La Grande guerre ecclésiastique/02

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À SA GRANDEUR
MONSEIGNEUR IGNACE BOURGET
Évêque de Montréal

Séparateur
Montréal, 31 Juillet 1872.


Monseigneur,


Pardonnez moi si, à la suite de l’immense scandale causé par ce triste pamphlet, aussi plein de prétention que vide d’idée et pauvre de fond et de forme, qui a été publié sous le titre de « Comédie Infernale, » je me permets de faire avec Votre Grandeur un petit retour sur le passé quant à ce qui me concerne. Le silence complet qu’à gardé V. G. sur ce libelle diffamatoire contre des Évêques et des prêtres, rapproché de l’empressement qu’Elle a mis précédemment à émaner contre moi des lettres pastorales aussi acerbes dans la forme qu’injustes dans le fond quand je n’avais pas dit la centième partie des choses répréhensibles et outrageantes que ce pamphlet adresse à ses propres collègues dans l’Épiscopat, me paraît justifier la démarche que j’adopte aujourd’hui.

Je crois utile d’ailleurs de faire connaître à V. G. sous quel point de vue la majorité des laïcs instruits, quoiqu’on puisse Lui en dire, envisage certaines questions sur lesquelles le Clergé outrepasse trop souvent les bornes de la prudence et surtout de la justice dans les prétentions qu’il manifeste vis à vis d’eux. Je tiens d’autant plus à rappeler ces choses à V. G. que personne, dans son entourage immédiat, ou dans le cercle de laïcs qui l’approchent plus intimement, n’ose lui dire les choses telles qu’elles sont.

Ceux qui ont un peu sérieusement étudié la philosophie de l’histoire ecclésiastique savent qu’avec le Clergé, corps envahisseur par essence, ce que toute l’histoire vraie du Christianisme démontre surabondamment, on ne doit jamais cesser de réclamer énergiquement les droits de la pensée humaine contre ceux qui sont forcément ses éternels ennemis de principe et d’instinct. Partout où l’on n’a pas défendu ces droits, la nullification graduelle de l’intelligence générale en a été la suite. Qu’est devenu le génie littéraire du peuple romain sous la censure papale ? Complètement anéanti depuis des siècles !!

Il viendra nécessairement un temps où ceux qui m’insultent aujourd’hui par complaisance pour le Clergé et pour s’en faire bien accueillir, comprendront qu’en me posant comme obstacle, — trop faible malheureusement mais honnêtement convaincu de la rectitude de mon point de vue, — aux envahissements incessants de l’ultramontanisme, dont le caractère essentiel est de ne pas plus tenir compte de la conscience individuelle que de la dignité humaine dans le corps social comme chez le citoyen, je fais tout simplement acte de patriotisme et de loyale opposition à un grand danger public.

Enfin, et pour dernière considération préliminaire, je crois pouvoir dire à V. G. que me proposant d’écrire un jour l’histoire de mon pays, il me faudra de toute nécessité examiner au point de vue des faits généraux et des résultats sociaux et industriels, l’influence plus ou moins bienfaisante sur certains points, plus ou moins fâcheuse sur certains autres, que le clergé aura exercé sur le développement national et les destinées politiques de la race française en Canada, et sur son progrès intellectuel et moral. Et quoique V. G. ait cru pouvoir un jour m’adresser dans son propre salon l’injure toute gratuite que « j’étais un caractère faux, » — quand mes ennemis m’ont toujours reproché au contraire de ne pas mettre assez de formes dans l’expression de ma pensée, — je croirais manquer à la franchise que je me suis fait une loi stricte d’observer envers tous, si je ne lui communiquais pas aujourd’hui sous une forme condensée ce qu’il me faudra dire d’Elle et de ce que je crois être ses erreurs de jugement et ses fautes pratiques quand Elle n’y sera plus. Je l’informe seulement aujourd’hui que je me propose de dresser un jour au meilleur de ma connaissance et de ma sincérité ce que j’appellerai le bilan historique du Clergé en Canada, et je fournis par là à V. G. l’occasion de laisser ses instructions, si Elle le juge à propos, à ceux qui pourront plus tard se charger de sa défense.

On vient donc Mgr, de publier par parties et à grand renfort de réclame religieuse, ce livre d’assez longue baleine où l’on affirme à peu près en toutes lettres que Mgr l’Archevêque de Québec et l’Évêque de St. Hyacinthe ont la douteuse habitude en pratique ecclésiastique de céder beaucoup trop facilement à certaines suggestions qui leur viennent en droite ligne de l’empire des ténèbres et des grincements de dents ; où l’on explique très au long comment M. le Grand-Vicaire Cazeau, au moyen d’un mensonge qui lui a été mis sur les lèvres par le prince de l’enfer qui a reçu la mission spéciale de l’égarer, a fait commettre une lourde bévue à l’Évêque de St. Hyacinthe ; et où enfin l’on démontre presque mathématiquement que depuis 20 ans au moins, les prêtres de St. Sulpice n’ont pas eu d’autres inspirateurs que les démons Baal, Belzebuth, Leviathan, Astaroth, Baalberith, Fume-Bouche, etc., etc., etc. Tout cela est sans doute du plus suprême ridicule, aussi mal pensé que pauvrement exprimé, pur style enfin de sacristain doublé de bedeau ; mais je n’invente rien ici, les choses sont là en toute lettres. Et l’auteur du pamphlet pousse le génie de l’hypocrisie jusqu’à expliquer complaisamment que tous ces hommes étant de saints prêtres, il est du dernier naturel que le Diable les tente plus que le commun des hommes pour les faire tomber, projet maudit dans lequel il a réussi au delà de toute espérance, ce qui fait qu’ils sont saints et prêtres rebelles et indisciplinés tout ensemble, ce que l’on ne sait trop, avec le simple bon sens laïc, comment concilier.

Les esprits un peu moins obtus que l’auteur de ce remarquable libelle ecclésiastique, en lisant d’un autre côté les assurances personnelles qu’il donne au public de la sainteté prééminente et parfaitement indubitable de V. G. — au point qu’Elle y est représentée comme toujours entourée d’un chœur d’anges chantant des concerts célestes au-dessus de sa tête chaque fois qu’Elle se met à son prie Dieu — les hommes de bons-sens enfin et beaucoup de femmes d’esprit n’ont pu s’empêcher de faire en eux-mêmes cette remarque si simple qui a couru plus d’un salon :

« Mais si deux Évêques, un Grand-Vicaire et les Messieurs de St. Sulpice sont si tentés parce qu’ils sont de saints hommes, et tombent si bas quoiqu’il soient si saints, ne serait-il donc pas absolument possible que Mgr de Montréal, beaucoup plus saint qu’eux tous puisqu’il a seul le monopole d’un chœur d’anges chantant au-dessus de sa tête quand il prie, ait été tenté encore davantage, et ait conséquemment pu faire aussi quelque petite chute ? Comment serait-il le seul que sa sainteté ait préservée quand celle des autres non-seulement ne leur servait de rien, mais était la raison même des terribles tentations qui en ont fait les instruments aveugles des puissances infernales ? Dans cet intelligent système, c’était clairement le plus saint qui devait faire la plus terrible chute !  ! »

Voilà, Mgr, comment un homme trop borné pour calculer la portée de ce qu’il dit ; dont l’horizon moral ne lui montre que son idée incomplète et toute une, et qui n’a pas assez de perspicacité pour apercevoir les écueils que lui prépare son entière inaptitude à généraliser sa pensée et en saisir les points faibles, voilà dis-je, comment cet homme compromet sottement sans y songer ceux qu’il s’imagine défendre.

Que V. G. veuille bien remarquer que je ne parle pas ici en ennemi sur la question du Séminaire, car je suis d’avis qu’Elle avait raison en principe sur la division de la paroisse de Montréal, évidemment trop populeuse et trop étendue pour une seule desserte. Mais quand on voit des élucubrations aussi inconvenantes que risibles recevoir la sanction de plusieurs prêtres de l’Évêché, qui ne faisaient nulle difficulté de dire à droite et gauche qu’après tout ils ne voyaient rien que de vrai dans la « Comédie Infernale » — et ce vrai ce ne pouvait être que le fait de l’inspiration des démons bénévolement acceptée par des dignitaires ecclésiastiques et des prêtres trop peu sensés pour la distinguer des inspirations de leurs bons anges — il est difficile que le peuple ne se demande pas un peu ce que signifie un pareil enseignement religieux.

Pendant longtemps le public a douté que V. G. pût approuver un pareil écrit, purement inepte pour les uns, mais très scandaleux pour les autres ; écrit tout chargé de fiel et de haines ecclésiastiques accumulées depuis trente ans, mais le tout couvert sous la phraséologie hypocrite d’une charité de convention ; et l’on n’attribuait qu’à sa maladie prolongée le fait que rien ne paraissait pour séparer de ce libelle et de son lourd auteur la cause de l’Évêché. Mais quand on a vu, il y a quelques jours, V. G. conférer elle-même les ordres mineurs au libelliste, et cela sans exiger la moindre rétractation de ses insinuations méchantes et de ses insultes d’intention et de fait contre « ses illustres et bien aimés coopérateurs dans le St. ministère ; » alors Mgr, le scandale a triplé d’importance, car on ne pouvait tirer de cette ordination d’autre inférence que V. G. donnait par là sa sanction cordiale au libelle et approuvait le nouveau tonsuré d’avoir dit que deux de ses collègues dans l’épiscopat, un grand vicaire et les prêtres de St. Sulpice recevaient habituellement et sans y regarder de très près les suggestions des anges déchus. Ne serait-ce pas là Mgr une manière assez peu intelligente d’obtenir pour le Clergé ce respect presqu’idolâtrique que l’on exige pour ceux même de ses membres qui s’égarent au-delà des bornes ?

Eh bien, Mgr je ne viens pas me mêler dans une querelle qui ne me regarde pas, et dans laquelle j’ai observé sans surprise les mêmes exagérations de langage que j’ai remarquées déjà dans toutes les querelles entre ecclésiastiques qu’il m’a fallu lire ou étudier ; je ne songe nullement à défendre le Séminaire qui peut très-bien se défendre sans moi, et qui choisirait probablement un autre avocat pour sa cause ; je viens seulement, et en vue de l’avenir, prendre acte des faits de la querelle, de la manière dont elle est conduite ; apprécier le tout au point de vue du simple bon sens laïc ; développer à V. G. les impressions de toute nature que ces conflits, couchés en termes si peu évangéliques mais souvent très ecclésiastiques, font naître chez nous ; et enfin faire contraster la manière aussi acerbe qu’injuste dont V. G. m’a toujours traité avec la remarquable mansuétude qu’Elle a montrée envers un homme qui vient de jeter le déshonneur à pleines pages sur des prêtres que notre société avait toujours crus respectables. S’ils ne le sont plus depuis vingt ans, ou s’ils ne l’ont jamais été, comment a-t-on pu oser faire si souvent leur éloge et nous demander tant de respect pour des hommes que l’on vient subitement nous peindre comme pires que Caïn ! C’est fort cela, Mgr, entre prêtres que nous avons si souvent entendus se qualifier mutuellement de saints !

Il y a dix ans, V. G. m’appliquait, dans une Annonce lue au prône des églises de cette ville, les plus injurieuses épithètes pour avoir, disait-elle, proféré publiquement des blasphèmes qu’Elle n’a pas même osé tenter de m’indiquer quand j’eus l’honneur de le lui demander le livre incriminé en main. Qu’aurait-Elle donc dit alors, quand nous ne soupçonnions rien des terribles antagonismes qui couvaient sous roche pour nous, pour se produire au grand jour comme nous venons de le voir ; qu’aurait-Elle donc dit si j’avais seulement insinué ce que l’homme auquel Elle vient de conférer les ordres mineurs a hautement affirmé en trois longues pages, savoir : « Que les Messieurs de St. Sulpice ne pouvaient mieux être comparés qu’à Caïn, » et encore avec un avantage assez marqué en faveur de ce dernier ?

L’entourage de V. G. croit-il donc que la population de Montréal et du pays ait vu beaucoup d’esprit dans ce rapprochement ? Tout est-il donc permis en fait de mauvais goût et de tactique populacière à ceux qui prennent en main la cause de l’Évêché ?

Pourquoi donc tant de colères contre nous quand nous sommes obligés de combattre les plus graves écarts des membres du Clergé, et tant d’aveugle complaisance pour un homme qui a tout fait pour déshonorer plusieurs de ses membres méritants aux yeux de la population, y compris les plus hauts dignitaires ecclésiastiques du pays ? Où et quand a-t-on vu chez les laïcs un pire esprit de parti que celui-là ? On nous prêche sur l’esprit de parti et l’on a raison de nous en indiquer le danger : mais qu’on veuille donc bien nous prêcher un peu d’exemple aussi !

On a donc tout fait sous le patronage presqu’ostensible de l’Évêché pour déshonorer le Séminaire dans l’esprit de la population ; et des prêtres de l’Évêché n’ont pas manqué de dire qu’après tout « il n’y avait rien que de vrai dans le pamphlet. » Quand des prêtres se traitent ainsi publiquement, est-il donc si étonnant qu’ils montrent quelquefois tant d’arrogance envers les laïcs ? Mais aussi on a créé chez ceux-ci une impression qui se traduit ainsi : « Si tout cela est vrai, c’est incontestablement mal. Mais comment l’auteur de la brochure peut-il commettre l’hypocrisie d’appeler saints des prêtres qui agissent ainsi ? Faut-il donc berner la population même quand on lui montre l’envers de la soutane ? Et puis d’un autre côté, les prêtres du Séminaire ont évidemment décidé de laisser leurs adversaires parler tant qu’ils voudraient sans dire un mot en réponse. S’ils se défendaient, ils auraient peut être quelque chose à dire en leur faveur ! Et nous verrions peut être un équivalent à l’adresse de l’autre partie ! Qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son. Le Séminaire nous montrerait peut être de son côté ces habitudes invétérées d’arbitraire qui ont si souvent caractérisé la conduite officielle de l’Évêque et qui, en dépit des assurances des flatteurs qui l’approchent, lui ont déjà aliéné bien plus de citoyens qu’il ne le pense. La prodigieuse erreur de la cathédrale lui en avait pourtant aliéné bien assez déjà ! »

Voilà ce qui se dit, Mgr, et tout montre que l’on est loin d’avoir complètement tort. Ainsi par exemple que diraient ceux qui expriment ces doutes et qui croient qu’il peut fort bien y avoir des torts ailleurs qu’au Séminaire, s’ils savaient que dans un pamphlet imprimé à Lyon par ordre de V. G., un Évêque du pays était accusé d’avoir accepté un don d’argent du Séminaire cherchant à le corrompre, — ce qui prouverait tout au plus, si le fait était vrai, que cet Évêque valait encore moins que les prêtres que l’on voulait faire apprécier à leur juste valeur par cet avancé ; — que cet Évêque est allé, le jour même qu’il a eu communication du susdit pamphlet, demander des explications à l’Évêché ; qu’il s’est adressé, V. G., étant alors à Rome, à l’un des chanoines qui, ignorant absolument l’existence de ce pamphlet, lui jurait sur ses grands Dieux qu’il se trompait, mais qui a fini, quand cet Évêque lui eût dit qu’il venait de lire de ses propres yeux l’accusation diffamatoire, par le supplier de n’en rien faire jusqu’à ce qu’il eût vu V. G. elle-même à Rome, où il se rendait alors. Franchement, Mgr, que diraient-ils ?

Ah ! voilà comme on se traite réciproquement dans le Clergé, derrière le rideau, quand on exige des laïcs un respect si profond et une soumission d’esprit si complète pour des hommes que l’on va tranquillement représenter à Rome comme acheteurs et achetés !

On nous dénie le droit de nous plaindre publiquement de choses injustes, d’insultes publiques même faites par des prêtres, quand les Évêques refusent d’intervenir ou même tolèrent on encouragent ces choses ; et quand une fois on est à Rome, et que l’on se croit bien sur du secret quant à nous, on se jette le déshonneur à pleins pamphlets !  !

Il ne nous est pas permis de toucher à la robe du prêtre même quand il s’égare gravement, et voilà que l’on fait circuler avec le plein assentiment de l’Évêché, dont l’organe officiel l’annonce, un libelle où l’on nous montre les prêtres du Séminaire sous les plus noires couleurs ! La seule chose que l’on n’ait pas faite, dans ce libelle, si clairement quoiqu’indirectement approuvé par V. G., c’est d’attaquer les mœurs de la maison, mais je sais que la chose était déjà faite à Rome ! Serions-nous donc plus obligés de les respecter que leurs supérieurs ou leurs confrères d’ici qui les déshonorent ?

Mais si la moitié seulement de ce que l’on reproche aux prêtres du Séminaire, dans ce honteux pamphlet, est vrai, comment donc les a-t-on laissés tranquillement exercer le ministère depuis vingt ans ? S’ils ont si outrageusement violé tous leurs devoirs envers Dieu, envers l’Église, envers le Pape, envers leur Évêque diocésain et envers leurs paroissiens ; s’ils n’ont fait que mépriser l’autorité, désobéir, tromper, scandaliser et mentir, comme l’affirme explicitement l’auteur de la « Comédie Infernale, » pourquoi donc ne les a-t-on jamais interdits ? Bien plus ! Comment V. G. a-t-elle pu si souvent, dans des lettres pastorales que j’ai sous les yeux, appeler d’aussi scandaleux prêtres : « ses chers, illustres et bien aimés coopérateurs dans le saint ministère, et les vétérans du sanctuaire ? »

S’il est vrai que les prêtres du Séminaire aient abandonné les Irlandais mourant du typhus en 1849, comme l’affirme un prêtre canadien dans un mémoire reproduit par la « Comédie Infernale, » les lettres pastorales ont donc toujours donné le change au public quand elles parlaient du dévouement des « vétérans du sanctuaire » comme des autres, dans les temps d’épidémie ! Y aurait-il donc entente dans le Clergé pour qualifier toujours de saints hommes ceux que l’on sait être indignes dans le secret des grilles ?

Et puis s’il est vrai qu’il y a déjà plus de cinq ans que le pape ait aussi vertement blâmé le Séminaire que l’affirme l’auteur de la « Comédie infernale » ; s’il est vrai qu’à la même époque le cardinal Barnabo les ait aussi persifflés sans merci, et les ait condamnés comme désobéissants et indisciplinés, comment donc se fait-il que leur procès dure encore ? Comment donc le séminaire réussit il à détourner une condamnation éclatante s’il n’a que des torts, des mensonges et des hontes dans son passé immédiat ?

Quoi, de si grands coupables ne sont pas encore flétris et punis à Rome après 20 ans d’une lutte dans laquelle ils n’ont eu absolument rien de bon à dire ? Mais à quelle espèce de juges ont-ils donc affaire ? Car il n’y a pas de milieu ; ou il n’y a pas de justice à Rome ou, si l’auteur de la « Comédie infernale » a raison dans l’ensemble et dans les détails, si le Séminaire est aussi inexcusable qu’on le représente sur tous les points, avec l’abandon, par dessus le marché, des Irlandais mourant par centaines, il y a longtemps qu’il devrait être irrévocablement condamné et flétri ?

Serait il donc vrai qu’il ne se maintînt à Rome qu’en y jettant l’argent à pleines mains, ce que des gens qui se prétendent bien informés nous affirment ? C’était sans doute une belle mine à exploiter qu’un pareil revenu, mais cela impliquerait directement la vénalité de la curie romaine !

Il est vrai que depuis douze siècles il n’y a qu’un cri dans l’Église, de décade en décade, contre la rapacité des tribunaux romains ! St. Boniface, St. Pierre Damien, St. Bernard, l’Abbé d’Ursperg, St. Laurent Justinien, St. Edmond de Cantorbéry, St Louis, roi de France, Jean de Salisbury, Robert Grossthead, Év : de Lincoln, Séval, Archev : d’York, Bernardin de Carvajal Évêque de Badajoz, le Cardinal de Cusa, Guillaume de Perrenniis, le Chartreux Jacques de Paradis. Nicolas de Clémengis, Burchard, Thierry de Niem, l’Évêque Alvare Pélage. Dom Barthélemi des Martyrs, Archev : de Braga ; le mémoire au Pape Clement v sur l’état de l’Église ; le Consilium de emendandá ecclesiaá écrit par une commission de cardinaux, les déclarations de sept ou huit conciles œcuméniques sur l’incurabilité de la simonie : les remontrances énergiques de plus de cinquante conciles provinciaux sur les intolérables exactions des Juges romains ; les protestations à diverses époques de tous les gouvernements de l’Europe sur les mêmes exactions : les dépêches pendant les deux derniers siècles des Ambassadeurs de France, d’Autriche et d’Espagne, dont un grand nombre étaient Évêques, sont tous là pour prouver le fait de cette vénalité.

Je sais que l’on prétend aujourd’hui que tous ces criants abus du passé, constatés par tous les grands hommes que je viens de citer, n’existent plus depuis des années. Mais les discours de plusieurs Évêques au dernier concile semblent démontrer qu’ils sont encore loin d’être déracinés à l’heure qu’il est.

Enfin le fait est là, si le Séminaire est aussi coupable qu’on l’affirme dans la « Comédie Infernale, » — je dirais qu’on le démontre, si tout ce que l’on y a dit est vrai, — comment réussit-il depuis vingt ans à éviter une condamnation ? Je n’y vois pas de milieu : ou on le calomnie audacieusement, ou bien il a réussi à corrompre ceux qui auraient dû le condamner depuis longtemps sur une question toute simple. Et quand j’exprime cette idée, je ne fais après tout que marcher dans le sentier qui m’a été ouvert par le pamphlet même que V. G. a présenté à Rome, pamphlet où le Séminaire est accuse d’avoir corrompu, ou au moins tenté de corrompre, un Évêque canadien. S’il a vraiment fait une tentative de ce genre auprès d’un homme que l’on croit universellement fort au dessus d’un pareil acte, serait il donc si étonnant qu’il eût fait des tentatives analogues auprès de ceux qu’une tradition de douze siècles, dans l’Église, nous représente comme y ayant rarement résisté ?

Et il semble n’y avoir pas non plus d’alternative dans l’autre sens. Si le Séminaire n’a réussi qu’avec des moyens légitimes à prolonger la lutte aussi longtemps qu’il l’a fait, alors il est difficile de ne pas croire qu’il est calomnié d’une manière atroce par l’auteur de la « Comédie Infernale, » et alors la plus simple décence exigeait que l’on forçât cet homme à se rétracter avant de lui permettre de poser le pied sur le seuil du sacerdoce.

Mais il reste vrai que de quelque côté que la balance penche, la considération du Clergé doit en souffrir. Si le Séminaire est coupable de tous les torts qu’on lui reproche, alors on ne devait pas tromper le public en lui décernant tous les éloges que nous avons lus, et les tribunaux romains n’ont pas fait leur devoir en ne le condamnant pas. Et si l’on calomnie le Séminaire, alors l’Évêché se trouve responsable d’une bien grande somme de scandale, en admettant dans le Clergé l’auteur de calomnies si grossières, admission qui, pour le public, équivaut à leur approbation. Donc ou la curie romaine ou V. G. avez failli à toutes les obligations de la conscience.

Au reste, moi qui ai vu la justice romaine à l’œuvre dans l’affaire de l’Institut ; qui l’ai vue confondre à dessein les questions et les personnes pour ne pas rendre une décision qui eût pu déplaire à un supérieur ecclésiastique en conflit avec des laïques ; qui l’ai vue substituer adroitement une question nouvelle contre des absents sans les en prévenir, afin de les condamner sans les entendre sur la question ainsi substituée à celle que l’on n’osait pas décider ; qui l’ai vue mettre de côté toutes les notions de la justice comme toutes les règles de la procédure pour condamner la partie absente sur cette question nouvelle et qui était postérieure de quatre ans à celle portée en appel et sur laquelle on ne lui a jamais donné une décision quelconque ; qui l’ai vue enfin gourmander durement des hommes qui ne se soumettaient pas à une décision qu’ils n’ont jamais reçue !  ! Moi qui ai vu toutes ces choses, je m’explique très facilement comment, avec les moyens voulus, on peut faire durer éternellement un procès à Rome. Mes lectures m’avaient depuis longtemps convaincu, et mon expérience personnelle m’a démontré, que les tribunaux romains sont organisés bien moins pour rendre la justice, que pour faire triompher par tous les moyens, licites ou non, les intérêts temporels de la hiérarchie quand les cas en sont susceptibles.

J’ai parlé de la justice romaine, et de sa procédure, et de la facilité avec laquelle on peut obtenir d’elle la condamnation des absents,[1] avec des hommes haut placés dans la magistrature et dans le barreau ; avec des hommes qui ont des notions exactes et élevées sur qui est régulier on non en fait de procédure ; avec des hommes qui savent pertinemment ce qu’est en essence la justice, la chose la plus sacrée qu’il soit possible de concevoir puisqu’elle est tout à la fois le plus sublime attribut de la divinité et la plus haute manifestation de la dignité humaine ; puisqu’elle est la règle immuable de toutes les actions des hommes ; puisqu’elle n’est pas susceptible, comme la charité on la miséricorde, de plus ou de moins, étant réellement la seule idée absolue qui s’impose inviolablement à l’esprit, à la raison et à la conscience, et qui ne peut rien souffrir dans son objet qui lui soit contraire, ou qui la diminue le moins du monde ; puisqu’enfin elle est ce qu’il y a de plus primordial et de plus élevé dans l’âme humaine et de plus fondamental dans l’organisation des sociétés qui ne peuvent subsister que par elle !

Eh bien, j’ai vu ces hommes qui eux aussi ont de la conscience, de l’honneur et des lumières ; qui eux aussi comprennent ce qu’est le devoir chez le juge et le droit chez la partie ; je les ai vus, dis je, tout ébahis et scandalisés devant le simple récit des faits relatifs à la prétendue condamnation de l’Institut, acte incompréhensible pour eux et où ils ne pouvaient voir qu’une intrigue adroitement ourdie et pas la plus légère application d’un principe de justice ou d’une notion de devoir ! Ce qui les frappait davantage, c’était l’impossibitilé que devant une justice laïque bien organisée, pareil mépris de tout droit et de toute conscience put jamais s’introduire !

Or, Mgr ; il est difficile à un homme qui a subi une justice ecclésiastique qui déshonorerait n’importe quels Juges laïcs, fussent-ils Russes : à un homme qui s’est vu reprocher en termes insultants de ne pas s’être soumis à une décision qu’il attend encore ; il est difficile à cet homme de croire que la notion de la justice soit la même chez le prêtre que chez le laïc instruit et sincère. Nous voyons depuis des siècles celui-là commettre les plus épouvantables injustices par esprit de religion malentendue et subordonner en tout la vraie notion de la justice à l’idée de la suprématie ecclésiastique en tout ordre de choses ; et nous avons vu aussi de tout temps le légiste laïc montrer les erreurs de logique du prêtre sur toutes les questions de la philosophie du droit et forcer peu à peu celui-ci de reconnaître ses torts et de renoncer à mille prétentions qu’il appuyait faussement sur la parole de Dieu et la révélation ! Depuis six siècles surtout, l’histoire n’est que le résumé des conquêtes incessantes de la faillible raison laïque sur l’infaillible raison ecclésiastique, et des reculades multipliées de celle-ci dans le domaine de la pensée comme dans celui de ses prétentions à dominer le temporel. Que l’on compare ce que l’Église permet aujourd’hui avec ce qu’elle prohibait rigoureusement au treizième siècle, et l’on verra de suite qu’elle n’a fait que reculer de position en position devant la conscience de plus en plus éclairée de l’humanité sur toutes les grandes questions sociales, économiques, et scientifiques surtout.

Or, Mgr, la manière dont le Clergé de Rome, et par suite le Clergé local comprend et applique la justice, ainsi que sa prétention à dominer en tout l’esprit et la conscience des hommes, sont des choses trop graves pour qu’elles ne fassent pas un jour la matière de l’histoire et aussi de l’examen approfondi du philosophe ; car ces choses et nombre d’autres expliquent la nature de l’influence souvent désastreuse qu’un clergé plus ou moins éclairé peut exercer sur les destinées d’un pays. Ces choses expliquent comment certains hommes qui croient servir la religion en dominant le temporel par le spirituel, peuvent organiser le système clérical et le combiner avec le système politique de manière à détruire tout libre-arbitre individuel chez les citoyens, et par là rendre impossible le développement des libertés publiques. On ne saurait baser la liberté sur l’esclavage de la pensée, et c’est en organisant habilement celui-ci que les clergés réussissent à escamoter celle-là à leur profit.

Ainsi quand je dénonçais, sans autre intention que de maintenir le vrai et de défendre le droit le plus sacré du citoyen, des prêtres qui faisaient ce que Mgr Langevin vient d’affirmer leur être absolument interdit — traîner la politique dans la chaire et y insulter les personnes au profit d’un parti — n’étais-je pas dans mon droit en défendant le domaine laïc contre l’empiétement ecclésiastique ? Et pourtant quelle réprobation ne me suis-je pas attirée de la part du Clergé ? « On ne devait pas parler de ces choses ! On ne devait pas traîner le prêtre devant l’opinion ! » Voilà ce que les journaux religieux ont dit sur toutes les variantes possibles. Le prêtre se permet bien, lui, de calomnier les gens en chaire, mais même quand il s’égare il est inviolable ! Eh bien, qu’est-ce donc que je disais de si affreux ? Précisément ce que Mgr Langevin vient d’affirmer en toutes lettres ! Rien de plus et rien de moins !

Je prétendais donc qu’un prêtre n’avait pas le droit de flétrir en chaire un parti politique ou une classe d’électeurs, et de leur attribuer faussement des principes qu’ils ne professaient pas ; je maintenais qu’il n’avait pas le droit d’adresser des injures ou des personnalités blessantes à qui que ce fût dans l’église ; je maintenais aussi qu’il n’avait pas le droit de nommer ou désigner les candidats en chaire et de se prononcer comme pasteur sur leurs mérites respectifs ; enfin j’affirmais emphatiquement qu’il n’avait pas le moindre droit de défendre aux électeurs de voter pour un candidat ni de leur ordonner de voter pour un autre.

Le seul bon sens, à part les règles ecclésiastiques, me donnait entièrement raison. Eh bien, quelles colères n’ai-je pas soulevées dans le Clergé pour oser maintenir hautement, comme c’était mon droit et mon devoir, des principes aussi certainement justes ! Quelles injures dans les chaires contre le journal qui avait l’audace de faire la leçon à des prêtres !  ! Défense de le lire sous peine de péché mortel, comme attaquant la religion, quand il ne faisait strictement que combattre ce qu’elle blâme ! Le dernier vicaire de paroisse en était venu à s’arroger le droit de créer des péchés mortels à plaisir pour soutenir son parti, c’est-à-dire celui du pillage et de la fraude !  !

Et puis le journal, pour soutenir les principes justes qu’il défendait contre toutes les colères du Clergé, citait des faits hautement répréhensibles, des torts excessivement graves, exposait les écarts des curés qui s’oubliaient ; et sans manquer au décorum envers les individus, ni aux convenances sociales dans son langage, il mettait sans crainte les torts sur les personnes. Or voilà qui était bien autrement abominable que de discuter des principes ! Quoi ! On osait publier dans un journal un écart d’un prêtre en pleine église ! On osait lui reprocher publiquement de violenter la conscience publique dans sa paroisse ! Quel crime ! Un prêtre se trompe et un journal ose le dire ! La religion était clairement en danger par le seul fait de ce journal qui osait prétendre qu’il n’est pas plus permis à un prêtre qu’à un autre de diffamer les gens en public, et surtout à l’église ! C’était une invasion dans le sanctuaire ! C’était, comme Osce, porter la main à l’arche sainte ! Et puis quelle impiété ! Repousser les instructions politiques d’un prêtre qui n’entendait rien à la politique ! Quelle offense à la religion : Remettre un prêtre à sa place quand il violente la conscience du citoyen et fait par conséquent ce que la religion lui défend !

Mgr l’Archevêque de Québec (M. Baillargeon) disait pourtant, en 1867, à quelqu’un qui le consultait sur ces matières. « Notez bien que sur le vote que vous êtes appelés à donner, vous devez agir d’après votre propre conscience, et non d’après celle d’un autre !  ! » Voilà bien la condamnation péremptoire des prêtres politiques par le plus haut dignitaire ecclésiastique du pays. « Ne votez pas d’après la conscience d’un autre !  ! C’était bien là dire : « même d’après la conscience du vicaire de la paroisse ! » Eh bien, on me proclamait impie dans les chaires pour soutenir précisément le principe posé par l’Archevêque : « Ne votez pas d’après la conscience d’un autre ! » Et trois Évêques ont alors défendu la lecture d’un journal qui maintenait précisément les principes qu’un autre Évêque vient enfin, ces semaines dernières même, de consacrer officiellement comme seuls vrais et justes !  ! Les directeurs de la pensée humaine étaient aux antipodes sur ce chapitre comme sur bien d’autres ! Des Évêques nous ont fait un péché de ce qui est aujourd’hui un devoir ou un droit !  !

On a donc quelquefois le droit de dire avec le Pape St. Célestin : « Heureux le troupeau qui sait juger des pâturages ! (judicare de pacuis) et de penser avec St. Hilaire que quelquefois « les oreilles du peuple sont plus saintes que le cœur des pontifes ! »

Eh bien, Mgr, après toutes les injures que l’on nous a dites dans les chaires, après l’interdit ecclésiastique mis sur la feuille qui avait certainement raison puisqu’un Évêque oblige aujourd’hui son Clergé de faire ce qu’elle demandait ; après les nombreux refus d’absolution infligés à ceux qui recevaient cette feuille, et même à leurs femmes qui étaient pourtant bien innocentes du péché de l’abonnement ; après toutes ces violations enfin des droits les plus sacrés de la conscience par ceux qui ont charge de diriger les consciences ; que venons-nous de voir ? Que vient de dire Mgr de Rimouski sur cette grave question de l’abus de la chaire en matière politique ? V. G. l’a lu comme moi.

« Vous devez conclure de là, dit Mgr de Rimouski, qu’il vous est absolument interdit :

1o D’appliquer les principes généraux à tel candidat, à tel parti, ou à telle classe d’électeurs ;

2o D’adresser aucune injure ou aucune personnalité blessante à qui que ce soit ;

3o De nommer ou désigner les candidats en chaire, et de vous prononcer sur leurs mérites respectifs ;

4o De conseiller ou ordonner aux fidèles de voter pour tel candidat plutôt que pour tel autre !

Cet enseignement de Mgr de Rimouski est-il juste et vrai ? S’il l’est en quoi donc avais-je tort ? Mes prétentions et mes affirmations de 1863 et 1867 étaient strictement identiques à ces quatre préceptes, et je défie de trouver autre chose dans ce que j’ai dit. Comment donc a-t-on pu me traiter d’impie et d’ennemi de la religion et du Clergé quand je posais exactement les mêmes principes ? Est-ce là la bonne foi ecclésiastique : blâmer par pur esprit de parti ce que l’on sait être vrai et juste ?

Et quel droit avaient les Évêques de défendre la lecture d’un journal qui maintenait ce que leur propre collègue vient enfin de déclarer être les vrais principes ? Comment ont-ils pu approuver tacitement ou explicitement des prêtres qui commettaient arrogamment des actes que Mgr Langevin les informe enfin leur être absolument interdits ?

Il y a donc eu ici des Évêques qui ont enseigné le faux, ou qui ont fermé volontairement les yeux quand il s’est produit ! Il y a donc eu des Évêques qui ont permis à leur Clergé de faire ce qui lui est absolument interdit ! Est-ce là veiller avec soin à l’intégrité de la doctrine et de la vérité ? Et ne nous est-il pas permis en pareil cas de penser avec le grand St. Athanase que « celui qui a reçu de Dieu la force de discerner la vérité ne doit pas s’attacher à des pasteurs ignorants qui défigurent la doctrine ? »

Je n’entre pas ici dans l’examen ou l’appréciation du fait que cet enseignement juste et vrai de Mgr Langevin n’est enfin venu que quand le parti tory — qui se dit conservateur par pur honte de son vrai nom — a eu absolument besoin de ce renfort. Je vois bien que ce n’est que quand on l’a cru en danger pour son lâche abandon de principes qu’il n’a jamais eus dans le cœur, mais qu’il a maintenus pendant un temps pour mieux tromper le Clergé, que l’on a enfin défini les règles à suivre. Je ne m’occupe donc ici que du fait qu’un droit a été définitivement reconnu aux citoyens par ceux qui semblaient devoir le leur contester toujours, et qui laissaient si bien dormir la vraie doctrine tant que sa définition eût put être utile au parti libéral.

Je suis heureux de voir qu’une grave source d’antagonisme entre les laïcs et le Clergé soit disparue. Je vois donc un principe juste et vrai enfin reconnu par un Évêque et je lui en sais gré, car quelle que soit la circonstance sous laquelle il se manifeste, quelles que soient les raisons qui nous ont valu sa consécration publique par un dignitaire ecclésiastique, ce principe une fois reconnu reste dans le domaine public, et constitue une nouvelle victoire obtenue par le laïcisme sur la réaction cléricale. L’erreur correspondante est maintenant obligée de disparaître. On ne pourra plus la soutenir comme vérité, comme chose exigée par le bien de la religion. Ce principe de la non intervention du prêtre comme tel dans la politique est devenu un bien acquis au soutien de la vérité, et je m’en empare pour m’en servir au besoin. Les électeurs pourront donc toujours dire à un prêtre qui voudra les diriger en politique : « Vous êtes un faux pasteur ! Tel Évêque vous a informé qu’il vous est absolument interdit de traîner la politique dans le temple de Dieu. » Et quand les Évêques refuseront dorénavant de mettre à la raison les prêtres arrogants, les fidèles auront droit de leur dire : « Vous manquez à votre devoir puisque vous permettez à vos prêtres de faire ce qui leur est absolument interdit. »

Ainsi. Mgr, il faut toujours en revenir là : retomber sur sa propre conscience et sa propre bonne volonté pour le bien quand les pasteurs diffèrent. Quand je vois aujourd’hui Mgr de Rimouski sanctionner les principes que j’affirmais en 1863 et 1867 et que condamnait Mgr de St. Hyacinthe, (mais non dans une lettre pastorale), et même V. G. dans sa lettre sur les écoles du Nouveau-Brunswick, il me faut bien démêler le vrai du faux, déterminer lequel des deux Évêques se trompe, et par conséquent « choisir entre les pâturages. »

Autre singularité. On ne voulait pas en 1867 admettre notre droit de blâmer publiquement les prêtres qui violaient aussi publiquement notre droit le plus sacré sous un régime constitutionnel, celui de choisir au meilleur de notre connaissance et sans intervention du prêtre comme tel le député chargé de nos intérêts dans la législature ! On disait même dans les chaires que quand un prêtre se trompait, il ne nous appartenait pas de le dire dans un journal. Eh bien, que voyons-nous aujourd’hui ? Le Nouveau-Monde, organe de l’Évêché, fondé et surveillé par lui, se permet le plus inconvenant persifflage, les plus audacieuses moqueries sur le compte de l’Archevêque de Québec, et personne ici n’intervient pour protéger le plus haut dignitaire ecclésiastique du pays contre ces insultes ! J’étais impie pour combattre des prêtres qui faisaient ce qui leur est absolument interdit, et le Nouveau-Monde reste irréprochable, puisqu’on ne lui dit rien, quand il insulte un Archevêque qui a raison ! N’est-ce pas là une édifiante chose, Mgr ; condamner par pur esprit de parti un laïc qui a certainement raison ; et dans la même minute donner raison, encore par esprit de parti, au prêtre qui a certainement tort !  !

Serait-il donc vrai, Mgr, que ceux qui épousent la cause de V. G. peuvent tout dire et que tout leur est permis, pendant que ceux qui ont le malheur de ne pas partager ses idées sur la confusion du spirituel et du temporel seront condamnés pour soutenir des principes déclarés justes par ses propres collègues ? Est-ce que le vrai et le juste deviennent choses purement relatives selon que l’on approuve ou que l’on combat V. G ?

J’étais aussi traité d’impie quand je prétendais qu’il n’était pas convenable qu’un prêtre travaillât activement au succès d’un candidat plutôt que d’un autre, parcequ’il était contraire au bien de la religion et à l’union du pasteur et du troupeau qu’il se fît des ennemis de ceux qu’il combattait avec beaucoup trop de passion souvent dans l’ordre politique, surtout quand il abusait de la chaire pour faire triompher ses idées ou son parti. Je puis citer vingt évêques qui ont affirmé ce que l’on me contestait le droit de dire. Eh bien, que vois-je aujourd’hui ? Mgr de Rimouski n’est pas, je suppose, un impie, et que vient il-nous dire ?

« Il serait en outre pour le moins imprudent ou inconvenant de vous mêler de vous-même activement à une élection et de travailler ouvertement au succès de tel ou tel candidat ? »

Pouvait-on jamais ne donner plus clairement gain de cause ? L’impie ce n’était donc pas moi ! Le vrai impie était donc le prêtre qui violait ouvertement les règles ecclésiastiques, le prêtre qui foulait aux pieds toutes les convenances religieuses, le prêtre qui affirmait en chaire des principes faux, le prêtre qui outrageait en présence de Dieu la conscience individuelle !

Voilà Mgr des rapprochements qui montrent que la vérité à son tour tôt ou tard ; que la raison reprend toujours ses droits à une heure donnée ; que le bon sens n’est jamais impunément violé ; que le juste et le vrai finissent toujours à la longue par l’emporter sur le faux et l’injuste. J’avais certainement raison quand le Clergé me vilipendait d’un bout du pays à l’autre parceque je maintenais ce qu’un Évêque vient enfin de déclarer vrai ! J’avais certainement raison quand les Évêques défendaient de lire ce que j’écrivais en défense du droit le plus sacré du citoyen. Le Clergé n’est donc pas toujours dans le vrai. Les Évêques peuvent donc quelquefois enseigner le faux ! Un laïc peut donc avoir raison contre le corps. Et quand on finit par donner raison à ce laïc sans aucune référence directe à lui-même, mais par la seule force des choses et la seule logique des situations, il devient évident que c’était l’esprit de domination et non l’esprit de vérité qui inspirait ceux qui le condamnaient pour oser maintenir ce qu’ils avouent enfin être juste ! Ce que je blâmais chez les curés leur étant absolument interdit, d’où venaient donc les inspirations de mes contradicteurs ? Ne pourrais-je pas moi aussi faire ma petite « Comédie Infernale » et montrer le malin se glissant jusque dans les chaires des église pour souffler l’erreur, la calomnie et le mépris du lieu saint jusque dans l’oreille des pasteurs ?

Tout ceci, Mgr, n’expliquerait-il pas un peu pourquoi le respect pour le Clergé diminue ?

On se plaint sans cesse de ce que le prêtre est moins respecté qu’autrefois ; on gémit profondément sur l’accroissement de l’esprit d’insubordination. Pourquoi donc au lieu d’en chercher les causes seulement chez les autres, ne fait-on jamais un petit retour sur soi-même ? On trouverait peut-être dans ses propres écarts une explication que l’on veut absolument trouver à l’extérieur ! Comment veut-on que le respect pour le prêtre ne diminue pas quand, par pur esprit de parti politique, il déclare péché ce qui ne l’est pas ! Quels sont les prêtres que le peuple a cessé de respecter ? Ceux-là seuls qui lui donnent de mauvais exemples, ou qui laissent le sanctuaire pour les luttes ardentes de la politique, ou qui essaient de violenter les consciences individuelles ! On ne citera jamais un prêtre vertueux et dévoué qui aura perdu la confiance du peuple ; et le prêtre qui ne se mêle pas de politique est toujours respecté. Tant pis pour ceux qui ferment volontairement les yeux sur ce fait si patent ! Ceux-là seuls ont perdu la confiance publique que méritaient de la perdre par une conduite anti-sacerdotale. On ne peut pas dire que ce peuple-ci ne pardonne pas assez au prêtre ; au contraire son erreur est de pardonner trop aux « violents. »

Comment veut-on que le respect pour le prêtre ne diminue pas quand on voit les membres du Clergé s’entre déchirer avec tant de conscience dès qu’ils entrent en lutte ? Ce sont des injures formidables ! Un parti est toujours damné par l’autre ! L’hypocrite auteur de la « Comédie Infernale » a fait les prêtres de St. Sulpice plus noirs que leur soutane, tout en les traitant de saints prêtres ! On ne se combat jamais entre prêtres sans se calomnier sans merci !

C’est par exemple le Nouveau-Monde qui, dans des articles où l’on reconnaît la plume du prêtre, traite de gallicans — conséquemment pires que des impies et des athées d’après le mode d’exagération du moment — M. le Grand Vicaire Cazeau et M. l’abbé Paquet. Ceux-ci naturellement crient au mensonge et à la calomnie ; mais, loin, de se retracter, leur clérical adversaire maintient hautement son dire et affirme que ce sont eux qui trompent. Que reste-t-il à faire au spectateur sinon de sourire en voyant des ecclésiastiques ainsi pris aux cheveux ?

C’est encore le Nouveau-Monde, avec un prêtre pour directeur-gérant, qui persiffle à outrance Mgr l’Archevêque de Québec et l’insulte avec un parti pris dont aucun laïc n’eût été capable ! Et pourtant, depuis qu’il occupe le poste éminent auquel il a été appelé, je dois dire que Mgr l’Archevêque a montré un esprit de modération et de sagesse, et surtout un sens de justice auquel nous n’étions plus habitués. Il n’a pas craint, lui, dans l’occasion, de blâmer les écarts de ses prêtres quand ils traînaient la politique jusque dans l’Église. A-t-il perdu dans l’estime publique pour avoir rendu justice à des laïcs qui se plaignaient de prêtres qui s’égaraient ? Loin de là il a vu de suite se reporter sur lui le respect que quelques-uns de ses collègues perdaient graduellement par une conduite contraire. Est-ce donc parce qu’il s’est montré juste et loyal que le Nouveau-Monde l’insulte ?

Mais de quel droit le Nouveau-Monde vient-il nous prêcher le respect idolâtrique du moindre prêtre quand ses colonnes colportent partout le persifflage et l’insulte contre l’Archevêque de Québec ? Ne verrons-nous jamais la fin de ces hypocrisies ?

Et juste au moment où j’écris ceci, on me remet la Minerve de ce matin (27) où je trouve une dernière lettre de MM. Cazeau et Paquet par laquelle il me semble être définitivement démontré que le Nouveau-Monde, fondé par l’Évêché ; soutenu depuis six ans par les prêtres du diocèse ; recommandé constamment au prône dans un grand nombre de paroisses comme le journal religieux par excellence ; toujours rédigé par des prêtres depuis sa fondation, et qui les conserve comme collaborateurs assidus depuis cette transformation qui n’en est une que pour ceux qui regardent toujours sans jamais rien voir ; que le Nouveau-Monde, organe officiel de l’Évêché jusqu’à ces derniers jours et qui continue d’être rédigé selon le cœur de l’Évêché par les plus intimes amis de l’Évêché ;[2] que le Nouveau-Monde enfin, personnification locale de l’ultramontanisme le plus exagéré, a calomnié tout à la fois Mgr l’Archevêque et MM. Cazeau et Paquet, et a sciemment défiguré, tronqué ou inventé tous les faits relatifs à la question qu’il avait soulevée contre le Supérieur hiérarchique et les confrères de ses rédacteurs-prêtres ! Jamais encore pareille insolence de subalternes ecclésiastiques ne s’était vue en Canada. Je ne viens pas ici encore une fois défendre les uns ou les autres, je viens seulement constater des faits et montrer par les insultes offertes à l’Archevêque dans un journal que V. G. contrôle entièrement et absolument, dans quelles exagérations et quelles injustices on a pu tomber aussi vis à-vis de l’Institut. L’injustice systématique vis à-vis de l’Archevêque n’est guère une garantie de justice ou de sagesse vis-à-vis de nous !

Nous venons de voir la contre-partie exacte de l’édifiante querelle suscitée à Mgr l’Archevêque de Paris et à Mgr Dupanloup par « notre grand Veuillot. »

De même que ces deux Évêques vis-à-vis de l’Univers, Messieurs Cazeau et Paquet protestent que l’on ne saurait pousser plus loin la déloyauté d’interprétation et le mensonge formel que le Nouveau-Monde l’a fait à leur égard. Mais le Nouveau Monde crie plus haut que jamais que ce sont eux qui mentent !

Tous ces faits sont-ils bien propres à rehausser le Clergé dans l’opinion ?

Mais ce qui semble acquis par cette lettre d’un grand vicaire et d’un prêtre, Mgr, c’est que :

1o Ce document que le Nouveau-Monde a représenté comme si infâme par son gallicanisme, et comme mal noté par les Évêques du Concile de Québec quoique présenté par l’Archevêque, n’a pas même été lu dans leurs séances et n’a nullement été mal noté :

2o Le Nouveau-Monde s’est rendu coupable d’un flagrant mensonge en affirmant que Mgr l’Archevêque demandait instamment que ce document ne fût pas publié :

3o Ce document, qui a si bien servi à calomnier un Archevêque et deux prêtres, et de la publicité duquel on a fait un si grand crime à ceux que l’on insinuait clairement être les seuls auteurs de cette publicité ; ce document n’a été copié que par un seul Évêque, celui de Montréal ; et chose remarquable, c’est précisément cet Évêque que l’on croyait être, et que cette dernière lettre démontre à ceux qui savent voir et comprendre, être en lutte décidée, ardente, ici et à Rome, avec l’Archevêque !

Ainsi, après tout ce fracas du Nouveau-Monde sur la livraison à la publicité du document incriminé, il appert tout à coup aux personnes qui apprécient les choses d’après les faits, et sans acception de personnes ou de positions hiérarchiques, que si ce document si secrets d’après la sainte feuille, a été livré par quelqu’un, ça ne peut clairement être par ceux qui auraient eu intérêt à le cacher, s’il est si coupable, mais par ceux là seuls qui étant en lutte avec ses auteurs, ont un intérêt à les compromettre. Or, où sont ceux-là ? Ils sont certainement ici et ne sont certainement pas à Québec ! Il ne faut pas réfléchir trois semaines pour découvrir que ce ne sont pas ceux qui respectent l’Archevêque, mais ceux-là seuls qui le persifflent et l’insultent dans leurs colonnes, ou qui l’ont calomnié, qui ont dû chercher à lui nuire. Or ceux-là on ne peut les chercher qu’ici, à Montréal. Qui donc, parmi nous, accuse l’Archevêque d’être en opposition avec la Cour de Rome ? Le Nouveau Monde. Qui a pu donner connaissance au prêtre-directeur du Nouveau Monde de ce document secret ? Nécessairement le patron du Nouveau Monde, qui se trouve être le seul Évêque qui ait pris copie du document, d’après le grand vicaire Cazeau qui en est le gardien. Pourquoi cet Évêque a t-il pris copie du document ? Parce qu’il était en lutte avec l’Archevêque et que plus tard ce document pouvait lui servir ! Et une fois la lutte devenue ouverte, on entend tout-à-coup parler d’un document secret qui compromet l’Archevêque et que l’on assure avoir été communiqué à diverses personnes. Quels sont les coupables de cette communication ? Ceux qui aiment l’Archevêque ou ceux qui le calomnient ? Y aurait-il un bon sens fait exprès pour les ecclésiastiques et qui montrerait que ce sont les amis d’un homme qui ont dû lui nuire et ses ennemis qui ont dû le servir en cachant ses torts ? Le cas est donc parfaitement clair, Mgr c’est le Nouveau-Monde, dont nous connaissons tous des innombrables péchés de mauvaise foi et de fourberie dans le passé, — péchés constatés par les feuilles cléricales elles-mêmes ou ceux qui les rédigent — c’est le Nouveau Monde qui a crié si fort au voleur pour rejetter sur d’autres le soupçon d’une publicité qui ne peut être due qu’à ceux qui le dirigent ou l’inspirent.

Voilà donc, Mgr, une véritable intrigue, et très noire, montée contre l’Archevêque ! Et par qui ? Ce n’est certainement pas Messieurs Cazeau et Paquet qui ont fait circuler pour jouer pièce à l’Archevêque, un document rédigé par eux et que l’on dit être si coupable ! Qui donc l’a fait circuler ? Qui avait possession du document, à part l’Archevêque ? Un seul Évêque, celui de Montréal ! Et cet Évêque est en lutte ardente avec l’Archevêque ! Et son organe est le seul journal qui, dans la presse religieuse, cherche ouvertement à nuire à l’Archevêque et le persiffle à outrance dans ses colonnes ! Où donc chercher le coupable ailleurs qu’ici ?

Naturellement, Messieurs Cazeau et Paquet n’accusent pas directement V. G. d’avoir trempé dans la communication indiscrète du document incriminé. Le sacerdoce est trop adroit pour dire les choses en toutes lettres quand il s’agit d’un supérieur ecclésiastique. Mais ces Messieurs constatent des choses qui ne sont pas niées et il faut bien que le public tire ses conséquences.

Mais comment douter aujourd’hui, après de si singulières révélations, qu’il y ait lutte ardente, acharnée, entre l’Évêché de Montréal et l’Archevêché de Québec ? On commence enfin à comprendre la vraie signification de certaines paroles, et encore plus de certaines restrictions, qui avaient été seulement remarquées comme singulières pendant la visite à Montréal de Mgr l’Archevêque comme délégué de la Cour de Rome. Nous voyons aujourd’hui combien étaient sincères quelques unes des paroles qui ont été dites alors en public !

Or, Mgr, comment le respect pour le Clergé ne diminuerait-il pas quand on observe ainsi tantôt des luttes acharnés et des reproches mutuels de mauvaise foi, tantôt des menées sourdes ou des intrigues secrètes qui n’ont que des prêtres pour auteurs ou pour objets ? Le rire est universel Monseigneur, et m’est avis que ce ne sont pas les rieurs qui sont coupables d’irrévérence, mais ceux là seuls qui reportent aujourd’hui sur les ecclésiastiques modérés la guerre sans merci qu’ils faisaient aux laïcs défendant leur droit et leur conscience contre l’arrogance ultramontaine locale !

Ainsi, pour avoir voulu décréter ex cathedra de gallicanisme un Archevêque et deux prêtres, auteurs d’un document connu des seuls Évêques, — je fais ici abstraction de cette déplorable habitude, suite d’une grande étroitesse d’esprit ou d’un fanatisme odieux, de présenter toujours comme dignes de tous les mépris et de toutes les haines, ceux qui ne sont pas ultramontains de cœur ou de profession ; car au point ou en sont les choses, Mgr, il va falloir haïr et mépriser bien des millions de catholiques qui ne veulent plus suivre le parti de la domination et de l’écrasement dans l’Église — pour avoir voulu, dis-je, décréter ex cathedra de gallicanisme un Archevêque et deux prêtres, parcequ’on jugeait ce moyen le meilleur pour discréditer celui là à Rome, on a tout simplement forcé ces deux prêtres, bien à leur corps défendant évidemment, de publier un fait qui, non seulement nous montre le Nouveau Monde sous son vrai jour comme calomniateur impudent des ecclésiastiques qui ne veulent pas tomber dans ses exagérations, mais qui compromet aussi le seul Évêque qui eût pris copie du document et fût en même temps en antagonisme ardent avec l’Archevêque. Voilà l’unique résultat pratique de toute la grande et honnête stratégie du Nouveau Monde ! Voilà le service que le journal fondé par V. G. lui a rendu !

Comment le respect pour le Clergé ne diminuerait il pas, quand nous voyons la même sainte feuille traiter de gallicans et de catholiques libéraux, Mgr Dupanloup, Mgr Strosmeyer, l’Abbé Gratry, l’Évêque de Little Rock, M. de Montalembert, Mgr l’Archevêque de Québec pour sa bonne petite part, puis Messieurs Gazeau et Paquet et tous les prêtres du Séminaire de Montréal, et cela après avoir, la veille même, informé gravement ses lecteurs que la réunion des catholiques-libéraux formait bel et bien, en ce monde, le véritable Sanhédrin de l’enfer !  !  !

Si les gens que je viens de nommer forment en monde le véritable sanhédrin de l’enfer, que restera-t-il donc, Mgr, en fait de qualification ecclésiastique, pour l’horreur des horreurs aux yeux du saint journal : les libéraux tout court ? Il ne reste plus rien pour coiffer dignement ceux-ci ! Les autres ont tout reçu !

Vraiment, Mgr, peut-on traiter pareilles extravagances autrement que par le rire ? On dirait en vérité que les diverses sections du Clergé ne songent qu’à se lier réciproquement sur la sellette et à se peindre mutuellement en noir avec une bonne volonté que ceux qu’il prétend être ses ennemis n’auraient jamais su y mettre ! Où allons nous donc chercher la sincérité et la bonne foi dans ce tohu bohu religieux, dans ce pêle-mêle ecclésiastique où de chaque côté l’on prétend que le mensonge est de l’autre !

Voyons, Mgr, ne suis je pas aujourd’hui triplement vengé des injures que Votre Grandeur a cru pouvoir m’adresser devant le public ? Que V. G. montre donc dans tout mon passé rien qui ressemble de bien loin à cette remarquable succession d’intrigues de prêtres contre prêtres, de reproches mutuels de déception systématique que chaque jour que le bon Dieu nous amène fait surgir devant nous ? Quand donc ai-je dit des ecclésiastiques la dixième partie de ce qu’ils disent aujourd’hui les uns des autres ? Comment donc V. G. peut-elle tolérer, comme elle le fait, les insultes du Nouveau Monde aux dignitaires ecclésiastiques, et même ses calomnies formelles, quand elle représentait comme doctrine de pestilence la simple revendication du libre arbitre du catholique dans la sphère politique et sociale ? Oui certes je suis vengé quand je vois V. G, qui me reprochait si amèrement d’en appeler à l’opinion publique de ses erreurs de jugement et de ses sévérités inintelligentes, obligée elle même aujourd’hui de reconnaître la compétence de ce tribunal en dernier ressort et de faire plaider[3] sa propre cause devant cette même opinion publique qu’elle méprisait quand elle ne prévoyait pas qu’elle aurait besoin d’elle plus tard !

Au reste, il n’y a pas qu’ici que ces luttes ardentes dont nous sommes témoins se manifestent dans le Clergé. Si je sors du Canada, je vois les mêmes antagonismes, les mêmes rivalités, causées, je dois le dire, par ce parti pris que je remarque dans la faction ultramontaine de tout diriger, de tout régenter et de tout écraser quand elle se croit assez forte. C’est dans la faction ultramontaine surtout que je vois l’irrésistible propension à l’injure contre tous ceux qui ne se soumettent pas aveuglément à l’ipse dixit des exagérés. C’est là surtout que je vois le parti de l’intolérance arrogante, de la violence morale, de l’intimidation ecclésiastique et de la perversion systématique des questions et des faits ; exactement comme au temps des fausses décrétales, de la compilation mensongère appelée le Décret de Gratien ; comme au bon temps des fraudes pieuses et des faux innombrables que l’histoire vraie met à la charge de l’ultramontanisme.

Ce parti s’est montré ce qu’il est partout jusque dans le Concile du Vatican. Au dehors la Civilta cattolica, les Veuillot et les Margotti comparaient les Évêques de la minorité aux francs-maçons et les assimilaient chrétiennement aux athées : et au dedans — tout se savait malgré le secret imposé — c’est tel Évêque de la majorité, un de ceux probablement qui avaient présenté le poing à Mgr Strossmeyer dans le terrible tumulte de la célèbre séance du 22 Mars, et l’avaient forcé de descendre de la tribune ; c’est tel Évêque de la majorité, dis-je, qui jette à la face du Cardinal Guidi les évangéliques épithètes de birbante et brigantino[4] ; c’est tels autres Évêques de la majorité qui, si un évêque de la minorité protestait de sa vénération pour le Pape, lui lançaient à pleins poumons à travers la salle ce mot si plein d’insulte : Et osculatus est illum[5] supposant ainsi à leurs collègues de la minorité l’effroyable hypocrisie du baiser de Judas, c’est-à-dire la trahison en essence : vendre tout à la fois son chef, son ami et son père !  ! Voilà comment le parti ultramontain effaçait au-dedans les écarts et les violences des exagérés du dehors ! Le scandale vient-il d’assez haut ici ?

Et pour couronner le tout, le Pape lui-même, qui semblait faire de la proclamation de son infaillibilité une question personnelle, et qui n’a pas même reculé devant l’intimidation directe et les reproches acerbes pour l’obtenir, le Pape lui-même dit un jour dans une réunion où se trouvaient plusieurs Évêques de la minorité, qu’il y avait trois classes d’opposants au dogme (de l’infaillibilité) : « les ignorants, les esclaves de César et les lâches. » Et cette véridique classification comprenait naturellement : 1o Les 86 Évêques qui ont voté Non Placet, 2o les 62 qui ont voté Placet Juxtà modum ; 3o et les 78 qui se sont absentés plutôt que de voter contre leur conscience ! En tout 226 Évêques livrés au mépris du monde catholique !  ! Et par qui ?

Que dire après cela, Mgr ? Et je ne cite presque rien ici des violences ou des excès de la majorité du Concile ! Je ne dis rien des interruptions outrageantes des Légats-présidents envers des Évêques aussi vénérables par leur âge et leur science que par leur éloquence et leur sincérité. Mais s’il est vrai qu’il existe dans l’Église 226 Évêques dont les uns méritent d’être comparés à Judas par leurs collègues, et les autres d’être appelés des ignorants et des lâches par leur chef, où en est donc rendu l’épiscopat ? C’est un homme que V. G. a calomnié publiquement qui ose se permettre de lui demander si le Pape a aussi calomnié ces 226 Évêques ?

Heureusement ceux qui lisent et étudient, ceux qui ne se décident qu’après avoir examiné les deux côtés d’une question ; ceux-là savent que c’est dans la minorité du concile que s’étaient réfugiées la vraie science ecclésiastique et la véritable droiture d’intention ! Où sont donc les réponses, je ne dirai pas sérieuses, mais tolérables, aux discours si pleins de modération, de faits, de savoir et de logique des Héfélé, des Connolly, des Guidi, des Strossmeyer, des Schwartzenberg, des Rauscher, des Darboy, des Maret, des Haynald, des Kenrick, des Rivet, des Dupanloup, des Ketteler et des Ginouilhac ? Voilà les esprits vraiment éminents du Concile ; voilà ses vrais savants, et surtout ses orateurs toujours sincères dans leurs citations historiques ! Oserait-t-on dire que l’on trouvera ces réponses dans les périodes de rhéteur et les fausses citations historiques de Mgr Manning ; ou dans les fausses appréciations de faits et les négations de ce qu’il savait être vrai, de Mgr Dechamps ; ou encore dans l’histoire ecclésiastique romantisée de Mgr Valerga ?[6] Serait-ce le discours de ce bon Évêque de Sicile qui informait gravement les Pères que la Ste. Vierge elle même, répondant à une députation des Siciliens, les avait assurés qu’elle était présente quand son fils avait accordé l’infaillibilité à Pierre et à ses successeurs ? Serait-ce le discours d’un savant Évêque du Sud de l’Italie qui insistait sur l’adoption de la soutane longue parceque c’était dans ce costume que J. C. était monté au Ciel ? Serait-ce ce savant Évêque Espagnol qui affirmait que le Pape était la continuation de l’incarnation du fils de Dieu ? Serait-ce cet autre savant Evêque Espagnol qui affirmait avec emphase que l’infaillibilité personnelle du Pape avait été de tout temps crue en Espagne, quand il est constant que les Évêques espagnols, à Trente, avaient formellement déclaré qu’ils s’opposeraient à toute tentative de la faire décréter ? Serait-ce cet autre savant Archevêque espagnol qui déclarait avoir tellement soif de nouveaux dogmes qu’il désirait voir proclamer aussi la nature divine du pouvoir temporel et l’inviolabilité de droit divin des états de l’Église ? Serait-ce cet autre savant Évêque italien de la majorité qui affirmait carrément que « ceux là sont fils de Satan qui disent que les Évêques sont juges dans l’Église ? » Serait-ce encore ce sage Évêque français qui, dans un sermon, appelait la minorité : « ce parti de niais, ces aveugles conduits par un borgne !  ! »[7] Voilà la science historique des Évêques de la majorité mise en regard de la science sérieuse et profonde de ceux de la minorité. Je ne nie certes pas qu’il y eût aussi des lumières dans la majorité, mais ce qui est incontestable pour ceux qui ont suivi le Concile avec l’attention voulue, c’est que la connaissance approfondie de l’histoire et de la tradition, les citations correctes et les appréciations honnêtes des faits, étaient du côté de la minorité, qui d’ailleurs a constamment montré une immense supériorité intellectuelle. C’est un fait d’ailleurs que les 226 Évêques de la minorité représentaient ensemble plus de 115,000,000 d’âmes, pendant que les 500 Évêques de la majorité n’en représentaient que 70,000,000 à peine !  !

Au reste je n’entends pas entrer ici dans une discussion étendue de ces choses. Je me contenterai de demander à V. G. pourquoi nous attacherions dorénavant la moindre importance aux injures que les exagérés d’ici nous adressent si souvent quand 226 Évêques si éminents et représentant réellement la portion la plus éclairée du monde catholique, en ont été abreuvés à Rome par le parti dont nous combattons la queue ici !

Je sais que l’on peut dire que la plupart des Évêques de la minorité se sont depuis ralliés à la majorité et ont fait leur soumission au Pape. Je ne discuterai pas ce fait ici car cela m’entraînerait trop loin. Je me contenterai seulement d’observer que tout en respectant les motifs qui ont amené ces Évêques à désavouer leur opposition, je n’ai vu aucun d’entre eux indiquer en quoi il s’était trompé et où se trouvait le faux de ses raisonnements. Une adhésion tacite, ou formulée en termes vagues et généraux, ne détruit pas des faits péremptoires et des raisons irréfutables produites au soutien d’opinions que l’on abandonne tout à coup sans dire pourquoi. Quand on a démontré par une foule de citations exactes et par des raisonnements sans réplique que toute la tradition de l’Église était en opposition formelle avec le nouveau dogme, l’adhésion tacite ne change pas la tradition. Quand on a montré sans dénégation possible qu’en combattant le nouveau dogme on ne faisait que se rattacher honnêtement à l’ancienne foi de l’Église, l’adhésion tacite ne démontre pas que cette foi n’ait pas subi une modification profonde. Quand on a prouvé à l’évidence que ce qui était indiffèrent hier ne peut causer aujourd’hui la damnation des âmes, l’adhésion tacite ne montre pas pourquoi il faut croire qu’elles sont damnées le lendemain quand elles ne l’étaient pas la veille. Il est bien évident que l’on a cédé pour avoir la paix, mais personne ne peut croire sans explication sérieuse que l’on se soit rallié par conviction. Ce fait peut bien montrer la puissance du système, mais il démontre encore mieux que sous ce système les consciences ne sont pas libres. Or c’est une pénible chose que de voir tant d’hommes si éminents par leur savoir et leurs vertus préférer abdiquer leur conscience plutôt que de maintenir inflexiblement ce qu’ils ont démontré avec évidence être le vrai ! On ne les a certainement pas réfutés ; ils ne se sont pas réfutés eux-mêmes en montrant où et comment ils s’étaient trompés ; ils n’avaient donc pas dans leur conscience le droit de se rallier sans explication aucune à ce qu’ils ont si clairement démontré être faux en doctrine. Que les motifs soient respectables je ne le conteste pas, mais que l’acte soit injustifiable en saine raison et en conscience éclairée, je ne vois pas trop sur quoi on peut le nier. Et je ne vois pas de meilleure preuve de ce que je maintiens ici que les raisons même auxquelles les feuilles religieuses ont recours pour justifier des adhésions que leurs auteurs eux-mêmes n’ont pas motivées parce qu’il eût été impossible de le faire d’une manière satisfaisante pour le public et pour eux-mêmes.

Galilée aussi a dû adhérer, sous la pression de l’inexorable et odieux système inquisitorial, à la belle doctrine de l’hérésie du mouvement de la terre. En croyait-il moins dans sa conscience que la terre tournât ? Il venait de le démontrer irréfutablement ! Et la terre a-t-elle cessé de tourner parce que les membres de l’Inquisition, qui savaient parfaitement qu’elle tournait, croyaient la religion intéressée à ce que le vulgaire la crût immobile, et ont pour cette raison forcé Galilée de déclarer qu’elle ne tournait pas ? Son adhésion sans explication détruisait-elle sa démonstration ? Il en est ainsi des Évêques qui ont donné leur adhésion silencieuse à une doctrine qu’ils avaient péremptoirement démontrée être en opposition avec toute la tradition chrétienne. Leur adhésion sans explication ne détruit pas leurs démonstrations, et n’empêche pas plus la tradition de rester ce qu’elle est que l’abjuration de Galilée n’a empêché la terre de tourner. L’adhésion silencieuse des Évêques à une doctrine dont ils avaient victorieusement prouvé la fausseté vaut donc autant que l’abjuration par Galilée d’un certain à ses yeux et qu’il avait démontré.

Mais voilà, Mgr, que je reçois le Nouveau-Monde de ce soir (29 juillet). J’y lis la circulaire de V. G. sur la question des écoles du Nouveau Brunswick. Voilà donc un nouveau fait d’antagonisme grave entre les pasteurs. V. G. vient, — sans dire en toutes lettres, sans doute, que telle soit son intention, afin de conserver un peu les dehors aux yeux de ceux auxquels il faut mettre une chose sous le nez pour qu’ils l’apperçoivent — V. G. vient réfuter les circulaires de Mgr l’Archevêque et de l’Évêque de Rimouski. Ceux-ci prétendent que l’opinion du Dr de Angelis[8] n’est que celle d’un homme compétent si l’on veut, mais ne pouvant parler que pour lui même. V. G. y voit au contraire la même autorité que si la congrégation elle-même dont il est membre avait parlé. Ces deux Évêques prétendent que tout l’ordre hiérarchique serait renversé si l’on regardait l’opinion de Mgr d’Angelis comme réglant la question. V. G. prétend de son côté que l’ordre hiérarchique ne serait pas renversé du tout parceque ce théologien est un écho fidèle des saintes congrégations, et que la question peut être réglée pratiquement sans que le Pape intervienne ! Voilà donc V. G. rendue à affirmer que dès qu’il prend envie à un Évêque de consulter un théologien romain en lui exposant une question à son point de vue, il faut que tout le monde, Parlement et citoyens, acceptent l’opinion de ce théologien que l’on ne connaît pas et qui ne connaît rien de notre ordre social ni de notre constitution politique, comme réglant la question qui lui est soumise ! Aux yeux de V. G. le théologien vaut la congrégation dont il est membre. C’est pousser bien loin, Mgr, cette idolâtrie, je ne connais pas d’autre mot, envers la curie romaine que le Clergé manifeste en toute occasion et qui, je dois le dire révolte le sens intime : 1o de tout homme qui comprend ce que c’est que les affaires ; 2o de tout homme qui connaît un peu l’histoire et les faits et gestes, à diverses époques, de la susdite curie. Mais V. G. compte évidemment beaucoup sur ce que peu de personnes ici connaissent cette intéressante histoire.

Enfin l’Archevêque et l’Évêque de Rimouski informent les curés de leurs Diocèses qu’il leur est absolument interdit d’appliquer les principes généraux à tel candidat, à tel parti, ou à telle classe d’électeurs ; de désigner les candidats en chaire et de se prononcer sur leurs mérites respectifs ; ou de conseiller ou ordonner aux fidèles de voter pour tel candidat plutôt que pour tel autre ; et V. G. vient affirmer au contraire que les pasteurs des électeurs sont chargés ex officio de leur enseigner ce devoir si grave et si sérieux dont le salut de beaucoup d’âmes dépend ! Mais V. G. se donne bien garde d’ajouter aucune des règles salutaires que ses deux collègues établissent dans leurs diocèses. Donc liberté entière, dans le Diocèse de Montréal, d’attaquer en chaire les partis, les candidats, ou les particuliers qui peuvent déplaire au Curé ou au Vicaire. Donc aussi ses collègues sont beaucoup plus indifférents au salut des âmes que V. G. Et à l’appui de son opinion, V. G. cite avec complaisance la circulaire de l’Archevêque de Naples à son Clergé.

Voilà donc la grande lutte ouverte entre pasteurs sur un terrain bien défini. Dans le Diocèse de Montréal les Curés devront faire, puisque c’est un devoir d’office, ce que l’Archevêque et l’Évêque de Rimouski déclarent leur être absolument interdit chez eux. On est donc obligé de faire dans le Diocèse de Montréal ce qui peut être une cause d’interdiction dans les deux autres diocèses. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Que vont donc faire les pauvres fidèles qui connaissent ces graves dissidences ? Suivre leur Évêque ? Mais ce n’est pas l’Évêque qui crée le péché d’un mot, c’est l’acte en lui-même qui est fautif ou non suivant qu’il s’accorde ou non avec les règles. Quelles sont donc les bonnes règles, celles de l’Évêque de Montréal ou celles des Évêques d’en bas ? C’est donc encore le cas, Mgr de dire avec le Pape St. Célestin, quand on voit les Évêques offrir des pâturages aussi discordants : que « bienheureux est le troupeau qui peut choisir entre les pâturages. »

Tout ceci, Mgr, est du plus haut comique pour ceux qui se sont vus si souvent l’objet des saintes diatribes des ennemis de la raison. Car enfin quand ceux qui prétendent être les seuls guides de la raison des autres sont pris aux cheveux, comme le montre l’arrogante réponse du Nouveau-Monde du 30 à la lettre bien autrement convenable de MM. Gazeau et Paquet, quelle autre alternative reste-t-il aux spectateurs de l’édifiante lutte, que de suivre leur propre raison pour se décider ? Et ne faut il pas en faire autant quand les Évêques diffèrent comme les Prêtres ? Au reste je trouve tout naturel que les ennemis de la raison se montrent si peu raisonnables. Il y a une logique des choses qui s’impose forcément.

Il faut donc toujours en revenir là, Mgr, malgré tant d’efforts de logique et tant de rhétorique perdue : Chacun doit se servir de sa propre raison pour trouver le vrai.

Mais dans tout cela, Mgr dans ces conflits si graves entre gens qui se vantent de leur unité, et qui pourtant déclarent si souvent mérite ici ce qui est péché là, il surgit une question de la plus haute importance théorique et pratique : celle de la suprématie absolue réclamée par l’autorité ecclésiastique sur le pouvoir civil.

Les peuples vont-ils accepter partout une direction aussi peu sûre d’elle-même que celle que l’on nous offre ici ? Les Évêques sont aux prises et se contredisent ; les prêtres se renvoient mutuellement des reproches d’ignorance et de mauvaise foi ; — ce qui porte bien des gens à tirer la conclusion que les deux parties semblent ne valoir guère mieux l’une que l’autre ; mais je constate toujours que l’arrogance des formes et souvent le mépris de la vérité sont avec les ultramontains — et voilà les guides que l’on nous offre ou plutôt qui s’imposent à nous de droit divin !

L’idée que le Clergé doit être le guide universel dans les matières temporelles peut-elle être bien facilement acceptée par ceux qui sont chaque jour témoins de la complète incompétence des membres du Clergé en général non seulement sur les questions de droit naturel ou politique, ou d’économie politique, mais aussi sur les questions les plus familières, les plus simples et les plus usuelles du droit civil ? Peut-on accepter la direction d’hommes qui ne font jamais aucune étude de ces choses et dont l’éducation particulière les rend impropres à les étudier plus tard ?

Quelle philosophie du droit naturel ou politique est possible avec les partisans aveugles du principe d’autorité en matière purement politique ou philosophique ? Même sur les questions qu’on appelle mixtes, les laïcs vont-ils regarder comme certainement vraies les décisions d’hommes qui, par le manque d’études légales, restent toujours étrangers à l’une des faces des questions qu’ils prétendent décider en si grande connaissance de cause ? Les théologiens ne sont-ils pas d’habitude les plus incompétents des hommes sur toutes les questions qui touchent à l’ordre économique ou légal ? Et comment seraient-ils compétents ? Ils ne connaissent pas ces questions ! La nature de leur éducation et jusqu’à leur genre de vie les leur rendent étrangères ! Il suffit de lire cette opinion du Dr de Angelis, qu’on nous présente comme une si haute autorité, pour voir qu’il n’a aucune notion sérieuse, j’oserais dire aucune teinture de droit constitutionnel ou fédératif ! Et de fait quelle notion approfondie de droit politique peut avoir un homme qui n’est pas sorti du cercle étroit d’idées absolutistes qui a fait de la Rome papale le type de l’immobilité politique et sociale, de la stagnation intellectuelle et industrielle, et de l’opposition instinctive et opiniâtre à toute espèce de progrès ?

On nous dit que les canonistes romains ne décident que le point de vue religieux des questions. Mais, Mgr, depuis que le Syllabus est venu montrer que toute question politique ou d’administration impliquait un principe religieux, il faut toujours en revenir là : subir la direction du prêtre sur un grand nombre de questions qui sont de fait purement politiques ou sociales, mais où il trouve toujours moyen de glisser une prétention religieuse.

Laissons de côté les interprétations plus ou moins libérales de quelques auteurs ecclésiastiques forcés de subir les nécessités de certaines circonstances incontrôlables, et prenons le droit canonique pur, tel qu’interprété par le Syllabus d’abord, puis par cette incroyable bulle Apostolicæ Sedis qui, sous l’adroit prétexte de diminuer les causes d’excommunication, ce qui la faisait regarder par la foule comme un grand acte de charité du Pape, s’en venait au contraire rééditer en plein dix-neuvième siècle la fameuse bulle In Cœna Domini cet arsenal de l’omnipotence papale, que le pape Clément XIV avait enfouie au plus profond des archives romaines parce que son application pratique était devenue aussi impossible que ses dispositions étaient absurdes comme système politique.

C’est cette bulle dont les Pères du Concile eurent communication à leur première réunion, qui les frappa si fort de stupeur et qui fit comprendre à tous les hommes modérés du Concile que la Curie avait tout préparé de manière à faire de ces dernières Grandes Assises de l’Église le point définitif de séparation entre elle et l’esprit humain. Et l’on s’obstine à ne pas voir que malgré toutes les condamnations et les anathèmes portés contre celui-ci, il ne s’en porte pas moins bien !

Avec deux documents comme ceux-là, Mgr, il n’y a pas de gouvernement constitutionnel ou républicain possible, sous la calotte des cieux, car les immunités ecclésiastiques qu’ils décrètent sont si nombreuses et si fondamentales que l’autorité civile n’a plus aucune espèce d’indépendance quelconque et se trouve à chaque pas entravée, arrêtée ou nullifiée par quelque prétendu droit divin d’origine singulièrement humaine. V. G. n’ignore pas sans doute combien souvent les hommes ont fait Dieu semblable à eux, ne pouvant se faire semblable à lui.

Le Pape possède donc, sous le régime consacré définitivement par le Syllabus, et en 69 par la bulle Aposlolicæ Sedis, le droit d’annuler toute constitution, loi ou rescrit quelconque formant règle politique dans un état, qui ne consacre pas l’immunité ecclésiastique ! Et cela parcequ’il a plu un jour au pape Boniface viii de déclarer dans la bulle Unam Sanctam que tous les droits procédaient du Pape, puisqu’il les tient tous réunis et renfermés dans sa poitrine ! (in scrinio pectoris sui). C’est probablement de cette belle maxime de droit social et chrétien que votre grand Donoso Cortès, l’un des prophètes modernes de l’ultramontanisme, a déduit le correct et lumineux principe de droit public : que « l’homme par lui-même ne possède aucun droit, » pas même je suppose celui de la vie et de la recherche du bonheur ! Et voilà les hommes dont on voudrait imposer les opinions incorrectes à tous les points de vue à ceux qui ont la véritable notion du droit ! Dire que l’homme n’a aucuns droits par lui-même, c’est implicitement dire que Dieu s’est trompé en lui donnant la raison.

Quelle répression des délits sera possible si l’on admet comme règle de l’état la bulle Supernæ dispositionis, émanée par le pape Léon x avec l’assentiment du 5me Concile de Latran, que l’ultramontanisme appelle général quoiqu’il ne fût composé que d’Évêques italiens.

Cette bulle déclare que de droit divin, les ecclésiastiques sont exempts, entièrement et absolument, de toute juridiction civile, et indépendants de la loi civile. Or cette déclaration dénie clairement au pouvoir civil le droit de faire juger et punir les crimes des ecclésiastiques ! Les gouvernements vont-ils accepter en ce siècle une prétention aussi monstrueuse ?

Ainsi un juge serait excommunié ipso facto s’il jugeait et punissait un ecclésiastique coupable de meurtre par exemple ! Cela est rare aujourd’hui, mais c’était très commun autrefois. Et le fait est, Mgr que cette excommunication existe de droit à l’heure qu’il est ici et partout ; mais on n’ose pas l’appliquer pour ne pas provoquer une réprobation générale. Si le Pape Léon x ne s’est pas trompé en définissant le droit divin comme il l’a fait, il est hors de doute que dans n’importe quel pays un juge catholique qui ne se récuse pas quand un ecclésiastique est cité à comparaître devant lui, est excommunié par le fait même. Il ne doit donc être admis ni aux sacrements ni à la sépulture chrétienne à moins d’être absous, par exemple, du singulier péché qu’il aurait commis en condamnant un ecclésiastique à payer une dette à un laïc. Car cela même est un péché d’après les dispositions de cette bulle. V. G. oserait elle aujourd’hui informer nos juges qu’ils sont passibles de refus de sépulture ecclésiastique pour décider un litige quelconque de laïc à ecclésiastique ? Certainement non ! Et pourtant, Mgr, le droit est là, formulé et défini par un Pape approuvé par un concile et annoncé ex cathedrá au monde catholique, et récemment confirmé par le Pape actuel ! Cette disposition du droit ecclésiastique est tout aussi rigoureusement obligatoire que celle qui a trait aux livres à l’index. Pourquoi donc V. G. néglige-t-elle complètement l’une quand elle est si obstinée dans l’application de l’autre ? Si elle ne pèche pas en n’observant pas la première, pourquoi pècherait-elle en adoucissant la seconde dans l’application, ce que font tous ses collègues que la passion n’inspire pas ?

Et c’était précisément cette question de la juridiction civile sur les personnes ecclésiastiques qui a été la cause de la grande querelle entre Henri ii, Roi d’Angleterre et l’Archevêque Thomas Becket. Plus de cent meurtres, sans parler des autres crimes, avaient été commis en deux ou trois années par des Ecclésiastiques, et l’Archevêque s’opposait inflexiblement, sous les instructions du Pape, à ce qu’ils fussent jugés par les cours civiles. Les pénitences que l’Église imposait alors aux prêtres criminels étaient absolument dérisoires, et les plaintes étaient si graves et si universelles contre la démoralisation des ecclésiastiques que le gouvernement sentait la nécessité de sévir. Mais l’Église se réclamait de son immunité qui se résumait tout simplement dans la soustraction à tout châtiment de ces grands criminels ! C’est cette résistance injuste du Pape et de l’Archevêque à l’application des lois qui nécessita la passation des Constitutions de Clarendon qui mirent enfin les ecclésiastiques à la raison. Je sais qu’à force de colères et d’intrigues, et en essayant de trahir sa patrie pour la livrer à l’étranger, l’Archevêque obtint la révocation temporaire de ces constitutions, mais le premier coup était porté à l’immunité ecclésiastique et elle disparut peu à peu des coutumes du royaume. Moins de quarante ans après d’ailleurs, St. Louis mettait de son côté, en France, les ecclésiastiques à la raison.

Et ce qu’il y a de mieux dans cette grave affaire, c’est que les outrecuidantes prétention du Pape et de l’Archevêque n’avaient d’autre base que les faux historiques réunis par le Moine Gratien dans son Décret, et présentés au monde comme documents authentiques. Toutes les prétentions du Clergé à la suprématie temporelle n’ont pas d’autres base que les nombreux documents qui ont été falsifiés dans ce but exprès, et même que l’on a quelquefois entièrement forgés, comme la Donation de Constantin. En dépit de l’évidence, des démonstrations même d’écrivains ecclésiastiques, on a maintenu pendant deux siècles l’authenticité de ce dernier document, et cela pour finir par avouer piteusement, quand la vraie science eût parlé, que c’était bien un faux, un document supposé, un mensonge audacieux, une tromperie impudente, et qui pourtant avait été cité par plusieurs Papes comme document respectable et authentique !  ! Voilà comme le parti ultramontain a montré sa sincérité à toutes les époques !  !

Eh bien, les gouvernements vont-ils laisser refleurir en ce siècle ces beaux jours de l’impunité du crime réclamée par le Clergé comme de droit divin ? Et pourtant, Mgr, il n’y a pas de doute que par le Syllabus et les bulles Supernæ dispositionis et Apostolicæ Sedis, ils n’ont pas catholiquement le droit de sévir contre un ecclésiastique coupable d’un crime ! Il n’y a pas de doute que le Législateur qui passe une loi à cet effet, et le prince qui la sanctionne, et le juge qui l’applique et l’officier qui l’exécute et arrête un ecclésiastique, sont excommuniés ! Pourquoi donc les enterre-t-on sans rien dire quand on refuse la sépulture au pauvre Guibord ? Celui-ci est bien moins excommunié que les autres ne le sont de droit et de fait puisqu’il avait signé l’appel au Pape. Est-ce que le Clergé peut ainsi s’affranchir à volonté de toutes les règles de la logique et du bon sens ?

Et les dispositions de la bulle Supernæ dispositionis, Mgr, s’étendent jusqu’aux affaires purement civiles, aux réclamations de dettes par exemple, entre laïcs et ecclésiastiques ! Sous ce système de prétendu droit divin, un laïc n’a pas le droit de poursuivre un ecclésiastique devant des juges laïcs même pour le recouvrement d’une dette. Et le juge laïc n’a pas non plus le droit de rendre jugement contre l’ecclésiastique même si la réclamation est fondée. Il faudrait donc rétablir les anciennes cours ecclésiastiques qui, suivant le très chrétien système de Donozo Cortès, n’admettant aucun droit chez les laïcs puisqu’ils qu’ils doivent obéir en tout aux supérieurs ecclésiastiques, commettaient les plus criantes injustices en parfaite tranquillité de conscience. V. G. n’ignore pas que les cours ecclésiastiques, du neuvième au quinzième siècle, n’admettaient pas le témoignage d’un laïc contre un prêtre. Elles n’admettaient pas même sa plainte bien souvent. Et combien de fois ont-elles condamné à de fortes amendes les parties qui voulaient arranger une affaire avant jugement ? Sont-ce là les beaux temps que le Pape actuel veut faire revenir ? Cet effroyable système a duré plusieurs siècles, Mgr, et nous n’en voulons plus, fût-il recommandé par un Pape !  !

Au reste ceux qui ont éprouvé les allures de la justice romaine d’aujourd’hui dans la question de l’Institut, savent, sans remonter au douzième siècle, ce que vaut la justice ecclésiastique et quelles garanties d’impartialité offre sa commode procédure de ne pas notifier les absents que l’on va procéder sur un rapport fait à leur désavantage.

Et s’il plaisait quelque jour à un Évêque de demander à Mgr de Angelis si les écoles doivent être sous le contrôle exclusif du Clergé, on sait de reste ce que serait la réponse. Et l’on nous signifierait de Rome que les Ministres qui ne nomment pas un prêtre comme surintendant de l’éducation, en le rendant responsable aux seuls Évêques, seraient exposés à se voir frapper des censures ecclésiastiques. Ils iraient donc, en fin de compte, partager le sort du pauvre Guibord qui se trouverait bientôt ainsi en nombreuse et illustre compagnie. Et V. G. viendrait sans doute nous dire encore que l’opinion d’un théologien romain vaut pratiquement celle de la sainte congrégation dont il est membre, ce qui aurait pour résultat de forcer la Législature et le gouvernement de s’arrêter respectueusement devant toute opinion qu’un Monsignor romain qui ne connaît rien de nos affaires pourrait se mettre en tête de nous formuler. Le Clergé trouverait naturellement le système magnifique et nous montrerait sans doute pour en prouver sans réplique la transcendante excellence, les merveilleux résultats qu’il a obtenus en Italie, en Espagne et dans toute l’Amérique espagnole. Mais les hommes d’étude qui ont pu voir à quel degré de nullité intellectuelle, politique et nationale, et d’infériorité morale, les Clergés de tous les pays ont réduit les peuples qu’ils ont réussi à contrôler et dominer, ne sont guère disposés de laisser river sur eux la libérale et savante législation ecclésiastique.

Où est le gouvernement qui consentira à cela quand même vingt Conciles le déclareraient obligatoire ? Mais j’oublie qu’aujourd’hui les Conciles sont devenus inutiles et pure œuvre de surérogation. Car enfin un canoniste loué par Pie xi nous informait, il y a trois ans, que le Pape était tout et le Concile rien sans lui, et qu’ici la partie était plus que le tout. Un autre jugeait chrétien de nous apprendre que le Pape est comme un Dieu sur la terre ! Impie est celui qui refuse de l’égaler à Dieu !

Quelques autres canonistes l’ont appelé Vice Dieu, mais cette qualification me paraît quelque peu extravagante, quoique pourtant elle soit essentiellement ultramontaine !  !

On ne songe pas tout à fait assez. Mgr, que si nous devons être soumis au régime du droit canon, nous serons informés quelque jour, de par quelqu’illustre théologien de Rome, (on les fait tous illustres à distance.) qui n’aura jamais étudié autre chose que les décrétales vraies ou fausses :

1o Que les Évêques ont droit d’imposer des amendes à ceux qui publient, ou vendent, ou annoncent des livres mis à l’index à Rome : — comme par exemple le « Voyage en Orient, » Sismondi, Michelet, Descartes, Grotius, l’histoire ecclésiastique de l’abbé Racine, ou encore l’histoire de l’Église de France de l’abbé Guettée, approuvée par quarante Évêques de France, ou autres affreux livres de ce genre :

2o Que les Évêques ont le droit de frapper d’amendes les notaires en certains cas et de les priver de leurs charges. — Cela se faisait autrefois si l’on avait lieu de soupçonner qu’un notaire n’eût pas fait tous ses efforts pour faire faire des legs à l’Église par un moribond, ou s’il l’avait empêché d’en faire trop et de mettre sa famille sur le pavé ; ou même s’il avait reçu un testament sans que le curé fût présent, ce qui était considéré comme fait de mauvais vouloir envers l’Église !

3o Que les Évêques ont le droit par eux-mêmes et de leur propre initiative de commuer les volontés des testateurs. — Ainsi quand l’Église n’avait pas reçu autant qu’elle l’avait espéré, l’Évêque cassait le testament, prenait ce qui convenait à l’Église, et la famille s’arrangeait avec le reste. Et il n’y avait rien à dire car l’Église étant seule Juge de ses droits, et refusant la sépulture ecclésiastique à ceux qui ne lui donnaient rien en mourant, les familles devaient encore se trouver heureuses qu’on leur laissât quelque chose. Mais quand les officiaux et leurs familiers et employés avaient pu entrer dans une succession, il restait rarement quelque chose. On peut consulter les auteurs ecclésiastiques pour connaître leur opinion sur les officiaux.

4o Que les individus qui portaient la tonsure, fussent-ils mariés, sont exempts de toute juridiction laïque. — Dans ces temps heureux de l’omnipotence ecclésiastique, un homme qui avait commis un crime allait tout simplement chez un barbier se faire faire une tonsure, et de suite l’Église le réclamait comme passible de sa seule juridiction. Et l’on convoquait gravement des arbitres pour décider si la tonsure était antérieure ou postérieure au crime. Et quelle que fût l’énormité de ce crime, mon homme en était quitte pour quelques douzaines ou quelques centaines de chapelets, ou de récitations des psaumes de la pénitence, et aller entendre les offices à la porte de l’Église. S’il était riche, il rachetait un homicide pour quatre ou cinq livres tournois, et même le meurtre de son père pour dix-sept livres tournois : (environ dix-sept louis d’aujourd’hui.) Les gouvernements ont lutté pendant plusieurs siècles pour se débarrasser et débarrasser le monde de ce magnifique droit chrétien qui assurait l’impunité au malfaiteur dès qu’il avait une tonsure sur la tête.

Et quand je dis, Mgr que les théologiens romains déclareront ces dispositions obligatoires si on les consulte, je suis sûr d’être dans le vrai, puisqu’ils ne leur serait pas loisible de faire autrement, car ces dépositions émanent du Concile de Trente et obligent conséquemment la conscience des catholiques. Ce sont ces dispositions et plusieurs autres qui ont fait rejeter la discipline du Concile de Trente par les gouvernements, même celui du catholique Philippe ii d’Espagne. Mais si nous tombions sous le système d’interprétations des Monsignoris Romains, il nous faudrait bien subir ce beau système légal et politique, puisqu’ils le donneraient comme de droit divin. Et ceux qui nous parlent ici de l’adoption sans réserve du droit chrétien savent parfaitement que ce prodigieux système deviendrait obligatoire sous peine de péché. Et le fait est qu’en droit il l’est aujourd’hui puisque c’est un Concile œcuménique qui l’a décrété ; seulement on n’ose pas l’appliquer, mais on devrait refuser la sépulture ecclésiastique à ceux qui le violent. Pourquoi donc ne maltraite-t-on que le pauvre Guibord quand il y a tant de plus grands coupables que lui ?

Ceux qui nous parlent de l’adoption du droit chrétien se donnent bien garde de le définir comme il doit l’être. On n’ose plus dire ces choses, encore bien moins les faire. On sait que dans une population peu instruite, on peut se tenir dans les généralités en parlant du droit chrétien, et que la masse s’imaginera qu’il ne peut s’agir que d’un droit bien supérieur au droit laïc. Et bien quelle est la vérité ? C’est que le droit laïc a corrigé le droit chrétien ! C’est que le droit chrétien tel que l’ultramontanisme l’a fait n’est pas digne d’être comparé au droit laïc, parce qu’il constitue la violation et même le renversement de tous les droits ! C’est que si l’on osait entrer dans le détail des conséquences que produirait l’adoption du droit chrétien tel qu’on l’a fait on produirait infailliblement le rire universel.

En se tenant dans les généralités on est sûr d’aveugler les gens peu instruits. Ce système est plus commode. Quant à moi, je crois bien faire en disant la vérité et toute la vérité, pensant avec le grand St. Bernard et St. Grégoire le grand qu’il vaut mieux qu’un peu de scandale arrive que de celer la vérité,[9] et avec le grand Pape Innocent iii que la fausseté ne doit pas être tolérée sous le voile de la sainteté.[10]

Mais continuons l’examen des conséquences de l’adoption du droit chrétien dont nous parle tant le Nouveau-Monde avec complet parti pris de tromper le public. Et V. G. voudra bien remarquer avec quelle modération dans mes citations j’effleure ce sujet qui demanderait plusieurs volumes pour tout énumérer et tout expliquer ! Nous avons vu quelques ordonnances du Concile de Trente ; ce qui suit est tiré du droit canon, des bulles des Papes et du Syllabus.

5o Que l’Église a le droit illimité de posséder des biens, d’en acquérir, et de les recevoir par testament même au détriment des familles mises sur le pavé ; et qu’un gouvernement viole la loi de Dieu s’il veut en aucune manière régler ou limiter ce droit :

6o Que l’abolition des cours ecclésiastiques a été un attentat contre l’Église et que le Pape a le droit d’ordonner qu’on les rétablisse dans les états catholiques — et même protestants puisque le Pape a juridiction sur eux.

7o Que les gouvernements n’ont aucun droit de législater même sur la partie civile du mariage, que l’Église ne reconnaît pas ; ni de définir les effets civils du mariage en certains cas : — Ainsi un prêtre mariera clandestinement deux mineurs contre le gré de leurs parents et les cours de justice n’auront pas le droit d’intervenir.

8o Que les gouvernements n’ont pas le droit de laisser libres les prêts d’argent même sur les effets de commerce, et sont obligés canoniquement, ou de défendre de demander un intérêt, ou d’établir des taux très restreints sans aucun égard à la demande ou a l’abondance des capitaux ou aux circonstances du commerce. — Autrefois le prêt à intérêt était absolument prohibé comme péché mortel. Il y a là dessus plus de vingt décisions de Conciles et plus de cinquante décisions de Papes. Aujourd’hui néanmoins on le tolère. D’où vient cela ? De ce que l’on n’a jamais compris, ni voulu comprendre, quand les laïcs l’ont expliquée, la philosophie du prêt-à-intérêt, c’est-à-dire les raisons de toutes sortes qui en démontrent la complète légitimité. Sur cette question comme sur tant d’autres, la raison ecclésiastique a dû finir par reconnaître de fait la supériorité de la raison laïque. Mais le droit reste.

9o Que d’après les bulles d’excommunication des Papes et les commentateurs autorisés du droit canon, un catholique n’est pas tenu de payer une dette à un hérétique, ou que le Pape a le pouvoir de l’en dispenser, ou de lui défendre de payer cette dette : — Je serais curieux de voir le Nouveau Monde disséquer, ressasser et contourner cette chrétienne disposition du droit chrétien de manière à la rendre acceptable à la conscience des hommes :

10o Que le Pape a le droit de dispenser de l’accomplissement de tous serments quelconques, politiques ou civils ou privés ; donc de dispenser les citoyens d’obéir à la constitution on à la loi — V. G. n’ignore pas combien souvent les Papes ont dispensé de leurs serments les Princes qui avaient juré de maintenir intactes la constitution et les lois d’un pays.

11o Que le Pape a le droit d’établir des tribunaux d’inquisition dans tous les états catholiques, que les gouvernements y soient opposés ou non : — je doute, Mgr, que les nations soient très disposées aujourd’hui d’accepter l’Inquisition, cette perle du droit canon d’après le fringant abbé Morel ; et cette sublime perfection morale, d’après les illustres théologiens de la Civiltà !  !

12o Qu’il est légitime de priver de leur biens les enfants des hérétiques et de les enlever dans certains cas à leurs parents : — M’est avis qu’il ne serait pas absolument facile aujourd’hui de faire adopter ce détail de ce que le Nouveau Monde appelle le droit chrétien.

13o Que les gouvernements sont obligés, et peuvent être contraints par les censures ecclésiastiques, de refuser aux hérétiques l’exercice public de leur religion :

14o Que la crainte d’une excommunication injuste est une raison suffisante pour justifier un homme de violer un devoir : — Ainsi un législateur, s’il craignait d’être excommunié même injustement, devrait voter contre les lois que sa conscience lui dicte ; un juge serait tenu de juger contre la loi ; un tuteur ne devrait pas placer à intérêt les capitaux des mineurs dont il administre les biens :

15o Que les Ecclésiastiques sont essentiellement sujets du Pape et lui sont fondamentalement soumis en tout ordre de choses ; et qu’ils doivent faire passer leur obligation de lui obéir passivement avant leurs droits ou leurs devoirs de citoyens du pays de leur naissance, ou des pays où ils vivent sous la protection de la loi : — Toujours le droit chrétien du Nouveau Monde !

16o Que le Pape ne pouvant se réconcilier avec la Civilisation moderne et le progrès, il faut, chaque fois qu’un pape, ou un théologien qu’on nous qualifiera d’illustre, déclarera l’une des conquêtes de la civilisation hostile à la suprématie du Clergé sur le temporel, mettre cette conquête au panier et changer les lois qui déplaisent au Pape ou aux théologiens illustres ou non !

Voilà, Mgr, une très petite partie des conséquences qui découleraient pour un peuple de la reconnaissance du droit que réclame la Cour de Rome de contrôler les gouvernements dans le détail infini de leurs devoirs et de leurs attributions. Voilà ce qui nous arriverait si nous acceptions le droit chrétien que le Nouveau Monde nous offre en se donnant bien garde de le présenter tel qu’il est. V. G. croirait-elle vraiment qu’il existe un gouvernement au monde prêt à admettre toutes ou seulement quelques-unes de ces prétentions ? S’il est vraiment des ecclésiastiques, à Rome ou ailleurs, qui le pensent, cela ne fait que démontrer péremptoirement leur complète incompétence à régir les sociétés aussi bien que leur entière ignorance des vrais principes du droit public.

Ces prétentions n’excitent aujourd’hui que le rire. Malheur à ceux qui ne le comprennent pas !

Votre Grandeur croirait elle aussi par hazard, que les laïcs prennent au sérieux cette tentative de l’Épiscopat canadien recevant l’impulsion de Rome — qui me fait un peu, entre parenthèse, l’effet de vouloir faire ici des expériences in animá vili — de soumettre les détails de nos institutions politiques, de notre législation et de notre politique locale, au contrôle des membres des congrégations romaines ? Si V. G., et surtout l’épiscopat canadien, le pensez, il est temps, je crois, que l’on se détrompe. Quel est l’homme sensé en Canada ou ailleurs qui consentira à regarder comme nécessairement sages les décisions d’hommes qui ne comprennent ni notre Constitution, ni le principe générateur de nos lois, ni les circonstances locales, ni les principes généraux de gouvernement ou d’administration, ni surtout les nécessités de l’époque ! Mais ces hommes sont ceux là même qui, avec la Civiltà Cattolica pour organe officiel, commencent par nous signifier que nos Parlements et nos Municipalités sont d’horribles choses que l’on ne saurait comparer qu’aux os décharnés d’Ezéchiel !  ! Voilà les hommes dont on veut faire nos guides ! Mais quand donc comprendra-t-on, pour l’amour de Dieu, que des hommes qui nous affirment les mains jointes avoir renoncé au monde, et vouloir continuer de lui rester étrangers, quand donc comprendra t-on que ces hommes, pour ne pas fausser le plus simple bon sens, devraient aussi renoncer à régir le monde ? Quoi ! le monde n’est pas digne de vous et vous seuls devez le gouverner ! N’y renoncez vous donc que de bouche ? Toute votre conduite semble vraiment le démontrer !

Il ne faut pas prendre, Mgr, pour l’expression de l’opinion publique les hypocrisies de quelques journalistes qui parlent de soumission entière aux Évêques s’il demandent telle loi qu’il leur plaira à la Législature, et qui nous affirment même que c’est une obligation d’aller au devant de leurs désirs. Ces jeunes écrivains qui sortent tout frais de collèges où trop souvent on les persuade que l’homme n’a pas reçu une raison pour s’en servir, ont adopté ce moyen de faire leur cour à la puissance ecclésiastique, qui ouvre tant de portes en Canada ! Ils font ainsi leur petite besogne d’avancement personnel et mousser leurs petites combinaisons ambitieuses ; mais ils savent parfaitement que tout en flattant le Clergé dans ses convoitises de suprématie sur le temporel, les lois si libéralement offertes n’en passeront pas d’avantage. Plusieurs même combattraient demain ce qu’ils offrent aujourd’hui de bouche s’ils voyaient le moindre danger qu’on l’obtînt. Tant qu’il n’existe pas, ils font leurs petites affaires d’ambition en offrant avec une libéralité infinie aux dépens d’autrui tout ce que le Clergé pourrait désirer. Il en coûte si peu d’offrir pour se faire donner des bonnes notes, et avec la parfaite certitude que l’offre ne peut être suivie d’exécution ! Je ne comprends pas que le Clergé ne voie pas cela ! Et pourtant voilà déjà plusieurs questions sur lesquelles ceux qui avaient tant promis n’ont rien tenu ! Ils ont vécu de la confiance du Clergé, et la seule force des choses les a rejetés dans une autre direction quand le Clergé a eu besoin d’eux !

Il n’existe pas un homme digne d’entrer dans un gouvernement qui consentirait à recevoir sa direction des membres des congrégations romaines, dont quelques unes sont si décriées par leur arrêts ou par les opinions ou les décisions qu’elles ont émises à différentes époques. Il ne faut pas avoir étudié beaucoup, Mgr, pour pouvoir citer une centaine de décisions de congrégations romaines qui ferait rire même le Clergé aujourd’hui. Si l’on ne sait pas cela en Canada, c’est que personne n’étudie ces sujets. Mais s’il fallait citer des faits, j’en ai un magasin, et sans avoir puisé chez les impies ou les ennemis. Et je les ai collectés et réunis parce que je vois clairement depuis vingt ans que tôt ou tard il faudra faire face avec énergie aux envahissements préparés de longue main de l’ultramontanisme, et le peindre par lui-même pour le faire connaître tel qu’il est. Presque tous ceux qui le représentent dans la presse portent un masque ; ne disent pas ce qu’ils savent quand ils ont étudié, ou sont ignorants quand ils croient ce qu’ils disent.

Et puis, Mgr, les voyageurs instruits qui vont à Rome et qui causent droit public avec les membres si vantés ici des congrégations romaines, sont tout stupéfaits de leur inaptitude à saisir les plus simples questions de droit politique ; de les voir si neufs sur tout le droit moderne et si arriérés, je dirais presque si rouillés, sur les questions économiques ou d’administration les plus ordinaires. Et où auraient-ils pu apprendre ces choses ? Ils ne lisent rien de ce qui se publie en Europe depuis cinquante ans et ils l’ont presque tous en horreur ! Ils peuvent être très forts sur les livres et les sujets qu’ils ont étudiés, mais ils ont malheureusement étudié précisément ce qui les a éloignés du mouvement actuel des idées. Est-ce dans St. Thomas qu’ils ont pu trouver la solution, ou l’examen, des questions sociales, économiques ou industrielles qui ont surgi quatre siècles après lui ? Évidemment, Mgr il faut de deux choses l’une : ou être de son époque ou ne pas chercher à la régir.

Non ! Mgr il faut renoncer à cette irréalisable idée de faire contrôler notre législation ou notre politique intérieure par les théologiens de Rome ou par les Évêques du pays. Des fourbes peuvent faire semblant de se montrer disposés à le permettre, mais personne n’y songe sérieusement, et trop souvent ce sont ceux-là qui le disent le plus qui le pensent le moins. Et toute la différence entre moi qui vous parle ainsi et ceux qui vous tiennent un autre langage, c’est que je vous dis franchement ce qui est, pendant que les autres ne disent pas ce qu’ils pensent. Ils trompent Vos Grandeurs, et quand ils disent oui, c’est pour se faire accepter du Clergé et se faire recommander au peuple, mais ils font non sous main et travaillent derrière le rideau en contre sens de leurs protestations. Et ce qui le prouve, c’est que quand ils vous ont flattés pendant vingt ans, ils vous abandonnent au moment critique, comme cela vient de se voir. Et c’est la seule force des choses qui les amène là. Ils ne peuvent pas faire ce qu’ils ont promis, et quand ils promettent quelque chose dans le sens clérical, ils savent qu’ils ne l’exécuteront pas !

Et la raison en est toute simple, Mgr. Le monde ne saurait redevenir clérical après les terribles luttes qu’il a subies, les effroyables catastrophes par lesquelles il est passé pour s’affranchir de ce joug. Et toute tentative que le Clergé fera pour obtenir le contrôle de la politique du pays aboutira fatalement à une déception au moment même où l’on croira tenir la chose tant convoitée.

Ma lettre, Mgr, dépasse de beaucoup les bornes que je m’étais prescrites, mais il était, je pense, permis à un homme traité comme je l’ai été de faire un retour sur le passé ; de montrer où ont si gravement failli les hommes qui l’ont condamné avec bien plus de passion que de savoir ; de résumer les antagonismes ardents, les convoitises mal déguisées, les intrigues secrètes ou publiques, et surtout les fautes graves de ceux qui aspirent au contrôle universel et qui se contrôlent si peu eux mêmes qu’ils sont à couteaux tirés les uns avec les autres ; de montrer enfin combien peu s’entendent entre eux les hommes qui se prétendent les seuls guides sûrs de l’intelligence publique, et dont les luttes tantôt sérieuses, tantôt risibles, font que les fidèles ne savent plus à quel saint, ou plutôt à quel Évêque, se vouer.

J’ai montré au Clergé où il s’égare certainement. Je n’ai pas la suffisance de croire que je serai écouté ; car toute l’histoire est là pour montrer que jamais les Clergés ne s’arrêtent, même devant les catastrophes qu’ils ont rendues imminentes. Ils poussent partout leurs avantages jusqu’à ce qu’ils soient brisés. Alors ils crient au malheur des temps quand ils devraient ne se repentir que leur propre orgueil de corps, de leur soif inextinguible de domination et de leur invincible opiniâtreté.

Je sais bien qu’en faisant entendre les vérités que j’ai dites, je me suis suscité quelques haines de plus. Je sais que l’on ne raisonne pas avec l’ultramontanisme qui est l’intolérance en essence ; qui ne permet à personne de penser en dehors du cercle si restreint de l’index, et qui veut que chaque citoyen soit dans la main du prêtre ce qu’est l’enfant de collège, dans la main du professeur, ou le moine devenu cadavre (perindè ac cadaver) dans la main de son supérieur ; mais j’ai cru qu’il était bon de remettre un peu sous les yeux d’un Évêque Canadien les graves considérations que suggère l’état singulier où l’on a fait arriver le pays par une pression politico ecclésiastique, pression qui heureusement se résume aujourd’hui dans le plus parfait brouhaha clérical que l’on ait encore vu ici et qui s’est ainsi nullifiée elle-même.

J’ai l’honneur d’être,
Monseigneur,
De Votre Grandeur,
Le serviteur très obéissant et très
humble,
L. A. Dessaulles.
  1. Ces choses sont si étranges ; cette singulière et injuste habitude de donner si facilement gain de cause à celui qui réussit à parler le premier peut paraître si incroyable chez des hommes que l’on nous affirme n’agir jamais que par les plus exquises notions de conscience, que bien des personnes ici sont disposées d’accueillir d’emblée, et en quelque sorte avec une espèce de soulagement intérieur, les dénégations indignées de ces assertions que ne manquent pas de faire les intéressés, ou leurs représentants, ou leurs instruments. Malheureusement pour le système et ses défenseurs adroits ou non, la lettre même que Mgr de Montréal vient de publier le 13 Mars dernier, offre une preuve complète, irrésistible de mes assertions concernant les allures des tribunaux romains. Est-il témoin plus irrécusable que celui-là ?

    Nous voyons par cette lettre, qu’en 1862, Mgr de Montréal se rendit à Rome pour demander au St. Siège l’autorisation de fonder une Université à Montréal. Comme on s’y objectait à Québec, Sa Grandeur nous informe qu’avant son départ, elle prévint son Métropolitain de son intention, l’invitant même à se rendre à Rome, pour discuter la chose à l’amiable entre eux devant le tribunal chargé de prononcer. Mgr de Montréal se rend à Rome assez longtemps avant Mgr Baillargeon, mais nous assure qu’il s’abstint rigoureusement de dire un mot de son projet avant l’arrivée de l’Archevêque. Celui-ci arrive enfin, mais après avoir écrit à l’avance et préparé son terrain, suivant Mgr de Montréal. Et un beau jour, Mgr Nardi vient informer Mgr de Montréal que le Pape l’engageait à ne pas demander la permission de créer une Université à Montréal. Qui fût étonné et profondément étonné, ce fut naturellement Mgr de Montréal, qui n’avait soufflé mot à personne de cette question, et qui se voyait couper l’herbe sous le pied par son collègue, plus actif ou moins délicat suivant lui. « J’en tombai des nues » dit Mgr de Montréal à l’un de ses amis, d’après un écrivain du Franc Parleur du 21 Déc. dernier. Et Mgr de Montréal lui-même, dans sa lettre précitée du 13 Mars, nous dit : « Comme on le voit, il ne s’agissait plus, pour l’Évêque de Montréal, de comparaître devant le St. Père ou son représentant pour donner les motifs de sa démarche, mais pour recevoir une décision ! Aussi ne comparut-il que pour la forme devant le Cardinal Barnabo avec Mgr l’Archevêque et M. Taschereau.

    Voyons ! que veut-on de plus décisif ? L’Évêque ne parle à personne de son projet, pour n’avoir pas l’air de profiter de l’absence de l’Archevêque, et un beau matin, il apprend avant d’avoir donné une seule explication à qui que ce fût, que l’Archevêque avait fait désapprouver son projet ! L’Archevêque avait parlé seul et il avait pleinement réussi ! Et quand l’autre s’imagine qu’il va pouvoir présenter ses raisons, on l’informe que la cause est jugée contre lui ! Pourtant l’Évêque de Montréal était à Rome. Il était donc facile de lui demander de s’expliquer. Et n’eût-il pas été à Rome, la plus simple justice comme le plus gros bon sens exigeaient qu’on le fit. Ainsi donc, lui présent, on donne raison sans même le prévenir à son adversaire ! Chez nous, laïcs, cela s’appelle de la conspiration, jamais de la justice. Mais c’est peut être parceque nous n’avons pas les grâces d’état !

    Ne devait-on pas inviter Mgr de Montréal à s’expliquer avant de repousser son projet ? Eût-il tort, il devait être entendu. Avec des juges laïcs, il l’eût été certainement ; mais les cours ecclésiastiques entendent la justice tout autrement. C’est le plus pressé ou le plus adroit qui a raison. La Propagande, l’une des saintes congrégations, décide donc que les raisons ne l’Archevêque sont bonnes, et sans les connaître, prononce celles de Mgr de Montréal mauvaises puisqu’elle décide contre lui ! Et c’est Mgr de Montréal lui-même, l’admirateur passionné de la Cour de Rome et de tout ce qui s’y fait, qui vient nous apprendre qu’il est allé devant le Cardinal Barnabo, non pour être entendu, mais pour voir repousser son projet sans qu’il eût pu être entendu !  ! il était condamné avant d’avoir pu dire un mot ! Et cela par une sainte congrégation ! Si Mgr de Montréal veut se soumettre à cette moquerie de justice. libre à lui, c’est son affaire, mais de quel droit vient-il gourmander en termes amers les laïcs qui ne veulent pas l’admirer ?

    Est-il bien étonnant, à présent, que l’on n’ait pas communiqué à l’Institut la fausse accusation de Mgr de Montréal contre lui, quand on ne l’invite pas lui-même, quoique présent, à donner ses raisons ? On refuse à un Évêque que l’on a sous la main l’occasion de s’expliquer, et il serait impossible, d’après les trompeurs d’ici, que l’on ait l’ait la même injustice à des laïcs vivant à deux mille lieues de distance !  !

    Je n’entends pas le moins du monde, ici, jeter le moindre louche sur la conduite de Mgr Baillargeon, car je n’ai pas le droit de lui donner le tort sans connaître sa version des faits. C’est son collègue de Montréal qui, pour sauver les juges, prétend avoir été surpris par lui. Or, l’Archevêque avait le droit de soumettre sa cause, même quand Mgr de Montréal ne parlait pas de la sienne. Il a trouvé des juges qui lui ont donné raison sans demander à son adversaire de s’expliquer, tant mieux pour lui. Ce n’est pas lui qui a mal agi, ce sont les juges. L’Archevêque n’était pas tenu de supposer que les juges violeraient toutes les règles de la justice au point de ne pas entendre son adversaire. À eux seuls incombait le devoir d’appeler celui-ci pour connaître son point de vue de la question. En ne le faisant pas, qu’ils soient prêtres, laïcs ou cardinaux, ils ont certainement prévariqué ! J’invite les trompeurs d’ici à indiquer une autre alternative. Qu’un juge soit laïque ou Évêque, Roi ou Pape, il n’a jamais le droit de donner gain de cause à l’une des parties sans entendre l’autre. Et c’est parce que cela se fait tous les jours à Rome, que les tribunaux romains sont si décriés dans le monde. Mais quand on traite un Évêque présent comme Mgr de Montréal nous raconte qu’il a été lui-même traité, je demande ce que l’on ne se permettra pas contre des laïcs absents ?

    Mais ce qui montre combien peu les ecclésiastiques ont la vraie notion de la justice ; ou si on l’aime mieux, car c’est l’un ou l’autre, combien ils s’entendent pour voiler les fautes supérieurs, c’est que Mgr de Montréal, qui s’en vient nous représenter l’Archevêque comme l’ayant surpris auprès des juges et évincé sans qu’il en sût rien, sait comme moi que ce sont les juges seuls qui sont coupables de s’être laissés surprendre si surprise il y a eu. L’Archevêque n’a pas pu oser demander aux Juges de ne pas inviter Mgr de Montréal à donner ses raisons. Et que l’Archevêque, en mettant les choses au pire, le voulût ou non, les Juges n’en devaient pas moins inviter son adversaire à les donner. Mgr de Montréal n’a donc pas le droit de chercher à faire croire qu’il y a eu surprise de la part de l’Archevêque, car les Juges seuls devaient voir à ce qu’une des deux parties ne pût-être surprise ! Et quand Mgr de Montréal vient prétendre qu’il y a eu surprise, c’est clairement au Juge qu’il doit reprocher cette surprise, et non à la partie. Pourquoi Mgr de Montréal ne dit-il pas un mot du Juge ? Pour cette seule raison que même quand ces Juges là se trompent, il faut arranger et contourner les choses de manière à faire croire au peuple qu’ils ne se trompent jamais ! Voilà le système ecclésiastique ! Mais est-ce là de la conscience chrétienne ?

    Eh bien, c’est cet homme qui a été condamné comme nous avant d’avoir pu dire un mot ; c’est cet homme qui conséquemment connaît mieux que personne les allures de la justice romaine, qui nous traite de calomniateurs parce que nous avons dit que nous avions été condamnés à Rome sans être entendus ! Il vient maintenant nous informer qu’il a été lui-même traité de la même manière avant nous, et il a osé dire, sur son caractère d’Évêque, que l’on n’agissait pas ainsi à Rome ! Mais pourquoi donc est-il tombé des nues ? Parce que l’Archevêque avait gagné sa cause avant que lui-même eût pu dire un mot ! Et tout cela était fait quand il affirmait que cela ne se pouvait faire à Rome !  ! Serait-il donc vrai que l’on ne peut pas obtenir la vérité d’un ecclésiastique quand il s’agit de la faute d’un supérieur ?

    Le Pape lui-même fait dire par Mgr Nardi, à Mgr de Montréal de ne pas pousser son projet. C’était dire que l’on donnait gain de cause à l’Archevêque. Le Pape ignorait-il que Mgr de Montréal n’eût pas été entendu ? Certainement non, puisqu’il n’avait pas pu décider en faveur de l’Archevêque sans au moins se demander : « Mais, qu’est-ce que mon bon Bourget a à dire là-dessus ? » Si le Pape ne s’est pas même demandé cela, il s’est très certainement trompé et a commis une grave injustice. Est-il plus permis au Pape qu’à un autre de donner gain de cause à une partie sans entendre l’autre ? Est-ce en n’entendant qu’un côté que le Pape possède cette infaillibilité que l’on attribue maintenant à ses décisions sur les moindres affaires qui se transigent à Rome ? « Allez au tribunal infaillible ! Nous sommes heureux d’être appelés devant le tribunal infaillible ! » Et cela à propos d’une question de régitres de paroisse, ou d’une rivalité locale d’Évêque à Évêque ! Ah, M. de Montalembert voyait clair quand il parlait de l’atmosphère de flagorneries où nous vivons ! Où est le fourbe qui viendra soutenir en présence d’hommes sérieux que le Pape est infaillible dans un procès entre deux Évêques, surtout quand il n’a entendu que l’un des deux ? Et c’est pourtant sur ces questions que notre ultramontanisme local parle à tout propos d’infaillibilité ! Et c’est Mgr de Montréal lui-même qui nous informe que la question est devant le tribunal infaillible et, qui vient nous raconter comment, sur cette question là même, le tribunal à déjà une fois donné gain de cause à l’Archevêque sans l’entendre ! Voilà un curieux certificat d’infaillibilité ! Le Pape a prononcé sur une question sans la connaître puisqu’il n’a pas entendu l’une des parties, et il n’a pas pu se tromper !

    Eh bien, voilà des choses claires, palpables, irrésistibles. On m’insultera, mais on n’osera pas aborder franchement les faits. On me calomniera, mais on ne me dérangera pas d’une ligne sur ce que je dis ici. Que l’on veuille donc bien, pour l’amour de Dieu, de la conscience et du bon sens, cesser de nous parler d’un tribunal infaillible qui donne gain de cause à un Évêque sans entendre l’autre ! Comment le Pape a-t-il pu en conscience prononcer le Non Expedire sans entendre Mgr de Montréal ? Voilà donc le grand Pie IX pris en flagrant délit d’injustice, et ce sur le propre témoignage, sur le propre exposé de Mgr de Montréal ! Voici donc le dilemme dans lequel les trompeurs d’ici se trouvent placés. Ou, Mgr de Montréal a calomnié le Pape, ou le Pape a commis la plus grave erreur comme Juge suprême de l’Église en le condamnant sans l’entendre. Il ne reste donc aux trompeurs que la dernière ressource de prétendre que le Pape a le droit de condamner sans entendre. S’il veulent soutenir cela je les invite à une conférence publique ! Et je leur promets d’intéressants renseignements sur les droits que l’ultramontanisme attribue au Pape.

  2. Il obtenait quelques mois plus tard une lettre formelle d’approbation de Mgr de Montréal. — (Lettre du 4 octobre 1872.)
  3. Depuis ce temps, Sa Grandeur est venue plaider elle-même sa cause devant l’opinion publique. Nous étions des indociles, nous, pour avoir fait précisément cela !
  4. Coquin et brigand
  5. Et il l’embrassa.
  6. Décédé il a quelques mois.
  7. Mgr Dupanloup a perdu un œil depuis plusieurs années.
  8. Consulté par Mgr de Montréal sur le vote des députés catholiques sur la question des écoles du Nouveau-Brunswick.
  9. Melius est ut scandalum nascitur quam veritas relinquatur.
  10. Falsitas sub velamine sanctitatis tolerari non debet.