La Grande aventure de Le Moyne d'Iberville/07

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Texte établi par Albert Lévesque, Éditions Albert Lévesque (p. 78-93).



VII

TERRE-NEUVE


I



D’IVERVILLE croit le moment opportun de réaliser une partie de ses plans : chasser l’Anglais de toutes les côtes de l’Amérique.
Voyant M. de Frontenac décidé à attaquer avec vigueur, il multiplie lettres et mémoires. Enfin, la cour se décide à une action de grande envergure. Pierre d’Iberville et le marquis de Nesmond balaieront les côtes de l’Acadie, de Terre-Neuve et de la Nouvelle-Angleterre. Le projet est ambitieux. Il peut quand même réussir, mais la puissante escadre de Nesmond ne se montre pas avant l’automne. Encore une fois, la lenteur des mouvements fait avorter une belle entreprise. Les bureaucrates de Rochefort en doivent porter la responsabilité.

Laissé à ses seules ressources, d’Iberville exécute la première partie du projet, avec ses rudes Canadiens, qu’il paie de ses deniers. Parti de Rochefort au printemps, il arrive le 27 juin à la baie des Espagnols (Sydney), avec l’Envieux, le Profond, sous M. de Bonaventure et le Wesph, commandant Jean Léger de la Grange, corsaire canadien. L’abbé Beaudoin, ancien mousquetaire du roi, est l’aumônier et tient le journal du voyage. En passant à l’île Verte, la division prend le flibustier Baptiste, curieux personnage « marié à plusieurs endroits en France et en Hollande outre la femme qu’il a à Port-Royal » et à qui le roi avait donné un brigantin pour faire la chasse à l’Anglais. Il amène des sauvages.

Le Wesph s’en va à Québec, chercher les Canadiens que d’Iberville y a fait lever à ses frais. Le 14 juillet, les deux autres navires mouillent à cinq lieues de la rivière Saint-Jean. La brume se levant, ils aperçoivent trois voiles anglaises, le New Port, le Sorling et une conserve, qui viennent à eux. D’Iberville se porte de l’avant à petite voile. « Le Profond se met en façon de prise et ne doit ouvrir ses sabords qu’à la portée du fusil des ennemis, qui vont être bien reçus de nos gens ». Deux Anglais s’approchent et lancent leurs volées. Soudain, le Profond ouvre sa batterie d’en bas et mitraille : l’ennemi fuit. Les Français lui coupent la route. Le New Port amène et met en panne, démâté. Bonaventure l’amarine et le donne à Baptiste, pour le conduire à la rivière Saint-Jean. Le Sorling échappe, à la faveur de la brume. « Heureuse brume pour ce navire ! Il aurait assurément fait le voyage de France ».

Les navires français prennent M. de Villebon et cinquante sauvages, avant de se rendre au rendez-vous de Pentagoët, où M. de Thury et Jean-Vincent d’Abadie baron de Saint-Castin avaient amené 150 sauvages. Ce Saint-Castin était un gaillard ! Venu au Canada, à l’âge de quinze ans, comme enseigne dans le régiment de Carignan, il avait mené une vie désordonnée dans les bois, parmi les tribus indiennes, où les femmes avaient des faiblesses pour les blancs. Il avait épousé la fille d’un sachem abénaquis et il était devenu chef de la tribu.

MM. de Montigny, de Villieu et de Thury partent par la voie de terre avec le père Simon et les sauvages pour investir Pemquid. Les navires s’y rendent aussi. Cette fois, d’Iberville est assez fort. Il somme rudement les assiégés : « Rendez-vous, sinon, il n’y aura pas de quartier ». Ils veulent se battre, disent-ils, mais ils sont paralysés de frayeur. Mortiers et canons entrent en danse. À la cinquième bombe, les Anglais se rendent, tout tremblants, demandant seulement à être transportés à Boston. Les vainqueurs le leur accordent, à condition qu’ils renvoient les Français prisonniers. Mais, entrés dans le fort, les sauvages découvrent un des leurs enchaîné. Fous de rage, ils s’apprêtent à massacrer les vaincus. Mais d’Iberville, toujours fidèle à la parole donnée, se met en frais d’éloquence fleurie pour sauver ses prisonniers. Il leur donne une quaiche et six jours de vivres, gardant « seize des principaux habitants de Boston, qui ont bien voulu rester en otages, et être mis entre les mains des sauvages si on ne renvoie pas les Français incessamment ».


II


La division se dirige vers Terre-Neuve. Au large des Monts Déserts, elle rencontre cinq bâtiments anglais, entre autres les corvettes Arundel et Boston, que le Sorling amène à la rescousse. Se voyant les plus faibles et craignant d’être mis aux fers, les sauvages supplient M. de Lauzon, commandant de la prise New Port à bord de laquelle ils sont, d’aller à l’abordage et d’y périr. « M. de Lozon tolpa ». Mais d’Iberville est trop bon manœuvrier pour se laisser prendre. Par des contre-marches, il réussit à gagner la nuit, puis à fuir.

Le 12 septembre, il arrive à Plaisance, chef-lieu de la partie méridionale de l’île où sont cantonnés les Français. D’Iberville devra y exercer sa patience. Il a des instructions du roi, qui mettent M. de Brouillan, gouverneur de Terre-Neuve, sous ses ordres. La cour a accepté son plan, en effet, parce qu’il était le moins onéreux : outre ses vaisseaux, Pierre Le Moyne demandait seulement des sauvages et 80 Canadiens dont il paiera la solde. Il veut faire la guerre à l’indienne, sur les raquettes. C’est peu pour conquérir un territoire dont le commerce de morue rapporte des millions chaque année et dont la France a besoin pour défendre ses pêcheries.

M. de Brouillan était parti pour attaquer Saint-Jean, sans attendre d’Iberville, avec l’escadre de huit navires commandée par Danycan du Rocher et que les Malouins, omnipotents dans les pêcheries de Terre-Neuve, lançaient contre les Anglais.

D’Iberville était immobilisé. Impossible d’aller rejoindre M. de Brouillan, d’autant plus que les Canadiens n’étaient pas arrivés. Le Wesph attardé à Québec, où il ne pouvait obtenir ses approvisionnements en l’absence de Frontenac, arrivait enfin le 10 octobre, mais le capitaine de Muy, commandant des Canadiens pour le voyage, avait reçu l’ordre, affirmait-il, de les remettre à M. de Brouillan.

Ce dernier arrive bientôt, ayant échoué devant Saint-Jean après avoir pris plusieurs postes. Il se répand en récriminations contre les gens de Saint-Malo, mais les Bretons, de leur côté s’écrient :

— C’est un incompétent.

D’Iberville écrira au ministre que l’insuccès venait d’erreurs grossières dans la manœuvre navale. M. de Brouillan n’est pas d’humeur à le recevoir. M. de Muy, espérant bien pêcher quelque chose dans ces eaux troubles, lui remet les Canadiens de Québec. Il refuse de les rendre à Le Moyne.

— Lisez, les instructions de la cour, lui dit Pierre.

— Je n’en ai que faire.

Il les écarte sans les lire. Alors d’Iberville de rassembler ses gens pour leur donner lecture des ordres « qui portaient qu’il était seul maistre de la guerre d’hyver ». Brouillan se fâche.

M. de Muy et moi tuons le premier qui nous désobéira. Les hommes du Canada auront M. de Muy pour commandant.

Puis il aborde un sujet brûlant.

— La moitié des prises sera pour moi.

Comme cet irascible personnage connaît peu son monde ! Les Canadiens se révoltent : M. d’Iberville les a engagés, il leur verse leur solde ; ils ne serviront sous aucun autre officier et n’accorderont aucune part des dépouilles à Brouillan. Tout doit leur rester d’après les conventions. D’Iberville sent aussi la moutarde lui monter au nez. Il rentrera à Versailles pour se plaindre, menace-t-il. Beaudoin s’interpose, on en vient à une entente. Le gouverneur de Terre-Neuve commandera l’attaque contre Saint-Jean, car il veut effacer le souvenir de son échec.

Voilà bien autre chose ! D’Iberville n’a pas l’intention de commencer par Saint-Jean. Son plan consiste à s’emparer de la partie septentrionale de l’île et d’abord de Carbonière, pour se rabattre ensuite vers le sud, nettoyant tout sur son passage. L’événement démontrera la justesse de ces vues. Longues palabres. Enfin, désireux d’arriver à un résultat, Pierre consent à attaquer Saint-Jean. Mais rien au monde ne convaincra les Canadiens d’obéir à un Français. Brouillan cède, car il n’est pas très rassuré : la réputation des coureurs de bois donne à réfléchir.

Le jour de la Toussaint, M. de Brouillan part en bateau, les autres à pied. Pendant neuf jours, les nôtres connaissent une autre de ces marches inhumaines dont ils sont coutumiers, « dans un pays mouillé, couvert de mousse, en laquelle on enfonce jusqu’à mi-jambe, cassant souvent la glace avec les jambes… passant des rivières et des lacs, assez fréquemment jusqu’à la ceinture dans l’eau. »

Au moment d’attaquer, Brouillan recommence à récriminer au sujet du commandement et du butin. D’Iberville reste ferme, les Canadiens montrent les dents. Brouillan juge prudent de se taire.

Il avait avec lui les gens de Plaisance « qui, à leur mine, ne me paraissent guère propres à la guerre que nous allons faire cet hyver ». D’Iberville renvoie les prisonniers en France sur le Profond, puis, après plusieurs reconnaissances, il donne l’ordre du départ. Trente hommes sous M. de Montigny, son lieutenant, forment l’avant-garde. Iberville et Brouillan suivent avec le gros des troupes, les gens de M. de Brouillan en tête, mais avec l’ordre, en cas d’attaque, de laisser passer les Canadiens. Ils ne tardent pas à se perdre à l’arrière-garde. « Si cela continue, MM. les Plaisantins n’auront pas grand part à cette guerre, n’estant propres qu’à marcher sur la piste des autres ».

M. de Montigny tombe dans les avant-postes anglais : 88 hommes à couvert derrière des rochers, dans un bois brûlé. Jetant par terre vivres et couvertes, les Canadiens fondent dessus comme des enragés. Le gros des troupes suit bientôt. Brouillan en tête, Iberville en flanc gauche taillent si bien l’ennemi en pièces qu’il se sauve dans la ville. Le Moyne le suit, l’épée dans les reins ; il entre dans la ville, s’empare de deux fortins et fait 33 prisonniers, le reste se réfugiant dans le grand fort du roi Guillaume, placé à mi-côte, bien armé et bien gardé. Les Plaisantins tardant toujours, Iberville ne peut attaquer. M. de Brouillan est brave, mais « ses gens, à la vérité, auraient eu besoin d’une ou deux campaignes aux Iroquois ». Et cependant le délai est dangereux ; à tout moment peuvent intervenir les deux navires, de 72 et 50 canons, à l’entrée du havre. La garnison parlemente, pour donner le temps aux bateaux d’arriver. Mais d’Iberville ne s’y laisse pas prendre. Il envoie chercher à Bayeboulle (Bay-Bull) ses mortiers, ses bombes et sa poudre. En attendant, pour faciliter le tir, il incendie les maisons environnant le fort. Son ardeur au combat a le succès habituel. Terrifié à la vue des Canadiens, dont le seul aspect répand la terreur chez les Anglais, le commandant capitule, ne demandant qu’à passer en Angleterre. Brouillan, toujours aimable, signe seul la capitulation sans la montrer à d’Iberville. 160 hommes, des femmes, des enfants, sortent du fort. Les deux bâtiments de guerre disparaissent.

Les espions vont porter la nouvelle dans toute l’île. Elle terrorise les habitants, qui s’étaient repris à espérer après l’échec des Malouins et qui étaient rentrés dans les petits postes conquis par ceux-ci. Pour profiter de leur découragement, d’Iberville lance des partis contre diverses places, en vue surtout de s’approvisionner. Montigny s’empare de Portugal-Cove, y prenant trente prisonniers. Un autre détachement va saisir des fuyards à Tor-Bay. De Boisbriant en prend aussi à Quirividy. Partout, riche butin, car les Anglais sont prospères.

Nouvelle incartade de Brouillan. Il veut sa part des prises de Quirividy, où ses gens n’ont pas été. Les Canadiens grondent : il se déclare malade et rentre à Plaisance. De Muy doit garder Saint-Jean avec les miliciens de Plaisance. Mais, n’ayant aucune confiance en eux et songeant toujours à supplanter d’Iberville, il réclame les Canadiens. Comme il a besoin de ses troupes pour sa campagne d’hiver, d’Iberville refuse net. De Muy s’entête.

— Partez, s’écrie Pierre Le Moyne, nous brûlerons Saint-Jean.

Enfin débarrassé des brouillons, Le Moyne va se lancer à la conquête.

La Perrière va brûler 80 chaloupes dans la baie de la Conception dont il se rend maître. Les Canadiens se fabriquent ensuite des raquettes et, le 13 janvier, partent pour l’aventure.

Au cœur de l’hiver, dans un pays impossible, cent Canadiens s’en vont battre 2 000 Anglais. Il faut à ces gens, non seulement une force d’endurance inconcevable, mais une foi absolue en leur chef : d’Iberville les mènerait au bout du monde. Armes et vivres sur le dos, ils vont de village en village sur la côte désolée, laissant un désert après eux. N’imaginant pas la possibilité d’une campagne d’hiver, n’ayant jamais vu de raquettes, les Anglais subissent la tourmente comme celle d’un élément de la nature déchaîné.

Les difficultés augmentent. Les routes deviennent si mauvaises « qu’on ne trouve plus que douze hommes pour battre le chemin. Nos raquettes se brisent sur le verglas, et dans ces roches et bois abattus couverts de neige, posant souvent les pieds à faux. On ne peut, avec tout cela, s’empescher de rire, d’en voir tomber quasi perdus dans la neige, tantost les uns, tantost les autres. Le sieur de Montigny, tombant dans une rivière, y laissa son fuzil et son épée, pour n’y pas perdre la vie ».

Au Havre-Vieux, le parti se met en chaloupes pour se rendre à Carbonière. Cette île « tenoit fort à cœur à Mr d’Iberville ; il savoit de quelle importance il étoit de s’en rendre maistre ». En route, il s’empare de Port-Grove où se trouvent 110 hommes armés. Il les désarme et s’approvisionne de bétail. Il prend aussi Mosquetti et arrive en vue de l’île. « Elle est escarpée de tous costés, à la réserve d’un petit débarquement qui est à la pointe de l’ouest, à la portée de pistolet d’un retranchement de chaloupes qu’ils ont fait, où ils ont quatre canons de six livres de balles. Ajoutez à cela qu’on ne peut débarquer en cet endroit que deux chaloupes à la fois, et dans un calme, qui n’est pas fréquent en cette saison… Assurement, nous le prendrons, si nous y pouvons mettre le pied : l’épouvante est terrible parmy les ennemis, qui regardent quasi comme des diables les Canadiens, qui font des cent lieues pour les venir attaquer sur les neiges à eux impraticables ». La mer est grosse, impossible d’aborder. Une nuit, M. d’Iberville tente un coup de main. « Le verglas rendoit la descente impossible avec le ressac qui étoit gros ». Beaudoin, le mousquetaire-jésuite, ajoute fièrement : « J’y étois et je m’en crois ». Ils se retirent. Alors, le corps de garde, alerté par une sentinelle, se décide à venir « lorsque nous estions desjà un peu retirés ». Ces Anglais sont d’une prudence admirable.

D’Iberville s’obstine. Tout en tenant le siège de Carbonière, il balaie le pays environnant. Boisbriant parcourt les bois pour prendre les fugitifs venus de partout renforcer la garnison. Damours de Plaine s’empare de Salmon-Cove. De la Pérade tient en respect Port-Grove et Bridge qui communiquent avec Carbonière. Comme ils récidivent, il brûle ces villages. D’Iberville va prendre Bay-Verd. Des prisonniers annoncent que des chaloupes se tiennent prêtes au Vieux-Perlican pour secourir Carbonière. Notre homme y court, capture 80 ennemis. Les Anglais abandonnent leurs villages, y laissant bestiaux et marchandises sur lesquels les Canadiens font main basse, pour se réfugier à Havre-Content dans la baie de la Trinité. L’Acadien des Chauffours les déloge de cet endroit pour y établir une garnison de dix hommes.

D’Iberville est maître de l’île, à l’exception de Carbonière imprenable en hiver et de Bonavista trop éloigné. Février est venu. Laissant un groupe à Havre-Consent pour surveiller Carbonière, il se dirige vers Plaisance, ramassant en route tous ses détachements. Il va reconstituer sa petite armée et chercher des munitions en vue de l’attaque sur Bonavista. Puis, l’été venu, il aura l’île retranchée. Déjà, les officiers anglais que ramène la Pérade promettent de la livrer, si les Anglais obtiennent de pêcher en été. D’Iberville y consent. Au reste, les assiégés ne peuvent tenir longtemps, puisqu’il a réussi à couper Carbonière de toute communication. Les autres habitants de Terre-Neuve sont, ou prisonniers, ou désarmés, privés au surplus de leurs bestiaux et de leurs magasins.

Pierre se dirige rapidement vers Plaisance. « L’on peut aller facilement, par les bois, de Carbonière à Plaisance en quatre jours n’y ayant que vingt-cinq lieues au surouest. Ce chemin était impraticable, au rapport des messieurs de Plaisance. À la vérité, il n’est pas si bien que de Paris à Versailles… » À Plaisance, d’Iberville trouve de Plaine arrivant de Saint-Jean avec les derniers effets. Il est prêt à repartir pour Bonavista. Mais Brouillan gâte tout.

— Part à deux, exige-t-il.

D’Iberville, pressé de partir, va céder. Dans l’entrefaite, M. de Sérigny arrive de France avec sa flotte qu’il remet à son frère. Se voyant battu complètement, Brouillan ne se tient plus de rage. Il veut, en vain, séparer Montigny de son ami. Puis il emprisonne des officiers arrivés avec Sérigny ; mais ces messieurs de la marine, peu habitués à ces procédés, menacent de lui faire un mauvais parti.

Sérigny apporte à d’Iberville l’ordre de s’en aller à la baie d’Hudson sans retard : Brouillan pourra terminer la conquête de Terre-Neuve, pense le ministre, puisque d’Iberville a presque tout fait.

La statistique des résultats obtenus dans la campagne de Terre-Neuve est édifiante. En moins de quatre mois, 125 Canadiens avaient conquis 500 lieues carrées de pays, parcouru 200 lieues en distance, détruit ou capturé 90 embarcations, fait 700 prisonniers, défait 2 234 habitants dont 1 946 hommes, pris 439 chaloupes et 226 000 quintaux de morue. Ils avaient en outre détruit des établissements où, de leur propre aveu, les Anglais faisaient un commerce de 17 millions de livres par an. Et la conquête ne leur avait coûté que deux blessés.

Ils quittaient l’île à regret, car elle offrait quelques compensations, si l’on en doit juger par cette parole de Beaudoin : « L’on ne peut rien voir de semblable à la vie abominable que mènent les Anglais de ces costes… L’ivrognerie et l’impureté y sont parmy les femmes mesmes, toutes publiques, et peu en sont exemptées, sollicitant mesme nos gens au mal ».

M. d’Iberville n’a pas atteint son objectif : se débarrasser des Anglais dans ce coin, avant de les chasser de la baie du Nord et d’ailleurs. Il se proposait aussi de s’assurer dans les pêcheries une source permanente de richesses, qui, jointes à celles de la traite au nord, lui eussent donné l’argent nécessaire à ses projets. Car ses voyages à Versailles lui ont appris à ne pas compter sur le trésor royal.

De façon indirecte, cependant, il a hâté le succès de ses plans : ne vient-il pas de démontrer qu’avec une poignée de Canadiens, comme il le proclame toujours, il peut tout entreprendre ? D’un autre côté, ses démêlés avec M. de Brouillan ont confirmé certaines de ses opinions. C’est, d’abord, que les Français sont inaptes, avant un stage d’adaptation, au service dans les bois de l’Amérique. C’est, ensuite, que les officiers venus de Versailles recherchent uniquement leur avantage. Beaudoin pensait de même : « Je vous diray devant Dieu, monseigneur, que l’intérest fait faire bien des choses au sieur de Brouillan qui ne sont pas à faire. » Ils voient seulement dans les colonies l’occasion d’un coup d’éclat qui leur vaudra de l’avancement.