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La Grande Panne/III

La bibliothèque libre.
Publications de l’Amitié par le Livre (p. 45-66).

III
UNE PROMENADE AUX CALANQUES

Dès 7 heures du matin, je sonnais à la clinique. Sur mon interrogation, une nurse me donna le bulletin de santé de miss Lescure : elle avait passé une nuit excellente ; aucune température ; elle pourrait sans doute se lever aujourd’hui ; mais elle dormait encore…

— Si vous voulez voir le docteur ? ajouta l’infirmière.

— Inutile ; ne le dérangez pas ; je reviendrai dans la matinée.

Mon expédition au col de Bellefille, avec un camion et trois hommes, s’effectua sans encombre. Personne n’avait pénétré dans la pinède depuis la veille au soir, et la fusée M. G. 17 reposait tranquillement sur son lit de roc et de broussailles, La transporter jusqu’à la route fut relativement aisé, car malgré ses dimensions : 3 m. 50 de haut sur 1 m. 20 de diamètre, sa forme de gros obus permit, dans les endroits peu raboteux, de la faire rouler comme une barrique. Ce qui nous donna le plus de mal, ce fut cet immense parachute, étalé sur une dizaine d’arbres différents ; il fallut couper une partie des filins de suspension et les abandonner, entortillés dans les branches.

Mon explication sommaire : un avion nouveau modèle qui avait eu un accident, passa sans difficulté et satisfit le camionneur et ses aides. Ce qui leur importait davantage, ce fut la généreuse gratification que je leur distribuai, en sus du prix convenu, lorsque tout eut été remisé dans la cour du docteur, sous un hangar. Avec un tel pourboire, ils eussent transporté et véhiculé sans poser trop de questions, même un habitant de la Lune.

Les camionneurs congédiés, Alburtin qui avait présidé au remisage, me dit d’un air singulier :

— Dites donc, Delvart, il y a du nouveau.

Mon cœur cessa de battre.

— Elle est plus mal… miss Lescure ?

— Mais non, mais non. Elle va très bien. Elle est en train de déjeuner, Je prétendais lui imposer au moins une demi-journée de chaise longue ; mais va te faire fiche ! Elle veut se lever. Non, ce n’est pas d’elle, c’est de ma petite expérience que je parle.

— Les météorites ?

— Les météorites. Ils ont… poussé. Comme des champignons. Cette poudre noire renferme évidemment des germes inconnus, qui se sont développés sous l’influence des rayons X… Des végétaux, je suppose, non catalogués, d’origine extraterrestre… Les botanistes vont élever une statue à miss Lescure…

Nous montâmes au laboratoire, Sous l’ampoule à rayons X toujours en activité, la coupelle de porcelaine qui avait contenu hier la pincée de poussière météoritique disparaissait à présent sous une masse spongieuse roussâtre comparable à un polypier, débordant jusque sur la table, Et cette masse était en activité, comme en ébullition, Par endroits, des boursouflures se soulevaient, d’un effort imperceptible, gonflaient comme des bulles. Sous nos yeux, les deux plus grosses crevèrent, avec une petite explosion, tels ces champignons dits « vesses-de-loup », et un fin nuage de poussière impalpable se dissipa dans l’air. Cette même poussière, couleur brique, salissait déjà une partie de la table.

— Curieux, hein ! fit le docteur. Et ça ?

Il ne désigna les fils conducteurs aboutissant à l’ampoule. Sur leur revêtement de soie blanche, il y avait des taches rougeâtres, des plaques de moisissure, épaisses et larges comme des lentilles.

— Ça ressemble à du lichen… Je donnerais gros pour être plus calé en botanique.

Même pour un profane comme moi, le spectacle de cette étrange manifestation vitale offrait un intérêt de curiosité ; mais je songeais surtout à la gloire qu’allait en tirer la jeune astronaute.

On frappa.

— Entrez ! cria Alburtin.

Dans le cadre de la porte parut sa femme, poussant par l’épaule d’un geste affectueux, Aurore Lescure.

— Tancrède, je t’amène une ressuscitée, bien vivante, qui a tenu absolument à se lever… Monsieur Delvart, bonjour ; excusez-moi, mes infirmières me réclament. À tantôt.

Et elle tira la porte sur elle,

Tête nue, coiffée de ses cheveux acajou comme un page de Botticelli, c’était encore une variante aux deux exemplaires d’Aurore Lescure que je connaissais : le pilote en combinaison de cuir, au serre-tête ajusté cernant le visage, vue à l’écran, et la naufragée des espaces que je ramenais hier dans mes bras. Était-ce la vraie, celle-ci en petite robe cachou, dont les longues jambes gantées de soie havane, aux muscles invisibles, donnaient une impression d’énergie discrète et souple ?

Elle s’avança vers nous, ses deux mains fines tendues, et sans salamalecs conventionnels nous serra les mains en prononçant nos deux noms, simplement, mais avec un sourire plus expressif que des discours. Son regard franc et droit me baignait d’une vie lumineuse. Je me sentais d’emblée en intimité avec elle, comme un vieux camarade. Et malgré son faux air de garçonne désinvolte, elle était délicieusement femme. Tout en laissant Alburtin la plaisanter sur sa révolte contre la Faculté, je détaillais comme si je le voyais pour la première fois son visage au teint doré, au menton volontaire, aux maxillaires un peu larges, sous un grand front dégagé ; le blanc de ses yeux avait la pureté lactée des sclérotiques d’enfants, et la blancheur éblouissante de ses dents formait l’autre pôle de son sourire adorable.

Épreuve décisive. Sera-t-elle ce que son visage annonce ?… Ou, comme celui de Luce, mentirait-il ?

— Je n’ai pas de chapeau ! Mon carton est resté dans la fusée.

Mais non ! Avec cette voix-là, elle doit être sincère et vraie, à fond.

Voyant qu’elle regardait la fameuse boîte verte, posée sur un escabeau, Alburtin s’arrêta au milieu d’une phrase, rougissant ; puis il se ressaisit et avec rondeur déclara :

— Miss, j’ai à vous faire un aveu. Le démon de la curiosité scientifique m’a poussé à commettre un affreux larcin. Sans vous en demander la permission, j’ai prélevé sur vos météorites.. quelques décigrammes, pour expérimenter.

Dans les yeux aux sclérotiques de lait, brilla simplement la curiosité désintéressée du savant.

— Mon intention était de vous offrir cet échantillon… Et votre expérience a donné ?

Visiblement soulagé, Alburtin tendit l’index vers la masse spongieuse en effervescence sous l’ampoule à rayons X, puis vers les moisissures rougeâtres des fils conducteurs.

— Voyez : ceci… et ceci.

Les deux mains à plat sur le bord de la table, grave et concentrée elle se pencha longuement sur les étranges végétations. Puis, se redressant :

— Voilà des faits qui vont révolutionner la biologie et peut-être la cosmogonie. C’est plus beau encore que je n’osais l’attendre… Docteur, je suis heureuse que vous ayez eu l’inspiration d’expérimenter sur ces météorites. Je comptais les offrir à l’Université de Montréal ; mais qui sait si, sans vous, la découverte se fût faite ! Que l’honneur vous en revienne, je m’en réjouis doublement, d’abord parce que vous m’avez sauvée, ensuite parce qu’il fait retour, en votre personne, à mon pays d’autrefois… Je suis Française de cœur, comme ma mère défunte.

Alburtin allait répliquer ; mais elle reprit, avec un accent soudain d’amertume :

— Vous vous étonnez peut-être que je puisse disposer à mon gré de ce don ; mais il est purement scientifique et incapable de se monnayer ; il ne lèse en rien les organisateurs de mon raid. C’est moi, et moi seule, qui ai conçu l’idée d’un engin destiné à récolter ces météorites et qui l’ai fait construire et installer sur la M. G. 17… Mon père, lui, ne s’intéresse à la Fusée que comme à la solution d’un problème d’énergétique. Et son commanditaire Lendor-J. Cheyne, directeur de la société The Moon Gold, exige que les découvertes « payent ». La solution des problèmes les plus hauts, s’ils ne doivent pas avoir de résultats pratiques, ne compte pas à ses yeux. Il ne voit qu’une chose : récupérer, avec de gros bénéfices, les capitaux investis dans l’affaire de la Fusée astronautique… Questions sans intérêt pour moi ; mais pour lui !… Cela se comprend, du reste, chez un bailleur de fonds qui est un businessman. Savez-vous combien elle a coûté, ma petite excursion de quatre heures dans les espaces ? Tous frais compris, de recherches et d’expériences préliminaires depuis deux ans ?… 800.000 dollars : 20 millions de vos francs. Je ne le sais que trop ! J’en ai les oreilles rebattues (et je la vis esquisser un froncement de sourcils dégoûté). 230.000 dollars, rien que pour rendre industriels des procédés de laboratoire et me permettre d’emporter les 500 kilos d’hydrogène atomique liquéfié servant à la propulsion de l’appareil… Moitié autant pour réaliser une tuyère motrice capable de supporter la déflagration d’un gaz porté à la température de 5.000 degrés et éjecté à la vitesse de 6.000 mètres par seconde.

— Je ne soupçonnais pas ces à-côtés pécuniaires, en lisant dans les journaux la relation de vos essais, miss… répliqua le docteur.

Elle eut un petit haut-le-corps agacé, et interrompit, avec un sourire qui tempérait la réprimande :

— Non, pas « miss », je vous prie. Excusez-moi, mais je souffre d’entendre ce « miss ». Laissons-le aux Yanks. Au Canada, nous disons « mademoiselle », comme en France.

— Mademoiselle… répéta en s’inclinant Alburtin. Nous ignorions, dis-je l’énormité de ces dépenses préalables… Pour consentir à de pareils sacrifices il a fallu que dès le premier jour M. Cheyne… c’est-à-dire la Moon Gold, eût la certitude de votre réussite finale. L’exploitation de l’or lunaire, ce sera une spéculation splendide, le jour où vous aurez établi la liaison avec notre satellite. Est-ce que, comme l’annonçaient les journaux, votre raid d’hier… ?

Elle se raidit, impénétrable et de nouveau amère.

— En effet, atteindre la Lune est le but final auquel prétendent mon père et les dirigeants de la Moon Gold… but purement scientifique chez mon père, but de spéculation pour la Société… Mais…

Et, délibérément, elle changea de sujet :

— À propos, docteur, mon câblogramme est parti ?

— Dès l’ouverture du bureau de poste, mademoiselle, à 7 heures.

— J’aurai donc une réponse aujourd’hui. Et si elle est telle que je l’attends, demain je vous débarrasserai de ma présence et de mon encombrant appareil… Docteur, vos occupations vous réclament sans doute ; mais vous, monsieur Delvart, si vous êtes libre cette après-midi, voulez-vous me faire le plaisir de me montrer le pays ? J’éprouve le besoin de respirer un peu d’air pur, d’air terrestre, après mon excursion d’hier.

J’acceptai avec une joie dont j’eus peine à ramener les manifestations aux simples limites exigées par la politesse. Il fut convenu que je viendrais la chercher à 2 heures, après déjeuner, Mais pour l’instant, comme elle parlait d’aller prendre son carton à chapeau dans la Fusée, sur la demande d’Alburtin elle consentit à nous exhiber l’appareil.

Je ne veux pas risquer de me perdre, avec mon incompétence technique, dans les détails qu’elle nous donna. Ils sont connus, du reste, par de nombreux articles de vulgarisation. Je n’ai sur leurs lecteurs que l’avantage d’avoir vu de près et touché du doigt ces parois en « magnalium » redoutablement minces, les réservoirs à hydrogène et à oxygène liquéfiés, les manettes et régulateurs commandant le départ de la Fusée, l’accélération, la direction. Ce qui me passionna surtout, ce fut de me trouver quelques minutes dans cette cabine (trop petite pour y tenir à trois : le docteur resté dehors, passait la tête par le trou d’homme) avec la voyageuse, et de l’entendre évoquer les heures fantastiques qu’elle avait vécu, à des milliers de kilomètres de la planète natale et des hommes, livrée à un appareil rudimentaire et peu sûr, avec sous les pieds une demi-tonne d’explosif, à la merci du moindre détraquement,

Elle n’avait pas d’instruments convenables pour évaluer l’altitude ni le chemin parcouru : le baromètre ne fonctionne plus hors de l’atmosphère ; rien qu’un « gravimètre » indiquant la diminution de la pesanteur et par conséquent l’éloignement de la terre, à 100 ou 200 kilomètres près… d’où résultait, à la descente, l’effroyable danger de se briser au sol, en faisant fonctionner trop tard le parachute, ou de griller tout, par le frottement de l’air, en le déployant trop tôt après le dernier coup de frein au moteur… Et respirer, durant des heures, un air artificiel et confiné, puant l’âcreté de la soude caustique destiné à le « régénérer » et dont le réservoir fissuré lors de l’atterrissage, avait causé son début d’asphyxie Et assurer toutes les manœuvres avec exactitude, pendant qu’on a les tempes étreintes par la migraine, les membres amollis et le corps vidé par le malaise atroce que procurent l’augmentation du poids pendant la marche accélérée, puis son abolition totale lorsque, moteur stoppé, l’appareil court sur son erre, pour récolter les météorites… malaise qui donne l’angoisse d’une perte de connaissance imminente, et à laquelle on n’a pas le droit de céder, sous peine de mort…

En sortant de l’appareil, la jeune héroïne me vit tellement ému qu’elle lança dans un rire vaillant :

— Bah, monsieur Delvart, ce n’est pas si terrible, puisque je suis ici, vivante et prête à recommencer… Je suis ici par suite d’une fausse manœuvre, du reste ; j’ai surévalué la dérive probable vers l’ouest, et gouverné trop dans l’est, pour le retour ; sinon j’aurais atterri, comme prévu, sur le continent américain. Mais on fera mieux la prochaine fois, avec l’habitude. Ce n’est pas très commode la navigation interplanétaire, à l’estime, et seule !

J’eus un cri de révolte :

— Mais pourquoi seule ? Pourquoi ne vous adjoint-on pas un compagnon… une compagne ?

— Question de poids. À deux, ce serait plus commode et plus sûr ; mais 60 ou 70 kilos de plus, c’est trop lourd. Nous en sommes, dans la naissance de l’astronautique, à peu près au même point que les tout premiers navigateurs de l’air, Montgolfier ou Charles et Robert… Et puis, mon père a tellement confiance en mon sang-froid… et en ses découvertes.

Elle s’éloigna, son carton à la main, de nouveau assombrie par cette allusion à son père, et je commençai à flairer un mystère.

Alburtin en avait perçu quelque chose. Au moment de me quitter, sur le seuil, il me glissa :

— Dites donc, elle n’y a pas été, hein ?

— Où ça ?

— À la Lune. C’est clair ; elle nous l’a quasi laissé entendre. Voilà pourquoi elle craint d’être interviewée. Ça blesserait son amour-propre, d’avouer son échec… Et pourtant il faudra bien qu’elle finisse par là… Bizarre… À moins qu’il n’y ait là-dessous un coup de Bourse. Elle attend peut-être des instructions de son père ?

— Cela m’étonnerait d’elle, fis-je simplement… Allons, à tantôt.

Et là-dessus je regagnai mon hôtel.

Dans la salle à manger, les pensionnaires étaient déjà à table. J’eus la satisfaction de ne pas voir les de Ricourt, partis tous trois en auto pour la journée. Mais je dus serrer quelques mains au passage, avant d’arriver à ma place, et je perçus derrière mon dos une réflexion insuffisamment discrète sur l’« aviatrice accidentée ».

Tout en déjeunant, je songeais que M. Botin et les camionneurs avaient jasé, Mme Alburtin aussi sans doute ; la curiosité publique était en éveil. Un ou deux journalistes parisiens, à ma connaissance, villégiaturaient à Cassis. N’aurais-je pas dès cette après-midi à défendre « Mlle Aurette Constantin » contre une tentative d’interview ?

Mais pourquoi cette répugnance d’Aurore à l’égard des reporters ? Simplement par amour-propre, par crainte d’avouer qu’elle n’avait pas atteint la Lune ?… Cela ne suffisait pas à expliquer l’espèce d’irritation, de révolte, qu’elle trahissait à chaque fois qu’il était question du directeur de la Moon Gold, Lendor Cheyne, et même de son père. J’imaginais vingt hypothèses pour me rendre compte de ce mystère… ou évidemment elle ne pouvait manquer de jouer le beau rôle de damoiselle persécutée. Et je rêvais, donquichottesque, de devenir son chevalier, de combattre pour elle, de l’arracher à je ne sais quelle trame suspecte où elle se débattait, impuissante, où toute sa science et tout son courage ne pouvaient rien, sans mon aide !

Ces trois heures passées avec elle, l’après-midi : une aventure exquise et décevante…

Sur le chemin de Port-Miou, elle allait à mon côté, d’un pas souple et alerte, vêtue comme le matin mais coiffée d’une toque étroitement ajustée qui cernait son visage à la manière du serre-tête de pilote et refaisait d’elle l’Envoyée, l’Ange de la merveilleuse visite. J’avais cru qu’il me serait nécessaire de l’apprivoiser peu à peu, de me borner d’abord au rôle de cicerone démontrant les beautés du paysage, pour mettre à l’unisson nos personnalités si différentes, mais la petite stratégie que j’avais préparée s’avéra inutile.

Au bout de cinq minutes, avant même d’avoir dépassé la plage du Bestouan où quelques fanatiques des bains se soleillaient sur les galets à cette heure intempestive, la savante doctoresse américaine se trouvait en sympathie complète avec le peintre français ; aucune barrière d’éducation ne nous séparait plus, nous étions égaux, réunis dans une allégresse d’écoliers en vacances, et nous causions avec entrain, comme des camarades de toujours.

Ce qu’elle me conta, rapporté par écrit, apparaîtrait insignifiant et puéril, mais par le délicieux parfum de confidence et le candide sourire de sa bouche et de ses yeux, tout ce qu’elle disait, jusqu’aux anecdotes sur ses chiens et ses chats, prenait pour moi une valeur sentimentale unique. J’écoutais, avec la joie de pénétrer dans sa vie intime, et elle s’abandonnait à ses souvenirs, m’y associait, auditeur bénévole et émerveillé. Je parlais aussi, je crois, mais j’écoutais surtout ; j’écoutais, inlassable de ces histoires qui m’initiaient à son passé, me la rendaient plus proche et quasi fraternelle. De quelques mots, je l’excitais à poursuivre, avide uniquement de l’entendre, d’entendre sa voix qui émouvait en moi des résonances infinies.

J’en oubliais presque mon rôle de cicerone ; elle oubliait de « contempler » le paysage ; mais elle le percevait, l’absorbait sans y prendre garde ; d’un geste, je lui montrais une crique aux rochers blancs, un pin penché sur l’azur ; ou bien c’était elle, d’un autre geste, sans interrompre la causerie ; et cela suffisait à nous imbiber de beauté.

Ce fut alors que je commis la gaffe. Je nous sentais si bien à l’unisson que je la crus baignée dans les mêmes ondes que moi. Nous marchions depuis une heure ; nous nous étions assis sur l’isthme séparant la calanque de Port-Miou de celle de Port-Pin. Le massif du cap Canaille étalait devant nous sa fauve et grandiose silhouette dévorée de lumière, par dessus la baie indigo, et au second plan une pointe d’éclatants rocs calcaires. Ma compagne admirait de tous ses yeux. La splendeur du décor achevait, me semblait-il, d’abolir les distances conventionnelles, m’obligeait à parler.

— Savez-vous bien, mademoiselle, que je vous connais depuis des mois… Et c’est long, à notre époque accélérée.

— Des mois !…

Et, comme si elle lisait dans mon regard, elle reprit avec un sourire où je crus discerner un peu d’ironie et de lassitude :

— Ah oui, au cinéma… Je suis un personnage de l’actualité mondiale. Qui ne me connaît pas, à l’écran ? Ce genre de célébrité m’a déjà valu des déclarations, orales ou écrites, d’innombrables admirateurs. Si j’étais une « vamp », comme ils disent aux États-Unis… une femme fatale… j’aurais de quoi m’amuser. Mais je ne désire même pas qu’on me fasse la cour ; au contraire, cela suffit à m’éloigner de quelqu’un. Savez-vous que depuis deux ans j’ai reçu douze cent trente-sept demandes en mariage ?

L’avertissement était clair, mais je fus piqué au vif ; allait-elle me confondre avec le troupeau de ses ridicules soupirants ?

Je répliquai :

— Que m’importe ! La badauderie et le snobisme n’ont rien à voir dans mon cas. Dès la première fois que j’ai vu votre image, je vous ai reconnue, comme si nous avions déjà vécu dans une autre existence antérieure… Et aujourd’hui que je vous ai retrouvée…

Elle m’interrompit, d’un ton calme et indulgent :

— Monsieur Delvart, vous oubliez que moi je ne vous ai pas vu à l’écran. Je ne vous connais donc que depuis hier… ou plus exactement depuis une heure. Vous m’êtes sympathique… très sympathique, même, et je suis réellement heureux du hasard qui nous a mis en présence. Nous sommes faits, je crois, pour nous entendre et devenir de bons camarades. Je sens que vous êtes sincère, que vous pensez ce que vous me dites. C’est pourquoi je tiens à éviter un malentendu qui risquerait de tout gâter entre nous.

— Si je vous parlais d’amour ?

— Vous deviendrez le douze cent trente-huitième, tout bonnement.

— Et j’aurais le sort de mes douze cent trente-sept prédécesseurs éconduits ?

— Oui. Je suis déjà fiancée.

Et, me voyant déconfit et penaud, elle compléta :

— Fiancée par la volonté de mon père et par convenances d’affaires. Avec le directeur de la Moon Gold, Lendor-J. Cheyne.

Et de nouveau je vis reparaître sur son visage cette contention pénible que provoquait chaque allusion à la Société astronautique et à son directeur. Mais je n’eus garde de commettre une nouvelle sottise en lui offrant de mettre à son service ma donquichottesque vaillance de chevalier-errant !

Je craignais d’avoir rompu le charme. Quelques minutes, elle cessa d’être l’enfant insoucieuse évoquant ses souvenirs et me les offrant comme des joujoux ; elle redevint Aurore Lescure, la première femme astronaute, aux prises avec un compagnon agréable mais qu’il convient de tenir à distance, Mais bientôt, d’abord volontairement pour me montrer qu’elle ne me tenait pas rigueur de ma déclaration prématurée, puis se laissant aller insensiblement, elle redevint confiante et me livra de nouveau une âme d’enfant, sœur de mes rêves.

La rebuffade que je venais de recevoir, cependant restait en moi comme un noyau de gêne. J’étais comblé, attendri de ces confidences délectables ; mais quand même je ne pouvais m’empêcher de remarquer qu’elle ne m’avait rien dit de son père, ni de son fiancé, ni des raisons qui lui faisaient redouter les journalistes… Elle m’avait livré des confidences rétrospectives, traité en bon camarade, oui, mais pas en ami, en ami vrai. Alors que tout en elle me plaisait, m’enchantait, que je m’accrochais à elle de toutes mes antennes, je ne sentais pas la réciprocité attendue, espérée, nécessaire. Je me scandalisais de cette dénivellation entre nos sentiments. Et pourtant ! Comme elle le disait : elle ne m’avait pas vu au cinéma. Ma « cristallisation » amoureuse était trop en avance sur la sienne. Pour elle, je n’étais, je ne pouvais encore être qu’un bon camarade.

Nous arrivions sur le port, lorsque dans un groupe de badauds qui regardaient débarquer des sardines, je reconnus, trop tard, le hideux calot blanc de marin américain dont s’affublait Géo et le sweater jade de Luce. Ils nous avaient aperçus ; mais tant pis pour les aménités que j’essuierais plus tard. Cette bonne pièce de Luce était capable de toutes les incartades ; je n’allais certes pas lui présenter ma compagne. Au lieu de continuer à longer le quai, nous obliquâmes vers la petite rue de pêcheurs qui mène à l’église. Déjà, Luce nous lorgnait de derrière son face-à-main ; je la vis adresser un mot à son frère, mais celui-ci la retint par le bras en m’adressant un clin d’œil complice. J’en fus quitte pour un signe de tête ironique de ma rousse Danaé, qui se détourna avec affectation.

Le manège avait, grâce à Dieu, échappé à Aurore.

À la clinique, le câblogramme était arrivé. Dès le vestibule, la femme de chambre remit la formule à « Mlle Constantin », qui la décacheta, la parcourut et resta songeuse, perplexe, à la relire deux ou trois fois. À la fin, elle me dit :

— Mon père m’annonce qu’il s’embarque avec mon fiancé sur le Berengaria. Je dois les retrouver à Paris le 21.

Une inquiétude barrait ses traits, un effort pour comprendre l’inexplicable. Mais une seule chose m’importait. J’interrogeai, affectant un calme sourire :

— Vous ne partez pas tout de suite ?

Je lui aurais baisé la main pour sa réponse :

— Rien ne presse, puisque nous ne sommes que le 16 ; j’ai encore cinq jours. Cassis me plaît, et j’ai bien droit à prendre un peu de vacances. Mais comme je ne suis plus une malade, je quitterai demain la maison du docteur, et m’installerai à l’hôtel… au vôtre, puisqu’il est bon, dites-vous.

Mais Alburtin arriva, nous fit entrer au salon. Il s’informa de notre promenade, et bondit de m’entendre.

— Aux calanques ! Vous l’avez menée aux calanques, Delvart ? Mais, miséricorde ! C’était trop loin. Je n’avais laissé sortir ma pensionnaire que sur sa promesse formelle de ne pas se fatiguer.

— Je ne suis pas du tout fatiguée, docteur.

— Possible que vous ne le sentiez pas, mademoiselle ; mais tant que vous êtes à la clinique, je suis responsable de votre santé. Mme Narinska aura ordre de vous coucher ce soir à 9 heures tapant.

Il affectait un ton bourru ; puis redevenant amical :

— Croyez-moi, ma petite, ne veillez pas trop tard ; vous en serez plus alerte demain.

J’allais prendre congé, avec le regret de n’être pas invité à dîner, comme je l’espérais, mais Alburtin m’administra dans le dos une de ses claques joviales et exaspérantes.

— Un instant, Delvart ; venez jusqu’au laboratoire… et vous aussi, mademoiselle. Ça pousse toujours, ma petite horticulture en chambre.

Cela poussait, en effet ! Dès la porte du laboratoire, une légère odeur de roses en putréfaction prenait aux narines. Envahissant la table, la masse spongieuse née de la poussière météoritique, sous l’ampoule à rayons X toujours en activité, faisait à cette heure un gros tas vaguement pyramidal, couleur marc de café, agité d’une effervescence bouillonnante. Les boursouflements de bulles et les petites explosions de fine pulvérulence roussâtre s’y succédaient de seconde en seconde, en un crépitement continu. On eût dit une éruption volcanique en miniature. La poussière impalpable revêtait toute chose dans la pièce, d’un voile couleur brique. Quant aux moisissures rouges sur les fils de l’ampoule, c’étaient maintenant des tumeurs grosses comme des noix.

Le spectacle avait pour moi quelque chose d’inquiétant, de répugnant. Mais les deux scientifiques étaient uniquement intéressés, et ils échangeaient des « Splendide !… Prodigieux ! ».

— Qui sait si nous n’assistons pas ici à une phase unique dans cette évolution de germes extraterrestres ? fit Aurore, pensive. Nous laissons peut-être perdre des observations d’un prix inestimable. Il faudrait un spécialiste en biologie végétale.

— Mon vieil ami Nathan, le professeur à la Sorbonne ?… murmura Alburtin. Au fait, continua-t-il, montrant la boîte verte, la provision de météorites n’est pas épuisée. Nous pourrons lui en envoyer quelques grammes demain ?

En sortant du laboratoire, Aurore et Alburtin, qui avaient manipulé les végétations, furent obligés de passer au lavabo ; et moi-même, couvert de poussière rouge, je dus accepter de la femme de chambre un solide coup de brosse, avant de quitter la clinique.

À l’hôtel Cendrillon, j’affrontai l’accueil gouailleur des Ricourt, en demandant, de l’air le plus naturel :

— Et votre excursion à Saint-Maximin ? Elle s’est bien passée ?

— Pas mal, ricana Géo. Et toi, hier ? On ne t’a pas vu de la soirée.

— Nous étions inquiets, dit la vieille dame. Nous vous croyions en panne dans la colline avec le docteur Alburtin.

Luce me toisait d’un air sardonique.

— Ah ! Tonton, tu lâches la peinture pour la médecine… et le camionnage… Mais je t’en veux d’avoir filé comme ça tout à l’heure. J’aurais aimé que tu me présentes ta jolie aviatrice.

Comme je détestais Luce ! comme je la trouvais vulgaire, avec son américanisme de contrebande, son rire bruyant et aurifié ! Quel mépris j’avais pour elle, désormais ; et que j’eus de peine, ce soir, à supporter ses brocards sans lui jeter au nez mon opinion toute nue !

Mais la pensée d’Aurore me soutenait, et ce fut d’un front d’airain que j’inventai les mensonges nécessaires pour répondre aux questions sur « Mlle Constantin », son pays, d’où elle arrivait, etc. Mais je faillis rougir quand Luce me dit :

— C’est curieux, Tonton, elle ressemble à cette Américaine dont nous parlions hier à Tauroëntum… tu sais bien, miss… miss… ah oui ! miss Lescure.

Je la regardai, mais elle faisait sa réflexion sans y attacher d’importance, et elle n’insista pas quand son frère lui eut répliqué, par esprit de contradiction :

— Où prends-tu cette ressemblance, ô Lucy. Tu rêves. Mlle Constantin est visiblement plus forte, plus petite, et française… Pas du Midi, hein, Gaston ?

— Non, plutôt du Nord.

Je fus soulagé quand ils s’en allèrent enfin rejoindre des amis, à la Réserve.

Mécontent de ma soirée, de moi-même et de tout, inquiet pour la tranquillité d’Aurore, je passai une heure à classer mes toiles de Cassis… et à être harcelé de démangeaisons. Je pestais : « Des puces, à présent ! Ça c’est le comble ! Depuis quinze jours il n’y en avait pas une à l’hôtel.. Et Elle qui doit venir loger ici demain ! »