La Grande Révolution/XXVIII

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P.-V. Stock (p. 276-291).

XXVIII

ARRÊT DE LA RÉVOLUTION EN 1790


Nous venons de voir quelles étaient les conditions économiques dans les villages, au cours de l’année 1790. Elles étaient telles que si les insurrections paysannes n’avaient pas continué malgré tout, les paysans, affranchis dans leurs personnes, restaient toujours sous le joug économique du régime féodal, — comme il est arrivé en Russie où la féodalité fut abolie, en 1861, par la loi, mais non par une révolution.

Mais outre ce conflit qui surgissait entre la bourgeoisie arrivant au pouvoir et le peuple, il y avait aussi toute l’œuvre politique de la Révolution, qui non seulement restait inachevée en 1790, mais se trouvait même entièrement remise en question.

Lorsque la première panique, produite en 1789 par la poussée inattendue du peuple, fut passée, la Cour, les nobles, les riches et les prêtres s’empressèrent de s’unir afin d’organiser la réaction. Et bientôt, ils se sentirent si bien soutenus et si puissants, qu’ils se mirent à rechercher les moyens d’écraser la Révolution et de rétablir la Cour et la noblesse dans leurs droits, perdus pour le moment.

Tous les historiens parlent sans doute de cette réaction ; mais ils n’en montrent pas encore toute la profondeur, ni toute l’extension. Au fait, on peut dire que pendant deux années, depuis l’été de 1790 jusqu’à l’été de 1792, toute l’œuvre de la Révolution fut mise en suspens. On en était à se demander : est-ce la Révolution qui va l’emporter, ou la contre-révolution ? Le fléau de la balance oscillait entre les deux. Et c’est en complet désespoir de cause que les « chefs d’opinion » de la Révolution se décidèrent enfin, en juin 1792, à faire une fois de plus appel à l’insurrection populaire.

Il faut reconnaître que si l’Assemblée Constituante, et après elle la Législative, s’opposaient à l’abolition révolutionnaire des droits féodaux et à la révolution populaire en général, elles surent accomplir cependant une œuvre immense pour la destruction des pouvoirs de l’ancien régime — du roi et de la Cour — ainsi que pour la création du pouvoir politique de la bourgeoisie, devenant maîtresse de l’État. Et lorsqu’ils voulurent exprimer sous forme de lois la nouvelle constitution du tiers état, les législateurs de ces deux Assemblées procédèrent, il faut le reconnaître, avec énergie et sagacité.

Ils surent saper le pouvoir des nobles et trouver l’expression des droits du citoyen dans une Constitution bourgeoise. Ils élaborèrent une constitution départementale et communale, capable d’opposer une digue à la centralisation gouvernementale, et ils s’appliquèrent, en modifiant les lois sur l’héritage, à démocratiser la propriété, à répandre les propriétés entre un plus grand nombre de personnes.

Ils détruisirent pour toujours les distinctions politiques entre les divers « ordres », — clergé, noblesse, tiers-état, ce qui, pour l’époque, était immense : il suffit de voir avec quelle difficulté cela se fait encore en Allemagne, ou en Russie. Ils abolirent les titres de noblesse et les privilèges sans nombre qui existaient alors, et ils surent trouver des bases plus égalitaires pour l’impôt. Ils surent éviter la formation d’une chambre haute, qui eût été une forteresse de l’aristocratie. Et, par la loi départementale de décembre 1789, ils firent quelque chose d’immense pour faciliter la Révolution : ils abolirent tout agent du pouvoir central en province.

Ils enlevèrent enfin à l’Église ses riches possessions et ils firent des membres du clergé de simples fonctionnaires de l’État. L’armée fut réorganisée ; de même les tribunaux. L’élection des juges fut laissée au peuple. Et en tout cela, les bourgeois législateurs surent éviter trop de centralisation. Bref, au point de vue législation, nous les voyons hommes habiles, énergiques, et nous trouvons chez eux un élément de démocratisme républicain et d’autonomie, que les partis avancés contemporains ne savent pas suffisamment apprécier.

Et cependant, malgré toutes ces lois, il n’y avait encore rien de fait. La réalité ne répondait pas à la théorie. Car — et c’est là l’erreur générale de ceux qui ne connaissent pas de près le fonctionnement de la machine gouvernementale, — il existe tout un abîme entre une loi que l’on vient de promulguer et son exécution pratique dans la vie.

Il est aisé de dire : « Les propriétés des congrégations passeront aux mains de l’État. » Mais comment cela se fera-t-il en réalité ? Qui viendra, par exemple, dans l’abbaye de Saint-Bernard, à Clairvaux, dire à l’abbé et aux moines de s’en aller ? Qui les chassera, s’ils ne s’en vont pas de bonne volonté ? Qui les empêchera, secourus par toutes les dévotes des villages voisins, de revenir demain et de chanter la messe dans l’abbaye ? Qui organisera la vente de leurs propriétés d’une façon efficace ? Qui fera, enfin, des beaux édifices de l’abbaye, un hospice pour les vieillards, comme le fit, en effet, plus tard, le gouvernement révolutionnaire ? On sait, en effet, que si les sections de Paris n’avaient pas pris en main la vente des biens du clergé, la loi sur cette vente ne recevait même pas un commencement d’exécution.

En 1790, 1791, 1792, l’ancien régime était encore là, debout, prêt à se reconstituer en entier — sauf quelques légères modifications, — tout comme le second empire fut prêt à renaître à chaque instant, du temps de Thiers et de Mac-Mahon. Le clergé, la noblesse, l’ancien fonctionnarisme, et surtout l’ancien esprit, étaient prêts à relever la tête — et à écrouer ceux qui avaient osé se ceindre de l’écharpe tricolore. Ils en guettaient l’occasion, ils la préparaient. Du reste, les nouveaux directoires des départements, fondés par la Révolution, mais composés de riches, étaient des cadres tout prêts pour rétablir l’ancien régime. C’étaient des citadelles de la contre-révolution.

L’Assemblée Constituante et la Législative avaient fait nombre de lois, dont on admire jusqu’à présent la lucidité et le style — et cependant l’immense majorité de ces lois restaient lettre morte. Sait-on que plus des deux tiers des lois fondamentales faites entre 1789 et 1793 n’ont jamais reçu un simple commencement d’exécution ?

C’est qu’il ne suffit pas de faire une nouvelle loi. Il faut encore, presque toujours, créer le mécanisme pour l’appliquer. Et pour peu que la nouvelle loi frappe un privilège invétéré, il faut mettre en jeu toute une organisation révolutionnaire afin que cette loi soit appliquée dans la vie avec toutes ses conséquences. Voyez seulement le peu de résultats que produisirent toutes les lois de la Convention sur l’instruction gratuite et obligatoire : elles sont restées lettre morte !

Aujourd’hui même, malgré la concentration bureaucratique et les armées de fonctionnaires qui convergent vers leur centre à Paris, nous voyons que chaque nouvelle loi, si minuscule que soit sa portée, demande des années pour passer dans la vie. Et encore, — combien de fois ne se trouve-t-elle pas complètement mutilée dans ses applications ! Mais à l’époque de la grande Révolution, ce mécanisme de la bureaucratie n’existait pas ; il prit plus de cinquante ans pour atteindre son développement actuel.

Mais alors, comment les lois de l’Assemblée pouvaient-elles entrer dans la vie, sans que la Révolution de fait fût accomplie dans chaque ville, dans chaque hameau, dans chacune des trente-six mille communes de la France !

Eh bien ! tel fut l’aveuglement des révolutionnaires appartenant à la bourgeoisie que, d’une part, ils prirent toutes les mesures pour que le peuple, les pauvres, qui seuls se lançaient de cœur dans la révolution, n’eussent pas une trop grande part dans la gestion des affaires communales, et, d’autre part, ils s’opposèrent de toutes leurs forces à ce que la révolution éclatât et s’accomplit dans chaque ville et village.

Pour qu’une œuvre vitale sortît des décrets de l’Assemblée, il fallait le désordre. Il fallait que dans chaque petite localité des hommes d’action, des patriotes, haïssant l’ancien régime, vinssent s’emparer de la municipalité ; qu’ils fissent une révolution dans le hameau ; que tout l’ordre de la vie fût bouleversé ; que toutes les autorités fussent ignorées ; il fallait que la révolution fût sociale si l’on voulait que la révolution politique pût s’accomplir.

Il fallait que le paysan prît la terre et y fît passer la charrue, sans attendre l’ordre de l’autorité, lequel évidemment ne serait jamais venu. Il fallait, en un mot, qu’une vie nouvelle commençât dans le hameau. Mais sans désordre, sans beaucoup de désordre social, cela ne pouvait se faire.

Or, ce désordre, les législateurs voulurent précisément l’empêcher !…

Non seulement ils avaient éliminé le peuple de l’administration, au moyen de la loi municipale de décembre 1789, qui remettait le pouvoir administratif aux mains des citoyens actifs, et sous le nom de citoyens passifs en excluait tous les paysans pauvres et presque tous les travailleurs des villes ; non seulement elle remettait ainsi tout le pouvoir en province à la bourgeoisie — elle armait cette bourgeoisie de pouvoirs de plus en plus menaçants pour empêcher la gent pauvre de continuer ses révoltes.

Et cependant, ce n’étaient que les révoltes de ces pauvres qui allaient permettre plus tard, en 1792 et 1793, de porter le coup de grâce à l’ancien régime[1].

Voici donc sous quel aspect se présentaient les événements.

Les paysans, qui avaient commencé la révolution, comprenaient parfaitement qu’il n’y avait rien de fait. L’abolition des servitudes personnelles avait seulement réveillé leurs espérances. Il s’agissait maintenant d’abolir les lourdes servitudes économiques de fait — pour toujours, et sans rachat, bien entendu. En outre, le paysan voulait reprendre possession des terres communales.

Ce qu’il en avait déjà repris, en 1789, il tenait d’abord à le garder et à obtenir pour cela la sanction du fait accompli. Ce qu’il n’avait pas réussi à reconquérir, il voulait l’avoir, sans tomber pour cela sous le coup de la loi martiale.

Mais à ces deux volontés du peuple la bourgeoisie s’opposait de toutes ses forces. Elle avait profité de la révolte dans les campagnes en 1789 contre le féodalisme, pour commencer ses premières attaques contre le pouvoir absolu du roi, les nobles et le clergé. Mais, dès qu’une première ébauche de constitution bourgeoise fut votée et acceptée par le roi, — avec toute latitude de la violer, — la bourgeoisie s’arrêta, effrayée devant les conquêtes rapides que faisait l’esprit révolutionnaire au sein du peuple.

Les bourgeois comprenaient en outre que les biens des seigneurs allaient passer dans leurs mains ; et ils voulaient ces biens intacts, avec tous les revenus additionnels que représentaient les servitudes anciennes, transformées en paiements en argent. On verrait plus tard si un jour il ne serait pas avantageux d’abolir les restes de ces servitudes ; et alors on le ferait légalement, avec « méthode », avec « ordre ». Car si l’on tolérait seulement le désordre, — qui sait où s’arrêterait le peuple ? Ne parlait-il pas déjà d’ « égalité », de « loi agraire », de « nivellement de fortunes », de « fermes ne dépassant pas cent-vingt aux arpents » ?

Et quant aux villes, aux artisans et à toute la population laborieuse des cités, il en allait de même que dans les villages. Les maîtrises et les jurandes, dont la royauté avait su faire autant d’instruments d’oppression, avaient été abolies. Les restes de servitude féodale, qui existaient encore en grand nombre dans les villes, comme dans les campagnes, avaient été supprimés lors des insurrections populaires de l’été de 1789. Les justices seigneuriales avaient disparu, et les juges étaient élus par le peuple, pris dans la bourgeoisie possédante.

Mais c’était, au fond, fort peu de choses. Le travail manquait dans les industries, et le pain se vendait à des prix de famine. La masse des ouvriers voulait bien patienter, pourvu que l’on travaillât à établir les règnes de la Liberté, de l’Égalité, de la Fraternité. Mais puisque cela ne se faisait pas, elle perdait patience. Et le travailleur demandait alors que la Commune de Paris, que la municipalité de Rouen, de Nancy, de Lyon, etc., fissent elles-mêmes des approvisionnements pour vendre le blé au prix de revient. Il demandait que l’on taxât le blé chez les marchands, que l’on fît des lois somptuaires, que les riches fussent taxés d’un impôt forcé et progressif ! Mais alors la bourgeoisie, qui s’était armée dès 1789, alors que les citoyens passifs restaient sans armes, sortait dans la rue, déployait le drapeau rouge, en intimant au peuple l’ordre de se disperser et fusillait les révoltes à bout portant. On le fit à Paris en juillet 1791 et un peu partout dans toute la France.

Et la Révolution s’arrêtait dans sa marche. La royauté se sentait revenir à la vie. Les émigrés se frottaient les mains à Coblentz et à Mitau. Les riches relevaient la tête et se lançaient dans des spéculations effrénées.

Si bien que depuis l’été de 1790 jusqu’à juin 1792, la contre-révolution put se croire triomphante.

Il est tout naturel d’ailleurs qu’une révolution aussi importante que celle qui s’accomplit entre 1789 et 1793 ait eu ses moments d’arrêt et même de recul. Les forces dont disposait l’ancien régime étaient immenses, et, après avoir subi un premier échec, elles devaient bien se reconstituer pour opposer une digue à l’esprit nouveau.

Ainsi la réaction qui se produisit dès les premiers mois de 1790, et même dès décembre 1789, n’offre-t-elle rien d’imprévu. Mais si cette réaction fut si forte qu’elle put durer jusqu’en juin 1792, et si, malgré tous les crimes de la Cour, elle devint assez puissante pour qu’en 1791 toute la révolution fût remise en question, — c’est qu’elle ne fut pas seulement l’œuvre des nobles et du clergé, ralliés sous le drapeau de la royauté. C’est que la bourgeoisie aussi — cette force nouvelle constituée par la Révolution elle-même — vint apporter son habileté aux affaires, son amour de l’« ordre » et de la propriété, et sa haine du tumulte populaire, pour appuyer les forces qui cherchaient à enrayer la révolution. C’est qu’aussi le grand nombre des hommes instruits, des « intellectuels » dans lesquels le peuple avait mis sa confiance, — dès qu’ils aperçurent les premières lueurs d’un soulèvement populaire, lui tournèrent le dos et s’empressèrent de rentrer dans les rangs des défenseurs de l’ordre, afin de mater le peuple et d’opposer une digue à ses tendances égalitaires.

Renforcés de cette façon, les contre-révolutionnaires ligués contre le peuple réussirent si bien, que si les paysans n’avaient continué leurs soulèvements dans les campagnes, et si le peuple des villes, voyant l’étranger envahir la France, ne s’était soulevé de nouveau pendant l’été de 1792, la Révolution s’arrêtait dans sa marche, sans rien avoir fait de durable.

En général, la situation était bien sombre en 1790. « Déjà l’aristocratie pure des riches est établie sans pudeur », écrivait Loustalot, le 28 novembre 1789, dans les Révolutions de Paris. « Qui sait si déjà ce n’est pas un crime de lèse-nation que d’oser dire : La nation est le souverain ?[2] » Mais depuis lors, la réaction avait gagné beaucoup de terrain, elle en gagnait à vue d’œil.

Dans son grand travail sur l’histoire politique de la Grande Révolution, M. Aulard s’est appliqué à faire ressortir l’opposition que l’idée d’une forme républicaine de gouvernement rencontrait dans la bourgeoisie et chez les « intellectuels » de l’époque, — alors même que les trahisons de la Cour et des monarchistes imposaient déjà la République. En effet, alors qu’en 1789 les révolutionnaires procédaient comme s’ils voulaient se passer entièrement de la royauté, – il se produisit un mouvement décidément monarchiste, parmi ces mêmes révolutionnaires, à mesure que le pouvoir constitutionnel de l’Assemblée s’affermissait[3]. On peut même dire plus. Après les 5 et 6 octobre 1789 et la fuite du roi en juin 1791, chaque fois que le peuple se montrait comme une force révolutionnaire, la bourgeoisie et ses chefs d’opinion devenaient de plus en plus monarchistes.

C’est un fait très important ; mais il ne faut pas oublier, non plus, que l’essentiel pour la bourgeoisie et les intellectuels fut la conservation des propriétés, comme on s’exprimait alors. On voit, en effet, cette question du maintien des propriétés passer comme un fil noir à travers toute la Révolution, jusqu’à la chute des Girondins[4]. Il est même certain que si la République faisait si grand’peur aux bourgeois, et même aux Jacobins ardents (alors que les Cordeliers l’acceptaient volontiers), c’est que chez le peuple l’idée de république se liait avec celle d’égalité, et que celle-ci se traduisait en demandant l’égalité des fortunes et la loi agraire, — formules des niveleurs, des communistes, des expropriateurs, des « anarchistes » de l’époque.

Aussi est-ce surtout pour empêcher le peuple de porter atteinte au principe sacro-saint de la propriété, que la bourgeoisie s’empressa de mettre un frein à la Révolution. Dès octobre 1789, l’Assemblée vota déjà la fameuse loi martiale, qui permit de fusiller les paysans révoltés, et plus tard, en juillet 1791, de massacrer le peuple de Paris. Elle entrava de même l’arrivée à Paris d’hommes du peuple des provinces, pour la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790. Et elle prit une série de mesures contre les sociétés révolutionnaires locales qui faisaient la force de la Révolution populaire, — au risque de tuer de cette façon ce qui avait été le germe de son propre pouvoir.

En effet, dès les premiers débuts de la Révolution, des milliers d’associations politiques avaient surgi dans toute la France. Ce n’étaient pas seulement les assemblées primaires ou électorales, continuant à se réunir. Ce n’étaient pas non plus les nombreuses sociétés jacobines, ralliées à la Société mère de Paris. C’étaient surtout les Sections, les Sociétés populaires et les Sociétés fraternelles, qui surgirent spontanément et souvent sans formalité aucune. C’étaient des milliers de comités et de pouvoirs locaux, presque indépendants, qui se substituaient au pouvoir royal qui aidaient à répandre dans le peuple l’idée de la révolution égalitaire, sociale.

Eh bien ! c’est à écraser, à paralyser, ou tout au moins à démoraliser ces mille centres locaux que la bourgeoisie s’appliqua avec ardeur ; et elle y réussit si bien que la réaction monarchiste, cléricale et nobiliaire, commença à prendre le dessus dans les villes et les bourgades de bien plus de la moitié de la France.

Bientôt, on allait recourir aux poursuites judiciaires et, en janvier 1790, Necker obtenait un décret d’arrestation contre Marat, qui avait franchement épousé la cause du peuple, des va-nu-pieds. Craignant une émeute populaire, on mit sur pied de l’infanterie et de la cavalerie pour incarcérer le tribun ; on brisa ses presses, et Marat fut obligé, en pleine Révolution, de se réfugier en Angleterre. Rentré quatre mois plus tard, il dut presque tout le temps se cacher, et en décembre 1791, il fut forcé encore une fois de traverser le canal.

Bref, la bourgeoisie et les intellectuels, défenseurs des propriétés, firent si bien pour briser l’élan populaire qu’ils arrêtèrent la Révolution elle-même. À mesure que l’autorité de la bourgeoisie se constituait, on voyait l’autorité du roi refaire sa virginité.

« La véritable Révolution, ennemie de la licence, se consolide chaque jour », écrivait le monarchiste Mallet du Pan en juin 1790. Et il disait vrai. Trois mois plus tard, la contre-révolution se sentait déjà si puissante, qu’elle jonchait de cadavres les rues de Nancy.

Au début, l’esprit de la Révolution avait peu touché l’armée, composée à cette époque de mercenaires, en partie étrangers, — allemands et suisses. Il y pénétrait cependant peu à peu. La fête de la Fédération, à laquelle des délégués des soldats furent invités à prendre part, comme citoyens, y contribua de son côté, et dans le courant du mois d’août il se produisit un peu partout et surtout dans les garnisons de l’Est, une série de mouvements parmi les soldats. Ils voulaient forcer leurs officiers à rendre compte des sommes qui avaient passé par leurs mains et à restituer celles qu’ils avaient soustraites aux soldats. Ces sommes étaient énormes : elles se montaient jusqu’à plus de 240.000 livres dans le régiment de Beauce, à 100.000, et même jusqu’à deux millions dans d’autres garnisons. L’effervescence allait en grandissant ; mais, comme on pouvait s’y attendre avec des hommes abrutis par un long service, une partie d’entre eux restait attachée aux officiers, et les contre-révolutionnaires profitèrent de cette division pour provoquer des conflits et des bagarres sanglantes entre les soldats eux-mêmes. Ainsi, à Lille, quatre régiments se battaient entre eux — les royalistes contre les patriotes — et laissaient sur place cinquante tués et blessés.

Il est fort probable que, les conspirations royalistes ayant redoublé d’activité depuis la fin de 1789, surtout parmi les officiers de l’armée de l’Est commandée par Bouillé, il entrait dans les plans des conspirateurs de profiter de la première révolte des soldats, pour la noyer dans le sang, en s’aidant des régiments royalistes restés fidèles à leurs chefs.

L’occasion se présenta bientôt à Nancy.

L’Assemblée nationale, en apprenant cette agitation parmi les militaires, vota, le 6 août 1790, une loi qui diminuait les effectifs de l’armée, défendait les « associations délibérantes » des soldats dans les régiments, mais en même temps ordonnait aussi que les comptes d’argent fussent rendus sans retard par les officiers à leurs régiments.

Dès que ce décret fut connu à Nancy, le 9, les soldats — surtout les suisses du régiment de Châteauvieux (pour la plupart, Vaudois et Genevois) — demandèrent des comptes à leurs officiers. Ils enlevèrent la caisse de leur régiment pour la placer sous la sauvegarde de leurs sentinelles, menacèrent leurs chefs et envoyèrent huit délégués à Paris pour plaider leur cause devant l’Assemblée nationale. Les mouvements des troupes autrichiennes à la frontière vinrent accroître la fermentation.

L’Assemblée, entre temps, sur de faux rapports, parvenus de Nancy, et poussée par le commandant des gardes nationaux, Lafayette, auquel la bourgeoisie avait pleine confiance, vota le 16 un décret condamnant les soldats pour leur indiscipline, et ordonnant aux garnisons et aux gardes nationales de la Meurthe de « réprimer les auteurs de la rébellion ». Leurs délégués furent arrêtés, et Lafayette lança de son côté une circulaire, convoquant les gardes nationales des bourgs voisins de Nancy pour combattre la garnison révoltée de cette ville.

Cependant à Nancy même tout semblait s’arranger paisiblement. La plupart des hommes révoltés avaient même signé « un acte de repentir. » Mais apparemment cela ne faisait pas l’affaire des royalistes[5]. Bouillé sortait le 28 de Metz à la tête de trois mille soldats fidèles, avec la ferme intention de frapper à Nancy le grand coup désiré contre les rebelles.

La duplicité du directoire du département et de la municipalité de Nancy aida à réaliser ce plan, et alors que tout pouvait encore s’arranger à l’amiable, Bouillé posa à la garnison des conditions impossibles et engagea le combat. Ses soldats firent un carnage épouvantable dans Nancy, ils tuaient les citoyens aussi bien que les soldats révoltés, et pillaient les maisons.

Trois mille cadavres gisant dans les rues, tel fut le résultat de ce combat, après quoi vinrent les représailles « légales ». Trente-deux soldats rebelles furent exécutés et périrent sur la roue, quarante et un furent envoyés aux travaux forcés.

Le roi s’empressa d’approuver par une lettre « la bonne conduite de M. Bouillé » ; l’Assemblée nationale remercia les assassins ; et la municipalité de Paris célébra une fête funéraire en l’honneur des vainqueurs tués dans la bataille. Personne n’osa protester, — Robespierre pas plus que les autres. C’est ainsi que se terminait l’année 1790. La réaction, en armes, prenait le dessus.


  1. On lira avec intérêt chez M. Aulard (Histoire politique de la Révolution française, 2e édition, Paris, 1903) les pages (55-60) dans lesquelles il montre comment l’Assemblée travailla à empêcher que le pouvoir tombât entre les mains du peuple. L’observation de cet auteur sur la défense qui fut faite, par la loi du 14 octobre 1790, aux citoyens des communes de se réunir pour discuter de leurs affaires, autrement qu’une fois par an pour les élections, est très juste.
  2. Aulard, Histoire politique de la Révolution française, page 72. On trouvera chez Aulard une analyse détaillée de ce qui fut fait par l’Assemblée contre l’esprit démocratique.
  3. Entre autres, on en trouve une trace très intéressante dans les lettres de madame Jullien (de la Drôme). « Je me suis donc guérie de ma fièvre romaine, qui pourtant ne l’a jamais fait donner dans le républicanisme par la crainte de la guerre civile. Je me renferme avec les animaux de toute espèce dans l’arche sacrée de la Constitution… » « On est encore un peu huronne quand on est spartiate ou romaine à Paris ». Ailleurs elle demande à son fils : « Conte-moi si les Jacobins sont devenus Feuillants. » (Journal d’une bourgeoise pendant la Révolution, publié par Édouard Lockroy. Paris, 1881. 2e éd., pp. 31, 32, 35.)
  4. Marat, seul, avait osé mettre à son journal l’épigraphe suivant : Ut redent miseris abeat fortuna superbis (Que la fortune quitte les riches et revienne aux misérables).
  5. Voyez Grands détails par pièces authentiques de l’affaire de Nancy, Paris, 1790 ; Détail très exact des ravages commis… à Nancy, Paris, 1790 ; Relation exacte de ce qui s’est passé à Nancy le 31 août 1790 ; Le sens commun du bonhomme Richard sur l’affaire de Nancy, Philadelphie ( ?), l’an second de la liberté française, et autres brochures de la riche collection du British Museum, volumes 7, 326, 327, 328, 962.