heure, dans la joie de leurs épanchements.

Le lendemain, une étrange nouvelle commença de circuler dans le pays.

— Que dites-vous ?

— Ce n’est pas possible !

— Non, bien sûr, ça serait trop drôle !

— Puisque c’est le secrétaire de la mairie qui l’a dit à Caillaux et à bien d’autres. Pas plus tôt que le chevalier est sorti de lui faire inscrire qu’il voulait se marier avec Marie Cardan, il a couru comme un fou le dire à quelqu’un, et, rencontrant Caillaux à la porte, c’est celui-ci qui l’a su le premier. À présent, c’est l’histoire de tout Bruneray.

— En vérité, c’est à faire tomber des nues : un baron de La Barre épouser sa servante, une paysanne !

— Il y a longtemps qu’il la traitait en dame, que ça faisait rire tout le monde.

— Marie Cardan, baronne ! Ah ! ah ! ah ! ah !

— Après tout, c’est encore un drôle de baron, puisqu’il fait ses terres lui-même.

— Vous voyez qu’on avait raison d’en jaser.

— Mais pourquoi se marier à présent, puisqu’il ne l’a pas fait plus tôt ?

Nul ne reçut cette nouvelle avec plus d’incrédulité d’abord que madame Cardonnel. Elle commença par se fâcher contre ceux qui la répandaient ; mais, quand elle ne put plus douter que ce fut vrai, l’indignation la prit, et elle s’emporta contre monsieur de La Barre.

— Était-il possible ? Se déshonorer ainsi ! Un homme de cet esprit ! Ah ! l’esprit est une belle chose, mais le sens commun vaut mieux, et madame Cardonnel s’en applaudissait.

Émilie ne fut pas moins courroucée ; elle en pleura de chagrin.

Monsieur de La Barre laissa passer tous ces commentaires. S’en occupa-t-il seulement ? Il ne vit pendant les dix jours réglementaires que ses jeunes amis de la Bauderie : Roger, qui s’y rencontrait souvent, et monsieur Grudal, qui vint le féliciter.

Ces deux amis furent les témoins de monsieur de La Barre, et, du côté de Marie, deux de ses parents, paysans. Gabriel, sa femme et Joseph, seuls, outre les témoins, assistèrent au mariage, qui se fit de grand matin pour éviter les badauds. Il n’y en eut pas moins un grand nombre, et un vif tressaillement dans toute l’assistance quand, par l’acte de mariage, Joseph fut reconnu fils légitime des deux époux.

En revenant à la Cerisaie, monsieur de La Barre prit le bras de Joseph.

— Mon fils, lui dit-il, je viens de te donner un nom qui, pour tous les miens, à été un héritage de folie et de malheur. Pour ton bonheur et le bonheur de celle que tu aimes, nous avons cédé au préjugé ; promets-moi que c’est la seule concession que tu lui feras.

— Cher père, dit Joseph, mon éducation m’a fait paysan, comme je le suis d’ailleurs par ma mère. Vos enseignements m’ont fait homme de raison, et tel je resterai, je vous jure. Pour moi, désormais, l’amour-propre, comme l’honnêteté, sont placés dans le travail.

Un ou deux jours après, quand la nouvelle de la légitimation de Joseph fut bien répandue, monsieur de La Barre, accompagné de Joseph et de Roger, entra chez monsieur Renaud. Le bonhomme n’était pas au magasin, et la petite fille qui le servait dut l’aller chercher.

— Annoncez monsieur le baron de La Barre des Vreux ! dit le gentilhomme avec emphase.

La petite fille, qui ne connaissait le baron que sous le nom du chevalier, qui lui restait dans le pays, ouvrit de grands yeux et partit tout effarée. Monsieur Renaud arriva bientôt.

— Monsieur, dit le baron, le chapeau à la main, moi, Jacques de La Barre, baron des Vreux, j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle Lucette Renaud, votre fille, pour mon fils, monsieur le chevalier Joseph de La Barre des Vreux !

— Oui, monsieur le baron, oui, certainement, dit le boutiquier suffoqué ; je vous l’accorde et vous remercie de l’honneur… et je suis heureux que votre fils…

— Il va vous remercier lui-même ; le voici, monsieur, dit monsieur de La Barre en prenant par la main Joseph qui se trouvait derrière lui. — Et c’est le même ! ajouta-t-il avec une ironie profonde, que monsieur Renaud ne saisit pas, occupé qu’il était à embrasser tendrement et à traiter de gendre ce bâtard de la veille, objet de ses mépris.

Le soir, on s’embrassait, en pleurant de joie, à la Bauderie ; parfois seulement une larme de chagrin venait se mêler aux autres dans les yeux de Régine et de Lucette, et elles murmuraient : « Si elle était là ! »

Le mariage des deux sœurs eut lieu le même jour, et tout finit par si bien s’arranger que madame Cardonnel disait à son mari ce soir-là :

— Eh bien ! Roger n’est pas après tout si mal apparenté d’un côté par son beau-frère, avec les La Roche-Brisson : de l’autre, par madame Lucette de La Barre, à la grande famille des barons de La Barre des Vreux. Ces Renaud ont joliment fait leur chemin.

— Hum ! répondit l’honnête bourgeois, — et ce mot signifie simplement bourgeois non capitaliste ; car les Cardonnel sont de bonne famille, Dieu merci ! — Hum ! il n’y a dans tout cela qu’Adalbert qui fasse figure dans le monde. Ah ! c’est une grande illusion que j’ai eue de croire mon fils capable d’arriver à tout. Dans ce monde tel qu’il est fait, il n’y a de placé que pour un petit nombre, et ce sont les enragés seuls qui réussissent.

Et l’ancien notaire se coucha en soupirant, mais avec la satisfaction toutefois d’avoir dit ce soir-là une grande vérité, ce qui ne lui arrivait pas tous les jours.



ÉPILOGUE.

LE PATRIOTISME DES AIGLES ET DES VAUTOURS.

Tous nos amis sont heureux par les affections domestiques ; mais quelques-uns payent leur indépendance d’opinion, leur amour du juste, par une vie extérieure difficile et combattue. Gabriel qui, pour ne pas abandonner les siens, s’est fait forgeron et maréchal-ferrant à Bruneray, est en butte aux tracasseries de la municipalité, et voit peu de clients recourir à ses fers démagogiques. Roger, poursuivi par la haine des Jacot, et la jalousie des Nauthonier, signalé aux gens des campagnes comme un homme dangereux, ne reçoit guère dans son étude que des démocrates et des indépendants, clientèle peu riche et peu nombreuse ; la Bauderie, où il se rend tous les soirs et passe chaque semaine un heureux dimanche, et que Joseph et Lucette dirigent en commun avec Régine, est le revenu le plus sérieux du jeune ménage. Régine et Lucette ont chacune aujourd’hui deux beaux enfants, dont les aînés, un fils et une fille vont déjà souvent, de leurs petites jambes, à la Cerisaie, voir grand-papa qui leur rend leurs visites avec usure. Monsieur et madame Grudal, qui n’ont pas d’enfants, ont adopté un des orphelins de Paris.

Ce n’est pas sans de grandes douleurs qu’ils ont traversé et qu’ils supportent encore ces temps d’épreuves, et les malheurs de la patrie les ont trouvés prêts à lutter contre tous ses ennemis. Comme ces faits concernent d’autres personnages de cette histoire et lui donnent sa moralité, il n’est peut-être pas inutile de les rapporter.

— Août 1870 ! Wissembourg ! Forbach ! Reichshoffen ! Ces coups terribles ont frappé la France au cœur de tous ses enfants. Et tout ce qui n’est pas corrompu par la jouissance ou énervé par la misère, de ceux-ci, malgré tout, un grand nombre s’agitent. Ceci n’est point une chose à rester inactif. La patrie toute entière est à chacun de nous. Quel est l’homme, l’être humain digne de ce nom qui se croise les bras devant un meurtre ? Et comment le nommer, si ceux qu’on tue sont les siens ? Quel est celui qui se cache, tandis qu’on envahit sa maison ?

Le 7, un dimanche lugubre et pluvieux, comme à Paris, comme dans toutes les villes, comme dans tous les villages de France, une foule considérable est rassemblée sur la place principale de Bruneray. On sait par le train les nouvelles terribles, que la mairie cependant n’a point encore données, bien qu’elle ait publié la grrrrande victoire de Saarbruck, et la balle de petit Louis. Pourquoi ? — Le maire est monsieur Jacot, le premier adjoint est Adalbert. Quelques-uns crient :

— Il faut demander le maire. Qu’il parte ! Nous voulons savoir la vérité !

La vérité ? Ô peuple naïf ! tu ne sais pas assez lire.

Roger Cardonnel, Jacques et Joseph de La Barre, Louis Grudal, Gabriel Cardon, sont là, causant dans les groupes et conseillant l’armement général, car la frontière est franchie, et celle qui maintenant seule peut arrêter l’ennemi, ce sont les poitrines des citoyens. Il faut se se hâter ! L’armée envahissante, elle, toute préparée, avance…

— Le maire ! crie-t-on, le maire !

— Hélas ! dit Roger, s’il leur faut encore le maire, ils ne feront rien.

— Pourtant, monsieur, dit un petit bourgeois, qui l’entend, on ne peut pas agir sans les autorités.

— Quand on ne peut pas agir sans les autorités, c’est qu’on n’agit pas, répond Roger. Vous avez lu, monsieur, l’histoire de France ? Avez-vous vu que pour prendre la Bastille, on soit allé chercher les autorités ?

— Mais, monsieur, ce n’est pas légal.

— Je vous demande pardon ; la première légalité, en ce temps-ci comme toujours, mais reconnue enfin, sinon pratiquée, c’est le droit naturel du citoyen à défendre ses droits attaqués et sa patrie, qui les comprend tous.

Le petit bourgeois, scandalisé mais pas fort à la riposte, s’en va dans un autre groupe dire :

— Ce Cardonnel est un révolutionnaire endiablé !

Beaucoup se retournent et regardent avec défiance le jeune notaire, et monsieur Bourzade, l’enrichi, ajoute avec un regard de travers :

— Ce n’est pas le moment de faire du trouble !

— Le voilà !

— Le voilà !

— C’est le maire !

Monsieur Jacot s’avance, suivi d’Adalbert ; il a son écharpe tricolore et monte sur les marches du cadran solaire qui orne la place.

Messieurs, un revers a attristé nos armes. Grâce au génie militaire de l’empereur, à la vaillance de nos généraux et à la sollicitude de l’intendance, tout porte à croire qu’il sera bientôt réparé. La France, en ce moment, a besoin du plus grand calme pour conjurer la fortune contraire. Continuons de nous en remettre avec confiance au pouvoir titulaire qui jusqu’ici a su nous guider dans des voies prospères. Aujourd’hui, tout perturbateur de l’ordre serait deux fois criminel.

La foule resta indécise un moment sous la douche de cette prose blafarde ; puis, comme un affamé à qui l’on offrirait un verre d’eau tiède, elle s’écria :

— Des nouvelles des nouvelles ! Donnez-nous des nouvelles !

— Elles seront affichées tout à l’heure, reprit monsieur Jacot, L’armée de Mac-Mahon se retire en bon ordre !

— Ça n’est pas vrai ! cria de la foule une voix.

Le visage et les gestes de monsieur Jacot exprimèrent la majesté d’un Jupiter offensé.

— Si l’on m’insulte, dit-il, je n’ai plus rien à dire.

Et il descendit. La foule murmura contre l’interrupteur, et ceux près desquels il se trouvait le bousculèrent. Mais il s’arracha de leurs mains ; et, montant à son tour sur les marches quittées par monsieur Jacot :

— Citoyens dit-il.

— C’est un révolutionnaire, grognèrent les gros bonnets et conservateurs de Bruneray.

— J’ai dit que ce n’est pas vrai, parce que j’en viens. J’ai vu, citoyens, la lamentable déroute de notre armée, remplissant à la débandade les routes et les chemins, sans vivres, mourant de faim, beaucoup jetant les armes pour aller plus vite, et tous, les plus braves comme les autres, découragés, parce qu’ils n’ont pas confiance aux généraux qui les commandent, et qui se sont fait battre, les uns comme des écervelés, les autres comme des officiers de salon. Citoyens, je viens de l’Alsace, et j’aurais pu vous dire, il y huit jours, ce qui arrive aujourd’hui ; car rien n’était prêt. Vos soldats étaient déjà malades, faute de vivres, de baraquements, de tout ; ce ne sont pas seulement les boutons de guêtres qui manquent, c’est l’équipement, ce sont les soldats eux-mêmes. Les régiments sont à la moitié de leur effectif ; partout se montrent les résultats des dilapidations les plus monstrueuses, non-seulement notre armée est vaincue, mais elle ne peut pas vaincre, et la France est perdue sans le — courage et l’initiative de ses citoyens…

L’orateur ne put continuer. Les mains de deux gendarmes s’abattirent sur ses épaules, et il fut contraint de descendre. Suivi de Joseph, de Gabriel et de beaucoup d’autres, que venaient de surexciter les nouvelles données par ce témoin, Roger s’était élancé au secours de celui qu’on arrêtait si brutalement et qui n’était autre que le commis voyageur Alcide Gaudron…

— Pourquoi arrêtez-vous monsieur ? dit-il aux gendarmes. Je le connais : c’est un de mes amis.

— Nous exécutons les ordres de monsieur l’adjoint, dirent-ils, et Roger rencontra sous son regard, à quelque distance, le sourire faux d’Adalbert.

— Mon cher, je viens de chez vous, dit Alcide Gaudron, et je vous cherchais. Je me suis détourné pour vous parler, car, je le répète, la France est perdue, si les hommes de cœur…

— Je réponds de monsieur ! s’écria Roger, en regardant Adalbert.

— Vous pouvez vous tromper ; en tout cas, il faut qu’il soit interrogé.

— C’est un attentat à la liberté individuelle !

Adalbert, pour toute réponse, se mit à rire.

— Parbleu ! dit à Roger monsieur de La Barre, l’Empire vit-il d’autre chose ? Que voulez-vous que fassent, à monsieur l’adjoint, de pareilles raisons ?

Ils durent, pour le moment, laisser emmener Alcide Gaudron, tandis que d’un ton mystérieux, fait pour impressionner les esprits crédules, Adalbert expliquait à la foule les motifs de l’arrestation.

— Nous avons, messieurs, des raisons de croire que la personne qui vient de vous parler est un agent prussien déguisé. Vous n’ignorez pas que les Prussiens parlent admirablement le français.

La foule, d’abord indignée de l’arrestation de Gaudron. applaudit jusqu’au moment où Roger vint déclarer que le prétendu agent prussien n’était autre qu’un de ses amis, commis voyageur et natif de Langres. Alors la foule réclama sa liberté, et, quand Roger proposa d’aller la demander aux autorités, en même temps que des armes pour défendre la patrie, on le suivit avec enthousiasme.

Ce fut à peine si monsieur Jacot de la Rive, maire de Bruneray, par la grâce de l’empereur, consentit à recevoir messieurs de La Barre, Grudal et Cardonnel, chargés de lui adresser ces deux requêtes ; il leur reprocha de fomenter le désordre, et refusa tout, disant qu’il attendait des ordres de Paris, qu’il délibérerait avec ses adjoints sur la situation, et qu’il ferait connaître sa décision le lendemain.

— Ces bouffons parodient Louis XIV, dit monsieur de La Barre en sortant. Ma foi ! fais ce que dois, advienne que pourra.

Et, s’arrêtant sur le perron, il s’adressa à la foule :

— Citoyens ! vous êtes patriotes ! vous ne pouvez pas ne pas l’être ; car la patrie, c’est tout ce qui est doux et cher à l’homme : affections, intérêts, joies, travail ; c’est votre mère, c’est votre champ, ce sont vos enfants, c’est votre propre vie. Il y a longtemps, mes amis, qu’un homme vous a dit, en vous effrayant de dangers imaginaires, de partageux qui n’existent pas. « Donnez-moi le pouvoir et beaucoup de millions, et je vous garantis la paix, le travail, la sécurité. » Vous avez topé au marché croyant bien faire. Vous avez donné à cet homme, depuis vingt ans, de quoi nourrir cent mille pauvres familles de braves gens, et lui, assisté d’une bande de viveurs et de sacripants, a pillé et volé la France, qu’il avait promis de protéger contre le pillage. Aujourd’hui qu’au lieu de la paix, il vous a donné la guerre, l’armée, rongée par ces voleurs, ne peut nous défendre, et les vrais pillards, les vrais partageux, nous les avons : c’est le Prussien d’un côté, nos administrateurs de l’autre. Ceux-ci vous feront des promesses et des mensonges, mais ils ne feront rien pour la défense ; car ils ne veulent pas armer le peuple, de peur de perdre leur pouvoir. Ils ont bien moins peur de l’ennemi que du citoyen ; ils savent que le pauvre seul sera égorgé, foulé, maltraité, que lui seul payera la rançon, dont ils sauront bien-détourner sur lui tout le fardeau. Ils vous diront cette parole d’infamie : « N’irritons pas le vainqueur, » et ceux qui voudrait secouer leur joug ignoble et défendre la patrie, ils les traiteront, comme tout à l’heure, de Prussiens.

Citoyens, j’ai soixante ans, mais je suis fort et résolu, j’ai été soldat. Que tous ceux qui veulent combattre viennent avec moi. Il ne faut pas attendre les autres, mais que tous le pays se lève à la fois. Nous avons beaucoup à faire : guerroyer en partisans, fortifier nos villes et les défendre ; couper les voies, les routes, faire sauter les ponts, brûler nos récoltes plutôt que de les laisser aux Prussiens ; retarder, par tous les moyens, la marche de l’ennemi, et faire qu’il ne trouve partout que la famine et la mort. Dans ces conditions, l’invasion sera bientôt arrêtée : mais le peuple seul peut agir ainsi ; la race des exploiteurs et des jouisseurs qui nous gouverne ignore l’enthousiasme et n’a d’amour que pour l’or, elle ne sait que piller et se vendre. Malheur à notre patrie, si elle reste plus longtemps entre ses mains ! Citoyens, c’est à nous seuls de nous sauver ! Aux armes ! pour la patrie, pour nos biens, pour nos familles, pour la liberté ! Cette population, en grande partie ouvrière, et beaucoup aussi de gens de campagnes, cédant à ce noble appel, applaudirent. On entoura monsieur de La Barre et plusieurs lui demandèrent d’être leur capitaine. D’autres cependant coururent se renfermer dans leurs maisons, disant avec épouvante : « On veut renverser le gouvernement ! »

Au grand étonnement des amis du chevalier, il ne fut pas arrêté sur-le-champ ; on put se réunir, s’entendre. On commença de se préparer à la résistance et des émissaires furent envoyés dans toutes les communes du canton pour concerter avec elles les mesures à prendre. Mais comme messieurs de La Barre père et fils quittaient Bruneray dans la nuit pour retourner chez eux, ils furent enlevés sans bruit et mis en prison. Roger, Louis Grudal, Gabriel et d’autres le furent de même. Et quand les habitants de Bruneray s’éveillèrent, et qu’au lieu de remplir, comme à l’ordinaire, les ateliers, le peuple afflua sur la place, il y vit rangée en bon ordre une troupe de soldats, armés de chassepots et la baïonnette au bout du fusil. La foule regarda, stupéfaite, mais sans comprendre, comme nos petits-fils, il faut l’espérer, le comprendront, la monstruosité de cet appareil militaire à l’intérieur dans une patrie envahie par une armée étrangère.

On apprit en même temps les arrestations, le départ des prisonniers pour Chaumont, et l’adjoint Adalbert vint lire une proclamation du maire qui adjurait la population fidèle et laborieuse de Bruneray de détourner l’oreille des funestes conseils que lui donnaient des gens volontairement ou non alliés à l’étranger, et de reprendre paisiblement son travail en mettant toute confiance dans ceux qui s’étaient chargés des destinées de la France. La proclamation se terminait par la grande nouvelle qu’une armée française avait envahi la Bavière.

Les foules sont aussi mobiles que l’individu lui-même est encore ignorant. La population de la petite ville, désarmée ; privée de ses chefs, passa de l’enthousiasme aux conseils de la prudence et aux facilités de l’espoir passif. Elle pouvait d’ailleurs aussi bien croire aux mensonges de Palikao, répétés par Adalbert, que le corps législatif lui-même. Tout se calma donc, et l’œuvre d’énervement que poursuivaient en même temps par toute la France les agents de l’Empire, aplanit partout les chemins de l’ennemi et lui livra sans résistance la patrie passive et désarmée.

Le 4 septembre délivra monsieur de La Barre et ses amis. Mais déjà l’invasion débordait sur la Champagne. Il n’était plus possible d’y organiser la résistance. Gabriel et Joseph, monsieur Grudal, voulurent aller défendre Paris.

— Faites votre devoir ! dirent à leurs maris Lucette et Marianne.

Et madame Grudal dit au sien :

— Je te suivrai.

Il fallut retenir le vieux monsieur Cardonnel, qui, lui aussi, parlait en pleurant d’aller sous Paris défendre la patrie ; de toutes parts, le patriotisme comprimé faisait explosion, et si l’on eût su, à cette époque, le guider et l’organiser, on eût obtenu de grandes choses. Mais, à peu d’exceptions près, tout resta dans les mêmes mains, et l’initiative populaire, trop indécise et trop abattue par tant de règnes oppresseurs et corrupteurs, fut bientôt découragée sans retour.

Quant à Roger, il restait pensif depuis qu’il avait lu dans les journaux la nomination de Fabien Grousselle et celle de bien d’autres qu’il avait connus.

— Mon ami, dit-il à monsieur de La Barre, le système n’a point changé ; les hommes eux-mêmes ont été presque partout conservés, et je ne vois aucune garantie pour que nous avions cessé d’être la proie d’intrigues secrètes et d’intérêts ambitieux. Le peuple est né, mais il vagit encore, et ses tuteurs sauront retarder sa croissance. La bourgeoisie est patriote ; mais aveuglée par une fausse conception de ses intérêts, elle reste le jouet des intrigants, qui l’effrayent et la dupent de leurs mensonges. Tout reste indécis, trouble et fatal. Nous sommes toujours aux mains de la monarchie, et, par haine de la République, il faudra que la France périsse. Dans cette confusion, je ne vois aucun jour pour de franches résolutions, pour de grands efforts, pour un enthousiasme heureux. Le péril est ici comme partout, et pendant l’occupation nos femmes et nos enfants ne peuvent demeurer seuls. Je reste.

— Je crois que vous avez raison, dit monsieur de La Barre ; nous resterons deux.

Quand monsieur et madame Grudal, Joseph et Gabriel arrivèrent aux portes de Paris, ils furent longtemps arrêtés par le flot de gens qui en sortaient le long de l’étroit passage laissé par les travaux de défense. Devant eux, défila une suite interminable de voiture de maître, pesamment chargées de bagages, et remplies de gens qui avaient dans les yeux la hâte et l’effroi. Le beau monde fuyait la ville des plaisirs, qui allait se transformer en place de guerre, et laissait au pauvre peuple, aux petits bourgeois, le soin de défendre, aux prises avec la famine et la mort, ses riches hôtels, ses monuments de luxe et de fête.

Dans une berline de voyage, les Brunériens qui accouraient défendre Paris reconnurent monsieur et madame Trentin, et celle-ci, qui, la tête à la portière, semblait trouver le spectacle pittoresque plus que fâcheux, les salua en souriant. Ils purent enfin arriver jusqu’au pont-levis, où ils entendirent le bruit de vives altercations : c’étaient des fuyards qui se plaignaient avec angoisse qu’on les retardât. Ils firent irruption l’instant d’après ; Ernest de La Rive, monté sur un beau cheval, avec une valise derrière lui, se trouvait en tête. Gabriel prit sans façon la bride du cheval :

— Où allez-vous donc, monsieur Jacot ? Est-ce que vous fuyez quand nous arrivons ? Que diable ! vous êtes en âge de vous battre aussi.

Ernest, à cette apostrophe, devint livide.

— Mais non, monsieur Gabriel ; je vais seulement faire une excursion.

— En Suisse, n’est-ce pas ? Au moins vous auriez dû nous laisser votre cheval à manger !

Puis il lâcha le gandin avec mépris.

— Ah ! canaille, va ! dit-il ensuite, ça n’a que des boyaux, Pouah ! Et c’est ça qui nous a gouvernés pendant vingt ans !

— Pourvu, dit pensivement monsieur Grudal, qu’ils ne nous gouvernent pas encore !

La Salvadonica, 26 juillet 1874.


FIN DE LA GRANDE ILLUSION DES PETITS BOURGEOIS.
  1. Historique.
  2. Historique. Circulaire de monsieur de Montarby, général de brigade, promu depuis au commandement des divisions de la Drôme et de l’Ardèche.
  3. Dunoyer.