La Grande Panne/I

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Publications de l’Amitié par le Livre (p. 13-24).

I
AUX RUINES DE TAUROËNTUM

Il est certain que si, au retour de cette excursion, j’étais monté dans la voiture de Géo, et non dans celle du Dr Alburtin, toute mon existence en eût été changée, et fort probablement aussi, l’avenir du monde.

C’est pourquoi les propos que nous tînmes cette après-midi-là, 15 octobre, moi, Géo, sa sœur Luce, leur mère, et le docteur, devant les ruines de Tauroëntum et l’azur de la Méditerranée, commencent pour moi l’aventure.

Mais d’abord, que je me présente :

Gaston-Adolphe Delvart, né à Lille (Nord), vingt-sept ans. Artiste peintre, d’un talent honorable, si j’en crois l’opinion de mes amis, et surtout les prix que les marchands et les amateurs payent mes toiles. Je n’en suis pas plus fier pour cela, du reste, car certains badigeonnages exécutés par des farceurs sans aucun mérite atteignent des cotes beaucoup plus élevées, au décimètre carré ; mais du moins je gagne ma vie, et j’ai conscience de faire de l’art véritable, ce qui n’est pas déjà si commun.

Mais passons ; mon art n’est qu’indirectement en cause dans la présente histoire, Il vaut mieux faire remarquer que je suis, à l’époque dont je parle, célibataire, en flirt superficiel avec Mlle Luce de Ricourt, sœur de mon ami Géo, un ancien camarade de lycée devenu ingénieur, que j’avais perdu de vue et que j’ai retrouvé depuis une quinzaine, à Cassis, où je suis venu villégiaturer, peindre et me livrer aux plaisirs des bains et d’un nudisme tempéré.

Luce de Ricourt, vingt-quatre ans, une rousse d’un roux ardent, qui me fait songer à la Danaé du Titien qui est au musée de Naples, a pour moi un attrait esthétique, freiné par une incompatibilité morale évidente et indéniable. Baronne authentique, mais sans fortune, elle est aussi moderne que possible et regrette de n’être pas née Américaine. L’argent compte avant tout dans la vie, affirme-t-elle. Elle s’est juré d’atteindre à la richesse, connaît le gros brasseur d’affaires Rosenkrantz et se livre à des opérations de Bourse fructueuses.

Ce qui ne l’empêche pas d’avoir un flair artistique assez développé, mais uniquement utilitaire. Elle estime mes tableaux, elle a confiance dans l’ascension future de leur valeur marchande, mais elle méprise ouvertement mon manque de roublardise qui retarde la hausse.

— Tonton, me répète-t-elle (car elle a fait de mon prénom ce gracieux diminutif ; et elle me tutoie, comme il y a dix ans, quand elle m’arrachait les cheveux par gentillesse), Tonton, tu n’es pas à la page ; tu as beau te croire jeune, tu es aussi fossile que ma noble mère, avec tes principes d’avant le déluge.

Ou encore :

— Mon pauvre vieux ! Ce qu’on se chamaillerait, nous deux, si jamais il me prenait la fantaisie de t’épouser !

C’est bien mon avis. Mais il n’y a aucune chance, heureusement : pas pressée de se marier, elle raille le sentimentalisme, regrette de ne pouvoir suivre les cours du professeur Morton, de New-York, pour devenir une « vamp » accomplie, et n’épousera jamais qu’un homme faisant beaucoup d’argent… « a money-making man »… un Américain, au moins de cœur, comme elle.

Avec moi, elle se contente de flirter, et profite des heures où je m’y laisse à moitié prendre, pour m’acheter, ou me faire acheter, soi-disant par sa mère, mes meilleures toiles, au rabais : ce sont, croit-elle, des placements or. Et cette opinion flatte assez mon amour-propre pour je lui pardonne la manœuvre, qui frise l’escroquerie sentimentale.

Son frère lui-même la blague, à l’occasion :

— Ô Lucy ! Tu n’as aucun sens moral !

Géo en a, lui, ou croit en avoir. Le sens moral du second quart du XXe siècle. Il ne dédaigne pas les petits profits, commissions, pourcentages et ristournes que peut lui valoir sa situation d’ingénieur, dans les usines du grand fabricant d’avions Hénault-Feltrie, à Saint-Denis. Sa passion est pour les autos. Il a muni récemment sa voiture d’un nouveau dispositif, qu’il appelle « turbo-compresseur », et il en a plein la bouche.

— Avec ce truc-là sur ma vulgaire petite Renault, je gratte n’importe quelle bagnole de marque. L’autre jour, en venant de Paris avec maman et Luce sur la route entre Arles et Miramas… dans la Crau : 30 kilomètres en ligne droite et en palier… je rattrape une grosse hispano qui marchait peinard, à 50. Ils me laissent arriver à 10 mètres derrière eux, mais comme de juste, au moment où j’allais les rejoindre, ils pressent l’accélérateur… Ftt ! du 80. Moi, j’ouvre en grand mon « turbo » : Rrran !… comme un moteur d’avion. Klaxon. Et je les passe à 140. Mes bonshommes en sont restés comme deux ronds de flan.

Au rappel de cet exploit de son fils, qui lui donne encore la chair de poule, rétrospectivement, Mme de Ricourt murmure :

— Quelle horreur ! Du 140 ! Mon Géo, tu pouvais nous tuer tous les trois !

Mme de Ricourt, c’est Luce à 50 ans, et teinte en châtain foncé. Empâtée, bouffie, elle se sangle et s’étrangle pour « faire jeune ». A le snobisme de se croire à la page, se maquille, fume la cigarette, mais laisse à tout instant percer son irrémédiable passéisme.

Ces propos s’échangent devant les ruines de Tauroëntum, qui sont au bord de la plage des Lèques. On y voit dans une excavation, un reste de mosaïque peu reconnaissable, et trois énormes jarres de terre cuite, comme il s’en trouve encore chez les vieux paysans provençaux. Les vestiges d’une villa gallo-romaine. Ils m’ont laissé plutôt froid, comme les de Ricourt. Le Dr Alburtin, qui a pris l’initiative de nous y mener, est assez piteux, et par manière de compensation, il nous invite à prendre le thé, au petit hôtel de la plage, où sont restées les deux voitures : la « turbo », dans laquelle je suis venu de Cassis avec Géo et sa sœur, et la torpédo d’Alburtin, à qui Mme de Ricourt a donné la préférence, « parce que le docteur conduit comme un sage »…, c’est-à-dire qu’il ne dépasse jamais le 60.

Le Dr Tancrède Alburtin me plairait fort, sans sa manie de vous allonger à tout propos de grandes claques joviales sur l’épaule, y laissant sa main appliquée, de façon affectueuse et exaspérante.

Ce grand bonhomme quadragénaire, large de figure, blondasse de cheveux et de peau, a fait la guerre comme aide-major. Loin de crâner et de poser au héros, il tourne ses exploits en aimables galéjades… mais les raconte quand même. Nous nous sommes liés de camaraderie deux ans plus tôt, lors de mon premier séjour à Cassis, où il exerce la médecine, tout en dirigeant une clinique de radiothérapie qu’il a le tort de négliger un peu pour se livrer à ses recherches personnelles. C’est un scientiste convaincu, en même temps qu’un amateur des curiosités de la région.

L’insuccès de son Tauroëntum s’oublie, devant le thé et le cake. L’éloge enthousiaste que Géo a fait de sa turbo aiguille l’entretien vers les vitesses de transport actuelles et futures. Luce évoque ses souvenirs de voyage en avion : Londres-Paris en 1 heure 30… 260 à l’heure.

— Chez Hénault-Feltrie, déclare son frère avec orgueil, nous mettons au point un monoplan métallique à turbo-compresseur, qui donnera en vitesse commerciale du 350.

Alburtin, pour se faire pardonner ses antiquités à la manque, soutient et stimule la conversation nouvelle :

— Et quand la fusée astronautique sera devenue d’usage courant, ce n’est plus par centaines de kilomètres à l’heure que l’on comptera, mais par milliers.

— Quelle horreur ! s’exclame la douairière moderniste. Heureusement, ce n’est pas encore pour aujourd’hui. Je ne verrai pas cela, ni vous. Dans un siècle ou deux, peut-être…

— Ça, maman, raille Luce, sévère, Ça s’appelle être à la page ! Tu ne lis donc plus les journaux ?

J’allais citer, en effet, le départ de la Fusée américaine ; mais Alburtin me devance. Carré dans son fauteuil d’osier, doctoral et bonhomme, il conférencie, face à la mer bleue.

— Les voyages interplanétaires ? Mais nous y touchons ; nous y sommes ! Avant dix ans, affirmait en 1929 Hénault-Feltrie… votre patron, Géo… l’un des donateurs du prix Rep-Hirsch et le grand champion de l’astronautique en France… Après l’avion, la fusée : c’est dans l’ordre, c’est la courbe du progrès inévitable. Songez à l’accélération du progrès scientifique et à la multiplication des découvertes. Le XIXe siècle a réalisé à lui seul plus que les deux mille ans qui l’ont précédé. Le début du XXe jusqu’à la guerre a fait faire le même chemin que le XIXe entier. Toujours plus vite, toujours plus loin, toujours plus haut ! La fusée à la Lune et aux planètes ? Ce sera un jeu enfantin dès que l’on aura découvert, dans la dislocation atomique, par exemple, des sources d’énergie plus puissantes. Avec celles dont nous disposons à présent, c’est déjà possible, tout juste. Il n’y a que deux ou trois ans qu’on s’en occupe sérieusement. Et cela progresse, l’opinion s’émeut, se passionne ; on sent que l’instant est venu. En 1929, un Allemand faisait démarrer à 200 à l’heure la première auto-fusée… qui explosa au bout de quelques kilomètres, avec son chat-passager ; mais peu importe. En 1930, l’avion-fusée monté par l’aviateur Espenlaub faisait un tour d’aérodrome à Lohenhausen près de Dusseldorf. On annonçait dernièrement qu’un professeur de Budapest, herr Doktor Oberth, a inventé un obus-fusée, avec lequel il organise un voyage à la Lune et retour ; 87 personnes, dont 20 femmes, se sont fait inscrire pour l’accompagner…

— Vous oubliez le film : « Une femme sur la Lune », qui nous montre le voyage accompli… d’après le metteur en scène Fritz Lang, décocha Luce, en tirant une lente bouffée de sa cigarette à long tuyau de jade.

— Blaguez toujours, mademoiselle ! C’était de l’anticipation, ce film : mais ce n’en est plus. À présent, vous avez pu le lire comme moi dans les quotidiens de ces jours derniers, voilà ce savant américain, le professeur Oswald Lescure, qui lance réellement une fusée avec passager vers les espaces interplanétaires. Et, vous avez pu le voir aussi dans le Petit Marseillais de ce matin, le départ a dû avoir lieu aujourd’hui même…

— De Columbus, Missouri, complétai-je. Et le passager… ou plutôt la passagère, c’est la propre fille du professeur Lescure. Il faut qu’il ait confiance dans son invention !

— Et qu’elle ait un certain cran, la gosse ! reprit le docteur. On la compare dans les journaux à une aviatrice ; mais c’est autrement dangereux que de franchir l’Atlantique en avion, son raid. Même si elle ne monte pas jusqu’à la Lune comme on lui en prête l’intention, qui sait où elle va retomber sur terre, et même si elle y reviendra !

— Ne doit-on pas essayer de suivre son appareil au télescope ? demanda Mme de Ricourt, en affectant un air renseigné.

— J’en doute, madame. Et de toute façon ce ne serait pas un moyen de la guider, ni de la ramener à bon port.

— Alors, c’est un suicide ! Le gouvernement ne devrait pas permettre…

Géo intervint.

— Tu penses bien, maman, qu’il y a eu des vols d’essai. On ne part pas de but en blanc comme ça, pour la Lune, avec un engin nouveau ; on doit posséder la manœuvre, d’abord. Elle a fait de l’entraînement, cette fille, comme les premiers aviateurs, les frères Wright, à Dayton, en 1908 et 4… Maintenant que le docteur m’y fait penser : Aurore Lescure, j’ai vu son nom sur des affiches de films d’actualité.

— Moi, je l’ai vue à l’écran, reprit Alburtin. Elle est fort gentille.

— Peuh ! fit Luce dédaigneusement. Une doctoresse américaine, une savantasse à lunettes…

— Tu exagères, Luce ; elle n’a pas de lunettes ; mais elle a un bien mauvais genre. Un vrai garçon… une horreur. Je me rappelle maintenant ; je l’ai vue aussi… avec toi, Luce, et Mme Delval, au Paramount…

À chacune de ces réflexions, je fus sur le point de m’écrier : « Moi aussi je l’ai vue au cinéma ! Et non pas une fois comme vous, mais huit ou dix ; le plus souvent que je l’ai pu… » Mais quels éclats de rire de Géo, quelle joviale plaisanterie d’Alburtin, quelle moue scandalisée de la vieille dame, quels ricanements de Luce ne me serais-je pas attirés, en ajoutant l’aveu qu’il m’eût été impossible de retenir : « Je l’ai vue… et je la trouve adorable ! »

Sagement, je me tus, comprenant moi-même tout le ridicule de mon sentiment romantique et romanesque. S’éprendre d’une beauté professionnelle de cinéma ; d’un Rudolph Valentino quand on est femme ; d’une Pola Négri quand on est homme, passe encore ; il y a la contagion, l’esprit d’imitation, le snobisme. On subit le prestige d’un visage aimé par des milliers d’humains. Mais dans mon cas personnel, l’explication ne tenait pas. Ces gens à passions cinématographiques y sont prédisposés ; ils s’éprennent tour à tour de toutes les grandes vedettes, de toutes les stars. Chez moi, au contraire, il suffisait qu’une idole du public parût à l’écran pour que mon instinct individualiste se hérissât contre elle : cette multiplicité d’hommages, loin de me séduire, bloquait mes sentiments au-dessous du point de congélation. Pas une fois dans ma vie je n’avais ressenti l’attrait d’un visage célèbre. L’émotion éprouvée devant Aurore Lescure était unique dans mon expérience.

La première fois que j’avais vu ce visage surgir, après un titre lu avec indifférence, je savais à peine de qui il s’agissait ; et pourtant mon regard fut happé, mon attention mise au cran d’arrêt. L’image en noir et blanc était pour moi une apparition surnaturelle, une révélation bouleversante. Cette mince jeune fille en combinaison d’aviatrice, le visage ovalisé par le serre-tête d’étoffe rude, ce visage réduit aux traits essentiels, je le reconnaissais. Ce sourire un rien mélancolique et douloureux, cette bouche bien fendue, aux lèvres fermes, aux dents magnifiques, ces yeux limpides d’enfant, mais si profonds, c’était la synthèse même de mon type idéal de la beauté. Je l’avais déjà vue dans mes rêves. Ou dans une vie antérieure, qui sait ?

J’avais beau me fouailler d’ironie : dans quelle vie antérieure, nigaud ! Cette jeune étrangère, séparée de toi par cinq ou six mille kilomètres, cette pionnière d’un sport futuriste, debout à côté de son wagon-fusée, de cet obus de métal brillant, la main sur le verrou du hublot-porte qui va se refermer sur elle quand elle aura fini d’adresser au tourneur de caméra son sourire forcé, de convention…

Lorsque son image disparut de l’écran, je ressentis un vide étrange, un découragement intime, un esseulement démesuré… Et je quittai la salle, refusant de voir un autre film, emportant l’image merveilleuse.

Et, tout en me raillant de cette hantise, de cette possession, plus forte et plus tenace à chaque fois, j’étais retourné la voir, toujours plus intimement convaincu de retrouver l’image d’un être connu dans une vie antérieure.. d’un être à qui ma vie était intimement liée par des liens mystérieux… mais aussi d’un être que, suivant toutes les probabilités, je ne rencontrerais jamais…

Pouvais-je vraiment laisser soupçonner, même par un mot d’allusion imprudente, pareils sentiments fous, à mes compagnons, cette après-midi d’octobre, devant la Méditerranée d’un bleu d’encre violette, sous les rayons du soleil déclinant ?