La Grande Révolution/XXXI

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P.-V. Stock (p. 318-327).

XXXI

LA CONTRE-RÉVOLUTION DANS LE MIDI


Lorsqu’on étudie la Grande Révolution, on est tellement entraîné par les grandes luttes qui se déroulent à Paris, qu’on est porté à négliger l’état des provinces et la force qu’y possédait entre temps la contre-révolution. Cependant cette force restait immense. Elle avait pour l’appuyer les siècles du passé et les intérêts du moment ; et il faut l’étudier pour comprendre combien minime est la puissance d’une assemblée de représentants pendant une révolution, alors même que ceux-ci seraient inspirés, par impossible, des meilleures intentions. Lorsqu’il s’agit de lutte, dans chaque ville et dans chaque petit hameau, contre les forces de l’ancien régime qui, après un moment de stupeur, se réorganisent pour arrêter la révolution, — il n’y a que la poussée des révolutionnaires sur place qui puisse réussir à vaincre cette résistance.

Il faudrait des années et des années d’étude dans les archives locales pour retracer tous les agissements des royalistes pendant la grande Révolution. Quelques épisodes permettront cependant d’en donner une idée.

On connaît plus ou moins l’insurrection de la Vendée. Mais on n’est que trop enclins à croire que là, au milieu de populations demi-sauvages, inspirées par le fanatisme religieux, se trouvait le seul foyer sérieux de contre-révolution. Et cependant le Midi représentait un autre foyer du même genre, d’autant plus redoutable que les campagnes sur lesquelles s’appuyaient les royalistes pour exploiter les haines religieuses des catholiques contre les protestants, se trouvaient à côté d’autres campagnes et de grandes villes qui avaient fourni un des meilleurs contingents à la Révolution.

La direction de ces divers mouvements partait de Coblentz, petite ville allemande située dans l’Électorat de Trèves, qui était devenue le centre principal de l’émigration royaliste. Depuis l’été de 1791, lorsque le comte d’Artois, suivi de l’ex-ministre Calonne, et plus tard de son frère, le comte de Provence, vint s’établir dans cette ville, elle devint le centre principal des complots royalistes. De là partaient les émissaires qui organisaient dans toute la France les insurrections contre-révolutionnaires. Ils embauchaient partout des soldats pour Coblentz, — même à Paris, où le rédacteur de la Gazette de Paris offrait ouvertement 60 livres à chaque soldat embauché. Pendant quelque temps on dirigeait ces hommes presque ouvertement, d’abord sur Metz, puis sur Coblentz.

« La société les suivait », dit Ernest Daudet dans son étude, Les conspirations royalistes dans le Midi ; « la noblesse imitait les princes, et beaucoup de bourgeois, de petites gens, imitaient la noblesse. On émigrait par ton, par misère ou par peur. Une jeune femme, rencontrée dans une diligence par un agent secret du gouvernement et interrogée par lui, répondait : — « Je suis couturière : ma clientèle est partie pour l’Allemagne ; je me fais « émigrette » afin d’aller les retrouver. »

Toute une cour, avec ses ministres, ses chambellans et ses réceptions officielles, et aussi ses intrigues et ses misères, se créait autour des frères du roi, et les souverains de l’Europe reconnaissaient cette cour, traitaient et complotaient avec elle. Tout le temps on s’y attendait à voir Louis XVI arriver, pour se mettre à la tête des troupes d’émigrés. On l’attendait en juin 1791, lors de sa fuite à Varenne, et plus tard, en novembre 1791, en janvier 1792. enfin, on décida de préparer le grand coup pour juillet 1792, lorsque les armées royalistes de l’Ouest et du Midi, soutenues par les invasions anglaise, allemande, sarde et espagnole, marcheraient sur Paris, soulevant Lyon et d’autres grandes villes au passage, — pendant que les royalistes de Paris frapperaient leur grand coup, disperseraient l’Assemblée et châtieraient les enragés, les jacobins...

« Replacer le roi sur le trône », c’est-à-dire en faire de nouveau un roi absolu ; réintroduire l’ancien régime, tel qu’il avait existé au moment de la convocation des États généraux, c’étaient là leurs vœux. Et lorsque le roi de Prusse, plus intelligent que ces revenants de Versailles, leur demandait : « Ne serait-il pas de la justice comme de la prudence de faire à la nation le sacrifice de certains abus de l’ancien gouvernement ? » — « Sire, lui répondait-on, pas un seul changement, pas une seule grâce ! » (Pièce aux Archives des affaires étrangères, citée par E. Daudet.)

Inutile d’ajouter que toutes les cabales, tous les commérages, toutes les jalousies qui caractérisaient Versailles se reproduisaient à Coblentz. Les deux frères avaient chacun sa cour, sa maîtresse attitrée, ses réceptions et son cercle, tandis que les nobles fainéants vivaient de commérages, d’autant plus méchants que beaucoup d’émigrés tombaient bientôt dans la misère.

Autour de ce centre gravitaient maintenant, au vu et au su de tout le monde, ceux des curés fanatiques qui préféraient la guerre civile à la soumission constitutionnelle offerte par les nouveaux décrets, ainsi que les aventuriers nobles qui aimaient mieux risquer une conspiration que de se résigner à la perte de leur situation privilégiée. Ils venaient à Coblentz, obtenaient l’investiture des princes ainsi que de Rome, pour leurs complots et s’en retournaient dans les régions montagneuses des Cévennes ou sur les plages de la Vendée, allumer le fanatisme religieux des paysans et organiser les soulèvements royalistes.

Les historiens sympathiques à la Révolution glissent peut-être trop rapidement sur ces résistances contre-révolutionnaires ; ce qui porte souvent le lecteur moderne à les considérer comme l’œuvre de quelques fanatiques dont la Révolution eut facilement raison. Mais, en réalité, les complots royalistes couvraient des régions entières, et comme ils trouvaient appui, d’une part, parmi les gros bonnets de la bourgeoisie et, d’autre part, dans les haines religieuses entre protestants et catholiques — ce fut le cas dans le Midi, — les révolutionnaires eurent à lutter à leur corps défendant contre les royalistes, dans chaque ville et dans chaque petite commune.

Ainsi, pendant que l’on fêtait à Paris, le 14 juillet 1790, la grande fête de la Fédération, à laquelle toute la France prenait part et qui semblait devoir placer la Révolution sur une solide base communale, les royalistes préparaient dans le Sud-Est la fédération des contre-révolutionnaires. Le 18 août de cette même année, près de 20.000 représentants de 185 communes du Vivarais se réunissaient dans la plaine de Jalès. Tous portaient la croix blanche au chapeau. Dirigés par des nobles, ils posèrent ce jour-là les bases de la fédération royaliste du Midi, qui fut constituée solennellement au mois de février suivant.

Cette fédération prépara d’abord une série d’insurrections pour l’été de 1791, et ensuite la grande insurrection qui devait éclater en juillet 1792, avec l’appui de l’invasion étrangère, et porter le coup de grâce à la Révolution. Elle fonctionna ainsi pendant deux ans, entretenant des correspondances régulières, d’une part avec les Tuileries et d’autre part avec Coblentz. Elle jurait de « rétablir le roi dans sa gloire, le clergé dans ses biens, la noblesse dans ses honneurs ». Et quand ses premières tentatives échouèrent, elle organisa, avec l’aide de Claude Allier, curé-prieur de Chambonnaz, une vaste conspiration qui devait mettre sur pied plus de 50.000 hommes. Conduite par un grand nombre de prêtres, sous les plis du drapeau blanc, et soutenue par la Sardaigne, l’Espagne et l’Autriche, cette armée devait marcher sur Paris, « libérer » le roi, disperser l’Assemblée et châtier les patriotes.

Dans la Lozère, Charrier, notaire, ex-député à l’Assemblée nationale, marié à une demoiselle noble et investi du commandement suprême par le comte d’Artois, organisait ouvertement les milices contre-révolutionnaires et formait même ses artilleurs.

Chambéry, ville du royaume de Sardaigne à cette époque, était un autre centre des émigrés, Bussy y avait même formé une légion royaliste, qu’il exerçait en plein jour. Ainsi s’organisait la contre-révolution dans le Midi, alors que dans l’Ouest les curés et les nobles préparaient le soulèvement de la Vendée avec l’aide de l’Angleterre.

Et qu’on ne nous dise pas que ces conspirateurs et ces rassemblements étaient peu nombreux. C’est que les révolutionnaires aussi, — ceux du moins qui étaient décidés à agir, — n’étaient pas nombreux non plus. Dans chaque parti, de tout temps, les hommes d’action furent une infime minorité. Mais grâce à l’inertie, aux préjugés, aux intérêts acquis, à l’argent et à la religion, la contre-révolution tenait des régions entières ; et c’est cette force terrible de la réaction — et non pas l’esprit sanguinaire des révolutionnaires — qui explique les fureurs de la Révolution en 1793 et 1794, lorsqu’elle dut faire un effort suprême pour se dégager des bras qui l’étouffaient.

Les adhérents de Claude Allier, prêts à prendre les armes, se montaient-ils à 60.000 hommes, comme il l’affirmait lors de la visite qu’il fit à Coblentz en janvier 1792, il est permis d’en douter. Mais ce qui est certain, c’est que dans chaque ville du Midi la lutte entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires se poursuivait sans relâche, faisant pencher la balance tantôt d’un côté, tantôt de l’autre.

À Perpignan, les militaires royalistes se préparaient à ouvrir la frontière aux armées espagnoles. À Arles, dans la lutte locale entre les monnetiers et les chiffonistes, c’est-à-dire entre les patriotes et les contre-révolutionnaires, la victoire restait à ces derniers. « Avertis, dit un auteur, que les Marseillais organisaient une expédition contre eux, qu’ils avaient même pillé l’arsenal de Marseille pour se mettre en état de faire la campagne, ils se préparaient à la résistance, se fortifiaient, muraient les portes de leur ville, creusaient des fossés autour de l’enceinte, assuraient leurs communications avec la mer et réorganisaient la garde nationale de façon à réduire à l’impuissance les patriotes. »

Ces quelques lignes, empruntées à Ernest Daudet[1], sont caractéristiques. C’est le tableau de ce qui se passait un peu partout dans toute la France. Il fallut quatre années de révolution, c’est-à-dire l’absence pendant quatre années d’un gouvernement fort, et des luttes incessantes de la part des révolutionnaires, pour paralyser plus ou moins la réaction.

À Montpellier, les patriotes durent fonder une ligue pour défendre, contre les royalistes, les prêtres qui avaient prêté serment à la Constitution, ainsi que ceux qui allaient aux messes des prêtres assermentés. Souvent on se battait dans les rues. À Lunel dans l’Hérault, à Yssingeaux dans la Haute-Loire, à Mende dans la Lozère, c’était la même chose. On ne désarmait pas. Au fond, on peut dire que dans chaque ville de cette région les mêmes luttes se produisaient entre les royalistes ou bien les Feuillants de l’endroit et les « patriotes », et plus tard entre les Girondins et les « anarchistes ». On pourrait même ajouter que dans l’immense majorité des villes du Centre et de l’Ouest, les réactionnaires obtenaient le dessus, et que la Révolution ne trouva un appui sérieux que dans une trentaine de départements sur quatre-vingt-trois. Pis que cela. Les révolutionnaires eux-mêmes ne s’enhardissaient pour la plupart et ne se décidaient à braver les royalistes que très lentement, à mesure que leur éducation révolutionnaire se faisait par les événements.

Dans toutes ces villes, les contre-révolutionnaires se donnaient la main. Les riches avaient mille moyens, que les patriotes ne possédaient généralement pas, de se déplacer, de correspondre au moyen d’émissaires spéciaux, de se cacher dans les châteaux, d’y accumuler des armes. Les patriotes correspondaient, sans doute, avec les Sociétés populaires et les Fraternelles de Paris, avec la Société des Indigents, ainsi qu’avec la Société mère des Jacobins ; mais ils étaient si pauvres ! Les armes et les moyens de déplacement leur manquaient.

Et puis, tout ce qui se liguait contre la révolution était soutenu du dehors. L’Angleterre a toujours suivi la politique qu’elle suit encore de nos jours : celle d’affaiblir ses rivaux en se créant parmi eux des partisans avec de l’argent. « L’argent de Pitt » n’était nullement un fantôme. Loin de là ! Avec l’aide de cet argent les royalistes venaient librement de leur centre et dépôt d’armes, Jersey, à Saint-Malo et à Nantes ; et dans tous les grands ports de France, surtout ceux de Saint-Malo, Nantes, Bordeaux, l’argent anglais gagnait des adhérents et soutenait les « commerçantistes » qui se mettaient contre la Révolution. Catherine II de Russie faisait comme Pitt. Au fond, toutes les monarchies européennes se mirent de la partie. Si en Bretagne, en Vendée, à Bordeaux et à Toulon les royalistes comptaient sur l’Angleterre, en Alsace et en Lorraine ils comptaient sur l’Allemagne et dans le Midi sur les secours armés promis par la Sardaigne ainsi que sur l’armée espagnole qui devait débarquer à Aigues-Mortes. Les chevaliers de Malte devaient aussi concourir à cette expédition avec deux frégates.

Au commencement de 1792, le département de la Lozère et celui de l’Ardèche, devenus tous deux le rendez-vous des prêtres réfractaires, étaient couverts d’un réseau de conspirations royalistes, dont le centre était Mende, petite ville perdue dans les montagnes du Vivarais, où l’état d’esprit était très arriéré et où les riches et les nobles tenaient en leurs mains la municipalité. Leurs émissaires parcouraient les villages des alentours, enjoignant aux paysans de s’armer de fusils, de faux et de fourches, et d’être prêts à accourir au premier appel. Ainsi se préparait le coup de main, à l’aide duquel on espérait soulever le Gévaudan et le Velay et obliger le Vivarais à marcher à leur suite.

Il est vrai que toutes les insurrections royalistes qui eurent lieu en 1791 et en 1792, à Perpignan, à Arles, à Mende, à Yssingeaux et dans le Vivarais, avortèrent. Le cri de « À bas les patriotes ! » ne suffisait pas pour rallier un nombre suffisant d’insurgés, et les patriotes surent promptement disperser les bandes royalistes. Mais ce fut pendant deux années la lutte sans interruption. Il y eut des moments où tout le pays était en proie à la guerre civile, où le tocsin sonnait sans relâche dans les villes des alentours.

À un moment donné, il fallut que des bandes armées de Marseillais vinssent faire la chasse aux contre-révolutionnaires dans la région, s’emparant d’Arles et d’Aigues-Mortes, et inaugurant le règne de la terreur qui atteignit plus tard de si fortes proportions dans le Midi, à Lyon et dans l’Ardèche. Quant à l’insurrection organisée par le comte de Saillans en juillet 1792, éclatant en même temps que celle de la Vendée et au moment où les armées allemandes marchaient sur Paris, elle aurait certainement eu une influence funeste sur la marche de la Révolution, si le peuple n’y avait promptement mis fin. Heureusement, le peuple lui-même s’en chargea dans le Midi, tandis que Paris s’organisa de son côté pour s’emparer enfin du centre de toutes les conspirations royalistes, — les Tuileries.


  1. Histoire des conspirations royalistes du Midi sous la Révolution, Paris, 1881. Daudet est un modéré, ou plutôt un réactionnaire ; mais son étude est documentée, et il a consulté les archives locales.