La Grande Remontrance, épisode de l’histoire de l’Angleterre

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LA
GRANDE REMONTRANCE
EPISODE DE L'HISTOIRE D'ANGLETERRE

Selon qu’elle est traitée par les esprits routiniers et serviles ou par ceux qui cherchent librement le vrai, l’histoire est une facile ornière ou un sentier ardu. Or les premiers, — nous ne l’apprenons sans doute à personne, — sont beaucoup plus nombreux que les seconds. Entre mille preuves qu’on en pourrait donner, nous citerions volontiers la paresseuse obstination avec laquelle tous les écrivains appelés à raconter Le règne de Charles Ier ont tour à tour copié la fameuse Histoire de la Rébellion, livre remarquablement écrit d’ailleurs, et qui occupe à bon droit dans la littérature anglaise la place que les Mémoires du cardinal de Retz ont dans la nôtre. Même talent d’exposition, même, vivacité de style les caractérisent, et, comme « peintre de portraits, » nous donnerions volontiers la palme à Clarendon. Par malheur, en fait d’exactitude, de loyauté, de désintéressement, ces deux hommes se valent. C’étaient deux politiques presque également rompus à l’intrigue, et dont les passions personnelles ont faussé de la manière la plus déplorable les témoignages à l’aide desquels ils sollicitaient la postérité de sanctionner leurs idées et d’absoudre leur conduite.

Clarendon fut un de ces renégats à qui les indulgences historiques sont trop aisément accordées. Il avait marqué aux premiers rangs du parti constitutionnel, quand il déserta tout à coup ce drapeau que la fortune semblait abandonner. Après avoir dissimulé quelque temps sa conversion et s’être ainsi ménagé les honteux avantages d’une trahison habile, après avoir accepté le double rôle d’espion des parlementaires et de conseiller secret du monarque, il devint tout à coup royaliste zélé. Le même homme qui avait condamné Strafford conseilla, — on a lieu de le croire, quoiqu’il s’en défende, — l’arrestation de Pym et de ses collègues, et il ne tint pas à lui que nous n’ayons aujourd’hui à le déclarer coupable de deux de ces attentats que la foi la plus sincère légitime à peine, commis à six mois de distance l’un de l’autre et en vertu de principes absolument inconciliables.

Un pareil caractère n’est point une garantie de véracité ; celle de Clarendon est aujourd’hui victorieusement attaquée, à l’aide d’irrécusables documens dont il pouvait à peine soupçonner l’existence, et dont il avait tout lieu de ne point craindre la publication, puisqu’ils ne sont pas publiés même aujourd’hui, c’est-à-dire après deux cents ans[1]. On esprit libre de préjugés, qui s’est fait, par plusieurs travaux importans sur la même époque, une érudition spéciale et supérieure, un écrivain qui sait donner du charme et du relief à des investigations assez arides par elles-mêmes, s’est chargé de démontrer méthodiquement à quelles étranges erreurs se sont exposés ceux qui avaient sans contrôle accepté les données historiques de ce dangereux séducteur. Il l’a poursuivi de discussions, de rectifications incessantes, et quiconque puiserait désormais à cette source suspecte sans tenir compte des travaux que nous signalons[2] attesterait par là même son dédain de toute exactitude et son peu de zèle pour la vérité.

Sans pouvoir ni vouloir entrer dans le détail de la discussion ainsi soulevée, nous tenterons cependant de rectifier sur les points les plus essentiels, et d’après les données de la critique contemporaine, les récits de Clarendon, notamment en ce qui touche la grande remontrance de 1641 ; mais, pour mettre en complète lumière cette catastrophe décisive, qui contenait en germe la guerre civile, nous aurons à jeter un rapide coup d’œil sur les débuts d’un règne tragique, trop souvent exploité dans l’intérêt d’une cause et de principes dont il est la plus saisissante condamnation.


I

On ne peut s’empêcher de remarquer, au début du règne de Charles Ier, que ses rapports avec le parlement s’engagent assez mal. Dans une question de pure forme[3], appelées à se prononcer entre les juges et la couronne, les deux chambres donnèrent tort à celle-ci. C’était peut-être ne pas reconnaître assez l’empressement du jeune prince à les réunir aussitôt après son mariage, et à dépouiller devant elles, comme il le fit, l’insigne royal posé sur son jeune front ; mais il ne s’agissait pas d’un échange de courtoisies : on appelait le parlement à voter des subsides pour la guerre, et, continuant une tradition déjà vieille, il prétendait se faire rembourser en redressemens de griefs, en restrictions de coutumes abusives, l’argent qu’il jugerait bon d’accorder. D’ailleurs l’union de Charles à la fille d’Henri IV éveillait les scrupules protestans, et les deux chambres rédigèrent, au sortir de la chapelle Sainte-Marguerite, une « pieuse pétition » qui réclamait de nouvelles persécutions contre les « récusans catholiques. »

Au fond de cette démarche, blessante pour le jeune époux de la « fille de France, » l’histoire entrevoit les intrigues de l’évêque de Lincoln (Williams), dirigées contre Buckingham. Ces rivalités ministérielles ont toujours compté dans l’influence des assemblées délibérantes. Avisées, aidées en secret par l’ambitieux prélat, les communes, encore muettes, mais déjà dédaigneuses, n’accordent que des subsides évidemment insuffisans. Leur résistance obstinée et la nécessité de pourvoir aux frais de la guerre poussent Charles Ier, et de bien bonne heure, dans la voie fatale de l’emprunt volontaire, ou sur sceaux privés, expédient financier des plus curieux, et qu’a définitivement condamné le progrès de la science fiscale. Une circulaire vous arrivait, portant, avec le sceau particulier du prince, le nom du prêteur et le chiffre de la somme à laquelle il était taxé[4]. Tout refus ou tout délai entraînait la dénonciation des contribuables récalcitrans aux agens de l’échiquier, ils se chargeaient de lui apprendre alors que l’emprunt dit volontaire était un emprunt forcé.

Mal concertée, mal conduite, l’expédition contre Cadix, conçue par Buckingham dans un véritable esprit de piraterie, avait échoué misérablement. Plus que jamais, il fallait recourir aux communes. Williams, qu’on rappellera plus tard pour remployer à d’indignes trahisons, est définitivement renvoyé à son siège épiscopal. Buckingham et son jeune maître cherchent les moyens de se concilier ce parlement dont l’austérité religieuse les effraie. La paix pourra se faire avec lui aux dépens des catholiques, jusque-là protégés par le roi, dénoncés à grand bruit par les communes, et qu’on persécutera pour leur complaire nonobstant les traités passés secrètement avec la France, et dont elle réclamera vainement l’exécution. Pour sauver Buckingham, contre lequel se manifestait, après un moment de faveur populaire, un terrible retour d’opinion, son maître cherchait aussi à éliminer de la chambre, en les plaçant sur la liste des shériffs, sept de ses plus redoutables antagonistes : misérables manœuvres, bientôt percées à jour, et qui, au lieu d’arrêter l’opposition, la déterminèrent à précipiter ses coups.

Le second parlement se réunit ; abord mielleux des deux parts et méfiances réciproques. Le roi remercie les députés de lui signaler de grands maux et d’en chercher les remèdes ; mais, averti par l’expérience passée, il ne veut pas que le redressement de ces griefs serve à motiver les votes de finances. « Comme parenthèse, leur dit-il, j’accepterai vos plaintes ; comme conditions, je n’en veux point. » Or les griefs du parlement-portent précisément sur la levée des impôts, et jusqu’à ce que le gouvernement se soit expliqué sur « seize » abus subversifs des libertés du peuple, on promettra de voter (sans les voter en effet) une portion des subsides. Charles s’irrite, il menace, il mande ses fidèles communes par-devant les lords, et quand il pense les avoir terrifiées par ses reproches, le comité des « maux, causes et remèdes » lui dénonce Buckingham, contre lequel une accusation formidable se prépare. Charles, d’une maladresse conduit à une autre, se crée gratuitement des difficultés avec la pairie au moment où il faudrait se servir d’elle contre la représentation populaire. Forcé de reculer après avoir emprisonné illégalement Arundel, il se fait, à propos de Bristol, jadis ambassadeur en Espagne, et dont il redoutait les révélations indiscrètes, une autre mauvaise affaire d’où il sort tout aussi mauvais marchand.

L’exemple des pairs, deux fois vainqueurs dans leurs conflits avec la royauté, ne sera pas perdu pour les communes. Malgré la protestation royale qui le couvre, le favori est accusée Sir John Eliot se lève et prend la parole contre le « nouveau Séjan. » Un des chefs d’accusation impliquait Buckingham dans le prétendu empoisonnement de Jacques Ier. Feignant de croire qu’Eliot a voulu reporter jusqu’à lui cette odieuse insinuation, Charles le fait saisir, ainsi que Digges, l’autre commissaire, et les envoie à la Tour. À l’exemple des lords, et décidées à lutter contre ces caprices tyranniques, les communes déclarent ne plus vouloir siéger, si on ne leur rend les deux prisonniers. Le roi cède encore ; Eliot et Digges redeviennent libres ; mais le premier est marqué : tôt ou tard la vengeance royale saura l’atteindre. « Il appelle Séjan mon plus cher ministre. Me prend-il donc pour Tibère ? » avait dit Charles en parlant d’Eliot. Quant à Digges, il est corruptible, on l’achètera.

Nous voudrions que le cadre de cette étude se prêtât à quelques détails sur l’intéressante figure de sir John Eliot, espèce de La Boëtie anglais, grave, instruit, patient, énergique. Son intrépidité, sa constance stoïque jamais ne se lassent. Il n’est poussé par aucune ambition, retenu par aucune crainte égoïste. Toutes chances lui seraient données de grandir, à côté, de Buckingham, dont il fut l’ami, l’obligé, dit-on[5]. Il préfère une lutte dangereuse où on le verra persévérer jusqu’à la mort, inébranlable dans ses convictions et leur sacrifiant sans emphase, sans regret, toutes les conditions d’une belle et heureuse existence.

Cependant un mot grave a été prononcé parmi tant de vaines paroles ! Charles a dit à cette seconde assemblée, qui lui marchande les deniers du pays : « Rappelez-vous que je suis maître des parlemens ; je les appelle, je les garde, je les renvoie à mon gré. Ainsi, selon que je les verrai porter ou non de bons fruits, ils continueront ou cesseront d’être (they were to continue or not to be). » Le pouvoir absolu, s’affirmant ainsi à une époque où il était la règle, et pour le clergé officiel tout entier un article de foi religieuse, avait de quoi, faire hésiter les plus braves. Buckingham n’en reste pas moins accusé. L’affaire s’engage, mais sans attendre que les communes aient pu se prononcer, Charles les brise encore une fois. « Un roi, leur a-t-il dit, doit tout préférer, même la défaite, même l’invasion étrangère, au mépris de ses sujets. » En se retirant, les députés publient leur première remontrance. Le roi ordonne de la brûler, et répond par une déclaration. La guerre de presse est engagée. Celle-là coûte peu ; mais l’autre, comment la fera-t-on sans argent ?

Là est le problème que le progrès des temps semble avoir fait disparaître. Aujourd’hui l’impôt se paie à toute puissance disposant des baïonnettes. Le contribuable, devenu sage, acquitte la taxe par habitude, comme chose allant de soi, sans s’inquiéter ni d’où elle vient ni où elle va. Le refus de l’impôt, la plus simple, la plus légale et la plus forte garantie de liberté, est frappé chez nous d’un discrédit absolu. C’est une utopie, un rêve, une chimère. Cette utopie a pourtant suffi aux défenseurs de la constitution anglaise. On a pu croire un moment que cette chimère allait imposer à l’Autriche le respect des traités en vertu desquels la Hongrie revendique son existence nationale, et cette espérance d’hier n’est pas encore absolument détruite aujourd’hui.

Charles Ier, une fois son parlement dispersé, se vit réduit à vivre d’expédiens, la plupart honteux, presque tous entachés d’illégalité. Il aliénait à vil prix les revenus futurs des domaines de la couronne, multipliait les amendes pour délits religieux, expédiait surtout des sceaux privés (on sait ce que c’était), et les coffres restaient vides. Il fallut en venir à l’emprunt forcé. Le clergé eut ordre de seconder cette belle opération de finances, le roi s’engageant d’ailleurs à rembourser « jusqu’au dernier liard » les sommes que lui confieraient ses affectionnés sujets. Quant aux autres, on les signalait, on les traquait. Les riches allaient en prison, les pauvres allaient à l’armée. « Payez de votre corps si vous ne pouvez de votre bourse ! » leur disait-on sans cérémonie ; mais tout cela ne menait pas au but, et après la vaine entreprise en faveur des assiégés de La Rochelle (autre tentative pour rendre Buckingham populaire), l’échiquier étant à sec, il fallut convoquer encore une fois les députés du pays. Charles aurait bien voulu éloigné de lui ce calice. Il essaya d’obtenir des subsides en promettant le parlement, comme le parlement naguère essayait d’obtenir des réformes en promettant les subsides. Il essaya aussi de lever des taxes illégales ; cette fois le pays s’émut : les juges eux-mêmes protestèrent. Charles recula encore. Ses velléités de tyrannie avortaient toujours. Il manquait de sang-froid : il n’était pas flegmatique.

« Je hais (abominate) des parlemens jusqu’à leur nom… Les parlemens sont comme les chats ; en vieillissant, leur humeur s’aigrit. » Ainsi s’exprimait Charles dans l’intimité du conseil privé. Les communes, elles, n’en disaient pas si long ; mais leurs actes manifestaient énergiquement leurs pensées. Elles se sentaient incommodes, mais indispensables, et, bien certaines qu’on les détruirait si on le pouvait, elles cherchaient de tous côtés des garanties d’existence. Avant tout s’imposait à elles la nécessité de mettre hors d’atteinte la liberté individuelle, dont les commissaires fiscaux se jouaient effrontément, et qui n’était pas même garantie (témoin Eliot et Digges) aux mandataires du pays. De là cette fameuse petition of right, sujet, de tant d’hésitations et d’anxiétés. Comme toujours, on la présente d’une main, et les subsides de l’autre. Charles et Buckingham s’aperçoivent tout à coup qu’ils n’en sont pas où ils l’avaient pensé. Ils croyaient à un don gracieux : c’est un échange que le troisième parlement leur proposer. Il demande, non pas un droit nouveau (le ciel l’en préserve !), mais la consécration des nombreux précédens qui garantissent aux sujets leur liberté personnelle. Coke et Selden ont fouillé les archives de la Tour, les rills parlementaires. Douze précédens directs, trente-un indirects, ont été découverts, qui s’opposent à l’emprisonnement par acte d’état, c’est-à-dire sans motifs allégués et sans nécessité de poursuites ultérieures. Il s’agit de reconnaître et de codifier ces précieux vestiges de l’antique jurisprudence. La chose nous parait bien simple ; aux yeux de Charles, elle était énorme. D’ailleurs il se méfiait des communes en les voyant se méfier de lui : il ne veut que le maintien des droits existans, il s’engage volontiers à n’y rien changer ; mais voilà tout, — et l’on discutera plus tard quels étaient ces droits existans. Là-dessus un des secrétaires d’état vient poser à la chambre stupéfaite, cette question singulière : « Douteriez-vous par hasard de la parole, royale, si elle vous était formellement donnée[6] ? » Pym, dont l’expérience est en garde contre toute surprise, se lève et répond simplement : « Lors du couronnement, le monarque a juré d’observer les lois du pays ; qu’avons-nous besoin de sa parole ? »

L’évêque Williams, réconcilié secrètement avec la cour, mais resté comme pair dans les rangs de l’opposition, qu’il trahit de son mieux, intervient pour faire déclarer en termes ambigus que le parlement entend laisser intact le « pouvoir souverain, » confié au prince pour la protection de son peuple. À ces mots de « pouvoir souverain, » les parlementaires dressent l’oreille. « J’ignore absolument ce qu’on entend par là, s’écrie Pym. Nous demandons la mise en vigueur des lois anglaises, et ce pouvoir dont on nous parle semble être distinct du pouvoir légal. Le mot souverain, je ne puis l’appliquer qu’à la personne du prince, nullement à son autorité. Nous ne pouvons lui accorder un « pouvoir souverain » que nous n’avons pas nous-mêmes. » Devant ces déclarations énergiques, la ruse de Williams échoue comme celle de son maître. Charles alors consulte secrètement les principaux magistrats pour savoir si la pétition sanctionnée, il ne sera pas absolument dépouillé du droit de « faire des prisonniers d’état, » droit précieux, droit indispensable, dont il ne saurait absolument se dessaisir. Rassuré à certains égards et dans une certaine mesure, pressé d’ailleurs d’avoir ses subsides, il accepte la pétition ; mais cette concession, faite de mauvaise grâce et avec des formes inusitées qui semblent devoir l’invalider un jour, consterne les communes au lieu de les rassurer. Par ordre exprès du monarque, il leur a été dès le début interdit de faire une seule allusion à Buckingham, mais tout annonce que cette défense, jusque-là si singulièrement observée, ne les contiendra plus longtemps. Sous le coup de la prorogation prochaine, quelques membres en effet s’indignent : le nom du favori est sur leurs lèvres ; arrive un message royal qui menace la chambre, « dans le cas où quelque blâme serait porté contre les ministres de sa majesté, de la dissoudre à l’heure même. » Les annales parlementaires ont conservé le souvenir de l’étrange effet produit par cette violence inattendue. Ces gens si graves, si résolus, sont pris tout à coup d’un morne désespoir. La tristesse les gagne, et une indicible émotion se communique de l’un à l’antre. Il en est qui veulent parler, et dont les sanglots étouffent la voix ; d’autres blâment ces défaillances et accusent hautement le favori. Le désordre, l’agitation augmentent. Le speaker, dont les joues sont baignées de larmes, quitte son siège pour aller rendre compte au roi de ce qui se passe. Il reste absent deux heures, et rentre avec l’ordre à la chambre de s’ajourner au lendemain. À quoi ces deux heures avaient-elles été employées ? A débattre un projet de remontrance contre Buckingham.

La scène bizarre du « sombre et triste jeudi[7] » n’en avait pas moins causé une vive émotion au jeune monarque. Elle lui révélait la sincérité, la profondeur du sentiment public contre lequel il avait engagé la lutte. Aussi revient-il sur ses pas ; il accepte purement et simplement la pétition de droit dans les termes consacrés par l’usage : soit droit faict comme il est désiré. « Mon rôle est fini, ajoute-t-il ; faites le vôtre. Si l’événement tourne mal, ne vous en prenez qu’à vous-mêmes !… » Plus cette importante concession semblait lui déplaire, plus les communes et le peuple y trouvaient sujet de se réjouir mais cette joie ne pouvait durer. Le malentendu entre la prérogative et le privilège subsistait toujours. L’une s’offensait de toute concession demandée, s’effrayait de toute concession faite ; l’autre savait avoir encore d’immenses réformes à obtenir. Charles Ier s’indigna très sincèrement qu’on osât, après son acquiescement à la pétition de droit, lui remettre la remontrance contre Buckingham. Il pensait en avoir fini d’un coup avec les tracasseries de ses fidèles communes. Détrompé là-dessus et, se croyant dupe, il revint encore à ses premières réserves, et la pétition parut accompagnée de la déclaration explicative que lui-même avait supprimé. « Il craignait, disait-il que l’on ne se méprît sur ses véritables intentions. » La chambre fut prorogée là-dessus, le jour même où elle allait présenter finie nouvelle remontrance sur la levée illégale des droits de douane.

Quand le monarque et son quatrième parlement se retrouvèrent en présence (1629), ils semblaient pouvoir se mettre d’accord. Buckingham dans l’intervalle était tombé sous le couteau de Felton ; mais les questions fondamentales restaient, et les âpres invectives d’Eliot poursuivaient Neele et Weston[8], comme jadis leurs prédécesseurs. « C’est le même esprit qui les anime, s’écriait-il ; ils veulent briser les parlemens de peur que les parlemens ne les renversent : » L’ardeur du zèle religieux compliquait encore l’agitation politique. Pressés de voter les subsides, les députés répondaient, par l’organe d’un de leurs plus jeunes collègues : « Les affaires du roi du ciel doivent passer avant celles du roi terrestre. » Ceci est presque maiden speech d’Olivier Cromwell.

L’orage alla grossissant toujours jusqu’à la séance du 2 mars 1629, où la timidité du speaker irrita l’assemblée, qui tout à coup se trouva sur pied, en proie au déchaînement des passions les plus extrêmes ; les deux partis qui la divisaient faillirent en venir aux mains et tirer l’épée. Le président retenu de force sur son siège, des résolutions votées en dépit de sa résistance, les portes refusées au sergent d’armes qui venait enlever les insignes présidentiels, le capitaine des gardes appelé à forcer l’entrée de la chambre des communes, il n’en fallait pas tant pour mettre le roi hors de lui et constituer à ses yeux une véritable sédition. « Ils ont projeté ma ruine, » disait-il. Et la chambre fut dissoute immédiatement ; on ne la convoqua même pas pour entendre l’allocution traditionnelle du lord keeper. Cette harangue ne fut adressée qu’à la chambre haute. Le roi, déposant le vêtement d’apparat qu’il avait dû revêtir pour la cérémonie, prononça, dit-on, ces paroles de mauvais augure : « Voilà uni costume que je ne remettrai jamais. » puis il fit mander devant le conseil dix des opposans les plus déterminés. Eliot, Denzil Mollis, Selden, étaient du nombre. « Denzil Hollis, avec qui j’ai figuré dans un masque ![9] » disait Charles Hollis, cité devant le sanhédrin ministériel, exprima le désir qu’on le soumit à l’indulgence plutôt qu’à la puissance du roi, « Vous voulez dire à sa justice ? reprit le lord trésorier. — J’ai dit puissance, mylord, » repartit l’accusé. Eliot répondit avec beaucoup de calme et de tact. « qu’il rendrait compte de ce qui s’était passé à la chambre, s’il y était invité par la chambre, elle-même ; mais devant le conseil il ne prendrait pas, simple particulier, la peine de se remettre en mémoire ses paroles ou ses actes parlementaires, sa conduite d’homme public. » Le roi laissait entendre qu’il se contenterait d’une pétition dans laquelle ces hommes témoigneraient leurs regrets de l’avoir offensé. Il avait trop présumé de leurs craintes ; avoir d’eux ne voulut accepter le rôle « d’enfans ingrats et repentans » qu’il leur a ainsi destiné. Les juges, convoqués alors secrètement, eurent à décider si la peine capitale pouvait être demandée avec quelque chance de succès contre ces factieux obstinés. « Non, répondirent-ils, on devait au contraire accepter caution pour les prévenus, s’ils offraient garantie de bonne conduite. Sur ce dernier point, Eliot et ses coaccusés résistèrent encore. « Qu’appelez-vous bonne conduite ? Entendez-vous par là l’obéissance passive ? » demandait l’un d’eux. Tous refusèrent de comparaitre devant une juridiction autre que celle du parlement. Les juges, qui jusqu’alors avaient voulu rester dans la légalité, finirent par se lasser de ces résistances. Ils décrétèrent des amendes considérables, véritables prétextes à confiscations[10], et un emprisonnement limité seulement par « le bon plaisir de sa majesté. » Le bon plaisir de Charles Ier, laissa Eliot à la Tour de Londres jusqu’au 27 novembre 1632. Ce jour-là, le grand patriote, dont la santé déclinait depuis plus d’un an, rendit à Dieu son âme vaillante. Quelques semaines auparavant, les médecins déclarent qu’un changement d’air était indispensable à sa guérison, il avait, en termes respectueux, mais dignes, sollicité sa mise en liberté provisoire. Charles, après avoir lu la pétition, répondit : « Elle n’est point assez humble. », Eliot en rédigea une seconde que son fils devait remettre. Il y exprimait le regret d’avoir déplu à sa majesté. » Le lieutenant de la Tour intervint encore : lui seul devait se charger des pétitions de ce genre ; il en voulait une troisième « moins laconique et plus claire. » Il fallait reconnaître une faute, implorer un pardon. « Je vous remercie, monsieur, lui répondit Eliot, mais je me sens la tête un peu faible en ce moment. Quand il aura plu à Dieu de me rendre l’exercice complet de mes facultés, je songerai à votre amicale insinuation. » Il n’y donna plus une pensée, et mourut sans avoir fléchi. Son fils réclama les restes paternels ; il voulait les transporter dans le comté de Cornouailles, où était le domaine de famille. La pétition revint avec cette décision écrite au bas : « Le corps de sir John Eliot doit être enterré dans l’église de la paroisse où il est mort. » C’était la chapelle de la Tour.

Pym et Hampden étaient les amis d’Eliot. Sa destinée pouvait devenir la leur. Ils se promirent de l’imiter au besoin, de le venger, s’ils en avaient jamais l’occasion. Quand l’occasion s’offrit, tous deux étaient morts. La vengeance n’en fut pas moins accomplie.


II

Dans le règne de Charles Ier, nous ne relevons que les incidens principaux de la lutte qui, s’engageant comme on l’a vu, aboutit plus tard à l’acte mémorable dont nous voulons faire ressortir l’importance. Les années pendant lesquelles il gouverna de fait, sans parlement, à l’aide de mille ressources fiscales dont pas une n’aurait pu se justifier en droit rigoureux, ne rentrent dans le cadre de cette étude que par les griefs nombreux qu’elles accumulèrent contre l’imprudent monarque. Livré à lui-même, ne s’inspirant plus que du besoin de consolider une autorité à laquelle le pays silencieux, mais frémissant, n’accordait aucune sympathie, il sème partout les germes de révoltes futures. Amendes extorquées sous les plus étranges prétextes, droits surannés qu’on fait revivre pour contraindre à d’injustes compositions, confiscations pures et simples comme celles de Strafford en Irlande, monopoles rétablis et vendus à des corporations, taxe des vaisseaux, procès de Hampden, tel est fort en abrégé le bilan politique et financier de ces dix années de règne. Les audacieuses entreprises de Laud pour faire rentrer de force dans le bercail de l’église officielle, de l’église qui prêchait le droit divin, toutes les sectes indépendantes, les tentatives secrètes de rapprochement avec Rome, en voilà le bilan religieux. Les sentences de la chambre étoilée, les supplices infligés à Leighton, à Prynne, Burton, Bastwick, l’établissement des cours de haute commission véritables tribunaux de censure inquisitoriale, en voilà le bilan judiciaire. Au dehors toute influence est perdue ; au dedans la soumission s’use. Un beau jour, les dévotes d’Edimbourg jettent leurs livres et leurs tabourets à la tête de leur évêque ; elles l’attendent au sortir du temple, le saisissent, le roulent dans la boue. Le fanatisme écossais manifeste ainsi sa révolte contre quelques articles de liturgie ; Charles ne veut rien concéder à un mouvement dont les débuts ridicules lui masquent la portée réelle. Il continue à parler en maître, quand il n’a plus en main de quoi dompter la résistance. La guerre s’engage, et, pour soutenir l’épiscopat, dont elle s’est fait un appui, la royauté se voit aux prises avec une insurrection nationale qui s’organise, se crée un budget, lève une armée, sans se laisser un instant abuser par les concessions mensongères à l’aide desquelles le roi essaie de paralyser, de retarder ce mouvement dont il se promet d’avoir raison. On connaît sa politique ; elle a perdu tout crédit, et les rebelles d’ailleurs ne s’y peuvent tromper. Ils ont le secret du conseil, que leur livrent des ministres infidèles. Une première campagne, mollement conduite (1689), s’achève par une sorte de paix boiteuse, sur laquelle personne ne fait fond. La guerre devra être continuée ; mais la guerre avec l’Ecosse suppose un parlement en Angleterre. Dix ans de despotisme n’ont pas enrichi le despote. Les renégats dont il s’est entouré, Strafford, Noy, Digges, Littleton, Savile, tous enlevés à l’opposition, lui ont promis de lui créer une autorité libre, opulente, absolue : vaines bravades ! la vérité se fait jour après dix années d’épreuve. Sans parlement, pas de subsides ; sans subsides, pas de guerre. C’est à l’unanimité que le grand conseil, convoqué par le roi, lui pose cet inexorable dilemme ; « Mais, dit le monarque soucieux, si le parlement n’est pas traitable, s’il faut entrer dans des voies extraordinaires, me soutiendrez-vous ?… » Les membres du grand conseil promettent, et Charles consent à cette nouvelle épreuve, sans y compter, on le voit, plus que de raison. C’était la cinquième. Elle ne devait pas réussir mieux que les autres.

Les communes en effet, réunies à peine, reprennent leur œuvre au point où on l’a interrompue violemment. Tout comme par le passé, elles s’inquiètent peu du monarque, de ses prières et de ses besoins. Les griefs du peuple, voilà ce qui les occupe. Pym est à l’avant-garde. Cet ancien clerc de l’échiquier, ce vétéran parlementaire n’a pas seulement l’intrépidité calme et courtoise de Hampden ; il a en même temps l’activité, la passion, la présence d’esprit, la hardiesse prudente, le sentiment de l’occasion et de l’heure qui constituent les grands politiques. Le véritable meneur, infatigable, toujours prêt, armé contre tout sophisme, évitant tous les pièges, déjouant toutes les intrigues, c’est lui, c’est Pym, que trois parlement successifs, composés de tout ce que l’Angleterre avait de plus riche et de plus lettré, ont reconnu pour leur maître, celui qui, sans budget et sans armée, régnait et gouvernait en face de Charles Ier, le « roi Pym » enfin, comme on l’avait surnommé. Au sein de cette nouvelle assemblée, sa voix s’élève la première. Il classe, il étiquète les griefs : innovations religieuses, envahissemens de la propriété privée, infractions au privilège parlementaire. Les lords cependant, stimulés par le roi, crient aux communes : « Occupez-vous des subsides ! » Puis le roi lui-même intervient : « Voulez-vous ou non voter les subsides ? » Et quand il est bien persuadé qu’on ne veut pas lui racheter la taxe des vaisseaux, qu’il offre d’abolir moyennant la modique somme de 850,000 livres, payables en trois ans, Charles renvoie chez eux pour la cinquième fois ces incorrigibles entêtés.

Ceci se passait du 13 avril au 5 mai 1640. Un mois ne s’était pas écoulé qu’il fallait déjà réprimer les émeutes de Londres et faire tomber des têtes. Quatre mois plus tard, voyant les progrès de l’insurrection écossaise, Charles Ier convoquait un sixième parlement. Le 3 novembre, cette assemblée entrait en fonction ; huit jours après, Pym accusait Strafford et le forçait à s’agenouiller devant la barre des communes. Un mois après, Denzil Hollis accusait Laud et l’envoyait à la Tour. Deux autres ministres, Finch et Windebank, avaient depuis longtemps pris la fuite. Soutenu par l’opinion, dirigé avec vigueur par des chefs indomptables, le parlement, malgré une minorité royaliste encore assez nombreuse, poussait rapidement ses conquêtes. le secret de cette hâte, c’est qu’il se sentait et se savait menacé. Chaque jour amenait pour lui ses périls, et il avait compris que la moindre hésitation, la moindre faiblesse rendrait ses avantages à un ennemi dont l’abattement passager pouvait d’une minute à l’autre faire place aux inspirations du désespoir. De là ces coups répétés dont ils cherchaient à l’étourdir, ces témérités inattendues et toujours heureuses qui saisissaient l’imagination du peuple, troublaient le courage des champions de la prérogative, ranimaient les faibles, attiraient les nombreux adorateurs de la force et du succès.

De victoire en victoire, — laissons l’histoire énumérer ces triomphes quotidiens, — ils arrivèrent à la plus décisive, à celle que les plus hardis n’osaient espérer. « A-t-il vraiment livré Strafford ? demandait Pym, doutant encore de la sanction royale ; en ce cas, il n’a plus rien à nous refuser. » Ceux qui ont blâmé cette parole comme impitoyable n’en comprenaient peut-être pas la véritable portée. Pym n’était pas homme à souhaiter la mort de l’antagoniste qu’il venait d’abattre et de flétrir à jamais[11]. Ce qui lui importait, à lui, c’était la réalisation de son idéal politique : la puissance rendue aux lois, le contrôle efficace rendu aux communes, la royauté tenue en bride par les représentans du pays. Pour en arriver là, que de sacrifices ne fallait-il pas arracher encore à l’obstination dissimulée du monarque ! Or, si l’on triomphait d’elle sur le point où l’honneur du prince, la reconnaissance de l’homme, le respect des promesses, les calculs mêmes de la politique devaient la rendre inébranlable, on n’avait plus devant soi d’obstacles dont on dût désespérer de venir à bout.

Et pourtant ce triomphe cachait un immense péril. Strafford s’était défendu avec une merveilleuse habileté. Il était mort avec un courage héroïque. Le courage et l’habileté ne perdent jamais leurs droits. Oublieux du passé, le peuple anglais éprouvait d’ailleurs pour le monarque « opprimé » ce sentiment généreux qu’on accorde à la faiblesse, même coupable. De plus, l’enthousiasme public, si manifeste au début de la lutte, s’était affaissé. Des germes de dissolution existaient au sein de cette majorité compacte qui venait d’accomplir en quelques jours, grâce à l’union de ses membres, ce qu’on eût pu croire le travail d’un siècle. Aucun de ces symptômes n’échappait à Charles Ier. Il n’avait marché si vite dans la voie, des concessions qu’avec la secrète pensée de reprendre ; quand il aurait pu ramener la force matérielle de son côté, ce que la contrainte morale lui aurait arraché. Tout consentement obtenu violemment est nul ipso facto, se disait-il, et son attorney-general, à ce qu’il paraît, consulté sur ce point de casuistique gouvernementale, l’avait résolu à la complète satisfaction du monarque[12]. Aussi, dès qu’il entrevoit la chance possible d’une réaction, Charles se met à l’œuvre sans délai, sans scrupules. L’armée du nord, levée naguère contre les Écossais, était encore sur pied en grande partie. Bon nombre d’officiers étaient royalistes ; des communications fréquentes s’établirent, un complot s’ourdit pour ramener, à jour dit, ces troupes du côté de Londres. Dans le covenant écossais, des dissentimens personnels s’étaient glissés. Il y avait là aussi une armée en voie de licenciement. Moyennant triage, elle peut fournir quelques régimens à la cause royale. Une insurrection fomentée parmi les catholiques d’Irlande va bientôt éclater et donnera prétexte au roi de lever de nouvelles troupes. Ces troupes, dont le parlement ne pourra s’empêcher de voter la paie en des circonstances si urgentes, serviront contre lui dès que les troubles irlandais auront pu être apaisés. En ce qui regarde les communes, les mesures du roi ne sont pas moins bien liées. Il y a là des ambitieux (Hyde par exemple) qui, après s’être défaits de Strafford, peuvent être tentés de lui succéder. Charles les mande, les caresse, leur ouvre la perspective des hauts emplois. Ceux-là, les habiles, doivent en amener d’autres plus désintéressés, plus naïfs. Hyde entraînera le généreux Falkland. Aux rigoristes, aux puritains, on réserve un autre piège. On leur livrera, s’il le faut, pour quelques jours, un pouvoir qui doit les perdre. Nous ne supposons rien : cette combinaison fut essayée. Les correspondances du sous-secrétaire d’état Nicholas établissent que deux mois après la mort de Strafford les chefs de l’opposition parlementaire furent invités à former un cabinet[13]. Et tout en les appelant ainsi à ses conseils, avec l’espoir fondé de les dépopulariser par là même, sait-on de quoi s’occupait Charles Ier ? De réunir les preuves nécessaires pour leur intenter un procès de haute trahison. C’était là un des motifs déterminans du voyage qu’il allait faire en Écosse[14].

Il n’est pas probable que les chefs du parti parlementaire connussent dans tous ses détails cette trame si compliquée. Ils n’assistaient pas aux premières conférences de Hyde (Clarendon) avec le roi, conférences que le brillant historien a racontées avec un abandon peu favorable à sa mémoire ; ils n’ouvraient pas les lettres confidentielles du sous-secrétaire Nicholas, que Charles était supplié « de brûler après les avoir lues, » et qui n’en sont pas moins arrivées jusqu’à nous ; mais ils avaient le sentiment très net d’un danger prochain ; ils s’étaient procuré des renseignemens assez précis sur le « complot de l’armée. » Ils se méfiaient du voyage d’Écosse, qu’ils tentèrent d’empêcher, et durant lequel ils firent accompagner le roi, sous prétexte honnête, par trois commissaires, dont Hampden était l’un. Enfin ils ne se dissimulaient pas l’effacement graduel de cette agitation populaire, leur meilleur et leur unique appui jusqu’alors. En face de la royauté vaincue un moment, mais puissante encore, et irritée autant qu’effrayée, de quelles ressources en effet pourraient-ils se servir ? Pas un soldat, pas un des revenus publics n’était à leur disposition. Ils n’avaient que la force morale attachée à leurs votes, et de nombreuses défections semblaient devoir la leur enlever bientôt. Falkland, à qui Hampden reprochait un changement complet d’opinions sur une des questions à l’ordre du jour, lui répondait par un reproche aussi injuste que sanglant : « Si j’ai changé, c’est qu’on me trompait. » Vingt autres membres de l’opposition passaient dans le camp du roi. Waller le poète y portait son esprit subtil et orné, Clarendon sa merveilleuse aptitude aux affaires d’état, Holborne sa science des choses juridiques, Colepeper, Strangways, Palmèr, leurs talens divers et leur zèle plus ou moins pur.

Pour ne pas désespérer, il fallait du courage. Pour ne pas périr, il fallut déployer le plus grand tact politique. Pym soutint, à force d’énergie et de talent, cette lutte inégale ; mais il s’y usa et mourut en deux ans, épuisé par cette tâche écrasante. S’il n’était pas mort, l’ambition de Cromwell aurait peut-être péri dans son germe.


III

Le lundi 9 août 1641, le roi partit pour Edimbourg. Le samedi 7, à travers nulle autres débats, on avait mis en avant un projet de remontrance, dont l’idée première remontait à plusieurs mois (novembre 1640, tout au début du long parlement). C’était une conception de l’aventureux Digby, alors des premiers parmi les adversaires de la prérogative, mais qui, dans l’intervalle et pendant les débats du procès de Strafford, avait ouvertement déserté la cause parlementaire. Ajournée en faveur de soins plus pressans, mal recommandée par le nom même de Digby, comment cette idée venait elle à renaître ? C’est que le danger, chaque jour plus évident, commandait impérieusement des combinaisons défensives. Et de ces combinaisons la plus directe, la plus logique, la plus sûre, était un appel au peuple. La grande remontrance ne fut pas autre chose.

L’intrigant évêque de Lincoln (Williams), qui soudoyait des espions parmi les domestiques de Pym, avait eu vent de cette résurrection, projetée depuis quelques semaines, et il en avait prévenu son maître. Celui-ci, fort effarouché, crut parer le coup au moyen de cette combinaison ministérielle dont nous pariions tout à l’heure. Elle avait échoué, grâce à la sagacité de Pym. Le voyage d’Ecosse s’était décidé malgré les communes. Les hostilités plus ou moins masquées suivaient leur cours ; la remontrance ne pouvait être abandonnée. Pym cependant, tout en préparant cette machine de guerre, se gardait bien d’en précipiter l’emploi. Mieux que personne il savait prévoir, se ménager des ressources, ne les point prodiguer inutilement. On ne voit pas qu’il ait hâté la rédaction de la remontrance pendant les quelques semaines qui s’écoulèrent entre le départ du roi et le recess, ou prorogation volontaire du parlement, à savoir du 9 août au 9 septembre. Tout au plus en discuta-t-on quelques clauses, un peu à bâtons rompus, dans le sein du comité nommé pour la rédiger ; mais on se sépara sans l’avoir à beaucoup près complétée.

Pendant le recess, tout le poids des affaires du parlement, confiées à un comité, reposa réellement sur la tête de Pym, nommé président de cette commission intérimaire, et qui suivait d’un œil inquiet la marche des événemens, chaque jour plus menaçante. Hampden l’instruisait exactement du succès que les menées royales rencontraient auprès de Montrose et de quelques autres ex-covenantaires. On prévoyait déjà les troubles d’Irlande. S’il ne trouvait moyen de les prévenir, le parlement en serait responsable aux yeux du pays jusqu’au jour où il aurait pris des mesures pour les faire cesser. Plus que jamais il y avait lieu de craindre une insurrection militaire en faveur du roi. Il fallait naviguer à travers tous ces écueils, et si bien instruit qu’on fût des projets hostiles du monarque, il n’était pas permis de les démasquer ouvertement. Cette réserve, que la prudence seule eût commandée quand bien même le respect des lois n’en eût pas fait un devoir rigoureux, venait compliquer encore une situation déjà si difficile.

En l’absence de ses collègues, Pym ne pouvait que préparer les résolutions à leur proposer quand ils seraient de retour. Plus de six semaines s’écoulèrent ainsi, et enfin le 20 octobre les deux chambres du parlement se réunirent. Comme président du comité, Pym leur devait un compte-rendu ; il le fit aussi explicite et par conséquent aussi alarmant que les convenances le lui permirent. Dès ce jour-là même, et sans désemparer, une conférence des lords et des communes fut décidée ; elle eut lieu immédiatement, et on y vota les propositions de Pym pour la sûreté du parlement et du royaume. Ordre était donné d’occuper militairement la Cité, de convoquer les milices de Londres (train-bands) pour garder nuit et jour les deux chambres, et ces milices étaient placées sous les ordres d’Essex, le plus populaire des lords, à qui le roi lui-même avait délégué pour le temps de son absence le même commandement. Ce choix révélait une habileté consommée, un sens politique de premier ordre. Les chambres exerçaient pour la première fois l’une des plus redoutables attributions de la royauté ; elles l’exerçaient, il faut bien le reconnaître, au moyen d’une véritable usurpation. N’avaient-elles pas trouvé le meilleur moyen d’atténuer, autant que possible, le caractère vraiment révolutionnaire de cette mesure sagement audacieuse ? Cromwell du reste (curieux hasard) se trouve associé à ce pas décisif. Ce fut lui qui, peu de jours après, proposa « de donner au comte d’Essex pouvoir de réunir en tout temps les milices disciplinées du royaume, de ce côté de la rivière Trent, pour la défense de ce pays, et jusqu’à nouveaux ordres des deux chambres. » Il créait ainsi les germes de cette armée parlementaire qu’il devait mener plus tard sur tant de champs de bataille.

En quelques jours, — du 20 octobre au 5 novembre, — on avait pourvu autant que possible à la sécurité matérielle du parlement ; on avait affirmé son droit de lever des troupes et d’en conférer le commandement à un chef de son choix ; on avait implicitement résolu la question si délicate de savoir si, en l’absence du roi, les ordonnances des deux chambres avaient force de loi, mesure tranchante, véritable passage du Rubicon, contre laquelle le roi n’osa ou ne voulut pas protester ouvertement[15] ; L’impulsion vigoureuse de Pym se reconnaît dans cette marche rapide. Un pas de plus restait à faire : il fallait consacrer l’intervention directe des représentans de la nation dans le choix des conseillers de la couronne, choix qu’on laissait au monarque, mais qui devrait être approuvé par les chambres. L’insurrection catholique d’Irlande qui venait d’éclater, et dont les sanglans détails consternèrent le parlement, fournit à Pym l’occasion d’introduire ce nouveau débat, qui devait inévitablement ranimer les passions, mettre en présence les deux partis nouvellement formés, forcer les hypocrites à lever le masque, amener la majorité à serrer ses rangs éclaircis, rendre quelque ressort à l’opinion assoupie. La tactique adoptée fut encore empruntée aux précédens. On posait une condition au vote des hommes et des subsides destinés à réprimer l’insurrection irlandaise : le roi devait choisir des ministres en qui le parlement pût avoir confiance ; mais comme il y avait là de quoi égarer l’opinion et mettre contre soi certains scrupules patriotiques, Pym revint sur cette motion, à laquelle il donna un autre tour sans en altérer la substance. On supplia simplement le roi de changer ses mauvais conseillers ; « sinon, tout en lui restant fidèles et dévoués, les membres du parlement aviseraient à leur propre sûreté en même temps qu’à celle de l’Irlande. » Nous n’avons pas besoin de dire qu’en essayant d’intervenir aussi directement dans le choix des ministres, les chefs de la majorité avaient principalement en vue d’arrêter ce flot de désertions qui, depuis la mort de Strafford, décimait les rangs du parti populaire. « Si c’est pour vous emparer du pouvoir que vous nous quittez, disaient-ils ainsi aux nouveaux courtisans (Hyde, Colepeper, Falklahd, etc.), vous ne recueillerez pas le fruit de votre trahison. Nous briserons dans vos mains le brillant appât qui vous attire. »

On ne frappe point de tels coups sans soulever d’immenses colères. Le roi, la reine, leurs partisans, étaient exaspérés contre Pym. Plusieurs tentatives contre sa vie eurent lieu précisément à cette époque. La peste régnait à Londres. On lui remit en plein parlement un pli cacheté, renfermant, avec une lettre injurieuse, un lambeau d’étoffe qui avait servi au pansement d’un pestiféré. Un homme dont la tournure et le costume étaient à peu près ceux du redoutable tribun fut poignardé dans le vestibule de la salle des séances. Par un stratagème plus odieux peut-être, quoique moins tragique, la reine essaya d’atteindre mortellement dans son honneur celui dont la vie échappait aux maladroits sicaires de la monarchie. Il existe des lettres d’elle où elle avait glissé à dessein les insinuations les plus compromettantes sur les prétendues relations établies entre elle et le « roi » des communes. Dans un de ces venimeux paragraphes, elle allait jusqu’à mentionner le chiffre d’une somme promise à Pym par la cour, « et dont, disait-elle, il attendait le paiement avec impatience[16]. » Étonnons-nous maintenant des méfiances et des haines qu’inspirait au parti populaire anglais cette princesse en qui Rome avait mis tant d’espérances, et qui, entourée, circonvenue sans cesse par des prêtres intrigans, pratiquait si largement leur perfide politique.

Plus la situation s’aggravait et demandait des mesures extrêmes, plus il devenait urgent de les faire sanctionner par l’opinion. Insistons en effet sur ce point : les communes n’avaient encore qu’un pouvoir de droit, mais aucune force de coercition. L’obéissance aux décrets rendus par elles était absolument facultative. Elles avaient bien fait saisir sur son siège, par l’huissier de la verge noire, un juge du King’s Bench (sir Robert Berkley), qu’elles regardaient comme traître pour s’être prononcé en faveur de la taxe des vaisseaux ; mais on ne pouvait compter sur l’huissier de la verge noire pour faire marcher les milices ou lever l’impôt. L’appel au peuple était l’unique moyen de déterminer ce grand courant d’opinion qui entraîne et domine les résistances individuelles. C’est pourquoi, sans plus de retard et dès le 8 novembre, le projet de « déclaration et remontrance » reparaît devant les communes. Il est aisé d’apprécier l’opportunité, l’importance de ce manifeste, en voyant quelle agitation, quelles alarmes il jette parmi les partisans de la prérogative. Elles sont naïvement exprimées dans les lettres quotidiennement adressées par le sous-secrétaire Nicholas au monarque absent, qu’il rappelait à grands cris. Sans s’expliquer sur l’époque de son retour, Charles lui mandait en réponse de réunir, de grouper les députés fidèles, et d’arrêter, de retarder à tout prix la déclaration.

Les « députés fidèles, » et surtout ceux dont la conversion toute récente avait besoin de faire ses preuves, s’apprêtaient en effet à disputer le terrain pied à pied. Dans les séances des 9, 10, 12,15, 16, 10 et 20 novembre, les deux cent six paragraphes de l’énorme document[17] furent passés au crible, et partout où la résistance était possible, elle fut essayée. Une séance tout entière, grâce à l’inépuisable faconde des royalistes, fut consacrée à un seul article (le cent quatre-vingt-dixième), et le débat portait tout entier sur un seul mot. Il s’agissait des tendances catholiques de l’épiscopat tel que l’avait fait la nouvelle discipline de Laud, et on y justifiait les communes d’avoir combattu « l’idolâtrie… introduite dans l’église par l’ordre (command) des évêques eux-mêmes. » L’expression était impropre, puisque « l’ordre » en question n’existait nulle part sous forme précise et saisissable. C’est « la volonté » qu’il eût fallu dire. Cette inexactitude suffit aux orateurs de la prérogative pour discuter toute une journée (15 novembre) et faire remettre au lendemain le vote de la clause contestée. Cet échantillon du débat sera notre excuse pour ne pas entrer dans de longs détails sur ces passes d’armes oratoires ; nous n’en voulons accuser que la physionomie générale.

La remontrance, œuvre de Pym, verbeuse, mais forte, substantielle, pleine de faits exposés avec une ardeur contenue, une gravité qui impose, une conviction communicative, était une apologie, une censure, un programme. Prenant un à un les grands traits du règne, les communes en signalaient les abus révoltans, les tendances oppressives. L’histoire des trois premiers parlemens, rapidement esquissée, montrait assez comment les garanties constitutionnelles avaient été respectées ; la violation de la pétition de droit, sanctionnée par le monarque, était rappelée avec amertume, et à ce sujet Pym évoquait le sinistre fantôme d’Eliot, ce martyr que la foule avait déjà oublié, mais dont Hampden et lui gardaient précieusement la mémoire. « Son sang crie encore vengeance ! » disait l’intrépide leader, et les communes, se levant pour voter la clause, répétaient à leur tour : Son sang crie vengeance !…

Venait ensuite le gouvernement de prérogative, le gouvernement sans contrôle et sans lois, imposé à l’Angleterre pendant onze années consécutives : droits féodaux rétablis, chartes violées, extorsions de toute sorte, la taxe des vaisseaux n’aboutissant qu’à laisser les côtes sans défense, même contre les pirates d’Orient[18], les amendes, les confiscations multipliées jusqu’à ruine complète de ceux qui voulaient résister légalement, les stannary courts étendant de tous côtés leur puissance arbitraire, la tyrannie ecclésiastique pesant sur tous les actes de la vie publique ou privée, bref la terreur partout, partout la corruption ; tel était ce sinistre tableau que complétait immédiatement une seconde série de faits : — la dissolution du quatrième parlement suivie de perquisitions et d’arrestations illégales pratiquées contre ses principaux membres, les soulèvemens qui l’avaient suivie, la couronne se plaçant au-dessus des lois et dominée à son tour par la mitre épiscopale, les papistes complotant désormais avec une audace nouvelle, s’approvisionnant d’armes, se préparant à lever des troupes et constituant un état au sein de l’état ; les lords réclamant en vain et ne pouvant se faire écouter qu’après les désastres de la guerre d’Ecosse.

En regard de ce que le peuple avait souffert, ses représentons plaçaient ce qu’ils avaient fait, et certes ils pouvaient en tirer quelque orgueil. Finances, justice, industrie, ils avaient tout remanié à la fois, reconquis la périodicité des parlemens, le vote de l’impôt, puni l’oppression, aboli les tribunaux exceptionnels, châtié l’orgueil des prélats, et mis un terme aux empiétemens de leur autorité abusive. Ce n’étaient là du reste que leurs premiers pas, et ils espéraient obtenir encore bien des réformes ; ils les énuméraient avec une franchise imprudente peut-être, à certain point de vue, mais qui devait en somme leur faire plus de partisans que d’ennemis. Entre eux cependant et ces réformes, maint obstacle existait encore, et le premier de tous était l’influence fatale des conseillers de la couronne. On la retrouvait dans les reproches chaque jour prodigués aux communes, et ces reproches, la remontrance les discutait ; l’un après l’autre, disculpant le parlement d’avoir voulu affaiblir, dans ce qu’elle avait de légitime, l’influence de la royauté, d’avoir donné une extension illégitime aux privilèges de la représentation nationale. Et d’où viennent ces calomnies ? ajoutait-elle. De ces mêmes hommes qui fomentent la sédition militaire, qui poussent au massacre des protestans irlandais, massacres que l’Angleterre verrait demain se reproduire chez elle, si elle donnait carrière à ce déchaînement de tout ce qui hait la liberté religieuse et la liberté civile.

Après avoir repoussé ces accusations avec mépris, la remontrance en venait aux remèdes commandés par la situation. Ils pouvaient se résumer en peu de mots : précautions contre le papisme, dont une commission spéciale surveillerait les menées[19], sûretés à demander pour la stricte et loyale administration de la justice, garanties à prendre contre les mauvais conseils donnés au roi, c’est-à-dire participation du parlement au choix des ministres, et assujettissement strict de ceux-ci aux lois du pays. Le terrain de la lutte se trouvait ainsi circonscrit.

Les royalistes, après avoir épuisé tous les moyens d’ajournement, attaquèrent la remontrance comme inutile. « À quoi sert, disent-ils, de détailler tous ces griefs, dont la plupart ont reçu satisfaction ? Cela est-il à propos au moment où le roi revient parmi nous ? Devons-nous troubler sa bienvenue ? — C’est justement afin d’assurer les concessions dont vous parlez que cet appel au pays est nécessaire, leur répond le chef de l’opposition. Le roi est assiégé par des influences hostiles et sollicité de reprendre ce qu’il a donné. Nous serions coupables de ne pas veiller sur ces précieuses conquêtes. — Une pareille déclaration excède nos pouvoirs, reprenait Hyde. Nous ne pouvons seuls parler au peuple ; le concours des lords est indispensable. S’il s’agit d’une apologie, et si elle est nécessaire aux membres de la présente assemblée, il est inutile de remonter si loin. On pourrait se permettre, dans une intention pacifique, de livrer au public un pareil document ; mais vu les circonstances où nous sommes, c’est au contraire un brandon de discorde. De plus il y a imprudence à implorer ainsi les secours du dehors. C’est laisser voir sa faiblesse : un bon général dissimule, au lieu d’en faire montre, ce qui peut manquer à son armée. Pourquoi rappeler la mort d’Eliot ? C’est toucher à l’honneur du roi, qui est aussi notre honneur. Il y a solidarité entre un prince et son peuple. De même que l’avilissement des sujets rabaisse le monarque, de même l’abaissement du monarque avilit ses sujets. » Falkland, orateur emporté parce qu’il est timide, prend ensuite la parole d’une voix vibrante. — La prétention que les communes affichent d’approuver le choix des ministres lui semble une dérision. Le roi choisit ses conseillers comme bon lui semble. — Dering, autre royaliste, reconnaît l’importance et l’opportunité de la déclaration parlementaire. Non-seulement les trois royaumes, mais la chrétienté tout entière, viendront y scruter l’état des choses. « Mais, par cela même, pourquoi rabaisser la majesté d’un document pareil en l’adressant au peuple ? Le peuple sera bien surpris d’une telle courtoisie. Attend-il, désire-t-il cette déclaration ? Nullement. Il ne lui faut que de bonnes lois. C’est au roi, au roi seul, que la remontrance doit être adressée. »

Ici se trahissait une des grandes préoccupations du parti royaliste. Avant toute chose, l’impression, la publication du manifeste parlementaire l’inquiétait et l’alarmait. Les chefs de l’opposition n’avaient pas annoncé dès le débat que cette publication entrait dans leurs vues. C’eût été courir au-devant des difficultés, des objections de toute sorte ; mais, dans la chaleur du débat, quelques-uns d’entre eux avaient laissé percer ce projet, qui avait consterné la minorité. Avant tout, elle eût voulu éviter cet éclat, dont elle pressentait l’immense danger pour elle.

Pym répondit à tous ses antagonistes par une seule harangue, où il combattit tous leurs argumens. Il trouvait bon d’ailleurs, si on y tenait, que la remontrance fût effectivement placée sous les yeux du prince. « Pourvu que le peuple la connaisse et la lise, qu’importe, disait-il, la suscription d’un pareil document ? L’essentiel est que l’Angleterre n’ignore point la situation exacte des choses, qu’elle puisse juger les calomniateurs des communes, et soit de cœur avec ceux qui les défendent. »

Cette séance était la dernière de cette longue et acharnée discussion. Sept autres, on l’a vu, l’avaient précédée. Votée article par article, Il s’agissait de savoir, le 22 novembre, si la remontrance serait acceptée ou rejetée en bloc. Le doute à cet égard ne semblait pas permis. « A quoi bon, disait Cromwell à Falkland (samedi 20 novembre), à quoi bon insister pour l’ajournement à lundi ? Nous aurions pu voter ce soir. — Nous n’aurions pas eu le temps, répondit le nouveau royaliste… On discutera sans doute encore. — Tant pis ! » remarqua le futur protecteur, alors député bien obscur.

On vient de voir si la prédiction de Falkland s’était réalisée. Les communes (qui, dans ce temps-là, prenaient séance entre huit et dix heures du matin) étaient encore assemblées à neuf heures du soir, fait presque inouï dans les fastes parlementaires de l’époque. L’antique chapelle Saint-Étienne, que bon nombre de nos contemporains ont pu voir encore[20], était alors dépouillée, depuis la réforme, des ornemens et des peintures qu’y avaient profusément répandus les architectes du XIIIe siècle. Un parquet, un plafond superposés à l’ancien dallage et aux caissons sculptés, l’attristaient et l’écrasaient. C’est là, aux clartés des flambeaux apportés sur la motion expresse d’un des membres, que Hampden, dans ce mémorable débat, termina par un remarquable discours la discussion générale. Toujours calme, toujours maître de lui-même, il fut dans cette soirée comme emporté par un élan religieux. Il traita surtout la question ecclésiastique, et en regard de l’église officielle, vénale, complaisante au pouvoir, sans courage pour la défense des faibles, il lit comparaître l’église parfaite, l’église des révélations, « l’épouse du Christ, qui doit se montrer un jour vêtue du soleil, la lune sous ses pieds, la tête parmi les étoiles. » La lutte s’engagea immédiatement après sur quelques amendemens, et les premiers votes montrèrent que si la majorité appartenait encore aux promoteurs de la remontrance, leurs adversaires disposaient de suffrages nombreux. Dans le second scrutin surtout, où l’ascendant de l’épiscopat était en jeu, Pym ne l’emporta que de la voix (161 contre 147). La discussion reprit ensuite, et, s’enflammant toujours, elle durait encore à minuit. À minuit, le sous-secrétaire Nicholas se glissa furtivement hors de l’assemblée pour aller rédiger sa dépêche quotidienne au roi, qui, parti d’Edimbourg, était en ce moment à deux journées de Londres. Cette dépêche existe. Elle se termine par ces mots : « Divers membres des communes tiennent encore bon (stand very stiff) contre la déclaration. S’ils n’obtiennent pas le rejet, ils comptent protester. » En attendant, ils faisaient d’inimaginables efforts pour lasser la patience des membres de l’opposition, espérant peut-être surprendre un vote favorable quand la fatigue et l’épuisement auraient renvoyé chez eux quelques-uns des moins valides et des moins dévoués ; mais lorsque fut posée malgré eux la question définitive : « cette déclaration, amendée comme elle l’est, doit-elle passer ? » il y avait encore trois cent sept membres présens (plus des trois cinquièmes de la chambre) ; 148 noes contre 159 yeas décidèrent en faveur de Pym l’issue de cette lutte mémorable, vrai « combat de géans » parlementaire.

Le représentant de Middle-Temple (Peard) proposa aussitôt l’impression de la remontrance[21]. Hyde et Colepeper s’y opposèrent avec véhémence, sous prétexte que la chambre des communes ne pouvait rien faire imprimer sans le concours de la chambre des lords. Hyde ajoutant qu’il demandait d’avance à protester, Pym répondit avec beaucoup de calme à ce singulier argument. Puis Denzil Hollis reprit la parole avec moins de mesure. Le débat s’animant alors, plusieurs voix s’élevèrent pour se joindre à la protestation, entre autres celle de Palmer. On demanda, que les noms des protestans fussent recueillis. Palmer maintint le droit de protestation, qui était contesté à la minorité. Il demanda que le clerc des communes prît immédiatement les noms de tous ceux qui entendaient, à quelque prochaine séance, faire statuer sur ce droit : Tous ! tous ! crièrent tumultueusement les membres du parti royaliste. Et Palmer, emporté par la chaleur de la discussion, déclara protester « en son nom et au nom de ses collègues. »

À peine l’exclamation collective était-elle partie des rangs de la minorité, que sur tous les bancs passa un frémissement orageux ; au son lugubre de l’horloge qui tintait la première heure du jour, les champions apaisés se ranimèrent. Du regard, de la voix, du geste, ils se menaçaient et se défiaient. « Les uns, dit un des narrateurs de cette scène nocturne, agitaient leurs chapeaux au-dessus de leurs têtes ; d’autres, sans les tirer encore du fourreau, enlevaient leurs épées de leurs ceinturons et les tenaient par la poignée, la pointe à terre. Si Dieu ne nous fût venu en aide, il eût pu s’ensuivre de grands malheurs. »

Hampden heureusement n’avait rien perdu ni de sa calme attitude, ni de l’autorité qu’elle lui donnait. « D’où vient, demanda-t-il à Palmer, que vous protestez autrement que pour vous seul ? Comment savez-vous ce qui se passe dans la conscience d’autrui ? » Palmer avait donné prise sur lui par sa précipitation imprudente. Il fut réduit à s’excuser, et pendant qu’il s’excusait, la chambre s’apaisait. Alors, par un accord réciproque, il fut entendu qu’on laisserait indécise la question relative à l’impression du document. « A l’impression et à la publication, se hâta d’ajouter Hyde. — Nullement, répliqua Pym ; à l’impression seule, qui n’aura lieu qu’avec le consentement spécial de la chambre. » On alla aux voix une fois encore. Pym l’emporta. La publication demeura permise ; l’impression seule fut ajournée.

En sortant de Saint-Stephen à deux heures de la nuit, Cromwell et Falkland se retrouvèrent côte à côte. Le premier, novice en ces débats, et que Hyde qualifie quelque part de « tempétueux jeune homme, » était calme, Recueilli, presque abattu. Le sentiment du triomphe obtenu était moins vif en lui que celui du péril évité. « Si vous l’eussiez emporté, dit-il à Falkland, moi et bien des honnêtes gens de ma connaissance, nous aurions vendu dès ce matin même tout ce que nous possédons ici, et jamais l’Angleterre ne nous eût revus. »


IV

La protestation de Palmer impliquait une doctrine fatale. Pour être quelque chose, une chambre doit être indivisible à partir du moment où ses débats sont clos, sa décision prise. Celle des communes s’était toujours proclamée telle. Elle ne devait avoir, c’était sa théorie constante, qu’une seule volonté, un pouvoir unique : elle exerçait des droits qui sont incompatibles avec l’individualité de ses membres. Dans une crise pareille, s’isoler d’elle, l’affaiblir par d’éclatantes manifestations, c’était trahir le pays. Les chefs de l’opposition comprirent toute la gravité de l’incident, et, malgré l’obstinée résistance des royalistes, tirèrent ample satisfaction de l’avocat malavisé qui avait voulu scinder l’assemblée. Le 26 novembre 1641, Palmer comparut à la barre des communes, où le speaker lui notifia le vote de ses collègues qui l’envoyait à la Tour « pour tout le temps que les communes jugeraient convenable, » et il n’en sortit que le 8 décembre suivant, après une rétractation des plus complètes.

Durant cette période, la lutte du roi et de la chambre avait pris un caractère nouveau. Charles revenait d’Edimbourg triomphant et plein d’espérances. La magnifique entrée que le royalisme zélé du lord-maire avait su lui ménager l’exaltait encore. Il se montrait à la fois joyeux et menaçant. Ses premiers actes après son retour (25 novembre et jours suivans) furent ceux d’un maître décidé à ne plus se gêner. Nicholas reçut les sceaux abandonnés par le fugitif Windebank. Falkland, Hyde, Colepeper, les nouveaux adhérens du roi, furent admis à ses audiences particulières en attendant qu’ils eussent entrée au conseil, ce qui ne tarda guère ; symptôme plus grave, la garde placée aux portes du parlement fut renvoyée le soir même du jour où le roi était rentré dans sa capitale. « En mon absence, répondit-il aux réclamations des communes, je comprends qu’on ait pu avoir besoin de gardes. Sous ma protection, mon peuple n’a rien à craindre. Que si, dans l’avenir, j’ai des gardes à vous donner, j’en aurai à prendre, moi aussi.  » Pym ayant rédigé une seconde pétition où étaient méthodiquement exposées les raisons que le parlement avait de se croire en péril, le roi répondit qu’il avait chargé le comte de Dorset de veiller provisoirement à la sûreté du palais de Westminster avec quelques hommes des train-bands. Si, après un délai de quelques jours, la chambre se croyait encore en péril, il aviserait à continuer ce service militaire et prendrait, lui aussi, des garanties pour sa sûreté personnelle, Dorset, qui comprenait parfaitement les intentions de son maître, montra bientôt comment il entendait protéger le parlement. Il fit dès le 29 novembre, jour de son installation, tirer sur des citoyens qui apportaient une pétition, et par ses ordres ils furent chargés à coups de pique dans la cour des requêtes. Le lendemain, Pym, Hampden et Denzil Hollis se présentaient aux lords, comme messagers des communes, pour demander qu’on renvoyât d’un commun accord la force armée si dérisoirement accordée par le roi. L’ordre fut donné en même temps à deux députés d’aller requérir le grand-constable de Westminster de remplacer par une bonne et forte garde celle dont on refusait ainsi les services. Le même jour, la pétition qui devait accompagner la remontrance présentée au roi fut remise à douze commissaires chargés de cette solennelle démarche. Pym était l’un d’eux ; mais il eut le tact d’effacer lui-même son nom de la liste, où figuraient bon nombre des partisans du roi. Celui-là même qui fut spécialement investi du soin de porter la parole était ce hardi partisan si connu depuis, parmi les cavaliers engagés dans la guerre civile, sous le nom de « Hopton de l’Ouest. » Son rapport, présenté le 2 décembre aux communes, nous fait assister à l’audience royale qui eut lieu dans le château de Hampton-Court. Sir Ralph Hopton s’était agenouillé pour lire la pétition, mais le roi le contraignit de se relever, puis il écouta religieusement. Arrivé au passage où l’on accusait certains malveillans de vouloir changer la religion établie : « Le diable emporte quiconque nourrit pareil dessein[22] ! » interrompit Charles. Ailleurs on lui demandait d’appliquer aux nécessités publiques les biens qu’on aurait confisqués sur les rebelles d’Irlande, « Ne vendons pas la peau de l’ours avant que l’ours ne soit mort ! » reprit encore sa majesté. Puis, la lecture finie, Charles voulut entamer une conversation familière, et se permit quelques questions sur les documens qu’on venait de lui remettre ; mais il avait affaire à gens très exacts sur les formes, et, tout royaliste que fût Hopton, il sut fort bien répondre qu’il n’avait pas mission de traiter verbalement un pareil sujet. « Voyons, reprit le roi, parlons-en comme simples particuliers : comptez-vous publier ceci ? — Nous n’avons pas à répondre. — Moi non plus alors, reprit le monarque ; je prendrai mon temps pour cela… » Puis il raconta qu’il avait laissé l’Ecosse pacifiée et satisfaite, que, par suite de son séjour à Edimbourg, peut-être un peu prolongé, il avait débarrassé l’Angleterre de l’armée (écossaise), qui, sans lui, ne s’en serait pas allée de sitôt. Enfin, leur donnant sa main à baiser, il les congédia ; mais, comme ils quittaient le palais, un messager royal les rejoignit à la porte, leur prescrivant d’avertir immédiatement les communes qu’elles eussent « à ne pas publier la déclaration avant d’avoir reçu la réponse de sa majesté. » La publication de la remontrance effrayait singulièrement le monarque. Il comprenait que c’était là une vraie déclaration de guerre.

Pour en amortir l’effet, ses nouveaux conseillers, Hyde en tête, venaient d’imaginer une nouvelle tactique, dont l’incident Palmer et les coups de fusil tirés par ordre de Dorset leur avaient suggéré l’idée. Ils prenaient désormais pour mot d’ordre : « Le parlement. n’est pas libre. » Il y avait là, selon eux, une majorité fidèle, mais opprimée par les factieux. Les pétitionnaires du 29 novembre, si rudement malmenés par Dorset, furent transformés en apprentis de la Cité venus avec des épées et des bâtons « pour contraindre le vote des représentans, » et Dorset avait eu mille fois raison de faire charger cette canaille ! Même dans l’enceinte de la chambre, ajoutait-on, certains membres avaient voulu violenter les votes de leurs collègues. Sommé de faire connaître ces membres, le dénonciateur royaliste (sir John Strangways) désigna le capitaine Ven, un des députés de Londres, à qui la chambre ne voulut pas même permettre de répondre, et Pym cloua le calomniateur à sa place par une simple question adressée au speaker : « En essayant vainement d’établir le complot dont il s’était vanté de connaître les auteurs, l’honorable préopinant n’aurait-il pas démontré en revanche l’existence d’une conspiration tramée par certains membres de l’assemblée pour accuser de trahison tels ou tels de leurs collègues ? » Et de fait, à ce moment-là même, comme on le vit bien un mois plus tard, tel était le plan du monarque et de ses champions.

Chaque jour de retard mettait les communes en péril plus pressant. Les complots militaires s’étendaient, et parmi les agitateurs étaient des officiers du plus haut grade, quelques-uns membres de la chambre. Il importait de frapper ceux-ci pour effrayer les autres. Tel est le sens de la mesure proposée le 6 décembre et votée le 9, qui privait de leurs sièges, pour misprision of treason[23], quatre députés appartenant à l’armée (Wilmot, Ashburnham, et deux autres moins connus). Le lendemain, Haselrig proposait un bill en vertu duquel la chambre placerait tout l’état militaire du royaume sous les ordres d’un lord-général et d’un grand-amiral dont les noms resteraient provisoirement en blanc. La minorité royaliste bondit sous ce nouveau coup ; malgré ses résistances, la première lecture du bill fut votée par 158 voix contre 125.

Le 10, la grande remontrance, bien qu’elle ne fût pas encore imprimée et publiée officiellement, produisit un premier résultat. Les députés et les lords, à leur arrivée au parlement, ne furent pas peu surpris d’y trouver une garde qu’ils n’avaient point mandée. Elle se composait de deux cents hallebardiers, envoyés par le sheriff sur un ordre du lord keeper et chargés d’empêcher une manifestation publique en faveur des communes. Il s’agissait d’une pétition monstre contre le vote politique accordé aux évêques, laquelle devait être apportée par une population tout entière, Le premier soin des communes fut de faire comparaître quelques-uns de ces soldats et le bailli du duché de Lancastre. Informées par eux de la filière hiérarchique par laquelle l’ordre avait passé, elles n’hésitèrent pas à voter qu’il y avait là « violation du privilège parlementaire. » Les hallebardiers furent congédiés immédiatement, et le sous-sheriff qui avait signé le warrant en vertu duquel ils avaient marché fut dès le lendemain envoyé à la Tour. Ce jour-là même (11 décembre), la pétition de la Cité arriva, portée, non par dix mille citoyens, comme on l’avait annoncé, mais par douze notables. Elle avait pour principal objet d’arrêter Charles Ier sur la pente fatale où on le voyait entraîné, en dissipant les illusions que son entrée triomphale, au retour d’Ecosse, avait pu lui faire concevoir. On voulait qu’il comprît bien la situation et ne pût se méprendre sur les vraies dispositions de la Cité, qui n’avait nullement déserté la cause populaire. La pétition mesurait vingt-quatre yards de long et portait environ quinze mille signatures. Encore, dirent les notables qui l’apportaient, en eût-on rassemblé plusieurs milliers en sus sans les obstacles que le lord-maire et certains autres s’étaient hâtés d’apporter à la collecte des adhésions.

Le 14 décembre, un essai de coup d’état vint précipiter le dénoûment. Charles Ier, arrivé à l’improviste dans la chambre haute, mande par-devant lui les délégués des communes, et, apportant fort mal à propos son intervention royale dans le conflit élevé entre les deux chambres au sujet du bill d’impressment[24], leur déclare qu’il acceptera cette mesure, « si elle est adoptée avec réserve de sa prérogative. » Ceci pouvait passer pour une concession ; mais les communes étaient désormais décidées à ne plus accepter de compromis et à maintenir intacts, avec le scrupule le plus jaloux, les privilèges qui étaient, à vrai dire, toute leur force. Or, en se mêlant, de quelque manière que ce fût, à l’élaboration d’un bill non encore voté, Charles Ier venait de méconnaître une des règles élémentaires de la pratique constitutionnelle. Il s’était de plus montré assez menaçant envers « quiconque, en des temps pareils, avait soulevé ce conflit. » Un vote immédiat de la chambre basse déclara violés par l’intervention royale tous les anciens privilèges des lords aussi bien que ceux des communes. Après une conférence, les lords, que commençait à dominer l’obstination acharnée de leurs collègues de la chambre basse, s’associèrent à la protestation, qui fut immédiatement portée à White-Hall par une députation de cinquante-quatre membres (dix-huit lords, trente-six députés). Le soin de la lire au monarque fut dévolu à Williams, tout récemment devenu archevêque d’York. Symonds d’Ewes, qui faisait partie de la solennelle ambassade, s’était placé fort près du roi pour entendre sa réponse ; mais elle fut faite à voix si basse qu’il en put à peine saisir quelques mots : « J’aviserai,… il me faut du temps, etc. » Quelques jours après, ils furent mandés pour recevoir la réponse écrite du roi, qui la fit remettre au comte de Bristol, humblement agenouillé devant lui, par sir Edward Nicholas, devenu un des secrétaires d’état. Cette fois-là il avait l’air « confiant et sévère. »

Dans l’intervalle en effet (15 décembre), l’impression de la grande remontrance avait été votée, après un dernier débat qui se prolongea dans la nuit, par 135 voix contre 83. Les royalistes étaient évidemment découragés, et, n’attendant plus rien du scrutin, portaient ailleurs leurs regards et leurs espérances. Ils essayèrent pourtant encore une protestation tumultueuse ; mais Pym sut la faire échouer en demandant un ajournement prochain pour « la prise en considération du droit de protester au sein de la chambre. » Ce jour-là ni Pym ni Hampden ne prirent la parole. Ce fut l’ancien ministre de Charles Ier, remercié peu de temps avant, le vieux sir Henry Vane, qui se chargea de démontrer que cet abus du droit des minorités était inconciliable avec les précédens, les usages, les pratiques de la chambre. Hyde, en lui répondant, fut obligé d’admettre qu’en effet les précédens n’existaient pas ; « mais, disait-il, l’impression de la remontrance est également sans précédens. » On l’écouta tant qu’il voulut parler, et ce fut tout. On écouta aussi dans le même silence désapprobateur un autre député, Holborne, qui, par une allusion facile à saisir, voulait induire le droit de protester « des dangers personnels auxquels une résolution de la chambre pourrait exposer ceux-là mêmes de ses membres qui auraient refusé de la voter. » De ces dangers suspendus sur leur tête, et qui allaient éclater avant qu’une quinzaine fût achevée[25], les chefs du parlement avaient pris leur parti. Les dés étaient jetés, la grande remontrance avait paru. À Dieu et au peuple de faire le reste.

Au moment où nous les quittons (20 décembre), la position respective des deux adversaires était celle-ci : on ne devait plus espérer aucune espèce de compromis. La lutte de la prérogative et des communes allait inévitablement et prochainement aboutir à quelque choc violent. Le roi, suivant les conseils des hommes d’état qu’il avait détachés du parti de l’opposition, — les uns, comme Hyde, par l’appât des grandes charges, les autres, comme Falkland, en faisant un appel direct à des sentimens plus chevaleresques, — se préparait à terrifier les communes, non plus au moyen de vaines menaces, mais par une manifestation éclatante de sa colère et de son pouvoir. Il appelait à Londres de tous côtés ces nombreux officiers que le licenciement récent de l’armée du nord laissait sans emploi, et qui étaient supposés y venir pour demander à faire partie de celle qu’on devait expédier en Irlande. Il en remplissait les vestibules et les cours de Whitehall, où accouraient aussi chaque jour un certain nombre d’apprentis légistes (les étudians des Inns of Court), presque tous d’origine aristocratique, et dont un certain nombre croyaient « appartenir au roi » plus qu’au pays. En prévision de ce qui allait être tenté, on réchauffait le zèle déjà très passionné du lord-maire et d’une fraction notable du conseil municipal. On pratiquait les milices : les lords royalistes, les évêques même, armaient leurs serviteurs et leurs cliens ; la lieutenance de la Tour, — de cette forteresse que les citoyens de Londres appelaient leur « bride, » — enlevée à un parlementaire éprouvé, Balfour, passait (22 décembre, à un coupe-jarret perdu de dettes, Lunsford, qui ne devait hésiter devant aucune violence, devant aucune illégalité. La reine, par l’intermédiaire d’un des ministres fugitifs avec lequel elle correspondait secrètement, Windebank, faisait solliciter l’appui de la cour de France[26], et en attendant le moment d’agir, on préparait les voies en donnant pour mot d’ordre à la minorité : « Le parlement n’est pas libre. » Véritable comédie dans laquelle une douzaine d’évêques voulurent absolument jouer un rôle, et qui n’allait à rien moins qu’à invalider tous les bills passés depuis l’ouverture de cette mémorable assemblée, à compromettre toutes les garanties qu’elle avait obtenues, non du bon vouloir royal, mais de la faiblesse indécise et de la dissimulation temporisatrice du monarque !

Pour résister à ces atteintes projetées, préméditées, et dont le succès n’avait rien d’improbable, la majorité parlementaire ne pouvait compter ni sur l’unanimité de ses membres, puisque les votes inconstitutionnels balançaient presque les siens, ni sur l’appui décidé de la chambre haute, qui, jalouse ou craintive, refusait à chaque instant son assistance[27], et qu’un seul acte de vigueur couronné de succès aurait replacée sous la despotique influence de la cour. Elle n’avait donc qu’elle-même, ses richesses, qui étaient grandes, son courage, que rien n’ébranla, ses lumières, qui ne lui firent jamais défaut ; son droit, dont elle ne douta pas un instant, son unité, vainement entamée par les séductions du pouvoir, et la forte direction qu’elle se laissa toujours imposer par deux hommes de premier ordre, Pym et Hampden. Quant au concours matériel du peuple, il ne lui était acquis, qu’à une condition : c’est qu’elle saurait le conquérir par l’énergie mesurée de son langage et de ses actes. Sans autorité réelle, effective, il fallait se faire obéir ; sans récompenses à donner, il fallait obtenir du dévouement, et par des moyens purement moraux se créer une force matérielle qui tînt en échec toutes celles que la tradition séculaire mettait exclusivement au service de la royauté. Le plus efficace de tous ces moyens fut cet acte d’accusation formidable qu’au moment décisif, — pas un jour trop tôt ni trop tard, — elle lança contre les abus de tout un règne, et qu’accompagnaient la glorieuse revendication des grandes choses qu’elle avait accomplies, le programme saisissant de ce qu’elle se proposait de faire encore. La grande remontrance, — un morceau de papier, — enrôla pour elle des milliers de volontaires, non pas seulement le 4 janvier 1642, lorsque le roi, qui ne savait pas consommer ainsi sa propre déchéance et mettre sa vie au jeu, voulut violer à main armée l’indépendance de la représentation nationale, mais dans tout le cours des guerres civiles dont cette mémorable imprudence ouvrit l’ère sanglante.

En voyant cette déclaration, projetée tout d’abord, rester à l’écart, puis redevenir ensuite une des préoccupations de l’assemblée, sans toutefois lui paraître urgente, puis, à mesure que les dangers grandissent, s’offrir encore, et par degrés s’imposer aux volontés longtemps indécises, il est impossible de ne pas partager la conviction de M. Forster que, jusqu’au dernier jour, l’opposition des communes voulut rester constitutionnelle. Il fournit là-dessus les documens les plus précis et les plus concluans, en contradiction, formelle avec la thèse de M. Disraeli le père sur l’origine du principe anti-monarchique dans l’Europe moderne[28], et plus conformes en revanche à l’opinion de M. Hallam, qui ne voit guère de républicains en Angleterre avant l’année 1645[29]. Le fait est que, même après le coup d’état avorté du 4 janvier 1642, la veille du jour où les drapeaux de la guerre civile allaient être déployés, les chefs populaires, dont la bonne foi est maintenant à l’abri du moindre soupçon sérieux, désavouaient toute pensée d’animosité personnelle, et affirmaient énergiquement au contraire leur désir d’arriver à une « honnête combinaison constitutionnelle » qui dégageât leur responsabilité d’hommes publics, et permît au pays l’espoir d’un gouvernement à peu près supportable. Sans parler de la justification publiée par Pym à la veille de sa mort (1643), et qui renferme à ce sujet les protestations les plus éloquentes, lord Wharton, Denzil Hollis, lord Say et Seale (le chef des puritains), lord Essex, lord Northumberland, dans des lettres tout récemment publiées, que reçut d’eux un magistrat de ce temps-là, lequel avait entrepris une médiation officieuse entre le roi et le parlement, tiennent tous le même langage : « Le roi veut faire du parlement une machine à battre monnaie, un docile instrument de toutes ses volontés. Nous ne pouvons souscrire à une prétention pareille ; mais nous ne sommes ni des têtes turbulentes ni des cœurs déloyaux. Un changement sincère chez le roi nous ramènera sous son obéissance ; nous ne lui souhaitons que richesse et grandeur, pourvu qu’il les rende compatibles avec nos droits et nos libertés. » Lord Essex exprime avec une franchise de soldat sa tristesse patriotique en face des malheurs prêts à fondre sur le pays. Northumberland ne veut les attribuer qu’aux funestes conseillers dont Charles s’est entouré[30]. Il eût été moins respectueux, mais plus exact de s’en prendre à l’indécision de volonté, à l’incurable besoin de dissimulation, et, disons-le, de fourberie qui caractérisèrent toujours la politique de Charles Ier et de la reine. Ces vices menèrent l’un à l’échafaud, l’autre en exil, et donnèrent l’Angleterre à Cromwell, dont le despotisme habile fut la condamnation anticipée du honteux régime des Stuarts restaurés. Cromwell, qu’on n’en doute pas, est le principal auteur de la révolution de 1688. Cela peut étonner, mais en vérité cela console.


E.-D. Forgues.

  1. Nous voulons parler des manuscrits ai précieux laissés par sir Symonds d’Ewes, un des principaux membres du long parlement.
  2. The Debates of the great Remonstrance, november and december 1641, with an introductory essay. 1 vol. Londres, Murray, 1860. — Arrest of the five Members by Charles the First. À Chapter of English History rewritten. — M. Forster avait déjà écrit pour l’Encyclopédie du docteur Lardner les Lifes of the Statesmen of the Common-wealth, en sept volumes.
  3. Charles, tendant à l’unification des trois royaumes, demandait à être proclamé roi de la Grande-Bretagne. En insistant sur ce changement de titre, il ne faisait qu’imiter son père, à qui les communes n’avaient point passé cette fantaisie, plus sérieuse en somme qu’elle n’en avait l’air. Ce fut de leur part vis-à-vis de lui une de ces taquineries qui suggéraient à Jacques Ier l’idée de vivre alternativement en Écosse et en Angleterre, et d’établir sa cour dans la ville d’York. Jacques affectait de traiter les communes comme un pédagogue ses élèves. Il raillait volontiers ces « cinq cents rois, » — comme il les appelait, — dont au fond il avait évidemment peur.
  4. La formule adoptée par Charles Ier était des plus modestes et presque affectueuse : « Ces secours privés qu’on réclame pour le service public, et qui ne sauraient être refusés, on y a fréquemment recouru ; mais comme c’est la première fois que nous demandons une chose de ce genre, nous nous bornerons à des sommes que bien peu de gens refuseraient a un ami (wkich few men would deny a friend). « Le fait est qu’aux plus riches on empruntait 20 liv. sterl. et que l’on acceptait jusqu’à des shillings.
  5. Les plus minutieux détails sur ce vaillant champion de la liberté ont été réunis dans un ouvrage où on ne s’attendrait pas à les trouver, les Commentaires d’Isaak Disraeli. Ils sont évidemment donnés dans l’intention de l’amoindrir, mais ils le grandissent, et il est impossible de lire la correspondance privée de sir John Eliot soit avec son ami Hampden, soit avec les fils dont l’avait séparé sa captivité, sans être pénétré d’une respectueuse admiration. On la trouvera dans l’Appendix de ce compendieux plaidoyer en faveur de Charles Ier ; éd. Baudry, p. 535.
  6. Séance du 1er mai 1628.
  7. That black and doleful thursday, écrivait un des assistans dans une lettre précieusement conservée.
  8. L’un évêque de Winchester et patron de Laud, dont il fit la fortune politique, l’autre le lord trésorier, comblé des faveurs de Charles Ier, et en butte à la haine populaire, qui lui reprochait ses tendances au papisme aussi bien que son zèle fiscal.
  9. Et tu, Brute ! I wonder at it ! for we two were fellow revellers in a masque together.
  10. L’amende prononcée, contre Eliot était de 2,000 livres sterling, représentant au moins trois fois cette somme, valeur actuelle. Ordre fut donné aux magistrats des Cornouailles d’en poursuivre la rentrée par tous les moyens à leur disposition ; mais les rancunes de cour ne trouvèrent pas en eux de très zélés complices. Eliot avait pris soin de faire passer ses biens en d’autres mains que les siennes. Il y eut une « déclaration de nihil, » ou, comme on dit chez nous, procès-verbal de carence.
  11. Pym et Hampden, — le croirait-on ? — avaient voté tous deux contre le fameux bill d’attainder qui enlevait à Strafford les bénéfices d’un jugement régulier. Hyde et Falkland s’étaient prononcés au contraire pour ce même bill. Six mois après, Hyde et Falkland étaient au service du roi Charles. Pym et Humpden, eux, n’avaient pas changé de drapeau.
  12. Clarendon, Life and Continuation, t. Ier, p. 206-211.
  13. Denzil Hollis y avait les sceaux. Hampden était chancelier du duché. La trésorerie allait à lord Say et Seale. Pym lui-même était chancelier de l’échiquier.
  14. Nous avons eu occasion de raconter les détails de cette manœuvre machiavélique et des circonstances qui la firent échouer. Voyez la Revue du 15 avril 1861.
  15. Voyez la lettre d’Henriette-Marie, 12 novembre, où elle transmet au sous-secrétaire Nicholas un ordre du roi, prescrivant au lord keeper de rédiger une déclaration à cette fin, si elle juge le moment favorable. La reine, à son tour, s’en remet là-dessus au sous-secrétaire.
  16. M. Forster donne le texte même des lettres de la reine (the great Remonstrance, p. 186, en note). Voici le passage auquel nous faisons allusion : “As to the thirty thousand pieces, which Pym sends me word have been promised a long time ago, and not sent, » etc.
  17. Dans la collection de Rushworth, la grande remontrance, imprimée tout au long, ne remplit pas moins de quinze pages in-folio. On ne s’explique guère comment un document si essentiel a été négligé par les historiens. Hallam et Lingard ne lui consacrent, que quelques lignes. Godwin le passe absolument sous silence. Disraeli (dans les Commentaires dont nous avons parlé) le présente sous un jour absolument faux, et en dénature le contenu. Macaulay et Carlyle n’en parlent qu’incidemment.
  18. Ceci pourra sembler fantastique à ceux qui ne savent pas qu’en 1631 les Turcs, comme on les appelait, c’est-à-dire les Algériens, étaient venus enlever à Baltimore (Irlande) une centaine d’habitans, et qu’en 1645, — quatre ans après la remontrance, — vingt-six enfans furent pris de même, en une seule fois, sur la côte de Cornouailles.
  19. Pym n’était ni bigot sectaire, ni persécuteur. Il avait fait sa profession de foi là-dessus devant le short-parliament (le parlement d’avril 1640). « Je ne veux, disait-il, ni lois nouvelles contre le papisme, ni rigueur dans l’application des lois existantes. Je ne veux ni ruiner les catholiques, ni les frapper dans leur personne. Je demande seulement qu’ils soient mis hors d’état de nuire… Les principes du papisme le rendent incompatible avec toute autre religion. La loi ne domine pas un catholique, son serment ne le lie point. Le pape peut dispenser de l’exécution des lois et relever du serment. Contre le sentiment, contre la raison des catholiques son autorité prévaut. Il peut les pousser malgré eux à troubler l’état, non-seulement au spirituel, mais au temporel. Leur faiblesse seule peut nous rendre la sécurité. »
  20. L’incendie qui l’a détruite est de 1834.
  21. Ceux de nos lecteurs qui voudraient se convaincre des « inexactitudes) de Clarendon n’auront qu’à comparer le récit qu’il donne de cette émouvante scène avec le résumé très exact des notés prises par sir Symonds d’Ewes. Ce chroniqueur, minutieusement exact, n’assistait point, il est vrai, à ce tumulte ; mais il en écrivit les détails, le lendemain même, sous la dictée d’un des membres présens, sir Christopher Yelverton.
  22. « Devil take him, whomsoever he be, that hath a design to change our religion ! »
  23. Vieux terme de droit, signifiant la non-révélation d’une trahison connue. Misprision, de notre mot mépris, est là pour négligence, oubli de son devoir.
  24. Les lords ne voulaient pas reconnaître au parlement le droit royal de lever des troupes. Pym, tout aussi résolu vis-à-vis d’eux que vis-à-vis du roi, se plaignit hautement de ces résistances à une mesure devenue inévitable. Il demanda (3 décembre) la formation d’un comité pour réviser les bills adoptés par les communes et rejetés par les lords. « Si ceux-ci s’obstinent, disait-il, portons la question devant le roi, lorsque la déclaration aura montré au peuple où sont les véritables obstacles. Nous souffrirons notre part des malheurs qu’on pourra occasionner ainsi, mais non du crime qu’on aura commis, non du déshonneur qui doit y être attaché. »
  25. Voyez, dans la Revue du 15 avril 1861, l’Outrage du 4 janvier 1642.
  26. Lettre de Windebank à son fils, Paris, 17 décembre 1641. — Arrest of the five members, by J. Forster, p. 49.
  27. Même quand il s’agissait de pétitionner contre la nomination de Lunsford, renié pourtant par Hyde lui-même.
  28. Commentaries on the Life and Reign of Charles the First. M. Disraeli cite un passage curieux du Basilicon Doron de Jacques Ier à l’appui de sa théorie. Voyez chap. XXV.
  29. Constitutional History of England.
  30. Toutes ces lettres, empreintes de la plus grande modération, ont été publiées dans un livre intitulé Corfe Castle, par le descendant du chief-justice à qui elles avaient été jadis adressées.