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La Grande Morale/Livre I/Chapitre 1

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LA GRANDE MORALE.


LIVRE I.


CHAPITRE PREMIER.

De la nature de la morale. Elle fait partie de la politique. — Il faut étudier la vertu surtout à un point de vue pratique, afin de la connaître et de l’acquérir. — Travaux antérieurs : Pythagore, Socrate, Platon ; défauts de leurs théories. L’auteur essaiera de les compléter. — Principes généraux sur le bien. La politique qui est le premier des arts, doit étudier le bien applicable à l’homme. De l’idée du bien. Du bien réel et commun dans les choses. — Rôle de la définition et de l’induction dans cette étude. — La politique et la morale n’ont point à s’occuper de l’idée absolue du bien : le bien est dans toutes les catégories, et chaque bien spécial est l’objet d’un art spécial. — Erreur de Socrate qui prenait la vertu pour une science.


§ 1. Notre intention étant de traiter ici des choses morales, la première recherche que nous ayons à faire, c'est de savoir précisément de quelle science la morale fait partie. Pour le dire en peu de mots, la morale, à mon avis, ne peut faire partie que de la politique. Il n'y a pas moyen en politique de faire quoi que ce soit sans d'abord être doué de certaines qualités ; et je m'explique, sans être honnête. Mais être honnête, c'est posséder des vertus.

§ 2. Il faut donc, si l'on veut faire en politique quelque chose, être moralement vertueux.

§ 3. C'est là ce qui fait que l'étude de la morale paraît être une partie et le début même de la politique ; et je soutiens, non sans raison, que l'ensemble de toute cette étude devrait plutôt avoir la dénomination de politique que celle de morale.

§ 4. Il faut donc, je pense, traiter d'abord de la vertu, et montrer ce qu’elle est et comment elle se forme ; car il n’y aurait pas le moindre profit à savoir ce qu’est la vertu, si l’on ne connaissait pas aussi comment elle naît et par quels moyens on l’acquiert. On aurait tort de jamais l’étudier pour savoir seulement ce qu’elle est ; il faut l’étudier de plus pour savoir comment on se la procure ; car ici nous voulons tout à la fois, et savoir la chose, et nous y conformer nous-mêmes. Mais nous en serons tout à fait incapables si nous ignorons à quelle source on la puise, et comment elle peut se produire.

§ 5. D’ailleurs, c’est un point essentiel aussi de savoir ce qu’est la vertu, parce qu’il ne serait pas facile de connaître comment on la forme et on l’acquiert, si l’on ignorait sa nature, pas plus qu’une question de ce genre ne serait facile à résoudre dans toutes les autres sciences. Un second point non moins nécessaire, c’est de connaître ce que d’autres avant nous ont pu dire sur ce sujet.

§ 6. C’est Pythagore qui, le premier, a essayé d’étudier la vertu ; mais il n’a pas réussi, parce que, voulant rapporter les vertus aux nombres, il ne faisait pas une théorie spéciale des vertus ; et la justice, quoiqu’il en dise, n’est pas un nombre également égal, un nombre carré.

§ 7. Socrate, venu longtemps après lui, a beaucoup mieux et plus spécialement traité le sujet ; mais lui non plus n’a pas réussi fort bien. Des vertus il a voulu faire des sciences ; et il est absolument impossible que ce système soit vrai. Les sciences ne se forment jamais qu’avec l’aide de la raison ; et la raison est dans la partie intelligente de l’âme. Par suite, toutes les vertus se forment suivant Socrate, dans la partie raisonnable de notre âme. Ainsi, en faisant des vertus autant de sciences, il supprime la partie irraisonnable de l’âme ; et du même coup, il détruit dans l’homme la passion et le moral. Socrate n’a donc pas, sous ce rapport du moins, fort bien étudié les vertus.

§ 8. Après eux, Platon a fort justement divisé l’âme en deux parties, l’une qui est raisonnable, l’autre qui est sans raison ; et il attribue à chacune de ces parties les vertus qui lui sont réellement propres. Jusque-là c’est très bien ; mais plus tard il n’est plus dans le vrai. Il mêle l’étude de la vertu à son traité sur le bien, et en cela il a tort ; car ce n’est pas là certainement sa place. Il n’avait point, en parlant des êtres et de la vérité, à traiter de la vertu ; au fond, ces deux sujets n’ont rien de commun l’un avec l’autre.

§ 9. Voilà donc comment nos devanciers ont touché ces matières, et jusqu’à quel point ils sont allés. C’est continuer leur œuvre que d’exposer ce que nous avons nous-même à dire sur ce sujet.

§ 10. D’abord, il faut bien savoir que toute science, toute faculté exercée par l’homme a un but, et que ce but c’est le bien. Il n’y a ni science ni faculté qui ait le mal pour son objet. Si donc la fin de toutes les facultés humaines est bonne, il est incontestable que la meilleure fin appartiendra à la meilleure faculté. Mais c’est la faculté sociale et politique qui est la meilleure faculté dans l’homme ; et par conséquent, son but est aussi le bien par excellence. Nous avons donc, ce semble, à parler du bien. Mais ce n’est pas du bien pris d’une manière absolue ; c’est du bien qui s’applique spécialement à nous. Il ne s’agit pas ici du bien des Dieux ; et pour ce bien-là, c’est une tout autre étude, une tout autre recherche.

§ 11. Le bien dont il nous faut parler, c’est le bien au point de vue politique. Et d’abord, il est bon de faire une distinction. De quel bien entend-on parler ? car ce mot de bien n’est pas un terme simple. On appelle également bien ou ce qui est le meilleur dans chaque espèce de choses, et c’est en général ce qui est préférable par sa propre nature ; ou ce dont la participation fait que les autres choses sont bonnes, et c’est alors l’Idée du bien.

§ 12. Faut-il nous occuper de cette Idée du bien ? Ou devons-nous la négliger, et ne considérer que le bien qui se trouve réellement dans tout ce qui est bon ? Ce bien effectif et réel est très distinct de l’Idée du bien. L’Idée est quelque chose de séparé, et qui subsiste de soi isolément, tandis que le bien commun et réel, dont nous voulons parler, se trouve dans tout ce qui existe. Ce bien-là n'est pas du tout la même chose que cet autre bien qui est séparé des choses, attendu que ce qui est séparé et ce qui par sa nature subsiste de soi, ne peut jamais se trouver dans aucun des autres êtres.

§ 13. Faut-il donc nous occuper bien plutôt de l'étude de ce bien, qui se trouve et subsiste réellement dans les choses ? Et si nous ne pouvons pas le négliger, pourquoi devons-nous l'étudier? C'est que ce bien est commun aux choses, comme nous le prouvent la définition et l'induction. Ainsi, la définition qui vise à expliquer l'essence de chaque chose, nous dit d'une chose qu'elle est bonne, ou qu'elle est mauvaise, ou qu'elle est de telle autre façon. Or, ici la définition nous apprend que le bien, à le prendre d'une manière toute générale, est ce qui est désirable en soi, et par soi ; et le bien qui se trouve dans chacune des choses réelles est pareil à celui de la définition.

§ 14. Mais si la définition nous dit ce qu'est le bien, il n'y a pas une science, pas une faculté qui dise de son propre but que ce but est bon. C’est l’œuvre d’une autre science d’examiner cette question supérieure ; et par exemple, ni le médecin, ni l’architecte, ne nous disent que la santé ou la maison soient de bonnes choses ; ils se bornent à nous dire, celui-ci qu’il fait la santé et comment il l’a fait ; et celui-là, qu’il construit la maison et comment il la construit.

§ 15. Ceci nous montre encore bien nettement que ce n’est pas à la politique de nous expliquer le bien qui est commun à toutes choses ; car elle non plus n’est qu’une science comme toutes les autres ; et nous avons dit qu’il n’appartient à aucune science, ni à aucune faculté, de traiter du bien comme de sa fin propre. Ce n’est donc pas à la politique de parler de ce bien commun que nous fait comprendre la définition.

§ 16. Elle ne pourrait pas même traiter de ce bien commun que nous révèle le procédé de l’induction. Et pourquoi ? C’est que quand nous voulons indiquer spécialement un bien quelconque en particulier, nous pouvons le faire de deux façons. D’abord, en rappelant la définition générale, nous pouvons montrer que la même explication qui convient au bien en général, convient également à cette chose que nous voulons désigner spécialement comme bonne. En second lieu, nous pouvons prendre le procédé de l’induction ; et par exemple, si nous voulons démontrer que la grandeur d’âme est un bien, nous pouvons dire que la justice est un bien, que le courage est un bien, et en général que toutes les vertus sont des biens ; or, la grandeur d’âme est une vertu ; donc, la grandeur d’âme est un bien.

§ 17. On le voit donc, la science politique n’a pas davantage à s’occuper de ce bien commun que nous connaissons par induction, parce que les mêmes impossibilités, signalées plus haut, se représenteront pour celui-là, comme pour le bien commun donné par la définition ; car là aussi, la science arriverait à dire que son propre but est un bien. Donc, la politique doit traiter du bien le plus grand ; mais j’ajoute, du bien le plus grand par rapport à nous.

§ 18. En résumé, on peut voir sans peine qu’il n’appartient ni à une seule science, ni à une seule faculté de parler du bien dans sa totalité et en général. Et d’où vient cela ? C’est que le bien se retrouve dans toutes les catégories : dans la substance, dans la qualité, la quantité, le temps, la relation, le lieu, en un mot dans toutes sans exception.

§ 19. Mais quant au bien qui ne se rapporte qu’à un moment donné du temps, dans la médecine c’est le médecin seul qui le connaît ; dans l’art nautique, le nautonnier ; et dans chaque science, chaque savant. En effet, le médecin sait le moment où il faut amputer ; le nautonnier, le moment où il faut mettre à la voile. Chacun, dans chaque sphère, connaîtra le moment qui est bon pour ce qui le concerne. Mais le médecin ne saura pas le bon moment dans l’art nautique, pas plus que le marin ne saura le bon moment dans la médecine. Ce n’est donc pas non plus de cette façon qu’il faut parler du bien commun en général ; car le bien relatif an temps est un bien commun dans toutes les sciences.

§ 20. De même encore, le bien qui se rapporte à la catégorie de la relation et qui est aussi dans le reste des catégories, est commun à toutes. Mais il n’appartient ni à une seule science, ni à une seule faculté de traiter du bien relatif au temps qui se trouve dans chacune des catégories ; pas plus que la politique ne doit, encore, une fois, s’occuper du bien en général ; elle ne doit étudier que le bien réel et le meilleur des biens, mais le meilleur relativement à nous.

§ 21. J’ajoute que quand on veut démontrer quelque chose, il faut éviter de se servir d’exemples qui ne soient pas parfaitement clairs. Il faut des exemples évidents pour éclaircir des choses qui ne le sont pas ; il faut des exemples matériels et sensibles pour les choses de l’entendement ; car ces exemples sont bien plus nets ; et voilà pourquoi, quand on prétend expliquer le bien, il ne faut pas parler de l’Idée du bien.

§ 22. Cependant il y a des gens qui s’imaginent que, pour parler dignement du bien, c’est une obligation de parler d’abord de son Idée. Il faut, disent-ils, parler de ce bien qui est le bien par excellence ; or, comme c’est l’essence qui dans chaque genre a ce caractère éminent, ils en concluent que c’est l’Idée du bien qui est le bien suprême.

§ 23. Je ne nie pas que ce raisonnement n’ait du vrai. Mais la science, l’art politique dont il est ici question, ne regarde pas à ce bien là ; elle ne recherche, je le répète, que le bien relatif à nous. Comme aucune science, aucun art ne dit du but qu’il poursuit que ce but soit bon, la politique ne le dit pas davantage du sien ; aussi ne disserte-t-elle pas sur le bien qui ne se rapporte qu’à l’Idée.

§ 24. Mais peut-être dira-t-on qu’il est possible de partir de ce bien idéal comme d’un principe solide, et de traiter ensuite de chaque bien particulier. Je désapprouve même encore cette méthode, parce qu’il ne faut jamais prendre que des principes propres au sujet qu’on étudie. Et par exemple, il serait absurde pour démontrer qu’un triangle a ses trois angles égaux à deux droits, de partir de ce principe que l’âme est immortelle. Ce principe n’a rien à faire en géométrie, et un principe doit toujours être propre et enchaîné au sujet ; et dans l’exemple que je viens de prendre, on peut fort bien démontrer qu’un triangle a ses trois angles égaux à deux droits sans ce principe de l’immortalité de l’âme.

§ 25. Tout de même, on peut fort bien étudier les autres biens sans s’inquiéter du tout du bien qui ne se rapporte qu’à l’Idée, parce que l’Idée n’est pas le principe propre de ce bien spécial qu’on étudie.

§ 26. Socrate poursuivait également une chimère quand des vertus il faisait autant de sciences. Il avait beau soutenir cet autre principe que rien n’est fait en vain, il ne voyait pas que si les vertus sont des sciences comme il le dit, il en résulte nécessairement que les vertus sont parfaitement vaines. Et pourquoi ? C’est que pour toutes les sciences, du moment même qu’on sait d’une science ce qu’elle est, on y est savant et on la possède. Par exemple, si l’on sait ce que c’est que la médecine, du même coup aussi l’on est médecin ; et de même pour les autres sciences.

§ 27. Mais il n’y a rien de pareil pour les vertus ; et l’on a beau savoir ce qu’est la justice, on n’est pas juste pour cela sur le champ ; et de même pour tout le reste. Ainsi donc, les vertus seraient parfaitement vaines dans cette théorie ; et il faut dire qu’elles ne consistent pas uniquement dans la science.