La Grandeur et la décadence d’Ali-Kourschid Bey
« J’étais perdu et j’ai été retrouvé ; j’étais mort et je suis ressuscité. » — C’est en ces termes que M. Basile Miltiade Nikolaïdy commence le curieux petit livre dans lequel il nous raconte le roman de son étonnante jeunesse, et on assure que dans ce roman tout est vrai. À ce compte, il faut avouer que peu d’hommes ont débuté dans la vie par des aventures plus singulières, par des vicissitudes de fortune plus tragiques et plus bizarres[1]. Les amis de M. Nikolaïdy avaient souvent entendu de sa bouche l’histoire de sa mort et de sa résurrection ; ils l’ont engagé à en faire part au public, il s’y est décidé sur le tard. Son livre est écrit dans un grec moderne qui ne ressemble guère à celui de Xénophon, mais qu’il ne faut point mépriser. Quiconque a eu le plaisir de cueillir au sommet de l’Acropole une petite plante de basilic et de la froisser dans sa main se souviendra toujours de l’odeur pénétrante qu’exhalent ces petites feuilles ovales ; quiconque a mangé d’un agneau qui avait brouté les gazons courts de l’Hymète ou du Pentélique lui a trouvé un goût exquis que n’ont pas les nôtres. Il y a dans la prose de M. Nikolaïdy je ne sais quoi qui rappelle le parfum d’un basilic, la saveur d’un agneau pascal nourri de sauge et de thym. Celui qui traduira son récit en français devra s’appliquer à lui conserver et sa saveur et son parfum ; sinon, ce sera bien le même livre, mais ce ne sera plus la même chose.
M. Basile Nicolaïdy était mort l’année même de sa naissance, il est ressuscité entre dix et quinze ans. Il s’en félicite, et il a raison. Il a bien employé sa vie ; il est devenu un homme de mérite, un homme fort instruit. Après avoir pris ses grades à l’université d’Athènes, il a habité successivement l’Italie, l’Allemagne, la France, l’Angleterre ; il sait l’italien, l’allemand, le français et l’anglais. Il a été plus tard voyageur et à la fois archéologue et touriste politique. Il a étudié avec soin les provinces grecques qui ne jouissaient pas des bienfaits de l’indépendance, qui gémissaient encore sous la verge du padichah. Ses laborieuses recherches ont profité à son pays. Nous apprenons par un gracieux article que M. Henri Houssaye lui a consacré dans le Journal des Débats qu’il a été durant vingt ans attaché militaire à Paris et qu’il a publié une excellente Grammaire française en grec moderne. Il peut être content de lui, il n’a pas perdu son temps, et cependant les dix années qu’il a passées chez les morts sont demeurées dans son imagination comme la page la plus lumineuse de son histoire.
À vrai dire, il n’était pas tout à fait mort, il se trouvait plongé dans une douce torpeur de l’esprit et de l’âme, accompagnée de rêves délicieux. En ressuscitant Basile Miltiade, on l’a réveillé en sursaut, ce qui est toujours déplaisant. Parmi ses lecteurs il s’en trouvera peut-être plus d’un qui voudrait s’être perdu comme lui et n’avoir pas été retrouvé, avoir dormi et rêvé comme lui et ne s’être pas réveillé. Ils auraient tort, il est le premier à le leur dire ; mais il éprouve le besoin de se le dire à lui-même. Il y a en lui comme un incrédule qu’il cherche à convertir, et c’est le charme de son livre, qui n’a pas été écrit par un pédant. La morale est la plus importante des sciences divines et humaines, mais elle n’est pas toute la philosophie. M. Nikolaïdy est plus philosophe que moraliste, et ses lecteurs lui en sauront gré.
Qu’on se représente un petit Pérote, ne le 1er janvier 1821, au moment où éclatait l’insurrection grecque et où, par mesure de représailles, le sang des chrétiens allait inonder les rues de Constantinople. Son père est décapité ; sa mère, âgée de dix-sept ans et fort belle, réussit à se soustraire aux outrages, à se cacher, mais elle n’ose le garder auprès d’elle. Un de ses oncles se charge de lui et de sa nourrice ; on l’emmène à Chio, comme dans un asile sûr. Au bout de quelques mois, à l’instigation des Samiens, la pacifique Chio se révolte ; l’insurrection est étouffée dans le sang. L’enfant a été emporté par son oncle dans une grotte. Un esclave noir, nommé Selim, et trois farouches agas découvrent les fugitifs, les détroussent, se partagent leurs dépouilles, après quoi l’oncle et la tante du petit Basile sont égorgés et lui-même est conduit avec sa nourrice chez le pacha de Magnésie, chez le puissant Karaosmanoglou, vrai satrape de l’Asie-Mineure, à qui appartenait le noir Selim. Il se trouva que le petit Basile était beau comme le jour, qu’il avait des cheveux d’or, qu’il avait des yeux d’azur. Il plut aux femmes du pacha, il plut aux quatre filles du pacha, il plut au pacha lui-même, qui le donna à ses filles et à ses femmes en leur disant : « Grandes et petites, voilà une poupée vivante pour vous amuser. » On l’adopte, on le démarque en changeant son nom, et c’est ainsi qu’à l’âge de quinze mois Basile Miltiade fut transformé en Ali-Kourschid-Bey, fils de pacha.
Dès qu’il fut en âge de raisonner et de déraisonner, la très bigote Chalimé, intendante du harem, fut chargée de lui enseigner les trente-quatre lettres turques et le catéchisme musulman. Malgré l’horreur qu’elle lui inspirait, il fit honneur à ses leçons ; on lui donnait beaucoup de roupies pour le récompenser de son zèle. Il apprit bien vite à lever au ciel l’index de la main droite, et un jour, fier comme Artaban, il fut introduit auprès de son père adoptif et s’écria d’une voix retentissante : « La ilahe ill’ Allah ! Mohammente resouloullah ! Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète. « Il savait par cœur beaucoup d’oraisons arabes, et il montait dans une chambre haute pour réciter l’ezan ou invitation à la prière. C’est ainsi qu’Ali-Kourschid-Bey devint un de ces vrais musulmans dans lesquels il n’y a point de fraude, si bien que le pacha, ravi de ses progrès, déclara en plein harem que n’ayant pas de fils, il entendait faire de cet enfant son successeur et son seul héritier. Et l’enfant jura qu’il serait un jour digne de son père, qu’il honorerait son nom, qu’il commencerait par couper la tête à Chalimé, qu’ensuite il marierait richement trois de ses sœurs, se réservant la plus jeune pour lui-même, et qu’il mériterait le bonheur éternel en égorgeant des centaines de giaours.
De tous les articles de son catéchisme, c’était le paradis turc qui l’enchantait le plus. Il se flattait d’y avoir sa place marquée d’avance et il aimait à se représenter ce séjour de tous les plaisirs, de toutes les félicités. Les portes en étaient d’or. Les lits, les meubles, les vêtemens des justes étaient ornés de pierres précieuses et autour d’eux voltigeaient ces houris qui ne vieillissent pas et qui portent des robes éthérées. Les fleuves roulaient du lait, les lacs regorgeaient de miel. Les arbres laissaient pendre jusqu’à terre des fruits savoureux, et p’us on en mangeait, plus il y en avait Les collines étaient faites de riz ou de pilaf savamment assaisonné et toujours chaud. Des chants angéliques, des concerts de voix et d’instrumens servaient d’accompagnement aux fêtes de l’estomac ; des fleurs miraculeuses embaumaient un air toujours pur, toujours lumineux, et à leur parfum se mêlait celui des viandes rôties et de toute sorte de pâtisseries raffinées que les hommes ne connaissent point. Tel est le sort réservé aux vrais croyans, à ceux qui sont morts pour leur foi ou qui ont tué beaucoup de giaours. Comme l’a remarqué un écrivain anglais, chacun se forge un paradis à sa guise et selon ses goûts. Le Peau-Rouge rêve de collines brumeuses, couvertes d’épais fourrés où son chien à jamais fidèle lui tiendra éternellement compagnie. L’adorateur d’Odin se promettait de banqueter un jour dans la maison de son dieu et de boire beaucoup de cervoise dans le crâne de ses ennemis. Quant au grave méthodiste, il se représente un endroit où les congrégations ne uniront jamais, où les sabbats n’auront point de terme :
Where congregations never break up,
And Sabbaths never end.
Instruit par la docte Chalimé, le jeune Ali-Kourschid ne concevait pas
la béatitude à venir sans beaucoup de pilaf et sans beaucoup de houris, et il ne faut pas croire que ce genre de catéchisme efféminé les
âmes. On prétend que si le soldat turc est de tous les soldats celui
qui craint le moins la mort, c’est qu’il aperçoit toujours au bout de
son fusil le paradis de Mahomet et une houri qui l’appelle.
En attendant les joies réservées aux bienheureux, Ali-Kourschid s’était promis de couler ici-bas une vie délicieuse, de se procurer tous les agrémens, tous les plaisirs imaginables, et il ne négligeait rien pour cela. Il nous assure que, dès l’âge de cinq ans, il y avait au moins cinq péchés capitaux auxquels il était fortement enclin : l’orgueil, la gourmandise, l’envie, la colère et la paresse. Habillé de pourpre de la tête aux pieds, fier des broderies d’or qui éclataient sur son vêtement, portant à sa ceinture un petit kandjar doré toujours prêt à sortir du fourreau, ce marmot à turban regardait tout le monde de haut en bas, vomissait des injures contre quiconque avait l’audace de lui tenir tête, voyait tout plier sous son altière volonté, faisait pleurer à chaudes larmes sa gouvernante Chatsé, qui l’adorait, menaçait de son kandjar ses sœurs elles-mêmes et son oncle Giakoub-Bey, rabrouait impitoyablement les trente femmes du harem, qui se vengeaient de ses tyrannies en le traitant de giaour aux yeux bleus. Le pacha l’admirait, le gâtait, applaudissait à tout, riait de ses incartades, embrassait « le giit, le petit héros, » et lui disait : « Aferum, ogloum ! Bravo, mon enfant ! tu deviendras un homme. « Il avait parfois des entrailles, des emportemens d’humeur généreuse ; il s’érigeait en justicier, il se piquait de redresser les torts. Plus souvent il opprimait les innocens et, à sa prière, les coups de bâton pleuvaient comme grêle. Un jour de beïram, étant sorti avec sa petite carabine, il commença par tirer des salves en l’honneur de Mahomet ; puis, avisant un juif occupé à chercher ses puces dans sa chemise, il le coucha en joue, l’étendit raide sur la place. Cette fois, le pacha mit un peu de réserve dans ses félicitations, quelque froideur dans ses embrassades, et les femmes du harem accablèrent le héros de reproches ; la victime leur vendait du mastic, des parfums, de la céruse, du rouge. Le héros finit par s’associer à leur chagrin : ce rouge servait quelquefois à lui teindre les jouas.
Étant en visite chez une tante de ses sœurs qui habitait Smyrne, on le conduisit à bord d’une frégate française, où son attention fut attirée par les deux mots : « Honneur et patrie, » gravés en lettres d’or au-dessus du gouvernail. Il se les fit épeler, il les retint. Ces mots mystérieux lui plaisaient infiniment ; il n’en comprenait pas le sens, mais il en aimait la musique, et, dès lors, il en fit sa devise, son refrain favori. Quand le ciel se brouillait et que la pluie contrariait ses projets, il montrait ses deux poings aux nuages en criant à tue-tête : « Honneur et patrie ! » Quand il avait réussi à saupoudrer de farine le noir Selim, il s’écriait encore : « Honneur et patrie ! » Les femmes du harem avaient fini par le surnommer : Honneur-Bey. Il remarque qu’on aurait mieux fait de l’appeler Horreur-Bey. Nous ne répèterons pas après lui qu’il était en train de devenir le plus Turc des Turcs, car il y a peu d’hommes plus honnêtes, plus sages, plus patiens, plus endurans, plus doux pour les animaux, pour les faibles et pour les petits que le paysan turc de l’Asie-Mineure ou de la Roumélie. Mais assurément Ali-Kourschid était devenu un vrai fils de pacha, un vrai rejeton de cette aristocratie des dix mille de Stamboul, qui possède toutes les places et tous les emplois, le représentant accompli de cette jeunesse dorée qui considère l’empire ottoman comme sa ferme, la bourse du pauvre comme son coffre-fort, et son bon plaisir comme la seule loi de l’univers. Le pacha avait un secrétaire grec, dont l’amusement était d’enregistrer avec soin tous les exploits du « jeune héros. « Il écrivit un soir dans son journal : « Si cet enfant vit et reste Turc, il sera quelque jour pacha. Que le Seigneur protège les gens qui tomberont sous sa coupe et particulièrement les chrétiens ! »
On a beau être bey et avoir l’âme aussi tendre qu’un caillou, on a ses faiblesses, ses endroits vulnérables. Ali-Kourschid avait conçu d’emblée une vive et romanesque affection pour Zeïneb, la plus jeune de ses quatre sœurs, qui avait quelques années de plus que lui. Il était avide de ses caresses ; il l’appelait son petit cœur et ses deux yeux : ϰαρδίτζα μου, δύω μου μάτια. Elle avait su dompter la petite bête féroce, elle le regardait en souriant ; c’en était assez pour désarmer ses fureurs. Un jour, le pacha autorisa Ali-Kourschid à lui demander tout ce qui lui plairait, déclarant d’avance qu’il aurait contentement. Zeïneb lui dit tout bas de demander un joli petit char doré qu’elle convoitait. Il avait bien autre chose en tête ; il s’écria en rougissant : « Je veux qu’on me donne Zeïneb pour femme. » Tout le harem se mit à rire. On lui représenta qu’on n’épouse pas sa sœur ; il n’en démordit point ; il disait : « Je veux Zeïneb, ou je ne me marierai jamais. — Et toi, Zeïneb, dit le pacha, qu’en penses-tu ? — Pacha mon père, répondit-elle, je ne dis pas non, mais donne nous d’abord le petit char, et nous verrons ensuite. » Ali-Kourschid, tout en raffolant de Zeïneb, voulait aussi beaucoup de bien à une jolie Psariote nommée Marigo, qu’un Turc avait enlevée et qui fleurissait, nous dit M. Nikolaïdy, « comme les lis et les roses. » Il admirait surtout l’incomparable petitesse de ses oreilles. Il les vantait trop, ce qui causait à Zeïneb de furieux accès de jalousie. Mais il savait tout concilier. Il aimait Zeïneb, il aimait Marigo, et il se proposait de les mettre toutes les deux dans son harem, qu’il s’occupait déjà de meubler et dont il entendait faire le plus beau des harems.
Hélas ! ses rêves ne devaient pas s’accomplir, son bonheur ne devait pas durer. Sa mère, sa vraie mère, celle dont le mari avait été égorgé, n’avait jamais désespéré de retrouver son fils, et d’enquête en enquête, un accident heureux lui Et découvrir où il était. Les temps étaient changés, les passions s’étaient apaisées. Cette mère qui voulait ravoir son bien avait des intelligences au sérail ; elle était liée d’amitié avec l’une des filles du sultan Mahmoud, avec la sultane Giulzadé, épouse du grand-vizir d’alors. Elle mit tout en œuvre, fit jouer tous les ressorts ; le pacha Karaosmanoglou fut sommé de livrer l’enfant. Il s’y refusa d’abord, car l’enfant lui était cher. Forcé dans ses retranchemens, il s’exécuta de mauvaise grâce en demandant 42,000 francs dans l’espoir qu’on ne les trouverait pas. La mère les trouva ; les mères trouvent toujours. On n’osa pas dire à Ali-Kourschid le sort qui l’attendait. On le conduisit à Smyrne sous la garde de Zeïneb, qui était dans le secret et s’était chargée à contre-cœur de conduire cette ténébreuse intrigue. Elle lui proposa d’aller visiter avec elle un navire franc. On le fit boire ; il s’endormit. À son réveil, il appela Zeïneb ; Zeïneb s’était envolée, le navire avait gagné le large, et le capitaine apprit à cet amant trahi qu’il avait mission de le rendre à sa mère. Il éclata en imprécations, il invoqua Mahomet et l’ange Gabriel, il dégaina son kandjar, il aurait voulu tout massacrer. Mais il avait dix ans ; il ne massacra personne.
Il conservait toutefois des illusions qui adoucissaient son chagrin. Il se flattait que cette vraie mère qu’il allait retrouver était femme de quelque pacha, et il fut confirmé dans son agréable erreur lorsqu’en débarquant à Constantinople il fut conduit dans le harem du grand-vizir. C’était bien autre chose qu’un harem de Magnésie. Il s’y trouva en présence de très nombreuses sirènes merveilleusement belles, qui parlaient la plus douce, la plus mélodieuse des langues et dont le babil mignard et la voix musicale chatouillaient ses oreilles et son cœur. Il passa toute une après-midi dans un jardin magnifique, arrosé d’eaux jaillissantes, peuplé de petits chiens, de petits chats, d’ouistitis, de canaris, de rossignols à qui on avait crevé les yeux, de perroquets qui savaient le turc et répondaient à tout ce qu’on leur disait. Mollement étendues sur des tapis de Syrie, les sirènes fumaient en dégustant un délicieux café de Moka. Quelques-unes chantaient ou soupiraient des airs voluptueux ; d’autres, comme prises d’un subit délire, poussaient tout à coup de grands cris. Des tables étaient chargées de coupes de rossolio et de mille friandises ; des parfums capiteux s’exhalaient de cassolettes d’or. Et toutes ces sirènes se disputaient l’honneur de servir de mère ou de nenné au petit Kourschid-bey ; elles l’attiraient dans leurs bras, elles l’y retenaient de force, elles le couvraient de baisers qui ne lui rappelaient pas les baisers de ses sœurs. Leurs ardentes caresses le grisaient et l’épouvantaient, et tout à la fois il riait, il chantait, il sacrait, il jurait, il pleurait de dépit, de colère et de joie, de cette joie qui rend fou et qui tue.
Quelques heures plus tard, une porte s’ouvrit, une femme de vingt-huit ans, pâle, tremblante, vêtue de noir, apparut, et la sultane Giulzadé, après l’avoir embrassé, dit à Ali-Kourschid : « Tu ne t’appelles ni Ali ni Kourschid, tu t’appelles Basile ; tu n’es pas musulman, tu n’es pas le fils d’un pacha, tu es un simple giaour et voilà ta mère. Baise-lui bien vite la main, petit malheureux. »
Quand Abou-Hassan, le dormeur éveillé, qui s’était cru calife pendant toute une journée, se retrouva dans son modeste appartement bourgeois, où on l’avait transporté dans son sommeil, il s’écria en rouvrant les yeux : « Bouquet de Perles, Étoile du matin, où êtes-vous ? Venez, accourez ! » Mais il ne vit accourir que sa mère, et cette bonne femme lui dit : « Abou-Hassan, mon fils, êtes-vous devenu fou ? — Qui est cet Abou-Hassan dont vous parlez ? demanda-t-il. Je ne suis pas votre fils, je suis calife, je suis le commandeur des croyans. » Et comme elle s’obstinait à l’appeler son fils, il la traita de vieille exécrable, et dans l’excès de sa fureur il la battit jusqu’au sang. Le jeune Ali-Kourschid ne battit pas sa mère, mais il refusa tout net de la reconnaître et de l’embrasser. Lui giaour ! lui chrétien ! Quoi qu’on pût lui dire, il s’obstinait à répondre en grinçant des dents : « Je suis Turc, je suis bey, je suis fils de pacha. » — « Malheureuse mère ! s’écrie M. Nicolaïdy, tu avais enfin ressuscité ton fils mort, tu avais retrouvé l’enfant perdu. Parens et amis se rendirent en hâte dans ta pauvre maison de Kadikioï pour t’apporter leurs félicitations. Quel spectacle les y attendait ! Ils y virent un enfant de dix ans qui repoussait tes caresses, qui te prodiguait les outrages, t’appelant giaour et kiafir, distribuant des coups de pied à tous les chrétiens des deux sexes qui se permettaient de l’approcher, brandissant contre eux son éternel kandjar, blasphémant ton culte, crachant sur les images de tes saints, te menaçant de te livrer aux disciples du Prophète comme une voleuse d’enfans turcs. Voilà le trésor que tu avais racheté au prix de quarante deux mille francs ! Tu as bien souffert, bonne mère ; tu as sacrifié le plus clair de ton bien, et quel profit as-tu retiré de ton fils ? Aucun. Mais tu as sauvé la vie à beaucoup de chrétiens en dérobant à ses désastreuses destinées un futur pacha bestial et sanguinaire. »
Huit mois durant le héros fit des siennes. On essayait de le prendre par le raisonnement, par le sentiment ; on lui racontait les malheurs de sa famille, son père décapité, il haussait les épaules et répétait : « Je suis fils de pacha. » La première fois qu’on fit devant lui le signe de la croix, il partit d’un grand éclat de rire. Quand on lui parlait de la mère de Dieu, il s’indignait, il criait à l’impiété. Croire que Dieu a une mère, quel blasphème ! Il souhaitait qu’Allah, qui n’a point de mère, crevât les yeux de tous les chrétiens, brisât d’un seul coup leur trente-deux dents, leur arrachât les entrailles, qu’ils vissent croître des figuiers sauvages dans leurs foyers dévastés, et pleuvoir sur leur tête l’huile bouillante et le soufre. Il ouvrait les fenêtres toutes grandes et criait aux passans : « N’y a-t-il pas ici de vrais croyans ? Ne me tirerez-vous pas des mains des giaours ? » Après quoi il recommençait à tempêter, à maudire la foi des chrétiens, « la noire, la bleue, la verte, la jaune, μαύρεν, ϰυανῆν, πρασίνην, ϰιτρίνην. »
Il avait pourtant trouvé dans la maison maternelle une charmante cousine de seize ans, belle blonde aux yeux noirs, qui fit une vive impression sur son cœur. Zeïneb l’avait apprivoisé, il lui parut que Phroso valait Zeïneb, que ses sourires étaient aussi doux : elle l’appelait son petit pacha, son petit bey, son petit agneau ou son Basile d’or. Elle était la seule chrétienne à qui il fît grâce, il lui adressait de brûlantes déclarations, lui promettant de la loger, elle aussi, dans son harem. On s’était servi de Zeïneb pour l’embarquer sur le navire franc. On se servit de Phroso pour lui persuader que, de guerre lasse, on voulait le restituer au pacha son père. Cette perfide blonde jura qu’elle lui appartenait corps et âme jusqu’à se faire Turquesse pour lui complaire, qu’elle le suivrait à Magnésie. Mais, au lieu de l’envoyer à Magnésie, on le dirigea sur Syra, où l’attendait un oncle très maussade, très rébarbatif, qui ne badinait pas et qui, à sa première incartade, le mit au pain et à l’eau. Alors Ali-Kourschid se réveilla tout à fait. Ali-Kourschid renonça pour jamais à ses habits brodés ; Ali-Kourschid consentit à croire que sa mère était sa mère et que le pacha Karaosmanoglou ne lui était de rien. Ce joli garçon avait un grand appétit, il aimait à déjeuner copieusement. Maté par la faim, il se résigna, il apprit le grec. Les déclinaisons lui donnèrent beaucoup de mal, l’orthographe lui parut une chose très compliquée et très absurde : il s’en consolait en écrivant sur la couverture de sa grammaire : « Phroso a dit des mensonges, Phroso est une grande menteuse et mon oncle est un très méchant homme. » Il poussa bientôt la condescendance jusqu’à réciter des prières grecques qui lui soulevaient le cœur. Après de longues révoltes, il en vint à croire à la Panagia, à la mère de Dieu, et il y crut si bien qu’un Turc s’étant permis de le coudoyer dans la rue, il prouva la sincérité de sa conversion en le traitant d’âne et de porc.
Lorsque Abou-Hassan, qui se croyait calife, eût été conduit à l’hôpital des fous et renfermé dans une cage de fer, où on le régalait chaque matin de cinquante coups de nerf de bœuf sur les épaules, il finit par reconnaître son erreur ; il fit venir sa mère, qu’il avait battue, et lui dit : « Pardonnez-moi mon égarement ; j’ai été abusé par un esprit malin. Je confesse que je ne suis pas calife, que je suis Abou-Hassan, fils d’une mère que j’honore et que j’honorerai toute ma vie comme je le dois. » C’est à peu près ce qu’Ali-Kourschid, redevenu Basile Miltiade, écrivit un jour à sa mère Thérasie. Mais ce qu’il y a de plus beau dans son histoire, c’est qu’après avoir traité tour à tour les chrétiens de chiens impurs et les musulmans de porcs immondes, il se ravisa, il devint tolérant, il prit le parti de ne plus dire d’injures à personne, de respecter la foi des autres, la noire, la bleue, la verte et la jaune. Il fit la réflexion que si, dans son enfance, il avait appris et récité de belles prières arabes, c’était un peu pour être agréable à Zeïneb, que si plus tard il s’était décidé à rendre à la Panagia les hommages qui lui sont dus, c’était dans l’espoir d’avoir un bon déjeuner. Il parle avec quelque répugnance de ce qui se passe dans les harems de Constantinople ; mais il ne médit pas d’Allah, il a gardé un tendre souvenir de sa gouvernante Chatsé, il nous fait le portrait le plus attrapant de la noble et généreuse sultane Giulzadé. Il n’a pas rompu avec son passé. À peine eut-il achevé ses études, une vive curiosité et le goût qu’il avait conservé pour les quatre filles du pacha Karaosmanoglou lui inspirèrent le désir de revoir Magnésie. Son père adoptif était mort, ses sœurs étaient mariées, trois d’entre elles étaient mères. On n’avait eu garde de l’oublier, il fut traité comme un frère par Aitiké, par Nesphié, par Gioulsin, et leurs maris lui firent fête. Huit ans plus tard, passant à Salonique, il y retrouva son oncle Giakoub, qui le reçut comme un fils et ne se lassait pas de l’embrasser. — « Te rappelles-tu, homme aux yeux bleus, lui disait-il, le temps où tu me poursuivais, ton kandjar nu à la main, et où je me sauvais devant toi, feignant d’avoir peur ? — Oui, mon bon oncle, et aujourd’hui je vous en demande pardon. » Ils employèrent de longues hem es à se dire l’un à l’autre : T’en souvient-il ? C’est une des meilleures joies de la vie, la seule qu’on ne puisse nous ôter.
Basile Miltiade se félicite de n’être plus Turc ; il se console des grandeurs qu’il avait rêvées et qu’il a perdues par la pensée qu’en devenant Grec, il a appris une grande chose qui ne s’apprend ni dans les conaks ni dans les harems, à savoir qu’il y a des lois dans l’univers et qu’il y va de l’honneur d’un homme de n’obéir qu’à des lois. Il a raison d’appeler cela une invention grecque, c’est à la Grèce ancienne que nous la devons, et c’est la plus grande révolution qui se soit opérée dans le monde. Le Turc se flatte d’être le seul monothéiste conséquent, et site christianisme est pour lui un objet de mépris autant que de haine, c’est qu’il le considère comme un polythéisme mal déguisé. Croire à la trinité, croire à un Dieu dont le fils a revêtu un corps de chair, cette mythologie lui fait horreur ; Jupiter et ses métamorphoses, si on les lui racontait, ne lui inspireraient pas plus de dégoût. C’est cependant sous le règne de Jupiter, qui se faisait cygne ou taureau, qu’est née l’idée de la loi, cette idée qui a créé l’Occident et nous a faits ce que nous sommes. Les religions les plus simples ne sont pas les plus favorables au développement de la raison et de la justice. Allah est un dieu fort respectable, mais Allah ne sera jamais un dieu constitutionnel. Ce maître absolu est un calife qui fait tout ce qui lui plaît, qui ne procède dans son administration qu’à coups de miracles. Il exige de ses adorateurs l’obéissance qui ne raisonne point, la soumission qui se tait ; il ne leur doit aucune explication, et quand ils l’interrogent, il leur répond : Sit pro ratione voluntas ! Pendant le second séjour qu’il fit à Magnésie, Basile Miltiade entreprit d’enseigner aux maris de ses sœurs que la terre était ronde et tournait autour du soleil, il leur expliqua les phases de la lune, et il construisit un cadran solaire sur lequel les Magnésiens de toute classe venaient régler leur montre. Mais, tout en la réglant, leur piété se scandalisait, ils s’écriaient : Allah ! Allah ! — et les bigotes de l’endroit traitaient Basile de blasphémateur. Quand on crie : Allah ! à propos de tout, on se condamne à ne rien comprendre et à ne faire aucun progrès ni dans l’art de fabriquer des machines ni dans celui de gouverner les hommes.
Les Arabes prétendent que Dieu leur a octroyé quatre grands avantages sur tous les autres peuples ; il a permis que leurs turbans fussent leurs diadèmes, que leurs tentes fussent leurs maisons, que leurs épées fussent leurs remparts et qu’ils trouvassent leurs lois dans leurs poèmes. Quoi qu’ils en disent, il est bon que les turbans ne servent qu’à couvrir la tête ; il est bon d’avoir des maisons qui ne sont pas des tentes, d’avoir une autre défense contre l’injustice qu’un sabre ou une épée et d’autres codes qu’un livre tenu pour sacré. Les livres sacrés autorisent tous les fanatismes. Il n’y a guère plus d’un siècle qu’on vit à Abbeville un jeune homme de dix-huit ans accusé faussement d’avoir mutilé une croix ; il fut mis à la question, condamné au supplice du poing coupé, de la langue arrachée et de la mort dans les flammes. Un philosophe, qui joignait toutes les grandes passions à toutes les petites, dénonça à l’indignation de l’Europe ces juges assassins, et si nous n’avons plus de juges assassins, il y est pour quelque chose. C’est la philosophie qui, par des infiltrations lentes, modifie les croyances, les mœurs, les esprits et nous apprend à mettre un peu de notre raison dans les lois qui nous gouvernent. Mais si Allah fait tout ce qui lui plaît, il ne lui plaira jamais de créer des philosophes, et c’est pourquoi l’Orient est encore gouverné par des cheiks fanatiques et par des pachas aux mains prenantes, qui n’ont d’autre règle que leur bon plaisir.
L’esprit est prompt, mais la chair est faible. Basile Miltiade nous confesse dans son autobiographie que, si content qu’il soit, il ne l’est pas tout à fait. Il lui est resté de son aventure une vague mélancolie, qu’il convient de lui pardonner. Il y a dans l’empire ottoman deux espèces d’hommes, ceux qui naissent avec des éperons aux pieds et ceux qui naissent avec une selle sur le dos ; il est très mortifiant d’échanger l’éperon contre la selle. Avoir rêvé pendant dix ans qu’on était bey et se réveiller giaour, s’être persuadé qu’on a sa fortune faite, que tout vous est donné à discrétion, que la nappe est mise, qu’il n’y a qu’à s’asseoir et à faire honneur au festin, et découvrir ensuite qu’on n’est qu’un petit bourgeois, un petit inconnu, obligé d’apprendre péniblement un métier pour gagner tant bien que mal sa pauvre vie, convenons que c’est une vraie catastrophe et qu’il faut une sagesse consommée pour se résigner sans peine à redevenir Gros-Jean comme devant.
Les amis de Basile Miltiade lui reprochent, paraît-il, d’être quelquefois maussade, morose, un peu grognon. Il avait contracté dans un harem l’habitude du commandement et d’être partout le premier. Il s’afflige de ne primer en rien, de n’être pas même archiprêtre ou archi-médecin du sérail ou un superbe tambour-major à panache, ce vivant emblème de l’autorité. Il se plaint d’avoir été très beau dans son enfance et d’avoir enlaidi en prenant de l’âge ; c’est un compliment que lui fit en le revoyant la sultane Giulzadé. Il ne pardonne pas à son oncle l’archevêque d’avoir un peu trop tardé à lui laisser un héritage de plus de quatre cent mille francs ; quand il est entré en possession, il avait des cheveux gris. Il estime que le premier médite des héritages est de ne pas se faire attendre, que, selon le mot des Chiotes, le bonheur n’a bonne grâce que lorsqu’il est « prompt comme la pensée. »
Ajoutons que Basile Miltiade, qui ne verra jamais les houris du ciel, garde rancune aux houris terrestres, aux filles de pachas et aux belles Grecques qui ont les cheveux blonds et les yeux noirs. Que voulez-vous ? À dix ans, il s’occupait déjà de monter son harem, il se proposait d’y mettre Zeïneb, Marigo, Phroso, sans parler des autres ; il s’était accoutumé en vrai petit Turc à aimer plusieurs femmes à la fois et à trouver qu’il en faut beaucoup pour en faire une. Ce sont des exigences auxquelles on renonce difficilement, on ne se refait pas. Il en veut à sa cousine Phroso de s’être mariée et d’avoir eu des enfans, sans lui en demander la permission, sans se rappeler qu’il lui avait fait l’honneur de l’aimer. Il en veut aussi à Zeïneb, tt pourtant c’est plutôt Zeïneb qui aurait le droit de lui en vouloir. Quand il la revit à Magnésie, elle était malheureuse en ménage, elle le supplia de l’enlever ; il ne put s’y décider, trouvant le fardeau un peu lourd. Mais il entendait qu’elle demeurât inconsolable, et en apprenant de son oncle, le pacha Giakoub, qu’elle avait convolé et paraissait heureuse, il s’écria : « O perfide ! ô traîtresse ! — N’oublie pas, lui dit le sage pacha, que les femmes sont comme les charbons. Si on les touche allumés, ils vous brûlent ; si un les touche éteints, ils vous noircissent. Touche-les de loin avec une pincette et poursuivre mon exemple ne te marie jamais. » Il s’est conformé aux instructions de son oncle Giakoub, et les seules femmes auxquelles il fasse grâce sont les mères, ces créatures divines que les Grecs appellent mana, que les Turcs adorent sous le nom de nennè. Elles seules, nous dit-il, savent nous aimer, parce qu’elles nous aiment pour nous-mêmes, à tort et à travers, en dépit de tout, tandis que les autres… Ô misère ! Telles sont les doléances de Basile Miltiade ; mais, quoiqu’il y revienne souvent, nous ne croyons pas à sa mélancolie. Il est resté plus Turc qu’il ne veut bien le dire, et les Turcs ne s’entendent pas seulement à jouir de la vie, ils sont très savans dans l’art de se consoler. Ils savent prendre leur mal en patience, faire de nécessité vertu, se soumettre à la fatalité, à cet insondable et mystérieux gouvernement de l’univers qu’ils appellent le kusmet.
En lisant le charmant livre de M. Nikolaïdy, qui se recommande par l’heureux naturel du style, par la belle humeur, par la grâce enjouée et la fraîcheur du récit, on se sent disposé à se soumettre comme lui au kusmet, à ne pas trop estimer un bonheur qui est à la merci des accidens et à conclure que tout est possible, mais que tout est supportable, pourvu qu’on cultive son jardin. Un certain Ibrahim, le plus farouche des quatre agas qui avaient capturé dans la caverne de Chio une nourrice épouvantée et l’enfant qu’elle allaitait, fut traduit quelques années plus tard devant le pacha de Magnésie comme colporteur de fausse monnaie. Le jeune Ali-Kourschid sollicita sa grâce, et Ibrahim lui écrivait le lendemain : « Tu as été mon esclave, je suis maintenant le tien ; ce monde est une roue : Ὁ ϰόσμος οὖτος εἶναι τροχὸς. »
C’est là le résumé de la sagesse de l’Oriental. Il sait que la grande roue tourne sans cesse, que ceux qui montent descendront, que ceux qui descendent remonteront, que ce qui est dessous sera dessus, que l’inconstante et mobile destinée s’amuse tour à tour à consoler les humbles, à humilier les superbes. Cette morale salutaire aide à supporter la vie, elle convient à l’Occident comme à l’Orient, et ce n’est pas seulement aux individus qu’il est bon de la prêcher, elle serait aussi fort utile aux partis politiques. Les vaincus s’accoutumeraient à être patiens dans leur défaite, en comptant sur un retour de la fortune ; les victorieux seraient humains et modestes dans leurs triomphes, ils n’abuseraient pas de leurs avantages, ils auraient quelque tolérance pour la foi des autres, pour la jaune comme pour la verte, pour la bleue comme pour la blanche, pour la noire comme pour la rouge.
- ↑ Ἀλὴ-Χουρσχήδ μπεῃσς ἐπεισόδιον τῆς ἑλληνιϰῆς ἐπανστάσεως, ὑπὸ Β. Νιϰολαΐδου ταγματάρχου τοῦ μηχανιϰοῦ ; Paris, 1882, Firmin-Didot.