La Grande Ombre/V
V
L’HOMME D’OUTRE-MER
Je n’étais point homme à rester assis et geignant près d’une cruche cassée.
Quand il n’y a pas moyen de la raccommoder, le rôle qui convient à un homme c’est de n’en plus parler.
Pendant des semaines j’eus le cœur endolori, et j’avoue qu’il l’est encore un peu, quand j’y pense, après tant d’années et un heureux mariage. Mais je me donnai l’air de prendre bravement la chose, et avant tout, je tins la promesse que j’avais faite le jour de la promenade sur la côte.
Je fus pour elle un frère, rien de plus.
Pourtant il m’arriva plus d’une fois de me sentir dans la nécessité de tirer durement sur le mors.
Même alors elle tournait autour de moi, avec ses façons câlines, ses histoires que Jim était bien rude avec elle, et combien elle avait été heureuse au temps où j’étais bien disposé pour elle.
Il lui fallait parler ainsi : elle avait cela dans le sang, et ne pouvait agir autrement.
Mais, presque tout le reste du temps, Jim et elle étaient fort heureux.
Dans tout le pays on disait que le mariage aurait lieu dès qu’il serait reçu docteur.
Alors il viendrait passer quatre nuits par semaine à West Inch avec nous.
Mes parents en étaient contents et je faisais de mon mieux pour être content de mon côté.
Il y eut peut-être un peu de froideur entre lui et moi dans les commencements.
Ce n’était plus de lui à moi cette vieille amitié de camarades d’école. Mais plus tard, quand la douleur fut passée, il me semble qu’il avait agi avec franchise, et que je n’avais pas de juste motif pour me plaindre de lui.
Nous étions donc restés amis, jusqu’à un certain point.
Il avait oublié toute sa colère contre elle. Il eût baisé l’empreinte laissée par ses souliers dans la boue.
Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, de longues promenades. C’est de l’une de ces courses que je me propose de vous parler.
Nous avions dépassé Brampton House et contourné le bouquet de pins qui abrite contre le vent de mer la maison du Major Elliott.
On était alors au printemps.
La saison était en avance, de sorte qu’à la fin d’avril les arbres étaient déjà bien en feuilles.
Il faisait aussi chaud qu’en un jour d’été.
Aussi fûmes-nous extrêmement surpris de voir un immense brasier grondant sur la pelouse qui s’étendait devant la porte du Major.
Il y avait là la moitié d’un pin, et les flammes jaillissaient jusqu’à la hauteur des fenêtres de la chambre à coucher.
Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, mais nous fûmes bien autrement stupéfaits de voir le major sortir, un grand pot d’un quart à la main, suivi de sa sœur, vieille dame qui dirigeait son ménage, de deux des bonnes, et toute la troupe gambader autour du feu.
C’était un homme très doux, tranquille, comme on le savait dans tout le pays, et voilà qu’il se prenait le rôle du vieux Nick à la danse du Sabbat, qu’il tournait en clopinant et brandissant sa pinte au-dessus de sa tête.
Nous arrivâmes au pas de course.
Il n’en mit que plus d’entrain à l’agiter, quand il nous vit approcher.
— La paix ! braillait-il ! Hourra ! mes enfants, la paix !
À ces mots, nous nous mîmes aussi à danser et chanter, car depuis si longtemps, que nous en avions perdu le souvenir, on ne parlait que de guerre.
On était excédé ; l’ombre avait plané si longtemps au-dessus de nous, que nous étions tout étonnés de sentir qu’elle avait disparu.
Vraiment c’était un peu trop fort à croire, mais le major dissipa nos doutes par son dédain.
— Mais oui, mais oui, c’est vrai, s’écria-t-il en s’arrêtant, et appuyant la main sur son côté. Les Alliés ont occupé Paris. Boney a jeté le manche après la cognée, et tous ses hommes jurent fidélité à Louis XVIII.
— Et l’Empereur ? demandai je, est-ce qu’on l’épargnera ?
— Il est question de l’envoyer à l’île d’Elbe, où il sera hors d’état de nuire. Mais ses officiers ! Il en est qui ne s’en tireront pas à aussi bon compte. Il a été commis pendant ces derniers vingt ans des actes qui n’ont point été oubliés, et il y a encore quelques vieux comptes à régler. Mais c’est la Paix ! la Paix.
Et il se remit à ses gambades, le pot en main, autour de son feu de joie.
Nous passâmes quelques instants avec le major.
Puis nous descendîmes, Jim et moi, vers la plage, en causant de cette grande nouvelle et de ce qui s’en suivrait.
Il savait peu de choses.
Moi je ne savais presque rien ; mais nous ajustâmes tout cela, nous dîmes que les prix de toutes choses baisseraient, que nos braves gaillards reviendraient au pays, que les navires iraient où ils voudraient en sécurité, que nous démolirions tous les signaux de feu établis sur la côte, car désormais nul ennemi n’était à craindre.
Tout en causant, nous nous promenions sur le sable blanc et ferme, et nous regardions l’antique Mer du Nord.
Et Jim, qui allait à grands pas près de moi, si plein de santé et d’ardeur, il ne se doutait guère qu’à ce moment même il avait atteint le point culminant de son existence, et que désormais il ne cesserait de descendre la pente.
Il flottait sur la mer une légère buée, car les premières heures de la matinée avaient été très brumeuses et le soleil n’avait pas tout dissipé.
Comme nos regards se portaient vers la mer, nous vîmes tout à coup émerger du brouillard la voile d’un petit bateau, qui arrivait du côté de la terre en se balançant.
Un seul homme était assis à la manœuvre, et le bateau louvoyait comme si l’homme avait de la peine à se décider pour atterrir sur la plage ou s’éloigner.
À la fin, comme si notre présence lui eût fait prendre son parti, il piqua droit vers nous, et sa quille se froissa contra les galets, juste à nos pieds.
Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, et traîna l’avant sur la plage.
— Grande Bretagne, je crois ? dit-il en faisant promptement demi-tour pour s’adresser à nous.
C’était un homme de taille un peu au-dessus de la moyenne, mais d’une maigreur excessive.
Il avait les yeux perçants, très rapprochés, entre lesquels se dressait un nez long et tranchant, au-dessus d’un buisson de moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d’un chat.
Il était vêtu fort convenablement, d’un costume brun à boutons de cuivre, et chaussé de grandes bottes que l’eau de mer avait durcies et rendues fort rugueuses.
Il avait la figure et les mains d’un teint si foncé qu’on aurait pu le prendre pour un Espagnol, mais quand il leva son chapeau pour nous saluer, nous vîmes que son front était très blanc et que la nuance si foncée de son teint n’était que superficielle.
Il nous regarda alternativement et dans ses yeux gris il y avait un je ne sais quoi que je n’avais jamais vu jusqu’alors. La question ainsi faite était facile à comprendre, mais on eût dit qu’il y avait derrière elle une menace, on eût dit qu’il comptait sur la réponse comme sur une obligation et non comme sur une faveur.
— Grande Bretagne ? demanda-t-il encore, en frappant vivement de sa botte sur les galets.
— Oui, dis-je, pendant que Jim éclatait de rire.
— Angleterre ? Écosse ?
— Écosse, mais c’est l’Angleterre de l’autre côté de ces arbres, là-bas.
— Bon, je sais où je suis, maintenant ! Je me suis trouvé dans le brouillard sans boussole pendant près de trois jours, et je ne m’attendais plus à revoir la terre.
Il parlait l’anglais très couramment, mais de temps à autre avec des tournures étranges de phrases.
— Alors d’où venez-vous ? demanda Jim.
— J’étais dans un navire qui a fait naufrage, dit-il brièvement. Quelle est cette ville, par là-bas ?
— C’est Berwick.
— Ah ! très bien ! Il faut que je reprenne des forces avant d’aller plus loin.
Il se tourna vers le bateau, mais en faisant ce mouvement, il vacilla fortement, et il serait tombé s’il n’avait pas saisi la proue.
Il s’y assit, regarda autour de lui, la figure fort rouge, et les yeux flambants comme ceux d’une bête sauvage.
— Voltigeurs de la garde ! cria-t-il d’une voix qui avait la sonorité d’un coup de clairon, puis de nouveau… Voltigeurs de la garde !
Il agita son chapeau au-dessus de sa tête, et brusquement, la tête en avant, il s’abattit, tout recroquevillé, en un tas brun, sur le sable.
Jim Horscroft et moi, nous restions là stupéfaits à nous regarder.
L’arrivée de cet homme avait été si étrange, ainsi que ses questions, et ce brusque incident !
Nous le prîmes chacun par une épaule et l’étendîmes sur le dos.
Il était ainsi allongé, avec son nez proéminent, sa moustache de chat, mais les lèvres exsangues, la respiration si faible, qu’elle eût à peine agité une plume.
— Il se meurt, Jim, m’écriai je.
— Oui, il meurt de faim et de soif ; il n’y a pas une miette de pain dans le bateau. Peut-être y a-t-il quelque chose dans le sac ?
Il s’élança et rapporta un sac noir en cuir.
Avec un grand manteau bleu, c’était les seuls objets qui se trouvassent dans le bateau.
Le sac était fermé, mais Jim l’ouvra en un instant ; il était à moitié plein de pièces d’or.
Ni lui ni moi nous n’en avions jamais vu autant, non, pas même la dixième partie.
Il devait y en avoir des centaines ; c’étaient des souverains anglais tout brillants, tout neufs.
À vrai dire, cette vue nous avait si fortement intéressés que nous ne songions plus du tout à leur possesseur jusqu’au moment où il nous rappela près de lui par une plainte.
Il avait les lèvres plus bleues que jamais. Sa mâchoire inférieure retombait, ce qui me permit de voir sa bouche ouverte et ses rangées de dents blanches comme les dents de loup.
— Mon dieu ! il passe ! cria Jim. Par ici, Jock, courez au ruisseau, et rapportez de l’eau dans votre chapeau. Vite, l’ami, ou il est perdu. En attendant, je défais ses vêtements.
Je partis en courant, et je revins au bout d’une minute, rapportant autant d’eau qu’il pouvait en tenir dans mon Glengarry.
Jim avait déboutonné l’habit et la chemise de l’homme.
Nous répandîmes de l’eau sur lui et nous en fîmes pénétrer quelques gouttes entre les lèvres.
Cela produisit un bon effet, car après deux ou trois fortes inspirations, il se mit sur son séant et se frotta lentement les yeux, comme un homme qui sort d’un sommeil profond.
Mais, à ce moment-là, ce n’était point sa figure que Jim et moi nous considérions ; c’était sa poitrine découverte.
On y voyait deux enfoncements profonds et rouges, l’un juste au-dessous de la clavicule et l’autre à peu près au milieu du côté droit.
La peau de son corps était extrêmement blanche jusqu’à la ligne brune du cou. Aussi les trous froncés et rouges n’en apparaissaient-ils que plus nettement sur la teinte générale.
D’en haut je pus voir qu’il y avait une dépression correspondante dans le dos à un endroit, mais qu’il n’y en avait point pour l’autre.
Si dépourvu d’expérience que je fusse, je pouvais dire ce que cela signifiait.
Deux balles avaient pénétré dans sa poitrine. L’une d’elles l’avait traversée ; l’autre y était restée.
Mais il se mit debout brusquement, tout en chancelant, et rabattit sa chemise d’un air soupçonneux.
— Qu’est-ce que j’ai fait ? dit-il. Ai-je perdu la tête ? Ne faites pas attention à ce que j’ai pu dire. Est-ce que j’ai crié ?
— Vous avez crié au moment même où vous êtes tombé.
— Qu’est-ce que j’ai crié ?
Je le lui répétai, quoique ce fussent des mots à peu près dépourvus de toute signification pour moi.
Il nous regarda fixement l’un après l’autre, puis haussa les épaules.
— Ça fait partie d’une chanson, dit-il. Bon ! Je me pose cette question : que vais-je faire à présent ? Je ne me serais pas cru si faible. Où êtes-vous allés prendre cette eau ?
Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il se dirigea d’un pas incertain.
Là il s’étendit sur le ventre et se mit à boire, si longtemps que je crus qu’il n’en finirait pas.
Son long cou plissé se tendait comme celui d’un cheval, et il faisait à chaque gorgée un fort bruit de lapement avec ses lèvres.
Enfin, il se leva en poussant un grand soupir, et essuya sa moustache avec sa manche.
— Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelque chose à manger ?
J’avais mis dans ma poche, avant de partir, deux morceaux de galette. Il se les fourra dans la bouche et il les avala.
Puis, il sortit les épaules, fit bomber sa poitrine, et se caressa les côtes de la paume de sa main.
— Je suis sûr que je vous dois beaucoup, dit-il. Vous avez été très bons pour un inconnu. Mais je vois que vous avez eu l’occasion d’ouvrir ma sacoche.
— Nous comptions y trouver du vin ou de l’eau-de-vie, quand vous avez perdu connaissance.
— Ah ! je n’ai pas grand-chose là dedans, tout au plus… comment dites-vous cela ?… quelques économies. Ce n’est pas une grosse somme, mais il faudra que j’en vive tranquillement jusqu’à ce que je trouve quelque chose à faire. D’ailleurs il me semble qu’on pourrait vivre ici assez tranquillement. Il m’aurait été impossible de tomber sur un pays plus paisible, où il n’y a peut-être pas l’ombre d’un gendarme à cette distance de la ville.
— Vous ne nous avez pas encore dit qui vous êtes, d’où vous venez, ni ce que vous avez été, dit Jim d’un ton rébarbatif.
L’étranger le toisa des pieds à la tête, d’un air connaisseur.
— Ma parole, dit-il, mais vous feriez un grenadier pour une compagnie de flanc. Quant aux questions que vous me faites, j’aurais le droit de m’en fâcher, s’il s’agissait de tout autre que vous, mais vous avez le droit d’être renseigné, après m’avoir traité avec tant de courtoises. Je me nomme Bonaventure de Lapp. Je suis soldat et voyageur de profession, et je viens de Dunkerque, ainsi que vous pouvez le voir en grosses lettres sur le bateau.
— Je croyais que vous aviez fait naufrage, dis-je.
Mais il me lança ce regard direct qui décèle l’honnête homme.
— C’est vrai, mais le navire était de Dunkerque, et ce bateau est une de ses chaloupes. L’équipage est parti sur le grand canot, et le navire a coulé si rapidement que je n’ai eu le temps de rien embarquer. C’était lundi.
— Et nous voici au jeudi ! Vous êtes resté trois jours sans aliments ni boissons ?
— C’est trop long, dit-il. Déjà je me suis trouvé en pareille situation, mais jamais si longtemps que cela. Eh bien, je vais laisser mon bateau ici et aller voir si je peux trouver un logement dans quelqu’une de ces maisonnettes grises, sur la pente de la côte. Qu’est-ce que ce grand feu qui flambe par là-bas ?
— C’est chez un de nos voisins qui a servi contre les Français : il se réjouit parce que la paix a été conclue.
— Ah ! vous avez un voisin qui a servi ! J’en suis content, car de mon côté j’ai fait un peu la guerre ici et là.
Il n’avait point l’air content, car il avait froncé ses sourcils très bas sur ses yeux perçants.
— Vous êtes Français, n’est-ce pas ? demandai-je pendant que nous descendions ensemble.
Il tenait à la main sa sacoche noire et avait jeté sur son épaule son grand manteau bleu.
— Ah ! je suis Alsacien, dit-il, et vous savez que les Alsaciens sont plus Allemands que Français. Pour moi, j’ai été dans tant de pays que je me trouve chez moi n’importe où. J’ai été grand voyageur. Et où pensez-vous que je pourrais trouver un logement ?
Il me serait bien difficile de dire, maintenant, en jetant les yeux par-dessus ce grand intervalle de trente-cinq ans qui s’est écoulé depuis lors, quelle impression avait faite sur moi ce singulier personnage.
Il m’avait inspiré, je crois, de la défiance, et pourtant il exerçait sur moi de la fascination.
Il y avait, en effet, dans son port, dans son air, dans toutes ses façons de s’exprimer, je ne sais quoi qui différait entièrement de tout ce que j’avais vu jusqu’alors.
Jim Horscroft était un bel homme, et le Major Elliott un homme brave, mais il manquait à tous deux quelque chose que possédait cet inconnu : c’était ce coup d’œil alerte et vif, cet éclat des yeux, cette distinction indéfinissable à décrire.
Puis, nous l’avions sauvé alors qu’il gisait, respirant à peine, sur les galets, et on a toujours le cœur tendre envers un homme à qui l’on a rendu service.
— Si vous voulez venir avec moi, dis-je, je suis à peu près sûr de vous trouver un lit pour une nuit ou deux. Pendant ce temps-là, vous serez mieux en mesure de faire vos arrangements.
Il ôta son chapeau et s’inclina avec toute la grâce imaginable. Mais Jim Horscroft me tira par la manche, et m’entraîna à l’écart.
— Vous êtes fou, Jock, me dit-il tout bas. Cet individu n’est qu’un aventurier ordinaire. Qu’est-ce qui vous prend de vouloir vous mêler de ses affaires ?
Mais j’étais l’être le plus obstiné qu’ait jamais chaussé une paire de bottes, et la plus sûre façon de me faire aller en avant, c’était de me tirer en arrière.
— C’est un étranger, dis-je, et notre devoir est de veiller sur lui, dis-je.
— Vous en serez fâché, dit-il.
— Cela se peut.
— Si cela ne vous fait rien, au moins vous pourriez penser à votre cousine Edie.
— Edie est parfaitement capable de se garder elle-même.
— Eh bien alors, que le diable vous emporte, et faites comme il vous plaira ! s’écria-t-il en un de ses brusques accès de colère.
Et sans ajouter un mot, pour prendre congé de l’un ou de l’autre de nous, il fit demi-tour, et partit par le sentier qui montait du côté de la maison de son père.
Bonaventure de Lapp me regarda en souriant, pendant que nous descendions ensemble.
— Je crois bien que je ne lui ai guère plu, dit-il. Je vois très bien qu’il vous a cherché querelle parce que vous m’emmenez chez vous. Qu’est-ce qu’il pense de moi ? Est-ce qu’il se figure par hasard que j’ai volé l’or que j’ai dans ma sacoche, ou bien, qu’est-ce qu’il craint ?
— Peuh ! dis-je, je n’en sais rien et cela m’est égal. Pas un étranger ne passera notre porte sans avoir du pain et un lit.