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La Gravure depuis son origine jusqu’à nos jours /03

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La Gravure depuis son origine jusqu’à nos jours
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LA GRAVURE


DEPUIS SON ORIGINE JUSQU'A NOS JOURS.




LA GRAVUE AU DIX-NEUVIEME SIECLE.[1]




I. La Madonna alla scodella d’après Corrège, par M. Toschi ; Manheim, chez Artaria et Fontaine, 1847.

II. Napoléon à Fontainebleau, Pic de la Mirandole d’après M. Delaroche, par MM. Jutes et Alphonse François ; Paris, Goupil, 1850.
III. The Otter Hunt d’après M. Landseer, par M. Charles Lewis ; Londres, Henri Graves, 1847.
IV. La Vierge au Donataire d’après Holbein, par M. Steinla ; Dresde, Arnold, 1842.

V. Washington delivering his inaugural Address d’après M. Matteson, par M. H. S. Sadd ; New-York, Neal, 1849.




I – LA GRAVURE AU TEMPS DE L'EMPIRE EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ALLEMAGNE : BERVIC : l’Enlèvement de Déjanire d’après le Guide. – MORGHEN : la Cène d’après Léonard de Vinci. — MULLER : la Vierge de Saint-Sixte d’après Raphaël.


Lorsque le XIXe siècle s’ouvrit, l’école française de peinture n’était représentée que par un petit nombre d’artistes, expatriés pour la plupart, qui, par le caractère de leurs talens et la date de leurs succès, appartenaient à une époque antérieure à la révolution. Greuze, Fragonard, Moreau jeune, Mme Lebrun malgré la sobriété de sa manière, Vien même malgré ses velléités de réforme, tous semblaient plutôt, se rattacher au passé qu’annoncer l’avenir. Un seul nom personnifiait alors le progrès ; c’était le nom de cet homme dont on voudrait pouvoir ne se rappeler que les tableaux, de ce Louis David qu’André Chénier avait salué « roi du savant pinceau, » avant d’accuser « d’atroce démence » ses actes politiques. Les Horaces et Brutus avaient paru depuis plusieurs années, et demeuraient l’objet d’une admiration enthousiaste ; les Sabines, impatiemment attendues, allaient bientôt être exposées. À ce moment, les jeunes artistes et le public regardaient David comme le restaurateur de l’école, comme un maître de premier ordre. Architecture, peinture, ameublemens, costumes, tout était soumis à sa domination absolue ; tout se produisait ou prétendait se produire à l’imitation de l’antique. On crut que la sécheresse des lignes et les profils maigres et aigus constituaient la sévérité de la forme. Sous prétexte de pureté attique, on ne tint nul compte, en construisant les édifices, de leur destination spéciale et du caractère qu’elle exigeait ; on ne peignit plus, dans les tableaux, que des statues coloriées, des corps que l’ame n’habitait pas ; on ne sculpta plus que des figures renouvelées des figures grecques ou romaines ; enfin, depuis Lebrun, jamais unité de direction ne régna si complètement sur le goût français. La gravure ne devait pas plus que les autres arts se soustraire au despotisme de David, seulement elle fut la première à secouer le joug. Avant le retour des Bourbons, c’est-à-dire à l’époque où le peintre de Marat devenu le premier peintre de l’empereur était encore dans la plénitude de son autorité, quelques graveurs avaient déjà traduit les maîtres italiens, dont les tableaux peuplaient notre musée, dans un style influencé par la manière ancienne plutôt que par la mode du moment. Le premier par le talent entre ces artistes nouveaux, M. Boucher-Desnoyers, songeait probablement moins aux œuvres contemporaines qu’à celles d’Audran et d’Édelinck, lorsqu’il travaillait à sa planche de la Belle Jardinière. De leur côté, Bervic et M. Tardieu, qui depuis long-temps avaient fait leurs preuves, continuaient à se montrer fidèles à la tradition des deux siècles précédens, l’un par sa manœuvre savante, l’autre par une méthode sévère d’exécution et une fermeté de burin héréditaires dans sa famille. Tous trois étaient de la descendance des maîtres, et leurs estampes, très injustement oubliées quelques années plus tard, lorsqu’on s’engoua de la manière anglaise, méritent certes de ne pas demeurer confondues avec les estampes froides et compassées produites en France sous le règne de Napoléon. Celles que l’on grava d’après David obtinrent à cette époque un succès d’à-propos en popularisant les compositions du peintre qu’on venait d’admirer au Louvre ; mais elles n’ont pu assurer aux graveurs une réputation durable. Qui songe à acheter aujourd’hui une de ces épreuves qu’on recherchait alors avec tant d’empressement ? Le peu de mérite des copies explique sans doute notre indifférence actuelle. Pourtant, ce mérite tût-il beaucoup plus grand, il ne suffirait probablement pas encore pour vaincre la défaveur qui depuis plus de vingt ans s’est attachée aux originaux : défaveur excessive, il faut le dire, et, à beaucoup d’égards, aussi irréfléchie que l’avait été la passion pour le genre académique. On était allé au-delà de la vérité en proclamant David un homme de génie ; on reste en-deçà en lui déniant un grand talent. On a voulu lui faire porter la peine du long ennui imposé à la France par ses imitateurs, comme on a prétendu rendre nos poètes du XVIIe siècle responsables de la stérilité des versificateurs du XIXe. Il semble toutefois qu’un sentiment de critique désintéressée succédera bientôt à l’enthousiasme et au dédain extrêmes dont les œuvres de David auront tour à tour été l’objet. Peut-être reconnaîtra-t-on alors au peintre des Sabines un mérite et des défauts analogues à ceux du tragique italien Alfieri. Tous deux, dans leurs compositions équilibrées comme les lignes d’un bas-relief ont plus d’une fois poussé la réserve jusqu’à la monotonie, la correction jusqu’à l’aridité ; mais ils ont su donner à des types trop absolus pour figurer la vie des formes d’une pureté sévère et un caractère imposant.

Maître, comme l’axait été Lebrun, d’imposer son propre système à tous les artistes, David aurait pu sinon restaurer l’école de gravure, du moins en renouveler les élémens, et lui rendre l’unité en coordonnant à son point de vue les efforts isolés. Non-seulement il ne l’essaya pas, mais il est même assez difficile d’apprécier quel fut son ascendant sur les graveurs de son temps, et de comprendre nettement ce qu’il leur recommandait d’exprimer. On devrait supposer que son goût pour la forme châtiée le portait à exiger d’eux qu’ils insistassent sur le dessin sans se préoccuper beaucoup de la couleur et du clair-obscur ; pourtant la plupart des estampes gravées d’après ses tableaux sont à la fois chargées de ton et mollement dessinées ; elles offrent un mélange de dureté dans l’effet et d’indécision dans le modelé qui donne à l’ensemble un aspect équivoque et bâtard. On n’y retrouve rien de la manière arrêtée du peintre, on n’y retrouve pas davantage le style de l’ancienne école : ce n’est pas dans ces faibles estampes, encore moins dans les planches du grand ouvrage sur l’expédition d’Égypte qu’il faut chercher les traces des talens que possédait alors la France.

Les rares artistes qui ne relevaient qu’indirectement de David, comme Regnault, ou qui avaient osé, comme Prudhon, se créer une méthode entièrement indépendante, étaient en faveur auprès d’un public trop restreint pour que leurs couvres fussent souvent reproduites et servissent à améliorer le faire des graveurs. Regnault cependant avait vu, vers la fin du siècle précédent, son tableau de l’Éducation d’Achille, gravé par Bervic, attirer l’attention générale et obtenir, grace à l’habileté de l’interprétation, un succès presque égal à celui des tableaux de David. Quelques années plus tard, Bervic s’était proposé de donner un pendant à cette planche justement estimée, et il avait fait paraître son Enlèvement de Déjanire d’après le Guide[2]. Ce dernier ouvrage, auquel les juges du concours décennal accordèrent le prix sur toutes les gravures publiées en France de 1800 à 1810, confirma la réputation de l’auteur, et détermina le mouvement qui fit rentrer quelques artistes dans l’ancienne voie. Ce n’était pas toutefois que Bervic ne s’en écartât un peu lui-même, et l’on peut dire que de tout temps il la côtoya plutôt qu’il ne la suivit résolûment. À l’époque de ses débuts, il ne s’était pas assez défié des dangers d’une facilité extrême : plus tard il attacha trop d’importance à certaines qualités matérielles ; mais il faut ajouter que jamais il n’en vint à sacrifier absolument l’essentiel à l’accessoire, et son œuvre entier révèle, à travers beaucoup d’imperfections, un talent assez remarquable pour que l’on doive classer le graveur de Déjanire au premier rang des maîtres de second ordre. Wille, dont les nombreuses estampes d’après les peintres de genre flamands ne manquent ni de souplesse d’exécution ni de charme, Wille avait été le maître de Bervic, et celui-ci avait puisé à cette école une science de l’effet que, fort jeune encore, il sut mettre à profit dans le portrait en pied de Louis XVI, l’une de ses meilleures planches. Ce portrait, gravé d’après le tableau peint par Callet et placé aujourd’hui au palais de Versailles, ne laisse point soupçonner la médiocrité de l’original. La peinture est d’une couleur fade, d’un dessin lourd et indécis ; l’estampe, au contraire, présente un aspect lumineux et ferme, un faire aisé, exempt encore d’ostentation. Les dentelles, le satin, le velours, tous les accessoires y sont traités avec une largeur qui n’exclut pas la finesse des détails, et le ton de l’ensemble est riche et harmonieux. Cependant on discerne déjà dans quelques parties une certaine recherche de la façon, et l’on pressent que cela pourra dégénérer en prétention à la belle taille, puis aboutir à l’excès du procédé ; c’est ce qui arriva en effet. Bervic voulut dès-lors faire montre d’habileté, et il finit par exécuter dans son Laocoon, le plus connu peut-être de ses ouvrages, des tours de force de burin qui, jusqu’à un certain point, peuvent surprendre, mais que l’on ne saurait admirer sans réserve. Le soin avec lequel il s’est efforcé d’imiter le grain du marbre par la minutie des travaux ressemble fort à une puérilité, et, bien qu’il ne fallût pas graver un groupe de statues dans les mêmes conditions que les figures colorées d’un tableau, il était important de reproduire la forme et le style de l’œuvre d’art originale plutôt que le poli de la matière d’où on l’avait tirée. D’ailleus, en s’appliquant à interpréter son modèle en ce sens, le graveur a dépassé le but, et, par la multiplicité des détails, par l’abus des demi-teintes destinées à soutenir les moindres saillies, il a privé le tout d’éclat et d’unité. Il y avait loin de cette méthode à celle des anciens maîtres, et Bervic vécut assez pour se repentir de ses erreurs : « J’ai méconnu le bien, disait-il à ses élèves ; si je recommençais ma vie, je ne ferais rien de ce que j’ai fait. » il se calomniait en s’accusant ainsi. Comme tous les pénitens tardifs, il ne se rappelait que les torts de son passé, sacrifiant à ce souvenir celui de plus d’un acte méritoire. On comprend ces regrets et cette première ferveur de conversion, mais on doit être plus juste que Bervic ne l’était alors pour lui-même et ne pas oublier qu’il y avait dans son œuvre beaucoup de parties à excepter de la condamnation qu’il portait sur l’ensemble. Ce n’était pas seulement en ce qui concernait la gravure, que l’auteur du Laocoon reniait, dans ses dernières années, ce qu’il appelait « le culte des faux dieux. » Lorsque les épreuves en plâtre des marbres du Parthénon furent exposées à Paris, son admiration pour ces précieux fragmens devint une sorte de fanatisme. Aux séances de l’institut, il déclarait que l’art antique venait de lui être révélé pour la première fois : qu’étaient l’Apollon, la Diane, toutes les statues les plus célèbres, au prix des statues de Phidias ? « Nous avons fait fausse route, disait-il à ses confrères ; il n’est plus temps de revenir sur nos pas : mais il est temps encore de montrer le droit chemin à ceux que nous en avons involontairement détournés. » Aussi ne cessa-t-il, à partir de ce moment, de recommander à ses élèves l’étude assidue des sculptures du Parthénon. Un tel conseil n’aurait rien que de fort simple aujourd’hui, mais il y avait du mérite à le donner sous le règne des théories de Winckelmann et de David ; et quand on songe que celui qui se faisait ainsi le champion de la foi nouvelle était un vieillard, un artiste ayant dû les succès de sa vie entière à la pratique de tout autres principes, on ne peut s’empêcher d’honorer pleinement cette vigueur de passion et ce zèle d’abnégation personnelle.

À l’époque où Bervic était réputé le premier des graveurs français contemporains, l’Italie s’enorgueillissait d’un graveur bien inférieur à lui, et qui, dans la pénurie de talens où elle se trouvait alors, usurpait la gloire d’un maître. Comme Canova, avec lequel il offre plus d’un point de ressemblance, Raphaël Morghen eut le bonheur de venir à propos. Artistes fort secondaires l’un et l’autre, ils eussent pu passer inaperçus dans un siècle plus favorisé ; celui où ils vécurent ne leur donnant pas de rivaux, on leur sut gré de cette supériorité purement actuelle et relative comme d’une marque de haut mérite. D’ailleurs, il leur était facile d’arriver au succès en obéissant simplement aux goûts manifestes du public. Les écrits de Winckelmann et ceux de Raphaël Mengs avaient remis en faveur les statues antiques et les tableaux italiens du temps de la renaissance ; Canova en imitant les unes, Morghen en gravant les autres, ne pouvaient manquer de plaire, même abstraction faite de leur propre habileté, et c’est sans doute au choix qu’ils firent de leurs modèles qu’il convient d’attribuer l’immense réputation dont ils jouirent tous les deux. Élève et gendre de Volpato, dont on connaît les molles estampes d’après les Stanze de Raphaël, Morghen partagea avec cet artiste débile le privilège de reproduire des œuvres admirables qui, depuis les grands maîtres, n’avaient plus été gravées, ou qui ne l’avaient été à aucune époque. Cela seul donne quelque prix à ses planches défectueuses. La gravure de la Cène, par exemple, retrace-t-elle autre chose que les lignes g générales de la composition et le geste de chaque figure ? On la regarde comme on écoute un mauvais acteur récitant des vers sublimes, parce que la pensée élu maître se sent encore malgré l’intermédiaire qui en altère les formes ; mais, hormis ce genre de beauté qui consiste dans la portée morale de l’ensemble et qu’il ne pouvait anéantir, Morghen n’a rien su conserver dans son travail du caractère de l’original. Que dire de la tête du Christ, restaurée par le graveur comme celles des apôtres, et que n’éclaire pas la plus faible lueur de sentiment ? Comment ne pas être choqué de cette manœuvre prétentieuse, de cette inintelligence de l’expression, quand on se rappelle la perfection du style de Léonard ? Pour comprendre la Cène, il faut voir à Milan cette peinture incomparable que M. Gustave Planche a dignement qualifiée en l’appelant « l’effort suprême du génie humain ; » chercher à l’étudier dans l’estampe de Morghen est le plus sûr moyen d’en concevoir une idée fausse : c’est vouloir juger de la poésie d’Homère par la traduction de Bitaubé. Au reste, en substituant sa propre manière à celle de Léonard, Morghen n’a fait que traiter l’auteur de la Cène comme il avait coutume de traiter tous les grands maîtres. Qu’il ait eu à interpréter Raphaël ou Poussin, Andrea del Sarto ou Corrège, toujours il a gravé uniformément les œuvres les plus opposées, et réduit aux proportions de son invariable médiocrité la supériorité de ses modèles. Il serait injuste sans doute de ne pas lui tenir quelque compte d’une certaine habileté matérielle ; mais il y aurait plus d’injustice encore à approuver ce laisser aller excessif, cette insuffisance du dessin et de l’effet, ce dédain systématique de tout effort, en un mot tous les témoignages d’une facilité vaniteuse qui ne s’humilie pas devant le génie. — Morghen jouit jusqu’au dernier moment de la brillante réputation que lui avaient value de bonne heure sa fécondité et le patriotisme des Italiens. Établi à Florence, où l’avait attiré le grand-duc Ferdinand III, il y resta tant que dura l’occupation française, et, beaucoup moins implacable que ne l’était alors Alfieri, il ne repoussa ni les hommages ni les faveurs de l’étranger. Au retour du grand-duc, son ancien protecteur, il songea moins que jamais à se rendre aux instances des Napolitains, qui tenaient à honneur de rappeler l’artiste renommé dans son pays natal. Enfin, lorsque Morghen mourut en 1833, l’Italie tout entière s’émut à cette nouvelle, et d’innombrables sonnets, expression ordinaire des regrets ou de l’enthousiasme publics, célébrèrent à l’envi les talens du graveur de la Cène.

Trois ans auparavant, un graveur dont les premiers succès avaient eu presque autant de retentissement en Allemagne que ceux de Morghen en Italie. Jean Godard Müller s’était éteint dans l’isolement et la douleur. À peine se rappelait-on au-delà des murs de Stuttgart que l’auteur, un moment illustre, de la Vierge à la chaise et du Combat de Bunkerschill, que le régénérateur de l’école allemande existât encore. C’est que depuis long-temps il avait renoncé à la gloire, au travail même, et qu’il ne vivait plus que pour pleurer un fils mort en 1816, au moment où il devenait à son tour le graveur le plus éminent de son pays. Ce fils, Jean-Frédéric-Guillaume, avait été dès l’enfance voué à l’art qu’exerçait son père. Il s’y essaya avec assez de succès pour mériter d’être admis de très bonne heure à l’école de gravure récemment fondée à Stuttgart par le duc Charles de Wurtemberg. On a vu qu’à la fin du XVIIIe siècle une foule de graveurs allemands quittaient leur pays pour venir se former à Paris, et que quelques-uns même s’y étaient fixés. La tourmente révolutionnaire les avait dispersés momentanément. Ils s’étaient hâtés de fuir la France, leur patrie d’adoption, pour retourner en Allemagne, et l’institution d’une école de gravure à Stuttgart avait été l’un des résultats de cette émigration ; mais en 1802 plusieurs des artistes exilés étaient déjà revenus à Paris, et les ateliers, fermés depuis plus de dix ans, s’y rouvraient à de nombreux élèves. Guillaume Müller, âgé de vingt ans à cette époque, suivit les conseils et l’exemple que lui avait donnés son père : il vint se perfectionner à son tour dans ce centre des fortes études. Recommandé à Wille, alors plus qu’octogénaire, et qui s’honorait d’avoir été le maître de Godard, il se trouva par son entremise bientôt en relation avec Bervic, avec MM. Tardieu et Desnoyers, dont les travaux signalaient la renaissance de la gravure française, et, sans se faire l’imitateur de ces artistes, il leur emprunta cependant assez pour qu’on puisse le regarder aujourd’hui sinon comme leur rival, au moins comme un graveur digne de leur école. Sa Vénus d’Arles qu’il fit pour le Musée français, publié par MM. Laurent et Robillard[3], son Saint Jean d’après le Dominiquin attestent une entière soumission aux principes des maîtres et une science assez étendue pour les pratiquer heureusement ; mais c’est surtout dans la Vierge de Saint-Sixte que le talent de Müller se manifeste et qu’il semble parvenu à sa maturité. Avant d’entreprendre cette planche d’après Raphaël, le jeune graveur s’était rendu en Italie pour y dessiner quelques autres œuvres du grand peintre et se préparer à la traduction du tableau de la galerie de Dresde par l’étude des fresques du Vatican. Revenu en Allemagne, il s’était mis aussitôt au travail et l’avait poursuivi avec une telle ardeur, que vers la fin de 1815, c’est-à-dire au bout de trois ans, il l’avait déjà terminé. La Vierge de Saint-Sixte mérite d’être comptée parmi les meilleures estampes qui aient paru au commencement du siècle, et le succès a depuis long-temps accueilli cette belle planche : succès tardif cependant au gré des désirs du graveur, et que malheureusement il ne sut pas attendre. Lorsque Müller eut achevé son œuvre, il voulut l’éditer lui-même, comptant en tirer à la fois beaucoup de gloire et quelque profit. Épuisé par un travail excessif, il espérait que tant d’efforts ne demeureraient pas sans récompense et qu’il suffirait de quelques jours pour l’obtenir. Ces quelques jours s’étaient écoulés, et déjà l’artiste, en proie à une anxiété fiévreuse, commençait à accuser l’indifférence générale. Bientôt il lui fallut traiter avec un éditeur pour que le fruit de ses peines ne fût pas absolument perdu. Plusieurs connaisseurs achetèrent alors des épreuves de la Vierge, sans que la popularité s’attachât encore à l’estampe dont l’apparition devait, aux yeux de Müller, avoir l’importance d’un événement public. Tant de déceptions achevèrent de ruiner la santé de l’artiste et ne tardèrent pas à ébranler sa raison. Plongé dans un sombre abattement, il attribuait à des ennemis imaginaires l’injustice dont il était victime, et le désespoir où l’avait jeté cette pensée ne lui laissait plus le courage de supporter la vie. Un moment vint où l’exaltation fut à son comble, et Müller se frappa d’un coup de cet instrument dont les graveurs se servent pour ébarber les tailles creusées par le burin. Bien peu après, la Vierge de Saint-Sixte obtenait ce succès que Müller avait rêvé avant l’heure : l’éditeur s’enrichissait en vendant les épreuves dont celui-ci avait eu hâte de se dessaisir, et le nom du jeune graveur acquérait dans l’Europe entière la célébrité qui lui était due.

Les travaux de Bervic, de Morghen et de Müller, quoique fort inégaux en mérite, peuvent résumer l’état de la gravure en France, en Italie et en Allemagne pendant les premières années du XIXe siècle. Ils prouvent qu’à cette époque les principes étaient encore à peu près semblables dans les trois écoles, et que partout on étudiait les mêmes modèles ; mais cette conformité apparente dans les œuvres de l’art ne devait pas être durable. Les conditions générales se modifièrent bientôt, et les graveurs allemands, déplaçant le but les premiers, entrèrent dans une voie nouvelle qu’ils suivent encore aujourd’hui.


II. — NOUVELLE ÉCOLE ALLEMANDE. — M. MERZ : le Jugement dernier d’après M. Cornélius. — M. FELSING : Sainte Catherine d’après M. Mucke. — MM. STEINLA et RETHEL : la Vierge au Donataire, — la Nouvelle Danse des Morts.

Au moment où Müller succomba, l’influence exercée par Goethe et Schiller sur la littérature de leur pays commençait à s’étendre sur les arts du dessin. Le respect pour les monumens du moyen-âge se substituait au culte de l’antiquité, et, tandis que le Dictionnaire de la Fable était encore le seul évangile consulté par les peintres français, au-delà du Rhin les peintres s’inspiraient déjà des traditions chrétiennes et des légendes nationales : réaction heureuse en un certain sens, qui a rendu à l’art ce caractère spiritualiste qu’il ne lui est jamais permis de dépouiller, mais qui, dégénérant plus tard en système archéologique, a fini par immobiliser le talent en l’opprimant sous des formes invariables. Quelques années ont suffi pour opérer ce changement de doctrine, et, depuis que MM. Overbeck et Cornélius sont venus ajouter l’autorité de leurs exemples aux tentatives de leurs prédécesseurs, la réforme a été aussi radicale en Allemagne que l’avait été en France la révolution accomplie par David dans des vues tout opposées. MM. Overbeck et Cornélius se montrent, ainsi que leurs nombreux élèves, expressément spiritualistes : il n’y aurait donc qu’à applaudir sans réserve à leurs nobles tendances, si elles n’affectaient, pour se manifester, une naïveté de convention et une simplicité de moyens qui, de réduction en réduction, aboutit souvent à l’insuffisance. Les compositions religieuses de la nouvelle école allemande sont empreintes de sentiment et d’une véritable beauté ascétique ; malheureusement on y aperçoit aussi une impuissance volontaire dans l’exécution, un dédain excessif des ressources pittoresques et un respect si absolu de la manière des peintres primitifs, que l’imitation ne s’arrête même pas devant les erreurs. Il y a quelque exagération de scrupule, à ce qu’il semble, à reproduire sciemment des anachronismes de costume ou des fautes de perspective qui ne déparent pas les œuvres anciennes, parce qu’elles y sont ingénues, mais qu’on a mauvaise grace à commettre de nos jours, où l’on connaît de reste le secret de les éviter. N’est-ce pas aussi trop redouter les concessions au matérialisme que de s’abstenir à ce point de tout ce qui pourrait ajouter au charme et à la vérité de l’effet ? En un mot, doit-on au XIXe siècle subir tout en entière la contrainte hiératique imposée par le moyen-âge, perpétuer pieusement, comme la tradition catholique, la tradition d’art originelle, — ou bien peut-on s’en inspirer en la contrôlant et concilier la représentation de l’idéal religieux avec les progrès de l’art moderne ? Grande question que l’on ne saurait essayer de traiter ici, et que l’on pose seulement pour rappeler dans quel sens l’école allemande a jugé bon de la résoudre.

La peinture s’étant ainsi privée en Allemagne d’une partie de ses moyens matériels, la gravure devait s’y attacher uniquement à rendre l’expression et le style mystiques des originaux ; elle y réussit parfaitement. Jamais peut-être imitation ne fut plus fidèle, jamais il n’y eut corrélation plus intime entre le burin et le pinceau. Les graveurs allemands n’interprètent plus aujourd’hui la pensée des peintres ; ils la retracent trait pour trait et la décalquent en quelque sorte, pourvu que l’expression de cette pensée soit conforme aux règles admises et se renferme dans les limites d’une stricte simplicité. M. Merz, qui a gravé le Jugement dernier peint par M. Cornélius dans l’église Saint-Louis à Munich, MM. Joseph et François Keller, auteurs de nombreuses planches d’après les compositions de M. Overbeck, beaucoup d’autres encore pratiquant avec succès dans leur art les principes de la nouvelle école, et leurs travaux montrent à quel point de vue la gravure est maintenant envisagée en Allemagne. On n’y produit plus d’estampes, s’il faut entendre par ce mot des œuvres où le burin ait cherché à rendre la valeur des tons, le clair-obscur, tout le pittoresque d’un tableau ; on y grave avec une grande précision de style des formes incolores et que caractérise seulement la pureté des contours. La nouvelle école allemande, bien que subdivisée en écoles partielles, présente un ensemble de talens à peu près identiques et d’ouvrages inspirés par une contemplation abstraite plutôt que par l’étude de la réalité. Cependant la méthode générale n’est pas appliquée partout avec la même rigueur. Les graveurs de Dusseldorf, par exemple, ne se bornent pas, comme ceux de Munich, à tracer des silhouettes dont l’imagination du spectateur doit compléter le modelé ; ils cherchent au contraire à ne rien omettre de ce qui contribue à rendre le dessin plus exactement expressif, et l’on peut citer comme spécimen de leur manière la Sainte Catherine que transportent les anges, gravée par M. Felsing d’après M. Mucke. Ailleurs, on accepte parfois des conditions plus larges encore, il arrive même que le burin essaie de rendre, jusqu’à la valeur des tons d’un tableau ; mais de tels essais sont rares aujourd’hui en Allemagne, et le résultat, il faut le dire, en est médiocrement heureux. La Vierge de Saint-Sixte, récemment publiée à Dresde par M. Steinla, nous paraît moins propre à servir la réputation de l’auteur qu’à augmenter celle de Müller par la comparaison entre les deux planches, et cette nouvelle gravure d’après Raphaël prouve suffisamment que ce ne sont pas les originaux d’une beauté achevée que les artistes contemporains excellent à reproduire. Puisque, à l’exemple de la peinture, la gravure allemande a renié un passé de trois siècles pour revenir au point où l’avait laissée Albert Durer, peut-être même un peu au-delà, elle ne doit plus s’attacher qu’à des modèles d’un caractère particulier, et ne choisir parmi les maîtres anciens que ceux dont les œuvres semblent donner raison à ses tendances. M. Steinla lui-même a montré ce que gagnait son talent à se conformer à cette loi : la Vierge au Donataire est supérieure de tous points à la Vierge de Saint-Sixte, parce que le graveur, en traduisant Holbein, n’avait à analyser que des qualités nettement formulées, et qui dérivent de la science plutôt que de l’inspiration. Il négociait, pour ainsi dire, au profit des doctrines de l’école les exemples d’un peintre qui avait trouvé l’idéal actuellement poursuivi, et le succès de l’entreprise ne pouvait être douteux. La planche de M. Steinla offre un mérite parfaitement analogue à celui de la peinture originale, et, de plus, l’expression exacte de l’état de la gravure en Allemagne ; il est juste qu’à ce double titre elle soit mise au nombre des estampes modernes les plus dignes d’être remarquées.

Il semble résulter de ce qui précède que les graveurs allemands sont tous voués aujourd’hui au culte de l’art austère, et qu’ils ne consentent à reproduire que certains sujets. Cependant les compositions capricieuses ou satiriques, les vignettes et les caricatures sont aussi nombreuses en Allemagne que dans aucun pays : hâtons-nous d’ajouter que nulle part les estampes de cette espèce ne sont traitées avec moins de gaieté et d’abandon, et que le sérieux de l’idée y’ prédomine toujours comme dans les ouvrages d’un tout autre ordre. Quelle que soit la nature des scènes représentées, quelque diversifiées que paraissent les formes, au fond l’intention est la même : la méthode demeure inflexible, et cette inflexibilité fait la puissance de l’art allemand. Grave jusque dans les caricatures, il ne renonce jamais à ses habitudes de méditation profonde et d’application. Tel sujet sur lequel on improviserait en France une lithographie, fournit au-delà du Rhin matière aux travaux assidus du burin, et récemment encore on a vu le même événement faire naître dans les deux écoles des œuvres d’un caractère tout opposé. Tandis qu’ici l’on s’amusait à chercher des ridicules aux auteurs de la révolution de février et à se servir du crayon pour les railler, là on remontait aux causes de l’ébranlement social, et on les interprétait dans des estampes énergiques. La Nouvelle Danse des Morts, composée et gravée sur bois par M. Alfred Rethel, a été déjà jugée dans cette Revue au point de vue de la philosophie ; c’est donc au point de vue de l’art seulement qu’il nous est permis de nous placer pour l’apprécier à notre tour. Cette suite de planches où M. Rethel nous fait voir, sous les traits du Faucheur d’hommes, la démagogie accomplissant son œuvre, se distingue par une fermeté d’exécution égale à la force de la pensée. L’artiste (il nous le dit lui-même en quelques mots placés en tête de la publication) a voulu tracer « une sérieuse image d’une époque sérieuse, » et, dans ce but, il n’a rien négligé de ce qui pouvait donner aux formes plus de vraisemblance, au style plus de netteté. À ne parler que de l’aspect même des compositions, il est impossible de ne pas être frappé de ce qu’il offre de clair et de significatif. L’estampe qui représente le Faucheur recevant des mains de la Ruse et du Mensonge le glaive et la balance volés à la Justice, a je ne sais quelle majesté sinistre parfaitement conforme à l’esprit du sujet. Les scènes qui suivent, où l’on voit successivement le même héros déguisé en professeur de théories et en professeur de barricades entraîner ses dupes à la misère et à la mort, sont rendues avec une rare justesse de geste et de mouvement ; mais c’est surtout dans l’estampe qui sert de conclusion au recueil que se montre le talent de M. Rethel. Sans masque maintenant et le front ceint de la couronne des triomphateurs, le Faucheur d’hommes savoure les fruits de sa victoire. Il promène ses regards sur les cadavres amoncelés autour de lui et que foulent les pieds de son cheval ; il parcourt une dernière fois la ville où il a semé la ruine, et jouit du néant qui l’environne, avant d’aller ailleurs chercher des victimes nouvelles. L’effet de cette composition est saisissant, quoique les moyens employés pour le produire soient d’une extrême simplicité ; ils consistent exclusivement dans la prédominance des lignes et dans l’exactitude du dessin. Comme la plupart des graveurs de son pays, M. Rethel s’interdit les ressources du ton et du clair-obscur ; quelques tailles lui suffisent pour indiquer les masses d’ombre ou l’éloignement des plans ; en se servant du burin, il ne fait qu’accuser des contours, et, fidèle au génie de l’école, il se propose beaucoup moins de plaire aux yeux que de satisfaire l’intelligence. — Tel est en effet le principe qui régit aujourd’hui l’école allemande de gravure. Peut-être le met-elle en pratique avec une soumission un peu trop absolue, peut-être accorde-t-elle au monde des idées une supériorité disproportionnée sur la réalité pittoresque ; mais ce qu’on pourrait regretter de ne pas trouver dans les estampes est aussi ce qui manque aux peintures d’après lesquelles elles ont été faites, et, le principe une fois admis, il faut reconnaître qu’on ne saurait en tirer les conséquences avec plus de logique et de précision. On ne compte pas en Allemagne des talens isolés et indépendans les uns des autres comme en Italie et en France. Le but y est le même pour tous les graveurs, et ils réussissent à l’atteindre par un effort collectif. C’est ce qui a lieu aussi en Angleterre. Prises en général, les œuvres de la gravure présentent dans ce pays une incontestable unité. Toutefois la différence est grande entre les deux écoles. L’art allemand, devenu un peu valétudinaire à force de sacrifices et de macérations, est soutenu du moins par une foi fiévreuse qui lui donne l’animation de la vie : l’art anglais, malgré sa physionomie florissante, est au fond d’une constitution usée. Il n’existe qu’à la surface, et, pour peu qu’on étudie les ressorts de cette existence, on demeure surpris de leur fragilité.


III. — ÉCOLE ANGLAISE. — RAYNBACH : le Payeur de rentes, le Colin-Maillard d’après Wilkie. — COUSINS : Pie VII d’après Lawrence. — ESTAMPES d’après M. Landseer. — LA GRAVURE AUX ÉTATS-UNIS ;

On a dit souvent que les arts étaient l’expression des habitudes morales d’un peuple. Sans doute, lorsqu’ils ont été de tout temps une nécessité pour lui, lorsqu’ils sont pour ainsi parler, endémiques ; mais là où ils ont pénétré par contagion seulement, il peut se faire qu’ils restent absolument distincts des tendances générales, qu’ils n’en représentent qu’une partie, ou même qu’ils ne laissent supposer des tendances tout-à-fait contraires. Ainsi, en Angleterre, la peinture, si vague dans la forme, si dépourvue d’ailleurs de sens et de sérieux, semble en contradiction formelle avec le caractère et le génie de la nation. C’est que les Anglais cherchent avant tout dans l’art l’oubli de leurs pensées habituelles, et qu’ils redoutent d’y rien trouver qui rappelle la méditation et le calcul. Depuis Hogarth, y a-t-il eu dans toute l’école un seul penseur profond, à l’exception peut-être de Flaxman ? Les peintres les plus renommés de la fin du siècle dernier et du commencement de celui-ci n’ont-ils pas toujours donné à leurs travaux un aspect de fantaisie, un caractère superficiel, et les tableaux de Smirke ou de Wilkie lui-même sont-ils rien de plus qu’agréables ? Thomas Stothard, que ses compatriotes ont surnommé « l’un des chapiteaux de l’école anglaise, » ce qui impliquerait l’idée de transformer en colonnes de bien frêles artistes, — Lawrence et ses imitateurs — M. Turner et les paysagistes qui le proclament leur maître, — tous ne consacrent-ils pas leur habileté à faire chatoyer des tons brillans à côté de tons absorbés, sans souci de la forme, de la correction, du sens intime de leur œuvre, et comme s’ils avaient pour but unique d’étonner le regard ? Un pareil système, adopté par les graveurs aussi complètement que par les peintres, a, depuis long-temps déjà, perdu le charme de la nouveauté. On est bien près d’être blasé sur les sensations qui en résultent, et, lorsqu’on en sera venu à se lasser enfin d’apercevoir la nature à travers le même prisme, lorsqu’on s’ennuiera de cette perpétuelle fantasmagorie, de ces effets et de ces contrastes rebattus, l’art anglais trouvera-t-il en lui-même le secret d’intéresser par d’autres moyens ? Il serait temps cependant que les graveurs renonçassent à ceux qu’ils emploient si invariablement. Qu’on ouvre un Keepsake ou un Landscape récemment publié, on n’y trouvera rien qu’on ne croie avoir déjà vu dans cent autres recueils de même espèce : toujours des éclats de lumière au milieu de l’obscurité, toujours des corps nacrés opposés à des corps en velours. Il en est à peu près de ces formules épuisées comme des ruses musicales auxquelles recourent sans cesse certains chanteurs italiens. À un piano de quelques mesures ils font inopinément succéder un forte retentissant ; tout l’artifice consiste dans la violence du contraste et ne peut avoir d’autre raison de succès que la surprise qu’il cause. Les estampes anglaises devaient d’abord séduire par leur aspect inattendu ; mais, depuis que la reproduction infinie des mêmes effets leur a ôté leur principal prestige, il est au moins difficile qu’elles ne nous laissent pas indifférens.

Il y aurait toutefois injustice à ne considérer ici que l’abus de la méthode générale, sans tenir compte de quelques talens particuliers. Depuis les graveurs en manière noire formés par Reynolds et les paysagistes de l’école de Vivarès, l’Angleterre a produit plusieurs artistes remarquables : Raynbach, entre autres, buriniste fin, dessinateur beaucoup plus exact que la plupart de ses compatriotes, et, dans un tout autre genre, Cousins, qui, dans ses planches d’après Lawrence, essaya l’un des premiers d’allier la taille-douce à la manière noire[4]. Raynbach et Cousins, bien que fort dissemblables par la nature du talent et la manière, peuvent être rapprochés l’un de l’autre, parce qu’ils paraissent avoir été les derniers graveurs de leur pays qui se soient appliqués à donner à leurs travaux un caractère sérieux et à demeurer dans les limites de l’art. Depuis eux, on s’est rarement adressé à l’intelligence ; en vertu du principe contraire au principe admis en Allemagne, on n’a songé qu’à amuser les yeux. Sans parler de nouveau de ces milliers de vignettes uniformes qui renaissent chaque année du même fonds, on peut dire qu’une somme de mérite réel a été dépensée à traiter des sujets d’une portée moindre encore. Les plus habiles artistes anglais ont à peu près délaissé l’histoire et le portrait pour représenter des animaux ou des attributs de chasse. Ce genre de gravure a pris progressivement une importance et des proportions excessives. Aujourd’hui on grave de grandeur naturelle des chiens, des chats, des pièces de gibier, etc., et il est telle planche, offrant pour tout objet d’intérêt un perroquet perché sur son bâton, dont la dimension excède de beaucoup celle des estampes exécutées jadis d’après les plus vastes compositions des grands maîtres. Certes, on n’a pas le droit d’exiger, dans l’exécution de pareils portraits, le style qui convient aux sujets de pure imagination : on peut, on doit même, selon nous, regretter que le talent ne s’inspire pas de la contemplation de plus nobles modèles, mais on ne saurait méconnaître la fidélité avec laquelle sont rendus ces types de la réalité vulgaire. Les nombreux artistes qui gravent les tableaux de M. Landseer, n’ayant à se préoccuper que de l’incitation matérielle, mélangent tous les procédés pour atteindre l’unique but qu’ils se proposent. L’eau-forte, la manière noire, le travail de la pointe sèche, se combinent dans leurs planches, où les objets se trouvent représentés avec un relief singulier et une grande vérité d’aspect. L’emploi de certains instrumens particuliers et de ressources mécaniques, ignorées ou négligées ailleurs qu’en Angleterre, achève de produire l’illusion ; il semble difficile de donner aux poils ou aux plumes des animaux une apparence plus soyeuse, à tous les détails une couleur plus brillante, mais il ne faut pas qu’une figure humaine participe à la scène : tout le charme s’évanouit alors, et les qualités dont certaines parties sont empreintes ne servent qu’à faire ressortir les défauts des parties essentielles. La Chasse à la Loutre, gravée par M. Lewis, en fournirait la preuve. Le genre une fois admis, cette planche serait presque un chef-d’œuvre ; les chiens respirent et se meuvent, la fourrure de la loutre a tout le moelleux de la nature, le paysage même et le ciel qui l’éclaire sont d’un effet juste et vivement rendu : malheureusement, au milieu de cette estampe où circule la vie, s’élève la figure inerte du chasseur. À en juger par la façon dont elle est traitée, on croirait que le graveur l’a regardée comme un accessoire à peu près inutile ; cependant elle attire l’attention par l’importance de la place qu’elle occupe, et il est impossible de se contenter de cette pauvreté de dessin là où l’exécution devrait être surtout précise et accentuée. Le mieux serait donc que M. Lewis et les graveurs dont le talent est analogue au sien s’en tinssent aux études qui leur sont familières : études d’un ordre fort inférieur sans doute, mais aux résultats desquelles on ne saurait refuser le mérite de l’exactitude, à défaut de qualités que ce genre ne comporte pas.

La gravure, pratiquée comme elle l’est maintenant en Angleterre, est moins un art qu’une industrie. Ses innombrables produits n’y enthousiasment pas plus ceux qui les confectionnent que ceux qui les achètent ; ils ne sont pas réclamés par un besoin de l’esprit, ils offrent seulement la satisfaction d’une habitude. George III, on l’a vu, avait encouragé de tout son pouvoir les travaux du burin, et l’exportation ales estampes était devenue bientôt une source de richesse pour le commerce anglais. Comment la nation aurait-elle laissé passer avec insouciance les œuvres de l’école, quand ailleurs elles étaient accueillies avec un si vif empressement ? L’aristocratie donna l’exemple : tous les hommes occupant en Angleterre une grande position sociale crurent de leur devoir de souscrire les premiers aux publications de quelque importance. Par esprit d’imitation ou par patriotisme, la haute bourgeoisie prétendit à son tour favoriser l’extension de la gravure, et lorsque, quelques années plus tard, parurent les vignettes sur acier[5] et les livres illustrés, la modicité de leur prix permit à tout le monde d’en faire l’acquisition. Insensiblement on s’accoutuma à avoir chez soi des estampes, comme on y avait des superfluités d’autre sorte, et, l’usage se répandant de plus en plus, les graveurs purent à peu près compter sur le débit de leurs ouvrages, quels qu’ils fussent. C’est ce qui a lieu encore aujourd’hui. À Londres, toute publication nouvelle a un certain nombre de souscripteurs assurés et de droit, pour ainsi dire. De là cette facilité avec laquelle les travaux se multiplient, les perfectionnemens matériels qui en rendent le résultat plus prompt ; mais de là aussi ce caractère uniforme et de convention que présentent les estampes anglaises. Les graveurs ayant affaire à un public peu exigeant, parce qu’au fond il n’a pas l’instinct de l’art, se dispensent de tout effort sérieux ; le texte une fois choisi, il suffit de le développer suivant les formes ordinaires pour que les conditions semblent remplies aux yeux de tous, et l’on regarde comme le signe du mérite ce qui témoigne seulement de l’immobilité du goût. Si l’on juge de l’importance actuelle de l’école anglaise par la quantité des produits, on trouvera qu’il n’est pas d’école plus florissante : si, au contraire, on s’attache à la qualité des œuvres, il sera facile de reconnaître que celles-ci n’ont qu’un éclat artificiel, une valeur de fantaisie ; quelque fois encore elles peuvent séduire, jamais elles ne réussissent à captiver, parce que l’art y est empreint surtout d’habileté mécanique, et qu’il ne procède pas du sentiment.

On pourrait à plus forte raison s’expliquer ainsi la médiocrité des estampes produites de nos jours en Amérique. Peu nombreuses encore (et jusqu’à présent on ne saurait se plaindre de leur rareté), elles ne se recommandent ni par l’élévation du talent, ni par l’originalité du style. On y sent moins l’inexpérience matérielle que l’insuffisance de l’imagination : ce ne sont point les essais d’un art naissant et vivace dans sa naïveté, ce sont les œuvres d’un art tombé dans l’engourdissement de la vieillesse. Il semble qu’aux États-Unis la gravure débute par la décadence, ou tout au moins par une sorte d’état négatif que ne vient troubler aucun élan vers le progrès. On a le droit de supposer que la nation américaine ne trouve pas dans sa propre école de peinture des ressources fort étendues, puisqu’elle reçoit annuellement des cargaisons de tableaux qui lui sont expédiées d’Europe : toutefois elle peut opposer le nom de quelques peintres à ceux des peintres anglais les plus célèbres, réclamer Benjamin West comme une de ses gloires, et rapprocher de Wilkie M. Woodwille ; mais dans l’art de la gravure y a-t-il jamais eu un seul talent dont elle doive s’enorgueillir ? La plupart des estampes que l’on édite aux États-Unis sont exécutées en manière noire ou à l’aqua-tinta, et c’est presque uniquement à l’ornementation des billets de banque ou des cartes d’adresses de négocians que se consacrent les graveurs au burin. Quelques-uns de ceux-ci ne manquent ni d’expérience, ni jusqu’à un certain point, d’habileté. S’il fallait absolument trouver un spécimen de l’art américain, peut-être devrait-on le choisir parmi les œuvres de cette espèce, plutôt que dans les travaux d’un autre ordre, imitations malheureuses de la manière anglaise, et qui n’ont d’original que l’intention patriotique. En retraçant presque toujours quelque fait relatif à la fondation de la république, quelque scène de la vie de Washington, les graveurs semblent chercher beaucoup moins à honorer leur pays par leur talent qu’à lui rappeler la grandeur de son histoire : calcul peu juste assurément, mais qui ne peut avoir pour base qu’un excès d’abnégation personnelle. C’est sans doute en vertu d’un raisonnement semblable qu’on en est venu à préférer aux estampes les produits du daguerréotype. Puisqu’aux États-Unis on ne s’intéresse en fait d’art qu’au sujet représenté et qu’on y estime peu le mérite de l’interprétation, il était naturel qu’on accueillît avec enthousiasme l’importation d’un procédé qui satisfait mieux qu’aucun autre à la seule condition exigée. Beaucoup d’artistes comprirent qu’il leur serait au moins difficile de lutter avec un tel rival. Ils renoncèrent à leurs occupations habituelles pour se livrer à de nouvelles études, et ils parvinrent à introduire dans l’emploi du daguerréotype des perfectionnemens dont la science a tenu compte ; d’autres, parmi lesquels se distingue M. Davignon, dessinent sur pierre des portraits ou des paysages ; mais on ne compte à New-York ou à la Nouvelle-Orléans qu’un très petit nombre de graveurs, et leurs travaux ne sont pas de nature à autoriser un fort sérieux espoir pour l’avenir de l’art en Amérique. Le Washington prononçant devant l’assemblée son discours d’ouverture, estampe gravée par M. Sadd d’après M. Matteson, est peut-être une traduction fidèle du tableau, et sous ce rapport nous ne pouvons nous permettre de la juger ; il nous est permis seulement de regretter qu’à cette fidélité possible ne se joigne pas quelque qualité évidente, et nous n’avons pas vu une seule planche publiée aux États-Unis qui ne nous ait inspiré un sentiment semblable.


IV. – ÉCOLE ITALIENNE. — M. TOSCHI : l’Entrée de Henri IV d’après Gérard, la Madone à l’Ecuelle d’après Corrège. — M. MERCURJ : les Moissonneurs d’après Robert. — M. CALAMATTA : le Voeu de Louis XIII d’aprés M. Ingres.

Lorsque les estampes gravées à Londres se furent répandues en Europe, elles éveillèrent bientôt l’esprit d’imitation. En France et en Allemagne, quelques artistes se passionnèrent pour la manière anglaise, et cherchèrent d’abord à se l’assimiler ; il en fut tout autrement en Italie. On commençait à y remettre en honneur, sinon les principes anciens, au moins les anciens modèles, et il était difficile qu’avec de pareilles inclinations on se laissât influencer par les exemples de l’art étranger. Les graveurs italiens de la fin du siècle dernier et du commencement de celui-ci ont eu, à défaut d’autre mérite, celui de ramener l’école de leur pays à l’étude des grands maîtres. Depuis Volpato et Morghen, on a peu gravé d’après les contemporains, et maintenant encore ce sont les peintures de la belle époque qu’au-delà des monts on s’attache surtout à reproduire. Après avoir langui si long-temps, l’art de Marc-Antoine semble recouvrer la vie. Tandis qu’on voit disparaître les talens qui honoraient, il y a peu d’années, la sculpture italienne, et qu’à l’exception peut-être de M. Dupré, de Sienne, aucun statuaire ne semble appelé à prendre la place laissée vacante par la mort de Bartolini ; tandis que les peintres les plus célèbres aujourd’hui à Milan, à Florence, à Rome, sont tout au plus les égaux des peintres français de second ordre, les graveurs se montrent fort supérieurs ’à leurs prédécesseurs directs et les dignes rivaux des graveurs de notre pays. Formés à notre école pour la plupart, ils ont gardé quelque chose de la manière de leurs maîtres, quelque chose aussi de l’ancien style national ; cette alliance des qualités françaises et italiennes se retrouve principalement dans les estampes de M. Toschi.

M. Toschi occupe à Parme une position considérable. Directeur du musée, dont il a créé ou enrichi les collections avec autant de zèle que de goût, chef d’un atelier fréquenté par de nombreux élèves, il est peut-être de tous les graveurs italiens celui qui de nos jours exerce sur les jeunes artistes le plus d’influence. Plusieurs villes de la Lombardie, de la Toscane, des états pontificaux et du royaume de Naples ont chacune leur académie des beaux-arts, et par conséquent des professeurs ; mais les enseignemens que reçoivent les élèves manquent quelquefois d’autorité : il en résulte beaucoup d’hésitation chez les uns, peu de confiance et de progrès chez les autres. M. Toschi, au contraire, est un maître dans toute la force du mot, c’est-à-dire un homme dont on étudie les œuvres et dont on respecte la parole. En France, le nom du graveur de l’Entrée de Henri IV est depuis long-temps familier à quiconque s’intéresse aux arts, et ce n’est pas seulement à son habile interprétation du tableau de Gérard que M. Toschi doit la réputation dont il jouit parmi nous ; ses autres travaux l’y ont préparée ou affermie, et la publication récente de la Madone à l’écuelle ne peut assurément que l’accroître. Cette belle planche d’après Corrège prouve que, loin de décliner, le talent du graveur grandit et se perfectionne ; elle est un gage certain de succès pour l’immense entreprise que poursuit, depuis quelques années, M. Toschi, aidé de ses élèves ; le burin qui a rendu avec ce charme d’effet et cette largeur de style la Madone de Corrège, ne peut manquer de reproduire aussi heureusement, d’après le même maître, les vastes fresques de la cathédrale de Parme.

MM. Mercurj et Calamatta méritent d’être comptés avec M. Toschi parmi les graveurs les plus distingués de l’époque. Tous deux ont longtemps séjourné en France, et, par le choix même de leurs modèles et le caractère de leurs travaux, ils appartiendraient à notre école, s’ils n’avaient, eux aussi, contribué à faire revivre la vraie tradition italienne. On se rappelle la vogue qu’obtint dès son apparition la petite estampe des Moissonneurs. Jusque-là M. Mercurj ne s’était fait connaître que par les figures gavées qui accompagnent le texte de l’ouvrage de Bonnard sur les costumes italiens du moyen-âge et de la renaissance ; sans doute il ne s’attendait pas lui-même à sa célébrité prochaine, lorsqu’il fut chargé de reproduire le beau tableau de Robert pour un journal qui publiait une série d’articles sur le Salon de 1831. M. Mercurj ne songeait d’abord à donner qu’un aperçu de la composition et de l’effet général : peu à peu il prit goût à son travail, le poussa au-delà du but qu’il s’était proposé en commençant, et finit par arriver à une imitation complète de l’original. La mise au jour de cette charmante pièce fit dans le public une sensation profonde. En quelques jours, les premières épreuves s’élevèrent à un prix plus que décuple du prix de souscription, et elles n’ont cessé depuis lors d’être recherchées avec un extrême empressement. Le caractère fidèlement conservé des types, la légèreté du burin, font de la planche des Moissonneurs un ouvrage achevé, l’un de ceux qui résument le mieux les tendances et à certains égards les progrès de la gravure moderne. M. Mercurj vit sa réputation se consolider peu après par le brillant succès de la Sainte Amélie d’après M. Delaroche. Ce n’est pas cependant que les deux estampes présentent une égale somme de mérite : la première se recommande par une finesse exquise, exprimant les détails sans altérer l’unité de l’ensemble ; la seconde est traitée, dans les moindres accessoires, avec un excès de soin qui dégénère parfois en curiosité minutieuse. Tout en appréciant la délicatesse du ton et du dessin, on peut regretter que tant de talent soit ainsi dépensé à préciser la guipure microscopique d’une nappe, les ornemens d’un vase émaillé, etc., et qu’il ne serve pas surtout à mettre en relief l’expression des têtes et les parties du tableau offrant le plus d’intérêt. M. Mercurj a prouvé ailleurs que l’art pour lui n’était pas la patience. Il est plus que probable qu’il ne se départira pas de sa méthode première, et la planche de Jeanne Grey qu’il termine à Rome, où il est revenu se fixer, sera plus conforme sans doute au style du graveur des Moissonneurs qu’à celui du graveur de la Sainte Amélie. — M. Calamatta, dont quelques ouvrages ont été exécutés d’après ceux de M. Ingres, pouvait, en face d’une peinture si ferme, donner carrière à ses instincts innés de dessinateur, à son goût pour la correction du contour et du modelé. Son Voeu de Louis XIII, où les formes fières et accentuées de l’original sont rendues avec une résolution qui donne à l’ensemble un aspect magistral, est, à beaucoup d’égards, une planche fort remarquable ; mais il y a, dans certaines parties, un peu de dureté d’exécution, un peu aussi de cette manœuvre recherchée dont le portrait de M. Guizot, d’après M. Delaroche, offrit ensuite des traces plus évidentes. À ces légères imperfections près, cette belle estampe est digne de la faveur qui l’a accueillie ; et il serait à désirer qu’après avoir moins réussi dans sa Françoise de Rimini, d’après M. Scheffer, le graveur s’attachât de nouveau au maître auquel il doit son plus éclatant succès. Il semble que la manière sévère de M. Ingres soit plus propre qu’une autre à inspirer M. Calamatta, et, si le Voeu de Louis XIII ne le démontrait suffisamment, on en trouverait une nouvelle preuve dans le portrait de l’illustre peintre, si habilement gravé en fac-sirnile du dessin. On pourrait souhaiter aussi que M. Calamatta, quels que fussent les modèles choisis par lui, se montrât moins avare de productions. Depuis le portrait du duc d’Orléans, publié il y a quelques années, aucune œuvre importante n’est venue témoigner des progrès de son talent. M. Calamatta dirige aujourd’hui l’école de gravure établie à Bruxelles, et les travaux des élèves n’ont pas dû jusqu’ici satisfaire si complètement le maître, qu’il puisse se contenter de ce résultat. Sans doute il y aurait avantage pour tout le monde à ce que le graveur de Louis XIII justifiât plus souvent par ses exemples l’autorité de ses enseignemens.

D’autres artistes italiens contribuent de nos jours à relever l’école de sa longue déchéance. On doit citer parmi eux : M. Jesi, auteur du portrait de Léon X d’après Raphaël ; M. Raimondi, de Milan ; MM. Perfetti et Buonajuti, qui, les premiers dans leur pays, ont gravé, avec le respect dû à de si nobles modèles, les œuvres des anciens maîtres florentins. Enfin, en mentionnant les hommes qui depuis le commencement du siècle ont participé au mouvement de l’art italien, chacun selon la mesure de ses forces, on ne saurait sans injustice oublier les peintres Sabatelli et Pinelli. Le premier a gravé à l’eau-forte sa grande composition de la Peste de 1348, et le style énergique de cette planche l’élève presque au rang des chefs-d’œuvre du genre : le second, dans ses nombreuses suites de sujets romains, de scènes de brigands, etc., a manié la pointe sans délicatesse assurément, mais non sans verve et sans un véritable sentiment de la tournure et de la vie. Ce qui distingue l’école actuelle de gravure en Italie, ou, pour parler plus exactement, les graveurs italiens, c’est donc une somme considérable de talens individuels reliés entre eux par l’analogie des instincts plutôt que par la similitude de la manière. Les estampes produites de nos jours à Parme ou à Florence, à Milan ou à Rome, attestent, à des degrés divers, l’habileté des artistes ; mais elles prouvent aussi que chacun y pratique l’art avec une indépendance à peu près absolue. On ne saurait dire cependant que ces œuvres, envisagées dans leur ensemble, ne présentent pas une certaine physionomie nationale et qu’il leur manque un caractère commun. Elles portent presque toutes l’empreinte de l’élévation du sentiment, et se recommandent par une apparence de liberté correcte aussi éloignée de la rigidité allemande que de la fausse facilité de l’art anglais. Enfin, si les leçons des maîtres français ont été profitables aux graveurs italiens, ceux-ci n’ont pas suivi avec moins de succès les conseils de leur propre expérience. Ils n’ont pas encore réussi à reconstituer l’unité de l’école, mais ils honorent par leurs travaux l’art qu’ils cultivent et leur pays.


V. – ÉCOLE FRANCAISE. — M. DESNOYERS : Vierges d’après Raphaël. — M. HENRIQUEL-DUPONT : Gustave Wasa d’après M. Hersent, Strafford d’après M. Delaroche. — MM. MARTUBET, FRANCOIS, etc. – GRAVURE SUR BOIS, GRAVURE A L’AQUE-TINTA.

Tant qu’avait duré l’empire, on ne s’était pas douté en France du mouvement d’art opéré à Londres pendant les dernières années du règne de George III et au commencement de la régence. La suspension des relations commerciales entre les deux pays nous avait laissés à cet égard dans une ignorance si profonde, que jusqu’en 1816 on ne connaissait ici d’autres estampes anglaises que celles de Strange, de Ryland, de Woollett, en un mot rien que celles qui avaient paru avant la fin du XVIIIe siècle ; et lorsqu’après le retour des Bourbons les produits de l’art moderne anglais frappèrent pour la première fois les regards de nos graveurs, ils les éblouirent au moins autant par le prestige de la nouveauté que par l’éclat du mérite. Les hommes qui se préoccupaient surtout, comme MM. Tardieu et Desnoyers, de la largeur du style et de la sévérité de l’exécution s’émurent peu de pareilles innovations, si l’on en juge par le caractère des œuvres qu’ils publièrent depuis lors : la belle planche de Ruth et Booz, gravée par le premier d’après M. Hersent, la Vierge au poisson et la Visitation, gravées par le second d’après Raphaël, ne témoignent pas que leur foi dans la supériorité de l’ancienne manière ait été le moins du monde ébranlée ; mais d’autres, plus jeunes ou moins profondément convaincus, se laissèrent influencer d’abord, puis complètement séduire. Ils tentèrent, à l’exemple des Anglais, de mélanger dans leurs travaux les procédés de gravure que les maîtres n’avaient jamais employés qu’isolément ; ils recherchèrent ce qui pouvait faciliter l’accomplissement de leur tâche, en rendre le résultat piquant, et, les imitations se multipliant en raison du succès qui les avait accueillies, l’école française se trouva, en peu de temps, presque généralement transformée. La manière noire fut appliquée à la gravure de tous les sujets, même à celle des sujets d’histoire ; il ne parut guère, vers la fin de la restauration, d’autres ouvrages en taille-douce que les estampes exécutées aux frais de la maison du roi ; encore quelques-unes de celles-ci affectaient-elles une certaine apparence frivole et une coquetterie d’effet qui trahissaient plus d’étude des vignettes anglaises que de respect pour les hautes conditions de l’art. Ce zèle de contrefaçon se refroidit enfin. Une réaction heureuse, commencée il y a quelques années, se poursuit et s’achève aujourd’hui, et, l’engouement ayant fait place à la réflexion, on a reconnu ce que la méthode importée avait de décevant et de futile.

D’ailleurs, malgré ses hésitations et ses erreurs momentanées, malgré l’éparpillement de ses forces, notre école de gravure n’a jamais été dépourvue de talens dignes de continuer sa gloire et de faire envie aux écoles rivales. Si aux estampes publiées en France depuis le commencement du siècle par Bervic et les artistes déjà cités on ajoute celles qu’ont produites à partir de 1820 MM. Richomme, Henriquel-Dupont et plusieurs autres, on verra qu’en dépit de la double influence exercée avec des inconvéniens divers par David et les graveurs anglais, le nombre et la valeur des œuvres assurent encore à notre art sa supériorité accoutumée. Le portrait du comte d’Arundel, par M. Tardieu, ne peut-il être comparé à ceux des maîtres du règne de Louis XIV ? La tête du portrait en pied du prince de Talleyrand, par M. Desnoyers, rappelle les ouvrages de Nanteuil pour la finesse de la physionomie et la simplicité du style[6]. Le portrait de M. Bertin, gravé par M. Henriquel-Dupont d’après M. Ingres, se soutient à côté des plus beaux spécimens de l’art qui ornent la première salle du cabinet des estampes à la Bibliothèque. Enfin, dans le genre historique, des planches plus importantes encore, depuis la Vierge aux rochers jusqu’à la Transfiguration de M. Desnoyers, depuis la Galatée de M. Richomme, le Gustave Wasa et le Strafford de M. Henriquel-Dupont jusqu’à la Vierge au chardonneret de M. Achille Martinet, jusqu’au Tu Marcellus eris de M. Pradier, etc., toutes méritent à des titres divers d’être tenues en haute estime., et prouvent suffisamment qu’au XIXe siècle la gravure française n’a perdu ni ses habitudes de prééminence ni le respect de l’art sérieux.

De tous les graveurs dont les débuts datent des dernières années de la restauration, M. Henriquel-Dupont est aujourd’hui le plus connu, et c’est justice. Il a eu cependant, lui aussi, ses heures d’incertitude ; peut-être reconnaîtrait-on dans quelques-unes de ses planches les traces d’une certaine préoccupation de la manière anglaise, certaines velléités d’une orthodoxie douteuse qui, en tout cas, ne se sont jamais résolues en erreurs manifestes, et qui auraient tout au plus abouti à des fautes vénielles, surabondamment rachetées. À supposer que M. Henriquel-Dupont ait été parfois tenté de s’inspirer d’exemples dangereux, il n’a le plus souvent pris conseil que des maîtres véritables et de lui-même, pour se raffermir dans la pratique des vrais principes ; ses œuvres en offrent la preuve, et l’on pourrait la trouver encore dans les travaux de plusieurs de ses élèves, devenus à leur tour des artistes distingués. Le Gustave Wasa, d’après M. Hersent, a révélé depuis long-temps le caractère de ce talent. Tout en conservant à l’ensemble de la scène son aspect calme, M. Henriquel-Dupont a su donner plus de richesse et de limpidité au ton général, plus de finesse à l’expression et au dessin, de la solidité enfin à un style moins ferme qu’ingénieux. Certains détails d’ajustement un peu grêles, certaines formes un peu molles, avaient acquis sous sa main de l’ampleur et de la précision ; interprété pal M. Henriquel-Dupont, le tableau de M. Hersent avait obtenu un succès aussi brillant qu’à l’époque de son apparition : dernier succès qui lui fût réservé, puisqu’aujourd’hui le Gustave Wasa n’existe que dans l’œuvre du graveur[7].

Au moment où M. Henriquel-Dupont venait de faire paraître le Gustave Wasa, M. Delaroche le chargeait de graver son Cromwell. Depuis lors, le célèbre peintre, sûr d’être compris par un artiste en parenté avec lui d’inclinations et de talent, n’a cessé de lui confier la traduction de ses ouvrages. C’est à cette association que l’on doit le portrait de M. de Pastoret, celui du pape Grégoire XVI, le Mirabeau à la tribune, etc., et cette belle estampe du Strafford, l’un des produits les plus remarquables de la gravure moderne. Enfin, on sait que M. Henriquel-Dupont s’occupe aujourd’hui de terminer l’immense travail qu’il a entrepris, il y a quelques années, d’après l’œuvre la plus importante de M. Delaroche : l’Hémicycle de l’École des Beaux-Arts, gravé en trois parties, présentera une fois de plus l’alliance de deux noms que la faveur publique a depuis long-temps consacrés, et qu’un nouveau succès achèvera sans doute de populariser l’un par l’autre. La manière de M. Henriquel-Dupont ne manque assurément ni de force ni de fermeté, et, pour ne citer qu’un exemple, le portrait de M. Bertin, quoiqu’un peu chargé de ton peut-être, rappelle, quant au modelé, la manière énergique des anciens maîtres français ; néanmoins il semble que le goût et l’élégance distinguent principalement ce style et caractérisent son allure habituelle. Un sentiment de dessin plutôt coulant que fier, un sentiment de couleur et d’effet parfaitement judicieux, beaucoup d’intelligence dans le choix des travaux, telles sont les qualités dont les estampes de M. Henriquel-Dupont portent le plus ordinairement l’empreinte. Nulle part rien d’âpre ni de heurté par excès de résolution ; partout les traces d’un talent plein de sérénité et de tact, qui dispose de ses ressources, mais qui n’en abuse jamais : talent circonspect, s’il en fut, en qui l’absence d’audace n’est pourtant pas de la timidité, et l’harmonie des facultés la négation de la verve. Aux yeux de beaucoup de gens, le mérite a d’autant plus d’éclat qu’il contraste avec des défauts évidens, et l’on mesure souvent la puissance d’imagination d’un artiste à l’étendue de ses écarts. En jugeant à ce point de vue les ouvrages de M. Henriquel-Dupont, on serait probablement tenté de leur reprocher leur apparence irréprochable. Qu’on les critique ou qu’on les loue de la sorte, il n’en faudra pas moins reconnaître que le graveur a atteint le but qu’il s’était proposé. Sans doute M. Henriquel-Dupont a eu toute sa vie le besoin de satisfaire plus encore que celui de dominer : en demeurant dans les limites de ce qui peut plaire, en se montrant réservé sur l’emploi des moyens, sans négliger cependant aucune des conditions de son art, il obéit à la fois à ses instincts de modération, aux leçons de son expérience et à la belle tradition française qu’il a, plus qu’aucun autre, mission de continuer. — Parmi les graveurs de notre pays qui méritent d’être cités après lui, on ne saurait omettre M. Forster ; — M. Achille Martinet, qui a donné un digne pendant à sa Vierge au chardonneret en publiant sa Vierge aux palmiers ; — M. Prévost, auteur de plusieurs grandes planches d’après Léopold Robert et d’une belle reproduction en taille-douce des Noces de Cana ; — MI. Pollet, dont le double talent s’est manifesté dans quelques estampes et dans de nombreux dessins d’après les grands maîtres italiens ; — M. Aristide Louis ; — enfin MM. François, que l’on peut regarder comme les meilleurs élèves de M. Henriquel-Dupont. L’aîné de ces deux frères s’est depuis long-temps fait connaître par des travaux où la grace de l’exécution s’unit à une grande correction de dessin, et ces qualités se retrouvent dans le Napoléon à Fontainebleau qu’il a récemment terminé d’après le tableau de M. Delaroche ; le second, en gravant Pic de la Mirandole d’après le même peintre, a fait preuve d’une habileté extrême : peut-être est-il de tous les jeunes graveurs celui dont on doit espérer le plus.

Si la gravure au burin n’est plus pratiquée en France que par des artistes très distingués, mais sans corrélation évidente de talent, en revanche le procédé de gravure sur bois est devenu pour beaucoup d’autres l’objet d’études approfondies et poursuivies avec ensemble. Ce procédé, antérieur, comme on l’a vu, à la découverte de Finiguerra, avait été, sinon abandonné, du moins fort négligé à partir du milieu du XVIe siècle. On l’employait encore en France et dans les pays étrangers, en Allemagne surtout, pour orner les livres de science et les livres d’église ; mais en général, depuis Albert Dürer et Holbein, la gravure en relief avait occupé les artisans plutôt que les artistes. De chute en chute, elle était devenue un accessoire des produits infimes de l’imprimerie, et ne servait plus, il y a soixante ans, qu’à la représentation grossière des sujets de complainte et des prophéties d’almanach. Les Anglais ayant commencé à la tirer de cet état d’abaissement vers la fin du règne de George III, quelques-unes des nouvelles estampes sur bois pénétrèrent en France à l’époque où tout ce qui provenait de Londres captivait l’attention de notre école. Par entraînement d’abord, le procédé se trouva remis en honneur parmi nous ; puis l’expérience en fit mieux apprécier les ressources, et, le goût des ouvrages illustrés se répandant de plus en plus, la gravure sur bois atteignit à un degré de perfection que ne pouvaient faire pressentir ni ses œuvres anciennes ni même les progrès qui avaient marqué sa renaissance. Le frontispice du brevet d’admission à la Highland Society de Londres, frontispice gravé par Thompson et l’un des spécimens du genre les plus admirés il y a peu d’années, ne soutiendrait pas la comparaison avec les planches d’une exécution si achevée qui ornent diverses publications récentes : Gil Blas, Paul et Virginie, etc., et, en dernier lieu, l’Histoire des Peintres, l’un des recueils de gravures sur bois les plus satisfaisans sous le double rapport de l’énergie et de la suavité du ton.

À peu près à l’époque où la gravure sur bois commençait à reprendre faveur, une autre gravure occupait quelques-uns de nos artistes, séduits de ce côté aussi par les exemples de l’Angleterre, qui cependant n’avait fait que nous emprunter le procédé. Il était d’origine française, et avait été primitivement connu sous le nom de gravure au lavis : il nous revenait de Londres avec le nom d’aqua-tinta. Il est vrai que, malgré l’habileté de l’inventeur, Leprince, malgré les détails techniques écrits par lui sur sa découverte, notre école avait paru jusque-là y attacher peu de prix et dédaigner d’en approfondir les ressources. L’école anglaise, au contraire, s’était proposé de les étendre ; elle y avait réussi, et, lorsque ses estampes à l’aqua-tinta frappèrent tout à coup les yeux des graveurs français, ceux-ci crurent voir dans ce moyen, seulement perfectionné, une méthode absolument nouvelle[8]. L’un des premiers, M. Jazet entreprit de populariser parmi nous l’aqua-tinta, en l’appliquant à la traduction des tableaux de M. Horace Vernet, et plusieurs jolies planches, le Bivouac du colonel Moncey, la Barrière de Clichy, etc., obtinrent bientôt un légitime succès. Peut-être depuis lors le graveur a-t-il un peu trop compté sur le crédit acquis dans le monde entier au nom du célèbre peintre ; peut-être s’est-il préoccupé plus que de raison des avantages d’un mode de travail expéditif, en sacrifiant au désir de se montrer fécond la recherche de la correction et de la finesse. M. Jazet, ainsi que le prouvent quelques-unes de ses estampes, était plus qu’aucun autre capable d’élever au rang des œuvres de l’art les produits de l’aqua-tinta il est regrettable que sa facilité un peu insouciante ait mis obstacle au développement complet de son talent. Il est plus regrettable encore qu’en dépit d’efforts honorables tentés par MM. Prévost, Girard, etc., pour conserver à l’aqua-tinta un caractère sérieux, une multitude de planches, dont l’unique mérite est de coûter fort peu, soient venues déshonorer ce procédé de gravure et ne lui aient laissé que son importance commerciale. Si l’on s’arrête un moment devant ces types d’héroïnes de roman ou devant ces figures de femmes à demi vêtues au bas desquelles on lit, en forme de commentaire, Amour, Souvenir, Passion, Désir, et tous les substantifs tirés l’un après l’autre du vocabulaire érotique, ou ne sait ce qui déplaît le plus, ou de l’intention secrète, ou de la pauvre exécution de pareilles images. À coup sûr, on ne peut y voir rien qui intéresse l’art, si ce n’est le dommage qu’il en subit. La partie du public accessible au charme d’ouvrages de cet ordre n’est pas sans doute celle que persuaderait le beau, et il n’y a pas lieu de s’inquiéter beaucoup de ses suffrages ; mais, à force de rencontrer des objets vulgaires, les regards de tous peuvent finir par s’accoutumer à ce spectacle et négliger de chercher ailleurs. Ce danger auquel une fâcheuse concurrence expose les travaux sévères du burin n’est pas le seul qui compromette l’avenir de notre école de gravure pour peu que l’on veuille se rendre compte des conditions où elle ses trouve, on reconnaît aisément que les talens existent, mais que les occasions de se développer manquent à beaucoup d’entre eux.

La gravure d’une planche d’histoire exige, on le sait, de la part de l’éditeur le sacrifice de sommes considérables, à plus forte raison la gravure d’une série d’estampes destinées à former un recueil. C’est là aujourd’hui l’obstacle principal aux publications de ce genre. L’état, aux frais duquel elles étaient autrefois entreprises, ne peut plus guère y participer qu’à titre de souscripteur. Souvent aussi quelque grand seigneur jaloux d’attacher son nom à un monument d’art honorable pour la France faisait graver une collection de tableaux, une suite de sujets historiques : au temps où nous vivons, les hommes disposés à jouer le rôle de protecteurs des arts sont devenus plus rares encore que les grandes fortunes, et, si quelques portefeuilles s’ouvrent de loin en loin pour recevoir les estampes récemment éditées, il est cependant vraisemblable que les graveurs seraient mal inspirés en demandant au zèle tempéré des amateurs contemporains une intervention plus aventureuse et des encouragemens moins ménagés. Qui aura désormais la pensée d’imiter le comte de Caylus, M. de Choiseul et tant d’autres personnages du XVIIIe siècle, sous le patronage desquels de magnifiques recueils ont été publiés ? A défaut de hautes protections individuelles, peut-on espérer le concours de certaines corporations ? Mais le temps n’est plus où la confrérie des orfèvres de Paris faisait annuellement offrande à l’église Notre-Dame de tableaux du May, que la gravure reproduisait ensuite. Il n’en va pas d’ailleurs de notre république comme des républiques italiennes, où les officiers publics, les corps de métiers et même les corps militaires tenaient à honneur d’orner des œuvres de l’art les salles destinées aux réunions de leurs prud’hommes, aux séances de leurs syndics et de leurs délégués. Ici, il n’y a pas apparence que la chambre des notaires, la compagnie des agens de change ou l’état-major de la garde nationale éprouvent le besoin de recourir au talent de nos peintres, encore moins à celui de nos graveurs. Restent donc, comme unique ressource, quelques maisons qui hasardent encore leurs capitaux dans des entreprises de gravure. En dehors de tout cela, qu’y a-t-il ? Dans la presse, silence absolu ; les feuilles quotidiennes ne laissent pas passer un seul vaudeville improvisé sur nos théâtres sans en rendre un compte détaillé ; elles n’annoncent même pas la mise au jour d’une estampe, eût-elle coûté dix années de travail[9]. Dans les salons, bien des gens qui, au fond, ne s’en troublent guère, avouent que l’époque n’est pas favorable aux beaux-arts, et en viendraient sans peine à reléguer particulièrement la gravure parmi les superfluités passées de mode. Pourtant, au milieu de tant de conditions de ruine, malgré l’insouciance générale et le péril des conjonctures, c’est encore en France que l’art est le plus vivace et le plus sain. Comme nos peintres, nos graveurs ont une supériorité incontestable sur ceux des autres nations, et l’on en peut juger par le succès qu’obtiennent leurs travaux au-delà de nos frontières. Est-ce assez toutefois pour l’honneur de l’école que les estampes françaises continuent à être exportées comme les mille objets de luxe sortis de nos fabriques ? Et, tout en souhaitant à ce commerce une extension plus grande encore, ne faut-il pas souhaiter aussi que la gravure trouve désormais dans nos propres sympathies la certitude d’un avenir ?

Qu’on ne craigne point que cet exposé des dangers de la situation se termine par une prescription formelle des moyens de les conjurer. Assez de gens usent de la liberté qu’ils ont de parler au nom de l’idée pour qu’il soit nécessaire de temps en temps de demeurer dans les termes du fait. C’est donc sans arrière-pensée ambitieuse, sans dessein de glisser la moindre théorie régénératrice à la suite d’un aperçu historique, que nous résumerons en quelques mots l’état actuel de la gravure. L’Allemagne et l’Angleterre sont aujourd’hui les seuls pays où il y ait encore des écoles, si l’on entend par ce mot un ensemble d’artistes soumis aux mêmes principes et réunis par la conformité des travaux ; mais l’une systématise jusqu’à l’inspiration, et prend l’imitation du passé pour but suprême de ses efforts ; l’autre se retranche dans ses habitudes, et y trouve, à défaut d’un intérêt très vif, une sorte de jouissance monotone qui lui suffit. Aux États-Unis, on se satisfait plus aisément encore : il n’y a donc là rien qui présage le progrès. Quoique les graveurs italiens se montrent fort habiles, à Florence ou à Rome le goût de la gravure est devenu un goût exceptionnel et le nombre des œuvres y est excessivement restreint ; à peine y produit-on, en dehors des planches d’après les anciens maîtres, quelques portrait, et quelques vignettes. La France seule compte dans tous les genres des talens remarquables ; malheureusement il en est ici de la gravure en taille-douce à peu près comme de la peinture d’histoire : ni l’une ni l’autre ne sont arrivées à la décadence, toutes deux tombent en défaveur. Il ne dépend de qui que ce soit d’arrêter à son gré ce mouvement encore plus instinctif que raisonné. Les artistes s’en plaignent, rien de plus légitime : pourvu qu’ils ne se méprennent pas sur les causes, et qu’avant tout ils comptent sur eux-mêmes pour essayer de vaincre l’indifférence du public. Une confiance exagérée dans la puissance de l’intervention administrative finirait par compromettre leur indépendance, et il n’y aurait pas de dignité de leur part à réclamer la tutelle de l’état, lorsqu’ils ne doivent accepter que ses encouragemens. Sans doute il serait possible d’introduire plus d’une amélioration dans le mode de protection accordée aux travaux du burin ; mais ces améliorations, quelle qu’en fût l’efficacité, ne porteraient que sur des mesures de détail : elles ne suffiraient pas pour réformer des habitudes inhérentes aux mœurs et à l’esprit de notre temps. Faut-il d’ailleurs s’en étonner beaucoup ? On se détache des œuvres de la gravure comme on se détache involontairement de ces choses d’autrefois qu’on oublie même d’admirer, tant leur beauté nous devient étrangère, tant elles semblent dépaysées de nos jours.


HENRI DELABORDE.

  1. Voir la première et la deuxième partie dans les livraisons du 1er et du 15 décembre.
  2. Une autre entreprise d’assimilation entre les maîtres anciens et les peintres modernes a été plus récemment tentée par M. Richomme, qui grava, pour être mises en regard l’une de l’autre, la Galatee de Raphaël et la Thétis de M. Gérard. L’essai tourna surtout à l’honneur du graveur, et l’égalité de mérite qu’offrent les deux estampes réussit à dissimuler la disparité qui existe d’ailleurs entre les compositions originales.
  3. Cette belle publication contient, divisés en quatre sections, les tableaux et les antiques les plus remarquables du Musée du Louvre tel qu’il existait à l’époque où Napoléon l’avait enrichi des chefs-d’œuvre de toutes les écoles. Commencée en 1802, elle fut continuée jusqu’en 1811 avec le plus grand succès, et n’occasionna qu’une dépense de 950,000 francs, somme peu considérable, si l’on a égard à l’importance de l’entreprise et au talent des dessinateurs, des graveurs et des archéologues qui y ont participé.
  4. Ses portraits de Pie VII, du jeune Lambton, etc., ont une fermeté d’aspect qu’on ne trouve pas dans les tableaux qui leur ont fourni des prétextes plutôt que des modèles. Cousins, en interprétant plus que librement les œuvres de Lawrence, les complète et leur prête un charme fort avantageux à la réputation du peintre lorsqu’on ne commît pas les originaux, mais qui, dans le cas contraire, doit servir principalement la réputation du graveur.
  5. On sait que la gravure sur planches d’acier se prête à un tirage presque illimité avantage immense au point de vue commercial, et qui l’a fait préférer avec raison à la gravure sur cuivre pour l’exécution des petites pièces. Depuis quelques années cependant, la gravure sur acier est tombée en défaveur à son tour. On y a renoncé presque absolument dans l’illustration des livres, et on applique aux travaux de ce genre la gravure sur bois, qui donne, au moyen du clichage, des épreuves aussi nombreuses que les épreuves fournies autrefois par une planche d’acier.
  6. Les autres parties de ce portrait sont traitées sans doute avec une grande habileté, mais elles sont loin d’être aussi remarquables que la tête. Peut-être cette infériorité résulte-t-elle de l’imperfection de l’original. En général, lorsque M. Desnoyers a pris pour modèle quelque tableau de l’école moderne, il a moins complètement réussi que dans ses travaux d’après les anciens maîtres. Ainsi le Bélisaire et l’Homère d’après, Gérard ne sauraient, même sous le rapport de l’exécution matérielle, être égalés à la Vierge Jardinière, à la Vierge de la maison d’Albe, à tant d’autres belles planches gravées d’après Raphaël par M. Desnoyers.
  7. On se rappelle que, lorsqu’en février 1848 la galerie du Palais-Royal devint la proie d’une borde de dévastateurs, le Gustave Wasa disparut dans cette heure de destruction impie, comme tant d’autres tableaux précieux de Léopold Robert, de M. H. Vernet, de M. Granet, etc…, de M. Granet, mort peu après le cœur ulcéré au souvenir de la révolution pure de tout excès !
  8. Les moyens employés pour graver à l’aqua-tinta nécessiteraient une description longue et détaillée. Nous nous bornerons à dire, pour en donner une idée, que, contrairement à la manière noire, l’aqua-tinta procède de la lumière à l’ombre, et qu’elle exige tout à tour l’emploi de l’eau-forte et celui d’un liquide particulier qu’on dépose sur la planche avec le pinceau, comme lorsqu’on lave sur papier avec l’encre de Chine. Il n’est pas inutile de faire remarquer à ce propos que de tous les modes de gravure dont la découverte est attribuée par nous à l’Angleterre, il n’en est pas un seul qu’elle ait effectivement inventé. On a vit que la manière noire avait été importée à Londres par le prince Rupert. La gravure au pointillé, qu’au XVIIIe siècle on appelait la manière anglaise, était pratiquée dès 1650 à Amsterdam par Lutma, un peu plus tard en France par Morin, c’est-à-dire long-temps avant que Ryland en introduisît l’usage dans son pays. La gravure en couleur prit naissance à Francfort dans l’atelier de Christophe Leblond, qui se rendit à Londres en 1730, et y publia un petit traité sur l’art dont il se déclara très ouvertement l’inventeur. François, graveur lorrain, imagina en 1756 la gravure en manière de crayon, dite également « manière anglaise, » bien qu’elle ait été pratiquée en France par Desmarteau, Magny et Gonord, antérieurement à l’époque des premiers essais de ce genre en Angleterre. Enfin, la gravure au lavis ou aqua-tinta, aux secrets de laquelle on semblait, en 1815, s’initier pour la première fois à Paris, y avait été découverte vers 1760 par Leprince, de l’académie de peinture.
  9. Il n’en était pas ainsi sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI. On retrouve dans les gazettes du temps l’annonce des pièces importantes avec une appréciation critique.