La Grande Pitié des églises de France/02

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La Grande Pitié des églises de France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 766-804).
LA
GRANDE PITIÉ DES ÉGLISES
DE FRANCE[1]

II[2]


V

PREMIER DISCOURS DES EGLISES

(16 janvier 1911)

La discussion générale du budget de l’Intérieur m’offrait le moyen d’exposer à la tribune le péril des églises et mes raisons. Le 16 janvier, vers la fin de l’après-midi, M. Brisson présidant, j’ai obtenu la parole. Voici, d’après l’Officiel, mon discours (je ne supprime que les interruptions inutiles), et le récit de cette discussion où la Chambre, d’abord, aux deux tiers hostile, me hachait d’interruptions et puis peu à peu se laissait saisir par la grandeur incomparable du sujet.


M. MAURICE BARRÈS. — J’ai adressé, il y a quelques mois, une lettre publique à M. le Président du Conseil, pour lui signaler les dangers que courent nos églises depuis la loi de séparation et pour lui demander quelles mesures il songe à prendre afin de protéger la physionomie architecturale, la figure physique et morale de la terre française (Très bien ! Très bien ! à droite.)

La réponse publique qu’il m’a fait l’honneur de m’adresser ne contient pas une solution claire, rassurante, décisive.

LEs églises continuent de s’écrouler.

La liste est longue de celles qui jonchent le sol de leurs matériaux. Et ce désastre ne peut que s’étendre, à mesure que les années viendront, car les édifices cultuels profitent encore da bon entretien que le régime concordataire leur assurait ; mais la pluie, la neige, les hivers vont faire leur besogne. Ajoutez que, sur bien des points de nos campagnes, on est trop pauvre pour soutenir l’église et que sur d’autres elle est minée par les manœuvres de sectaires acariâtres et virulens.

Comment protéger nos églises contre les saisons, contre la pauvreté et contre les sectaires ? C’est un des plus graves problèmes laissés en suspens dans le nouveau régime des cultes.

Cette solution que la loi ne donne pas, on la cherche partout, d’une façon spontanée, en dehors du Gouvernement. Depuis que nous n’avons plus de Concordat, il s’en ébauche, des formes les plus variées, dans chaque commune de France. De tous côtés, la municipalité « propriétaire » et le prêtre « occupant sans titre » engagent des conversations. Mais quelles conversations ! trop précaires et sur des données trop incertaines. Autour des églises, d’un bout de la France à l’autre, c’est une anarchie. Vos préfets prennent des décisions contradictoires. La pensée gouvernementale semble encore en formation.

Monsieur le ministre, je n’avance rien là que je ne puisse prouver. J’ai fait une longue enquête à travers le pays. Je vais en résumer les résultats devant la Chambre. Puis je dirai pourquoi, à mon avis, chacun de nous doit vouloir, en dehors de toute préoccupation confessionnelle, que les églises demeurent debout. Ces deux points seront toute mon intervention que je tâcherai de faire brève.

Tout d’abord, pour qu’on ne m’accuse pas de dramatiser la situation et pour rester dans l’exacte vérité, hors de laquelle il n’y a rien qui puisse intéresser cette assemblée, je tiens à bien affirmer que nulle part la bonne volonté des catholiques pour l’entretien des églises ne fait défaut, et que, Dieu merci ! dans le plus grand nombre des villes et villages les conseils municipaux, reconnaissant à l’église le caractère de propriété communale que lui a donné la loi, cherchent à la maintenir, comme les autres édifices communaux, dans la mesure de leurs ressources. Mais cette bonne volonté, que je salue, n’est pas unanime. Sur un grand nombre de points, l’église est entourée de partis pris d’ordre politique, dangereux pour elle et qui s’échelonnent par degrés depuis l’inertie et l’immobilité peu bienveillantes jusqu’à l’agression ardente.

Cet immense détail, quel qu’en soit l’intérêt, il n’est pas possible que je l’apporte à la tribune. Du moins les diverses situations sur lesquelles je désire appeler votre attention, je puis les classer dans un petit nombre de catégories, et de chacune de celles-ci je vous donnerai des exemples typiques. Je ne vous citerai qu’une dizaine de cas, mais veuillez vous rappeler, messieurs, qu’ils en représentent des centaines que j’ai là dans mon dossier.

Le premier groupe que je veux vous signaler, c’est celui des municipalités qui, sans prétexte valable, se refusent à rien dépenser pour maintenir l’église devenue leur propriété. De cette catégorie, je ne peux pas donner un meilleur exemple que la commune de Lignières, dans l’Aube.

A Lignières, le maire a fait fermer l’église, sous prétexte que la sécurité n’y était pas suffisamment assurée. Malgré de pressantes instances depuis quatre années, la municipalité ne veut rien faire. Et pourtant, de par la loi de séparation, cette commune s’est enrichie d’une somme considérable de quinze mille francs qui appartenait à la fabrique et qui rapporte environ trois cent soixante-trois francs avec lesquels on pourrait parer au mal.

Il est d’autres communes où les catholiques s’offrent à faire une partie des dépenses et se bornent à demander au conseil municipal qu’il fournisse l’appoint nécessaire pour sauver l’édifice devenu propriété municipale. Croirait-on que de nombreuses municipalités se refusent à cette collaboration ? A Souvigné, dans le département des Deux-Sèvres, le conseil municipal avait résolu de détruire le clocher. « Eh bien ! dirent les fidèles, pour cette besogne stérile, pour cette destruction, vous allez dépenser de l’argent. Permettez-nous de compléter de notre poche la somme que vous êtes prêts à sacrifier ; nous arriverons ainsi à faire la somme nécessaire pour une restauration. Vous ne dépenserez rien de plus que ce que vous avez voté et notre commune en sera plus riche ; elle gardera sa propriété en même temps que nous autres catholiques, nous aurons un lieu de culte. » Le conseil municipal refusa. Alors les catholiques proposèrent de prendre à leur charge toute la dépense. On voulut bien accepter. Ils eurent de la chance ! Car vous allez voir qu’il y a des conseils municipaux où leur sacrifice eût été bel et bien repoussé.

En effet, nous arrivons à une troisième catégorie de faits que nul homme de bon sens ne voudrait croire exacts si l’on n’était à même d’en apporter des preuves. Vous allez voir des conseils municipaux qui, non contens de se refuser à voter aucun argent pour les réparations les plus urgentes, vont jusqu’à interdire aux catholiques de faire à leurs frais ces travaux.

A Méricourt, dans le Pas-de-Calais, des réparations ont été reconnues nécessaires. Le curé a offert de les effectuer avec ses moyens. Le Conseil municipal a refusé et lui a défendu de toucher à l’église.

A Buxeuil, dans l’Aube, même cas : le curé offre de se charger des réparations ; il accepte les dures conditions proposées par le conseil ; il présente pour cautions les habitans les plus honorables et les plus solvables, mais le maire en fin de compte interdit toute réparation.

A Ville-sur-Arce (Aube), il n’y aurait presque rien à faire : une simple réparation à l’entrée de la nef. Le curé ne demande qu’à s’en charger. Mais le maire, qui a été poursuivi en dommages-intérêts pour avoir fait sonner les cloches à l’occasion d’un enterrement civil, croit trouver là une occasion de se venger. Il ordonne la fermeture d’une partie de l’église et il s’oppose aux réparations.

J’appelle avec confiance l’attention de la Chambre sur les cas de cette catégorie. Ils dénotent un esprit de tracasserie et de sectarisme qui ne peut être approuvé par aucun homme politique. (Applaudissemens à droite et au centre.)

Dans des cas pareils, me dira-t-on, pourquoi les catholiques ne se tournent-ils pas du côté de l’administration ? N’est-elle pas là pour nous départager, pour rétablir infatigablement le bon sens, la paix, dans les fourmilières locales ? Et puis elle a du tact ! (Sourires.) Ah bien, oui ! Écoutez ce qui se passe à Saint-Gervais-sur-Couches, en Saône-et-Loire.

Je n’ai pas visité l’église ; mais les répertoires spéciaux la mentionnent comme une belle église romane. Des réparations y sont nécessaires. Les catholiques offrent d’en couvrir les frais. La municipalité ne leur répond pas.

J’emploie ce cas pour prouver que, sur certains points, il y a mauvaise volonté de la part de l’administration. Je veux démontrer qu’en ce qui touche cette question des églises, la pensée du Gouvernement est encore en formation. (On rit.)

Je veux me persuader qu’aussitôt qu’elle aura pris forme, elle nous donnera satisfaction. Pour l’heure, le curé de Saint-Gervais n’obtenant pas de réponse du maire, s’est tourné vers le sous-préfet et a demandé une visite d’architecte. Le sous-préfet lui a répondu : « Nous ne vous connaissons pas ; vous n’êtes qu’un tiers, vous n’avez pas qualité pour demander la visite d’un architecte. »

« Mais il y a danger, insiste le prêtre ; quelle marche dois-je suivre ? »

Et le sous-préfet de répliquer : « S’il y a danger, le maire seul a mandat pour le constater et pour me prévenir. »

Vous voyez la véritable scène de comédie ; vous voyez ce prêtre renvoyé par ce sous-préfet pince-sans-rire et beau diseur à ce maire sourd et muet. (Rires.) C’est une comédie. Mais elle a pour fond de décor...

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL, MINISTRE DE L’INTÉRIEUR ET DES CULTES. — Le sous-préfet, dans la circonstance, n’a agi que conformément à son devoir. Il n’était pas possible d’accepter d’un tiers des propositions formulées dans les conditions que vous venez d’indiquer, car ce tiers n’avait pas qualité pour faire appeler l’architecte chargé par la municipalité de surveiller l’édifice communal, pour arrêter avec lui le devis des réparations qui pouvaient être nécessaires. La personnalité qui est qualifiée pour agir ainsi est le maire ; c’est à lui que l’offre de concours doit être régulièrement transmise.

M. MAURICE BARRÈS. — Je ne désire et nous ne désirons tous que voir clair ; je suis absolument d’accord avec M. le Ministre ; mais si nous étions en commission pour préparer la loi, je demanderais que cette situation de Saint-Gervais fût retenue, examinée, réglée. Un maire refuse de demander la visite d’un architecte ; il faut qu’il y ait un appel possible. Car voilà un cas que l’on reverra trop souvent : un maire, par négligence ou mauvaise volonté, s’abstenant de convoquer l’architecte, le curé se tournant alors vers le sous-préfet et le sous-préfet répondant : « Je n’y peux rien ; débrouillez-vous avec votre maire. » Pendant ce temps et comme fond de scène, des paysans français, des fidèles, des contribuables, agenouillés sous une voûte en train de s’écrouler.

Au reste, j’ai tort de m’indigner. Je comprends que mon rôle est moins de vous apporter mon sentiment que des renseignemens. Eh bien ! continuons de voir comment l’administration élève le mutisme à la hauteur d’un système.

Laissez-moi vous lire une note significative qui me vient du maire de Messei, dans l’Orne :

« Depuis le mois de mai, alors que quatre architectes ont donné leur avis formel tendant à la reconstruction du clocher qui constitue un danger public ; alors que le maire a multiplié ses instances auprès de l’administration ; alors que la saison rend les travaux de plus en plus difficiles, la commune ne peut obtenir l’autorisation préfectorale pour faire la dépense que le conseil municipal, d’accord avec une population entièrement catholique, a votée. »

Et quel est ce maire ainsi traité ? C’est un des doyens du Parlement français ; c’est notre éminent collègue du Sénat, M. de Marcère.

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Jamais je n’ai rien...

M. MAURICE BARRÈS. — Permettez ! C’est M. de Marcère lui-même qui m’a « donné cette note en me disant : « Il serait peut-être instructif de montrer comment un des doyens des mairies françaises est traité. »

D’ailleurs, monsieur le Président du Conseil, voulez-vous me permettre de vous citer mon cas ? Je n’ai pas été plus heureux que M. de Marcère. Le 15 novembre 1910, je vous ai écrit pour attirer votre attention sur le mémoire à vous adressé par M. le curé de la paroisse de Reterre, dans la Creuse. Ce prêtre a réuni les fonds nécessaires pour reconstruire son église ; il est d’accord avec son conseil municipal, mais il ne peut pas arriver à obtenir de l’administration l’autorisation de commencer les travaux. Votre préfet se tait. Vous vous taisez. Où est le Gouvernement ?

Un exemple encore du mauvais vouloir de l’administration. Ecoutez l’histoire du maire de Lapenche.

Ce maire d’une commune de Tarn-et-Garonne a rêvé la démolition d’une église isolée, Sainte-Eulalie, plus spécialement consacrée au culte des morts. Cette église ne menace pas ruine. Bien que vieille de plusieurs siècles, elle est en bon état. Le maire voudrait un décret de démolition. Il s’adresse au préfet qui lui répond textuellement : « Il vous appartiendra... de faire prendre par votre conseil municipal une délibération prononçant la désaffectation de la chapelle de Sainte-Eulalie. » Cette délibération est prise et, le 16 janvier 1910, le conseil municipal décide que l’église de Sainte-Eulalie sera démolie. Peu de jours après, le maire de Lapenche, en écharpe, accompagné de son adjoint, de deux conseillers municipaux, d’une escouade de ses partisans, du garde champêtre et de deux gendarmes, arrivait à l’église avec un entrepreneur de travaux de maçonnerie muni de charrettes, d’échelles, de cordes et de pics. Mais l’alarme est donnée ; les catholiques se massent devant leurs vieux murs et, spectacle charmant, ce sont les deux gendarmes qui, pleins de bon sens, calment le magistrat. (Rires à droite et au centre.)

Enfin, pour finir cette énumération qui était nécessaire afin de donner une base réelle à mon argumentation, écoutez le cas de Brue-Auriac, dans le Var. Vous y surprendrez, comme trois mains dans le même sac, la triple action injustifiable de la municipalité, du préfet et du Gouvernement.

Le décret de désaffectation de l’église de Brue-Auriac a été demandé et obtenu le 22 juin 1908 à l’insu du curé et des catholiques. Ce décret est illégal, nul et de nul droit, ayant été pris par le ministre des Cultes, alors qu’il devait être rendu en Conseil d’Etat et après mise en demeure dûment notifiée. Cette illégalité flagrante n’émeut pas le préfet. (Exclamations ironiques à gauche.)

Je comprends, messieurs, que vous soyez choqués... Le préfet répond en substance : « L’autorité ne revient jamais sur sa décision. (Rires à droite et au centre.) Votre église est désaffectée. Une seule solution est possible, c’est que vous nous rachetiez cette église. Mais, d’avance, soyez convaincus que nous ne la vendrons qu’à beaux deniers. »

Alors les catholiques ont offert de se charger de la restauration de l’église, évaluée à 6 300 francs par les architectes. Mais la municipalité, qui voyait là une bonne occasion de se faire de l’argent, exigea qu’on lui remît en outre une prime de 5 000 francs. Cinq mille francs, c’est une somme ! C’est en outre une véritable tentative d’extorsion de fonds. Les catholiques s’y résignèrent, mais ils ne pouvaient offrir que 2 000 francs : la municipalité n’a rien voulu rabattre. L’église de Bruc-Auriac demeurera fermée, comme l’est, à côté, l’église du village de Seillans, qui ne fut rouverte qu’un jour depuis 1907 pour en faire sortir les fonts baptismaux, que la municipalité voulait transformer en auge à cochons, (Exclamations à droite et au centre. — Mouvemens divers.)

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Voulez-vous me permettre de vous donner un renseignement sur la situation de cette ancienne église ?

Vous avez dit, monsieur Barrès, qu’elle avait été désaffectée par un décret illégal en ce qu’il n’avait pas été pris en Conseil d’État. Mais pour vous prononcer ainsi, vous ignorez certainement que ce décret s’appliquait à une église fermée antérieurement à la loi de séparation, qui ne servait plus à l’exercice du culte depuis 1898, date à laquelle l’accès en avait été interdit par mesure de sécurité publique. Le décret de désaffectation a donc été pris conformément aux prescriptions de la loi de 1905.

Je vous devais ces explications, parce que la façon dont vous parlez de cette désaffectation tendrait à faire croire que cette ancienne église était ouverte au culte, que, sans raison légitime, on l’a désaffectée par un décret illégal, et qu’ainsi une œuvre de sectarisme a pu s’accomplir. Eh bien ! non, il n’y a eu ni acte illégal, ni œuvre sectaire. Je tiens à répéter que depuis 1898 l’édifice dont il s’agit ne servait plus au culte, et que l’accès avait dû en être interdit, depuis cette date lointaine, pour sauvegarder la sécurité publique. (Très bien ! Très bien ! à gauche.)

M. MAURICE BARRÈS. — Le décret de désaffectation a été pris le 22 juin 1908 et c’est toutes ces années-ci que les catholiques voulaient utiliser leur église. Approuvez-vous des municipalités qui prétendent que les fidèles, pour avoir le droit de dépenser leur argent dans l’église, auront tout d’abord à verser une prime ? Non. Eh bien ! cela prouve que la situation de nos églises est incertaine et dangereuse. On pourra épiloguer sur chacun des cas ; mais il est trop certain qu’il y a un péril vrai et grave derrière ces exemples.

Cependant cette situation met en gaieté un certain nombre de nos administrateurs. Le sous-préfet de Clermont, dans l’Oise, reçoit une délégation des habitans de Cinqueux navrés de la destruction de leur clocher par la dynamite. Il leur dit : « De quoi vous plaignez-vous ? Je vous ai fait des ruines superbes. Les étrangers vont venir les visiter. Mettez devant un tourniquet, et faites payer vingt sous d’entrée ; cela vous fera de l’argent. » (Exclamations à droite.)

Voilà comment des gens que nous payons tournent en dérision des sentimens que nous respectons. (Très bien ! Très bien ! à droite et au centre.)

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Mais le fait est-il exact ?

M. MAURICE BARRÈS. — Messieurs, je demande au gouvernement et je demande à la Chambre : Prenez-vous votre parti de ces destructions ?

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Eh bien ! oui. Le clocher dont il s’agissait...

M. MAURICE BARRÈS. — Je vous vois venir. Ne déplaçons pas la question. Je sais à quel monstre de souplesse j’ai affaire. (On rit.) En rappelant la demande des catholiques de Cinqueux, j’ai voulu démontrer que le sérieux, le pathétique de cette question des églises, qui échappe à un certain nombre de nos collègues, échappe également à certains de vos administrateurs. Quand une démarche est faite auprès d’un fonctionnaire par des contribuables, — j’emploie le mot « contribuable » dans l’idée qu’il aura ici plus de poids que le mot de « fidèle, » — acceptez-vous que ce fonctionnaire les nargue ? Ah ! vous voudriez me parler du fond de la question ! Non, je cite le cas de Cinqueux uniquement pour vous prouver l’état d’esprit d’une partie de l’administration et l’irrespect d’un jeune fonctionnaire à l’égard de ce qui est vénérable. (Applaudissemens à droite.)

Voilà des faits. J’en pourrais citer jusqu’à demain. Voilà quelques-uns des mille épisodes du grand fait général qui est voulu et préparé par plusieurs : la démolition de nos églises. Je devais mettre ces cas exemplaires sous les yeux de la Chambre pour justifier les considérations d’ordre moral qui vont faire l’objet de la seconde partie de mon discours.

Je viens vous demander, monsieur le Président du Conseil ; Prenez-vous votre parti de ces destructions ? Vous semble-t-il admissible que le caprice d’un jour et le complot d’une secte jettent bas ce qui est une œuvre des siècles et une des plus profondes pensées de notre pays, je veux dire cette immense végétation d’églises ?

Et qu’il n’y ait pas d’équivoque ! Je ne m’adresse pas au sous-secrétaire d’Etat des Beaux-Arts, mais au chef du gouvernement. Je ne viens pas parler pour les belles églises. Je veux croire aujourd’hui que leur beauté les préservera, ou plutôt, — car mon enquête m’a prouvé que par centaines elles sont en danger, — j’ajourne ce débat spécial. Aujourd’hui je vous demande la sauvegarde pour toutes les églises, pour celles qui sont laides, dédaignées, qui ne rapportent rien aux chemins de fer, qui ne font pas vivre les aubergistes... (Exclamations ironiques à gauche. — Mouvemens divers.) Je vous demande la sauvegarde pour toutes les églises, pour celles-là mêmes dont personne ne dit : « Quelle belle salle de bal cela ferait, quel musée ! Il faut la conserver. » Enfin, je viens parler en faveur des églises qui n’ont pour elles que d’être des lieux de vie spirituelle.

J’ai hésité à me charger de cette tâche. Je me demandais si l’honneur de défendre les églises, je ne devais pas le laisser à ces collègues, éminens par leur talent de parole et par leur science ^juridique, qui appartiennent à un parti confessionnel. : Mais il m’a paru que l’argument catholique qu’ils feront valoir risquerait de ne pas trouver ici un écho chez tous. Au contraire, je veux m’appuyer sur des sentimens que partage la quasi-unanimité de cette Assemblée. Oui, j’imagine qu’il y aurait moyen de produire, en faveur des églises de France, plusieurs argumens qui peuvent, qui doivent être accueillis par chacun de nous à quelque parti qu’il appartienne. (Très bien ! Très bien ! au centre et à droite.)

Je me bornerai toutefois à l’une des raisons qui me persuadent le plus moi-même.

La pensée profonde qui m’attache aux églises, c’est une pensée qui est familière à tous les membres de la majorité. Je viens me placer au centre de votre programme. Cette pensée, cette thèse sur laquelle je veux m’appuyer, la démocratie moderne l’a héritée de la philosophie du XVIIIe siècle.

C’est votre thèse que tout homme a droit à l’épanouissement de toutes ses facultés. C’est la thèse qui relie les philosophes du XVIIIe siècle à notre démocratie moderne et que le plus grand nombre de nos collègues ont reçue des Louis Blanc, des Michelet, des Victor Hugo. Elle peut paraître erronée ; elle est généreuse, vraie en partie et pour les besoins de la discussion, je l’accepte. Partons de là ensemble.

Il s’agit d’assurer à chaque individu le plus complet rendement de sa personne. (Très bien ! Très bien ! au centre.)

Pour cet effet, vous comptez sur l’école.

Oh ! j’entends bien, sur l’école de demain, complétée par des œuvres postscolaires, suivies elles-mêmes, — nous en avons vu l’essai, — de cours populaires, de promenades dans les musées, de conférences dans les universités populaires, de tout un ensemble de créations qui, dans votre esprit, doivent encadrer, soutenir l’homme tout au long de sa vie et mettre à la disposition de chacun toutes les sciences et tous les instrumens du savoir. !

Eh bien ! quand vous parviendriez à donner à tous les enfans du village le sentiment le plus juste de ce que sont les méthodes scientifiques, quand vous auriez pénétré de rationalisme tous les esprits, vous n’auriez pas donné satisfaction à toutes les aspirations de l’homme. (Applaudissemens à droite. — Mouvemens divers.)

Je vous l’ai déjà dit, ne me plaçant ici aucunement à un point de vue confessionnel, je ne songe ni à contester les droits nécessaires de la raison, ni à humilier celle-ci devant aucun dogme. (Très bien ! Très bien ! au centre.) Je dis simplement qu’il ne faut pas compter sur le rationalisme non plus que sur la science pour cultiver toute l’âme humaine. Il y a une part dans l’âme, et la plus profonde, qu’ils ne rassasient pas et qu’ils ne peuvent même pas atteindre.

Demandez plutôt aux chefs de ce mouvement de libre pensée qui nous emporte. Allez rue Monsieur-le-Prince, Auguste Comte y construisit une église. Allez là-bas, en Provence, vous y trouverez l’oratoire que Stuart Mill y éleva. Stuart Mill, celui que Gladstone appelait le saint du radicalisme ! Tous ne construisent pas des oratoires, tous ne vont pas jusqu’à donner une forme sensible à leurs aspirations religieuses ; mais tous, au terme de leurs travaux, ils trouvent l’inconnaissable et ne se resignent pas à vivre sans aucune espèce de communication avec lui. Ils veulent l’atteindre, s’y abreuver. C’est un besoin profond de leur être. Leur raison claire constate son impuissance et autorise alors l’intervention du sentiment, du rêve, de la vénération, des pressentimens, de l’intuition, bref, de toutes les forces les plus profondes de leur âme. (Applaudissemens cm centre et à droite.)

M. BOUGE. — Voilà un magnifique langage.

M. MAURICE BARRÈS. — Cette inquiétude, cette tristesse, cet inassouvi au milieu du laboratoire, c’est ce que Albert Dürer a représenté dans cette sublime gravure de Melencholia au-dessous de laquelle on pourrait écrire : Insuffisance de la science pour contenter une grande âme. C’est l’aventure de Faust, l’aventure de tous les Faust, des plus hautes et plus savantes intelligences.

Et prenez bien garde, messieurs, que cette émotion de qualité religieuse, ces forces profondes orientées vers le mystère qui est au fond de toute réalité, elles existent chez chacun de nous.

Sans doute, le cours de la vie, la médiocrité et la fatigue des besognes quotidiennes nous empêchent, et nos chétives aventures sont moins fécondes en réflexions que la magnifique détresse de Faust et de Pascal. Cependant la naissance, la fondation d’une famille, la mort, les extrêmes malheurs comme les maladies inguérissables dont on a l’idée que l’on ne pourra pas sortir, le sens de l’injustice constante et continue de la vie ramènent l’attention du plus simple sur ce qu’il y a d’incompréhensible et d’implacable dans la destinée humaine. Le gémissement d’une vieille femme agenouillée dans l’église de son village est du même accent, traduit la même ignorance, le même pressentiment que la méditation du savant ou du poète. (Vifs applaudissements.)

C’est qu’aussi bien quelques notions de plus ou de moins n’y changent rien, nous sommes tous le même animal à fond religieux, inquiet de sa destinée, qui se voit, avec épouvante, encerclé, battu par les vagues de cet océan de mystère dont a parlé le vieux Littré et pour lequel nous n’avons ni barque ni voile. (Très bien ! très bien !)

Sous le porche de l’église, chacun laisse le fardeau que la vie lui impose. Ici le plus pauvre homme s’élève au rang des grands intellectuels, des poètes, que dis-je ? au rang des esprits : il s’installe dans le domaine de la pensée pure et du rêve. Rien de fastidieux ni de bas n’ose plus l’approcher, et tant qu’il demeure sous cette voûte, il jouit des plus magnifiques loisirs de la haute humanité. Même la douleur s’efface dans le cœur des mères en deuil et fait place aux enchantemens de l’espérance.

Ces grands états d’émotivité religieuse, vous croyez pouvoir les dédaigner, ne rien faire pour eux. Peut-être même croyez-vous pouvoir les anéantir... Vous le croyez parce que tels de vos maîtres (j’entends des maîtres de votre intelligence) vous y ont incités. Mais faites attention ! Aujourd’hui, ceux que vous reconnaissez pour vos maîtres ne vous disent plus cela. Bien au contraire ! Les tenans de la méthode expérimentale, ceux qui ont voulu l’appliquer même aux choses de l’âme et constituer une science psychologique vous disent que de ces parties profondes de l’être, de ce domaine obscur surgi-mt toutes les puissances créatrices de l’homme, toutes les intuitions, celles que la raison pourra contrôler, aussi bien que celles qui dépassent la raison.

Il y a tout au fond de nous un domaine, le plus riche domaine d’aspirations confuses, un domaine obscur, et ces psychologues scientifiques le reconnaissent comme la nappe profonde qui alimente nos pensées claires. Les plus grandes et les plus fortes pensées dont nous prenons conscience sont comme des pointes d’îlots qui émergent, mais qui ont des stratifications immenses sous la mer.

De plus en plus, les esprits se tournent vers cette région subconsciente de l’âme.

Vous ne pouvez pas ne pas tenir compte de cette grande activité intérieure. Cette vie mystérieuse, cette conscience obscure, ce besoin du divin, c’est un fait et qu’il n’est pas en notre pouvoir d’abolir dans l’homme.

Que d’exemples saisissans je pourrais donner des exigences de cette vie profonde de l’esprit ! Et quand la Chambre sera amenée, comme je le prévois, à examiner « la question de la Sorbonne, » je crois qu’il sera facile de montrer que ces étudians qui se plaignent des savantes éruditions toutes sèches de leurs maîtres (éruditions par ailleurs fort intéressantes), ce sont des jeunes gens dont la vie profonde réclame une nourriture et qui souffrent (souvent à leur insu) de ce que l’on cultive en eux seulement la surface de l’âme. (Applaudissemens à droite et sur divers bancs au centre.)

Mais, je n’insiste pas. Ces vérités appartiennent aujourd’hui à la masse des esprits. Et je n’aurai pas besoin d’un plus long raisonnement pour vous montrer qu’elles éclairent et règlent complètement le sujet qui nous occupe.

Cette conscience obscure, en effet, c’est elle qui a voulu l’église du village et qui continue à la vouloir, comme c’est elle qui a déchaîné l’inquiétude de Faust et fait ouvrir la chapelle d’Auguste Comte et l’oratoire de Stuart Mill.

Eh bien ! une fois les églises de nos villages jetées par terre, avec quoi donnerez-vous satisfaction à tout ce monde d’aspirations auxquelles nos églises répondent ? où cultiverez-vous ces facultés de la vie émotive qui s’abritent, s’affinent et s’apaisent depuis des siècles dans l’église ? où trouverons-nous, si l’église est fermée, cette satisfaction qu’elle donnait à l’inquiétude mystique, cet apaisement de l’angoisse profonde et, pour tout dire d’un mot, cette espèce de discipline du fond redoutable de l’âme ?

Oui, messieurs, le fond religieux est à la fois très fécond et très redoutable, et l’Église y met une discipline.

Pour quiconque a médité sur ces abîmes de la vie sous-consciente, l’Église demeure ce que l’homme a trouvé de plus fort et de plus salubre pour y porter l’ordre. Seule aujourd’hui, elle répond encore aux besoins profonds de ceux-là mêmes qui semblent les plus réfractaires à son paisible rayonnement. Seule elle étend ses pouvoirs jusqu’à ces régions « où, comme dit Gœthe, la raison n’atteint pas et où cependant on ne veut pas laisser régner la déraison. »

Il y aurait beaucoup d’inattendu, si la vieille église disparaissait du milieu des maisons qu’elle domine.

Écoutez ce que vous disent le prêtre, le pasteur et le médecin de campagne. Ils s’accordent pour affirmer, pour constater que le terrain perdu par le christianisme, ce n’est pas la culture rationaliste qui le gagne, mais le paganisme dans ses formes les plus basses : c’est la magie, la sorcellerie, les aberrations théosophiques, le charlatanisme des spirites. (Protestations à (fauche.)

Messieurs, je ne vous dis pas : Voilà ce qui est partout...’ J’appelle votre attention sur ce fait qu’à mesure que le catholicisme disparait du village, on ne voit pas surgir des hommes munis de cette méthode scientifique qui vous est chère. Eh ! non, on voit réapparaître çà et là, chez beaucoup d’êtres, je ne dis pas chez tous, la magie, la sorcellerie, les aberrations théosophiques, le charlatanisme des spirites... (Nouvelles protestations à gauche.)

Il est intéressant de chercher à comprendre les divers étages du sentiment religieux dans la population française. Je puis vous citer tel village du Midi, dans la partie de l’arrondissement d’Agen qui confine au Tarn-et-Garonne, où l’on place dans le cercueil les souliers du mort et de l’argent, les souliers pour qu’il puisse aller au bout de son voyage, l’argent pour qu’il soit à même de donner une satisfaction à la divinité infernale. (Mouvemens divers.)

Je vous cite ce menu détail, qui fait image, pour vous montrer à quel point, sous une épaisseur plus ou moins forte de christianisme, demeurent d’obscures survivances du paganisme, toute une barbarie prête à remonter à la surface, des débris du passé, des détritus de religion, auxquels la civilisation n’a aucun intérêt à laisser la place libre.

L’église du village assainit le sol au milieu duquel elle est plantée. (Exclamations à l’extrême gauche. — Applaudissemens au centre et à droite.) Ceux qui veulent la jeter bas croient, je suppose, qu’ils vont élever les paysans à un état supérieur, à une spiritualité plus haute, mieux épurée. J’appelle leur attention sur ce point très important ; s’ils examinent l’état des choses avec soin, ils verront leur erreur. C’est une régression qu’ils préparent. (Très bien ! Très bien ! au centre.) Oui, messieurs, l’église plantée sur la place du village assainissait le sol. Autour d’elle la plante humaine se développait dans un air de civilisation. Si vous la jetez bas, aussitôt il semble que les exhalaisons malsaines qu’elle avait étouffées s’élèvent de nouveau. (Applaudissemens au centre et à droite.)

Je ne veux d’autre preuve de cette barbarie toute prête à réapparaître que les scènes scandaleuses qui se sont passées à Grisy-Suisnes sur les décombres de la vieille église.

La démolition de cet édifice avait rendu nécessaire l’exhumation des morts que la piété des fidèles y avait déposés. Le maire, qui avait voulu cette destruction, aurait dû se préoccuper que cette besogne s’exécutât avec respect et décence. Il la surveilla, en effet, flanqué de son garde champêtre (Sourires), mais c’était qu’il espérait que la pioche des ouvriers mettrait au jour le « trésor des curés, » comme il disait. Des témoins nous ont décrit tout au long les ignominies auxquelles se livrèrent des hommes brutaux, excités par les pourboires de ce chercheur de trésor. On nous les a montrés faisant danser le rigodon aux corps qu’ils déterraient, au milieu des petits enfans accourus de l’école. (Exclamations.) Le cœur se soulève de dégoût.

J’ai fini. Vous me rendrez cette justice que je ne vous ai apporté aucune considération tirée de la politique de parti, ou de l’apologétique dogmatique. Je me suis placé devant les faits, devant le fait religieux. Il n’est pas permis à des législateurs de ne pas tenir compte d’une réalité. Le sentiment religieux existe : l’église du village est ce sentiment rendu visible. Ces églises sont idéologiques, les seuls édifices idéologiques qu’ait le peuple, c’est-à-dire chargés uniquement d’idées qui ne représentent pas de la besogne. Respectez donc ces pierres nécessaires au plein épanouissement de l’individu.

Monsieur le Ministre, en dépit de quelques divergences que j’ai saisies au long de ce discours, je vois qu’ils sont nombreux ici ceux qui croient qu’au nom d’une néfaste politique d’un jour, il ne faut pas compromettre quelque chose de séculaire et qui joue un tel rôle dans l’histoire de notre pays et de la civilisation. (Très bien ! Très bien ! au centre et à droite.) Eh bien ! que pensez-vous faire pour protéger ces hautes expressions de la spiritualité française ? Quelles mesures de défense prendrez-vous contre ces nouveaux barbares qui, hier, au sortir de l’encan, traînaient, dans les ruisseaux de Grisy, le drap des morts ?

Pour ma part, je suis venu défendre à cette tribune l’église de village au même titre que je défendrais le Collège de France. (Très bien ! Très bien ! au centre et à droite.)

Messieurs, vous avez reproché à la théologie de mutiler la vie, ne faites pas de même. Vous avez reproché à la conception théologique du monde d’être un cercle trop tôt fermé dans lequel le monde étouffait, prenez garde à votre tour qu’après avoir prétendu étendre ce cercle jusqu’à lui faire embrasser la totalité de l’univers, vous ne vous laissiez aller, dans un stérile esprit de lutte et de rancune, à le fermer trop tôt et à laisser en dehors une grande partie de ce qui est l’aliment de )a vie de l’âme, (Vifs applaudissemens au centre, à droite et sur divers bancs à gauche. — L’orateur, en regagnant son banc, reçoit les félicitations de ses amis.)


A peine avais-je gagné les couloirs que le directeur des Cultes me rejoignit et me demanda si je voulais lui communiquer, pour son ministre, la liste des églises que je venais de citer en exemple.

— Mais, lui dis-je, dans l’analytique, vous allez trouver tout mon discours.

— C’est pour ne pas perdre de temps.

Je n’avais aucune raison d’écarter cette requête ; j’y donnai satisfaction, mais j’en conclus que le ministre faisait immédiatement télégraphier aux préfets pour vérifier auprès d’eux mes dires.


Le lendemain matin, à neuf heures, au début de la séance, M. Beauquier posa la thèse qu’il devait par la suite reprendre dans chacune des discussions consacrées aux églises : « Puisque Dieu est tout-puissant, il peut réparer ses églises et ne pas les laisser tomber... S’il ne fait pas ce miracle, c’est qu’il ne le veut pas, et s’il ne le veut pas, nous devons nous incliner devant sa volonté. »

On applaudit et on rit. Je précise, on rit d’admiration. On se sentait heureux, émancipé. Les voyageurs racontent que le moujik russe éprouve cette sorte de joie quand il se dégage de ses croyances rudimentaires. Pour ma part, il y a trente ans, j’ai pu vérifier par mon expérience propre quelque chose d’analogue chez de pauvres étudians en médecine de première année. On m’assure qu’à la Martinique, le jour du Vendredi-Saint, les nègres crucifient un cochon et que, le dimanche de Pâques, ils donnent la chasse au pachyderme ressuscité. Ils en éprouvent, dit-on, une violente ivresse de libre pensée. Je songeais à ce trait de mœurs exotiques en contemplant les derniers mouvemens de la bamboula suscitée par M Beauquier. Malheureusement j’arrivais trop tard pour entendre l’honorable orateur. Au moment où je gagnai ma place, M. Augagneur lui succédait à la tribune.

L’ancien gouverneur de Madagascar déclara qu’il prévoyait l’écroulement de beaucoup d’églises. D’ailleurs, il en prenait son parti, aussi allègrement qu’il eût fait de la ruine des huttes où les Sakalaves et les Fahavalos enferment leurs fétiches : « Les églises intéressantes au point de vue artistique sont classées. Les autres n’intéressent que les pratiquans. C’est à eux de prendre des mesures... »

Et pour encourager leur zèle, à la façon des planteurs de jadis qui faisaient marcher les nègres sous le bâton, il menaça les catholiques. Il rappela avec orgueil avoir jadis demandé qu’on retirât aux fidèles l’usage de toute église mal entretenue par eux, et déclara qu’on n’inventerait pas mieux. D’ailleurs l’idée qu’une commune osât jamais dépenser un sou pour l’entretien de son église lui faisait horreur. « La loi de Séparation interdit que les fonds publics soient affectés à subventionner des œuvres confessionnelles. Alors même que la majorité des habitans seraient catholiques, une commune ne peut pas, d’après l’esprit de la loi de Séparation, consacrer ses fonds à la réparation de l’église. »

C’était attaquer directement Briand qui, lui, enjoint à ses préfets d’autoriser les communes à réparer leurs églises.

M. Malvy, rapporteur du budget de l’Intérieur, celui-là même qui, par la suite, devait renverser le ministère sur une question religieuse, prit à son tour la parole. Plus amer, plus glacial, plus pressant, il renchérit sur M. Augagneur. « Il n’est pas douteux, dit-il, que l’obligation d’assurer à leurs frais la conservation des édifices laissés gratuitement à leur disposition subsiste pour les catholiques, alors même qu’ils ne sont pas organisés. » La gauche l’applaudit, et M. Briand voyant le danger s’écria de sa place :

— C’est évident.

Approbation extraordinaire d’un homme trop faible, ou peut-être d’un cavalier consommé qui rend les mains quand la bête s’échauffe.

Tout l’effort de M. Malvy était de passionner la séance, et de mener la Chambre si loin que le ministre ne put la suivre. Dans un débat que j’avais placé en dehors de la politique des partis, il attisa la rancune électorale jusqu’à conclure en disant : « Le problème des réparations des églises serait bien simplifié... si les catholiques tellement résolus et actifs pour former des associations ayant un but politique et de propagande anti-républicaine (Applaudissemens à gauche et à l’extrême gauche) étaient aussi actifs et aussi résolus pour créer des associations dont le seul but serait de défendre les intérêts de leur culte et de leur loi. » (Nouveaux applaudissemens sur les mêmes bancs.)

Briand prit la parole. Il fit son métier de ministre. Je veux dire qu’il se préoccupa de durer, et par conséquent adopta le ton du plus grand nombre. Pourtant, ce ton, en le faisant sien, il l’atténua. Et, si j’ose cette comparaison, il se tenait à l’arrière de son bord en ouvrant ses tonneaux d’huile.

Il faut croire que, durant la nuit, ses préfets lui avaient confirmé l’exactitude de mes renseignemens, car il ne put infirmer aucun des faits que j’avais apportés à la tribune ; seulement il refusa d’y voir de simples exemples choisis entre mille autres, A l’en croire, le bon apôtre, c’était là tout ce que j’avais pu trouver d’églises en péril. Il en prit occasion pour monter au Capitole et se féliciter des conditions heureuses dans lesquelles s’établissait le nouveau régime des cultes. S’il y avait un problème des églises, la faute en était aux seuls catholiques. Il en rougissait pour eux. « Il faut bien le dire, monsieur Barrès, c’est en somme un débat assez pénible pour les catholiques que vous avez institué aujourd’hui. Ces humbles églises de village ont une valeur de sentiment, incitent à des préoccupations tout à fait légitimes. Mais cette valeur d’affection particulière et profonde, tout ce qu’invoquent leurs vieux murs, comme vous le disiez si éloquemment, est relatif à des sentimens intérieurs des catholiques. C’est ceux-ci qui sont les premiers intéressés à cet égard et dont le zèle devrait s’employer à maintenir ces instrumens et ces témoins de leur foi. C’est parmi les catholiques qu’un grand mouvement irrésistible devrait se produire dans un tel but. Il est assez attristant pour eux que ce soit toujours vers l’État que les citoyens, même dans des cas comme celui qui nous préoccupe, se tournent, après les luttes que nous savons, les refus que nous connaissons, les concessions successives du gouvernement de la République. Adressez-vous, avec votre éloquence, avec l’élévation de votre pensée, adressez-vous à ces catholiques chez lesquels vos paroles auront certainement un écho, et vous n’aurez pas à redouter, monsieur Barrès, la destruction des églises. »

Et précisant sa pensée, il invitait les catholiques à se concerter, à constituer des associations selon la loi de 1901 pour l’entretien des édifices cultuels, à recueillir des cotisations et à employer la procédure des offres de concours.

C’était piétiner dans le système des cultuelles, qu’il savait mieux que personne décidément impossible ; c’était mettre en avant une procédure des offres de concours qui est inopérante ; c’était revenir en arrière et quasi renier le principe admis par lui-même jadis, solennellement, à plusieurs reprises, d’une coopération de l’État à l’entretien des églises non classées et trop pauvres ?

Ce dernier point, je crus essentiel de le mettre en lumière, et je remontai à la tribune.

M. MAURICE BARRÈS. — Messieurs, il y a peu, au cours d’une discussion, j’ai été frappé par une phrase que prononçait M. le président du Conseil et qui ferait une excellente épigraphe en tête de mon plaidoyer pour les églises. « Il n’est pas nécessaire, disait M. Briand, que des cas soient devenus généraux, universels pour intéresser l’homme politique. Il faut intervenir à temps. » Hier, je n’ai pas dit que les désastres fussent partout imminens, ni le sectarisme virulent sur tous les points du territoire ; j’ai affirmé que le péril existait, réclamait les efforts de notre prévoyance, et je vous ai apporté, à titre d’échantillons, un certain nombre de faits soigneusement contrôlés, des faits typiques.

Vous les discutez. Je m’y attendais. Le distingué secrétaire général de la présidence nous rendrait un grand service s’il essayait de fixer, une fois pour toutes, les conditions dans lesquelles peut s’établir une certitude aux yeux du Parlement (Très bien ! très bien !) Chaque fois qu’on apporte un fait à la tribune, il est contesté, et toujours de la même manière : l’orateur affirme ; en face de lui, quelqu’un se lève et nie ; sur ce, avec les ressources de dialectique qu’ils possèdent, l’un et l’autre contradicteurs argumentent. (On rit.)

Je vous ai cité le propos d’un sous-préfet, propos auquel j’attache une certaine importance, mais enfin pas une importance capitale. On m’a demandé si je pouvais produire ce propos écrit, signé de la main du sous-préfet. Mon Dieu, non ! Mais, en critique historique, on fait cas du témoignage oral, on le pèse, c’est entendu, mais on lui donne un rang. Les personnes qui ont été reçues par le sous-préfet affirment avoir entendu ce propos. Après cela, jugez. Au reste, le problème déborde la discussion de quelques faits significatifs et que je maintiens. Personne ne nie qu’il n’y ait une question des églises. J’ai voulu l’introduire dans les débats de cette Assemblée. Je crois qu’elle y avait sa place. (Très bien ! très bien ! au centre et à droite.)

J’ai dit que, sur les églises, la pensée gouvernementale me paraissait encore en formation ; c’est trop évident et c’est bien naturel. Nous sommes en présence d’une situation nouvelle. Vous n’avez pas réglé l’avenir des églises, vous n’avez pas assuré leur sécurité. Vous le sentez bien, et M. le président du Conseil mieux que personne. Sa solidité politique, son titre le plus réel, sa raison d’être, c’est d’avoir fait la loi de Séparation. Eh bien ! cette loi de Séparation, elle n’est pas vraiment faite. Elle n’est pas faite, tant qu’elle n’est pas réglée pratiquement dans toutes ses parties.

Nous venons de voir, hier, dans les mouvemens de l’Assemblée, et ce matin, dans le discours de M. Briand, la pensée gouvernementale se dessiner. J’ai idée qu’après tout, nous pouvons nous entendre, d’une manière assez vraie, même avec le plus grand nombre de nos adversaires habituels, dans un sentiment de bonne volonté à l’endroit des églises. (Très bien ! très bien ! au centre et à droite.) C’est quelque chose, cette bonne volonté. Il s’agit de maintenir ce foyer de sentimens, cet élément de culture spirituelle, ce point de ralliement qu’est le clocher. Ne pas mettre d’obstacle à ce qu’il dure, ne rien faire contre ce petit îlot qui pose au milieu du village un secours, une force et qui arrache les gens à leurs considérations vulgaires, voilà ce que l’on est en droit d’obtenir des esprits les moins religieux. Nous l’obtiendrons.

Certes, à cette défense des églises, il faudra revenir bien des fois. C’est successivement que nous en traiterons les divers aspects. Et c’est après avoir fait comprendre et sentir le péril dans lequel la loi de Séparation a jeté notre admirable, notre immense floraison d’églises, que nous pourrons, appuyés sur toute l’opinion, obtenir des hommes politiques certaines garanties. Dès maintenant, il est de la plus grande importance que je vous rappelle un fait, un simple fait. Vous avez admis, un jour, la création d’un fonds de secours pour les municipalités qui ne seraient pas à même de faire les dépenses nécessaires en faveur des églises. Il y a eu des promesses. M. Caillaux a même élaboré un projet.

Pourquoi avoir reculé ? Nous sommes d’accord qu’il y a lieu de prendre en haute et très sérieuse considération les églises de France. Que ne revenons-nous à ce fonds de secours ? On parle de la mauvaise volonté des catholiques ! Ce n’est pas soutenable. Elle est admirable partout, la bonne volonté des catholiques. Et les municipalités aussi, le plus souvent, aiment leurs églises. Je ne dénonce de sectarisme que chez une minorité. Mais sur nombre de points, il y a pauvreté. Beaucoup de communes sont trop misérables pour venir, comme elles le voudraient, au secours de ces hautes murailles coûteuses.

Je livre aux méditations de la majorité et du Gouvernement cette idée qu’avaient accueillie MM. Briand et Caillaux : la possibilité pour l’État d’intervenir en faveur des églises par un fonds de secours. (Applaudissemens au centre et à droite.)


MM. de Villebois-Mareuil, Denys Cochin, Alexandre Lefas m’avaient soutenu énergiquement de leur science et de leur talent. Nous fûmes d’accord, à la fin de la discussion, pour ne pas déposer d’ordre du jour. Le débat se termina sans aucune sanction parlementaire. Aussi bien n’y avais-je cherché qu’une action de propagande. Par-dessus la tête de mes collègues, c’est au pays que j’avais voulu m’adresser. Je savais l’impossibilité d’obtenir à cette heure aucun résultat législatif ; on ne peut pas convaincre sans longues préparations des hommes frémissans et des esprits sans liberté ; je ne fus donc ni surpris ni déçu. Mais, tout de même, quelle atmosphère irritée pour accomplir un travail de législateur et pour rechercher en commun la vérité ! Comment est-il possible que des hommes politiques discutent, durant des heures, la vie et la mort des églises sans vouloir aller au fond du problème, ni s’inquiéter un moment du besoin éternel des âmes ?


VI
L’ENFANT ACCORDÉ AVEC LES ÉTOILES

Au soir de cette séance, ayant corrigé les épreuves de mon discours à l’Officiel, je rentrais chez moi vers minuit, par un ciel admirable, quant au coin d’une rue, je tombai sur un petit rassemblement formé autour d’une femme et d’un agent de police. La femme, à demi vêtue, portait dans ses bras un enfant. Elle pleurait et suppliait l’agent de l’accompagner chez elle, parce que son ivrogne de mari l’avait battue et mise dehors. L’agent refusait ; les personnes de sentiment le blâmaient ; celles qui savent la loi l’approuvaient. Cependant le petit enfant, indifférent à ces cris, regardait avec un prodigieux plaisir les étoiles du ciel.

Je n’oublierai jamais, au milieu de cette scène de carrefour et dans les bras de cette malheureuse, cette petite figure extasiée. Elle était émouvante par sa royale solitude. Certes, ils ne sont pas rares, dans la nature, les objets privés de conscience qui s’orientent pourtant vers le ciel. J’admire cette fleur-oiseau des forêts de Java qui, dit-on, se détache tout à coup de sa tige, palpite, voltige et puis meurt. Mais ce pauvre enfant surpasse tous les objets de l’univers, car son regard si pur exprime l’attrait de l’infini. le jeune souverain ! Scintillantes étoiles, vous demande-t-il vos cadeaux de lumière ? Non pas, il vous offre une flamme jaillie de lui sous vos flammes du ciel.

A peine détaché du sein d’une femme, voilà déjà que l’enfant désire et que son âme s’évade. Son père et sa mère, désunis entre eux, ne s’assortissent avec rien, et ces forcenés réclament à la vie des bonheurs qu’elle ne contient pas, mais lui, il n’a pas encore perdu le secret de nos destinées, il sait, — d’une science antérieure à sa propre expérience, — que c’est avec les étoiles seules que sont accordés les fils de la terre.


VII
LA PÉTITION DES ARTISTES

Nous connaissons que nous avons ébranlé l’opinion publique par une sorte de mouvement irrésistible, une chaleur qui s’exhale de terre et de tout l’horizon, et qui vient nous mettre au cœur un surcroît de force et d’espérance. Je sentis tout de suite que mon discours avait porté et qu’il répondait à une angoisse générale. Une multitude de personnes et de tous les partis se levèrent pour me dire : « Sur ce point, nous sommes avec vous. »

J’avais déclassé la question, je l’avais placée, pour tous, sur le sommet où je la vois moi-même, au centre du village et bien au-dessus de ses querelles. Par liasses les lettres m’arrivèrent.

Et d’abord des communes scandaleuses que j’avais citées à la tribune. La petite troupe des fidèles y redoublait ses gémissemens accrus d’un beau cantique d’espérance. Cette lumière soudain projetée de si haut, à travers toute la France, sur le pauvre édifice et ses vils ennemis avait produit l’effet d’un coup de talon dans une fourmilière. « Tout s’agite chez nous, m’écrivait-on, et, des quatre coins du département, c’est un but d’excursion, le dimanche, de venir voir la muraille lézardée dont les journaux de Paris ont parlé. » Il subsiste dans les pires villages un vague sentiment que jeter bas l’église, c’est une mauvaise action, et si les alentours regardent, on est gêné. D’eux-mêmes plusieurs maires, sur l’heure, revinrent au bon sens. A Souvigné, Buxueil, Saint-Gervais-sur-Couches. Messei, Reterre, les braves gens obtenaient à peu près satisfaction. Le préfet du Pas-de-Calais, devant tous les maires du canton réunis pour le conseil de révision, blâma le maire de Méricourt, M. Lodieu, — c’est son nom, — et le somma d’avoir à laisser le curé réparer l’église à ses frais. On juge de l’effet local et de la satisfaction de mes cliens.

Je n’ai pas pu employer à la tribune de la Chambre, ni dans mes articles, le quart des pensées que faisaient naître en moi tant de communications reçues d’une multitude d’amis que je ne verrai jamais. Tristes ou joyeux, naïfs ou savans, ils m’ont guidé, soutenu dans ma grande tâche. Que n’ai-je la facilité de feuilleter avec mes lecteurs mes dossiers ! Ces lettres composent un magnifique plaidoyer pour l’Esprit contre la Bête et donnent une idée de l’émotion publique en faveur des églises.

Écoutez, par exemple, ces lignes charmantes d’enthousiasme et d’amour : «... Je puis vérifier, — m’écrivait de l’Aube un homme qui, par modestie, bien à tort, ne permettrait pas que je cite son nom, — je puis, hélas ! vérifier la justesse de vos vues dans ce département où, de toutes parts, les églises, laissées depuis plusieurs années sans réparations, menacent ruine. Construites en pierre tendre, elles traversent une période critique, analogue à celle où succombèrent ici, vers 1530, les églises bâties au XIIe siècle. On les reconstruisit alors presque toutes, et dans la plaine de Troyes, dans la Champagne pouilleuse, dans les vallées du pays d’Othe, s’élevèrent ces fins clochers de charpente et d’ardoise que nous admirons encore. Aujourd’hui, qui va les relever, les soutenir, ces églises, toutes charmantes dans la verdure des humbles cimetières qui les entourent ? La grâce de la Renaissance et peut-être aussi (car elles sont l’œuvre anonyme des maîtres-maçons locaux) l’instinctive modération du caractère champenois, ont assagi la fougue du gothique flamboyant. A l’intérieur, elles gardent leur mobilier d’autrefois : vitraux somptueux, chaises, bâtons de confrérie. Christs tragiques du quinzième. Pitiés douloureuses, saintes semblables à des fillettes sages qui retiendraient un sourire, le sourire doucement moqueur et candide que vous avez mis au coin des lèvres de Colette, leur petite sœur lorraine... Souvent, je m’attarde à rêver entre leurs murailles, dans les beaux étés où je parcours les villages, et j’aime profondément le charme simple et pur, l’harmonie que ne rompt pas même, ou si rarement, la dissonance d’une statue trop moderne. Dans cinquante ans, le tiers d’entre elles sera tombé. A Saint-Phal, à Montgueux, ce sont des voûtes qui s’effondrent ; à Nogent-sur-Aube, le clocher s’enfonce tout d’une pièce entre les piliers du transept ; à Villecerf, l’édifice menace ruine ; à Lignières, la commune demande la désaffectation. Dans beaucoup de sanctuaires les vitres sont brisées, les oiseaux font leur nid sur l’autel et l’on y respire la tristesse glacée de la mort. Les maires interdisent l’entrée des églises et j’ai vu pleurer devant les portes closes de pauvres vieilles femmes trop infirmes pour aller assister à la messe de la paroisse voisine... »

Que tout cela est finement senti et raisonné, exprimé avec une justesse, une mesure toute française ! Et je ne puis me retenir de vous lire encore ce passage :

« A Laines-aux-Bois, une église s’effondre dans un glissement du sol produit par les eaux. La Société archéologique, qui eût dû se réunir d’urgence, bâille en rond et se désintéresse de tout ce qui n’enrichira pas le bric-à-brac de son musée. Ces gens-là sont incapables de sentir combien toute cette floraison d’art tient à la terre qui l’a produite. Les paysans du conseil municipal ont un plus sûr instinct que tous ces beaux messieurs : ils veulent sauver un charmant portail renaissance, où des enfans prient parmi les pampres ; ils songent aie faire encastrer dans la façade d’une nouvelle mairie. L’idée vous paraîtra comique ; l’ogive jurera dans une façade rectiligne et scolaire, tel un diamant dans un pavé, et pourtant je l’ai encouragée, cette idée, touché de voir ces braves gens traiter sans dédain et même avec orgueil ces bondieuseries, en sentir vaguement la beauté… Je voudrais vous mènera travers cette campagne champenoise aux douces et sobres lignes. Sur le territoire de maintes communes, vous ne verriez plus que des socles de pierre où vous liriez l’O crux ave, Spes unica, une date et le nom de quelque humble donateur. Des tronçons de fer sortent encore du socle, attestant la rage imbécile des Barbares. Je ne fais pas de phrases, je ne suis pas croyant, mais je vous assure que je pleurerais devant toutes ces ruines. Que restera-t-il sur le sol de France, lorsque nous n’aurons plus la beauté des choses pour nous consoler de la bêtise des hommes, lorsque « ceci, » — la belle mairie en pierres blanches, — aura achevé de tuer « cela, » — le charme des derniers clochers pointant à travers les arbres… »

De tels sentimens vous mettent-ils en goût pour que nous poursuivions ensemble ce dépouillement de mon courrier ? Voici deux lettres qui m’apportent un argument sur lequel, à mon regret, je n’ai pas eu l’occasion d’insister.

« J’ai lu hier, dans l’Écho de Paris, votre émouvant article sur les églises de France et la phrase que vous citez : « Depuis que notre église est fermée, on vit comme des sauvages, on ne sait même plus quand c’est dimanche. » Combien ceci est vrai, et comment ce point de vue n’est-il pas plus souvent envisagé ? N’est-ce pas un argument de premier ordre pour la cause que vous défendez ? J’habite deux pays très différens, la Loire-Inférieure et l’Eure-et-Loir. Dans la Loire-Inférieure, tous vont à la messe et tous pour y aller revêtent les habits du dimanche. ! Le samedi, les femmes ont été occupées à empeser et à repasser leurs coiffes et les chemises des hommes. Le dimanche matin, la population féminine, soigneusement et joliment coiffée, coquettement vêtue, avec des raffinemens de propreté, la population masculine habillée de drap noir, tout le monde se dirige par groupes vers l’église. Je néglige le côté spirituel et fondamental de l’acte pour n’en retenir que le côté matériel : l’édifice, la cérémonie, les enfans de chœur, le prêtre en ses habits de soie et d’or, tout donne aux yeux une impression d’ordre et de beauté, à l’esprit une jouissance, au corps une délente. De toute la journée, pas un costume de travail ne paraît dans le pays. C’est le repos, c’est le bien-être. En Eure-et-Loir, rien de semblable. Pas un homme ne quitte ses vêtemens de travail. Peu de femmes interrompent leur labeur quotidien. Les vêtemens sont ceux d’hier, les pensées celles du lendemain, l’effort celui de tous les jours. Il y a bien quelque armoire où reposent des redingotes et d’antiques chapeaux hauts de forme, mais cela ne sert que pour les enterremens et les mariages, car les foires mêmes n’existent plus, les marchands venant à domicile. Bien peu pour Pâques et la Toussaint, à peine pour la fête locale et le 14 juillet, quitte-t-on ces vêtemens de travail qui semblent incrustés à ces corps, à ces corps de sauvages, vous avez dit le mot. Les chevaux de bois de la fête locale, et les bals dans la lourde atmosphère de l’auberge, sont les seules diversions à l’enlizement de ces corps et de ces esprits dans les préoccupations matérielles et l’effort continu qui les absorbent. Si la tenue et la propreté du vêtement, si les impressions artistiques, si l’idée morale ont une valeur, même en dehors de toute conception religieuse, quelle sera, de ces deux populations, celle dont les mœurs seront plus affinées, plus policées ? Poser la question, c’est amener la réponse... »

Sur le même thème, un autre correspondant redouble : « Monsieur, je veux vous répéter ce que nous contait le grand-père de ma femme, qui avait vu les églises fermées sous la Révolution. Rien de plus triste, disait-il, que cette époque pour les habitans des campagnes. L’office du dimanche ayant cessé, ils se morfondaient d’ennui. Les femmes n’ayant plus, pour se montrer, le lieu de rendez-vous qu’était l’église, ne faisaient plus de toilette et ne paraient plus leurs enfans. Les hommes ne se rasaient plus et portaient leur chevelure inculte ; ils laissaient souvent passer le jour où ils avaient habitude de changer de linge. A quoi bon, puisque, isolés dans leurs champs ou dans leurs bois, ils n’avaient pas à paraître ? Les habitans souvent dispersés dans des hameaux éloignés ne se réunissaient plus, l’occasion des offices religieux n’existant plus. On avait la sensation qu’un immense crêpe recouvrait le pays. Ce serait celle que nous éprouverions si cette sinistre époque revenait ; et elle reviendra si votre belle campagne échoue. »

Et moi, lisant ces deux lettres dont j’approuve la justesse, j’ajoute : ce n’est pas seulement le dimanche, c’est encore la place de l’église qui périra avec l’église. A-t-on réfléchi que dans le village, presque toujours, les seuls grands arbres sont devant le portail. Ils disparaîtront, les vieux ormes, les beaux feuillages, car ils profitaient du caractère sacré du lieu ; ils s’en autorisaient pour durer, pour résister à l’utilitarisme du paysan qui, de lui-même, n’a que faire de végétation décorative. Ainsi, de quelque côté qu’on examine les destructions qui se préparent, c’est le plus morne enlaidissement de la vie rurale et j’y reviens comme à mon leitmotiv, c’est une dégradation de la sensibilité française privée de tous ses modèles.

Que de lettres ! J’en pourrais composer tout un florilège. Ecoutez ce cri charmant d’indomptable espérance et de regret, pareil à ces petits poèmes très brefs, à ces chants de saüdades chargés de nostalgie qui s’élèvent dans les solitudes de l’Amérique du Sud par les soirées d’été, à l’heure où l’on éprouve de la beauté du monde un sentiment si fort qu’il se termine en douleur : « Si vous aviez entendu nos trois cloches sonnant au-dessus de la rivière, vous auriez encore plus de chagrin de notre église perdue. Certes, on la reconstruira, mais retrouvera-t-on trois notes semblables à celles qui ont cessé de chanter ? »

Vous imaginez l’enchantement que de tels accens m’apportaient. A chaque fois que je m’y reporte, ils m’assurent que je suis dans la grande vérité humaine, au milieu des plus belles régions du songe et de la vie.

Assurément tout mon courrier n’a pas la délicate émotion d’art que respirent ces fragmens, mais quelle ardeur, quel sentiment d’une mission civilisatrice dans les lettres des curés, des humbles desservans de campagne ! S’il se trouve des Français pour croire le catholicisme en péril du fait de la Séparation, qu’ils se rassurent. Notre petit clergé possède l’enthousiasme guerrier et une volonté religieuse qui a ses moyens invincibles. Il faut les voir, nos curés rustiques, en face des préfectures et des municipalités brutalement ou sournoisement hostiles ! Ils défendent le seuil vénérable pied à pied ; ce sont des drames balzaciens qui se déroulent dans les paroisses, autour de l’église croulante et du presbytère lézardé. Belles, fortes lettres plébéiennes des curés, toutes pleines des joies et des irritations de leur petit troupeau : on y sent battre le cœur des campagnes françaises.

Les lettres des évêques ont naturellement moins de saveur. On n’y voit pas le corps-à-corps. Nos Seigneurs sont moins brutalement engagés dans la bataille, ils observent les choses de plus haut, et puis ils ne peuvent oublier, si ardens, si zélés soient-ils, qu’ils demeurent des dignitaires, tenus à la réserve. Dans leur correspondance règne la circonspection. J’y trouve peu de ces traits vivans, pittoresques, tragiques, qui donnent tant de prix aux lettres emportées de nos desservans ruraux. Chaque état a ses vertus, ses obligations. Ce serait bien irréfléchi de réclamer de très hautes et très prudentes personnes l’élan et la spontanéité d’un jeune vicaire. Mais ces lettres un peu froides, volontairement décolorées, où l’on voit la plume des secrétaires d’évêchés et la manière des teinturiers officiels, me fournissent mes plus sûres statistiques.


A ces encouragemens, à ces renseignemens, à ces amitiés, qui de tout le pays m’arrivent, certains témoignages se mêlent, d’une espèce plus tangible.

L’autre après-midi, comme je rentrais chez moi, j’ai trouvé dans mon courrier une enveloppe jaune, du plus humble aspect, de celles qui affluent chez un député pour lui demander un secours, un permis de chemin de fer, une recommandation. Elle n’était pas affranchie ; on l’avait apportée à la main. Tout en montant l’escalier je l’ouvris. Un flot de billets bleus s’en échappa. Je les ramassai et comptai vingt-cinq billets de mille francs. Avec eux, rien d’autre qu’un méchant bout de papier portant ces trois lignes au crayon : « Don anonyme pour les églises de France qui menacent ruine. Accuser réception dans la Correspondance rose Hebdomadaire. »

Mon premier sentiment, je l’avoue, fut l’irritation. D’où me venait cette somme si imprudemment confiée à cette enveloppe-torchon ? Qu’allais-je en faire ? Quelle était cette Correspondance rose ?

Je n’ai jamais pu connaître mon généreux donateur. Après quelques jours passés à découvrir la mystérieuse feuille rose dont parlait le billet anonyme, j’allai remettre la somme au Comité de Défense catholique présidé par le colonel Keller.


De tous côtés, cette idée que l’on peut trouver de l’argent pour les églises, qu’il y a des mécènes dans l’ombre du vieux porche, entre l’’aveugle et le manchot, agite les esprits. Continuellement on me dit : « Ne prendrez-vous pas l’initiative de nous réunir ? Il faudrait constituer une société des amis des églises. On trouverait aisément, chaque année, les sommes nécessaires pour subvenir à l’entretien des édifices religieux. » M. de Narfon, dans le Figaro, fait campagne en faveur de cette méthode. Il est venu me voir. Je lui ai répondu que cette conception m’était beaucoup recommandée, que M. Briand lui-même, au cours de la discussion publique, m’avait engagé à solliciter les catholiques et les artistes, et à créer une association qui réunirait des fonds pour les églises, mais que j’y étais opposé. Rien ne me déplairait plus qu’une telle manière de procéder. Les églises appartiennent au catholicisme et à la France. Les confier au bon vouloir de quelques-uns, c’est une innovation que je réprouve de tout mon cœur et de tout mon esprit. Je ne méconnais pas la générosité de ceux qui s’offrent à la rendre viable, mais je ne veux pas, dans une telle matière, créer un privilège, ou une apparence de privilège en faveur des riches. C’est la nation qui a des devoirs et des droits, à côté du clergé, envers les églises de France, et je me donne pour mission de le rappeler à la nation.

Est-ce à dire que je réprouve une entente des amis des églises ? Nullement. Je la crois nécessaire. Je ne suis pas partisan de se grouper pour accaparer les églises, mais je suis partisan de se grouper pour les défendre.


Un matin, je vis entrer dans mon cabinet de travail deux hommes jeunes, distingués, presque timides, l’un fort délicat de santé. Ils se nommèrent. C’étaient deux de mes voisins de Neuilly, deux peintres, MM. Paul et Amédée Buffet, auteurs de tableaux religieux. Ils aimaient les églises comme catholiques et artistes, et venaient fort émus me demander ce qu’il y avait à faire, comment on pourrait rassembler les peintres, les sculpteurs, les verriers, les architectes pour la défense de nos monumens religieux. Nous nous arrêtâmes immédiatement à l’idée d’une pétition. Dans quels termes la rédiger ? Sur un coin de mon bureau, ils combinèrent un texte avec des lambeaux de mon discours. C’était une lettre très brève adressée au Président de la Chambre : « Profondément émus par de nombreuses et récentes destructions d’humbles églises, sans style peut-être, mais pleines de charme et d’émouvans souvenirs, de pittoresques calvaires et de vieux cimetières, nous venons nous grouper, artistes et écrivains de toutes croyances, sans distinction de partis, qui avons trouvé auprès de ces modestes sanctuaires tant d’émotions et de sensations d’art, pour protester et demander au Parlement qu’une protection analogue à celle des monumens historiques, des sites pittoresques et des réserves artistiques, leur soit attribuée. Nous voulons conserver ces restes du passé, ces sources de vie spirituelle ; nous voulons sauvegarder la physionomie architecturale, la figure physique et morale de la Terre de France... »

Ces quelques phrases exprimaient bien notre émotion commune ; les deux frères partirent aussitôt par la ville.

Chaque matin, pendant des semaines, l’un d’eux, le cadet le plus souvent, venait me trouver, m’apportait des noms, me disait les bons accueils et aussi les pusillanimités qu’il rencontrait. Le ruban rouge sert à signaler l’honneur acquis, mais il ne sert pas toujours à le faire surgir. Ah ! ce que la perspective d’une décoration peut entraîner de calculs et de pauvres craintes ! Que va dire le gouvernement si je signe en faveur des églises ! Ne paraîtrai-je pas clérical ? Cette commande que je sollicite, ne va-t-on pas me la refuser ? Les deux frères s’indignaient, mais ne se décourageaient pas. Bien leur en prit. Après quelques jours de flottement, l’élan se dessina irrésistible. L’Académie Française, l’Académie des Beaux-Arts, l’Académie des Sciences morales, l’Académie des Inscriptions, l’Institut quasi à l’unanimité, s’inscrivirent, et la foule des artistes suivit, peintres, sculpteurs, architectes, archéologues, compositeurs de musique, littérateurs, tous les conservateurs de nos musées, tous les noms glorieux de la France, et puis les sociétés archéologiques, les académies de province, un grand nombre de lycées et de corporations d’étudians, le Touring-Club, bref, tous les groupemens qui se donnent pour tâche d’élever le niveau intellectuel du pays.

Ces adhésions éclatantes arrivaient par liasses de tous les coins de l’horizon. Nous ne suffisions pas à la tâche d’ouvrir et de dépouiller les enveloppes. Auprès de ses deux fils, Mme Buffet, la mère, recopiait les listes que nous donnions au fur et à mesure aux journaux. Juste à la fin de ce travail, la noble femme mourut. Je n’ai jamais eu l’honneur de rencontrer Mme Buffet ; je veux inscrire ici son nom avec mon hommage respectueux. Elle a eu le bonheur de passer les derniers jours de sa vie en communion étroite avec ses enfans pour le service de leurs croyances communes. Un tel souvenir doit remplir les deux artistes de la plus douce émotion. Peu de jours après, M. Paul Buffet entrait au cloître.


Cette superbe manifestation des artistes atteindra-t-elle son but auprès de mes collègues ? Je le crois fermement. Toutes les puissances d’opinion sont ébranlées. Rien de plus imposant que ce long cortège chaque jour enflé, où croyans et mécréans, esprits raffinés, âmes pieuses, Français de toutes opinions, cheminent vers la haute flèche qu’ils aiment. Et que nul ne s’offense si, dans cette heureuse procession mêlée, tandis que les plus autorisés vont s’incliner devant l’autel, d’autres demeurent sur la grand’place et regardent de loin le portail ! Cette grande question, essentiellement catholique, c’est entendu, je dois la traiter comme une question de civilisation. Jeter bas les églises de France, c’est un acte monstrueux d’ingratitude et d’imprévoyance, une diminution de la valeur humaine. Tous doivent en prendre conscience. Les protestans comprennent qu’il existe une solidarité entre toutes les interrogations et toutes les prières qui se pressent au parvis de tous les sanctuaires. Je crois savoir qu’ils se tiennent pour offensés et menacés par les brutaux qui cherchent à renverser des autels et à barrer à des millions d’êtres le seuil de l’infini. Le recteur de l’Université de Genève me fait l’honneur de m’écrire : « Je souscris sans réserve à toutes les conclusions de votre discours. » Et, pour parachever cet accord général, voici que m’arrivent des appuis dont l’importance n’échappera pas à ceux qui ont quelque habitude des milieux parlementaires ; voici qu’un inspecteur d’académie, M. Blanguernon (de la Haute-Marne), me fait l’honneur de m’écrire sous ce titre : « Ecoles et clochers, » une lettre ouverte dans le journal de M. Buisson, le Manuel général de l’Instruction primaire :

« Vous n’avez pas toujours été tendre pour les instituteurs, me dit-il en substance, et dans la campagne que vous menez pour la conservation des églises, vous ne comptiez sans doute pas sur leur concours. Eh bien ! tout de même, il faut que vous ajoutiez leur nom à ceux des savans, des artistes et des prêtres qui déjà vous soutiennent, et je suis aise de vous dire que les maîtres de la Haute-Marne, tout au moins ceux que j’ai formés, ont appris à connaître et à aimer, comme des témoins vénérable de l’histoire locale, ces édifices religieux que vous voulez sauver de la ruine. Nous sommes disposés à vous donner un coup de main. »

C’est un gros appui qui nous arrive là, fortifiant l’approbation que déjà m’avaient donnée M. A. Gervais dans l’Instituteur français et M. Louis Ripault dans le Foyer à l’École. L’instituteur peut inspirer aux enfans le respect des vieilles pierres et puis, à la mairie, où le plus souvent il est secrétaire, il inclinera aisément le conseil municipal à la conservation de l’architecture religieuse. Double rôle, double utilité. Je m’empresse de répondre à M. Blanguernon :

« Merci, monsieur l’inspecteur. Le point capital, ce qui me frappe et m’enchante dans votre intervention, l’essentiel dont je vous remercie, c’est que vous placez la question des églises sur son véritable terrain. Ah ! que je vous suis reconnaissant de ne pas glisser au verbiage de l’art, de la beauté, des charmes du passé, toutes demi-vérités qui livrent au caprice l’immense foule des églises, et qui, finalement, serviront à les condamner plutôt qu’à les sauver. Vous allez droit au cœur de la question, en homme pour qui les préoccupations morales existent. Vous êtes un pédagogue, et tout naturellement vous considérez dans la vieille église, dressée au centre du village, sa valeur éducative. La vieille église vous intéresse pour ce qu’elle apporte à la formation de l’âme.

« La formation de l’âme ! C’est la grande affaire, une affaire qui importe à chaque individu et à la civilisation. Vous en êtes constamment préoccupé. J’ai lu vos articles, monsieur Blanguernon ; il en est un, entre autres, qui est bien touchant. Vous nous racontez la rentrée de l’école, le premier contact du maître et des enfans. Ces gamins, ces fillettes, visages offerts ou fronts murés, ingénuités, ahurissemens honnêtes, malices à l’affût, tout cela c’est l’avenir qui se présente, des cerveaux à ouvrir, des cœurs à échauffer. Et vous pensez tout haut : « Saurai-je mettre un dieu dans ces tabernacles de l’avenir ? » Bien des soins vous sollicitent : inscrire les noms des élèves, leur distribuer les livres, les cahiers, autant de menus détails que vous ajournez. Il faut que cette première heure soit libre, claire, qu’elle vous ouvre le chemin des cœurs. Vous le dites d’un mot, un seul, mais qui va très loin : c’est le moment de l’appel des âmes.

« Ici, monsieur l’inspecteur, on entend palpiter votre émotion, une émotion de la meilleure qualité professionnelle et humaine. Vous êtes ému d’amitié paternelle en présence de ces petits êtres ; vous voudriez qu’ils fussent augmentés par l’école, par vos soins, et vous vous préoccupez scrupuleusement d’éveiller, d’élargir, d’ennoblir en eux la faculté de sentir, tout autant, plus encore que de leur donner des notions.

« Cet éveil et cette éducation de l’âme, vous dites justement qu’il faut les chercher ailleurs que dans les livres. Les sentimens que nous dictent les livres valent peu quand nous sommes petits, auprès de ceux qui nous arrivent ayant passé par l’âme de nos parens, et déjà éprouvés dans les assauts de la vie. Quand nous sommes petits, les objets eux-mêmes nous parlent. Au milieu du village, que dit l’église aux enfans ? Je l’ignore. De son discours immense, chacun reçoit selon son âge et son cœur, et plus que d’aucune autre maison. Nous voilà, monsieur l’inspecteur, par un temps de décembre, les deux pieds dans la boue, en face de la plus pauvre église rurale. Quelle pensée solide et complète elle dresse devant nous, cette vieille bâtisse construite pour être battue des vents et pour exprimer dans ses jeux d’ombre et de lumière les aspirations les plus délicates, toutes les pulsations de l’âme. Elle est chargée des pensées de tous, de tous dans leur plus haut moment. Bien mieux que des notions, nous en recevons du ton, plus d’énergie, de force, d’éclat, une âme plus tendue, mieux capable de pensées graves. Il semble qu’à cette minute nous prenions connaissance des trésors enfouis dans notre mémoire et que nous nous portions jusqu’aux racines de notre vie spirituelle. Et je ne vous par le pas de religion. Mais le riche passé nous enveloppe et nous mes dans les meilleures dispositions morales. Ce que nous ressentons, ce n’est pas une vague ivresse sans cause, c’est la joie de vivre avec une collectivité et d’associer à l’humilité d’une vie humaine la vaste expérience des siècles. Des générations d’ancêtres, dont la poussière forme le tertre où l’église appuie ses fondations, arrivent encore par elle à la vie, et ce qu’elle proclame est proclamé par des monumens pareils dans tous les villages de France à travers les siècles. Quel élan pour l’esprit et quelle sécurité ! Nous descendons un grand fleuve où l’eau profonde reflète notre barque si mince et toutes les étoiles.

« Je m’arrête, monsieur l’inspecteur. Je ne vous propose pas que nous entrions dans l’église du village. Vous m’avez dit, dans votre lettre publique, qu’il vous était pénible d’y voir affichée, sous le porche, la liste des manuels condamnés. Evitons, aujourd’hui, ce qui pourrait vous contrarier. Ne passons pas le seuil. Aussi bien, même du dehors, l’église est parlante. Elle a ses parures, elle a ses discours pour le passant et pour les gens de la place publique, — paroles citoyennes autant que religieuses, sans lesquelles l’histoire du village français devient incompréhensible. Nous y avons tous collaboré, à cette haute maison collective, et, frères ennemis, nous y pouvons venir respirer une atmosphère de paix supérieure. Je vous remercie de l’avoir dit. Après vous avoir entendu, comment nier la valeur éducative de notre architecture religieuse ? L’église n’est pas un bibelot. Elle est une âme qui contribue à faire des âmes.

« De toutes parts, on me fait des concessions, on m’accorde que j’ai à moitié raison ; on veut bien laisser debout les belles églises. Arrière ce raisonnement ! C’est le point de vue de l’amateur, de l’heureux automobiliste qui dit : « On ne peut pas s’arrêter partout ! Si, dans ma journée, en roulant les routes, je rencontre une dizaine de jolis spécimens bien choisis et bien entretenus, c’est plus qu’il ne m’en faut. » Une telle conception contredit absolument votre pensée et la mienne. Nous voulons maintenir l’église du village en nous plaçant au point de vue de l’habitant. Pour lui, pour nous, il n’en est pas de laides. Fût-elle dédaignée, la moindre église rurale enrichit la vie locale et constitue, pour ceux-là mêmes qui la regardent du dehors, une valeur spirituelle. »


... Mais je m’arrête. Il ne faut pas qu’après avoir cédé au plaisir d’indiquer un peu longuement les précieuses sympathies qui me portent, je me laisse en outre aller aux effusions de ma reconnaissance. Il suffit ! on connaît maintenant mes raisons d’espérer. Toutes ces voix posent la question avec une force et une netteté souveraines. Mes collègues de la Chambre ne peuvent pas déchirer, annuler cette formidable pétition des artistes et de tous.

Un Augagneur, — je le prends comme un des chefs de l’anti-catholicisme, — a beau approuver La Lanterne qui déclare « impossible de justifier l’intervention des pouvoirs publics en faveur d’immeubles dont il faut souhaiter la disparition au nom de l’émancipation rationaliste et laïque, » sa pensée plus juste lui échappe quand il dit : « Les églises intéressantes, au point de vue artistique, sont classées ; elles sont par conséquent garanties par la loi. » En fait, M. Augagneur se trompe gravement ; toutes les belles églises ne sont pas classées ; mais il voudrait qu’elles le fussent, et, par là, il s’approche de notre thèse, car le jour où l’on déclarera : « Nous ne refusons notre bienveillance qu’à celles qui sont laides, » toutes nos églises seront bien près d’être sauvées. Il n’y en a pas de laides pour un homme qui a du goût, pour un Français qui a de l’âme. Et je viens d’envoyer, d’offrir à M. Augagneur la brochure de propagande publiée par le Comité catholique de défense religieuse. Je ne lui demande pas qu’il approuve la préface éloquente du colonel Keller, mais simplement qu’il y regarde quarante photographies d’églises que l’on vient de condamner à mort, pour rien, pour le plaisir. Lui paraitront-elles vilaines ? Eh ! non, je le jure, il les trouvera divines sous leur vieil âge. Qu’elles sont touchantes et dignes d’amitié, ces humbles églises en péril, ces pauvres Cendrillons de village ! Il est impossible que leur grâce, entourée de l’émotion générale, ne soit pas la plus forte. Nos députés ne voudront pas se laver les mains du sort de ces belles demeures, si vivantes, de véritables personnes. Ils n’admettront pas qu’elles soient traitées en ennemies par les communes propriétaires. Et, si quelques villages trop pauvres ne peuvent pas subvenir à l’entretien de leur église, ils se rappelleront que le gouvernement, au cours des débats sur la loi de Séparation, a maintes fois promis de créer un fonds de secours.

C’est l’idée que, poussant plus avant mes approches et la préparation du combat, je vais m’employer à faire valoir auprès de mes collègues dans les couloirs.


VIII
LA PROCESSION DANS LE JARDIN

Mais voici l’été, la saison des Vacances ; la Chambre se sépare, et je vais à la campagne. Je n’y perdrai pas de vue mon devoir. Lettres, suppliques, photographies douloureuses, mémoires, faire-part de mort me suivent, continuent d’enfler mes dossiers, et ces faits, que je distribue dans d’innombrables articles de journaux, sont vivifiés en moi par des réflexions et des songeries au jour le jour...

Quel milieu agréable et salubre, nos communes champêtres telles que nous les ont faites les siècles ! Écoutez les bruits qui nous sont familiers et qui montent du village voisin, martelage de la forge, piétinement du troupeau, raclement de la chaîne sur la mangeoire, mélopées de l’école, causeries du foyer, son de la cloche, et je ne fais pas fi du tintement des verres au cabaret, ou, dans le midi, du choc des quilles renversées par la boule sur la promenade. Tous ces bruits, d’inégale importance, montent, se réunissent, se confondent. C’est la rumeur du village français, animant les mirabelliers de Lorraine, les pommiers de Normandie, les oliviers de Provence. Et qui de nous ne l’aimerait ! Tout y est vrai, créé par le temps, chargé de sens, C’est une harmonie, c’est la somme des expériences accumulées par les générations. L’individu y trouve sa nourriture complète. Toutes les parties de l’âme y sont cultivées, menées quasi au point de perfection, juste assez loin de la barbarie, sans aller à ces raffinemens qui ne tardent pas à débiliter une race. Les exemples du foyer, les habitudes du travail, les leçons de l’école, la doctrine et l’atmosphère de l’église, rien de tout cela n’est mauvais. Je l’accepte dans sa totalité. Mais est-il possible que l’église y gêne certains et qu’ils veulent la détruire ! Elle contient pourtant quelque chose, elle met une réalité à la disposition du village. Il y a des heures du jour, des sites, des solitudes, des malheurs qui sont des maîtres de vie intérieure, et qui nous font l’âme plus lourde, plus grave, plus vraie, mais l’église surpasse tous ces maîtres. Rien ne vaut, si l’on manque de cœur, et c’est dans les poèmes de l’église qu’au village on se forme et se nourrit le cœur.


Aujourd’hui, jour de la procession du 15 août, l’église va se déverser en chants sur la petite ville. Vers cinq heures, les cloches commencent de sonner, et bientôt le bruit de la musique s’avance avec allégresse dans la rue où le soleil déjà incline n’éclaire plus que le haut des maisons... Voici paraître un vaste dos rouge, le suisse, dans son superbe uniforme. Il ouvre le défilé, le règle et le modère en marchant à reculons. Puis sur les deux côtés quelques enfans de chœur, que suit la double colonne des garçons et des filles. Ils portent de minces et brillantes bannières, et des sœurs de la Doctrine, aux ailettes blanches, placées en serre-file comme des sergens de bataille, maintiennent une douce discipline militaire. Tout ce petit monde récite la belle prière »... maintenant et à l’heure de notre mort... » et c’est d’un effet prodigieux, ce grand mot jeté par une centaine de voix enfantines, cette bonne volonté des plus petits à s’élever vers ces grands objets mystérieux.

A leur suite s’avance le groupe des jeunes filles en blanc qui soutiennent sur des brancards la lourde statue dorée de la Vierge. C’est la pensée de notre chevalerie et celle de saint Bernard, c’est le culte de l’idéal féminin, c’est la tradition celtique et française qui se développe ici en cortège, et qui s’élève dans les airs avec les Ave Maria.

Les dames de la ville leur succèdent, groupées en congrégations et portant au cou de larges rubans violets.

Maintenant, c’est le clergé, M. le curé et ses vicaires.

Et, pour fermer la marche, les hommes en habits du dimanche qui, tout d’une voix, répètent inlassablement le cantique : « Je suis chrétien... « Leur accent plus fort de minute en minute et qui défie, ce piétinement des pas et ces voix ont quelque chose de guerrier. Leur refrain, c’est un drapeau bien tenu et qui entraîne. J’entends : « Nous sommes frères. » Et ce bataillon, avec sa cadence, me convainc mieux qu’aucune apologétique.

On ne permet plus à la procession de circuler dans la petite ville. Vivement, au bout de la rue, elle s’engouffre dans un jardin, un très vieux jardin, suspendu sur les anciens remparts et qui fut longtemps la propriété d’une famille noble. Maintenant il abrite les prêtres les plus âgés du diocèse qui achèvent leur vie en regardant la rivière et les prairies, où conduisent deux cents mètres de lacets... A la tête de ces sentiers, au bord de la terrasse, les jeunes filles qui portent la Vierge s’arrêtent et déposent la belle statue de manière qu’elle préside à la descente et puis au retour du cortège chantant. Avec elles se tiennent la fanfare du patronage, les trois chantres et M. Martin, mon vieux maître de musique, l’archet sur le violon. La fanfare sonne aux champs, les jeunes filles chantent et mon vieux maître joue du violon.

Ces Ave Maria, ces louanges, tout se déploie, ondoie dans une clarté simple et enchanterait la douleur. La procession en marchant leur répond. Par instant, les jeunes filles chantent seules ; groupées autour de la statue, elles jettent aux jardins l’hymne de leur cœur. Aussitôt, dans le bas de la côte, les voix des enfans leur répondent, étouffées par les arbres et tendres comme un grand murmure sous les feuilles. C’est la douceur d’une convalescence quand la douleur glisse au lointain. Le monde devient plus léger, plus diaphane ; les laideurs et les brutalités s’éloignent ; une nostalgie s’éveille dans notre âme, mais adoucie, recouverte, effacée ; nous éprouvons un surplus de sympathie, de reconnaissance, et tout autour de nous s’animent les élémens fluides et impondérables, la lumière, la douceur du soir tombant, les charmilles défaites, la brume de la rivière. J’ai entendu Parsifal à Bayreuth ; tout y est lourd, grossier, volontaire, près de cette fête de la pureté.

Enfance, adolescence, maturité, soir paisible de la vie, tous les âges flottaient sur le vieux parc, comme un brouillard du matin accroché dans les arbres, comme une vibration de Mozart après que les violons se sont tus. Quelle éclosion, une telle journée, entre les longs travaux de la vie terre à terre ! C’est ici que la petite ville peut prendre le sentiment de sa beauté morale, et s’évader des soins matériels. Qu’ils soient remerciés, ceux qui font sortir ces belles heures de la masse sombre des jours. J’ai vu passer la poésie dont je suis un fils reconnaissant et privilégié.


M. MAURICE BARRÈS.

  1. Copyright by Émile-Paul, 1913.
  2. Voyez la Revue du 1er décembre.