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La Grande Morale/Livre I/Chapitre 10

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CHAPITRE X.

§ 1. Puisque nous parlons de la vertu, il est bon d’examiner, après ce qui précède, si la vertu peut ou ne peut pas s’acquérir ; ou bien, si comme le prétendait Socrate, il ne dépend pas de nous d’être bons ou mauvais : « Demandez, disait-il, à un homme quel qu’il soit s’il veut être bon ou méchant ; et vous verrez certainement qu’il n’est personne qui préfère jamais être vicieux. Faites la même épreuve pour le courage, pour la lâcheté, et pour toutes les autres vertus ; et vous aurez toujours le même résultat » .

§ 2. Socrate en concluait que s'il y a des méchants, ils ne sont évidemment méchants que malgré eux ; et, par suite aussi, il n'était pas moins évident pour lui que les hommes sont vertueux sans la moindre intervention de leur part.

§ 3. Ce système, quoiqu'en dise Socrate, n'est pas vrai. Et pourquoi donc alors le législateur défend-il de commettre de mauvaises actions, et ordonne-t-il d'en faire de bonnes et de vertueuses? Pourquoi impose-t-il des peines à celui qui commet des actions mauvaises, ou qui n'accomplit pas les bonnes qu'il commande ? Le législateur serait bien absurde de nous ordonner, dans ses lois, des choses qui ne dé pendraient pas de nous.

§ 4. Mais loin de là ; il est certain qu'il dépend des hommes d'être bons ou mauvais ; et, ce qui le prouve encore, ce sont les louanges et le mépris dont les actions humaines sont l'objet. La louange s'adresse à la vertu ; le mépris s'adresse au vice. Mais ni l'un ni l'autre ne pourraient s'appliquer à des actes involontaires. Donc évidemment à ce point de vue encore, il faut qu'il dépende de nous de faire le bien et de faire le mal.

§ 5. On a fait encore une espèce de comparaison pour prouver que l'homme n'est pas libre : « Pourquoi, dit-on, quand nous sommes malades, ou que nous sommes laids, ne nous blâme-t-on pas ? » Mais ceci est une erreur ; et nous blâmons vivement les gens, quand nous croyons que c'est eux-mêmes qui sont cause de leur maladie ou de leur laideur, parce que nous pensons que, même en cela, il y a quelque chose de volontaire. Mais le volontaire, la liberté s'applique surtout au vice et à la vertu.

§ 6. En voici une preuve encore plus frappante. Toute chose dans la nature est capable d'engendrer une substance pareille à ce qu'elle est elle-même. Témoins, les animaux et les végétaux, qui les uns et les autres sont capables de se . reproduire. Les choses se reproduisent, grâce à certains principes, comme l'arbre se reproduit de la graine qui en est le principe en quelque sorte. Mais ce qui vient des principes, et après eux, est aussi absolument de même ; et tels sont les principes, telles sont par suite les choses qui en sortent.

§ 7. On peut voir ceci encore plus clairement dans les choses de géométrie. Là, en effet, certains principes étant posés, les conséquences qui viennent des principes, sont. tout à fait comme les principes eux-mêmes. Et, par exemple, si les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, et ceux d'un carré égaux à quatre droits, du moment que les propriétés du triangle viendraient à changer, celles du quadrilatère changeraient du même coup. Car ce sont là des propositions qui sont réciproques ; et si le carré n'avait pas ses angles égaux à quatre angles droits, le triangle n'aurait pas non plus les siens égaux à deux.

§ 8. Ceci se répète également, et avec une similitude parfaite, pour ce qui regarde l'homme. L'homme aussi peut engendrer de la substance ; et c'est d'après certains principes et d'après certains actes qu'il fait, que l'homme peut produire les choses qu'il produit. Comment d'ailleurs en serait-il autrement? Aucun des êtres inanimés ne peut agir, au sens vrai de ce mot ; et même parmi les êtres animés aucun n'agit réellement, excepté l'homme. Donc, évidemment l'homme produit des actes d'un certain genre.

§ 9. Mais comme les actes de l'homme changent sans cesse sous nos yeux, et que nous ne faisons jamais identiquement les mêmes choses ; comme, d' un autre côté, les actes produits par nous le sont en vertu de certains principes, il est clair que, dès que les actes changent, les principes de ces actes changent aussi, comme nous le disions tout à l'heure dans cette comparaison empruntée de la géométrie.

§ 10. Or, le principe de l'action, bonne ou mauvaise, c'est la détermination, c'est la volonté, et tout ce qui, en nous, agit d'après la raison. Mais certainement, la raison, la volonté qui inspirent nos actes changent aussi, puisque nous changeons nos actes de notre pleine volonté. Donc, le principe et la détermination changent tout comme eux ; c'est-à-dire que ce changement est parfaitement volontaire. Donc évidemment enfin, il ne dépend que de nous d'être bons ou mauvais.

§ 11. « Mais, dira-t-on peut-être, puis qu'il ne dépend que de moi d'être bon, je serai, si je le veux, le meilleur des hommes » . Non ; cela n'est pas possible, comme on se l'imagine. Et pourquoi? C'est que cette perfection n'a pas lieu même pour le corps. On a beau vouloir soigner son corps, on n'aura pas pour cela le plus beau corps du monde. Car, non seulement il faut des soins assidus, mais il faut de plus que la nature nous ait donné un corps parfaitement beau et parfaitement sain. Avec des soins, le corps certainement sera beaucoup mieux ; mais il ne sera pas pour cela le mieux organisé entre tous les autres.

§12. Il faut admettre qu'il en est de même aussi pour l'âme. Pour être le plus vertueux des hommes, il ne suffira pas de vouloir, si la nature ne vous y aide pas ; mais, néanmoins, on en sera beaucoup meilleur, par suite de cette noble résolution.